Le pavillon. Architecture domestique, positionnée en retrait de la voie qui lui est attenante, adressée à la rue par une boîte à lettres et un portillon. Architecture indissociable de son jardin à l’arrière et de sa cour à l’avant. Architecture encouragée par des décisions gouvernementales et des stratégies de politique sociale. Architecture de la classe moyenne, abritant des individus : un ouvrier endetté, une commerciale avec garde alternée, des retraités de la fonction publique, des adolescents qui s’expriment. Le pavillon. Architecture comme un produit de vente, soumis aux aléas du marché économique. Architecture de rendement, à la logique constructive efficiente. Architecture standardisée, dont la répétition est le symbole. Architecture de la globalisation, de la déconnexion et de l’autonomie. Architecture du capitalisme, enrichissant ses constructeurs : une entreprise mondialisée, des promoteurs attentifs, des aménageurs pressés, des banquiers disponibles. Le pavillon. Architecture de l’enfance et du chezsoi. Architecture hétérotopique, hébergeant rêves des enfants et espoirs des parents. Architecture du souvenir, de l’innocence avant l’apprentissage des choses difficiles. Architecture dans laquelle on se cache, on se retrouve, on s’isole, on aime. Architecture de la famille, protégeant ses habitants : un jeune couple, des grandsparents vieillissant, un père célibataire, des enfants qui grandissent, un animal de compagnie.
Sommaire Mennecy, entre forêt domaniale, réseau routier, zones commerciales, champs de betteraves. La Closerie de l’Aqueduc, énième génération de lotissement de la commune, y ajoute une centaine de pavillons. En partant de l’intérieur de ces maisons, l’enquête vise à mettre en valeur la vie pavillonnaire par ses principaux concernés : les habitants. La description des pratiques pavillonnaires permettront au lecteur de plonger dans le logement périurbain. L’analyse de ces pratiques par le prisme du goût permettront de comprendre comment l’aménagement, l’achat, la construction et l’environnement pavillonnaire relèvent de décisions éminemment subjectives. En contrepoint de cette parole habitante, diverses figures telles que l’architecte, le maire, le promoteur seront convoquées pour comprendre l’origine de la maison individuelle. Les différentes stratégies pavillonnaires seront présentées pour comprendre l’enchaînement de ces acteurs et leur part dans le processus de fabrication du lotissement. La sensibilité périurbaine ainsi révélée, nous nous intéresserons à son analyse par la critique intellectuelle. Entre recherches sociologiques, pamphlets et éloges de la maison individuelle, nous mettrons en évidence l’existence de trois stades de la critique pavillonnaire. L’analyse de ce corpus permettra de comprendre la montée en puissance de la nouvelle critique et de son apport à la discipline architecturale. Un atlas de références est alors proposé pour plonger dans la multiplicité des imaginaires pavillonnaires. C’est dans une démarche curieuse et sensible, en requestionnant des a priori et des théories dominantes, que s’est déroulée cette enquête, à la recherche de la culture pavillonnaire.
Pratiques pavillonnaires
Une question de goût individuel Le chez-soi L’espace intérieur Le jardin arrière La cour avant La vie pavillonnaire
15 19 21 23
28 32 39 43 49
Critiques pavillonnaires
La critique académique La critique médiatique La nouvelle critique
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Stratégies pavillonnaires
Une question de goût collectif La ville La propriété Le lotissement Le pavillon
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58 60 64
Imaginaires pavillonnaires
Atlas
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Bibliographie
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PRATIQUES PAVILLONNAIRES
Une centaine de pavillons, une cinquantaine d’autres en construction. Des clôtures à losange, un panneau publicitaire radieux, des terres à nues en attendant le doux gazon et l’ombre des futurs lauriers buissons. C’est en territoire périurbain, dans la paisible et cossue ville de Mennecy, que s’implante une énième génération de lotissements, baptisée la Closerie de l’Aqueduc. Le processus de fabrication touche à sa fin car si la moitié des pavillons prévus par France Pierre ne sont pas encore sortis de terre, le reste des maisons est déjà vendu par Nexity… Si ce n’est déjà habité. Les tractopelles côtoient donc la bêche, les arrivages de ciment côtoient les trampolines en kit, les poids lourds côtoient les monospaces. L’image qui surplombe le site fait état de jardinets privatifs mais dont le vis à vis ne semble déranger personne. Le ciel est d’un même bleu mais le vert des arbrisseaux tout récemment mis en terre ne permet pas de rivaliser avec la blancheur aveuglante du crépis omniprésent. Il faudra attendre encore un peu, l’idéal n’est plus très loin. Pour preuve : des brins d’herbes épars promettent une pelouse moelleuse et uniforme, le soleil à l’horizon laisse présager de doux dimanches sur les terrasses et les proprettes venelles de graviers n’attendent plus que le crissement des souliers. Tous, dans leurs bureaux, dans leurs jardins, dans leurs baraques de chantier, travaillent et s’organisent pour atteindre un idéal qui leur est cher.
Pratiques pavillonnaires
Une question de goût individuel La construction de la Closerie de l’Aqueduc est l’occasion d’observer ce qui fait l’identité esthétique et culturelle des menneçois, le pavillon comme une somme de choix qui permet d’observer le for intérieur de son propriétaire. Des choix esthétiques, subjectifs, qui composent le logement, architecture des plus intimes. Cette notion de goût se veut être le médium pour relever les non-dits du discours des habitants. C’est en observant ce qui les entoure, ce qu’ils ont choisis pour les entourer, qu’on en apprend sur leur motivation intérieure. Cette logique est issue de la définition du goût selon Kant. D’après lui, le jugement de goût, ce qui nous fait choisir entre une clôture en bois vernie ou un beau portail métallique, permet d’en apprendre plus sur la personne qui exprime ce jugement plutôt que sur l’objet en lui-même. Si au XVIIIe siècle, le goût était issu d’une éducation basée sur des critères définis par les règles de l’art, Kant renverse ce concept de goût objectif par la mise en évidence d’un goût subjectif. Le jugement de goût, c’est alors la faculté de juger ce qui nous paraît beau, dans notre subjectivité la plus complète1. En ce sens, on s’attache ici à enquêter sur cette part sensible et subjective du pavillon. On cherchera à comprendre le choix fait par 56% des foyers français de vivre en maison individuelle2 et de s’offrir un logement à la hauteur de leur désir.
1
Emmanuel Kant, Critique de la Faculté de Juger, Paris, éd. Aubier, 2000 (original : 1790)
2
Céline Arnold, Le parc de logements en France au 1er janvier 2018, INSEE division Logement, octobre 2018
08
Pratiques pavillonnaires
Le chez-soi Rentrer chez-soi, c’est l’acte par lequel on quitte la vie de l’activité, du travail, de l’extérieur pour intégrer la vie domestique. En rentrant chez-soi, on fait rupture avec les aléas de la vie pour retrouver un espace sans heurts, qui nous rassure. L’acte de rentrer chez-soi n’est pleinement satisfaisant que lorsque la rupture est complète, que lorsque toutes les nuisances de l’extérieur sont inaudibles à l’intérieur. Un escargot qui rentre dans sa coquille, une île pour respirer. Le jeu d’échelle n’est jamais aussi grand que lorsque l’on ferme la porte au nez d’un monde qui tourne toujours plus vite pour se réfugier dans un habitat aimé.
3
Mona Chollet, Chez-soi : une odyssée de l’espace domestique, Paris, éd. La Découverte, coll. Zones, 2015 4
Alain de Meyere, «Le choix de l’habitat pavillonnaire en France», in Les Cahiers de l’Oise, numéro 103, mars 2008
Car rentrer chez-soi, pour ne souligner que la sémantique de l’expression, c’est reconstituer le lien fondamental de la personnalité de l’habitant avec l’espace de son habitat3. Lorsque Kareen, habitante de la Closerie de l’Aqueduc, rentre chez elle, c’est toujours avec joie. D’ailleurs quand elle arrive chez elle le soir, c’est en silence et dans le noir, pour mieux profiter du moment. Car rentrer chez-soi, c’est un retour à l’autonomie : une fois la porte close, elle est à l’écoute d’elle-même, quand toute la journée, elle a été à l’écoute des autres. C’est ce qu’elle aime dans ce pavillon, qu’elle a acheté il y a plus d’un an maintenant. Ce pavillon correspond à son désir de vivre le doux moment où il est temps de rentrer chez elle. On le constate, les habitants de la Closerie de l’Aqueduc sont heureux et fiers des maisons qui les abritent. Cela s’explique par le simple fait qu’il s’agit d’un parcours habitant choisis. Et ce fait pèse lourd dans l’attachement des habitants à leur maison. Il y a peu d’exemples dans le domaine du logement où des habitants prennent aussi grand soin de leur intérieur que dans l’exemple du pavillon. Car habiter un pavillon, c’est pour y rester4. 09
Pratiques pavillonnaires
Les personnes qui l’habitent l’investissent totalement. En effet, Kareen ne se considère plus comme en transit, lorsqu’elle était locataire d’un HLM à Evry. « J’ai de supers souvenirs dans mon premier appartement, c’est pas le problème. L’immeuble collectif, bien sûr on est chez soi aussi, mais c’est pas pareil. On se sent moins libre, on peut pas aménager le palier ou son escalier comme on veut puisqu’il est à tout le monde. »5 L’appropriation par l’habitant, c’est l’élément pivot qui montre la part primordiale que joue le goût dans le pavillonnaire. L’habitant se sent chez lui parce que sa maison est à son goût, et aussi par le temps et l’énergie consacrés dans cette appropriation. C’est l’une des clefs pour comprendre l’attachement de Kareen à sa maison.
5
Extrait de l’entretien avec Kareen Lebreton, habitante de la Closerie de l’Aqueduc, 30 novembre 2019
6
Nicole Haumont, Henri Raymond, L’habitat pavillonnaire, Paris, éd. L’Harmattan, coll. Habitat et Sociétés, 2001
Cette possibilité d’appropriation se retrouve notamment libérée par le temps long. L’aménagement du pavillon est une vision du futur, faisant l’objet de prévisions et d’un calendrier cadencé par les saisons. On y retrouve un cycle de vie plus proche du naturel, de ce rapport à l’extérieur et à la nature voulue par les habitants. C’est en cela peut-être que réside la différence fondamentale entre le pavillon et l’appartement où la saturation de l’espace y correspond à une saturation du temps6. Les possibilités spatiales offertes par le pavillon se voient déployées dans un temps où l’on peut retrouver des temps forts, des rituels. Ce sont les moments clefs qui correspondent à l’entretien de l’habitat et liés à un cycle dont Kareen vient de faire le tour cette année : le grand ménage de printemps quand elle a lavé les rideaux, l’aménagement de la terrasse pour la période chaude avec les coussins d’extérieurs, la peinture estivale qu’elle pense devoir faire dans environ trois ans, le rangement de la garde-robe d’été dans le placard sous l’escalier et son remplacement par la garde-robe d’hiver 10
Pratiques pavillonnaires
dans le dressing de sa chambre, la protection des plantes et du mobilier d’extérieur aux premières gelées, l’arrivée du sapin et des décorations lumineuses en extérieur… Ces moments, hors de la temporalité quotidienne, rappellent les tâches saisonnières des premiers hommes sédentaires. Car l’aménagement du pavillon s’insère dans un cycle de vie à l’échelle humaine.
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Pratiques pavillonnaires
Chez Kareen plan du rez-de-chaussĂŠe 12
Pratiques pavillonnaires
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Pratiques pavillonnaires
Non mais franchement dès l’entrée c’est top. Une entrée lumineuse, en double hauteur, qui donne à l’escalier une perspective de folie. Une hauteur pareille, ça donne envie de s’offrir un bel objet lumineux, qui sera visible depuis la rue, pour signaler quand on est là. Ce qui est génial surtout, c’est d’avoir mis autant de portes coulissantes, ça permet de mettre en valeur les plantes et les objets de valeurs posés dans l’entrée. Comme ça les manteaux, les chaussures et les parapluies moches, c’est dans le placard. Bon là c’est ma chambre donc généralement je garde les portes fermées. J’ai ma petite intimité ! Ah, elle en jette cette entrée. Et encore, vous avez pas vu le salon.C’est grand, ça respire, c’est beau cet angle vitré qui donne sur le jardin. Franchement la nuit il y a des petites lampes dans les plantations, c’est magique. Ca fait plaisir de voir cette nature bien au chaud dans son canapé, surtout quand il pleut j’adore. Là vous avez la cuisine, avec la buanderie qui donne dessus, hyper pratique quand
on rentre des courses pour tout ranger. On a préféré mettre une table un peu entre les deux, pour manger rapidement le matin et laisser plus de place au séjour. Mais la table a des rallonges, quand je reçois vraiment toute la famille mais ça va, ça arrive pas souvent. En vrai on se retrouve vraiment tous sur les canapés, on grignote des trucs, on lit, on tchatche, on peut recevoir tout le monde ici. On regarde un peu la télé mais on a préféré l’orienter face à la baie vitrée ce canapé. En plus ça permet d’entrer et de sortir facilement depuis la terrasse. Ca fait plaisir un espace où on voit le sol en fait, on peut s’étaler. Enfin voilà c’est ici qu’on est le plus quoi. Par contre les enfants, ils sont fans de leur chambre, ils montent direct quand on rentre le soir. L’étage c’est un peu leur truc à eux, ils ont leur propre salle de bains et moi j’y suis plutôt la journée dans la pièce bureau. Du coup c’est vraiment leur espace. Et moi c’est tout le rez-dechaussée, c’est top.
Extrait de l’entretien avec Kareen Lebreton, habitante de la Closerie de l’Aqueduc, 30 novembre 2019
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Pratiques pavillonnaires
L’espace intérieur Soixante-quinze mètres carrés, c’est la surface en rezde-chaussée du pavillon de Kareen. Si le plan mélange à la fois des pièces intimes, des pièces de convivialité et des pièces utiles, c’est qu’il faut le lire sur le mode de la déambulation.
7
Bertrand Bathelot, «Effet waouh ou wow», sur definitionsmarketing.com, avril 2018
L’entrée est vaste, aussi bien dans sa longueur que dans son déploiement en double hauteur. Cette typologie d’entrée, issue de pavillons des années quatre-vingt-dix tels que les modèles Kauffman ou Bréguet, est une manière à la fois pratique et esthétique d’arriver dans le pavillon. Cette théâtralisation de l’entrée, c’est l’effet waouh, recherché par les agents de vente pour son impact immédiat sur le futur acheteur7. Un futur propriétaire qui sera fier de retrouver chez ses convives, l’effet que lui avait procuré cette entrée lors de sa première visite. Ce sens esthétique de l’entrée est voulu non seulement dans son architecture en double hauteur mais aussi dans la projection toute personnelle que fera le propriétaire dans cette entrée. Lieu de display, on peut y montrer des objets de valeurs, des souvenirs de voyage, une sélection de photos de la famille qui habite ici ou bien le lustre qui augmentera cette impression de verticalité. L’entrée est aussi un espace marqué par l’usage. C’est bien sûr un lieu de desserte, mais dont les transitions permettent de contrôler l’arrivée de l’extérieur vers l’intérieur. Les escaliers sont immédiatement accessibles, pour mieux scénographier une descente depuis la mezzanine surplombante. On devine qu’il s’y trame quelque chose qui n’est pas donné à voir, une loge où chacun se prépare mais où l’on peut seulement admirer la sortie de ses occupants. Pause au balcon. Descente mesurée. Main suivant la rampe de l’escalier. 15
Pratiques pavillonnaires
En contrepoint de cette volée de marche, les portes adjacentes de la chambre principale et des toilettes, sont invariablement fermées. Le regard est porté en ricochet vers le fond de l’entrée, sans porte, où l’on devine un élargissement de l’espace. En effet, l’entrée dans le séjour se fait depuis l’angle supérieur, pour mieux pouvoir embrasser d’un seul regard la superficie de la pièce.
8
Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architectures, Besançon, éd. De l’Imprimeur, 2004
Après la forte impression produite par la verticalité de l’entrée, on se trouve chaleureusement accueillie par l’horizontalité de la pièce, un horizon qui s’étend jusque dans le jardin arrière, jusque dans la forêt touffue des haies du fond de parcelle. Cette sensation d’ouverture que l’on ressent en parcourant la pièce des yeux, c’est l’arrivée dans le pavillonnaire de la tendance des lofts. De grandes surfaces libres de toutes cloisons, rendant possible la projection et l’aménagement du lieu par son propriétaire. Auparavant, chaque pièce était contenue entre quatre murs, on y accédait toujours après avoir poussé une porte. Certaines pièces relevaient même du pur symbole : la salle à manger, séparée de la cuisine, n’était utilisée que dans le cadre des réceptions. Les couverts du quotidien étaient séparés du service en argent et porcelaine, les actions intimes du repas se cantonnaient à la cuisine8. C’est finalement le logement collectif au moment de la Reconstruction qui va décomplexer les habitants de la dualité cuisine (cachée) contre salle à manger (montrée). Dans les pavillons contemporains, la cuisine ouverte dite à l’américaine, devient un lieu de monstration. On apprécie que l’hôte fasse preuve de ses talents culinaires tout en poursuivant la discussion qui se joue à table. L’habitant évolue librement dans un espace ouvert, il apprécie de vivre au milieu de ses meubles. 16
Pratiques pavillonnaires
Cette profusion en rez-de-chaussée de la surface libre, aménageable, appropriable, que l’on façonne à son goût, est typique du rez-de-chaussée du pavillon contemporain. Là où l’appartement, fonctionnel, est un exercice de mesure et d’économie d’espace, le pavillon répond par des espaces de libre appropriation. On peut alors réinventer des espaces spécifiques et dédiés dans ce plan laissé vierge de tout agencement : créer un coin-repas, un coin-télé, un coin repos… Le coin c’est l’appropriation d’une surface à l’aide de quelques objets, qui attribuent à cet espace sa particularité. Par un lampadaire, une chaise haute, un porte-revues on qualifie artificiellement (dans le sens où il n’avait pas été prédéterminé) le coin9. C’est toute la puissance du pavillon, toile vierge sur laquelle projeter ses envies, qui prennent alors vie dans les objets et ameublement.
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Nicole Haumont, Les pavillonnaires, étude psychosociologique d’un mode d’habitat, éd. L’Harmattan, 2001 (original : 1966)
Cette fusion de la cuisine avec l’espace du séjour (mais aussi bientôt de la salle de bain avec la chambre parentale, tout juste séparée par une porte coulissante rarement coulissée) est rendue possible par le développement dans le pavillon d’espaces de renvois. Comme la buanderie attenante à la cuisine, qui concentre les objets et les réserves de ce que l’on utilise pour cuisiner et nettoyer. Ainsi les placards hauts, au-dessus du plan de travail, peuvent se doter de portes vitrées et de lumières diffuses pour révéler la vaisselle ainsi mise en vitrine. Cette pièce-placard, condensé d’arrière-cuisine, abrite le trivial du corps humain : la nourriture destinée à être ingérée, les vêtements sales en attente d’être lavés, les gaines évacuant les restes digérés… En fait, une opposition sale/propre spatialisée en espace caché/montré. Il est admis que dans nos cultures, il y a association entre le sale et une sorte de péché tandis que le propre est plutôt associé à une forme d’innocence et de pureté. On parle ici des manifestations matérielles du sale et du propre, tels que la poussière, le désordre, la brillance, l’air pur… L’entretien, 17
Pratiques pavillonnaires
dans le but de rendre propre, est une caractéristique majeure de l’appropriation du pavillon par ses habitants. Beaucoup d’énergie et de temps sont passés à nettoyer le sale ou du moins à faire en sorte que tout reste propre. Car dans cette opposition du sale et du propre, il y a ce paradoxe de l’oeuf et de la poule. Mais lequel précède l’autre ? Si la propreté consiste à faire disparaître les signes d’un état naturel que serait la saleté, on peut tout autant affirmer que le sale est une addition de couches à évacuer pour retourner à un état initial de propreté10. Cette dichotomie se trouve parfaitement spatialisée dans l’architecture du pavillon. Les espaces intérieurs, normalement propres, sont des lieux où la saleté s’accumule et qu’il faut donc entretenir pour retourner au stade initial de propreté. On passe l’aspirateur dans le séjour et dans les chambres, la cuisine est lessivée avec le même soin que la salle de bain, on dépoussière les étagères et on fignole avec la serpillère, et ainsi toutes les semaines. Tandis que certains espaces du pavillon, considérés comme normalement sales, sont nettoyés de temps en temps mais sans que le sale n’y soit un problème à éradiquer. Il s’agit d’espaces de renvois, comme la buanderie citée précédemment mais aussi le garage, l’appentis, la cave, les balcons et bien sûr l’ensemble des espaces extérieurs. C’est par opposition avec ces espaces dédiés à la saleté que la prédominance de la propreté est révélée dans la maison. Ils sont une réserve constante pour le propre à venir. Ils relèvent d’un entretien qui satisfait un besoin supplémentaire de propreté, organisés de manière saisonnière.
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Nicole Haumont, Henri Raymond, L’habitat pavillonnaire, Paris, éd. L’Harmattan, coll. Habitat et Sociétés, 2001
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Pratiques pavillonnaires
Le jardin arrière Le jardin arrière (par opposition à la cour du devant) est un de ces espaces où l’on peut placer des objets ou des actions qui n’ont pas leur place à l’intérieur du pavillon et que l’on renvoie donc à l’espace extérieur. On y envoie le linge à sécher, les animaux s’ébrouer, les enfants y déverser leur trop-plein d’énergie, toutes ces choses susceptibles de déranger l’ordre de l’intérieur. Le jardin arrière c’est un espace privé de l’extérieur, plus simple et plus foisonnant que peut l’être la cour avant. C’est le lieu extérieur de l’intime, où la sécurité est garantie. Dans le projet de vie de Kareen, ce jardin cristallise le petit bout de nature que l’on s’approprie. L’ultime transition entre le parquet intérieur et la pelouse extérieure, c’est cette terrasse sur laquelle il est autorisé de marcher aussi bien nus pieds que chaussé. Grande de vingt-six mètres carrés, elle reconstitue des espaces similaires au séjour. Avec la table, le parasol et ses chaises placés à proximité de la plancha, l’espace ainsi signifié rappelle les longs déjeuners au soleil. De l’autre côté, les chaises longues et la table basse évoque l’activité des canapés avec bronzage assuré. Sur la terrasse, le temps s’allonge.
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Alain de Meyere, «Le choix de l’habitat pavillonnaire en France», in Les Cahiers de l’Oise, numéro 103, mars 2008
Ce jardin arrière, c’est presque la vue que l’on aimerait voir si on avait habité à la montagne ou à la mer. L’esprit s’évade, la haie fait office de forêt épaisse couvrant l’horizon. La haie, c’est la typologie de clôture idéale. Fermant le jardin sur ses trois côtés, elle assure une protection maximale mais son caractère naturel empêche qu’elle ne constitue une affirmation trop agressive de sa volonté de solitude11. La haie c’est la douce et pudique protection de l’intimité plutôt que la virulente et alarmante protection contre l’extérieur. C’est le bonheur des parents de voir leurs jeunes enfants jouer sous l’oeil protecteur de la nature environnante. C’est le bien-être procuré par un 19
Pratiques pavillonnaires
petit déjeuner au soleil. C’est aussi la détente et le loisir qu’offre le jardinage. Nous rendre comme possesseur de la nature12, par l’entretien et la culture de son jardin. A la lisière de la haie, en fond de terrain, est cultivé un petit potager. Comme une mise à distance supplémentaire avec le bord le plus proche de l’extérieur, le jardin cultivé marque sa différence par la terre retournée, très noire en face de la pelouse si verte. L’espace du jardin arrière est vécu comme un espace de liberté intense, comme un synonyme de possibles. Kareen y récolte des poires à l’automne, des courges en hiver, des jonquilles au printemps et des fraises à l’été.
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René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2000 (original : 1637) 13
Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Paris, éd. Le Livre de Poche, 1995 (original : 1759)
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Extrait de l’entretien avec Kareen Lebreton, habitante de la Closerie de l’Aqueduc, 30 novembre 2019
Cultiver son jardin13, injonction à mener une vie paisible, sans trop s’inquiéter de ce qui se trame à l’extérieur. Tout du moins éviter de s’angoisser de problèmes dont notre petitesse ne peut aller à l’encontre mais plutôt concentrer notre énergie sur des soucis que l’on est à la mesure de régler. Alors on arrache les mauvaises herbes et on admire le travail bien fait. C’est l’idéal du jardin secret, on y mène une vie liée à l’intime et que, « bien qu’on n’ait rien à cacher »14, on apprécie de pouvoir dissimuler à la vue des autres. Le couple indissociable formé par la maison et son jardin représente ce que le pavillon a de plus stimulant pour les habitants. Tout est possible dans ce duo, on y projette sa vie entière. Et à l’étage, les enfants aussi ont droit à leurs rêves de projection. Les balcons sont vécus comme des petits bouts de jardin attenants à leurs chambres. Par effet d’échelle, les enfants sont ainsi largement impliqués dans la mise en valeur de leur espace personnel et de son espace extérieur attenant. Le couple maison/jardin est réduit au couple chambre/balcon, tout aussi essentiel. 20
Pratiques pavillonnaires
La cour avant En contrepoint de la liberté d’appropriation toute personnelle du jardin arrière, la cour avant est un espace extérieur au pavillon ritualisé et codifié par son rapport à la voie publique. Si le jardin est lieu de l’intimité et de ses activités, le devant du pavillon est lui le théâtre d’actes relevant du public (peu d’actions relèvent à vrai dire de cet ordre). La cour constitue un espace de transition entre le public et le privé, c’est l’équivalent de la cage d’escaliers du logement collectif. A ceci près que cette transition tient lieu d’adressage publique au pavillon qui lui est lié. Car la cour, c’est la partie la plus publique, la plus visible du pavillon. Elle suppose donc un aménagement spécial, qui est destiné à être montré. On assiste dans le lotissement à un véritable marquage des devants de pavillon par leurs habitants : la boîte aux lettres, le numéro, les fleurs dans des pots, une couronne sur la porte, un paillasson dans le porche. Il ne s’y passe pas grand chose en terme d’activités car c’est plutôt la scénographie, le décor, qui est privilégié et qui permet de connaître l’image publique du foyer.
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Nicole Haumont, Henri Raymond, L’habitat pavillonnaire, Paris, éd. L’Harmattan, coll. Habitat et Sociétés, 2001
En plus de préoccupations esthétiques personnelles, l’aménagement du jardin avant est aussi pour l’habitant une manière de participer à la beauté générale de son environnement. Des objets de décorations, des fleurs, donnent une image agréable à voir pour les passants, c’est une marque d’attention au reste du monde15. Le jardin avant, par le soin qui lui est apporté, participe d’une entente collective. Le superbe massif de roses de Kareen reçoit de nombreux compliments lorsqu’elle sort de chez elle. Une dame a même sonné une fois à sa porte pour lui demander la permission d’en cueillir quelques unes. Le jardin avant porte même un certain prestige, lorsque sont organisés les concours de jardins ou de décorations de 21
Pratiques pavillonnaires
Noël par la ville de Mennecy. Les candidats s’inscrivent et une journée du weekend est dédiée au passage en revue des jardins avant des participants. La cour avant, c’est le plaisir d’arriver chez-soi le soir et de voir son pavillon valorisé. Un jardin bien entretenu témoigne au reste du quartier l’organisation et l’ordre qui règne au sein d’un foyer.
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Pratiques pavillonnaires
La vie pavillonnaire Ainsi le pavillon est un mode d’habiter très adapté à un mode de vie contemporain. Par sa capacité à être source d’appropriation par ses habitants, par la matérialisation d’habitudes de l’intimité, par les valeurs de vie saine qu’il véhicule... Les habitants du lotissement ont un véritable attachement symbolique et pratique à leur nouveau pavillon. Car si Kareen a opté pour une maison aussi grande, proposant quatre chambres, c’est pour suivre un modèle familial aujourd’hui loin de ce qu’était les foyers accédant à la propriété dans les années soixante-dix. Ici, une des chambres est transformée en bureau car étant commerciale chez Colgate, Kareen travaille la plupart du temps à domicile ou bien en voiture quand elle doit parcourir son secteur du Gâtinais. De plus, une semaine sur deux, ses enfants sont chez leur père et elle peut ainsi proposer à ses amies de dormir chez elle quand elles dînent ensemble en semaine. Elle s’est réservée la chambre parentale en rez-de-chaussée pour investir le dressing et la salle de bain avec la douche à l’italienne. Cette chambre, c’est aussi le gage que sa maison la suivra dans sa vieillesse, un pavillon toujours accessible et réconfortant quoi qu’il arrive dans sa vie16.
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Extrait de l’entretien avec Kareen Lebreton, habitante de la Closerie de l’Aqueduc, 30 novembre 2019
La pièce en plus, matérialisée par le changement de destination d’une chambre d’enfant, se trouve aussi dans l’appropriation par Kareen de son garage. Rarement utilisé pour son but premier (garer et protéger une voiture), le garage est vu comme un espace de flexibilité, un inépuisable lieu de projection dans le futur. Atelier de réparation pour un cycliste du dimanche, cave à vin avec un tonneau en guise de mange-debout pour un couple d’épicuriens, studio de répétition pour le musicien de la famille, bureau d’appoint pour les adeptes du télétravail… Autant d’idées que de foyers. 23
Pratiques pavillonnaires
Dans sa recherche de pavillon, Kareen cherchait justement un garage extérieur aménageable pour pouvoir y stocker tous les produits qu’elle vend, les nouveaux dentifrices et derniers détergents. C’est un véritable mini-supermarché qui se trouve être très soigneusement organisé dans l’exgarage de vingt-sept mètres carrés.
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Nicole Haumont, Les pavillonnaires : étude psychosociologique d’un mode d’habitat, Paris, éd. L’Harmattan, coll. Habitat et Sociétés, 2001 (original : 1966)
L’architecture de la maison individuelle représente aussi une matérialisation des interactions sociales entre voisins. Dans l’habitat collectif, le voisin, invisible, est pourtant immédiatement présent dans l’espace privé à travers des bruits identifiables : talons au sol, bruits de chasse d’eau, de la machine à laver, odeurs de cuisine… L’habitant du pavillonnaire ne subit pas ces intrusions sensibles dans son espace privé. Le trivial du voisinage en logement collectif est évacué par l’isolement du pavillon et rend plus clair les différentes étapes, les différents groupes de promiscuité sociale. Il en résulte une certaine étiquette, des codes muets mais intransigeants entre les voisins. La mise à distance du voisin permet d’en apprécier d’autant mieux les différentes invitations à partager de l’intimité. On se salue de loin en rentrant la voiture, on est invité à traverser la cour avant, la connaissance se fait sur le pas de la porte, l’amitié se lie lors d’un déjeuner dans le jardin, les amis des enfants sont reçus jusque dans les chambres pour les soirées pyjamas… La promiscuité est alors réservée à des groupes clairs et déterminés : le groupe conjugal, le groupe familial, le groupe d’amis, le groupe de collègues17. Ces groupes ont ainsi accès à des espaces du pavillon selon leur degré d’intimité avec le propriétaire des lieux. La vie pavillonnaire se déroule ainsi, paisibles interactions menées en respectant l’autre et sa liberté individuelle. Ce rapport à l’autre est un schéma social d’autant plus rassurant que l’on ressent une synergie de tous les 24
Pratiques pavillonnaires
habitants pour faire du lotissement un lieu de liberté collective. Les menneçois apprécient et maîtrisent les codes du pavillon. Ensemble, dans leur goût individuel et subjectif, ils sont la manifestation d’un goût partagé, un goût collectif du pavillonnaire.
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STRATÉGIES PAVILLONNAIRES
D’une pièce de puzzle comme une parcelle d’une ville, d’une maison « mon rêve » comme un élément d’une vie, peut-on imaginer un projet qui ne parle pas que de luimême (ma maison, mon jardin, ma femme, mon chien…), mais qui, par un jeu de réflexion, se multiplie ou se démultiplie ? Le double de mon bonheur, c’est l’image de celui-ci dans un miroir. Mais cette pièce de puzzle par définition, non solitaire, mais plutôt solidaire des autres pièces du puzzle, vient troubler mon reflet par l’irruption, chez moi du reflet des autres. Bonheur ou malheur que celui de n’être plus seul avec son propre bonheur. Dominique Perrault, «Le bonheur et son double», in Les maisons du bonheur, éd. Institut Français d’Architecture, Paris, 2001
Stratégies pavillonnaires
Une question de goût collectif A partir des années cinquante, le concept du goût tel que présenté plus tôt par Kant est en partie abandonné. Jusqu’alors perçu comme une manifestation purement subjective, la sociologie met peu à peu en évidence des mécanismes prévisibles de détermination du goût, comme le lieu dans lequel on a grandi18. Les mêmes goûts sont donc partagés par les habitants d’une même classe sociale, d’une même classe géographique, d’une même classe professionnelle mais aussi d’une même classe architecturale. On parle de phénomènes de modes, qui sont une manifestation collective du goût19. Habiter les mêmes modèles de maisons, c’est partager les mêmes valeurs, la même culture, la même éducation… Tout cela rassure une population qui a le mal des grands ensembles et c’est ce qui va principalement caractériser les lotissements des années soixante-dix à Mennecy : la multiplication de pavillons identiques. Dans lesquels je me souviens pouvoir retrouver les yeux fermés la salle de bain d’Eva, au même endroit que chez Coline dont la chambre était identique à celle de Valentine qui avait le même carrelage que Maëlys, mes copines d’enfance qui habitaient ce quartier.
18
Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, éd. Les Editions de Minuit, coll. Le sens commun, 1979 19
Contributeurs, «Explications par la pression sociale», in Effet de mode, sur wikipedia.org, juin 2019 20
Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, éd. PUF, 2004 (original : 1990)
Mais les années 2000 arrivent avec l’utilisation massive des réseaux sociaux, et avec elle la valorisation de l’individu, qui se détache du collectif. L’originalité et les choix de chacun doivent permettre de se démarquer, d’affirmer ses goûts dans le flot continu de l’information. On parle alors de préférence individuelle20 plutôt que de goût. La tendance globale serait alors à la personnalisation. Ce qui séduit aujourd’hui les menneçois, c’est de pouvoir se démarquer. Que cela passe par le fait de choisir sa couleur de porte ou d’ajouter des décorations devant son entrée, l’appropriation du pavillon par l’habitant est une manière de faire signal, de se repérer dans le lotissement par rapport aux voisins. La personnalisation complète de son logement est un 28
Stratégies pavillonnaires
avantage non négligeable que permet l’achat. Par la propriété financière, le pavillon est vecteur du goût de son propriétaire. Son esthétique est la manière dont celui-ci se présente au monde extérieur. Ainsi, la démarche d’enquête autour du goût se trouve enrichie par des acteurs dont le goût est indirectement un facteur de vente puissant. C’est un réflexe de base du marché de l’immobilier, qui nous permet d’observer à grande échelle l’évolution du goût de la société. Le goût comme le sismographe le plus fidèle de l’expérience historique21.
21
Theodor W. Adorno, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée, Paris, éd. Payot et Rivages, 2003
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Stratégies pavillonnaires
La préférence individuelle dessins des façades du lotissement 30
StratĂŠgies pavillonnaires
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Stratégies pavillonnaires
La ville Car au départ, Mennecy, c’est un petit village rural. Le château du marquis de Villeroy, la vieille ferme de la Verville, un regroupement de bâtisses en un bourg et des champs tout autour. Pendant un temps, la principale activité d’aménagement urbain de la ville réside dans l’assèchement des marais pour étendre petit à petit le Vieux Mennecy22. En 1970, l’inauguration de la ville nouvelle d’Evry, à quelques kilomètres de là, fait de Mennecy un havre de paix idéal pour loger des populations souhaitant s’évader des petits appartements proposés par les grands ensembles. L’autoroute A6 tout juste terminée et l’aéroport d’Orly tout juste livré augmentent considérablement l’intérêt foncier des villes comme Mennecy. C’est donc à cette période qu’un constructeur américain voit en Mennecy le lieu idéal pour y construire ses désormais célèbres maisons Levitt. Pas moins de mille sept cents pavillons voient le jour, doublant la population menneçoise et la surface bâtie de la ville. L’utilisation d’éléments préfabriqués et la rationalisation du chantier permettent aux menneçois de s’offrir une maison avec jardin, loin de le densité et de la promiscuité redoutée des grands ensembles23. Le rapport qualité-prix inégalé et le goût prononcé des menneçois pour le pavillonnaire en fait un modèle de construction qui sera alors privilégié par les différents maires de la ville. Mennecy voit alors se succéder les opérations de construction dont la filiation ne fait pas de doute.
22
Extrait de l’entretien avec Monique Vollant, présidente de l’association Mennecy et son Histoire, 12 janvier 2019 23
Fanny Taillandier, «Le lotissement comme utopie. Pour une appropriation littéraire et philosophique du lotissement Levitt et ses avatars», sur revueurbanites.fr, octobre 2015
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Stratégies pavillonnaires
Le petit village est devenue une ville de quatorze milles habitants, où des générations de lotissements se succèdent et apprennent de la construction des précédents, tel un darwinisme urbain qui évoluerait au sein de terres anciennement agraires. Les différentes tranches de lotissements forment un puzzle dont les formes sont issues des parcelles agricoles ainsi urbanisées. Et cette implantation très spécifique, ce fort contraste entre une étendue de céréales et l’immédiate densité d’un lotissement, permet de lire le développement de la ville mieux que dans n’importe quelle archive cadastrale.
24
Christophe Gombert, Le périurbain, de ville compacte à ville diffuse, prod. CNRS Image, série Urbanisme Habitat Société, Meudon, 2013, 6 minutes
Ce contraste, c’est aussi la grande force de la ville. Entre ville et campagne, entre nature et urbanité, entre les grands ensembles des villes nouvelles et les corps de ferme de la campagne toute proche… Un entre-deux loué par la presse locale et les plaquettes publicitaires des constructeurs mais qui se refusent à utiliser un mot détesté. Un mot qui porte en lui tout le flou et l’insaisissable des villes moyennes sous influence de grandes villes métropolitaines. Un mot dont personne ici ne se qualifie, le mot périurbain. Pourtant Mennecy, si l’on en croit la définition dudit qualificatif, est l’archétype de la ville périurbaine. La commune anciennement agricole, qui jouit du rayonnement aveuglant de la capitale française et de l’attraction plus diffuse de la ville nouvelle évryenne. Ces deux villes, Paris et Evry, qui attirent pour moitié les travailleurs menneçois. Relativement mal desservie par le train de banlieue et quelques bus communaux, les trajets pendulaires liés au travail ou aux études sont quasi-exclusivement effectués en transports individuels : voiture, moto, vélo24.
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StratĂŠgies pavillonnaires
1954 le Petit Mennecy
le Vieux Mennecy la Jeanotte
1976 les Châtries
les Levitt
34
Stratégies pavillonnaires
2007 les Kiplings
la zone commerciale
les Bréguets
2018
extension de la zone commerciale
la Closerie de l’Aqueduc
vues aériennes de l’IGN, sur remonterletemps.ign.fr
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Stratégies pavillonnaires
Alors pour séduire, la communication autour de la ville se fait de manière contournée. Le flou que porte en lui-même le mot périurbain donne carte blanche aux publicitaires pour enhancer les attraits de la ville. Un évident retour à la nature est souligné. Car si Mennecy se développe urbainement, la commune peut se vanter de son parc de cent dix hectares qui accueille la plus longue allée de séquoias d’Europe. En y ajoutant la surface de terres agricoles encore en exploitation, c’est en fait plus de la moitié de la ville qui peut-être considérée comme nonbâtie25. Cette envie de nature, déjà exprimée par les habitants dans l’envie de posséder un jardin, est étendue à l’ensemble du cadre de ville dans lequel ils évoluent. Il est exprimé une envie d’être au contact de la nature et ce à n’importe quel moment ou lieu du périurbain que les menneçois pratiquent au quotidien.
25
Jean-Philippe Dugouin-Clément, Plan Local d’Urbanisme de la Ville de Mennecy, juillet 2017 26
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmis les hommes, Paris, Hachette, coll. Classiques Hachette, 1997, (original : 1755)
Ce désir de nature, de vérité, d’authenticité, que l’on peut relier en philosophie, se trouve exprimé par le choix de vie des habitants du périurbain. Un retour à la nature impliquant de s’en être éloigné, de s’en être senti privé à un moment quelconque de son parcours habitant. Plus largement, un retour à l’état de nature26 sous-entend que l’influence de la société aurait corrompu la nature primitive de l’homme. Dès lors, l’habitant n’a de cesse que de vouloir remonter à cet état naturel, où l’homme primitif, en contact total avec son environnement, était comblé et heureux. C’est sur cette idée, peut-être inconsciente, que sont fondés les innombrables discours de retour à la nature tenus par les habitants, la mairie, les promoteurs pour justifier d’une envie de ville périurbaine, et par extension de l’envie de liberté qu’évoque la maison individuelle. 36
Stratégies pavillonnaires
La définition de l’espace périurbain est rendue insaisissable notamment par la multiplicité des formes que prend en France les villes prétendant à cet adjectif. Du villages isolé à la commune attractive, du tissu pavillonnaire au petit logement social, de gathed communities luxueuses au centre historique médiéval, attirant le cadre enrichi mais aussi l’ouvrier pauvre, les familles autant que les célibataires endurcis… Le périurbain échappe en fait à toute tentative de définition exacte. Pourtant, il est possible d’identifier Mennecy par le prisme de sa population. Cadres supérieurs, chefs d’entreprises, retraités de la fonction publique, artistes, artisans reconvertis… La commune abrite pour majorité des personnes aux revenus confortables.27 Ils travaillent sur Paris ou à domicile et ont décidé de s’établir dans une ville à fort patrimoine environnemental et historique. Une typologie de périurbain huppé, dont la propriété est un des facteurs clefs.
27
Un impôt sur le revenu moyen de 5 070€ par foyer menneçois est observé contre 1 280€ en moyenne par foyer français, source : données de la Direction Générale des Finances Publiques des impôts 2015 sur les revenues de 2014
37
Stratégies pavillonnaires
Père : L’embellissement c’est pour se faire plaisir. Ca n’ajoute pas de valeur à la maison. Parce qu’après chacun refait les choses à son goût. Fils : Oui, on ne capitalise pas. C’est un des Rothschild qui disait « le Français n’est pas capitaliste, il est propriétaire ». Mère : C’est ça, on est propriétaires. Parce que comme il faut bien dépenser de l’argent pour se loger, autant qu’il ne parte pas dans une location. Père : Et puis surtout, on ne dépend de personne. Fille : C’est ça, le pavillon c’est la liberté. Trop récent pour être un bien ou un héritage comme c’est le cas pour une vieille maison. Seulement de la liberté.
Frédéric Ramade, Ode pavilonnaire, prod. Contre Allée Distribution, France, 2008, 50 minutes
38
Stratégies pavillonnaires
La propriété Sentiment partagé par 82% de la population française28, le désir d’être le propriétaire du logement dans lequel on vit relève tout autant d’un désir de sécurité financière que d’un contrôle accru sur l’adéquation du logement avec ses propres idéaux esthétiques. Dans une société actuelle très mobile, le pavillon apparaît comme un élément de stabilité renforcé au fil des aménagements du propriétaire. Par l’achat, le logement devient l’objet dont la personnalisation, la customisation a le plus de poids. Car le pavillon est le vecteur tangible du goût de celu iqui le possède. Prendre en compte le goût de ses clients est une stratégie de vente d’autant plus efficace et rentable pour les acteurs de l’immobilier que Mennecy accueille en son sein une population relativement riche, allant de la classe moyenne petit bourgeois à la classe aisée redevable de l’Impôt sur la Fortune29. Les impôts locaux y sont élevés en comparaison des villes voisines ce qui implique une demande de logement d’un certain standing. Il est important de souligner que les nouveaux propriétaires de pavillons de la Closerie de l’Aqueduc ne sont pas des primo-accédants dont le désir de maison serait motivé par un parcours habitant issu d’une évasion des grands ensembles. Il s’agit pour la majorité de propriétaires expérimentés, qui ont déjà vécu et acheté des pavillons. Encore plus, la plupart des nouveaux habitants de la Closerie de l’Aqueduc était auparavant propriétaires d’un pavillon dans un lotissement plus ancien de la commune. Ce parcours habitant atypique concorde avec la volonté du maire de la ville de donner aux menneçois la possibilité « de naître, de grandir, de vivre et de mourir à Mennecy »30
28
Sondage IPSOS, in Le Moniteur, juin 2006
29
INSEE, Dossier de la commune de Mennecy, septembre 2019 30
Extrait de l’entretien avec Jean-Philippe Dugouin-Clément, maire de Mennecy, 12 avril 2019
Car l’accès à la propriété est une volonté hautement politique. Le logement a toujours été l’un des leviers d’actions du gouvernement pour agir au plus près de 39
Stratégies pavillonnaires
la population française. Trouvant son origine dans la loi Loucheur de 1928, les particuliers commencent à s’initier au plaisir de l’autoconstruction. Cette loi leur permettant d’emprunter à taux réduit, les foyers se piquent d’acheter le terrain qui leur convient et d’y construire un pavillon qui leur ressemble. Synonyme d’indépendance et de tranquillité, la propriété de son logement est plus tard plébiscitée comme une solution à la crise des grands ensembles des années quatre-vingt par Valéry Giscard d’Estaing, qui entreprend alors une vaste campagne de communication autour des premiers villages pavillonnaires. Intensifiant cette volonté pour mieux s’opposer à la politique socialiste des grands ensembles, c’est le mandat de Nicolas Sarkozy qui aura le plus d’impact sur l’accès à la propriété des français. Faisant suite aux émeutes des banlieues de 2005, le discours de campagne de l’ancien ministre de l’Intérieur est centré sur la propriété comme une condition du bon vivre-ensemble. Il l’exprime ainsi dans un discours qui implantera durablement le rêve pavillonnaire dans l’imaginaire de millions de téléspectateurs : Je propose que l’on fasse de la France un pays de propriétaires parce que, lorsque l’on a accédé à la propriété, on respecte son immeuble, son quartier, son environnement… et donc les autres. Parce que lorsque l’on a accédé à la propriété, on est moins vulnérable aux accidents de la vie. […] Devant cette injustice, certains proposent le logement social pour tous et la taxation des propriétaires par les droits de succession. Moi, je propose la propriété pour tous. Nicolas Sarkozy, président de la République française, discours du 14 janvier 2007
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Stratégies pavillonnaires
La première partie de la citation affirme clairement une position anti-logement collectif, comme lieu de dégradation de la relation entre les habitants et un logement qui leur aurait été imposé : la violence médiatisée de la population des grands ensembles comme preuve du désamour de son chez-soi. La politique d’accès à la propriété engagée par le président vise à réconcilier la société avec son habitat, en partant du principe que posséder sa maison, c’est se posséder soi-même31. La propriété permettrait alors à la société toute entière de profiter de ce que chacun se sentent bien chez-soi, dans son intimité, pour faire de la ville un lieu de vivre ensemble sain et équilibré. Une résolution du tout par le bien-être de chacun. La seconde partie de la citation vise plus particulièrement à faire de la propriété financière un élément permettant de mieux se lancer dans la vie. Si jusque dans les années quatre-vingt dix, l’achat d’un logement représentait l’aboutissement d’années de travail acharné, il s’agit aujourd’hui d’un moyen d’épargne en soi, d’autant plus rentable que les prix de l’immobilier ne cessent de grimper32. Le schéma est renversé et les jeunes actifs sont encouragés à investir dès l’obtention d’un emploi dans l’achat de leur logement pour assurer un avenir serein.
31
Alain Bublex, Alain Bublex, Paris, éd. Flammarion, 2010 32
Bertrand Bissuel, Isabelle Rey-Lefebvre, «Une France de propriétaires», sur lemonde.fr, juillet 2007
Ce sont ces deux axes, l’attachement et la propriété, qui forment la stratégie de communication employée par les constructeurs pour encourager à l’achat. En s’appuyant à la fois sur le goût des habitants pour la personnalisation et sur les avantages économiques inhérents à la propriété, il s’assurent de vendre rapidement l’ensemble des logements prévus dans le lotissement.
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StratĂŠgies pavillonnaires
Les documents de vente fournis par les agents de vente Nexity et France Pierre
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Stratégies pavillonnaires
Le lotissement Parvenir à proposer des logements qui plaisent à plus de la moitié des Français. C’est donc le tour de force que réussissent à faire les lotisseurs, les pavillonneurs. Un terme qui englobe en fait l’ensemble des entrepreneurs qui agissent de près ou de loin dans la construction de maisons individuelles. Répondant à la logique capitaliste de base, les entreprises du pavillonnaire ont à coeur de satisfaire un maximum de clients potentiels pour espérer engranger des marges de profit substantielles pour l’entreprise33. Il est donc nécessaire que le produit proposé, ici la maison, colle au plus près des besoins esthétiques des clients, ici les futurs propriétaires.
33
Olivier Assouly, Goûts à vendre : essais sur la captation esthétique, Paris, éd. Institut Français de la Mode, 2007
Pour ce faire, c’est tout un organigramme de compétences liées à ce domaine qui se trouve être mobilisé. En premier lieu et tenant le rôle du chasseur de têtes, l’aménageur public aura identifié les quelques champs au sud-est de Mennecy comme un site de projet à fort potentiel. Agissant à l’échelle du territoire, la SORGEM a pour mission de faire correspondre les grandes politiques d’aménagement du territoire avec le lancement de projets plus locaux. C’est un décideur de projets dont les compétences vont du logement à l’équipement public en passant par les réseaux de transports. L’aménageur a pour rôle de composer une équipe cohérente autour d’un projet, mêlant investisseurs, mairies, entreprises, décideurs régionaux, promoteurs. Il place le lotissement dans une perspective de temps long, à l’échelle urbaine. En effet le processus autour de la Closerie de l’Aqueduc a démarré il y a maintenant plus de dix ans pour la SORGEM. Acquérir les parcelles fait l’objet de négociations avec les avocats des différents exploitants agricoles. En cas de désaccord, une procédure d’expulsion peut-être engagée si le projet relève d’un intérêt public 43
Stratégies pavillonnaires
prouvé34. Car l’aménageur a avant tout pour objectif de faire se rencontrer les intérêts à grande échelle de la région ou de la nation avec les intérêts décentralisés de la mairie. Un travail tout en subtilités politiques, faisant de la SORGEM le responsable à l’urbanisme par intérim de la ville de Mennecy. En ce sens, l’aménageur aura pour mission de viabiliser le terrain agricole dont elle est le nouveau propriétaire. Réseaux d’eau, de chauffage urbain, d’électricité tracés en fonction du travail de découpage en parcelles cadastrales plus petites qui seront revendues à des promoteurs immobiliers.
34
Extrait de l’entretien avec Lucie Fricheteau, cheffe de projet à la SORGEM, 16 mai 2019 35
Contributeurs, «Des aspects financiers», in Promoteur immobilier, sur wikipedia.org, août 2018
Les promoteurs justement. Après découpe du parcellaire, le coeur du lotissement est attribué à Nexity et les franges du quartier déléguées à France Pierre. En achetant à la SORGEM les parcelles ainsi réparties, les promoteurs s’engagent à respecter les critères pré-établis par l’aménageur en fonction de son analyse du terrain et des prescriptions politiques de la communes. Se met alors en marche un processus de conception plus rapide et surtout plus cadencé. Pour ces entreprises, l’intérêt financier de l’affaire repose sur sa capacité à être rapidement transformée en vente. Le succès du projet auprès des futurs acheteurs doit être rapide et les ventes de logements doivent débuter avant même la mise en chantier. Car en dessous de 40% de réservations, le projet peut tout bonnement cessé d’être financé par les prêteurs35. Aussi, il faut être sûr de faire mouche auprès des acheteurs. En interne, sont recrutés des analystes qui transforment des statistiques en cibles d’action, des tableurs répertorient les meilleures ventes dans les domaines de revêtement de sol, de nuances de peinture, de tendance en robinetterie. Une autre équipe, composée de profils issus de la recherche 44
Stratégies pavillonnaires
sociologique et territoriale, s’attache à analyser des données inhérentes au futur emplacement du lotissement, permettant de fixer des volumes et des prix de vente Une agence d’architecture, espérant ainsi rester dans les petits papiers du promoteur, se voit confier une étude de faisabilité pour estimer, en fonction des règles du PLU et des besoins estimés plus tôt, la capacité en logements du site, souvent avant même que celui-ci ne soit en la possession de l’entreprise. L’ensemble de ces données forment un dossier conséquent, qui analyse les goûts et les pratiques des menneçois, pour proposer le type de pavillon qui leur conviendra le mieux. Après une courte réunion avec le maire de la ville, qui ré-exprime la volonté des habitants de voir se construire à Mennecy un nouveau lotissement de pavillons contemporains, les promoteurs sollicite une agence d’architecture pour réaliser leur projet de lotissement.
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Stratégies pavillonnaires
Le Closerie de l’Aqueduc vue aérienne septembre 2018 46
StratĂŠgies pavillonnaires
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Stratégies pavillonnaires
Aujourd’hui franchement tous les immeubles contemporains se ressemblent alors que les maisons individuelles se diversifient. Et quand le maire me dit qu’il veut densifier sa ville je le crois, c’est juste qu’il veut garder aussi l’identité de Mennecy. Et Mennecy c’est quoi ? C’est de jolies maisons en meulières avec un toit à tuiles. Alors vous voyez, les pavillons Nexity, c’est du classique double pente travaillé en densité, pour faire le coeur, pourquoi pas mais bon ils ont pas voulu prendre trop de risques. Mais moi je vous le dis faut arrêter avec les pseudo-combles aménageables et poutres apparentes, je déteste ça. Alors que pour France Pierre, c’était royal, ils demandaient des vraies maisons contemporaines. On a proposé d’investir de grandes parcelles (on est dans une ville de droite tout de même !) pour faire respirer le quartier sur ses franges et avoir des maisons de maîtres surmesure.
Pour être sûrs que ça serait quali comme on l’imaginait, on a fait une mission complète, histoire que ce soit correctement exécuté. Elles sont biens ces grandes maisons, en même temps on est sur du 450 000€ là hein. On a proposé un modèle cubique, tout blanc, avec le toit terrasse qui va bien, une belle pergola, des fenêtres bandeaux et les finitions extérieures au choix de l’acheteur. Avec la contemporaine, les gens ont l’impression d’être différents. Ca me ravie que les gens demandent cette maison ! Faut voir le succès que ça a eu, à peine le pavillon témoin monté qu’il était déjà vendu. Comme des p’tits pains la contemporaine.
Extrait de l’entretien avec Lionel Blancard de Léry, architecte associé de l’agence A26BLM, 03 décembre 2019 48
Stratégies pavillonnaires
Le pavillon C’est l’agence d’architecture parisienne A26BLM qui a été sollicitée d’un commun accord par les promoteurs Nexity et France Pierre pour concevoir les pavillons de la Closerie de l’Aqueduc. Il était demandé à l’architecte de proposer deux visions de ce que serait une nouvelle génération de pavillons à Mennecy. Car les lotissements pavillonnaires, c’est la spécialité de l’agence créée par Lionel Blancard de Léry. Localisée rue Vaugirard, les projets de logements de l’agence sont tous implantés en deuxième couronne parisienne, il maîtrise l’exercice et ses sujets. En s’appropriant les discours habitants vus précédemment, l’agence exprime spatialement les désirs des menneçois de posséder un pavillon à la distribution claire, où l’intimité est préservée et où l’appropriation est libérée.
36
«Union des Villages Expo», sur uniondesvillagesexpo.fr, 2018
En ce sens, il a été décidé de construire au tout début du chantier de la Closerie de l’Aqueduc, un pavillon témoin. Le promoteur, France Pierre, avait à coeur de pouvoir proposer à ses clients une expérience réelle du pavillon acheté sur plan. Dans le sillon des Villages Expo, le pavillon témoin est minutieusement réfléchis pour permettre aux visiteurs de se projeter dans leur vie de famille, sans concession par rapport à l’achat d’un logement ayant déjà été habité et approprié auparavant36. Il a donc été choisi de construire le modèle le plus grand et le plus audacieux du catalogue : la contemporaine. Massive, tangible, elle conclut invariablement les discussions avec l’agent de vente du lotissement, Alexandre Mouton. Cette organisation du rendez-vous permet dans un premier temps de prendre connaissance des informations techniques attenant au pavillon : les surfaces, les matériaux, les garanties, les facilités d’achat. Les plans qui sont présentés lors de ces moments de vente, impersonnels et décontextualisés, ne permettent pas complètement 49
Stratégies pavillonnaires
à l’acheteur de comprendre la spatialité de son futur achat. C’est donc après un échange autour de documents nébuleux que la visite se poursuit dans le pavillon témoin. Pensé en collaboration avec des professionnels de home staging, le pavillon témoin doit pouvoir être le support d’un imaginaire qui dépasse l’ameublement existant. C’est avant tout les volumes des pièces, leur clarté et leur versatilité que la décoration est censée révéler. Arrivé en France par des émissions grands publics37, le home staging vise à valoriser par l’ameublement un bien immobilier dont l’apparence empêche la projection du visiteur dans un futur d’habitant et qui en ralentit l’achat. Appliqué au pavillon témoin, les professionnels de la discipline s’attachent à proposer des espaces neutres, susceptibles de plaire au plus grand nombre38. C’est en cela que les études menées par les promoteurs sur les goûts des menneçois servent jusque dans le choix des luminaires. C’est en étudiant la psychologie du futur acheteur et en adaptant le produit à ses goûts que le promoteur peut espérer concrétiser une vente rapide. Les paramètres du goût collectif présenté plus tôt sont ainsi utilisés pour proposer un pavillon sur lequel l’acheteur va pouvoir projeter ses désirs d’appropriation. Car dans un second temps, la maison devient une forme déclinable aux multiples paramètres que le futur habitant va pouvoir adapter à son goût. Après signature, les nouveaux propriétaires sont invités dans les showrooms des promoteurs, où un nouveau degrés de customisation leur est proposé. Pour Kareen, toutes ces options lui ont été proposées au rabais voire offertes, car elle s’est décidée à acheter son pavillon au tout début de la viabilisation du terrain. L’agent de vente avait à ce moment là pour objectif de faire rentrer rapidement de l’argent dans les caisses du chantier, donc Kareen « a vraiment pu se faire plaisir »39.
37
Stéphane Plaza, Maisons à vendre, prod. Reservoir Prod, diffusée sur M6 depuis décembre 2007 38
Pascale Krémer, «Le business du home staging», sur lemonde.fr, octobre 2015
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Extrait de l’entretien avec Kareen Lebreton, habitante de la Closerie de l’Aqueduc, 30 novembre 2019
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Stratégies pavillonnaires
Situé sur les Champs Elysées, le showroom Nexity présente un grand choix d’éléments, allant des luminaires au modèle de lave-vaisselle, de la couleur des murs au type de parement extérieur, du tissu des rideaux au modèle de vasque de la salle de bain. De l’électroménager au petit mobilier, le showroom s’apparente à un magasin Ikéa dont les prix sont négociables40. Conseillés par des décorateurs, l’espace d’exposition est censé permettre aux nouveaux habitants de s’approprier les lieux dès leur arrivée, en reconnaissant ainsi des produits qu’ils ont eux-mêmes choisis. Cette possibilité, très appréciée des retraités et des jeunes couples avec enfant, leur permet d’arriver chez eux clef en main, déménagement inclus. Kareen avait d’ailleurs opté pour cette solution dans son pavillon précédent, une maison Kauffman dans le lotissement des Kiplings au nord de Mennecy. Mais cette fois-ci, elle avait envie de prendre le temps de trouver ses propres meubles, et de faire en sorte que cette nouvelle maison « lui ressemble vraiment»41
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Extrait de l’entretien avec Alexandre Mouton, agent de vente pour France Pierre, 15 avril 2019 41
Extrait de l’entretien avec Kareen Lebreton, habitante de la Closerie de l’Aqueduc, 30 novembre 2019
Au fil des entretiens, il est saisissant de remarquer l’énergie et les moyens mis en place collectivement par les acteurs de la production du pavillonnaire pour satisfaire un imaginaire à l’échelle individuelle. Sans se préoccuper des critiques dont ils sont l’objet, un ensemble de personnes travaille ardemment dans leurs bureaux et dans leurs baraques de chantier pour faire du goût du pavillonnaire, une réalité.
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StratĂŠgies pavillonnaires
Le pavillon tĂŠmoin visite du 15 avril 2019 52
StratĂŠgies pavillonnaires
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CRITIQUES PAVILLONNAIRES
J’ignorais à quelle distance je me trouvais de Paris ; autour de 40 kilomètres sans doute, peut-être un peu plus. Après avoir longtemps marché au milieu des champs, je suis arrivé à un golf, puis à un lotissement : j’ai cru que j’étais enfin entré dans la ville, mais de nouveaux champs, des bois sombres et humides et des routes de campagnes désertes sont apparus. J’ai franchi une autoroute en courant, espérant qu’il s’agisse déjà de la Francilienne, puis encore un bois et une nouvelle zone pavillonnaire. Toutes les fenêtres étaient hermétiquement fermées avec des volets roulants électriques anti-intrusion, les traditionnelles persiennes ne remplissant plus depuis longtemps qu’un rôle décoratif. Les seules lumières venaient des rares lampadaires ou des Velux des étages qui diffusaient, dans la nuit noire, leur bleu TF1. On était là dans la France du Prince, celle des petits propriétaires, des jardins grillagés et des chiens agressifs, la France du plastique et des hypermarchés, qui pendaient en décembre des mannequins du père Noël à ses gouttières, qui achetaient l’été des piscines autoportantes et qui laissaient blanchir des jeux d’enfants sur ses petites terrasses ; c’était la France moche des émissions de télé-réalité, non pas celle de la Star Academy ou du Loft, qui passaient en prime time et promettaient la gloire, mais celle de la seconde partie de soirée, celle de Confessions Intimes, de Super Nanny ou du Grand Frère, celle des émissions de déco sans espoir et des relookings compassionnels ; la France de ceux qui n’allaient pas très bien et qui comptaient sur la télé pour aller un peu mieux. Aurélien Bellanger, Le Grand Paris, Paris, éd. Gallimard, 2017
Critiques pavillonnaires
L’enquête autour du lotissement de la Closerie de l’Aqueduc permet d’affirmer que ce qui plaît aux habitants, c’est l’individualité qu’il propose. C’est la maison et son jardin, avec ses limites fixes, qui sert de support à l’expression de leurs idéaux esthétiques et qui satisfait l’appropriation. Ce qui compte, c’est l’unité du logement et le rêve individuel qui lui est associé. Or ce qui semble faire le plus débat, au sujet du lotissement pavillonnaire, ce n’est pas tellement cette aspiration au pavillon mais bien la multiplication de ce modèle. Lors des recherches effectuées pour alimenter le matériel de l’enquête, il est devenu évident que la critique concerne surtout l’échelle urbaine, l’échelle géographique, mais ne concerne que très peu l’échelle habitante. Il est particulièrement marquant de passer du rêve évoqué par la parole habitante, où le pavillon est isolé dans la nature que représente son jardin, à la réalité de la critique, où cette même nature est phagocytée par le modèle du pavillon qui se multiplie42.
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« Les pavillons ne sont pas des maisons d’architectes pour la bonne raison qu’un pavillon est construit de manière répétitive et que même si chacun se projette de manière individuelle dedans, il reste la copie d’un autre. C’est de là que naît l’angoisse. » Intervention de Philippe Trétiack, dans Caroline Broué, «Les zones pavillonnaires», La Grande Table diffusée sur France Culture le 16 mai 2012, 27 minutes
Montré du doigt par les journaux intellectuels parisiens, enseigné comme une dérive du système dans les écoles d’architecture, le lotissement pavillonnaire est décrit via des chiffres, des pourcentages, des surfaces consommées… Comme une somme de problème à régler. Pour dépasser ce stade paralysant de la recherche, il a été nécessaire de se nourrir de références et de documents de tous bords. De la presse locale au colloque universitaire, de l’article acerbe au podcast de débat, du documentaire filmé au roman de fiction ; une mine de ressources formant un corpus dont l’analyse permet aujourd’hui de mettre en évidence l’existence de ce que l’on pourrait appeler les trois stades de la critique pavillonnaire.
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Critiques pavillonnaires
le rêve le pavillon isolé au milieu de la nature
la réalité la nature phagocytée par la multiplication du modèle pavillon
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La critique académique Dans un premier temps, la critique académique. Lancé par Richard Hoggart en 1970, le regard théorique se penche pour la première fois sur le goût dit populaire43. Alors plébiscité par la classe ouvrière, les pavillons font l’objet d’un regard attentif des sciences sociales françaises. Globalement, les sociologues s’intéressent aux conséquences des politiques économiques en faveur du logement individuel sans pour autant se pencher sur ses conséquences en matière d’esthétique habitante. Aux Etats-Unis, le phénomène lotissement a déjà de la bouteille et les architectes se piquent du sujet. Robert Venturi et Denise Scott Brown enclenchent déjà la phase pédagogie autour du pavillonnaire avec un workshop resté dans les annales, Learning from Levittown en 1970 à l’école d’architecture de Yale44. Leur apport au débat est conséquent, notamment dans la volonté sous-jacente de vouloir étudier une culture perçue comme populaire pour faire avancer le regard de la culture savante. En France, au moment inédit où la construction de logements individuels dépasse en nombre la construction de logements collectifs45, une recherche lancée par l’Institut de Sociologie Urbaine se prépare. Sous la direction de Nicole Haumont et Henri Raymond, sociologues toujours, l’habitat pavillonnaire prend pour la première fois ses marques dans le paysage de la recherche architecturale. Dans l’ouvrage qui en résulte46, ils proposent un découpage des entretiens réalisés en fonction des pièces de la maison. Cette étude traduit pour la première fois la pratique spatiale du pavillon racontée par ses habitants. S’ensuivent de nombreux écrits sur la dimension urbaine et territoriale du lotissement mais cette étude fait date, encore aujourd’hui, sur la dimension architecturale du domicile pavillonnaire. L’étude va même plus loin en proposant une analyse freudienne
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Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, éd. Les Editions de Minuit, coll. Le Sens Commun, 1991 (original : 1970) 44
Beatriz Colomina, «Learning from Levittown : a conversation with Robert Venturi and Denise Scott Brown», sur scribd.com, octobre 2007
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Myriam Elhadad, Rêve pavillonnaire, les dessous d’un modèle, prod. Sara Brücker, Tancrède Ramonet, diffusé sur France le 5 janvier 2020, 69 minutes 46
Nicole Haumont, Henri Raymond, L’habitat pavillonnaire, Paris, éd. L’Harmattan, coll. Habitat et Sociétés, 2001 (original : 1966)
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Critiques pavillonnaires
de la relation entre le pavillonnaire et ses habitants. Le ça, le moi et le sur-moi lient inextricablement le propriétaire et sa maison, pour des raisons qui vont bien plus loin que la simple explication économique. Ils évoquent une véritable idéologie du pavillonnaire.
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En parallèle de cet intérêt (circonscrit au milieu académique) pour le développement du pavillonnaire, le phénomène du périurbain se répand autour des villes nouvelles dans la plus grande confidentialité. La notion de rurbanité puis de périurbanité ne va réellement émerger que dans les années quatre-vingt mais reste une observation d’un oeil de géographe porté sur le paysage français. Ce n’est qu’en 1996 que le périurbain ne devient une catégorie officielle de l’INSEE. Pour autant, il n’existe pas de réelle définition spatiale du périurbain, ni même de définition sociale claire qui s’y rattache. Tantôt espace-type des classes moyennes, tantôt espace des nouvelles relégations et marginalisations, tantôt espace refuge des happy fews47, le périurbain est en fait un peu tout cela à la fois, selon des combinaisons très variées d’un contexte à l’autre48. Et c’est en cela que réside la manne dont se saisissent les détracteurs de l’habitat pavillonnaire, dans ce flou statistique où tout et son contraire peuvent être dénoncés.
48 Martin Vanier, «Dans l’épaisseur du périurbain», in Espaces et sociétés, 2012
Se dit d’un petit groupe de personne considérés comme privilégiés dans le choix de leurs décisions, sur universalis.fr
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La critique médiatique Dans un second temps, la critique médiatique. C’est au début des années quatre-vingt-dix que l’on voit la notion de périurbain passer de la sphère académique à la sphère médiatique49. Des journaux de tous les bords politiques, des reportages télévisés présentent en grands termes flous cette nouvelle urbanité tantôt présentée comme la ville qui s’étale, tantôt comme de la campagne qui se repeuple. La plupart des critiques médiatiques sont fondées sur la dénonciation du modèle pavillonnaire comme quelque chose de contraire au développement durable. Un développement durable qui impliquerait un retour à la vraie ville, du moins à sa densité. Un développement durable où la campagne serait dévolue à l’agriculture devenue raisonnable. Dès lors, si le logement est géré par la ville dense et l’approvisionnement de celle-ci gérée par le rural, l’existence d’un entre-deux devient obsolète : le périurbain devient obsolète50.
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Gérald Billard, Arnaud Brennetot, «Le périurbain a-t-il mauvaise presse ? Analyse géoéthique du discours médiatique à propos de l’espace périurbain en France», sur journals.openedition. org, 25 avril 2010
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Martin Vanier, «Dans l’épaisseur du périurbain», in Espaces et sociétés, 2012 51
Jean-Luc Debry, Le cauchemar pavillonnaire, Paris, éd. L’Echappée, coll. Pour en finir avec, 2012
C’est là qu’intervient la critique médiatique sous sa forme la plus populaire. Qui emploie un lexique très virulent, s’assurant là une médiatisation maximale. « Cauchemar », « enfer », « tuer ses villes », « France moche », « HLM à plat », « prisonniers volontaires » sont les termes employés par une critique citadine voire majoritairement parisienne. Le pavillon est vu par la classe intellectuelle comme la manifestation d’une idéologie politique, esthétique et éthique qu’elle rejette en bloc. En dénonçant une forme de fausse bonne conscience, une nécessité de bien présenter, l’idéologie encouragée du jeunisme, une organisation artificielle de la convivialité, le développement de nouvelles formes d’organisation du travail et la soumission librement consentie à une hiérarchie51, l’attaque engagée par Jean-Luc Debry envers le pavillonnaire va même jusqu’à une certaine facilité 60
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polémique. Tout y est superposé, l’habitant n’est jamais autant fusionné avec son logement qu’à ce moment-là. Les figures de style s’enchaînent, allégorie, antiphrase, emphase, hyperbole, ironie, métonymie, personnification… Pour montrer à quel point « le pavillon fait peur »52.
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Il faut peut-être alors revenir à la notion de goût. Les avis excessivement subjectifs exprimés ainsi seraient ce que Pierre Bourdieu analyse comme un outil d’oppression des classes dominantes (supposément détentrice du bon goût) sur les classes dominées (accusées de mauvais goût). La classe dominante ici analysée utilise les médias de masse comme la presse, la télé ou la radio pour s’adresser aux principaux consommateurs de ce type de médias, les habitants desdits maisons individuelles. Ainsi les auteurs de cette critique parviennent à diffuser ce que Bourdieu nomme leur sens commun esthétique53 qui paralyse toute réponse pouvant émaner d’une population qui ne maîtrise pas ces outils de communication.
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Intervention de Myriam Marzouki dans Caroline Broué, «Les zones pavillonnaires», La Grande Table diffusée sur France Culture le 16 mai 2012, 27 minutes Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, éd. Les Editions de Minuit, coll. Le sens commun, 1979
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La critique académique 1
L’habitat pavillonnaire, Haumont, Raymond The Levittowners, Gans, 1967 3 La culture du pauvre, Hoggart, 1970 4 Learning from Levittown, Venturi, Scott Brown, 1970 5 Le pavillon stigmatisé, Magri, 2008 6 Dans l’épaisseur du périurbain, Martin Vanier, 2012 2
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La critique médiatique 7
Architecture, choix ou fatalité, Krier, 1996 Prisonniers volontaires du rêve américain, Degoutin, 2006 9 Comment la France est devenue moche, Jarey, Remy, 2010 10 Le cauchemar pavillonnaire, Debry, 2012 11 Tous propriétaires ! L’envers du décor pavillonnaire, Lambert, 2015 12 Comment la France a tué ses villes, Razemon, 2016 8
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La nouvelle critique C’est alors qu’apparaît, en contre-point de la critique médiatique massivement négative, la nouvelle critique. Elle est portée par des natifs du périurbain, issu de la troisième voire de la quatrième génération d’habitants des lotissements et qui ont pu, grâce à la logique d’ascension sociale, accéder à la critique académique. Très inspirés par cette dernière, les porteurs de la nouvelle critique utilise des moyens de diffusion plus populaires, du moins plus accessibles que la critique académique. De part leur origine périurbaine, ils communiquent d’une manière plus sensible ce qui pour eux représente la réalité du pavillonnaire. Cette nouvelle critique permet de défendre un regard propre au mode de vie périurbain et de le revendiquer ainsi comme culture. Par le roman, le cinéma, la nouvelle, la photographie, ces regards donnent au pavillon l’occasion de défendre sa légitimité.
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Xavier de Jarcy, Vincent Rémy, «Comment la France est devenue moche», sur télérama.fr, 12 février 2010 55
Eric Chauvier, Contre Télérama, Paris, éd. Allia, 2011 56
Frédéric Ramade, Ode pavilonnaire, prod. Contre Allée Distribution, France, 2008, 50 minutes
Un article du très parisien magazine Télérama fait date, avec un titre expressément provocateur54 et qui fera réagir l’anthropologue Eric Chauvier55. Sa manière d’écrire et de rendre compte de ses enquêtes lui permet de répondre à l’article accusateur tout en s’adressant au lectorat périurbain. Cette volonté d’être compris et assimilé par le milieu que l’on défend dénote une posture radicalement inverse de ce que proposait jusqu’alors le ton accusateur de la critique médiatique. Emprunt de souvenirs personnels, la production de la nouvelle critique réussit à révéler la parole habitante de manière moins frontale. Le documentaire de Frédéric Ramade est construit comme une récitation d’un texte écrit. On comprend par ce parti pris du réalisateur que les protagonistes (sa propre famille) ont rédigé et sont donc convaincus de ce qu’ils énoncent56. En opposition avec une pratique d’interrogations sur le vif de personnes 64
Critiques pavillonnaires
n’ayant pas pour habitude d’interagir avec les moyens d’enregistrement et qui sont donc prises au dépourvu devant la question. Ce nouveau regard mêle différents courants artistiques, littéraires, musicaux et se présentent comme la seule voix émanant réellement des intérieurs du pavillon. La discipline architecturale quant à elle, sort doucement de sa léthargie. Avançant encore bien souvent derrière le bouclier des arguments de l’échelle urbaine, certains praticiens se requestionnent sur l’échelle du chez-soi, l’échelle domestique du périurbain57. Car le lotissement pavillonnaire a besoin du regard et de l’attention de la profession : les émanations artistiques de la nouvelle critique montrent bien que le pavillonnaire est en demande d’une reconnaissance par la société et par extension, un adoubement par la mémoire collective58. En reconnaissant le pavillon comme logement valable, la profession architecturale gagnerait à être entendue. Et cela commence par entendre le désir de plus de quarante millions de Français à se sentir bien chez-soi.
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Contributeurs, Grand Débat National, pour l’architecture dans les territoires et les villes, 8 mars 2019 58
Sabri Bendimérad, «Vers une architecture des basses densités hautement soutenable», in Densifier, dédensifier : penser les campagnes urbaines, dir. JeanMichel Léger, Béatrice Mariolle, Marseilles, éd. Parenthèses, 2018
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IMAGINAIRES PAVILLONNAIRES
Ce mémoire se positionne en continuité de la découverte de cette nouvelle critique dans le paysage de l’analyse du périurbain et de son mode d’habiter privilégié, le pavillonnaire. C’est en proposant une plongée dans le logement, dans le chez-soi, que ce mémoire entend apporter au débat le regard croisé d’une menneçoise étudiante en architecture. C’est dans une démarche curieuse et sensible, en requestionnant un jugement a priori négatif vis à vis du lotissement et de ce qu’il dit de notre société que s’est fait ce travail. Cette approche a été inspirée par le travail de Camille Michel, architecte et artiste traitant du périurbain, et qui se questionne lui-même sur la manière de retranscrire la vie pavillonnaire. Par le biais sans doute de l’affectif, du quotidien et de l’épaisseur des souvenirs de l’habitant ayant grandi en ces lieux59, il propose d’autres formes de représentations de la vie pavillonnaire pour alimenter les imaginaires qui lui sont associés.
59
Camille Michel, Les Douets, sur lesdouets.fr, 2019 60 Chantal Jaquet, Les transclasses ou la nonreproduction, Paris, éd. PUF, 2014
C’est peut-être la conclusion qu’il faut tirer de ce mémoire. Réussir à trouver comment un regard d’architecte apprend d’un regard habitant. Au sein d’une même personne, qui a presque le sensation de trahir sa race60, à qui l’on apprend à haïr pour mieux réinterpréter son origine urbaine. C’est en cela que le regard doit être rééduqué, après avoir vécu le conflit entre le sentiment d’avoir aimé une typologie de logement reniée par les études d’architecture. Orienter le regard, faire remonter des sensations qui vont instruire une pratique de l’architecture différente. C’est donc sous forme d’un atlas non exhaustif, pour se laisser imprégner par les imaginaires pavillonnaires, que se conclut ce travail. Pour peut-être se laisser envahir par le goût du pavillonnaire et laisser ainsi sa chance à la culture périurbaine. 67
ATLAS
de la culture pavillonnaire
Camille Michel, Souvenir, 2018
Camille Michel, Pavillon tĂŠmoin, 2018
Vincent Fillon, PorositĂŠs de passage, 2017
Bruno Fontana, Typologies, 2017
Quatre murs et un toit Un terrain vague, de vagues clôtures Un couple divague sur la maison future On s’endette pour trente ans, ce pavillon sera le nôtre Et celui de nos enfants corrige la femme enceinte Les travaux sont finis, du moins le gros œuvre Ça sent le plâtre et l’enduit et la poussière toute neuve Le plâtre et l’enduit et la poussière toute neuve Des ampoules à nu pendent des murs, du plafond Le bébé est né, il joue dans le salon On ajoute à l’étage une chambre de plus Un petit frère est prévu pour l’automne Dans le jardin les arbres aussi grandissent On pourra y faire un jour une cabane On pourra y faire un jour une cabane Les enfants ont poussé, ils sont trois maintenant On remplit sans se douter le grenier doucement Le grand habite le garage pour être indépendant La cabane, c’est dommage, est à l’abandon Monsieur rêverait de creuser une cave à vins Madame préférerait une deuxième salle de bain Ça sera une deuxième salle de bain
Les enfants vont et viennent chargés de linge sale Ça devient un hôtel la maison familiale On a fait un bureau dans la p’tite pièce d’en haut Et des chambres d’amis, les enfants sont partis Ils ont quitté le nid sans le savoir vraiment Petit à petit, vêtement par vêtement Petit à petit, vêtement par vêtement Ils habitent à Paris des apparts sans espace Alors qu’ici y’a trop de place On va poser, tu sais, des stores électriques C’est un peu laid c’est vrai, mais c’est plus pratique La maison somnole comme un chat fatigué Dans son ventre ronronne la machine à laver Dans son ventre ronronne la machine à laver Les petits enfants espérés apparaissent Dans le frigo, on remet des glaces La cabane du jardin trouve une deuxième jeunesse C’est le consulat que rouvrent les gosses Le grenier sans bataille livre ses trésors Ses panoplies de cow-boys aux petits ambassadeurs Qui colonisent pour la dernière fois La modeste terre promise, quatre murs et un toit
Bénabar, « Quatre murs et un toit », Zombo Reco, 2005
Cette maison est en vente comme vous le savez Je suis, je me présente, agent immobilier Je dois vous prévenir si vous voulez l’acheter Je préfère vous le dire cette maison est hantée Ne souriez pas Monsieur, n’ayez crainte Madame C’est hanté c’est vrai mais de gentils fantômes De monstres et de dragons que les gamins savent voir De pleurs et de bagarres, et de copieux quatreheures «Finis tes devoirs», «Il est trop lourd mon cartable» «Laisse tranquille ton frère», «Les enfants, à table !» Écoutez la musique, est-ce que vous l’entendez ? Écoutez la musique, est-ce que vous l’entendez ? Écoutez la musique, est-ce que vous l’entendez ?
Camille Michel, Make Suburbia Great Again, 2019
Camille Michel, The Pilgrims, 2016
affiche de promotion pour le village Levitt France, Mennecy, 1974
exposition Levitt France, une utopie pavillonnaire, Rencontres d’Arles, 2017
Julie BalaguĂŠ, Pursuit of Happiness, 2017
Pierre Huyghe, Streamside Day, DIA Fondation, 2003, 26 minutes
Fabrice Gobert, Les Revenants, prod. Canal+, 2012-2015
Martin Priarollo, sans titre, 2019
Camille Richer, Périphéries, Mennecy, 2017
Tom Drahos, Les espaces pĂŠriurbains parisiens, mission de la DATAR , 1984-89
Livret complétant le mémoire : Le goût du pavillonnaire, affirmation d’une culture périurbaine de Morgane Gernigon
Imprimé le 15 janvier 2020 à Paris
Bibliographie
Ouvrages Olivier Assouly, Goûts à vendre : essais sur la captation esthétique, Paris, éd. Institut Français de la Mode, 2007 Theodor W. Adorno, Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée, Paris, éd. Payot et Rivages, 2003 Thomas Batzenschlager, L’habitant temporaire, petit atlas des mondes intérieurs, Paris, éd. Lemieux, 2015 Jean-Yves Authier, Catherine Bonvalet, Jean-Pierre Lévy, Elire domicile, la construction sociale des choix résidentiels, Lyon, éd. PUF, 2010 Aurélien Bellanger, La Théorie de l’Information, Paris, éd. Gallimard, 2012 Aurélien Bellanger, Le Grand Paris, Paris, éd. Gallimard, 2017 Alain de Botton, L’architecture du bonheur, Paris, éd. Mercure de France, 2007 Pierre Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, éd. Les Editions de Minuit, coll. Le Sens Commun, 1979 Alain Bublex, Alain Bublex, Paris, éd. Flammarion, 2010 Eric Chauvier, Contre Télérama, Paris, éd. Allia, 2011 Mona Chollet, Chez-soi : une odyssée de l’espace domestique, Paris, éd. La Découverte, coll. Zones, 2015 Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architectures, Besançon, éd. De l’Imprimeur, 2004 Jean-Luc Debry, Le cauchemar pavillonnaire, Paris, éd. L’Echappée, coll. Pour en finir avec, 2012 René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Flammarion, 2000 (original : 1637) Nicole Haumont, Les pavillonnaires : étude psychosociologique d’un mode d’habitat, éd. L’Harmattan, 2001 (original : 1966) Nicole Haumont, Henri Raymond, L’habitat pavillonnaire, Paris, éd. L’Harmattan, coll. Habitat et Sociétés, 2001 94
Bibliographie
Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, éd. Les Editions de Minuit, coll. Le Sens Commun, 1991 (original : 1970) Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, éd. PUF, 2014 Emmanuel Kant, Critique de la Faculté de Juger, Paris, éd. Aubier, 2000 (original : 1790) Léon Krier, Architecture, choix ou fatalité, éd. Norma, Paris, 1996 Anne Lambert, « Tous propriétaires ! » L’envers du décor pavillonnaire, Paris, éd. Seuil, coll. Liber, 2015 Jean-Michel Léger, Béatrice Mariolle, Densifier, dédensifier : penser les campagnes urbaines, Marseilles, éd. Parenthèses, 2018 David Lopez, Fief, Paris, éd. Points, 2019 Dominique Lorrain, L’urbanisme 1.0 Enquête sur une commune du Grand Paris, Paris, éd. Raisons d’agir, 2018 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmis les hommes, Paris, Hachette, 1997 (original : 1755) Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, éd. PUF, 2004 (original : 1990) Martin Vanier, « Dans l’épaisseur du périurbain », in Espaces et sociétés, 2012 Voltaire, Candide ou l’Optimisme, Paris, éd. Le Livre de Poche, 1995 (original : 1759) Contributeurs, Les maisons du bonheur, catalogue de ventes aux enchères publiques, Patrimoine Sans Frontières, éd. Institut Français d’Architecture, Paris, 2001
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Bibliographie
Articles, études, rapports Céline Arnold, Le parc de logements en France au 1er janvier 2018, INSEE division Logement, octobre 2018 Bertrand Bissuel, Isabelle Rey-Lefebvre, « Une France de propriétaires », sur lemonde.fr, juillet 2007 Beatriz Colomina, « Learning from Levittown : a conversation with Robert Venturi and Denise Scott Brown », sur scribd.com, octobre 2007 Gérald Billard, Arnaud Brennetot, « Le périurbain a-t-il mauvaise presse ? Analyse géoéthique du discours médiatique à propos de l’espace périurbain en France », sur journals.openedition.org, avril 2010 Jean-Philippe Dugouin-Clément, Plan Local d’Urbanisme de la Ville de Mennecy, juillet 2017 INSEE, Dossier de la commune de Mennecy, septembre 2019 Xavier de Jarcy, Vincent Rémy, « Comment la France est devenue moche », sur télérama.fr, février 2010 Pascale Krémer, « Le business du home staging », sur lemonde.fr, octobre 2015 Anne Lambert, « Les lotissements pavillonnaires du périurbain, des « HLM à plat » ? », sur revue-urbanites.fr, octobre 2015 Alain de Meyere, Le choix de l’habitat pavillonnaire en France, Beauvais, in Les Cahiers de l’Oise, numéro 103, mars 2008 Jouda Prat, Agenda 21 de la ville de Mennecy, octobre 2015 Emilien Robin, « L’imposture BIMBY », in Criticat 12, Paris, 2013 Fanny Taillandier, « Le lotissement comme utopie. Pour une appropriation littéraire et philosophique du lotissement Levitt et ses avatars », sur revueurbanites.fr, octobre 2015 Élisabeth Vasseur, « Création d’un nouveau quartier nature », in Mennecy Actualités, numéro 27, juin 2015 Contributeurs, Grand Débat National, pour l’architecture dans les territoires et les villes, 8 mars 2019 96
Bibliographie
Médias Caroline Broué, « Les zones pavillonnaires », La Grande Table diffusé sur France Culture le 16 mai 2012, 27 minutes Myriam Elhadad, Rêve pavillonnaire, les dessous d’un modèle, prod. Sara Brücker, Tancrède Ramonet, diffusé sur France 5 le 6 janvier 2020, 69 minutes Christophe Gombert, Le périurbain, de ville compacte à ville diffuse, prod. CNRS Image, série Urbanisme Habitat Société, Meudon, 2013, 6 minutes Stéphane Plaza, Maisons à vendre, prod. Reservoir Prod, diffusé sur M6 depuis décembre 2007 Frédéric Ramade, Ode pavilonnaire, prod. Contre Allée Distribution, France, 2008, 50 minutes Régis Sauder, Le lotissement, à la recherche du bonheur, France, Bonne Compagnie, 2006, 52 minutes
Entretiens Lionel Blancard de Léry, architecte associé de l’agence A26BLM, 03 décembre 2019 Jean-Philippe Dugouin-Clément, maire de Mennecy, 12 avril 2019 Jean Féret, opposant au maire, 15 avril 2019 Lucie Fricheteau, cheffe de projet à la SORGEM, 16 mai 2019 Kareen Lebreton, habitante de la Closerie de l’Aqueduc, 30 novembre 2019 Camille Michel, architecte et artiste travaillant sur le périurbain, 17 avril 2019 Alexandre Mouton, agent de vente pour France Pierre, 15 avril 2019 Monique Vollant, présidente de l’association Mennecy et son Histoire, 12 janvier 2019 97
Remerciements Merci à Valéry Didelon, pour la stimulation intellectuelle et le suivi de ce mémoire. Merci à Anne Bossé, pour son exigence et ses conseils avisés. Merci à Dimitra Kanellopoulou et à Soline Nivet, pour la justesse de leur regard extérieur.
Merci à Fanny Primard, pour son écoute et son soutien.
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