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CELTES ANCIENS et le banquet méditerranéen (VIIe-IVe siècle avant J.-C.) Par Stéphane VERGER, directeur d’études à l’École pratique des hautes études

Élément emblématique de la culture méditerranéenne, le banquet est diffusé au nord des Alpes à partir du VIIe siècle av. J.-C. Cependant, si l’on trouve des services de banquet complets de type étrusque dès 600 av. J.-C., la pratique, elle, semble quelque peu différente. ’importation de vin dans le monde celtique ancien n’est attestée qu’à partir du dernier tiers du VIe siècle avant J.-C. et, plus massivement, tout au long du Ve siècle, par la présence dans les habitats de fragments d’amphores de transport, pour la plupart originaires de la cité phocéenne de Massalia, associés à des tessons de vases attiques du symposion, c’est-à-dire de la préparation, du service et de la consommation collective du vin.outefois, la présence de vases métalliques nord-italiques, étrusques et grecs dans les plus riches ensembles funéraires nord-alpins des VIIe-IVe siècles donne une tout autre image de la transmission des usages méditerranéens de la consommation de la boisson alcoolisée chez les Celtes anciens. En l’absence d’analyses de composition du contenu de ces récipients, il est difficile de déterminer s’ils servaient pour le vin ou bien pour d’autres boissons fermentées, comme la bière ou l’hydromel. Quoi qu’il en soit, ils illustrent à la fois l’adoption de certains usages méditerranéens de convivialité par les populations protohistoriques de l’Europe tempérée et leur adaptation aux formes sociales et politiques spécifiques de la convivialité celtique.

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La riche tombe à épée et éléments de char de Frankfurt-Stadtwald date de la première moitié du VIIe siècle avant J.-C. Le service traditionnel de vases métalliques est composé d’une situle et d’un vase à puiser. À la vaisselle de fabrication régionale font place ici des produits importés de l’Étrurie septentrionale : une situle à attaches d’anses arquées et une phiale à filets rayonnants, caractéristiques de la chaudronnerie orientalisante de Vétulonia.

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Quelques lointains échos des usages orientalisants La consommation collective de boissons fermentées existait sans doute au nord des Alpes au second et au début du premier millénaire avant J.-C. À partir du XIIIe siècle, dépôts de bronze et tombes aristocratiques livrent de véritables services constitués de vases de la préparation, du service et de la consommation de la

boisson, destinés parfois à un groupe important de convives. Ce n’est qu’à partir de la fin du VIIIe siècle que quelques vases importés d’Italie viennent se substituer parfois aux pièces de fabrication régionale. Ce sont d’abord des situles, certes produites en Italie septentrionale et centrale, mais selon des procédés techniques issus de la chaudronnerie de l’âge du Bronze final de l’Europe centrale. Elles sont parfois accompagnées de petits vases étrusques qui imitent ceux que l’on importe à cette époque de Méditerranée orientale pour les besoins des milieux aristocratiques florissants des cités de l’Italie centrale tyrrhénienne. Ce sont avant tout des variantes nord-étrusques de phiales godronnées qui ont dû être utilisées dans un


premier temps comme ustensiles de libation ou de consommation cérémonielle lors des premiers contacts directs entre dignitaires du sud et du nord des Alpes, et qui ont ensuite été intégrées dans les services traditionnels de l’aristocratie nord-alpine. La convivialité hallstattienne s’enrichit également d’autres usages d’inspiration méditerranéenne, voire orientale : ceux de la consommation collective de la viande du sacrifice, attestés dans un petit nombre de tombes par des haches, des broches et des chenets en fer ; ceux qui consistent à brûler des essences aromatiques, dont témoigne notamment l’encensoir d’Appenwihr en Alsace, imitation nord-italique d’un objet étrusque orientalisant.

Les premiers services étrusques du banquet au nord des Alpes Jusque dans la seconde moitié du VIIe siècle, ces premiers témoins d’usages méditerranéens de convivialité restent assez isolés au nord des Alpes. Ce n’est qu’autour de 600 qu’apparaissent de véritables services de banquet à l’étrusque. Le cas le plus ancien et le plus complet provient d’un tumulus de Vilsingen en Allemagne du sud. Il évoque précisément ceux qui figurent à la même époque sur les plaques architecturales en terre cuite des premiers « palais » étrusques, à Murlo et Acquarossa par exemple. Certaines pièces sont importées d’Étrurie, comme l’œnochoé et peut-être les plats ; d’autres sont de fabrication régionale, comme les coupes et bols. Tout indique une adoption de la pratique du symposion à l’étrusque, si ce n’est que, de la présence du vin lui-même, nulle trace dans la région à cette époque.

Ci-dessus. Le dépôt de DresdenDobritz en Saxe (XIIIe-XIIe siècles av. J.-C.) contient une petite situle pour préparer la boisson alcoolisée, une passoire pour la filtrer, deux bols hémisphériques et 13 tasses. Ces dernières se distinguent clairement les unes des autres, de telle sorte que chaque convive pouvait aisément reconnaître la sienne. Ci-contre. La « pyxide » d’Appenwihr est une variante nord-italique d’un type d’encensoirs étrusque orientalisant, importée au nord des Alpes au VIIe siècle av. J.-C.

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Les vases métalliques du tumulus de Vilsingen (Baden-Württemberg, première moitié du VIe siècle av. J.-C.), en haut, permettent de reconstituer un service du banquet identique à ceux qui figurent sur les plaques de terre cuite architecturales étrusques du palais de Murlo, en bas. La cruche et les assiettes sont d’origine étrusque, les chaudrons, gobelets et tasse de fabrication régionale.

L’adoption de la pratique étrusque du banquet va de pair avec la diffusion d’autres usages aristocratiques tyrrhéniens dans les plus hautes sphères de la société hallstattienne de l’Allemagne du sud. On en trouve divers indices dans la grande agglomération de la Heuneburg, sur le haut Danube, dont le rayonnement économique et culturel s’étend sur tout le cœur du domaine hallstattien occidental entre 600 et 540. Ainsi, vers le milieu du VIe siècle, on construit dans la ville basse une vaste demeure dont le plan reproduit le plan caractéristique du corps central des palais étrusques contemporains. La grande salle de droite a pu servir de salle de banquet, comme celle d’une des grandes maisons d’Acquarossa. Certains objets témoignent de l’adoption d’autres usages méditerranéens. C’est le cas d’un fragment de miroir mis au jour dans la grande maison de la Heuneburg, et surtout d’une précieuse pièce en ivoire de la grande tombe du Grafenbühl près de Stuttgart, que l’on interLes grandes tombes de la zone d’Asperg près de Stuttgart ont livré une série de vase et de meubles grecs précieux qui équipaient peut-être une somptueuse salle de banquet hallstattienne vers le milieu du VIe siècle av. J.-C. : klinai d’Ionie à décoration d’ivoire et d’ambre, chaudron de la Grande-Grèce et trépiedsupport en bronze, tablette à pieds d’ivoire.

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prète comme une armature d’éventail, cet objet que les femmes étrusques de la haute société exhibaient dans les cérémonies privées ou publiques. Cette « étrusquisation » des pratiques sociales ne touche alors qu’un milieu relativement limité, peutêtre quelques grandes familles concentrées en Allemagne du sud. En dehors de ce milieu, sans doute uni à l’Etrurie par des liens d’hospitalité étroits, il semble que les usages locaux anciens de la consommation collective de la boisson alcoolisée persistent. Ainsi, jusqu’à la fin du VIe siècle, les cruches demeurent très rares et les formes anciennes de situles et de petits chaudrons restent largement en usage.

Mobilier méditerranéen somptueux pour grands banquets hallstattiens Une nouvelle étape dans la diffusion des usages grecs et étrusques du symposion est franchie dans la seconde moitié du VIe siècle, comme le montrent les très riches tombes dites princières des environs d’Asperg dans la région de Stuttgart. Trois de ces sépultures (celles de Hochdorf, du Grafenbühl et du Römerhügel) ont livré une petite série de vases et de meubles du banquet qui n’auraient pas déparé dans les plus riches demeures aristocratiques de la Grande-Grèce ou de l’Étrurie méridionale. Ce sont d’abord les restes de klinai – ces banquettes destinées au banquet couché – ornées d’une marqueterie d’ivoire et d’ambre, sans doute fabriquées dans un des meilleurs ateliers de la Grèce d’orient, peut-être à Milet en Ionie. S’y ajoutent un pied en ivoire provenant d’une tablette-desserte, un important trépied


Les cruches à bec étrusques – connues sous leur dénomination allemande de Schnabelkanne – sont largement diffusées au nord des Alpes au Ve siècle av. J.-C. Ici un exemplaire de Soufflenheim.

support et un grand chaudron orné de statuettes de lions fabriquées dans une des principales cités de la Grande-Grèce. Ces objets prestigieux ne peuvent être considérés comme les témoins d’une large diffusion du symposion dans le domaine hallstattien. Il s’agit sans doute de cadeaux envoyés par quelque interlocuteur méditerranéen à l’occasion d’un événement considérable,

qui ont d’ailleurs pu n’équiper qu’une seule salle de banquet somptueuse. Ils ont été utilisés au cours de banquets donnés par un petit groupe de très hauts aristocrates, mais pouvant réunir de très nombreux convives (le chaudron pouvait contenir plus de 500 litres de boisson). Ces grandes festivités, qui devaient avoir une fonction politique importante, ne répondaient qu’en apparence aux règles du banquet

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méditerranéen : on n’y buvait sans doute pas de vin, mais peut-être une boisson fermentée à base de miel ; on utilisait non des coupes mais de grandes cornes à boire faites de cornes d’aurochs ; on y abandonnait vite la position couchée pour s’assoir en tailleur, à la mode celtique. Le chaudron de Hochdorf pouvait contenir 550 litres de boisson. Les analyses ont montré que, dans la tombe, il était rempli non de vin mais de miel ou d’hydromel. Le vase ne reposait plus sur son trépied d’origine, mais sur un support bas de fabrication locale. Ici la reconstitution moderne de l’objet au Keltenmuseum de Hochdorf.

Les ateliers nord-alpins élaborent aussi au Ve siècle un type spécifiquement celtique de cruche munie d’un bec tubulaire, adapté au service dans les cornes à boire à embouchure étroite. L’exemplaire de la riche tombe de Reinheim en Sarre est orné de compositions complexes incisées sur la panse et de figures monstrueuses sur l’anse et le couvercle.

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Boire le vin au nord des Alpes au Ve siècle ? La diffusion des usages grecs et étrusques de la consommation de la boisson alcoolisée au nord des Alpes n’intervient qu’à la fin du VIe et surtout au cours du Ve siècle avant J.-C. C’est à cette époque qu’apparaissent dans les habitats des tessons d’amphores de transport du vin de Massalia et de vases attiques du banquet, ayant transité par l’Italie du Nord ou la Gaule du Sud. Ces produits sont bien attestés dans les riches habitats de hauteur qualifiés de « princiers », mais aussi dans les grandes agglomérations commerciales et artisanales, comme Bragny-sur-Saône en Bourgogne ou Bourges dans le Centre de la France. C’est aussi à cette époque que les vases en bronze étrusques liés à la consommation du vin se font plus nombreux dans les tombes nord-alpines. On en trouve dans le Centre-est de la France, où ils ont été réutilisés comme urnes cinéraires, mais surtout dans les régions du Rhin moyen, notamment dans la culture, très prospère au Ve siècle, de l’Hunsrück-Eifel. Ce sont généralement des productions assez courantes des ateliers de Vulci, parmi lesquels surtout des cruches à bec (ou Schnabelkannen), des bassins, des stamnoi, mais aussi quelques produits de très bonne qualité, comme amphores et trépieds. Leur présence indique sans doute une certaine connaissance des usages étrusques de la boisson alcoolisée, mais ce n’est là encore qu’une apparence. Dans le détail, on note l’absence des catégories d’ustensiles liées aux nouveaux standards du service du vin, qui apparaissent en Grèce comme en Étrurie vers 500 : louches, cruchons individuels, passoires à main. Les aristocraties nord-alpines ne semblent pas connaître ces innovations, qui sont elles-mêmes liées à un nouveau fonctionnement du symposion grec. Par ailleurs, les cruches étrusques donnent lieu à différentes modifications : on leur ajoute une décoration typiquement celtique, on les transforme en ajustant ensemble des pièces de vases différents, on en fabrique enfin des variantes locales mieux adaptées aux exigences du service de la boisson dans les cornes à boire à embouchure étroite. L’usage de la coupe à anses reste très limité par rapport à celui de la corne à boire ou des gobelets locaux simples. Le vin lui-même a sans doute alors une diffusion relativement limitée : là où les vases étrusques en bronze sont les plus fréquents, dans les régions du Rhin moyen, les amphores de transports sont inconnues ; et une grande cruche celtique d’inspiration étrusque

du Glauberg, en Hesse, à la fin du Ve siècle, contenait bien de l’hydromel et non du vin. Quoi qu’il en soit, cette phase de diffusion du vin ou des vases habituellement associés à sa consommation est de courte durée. Au IVe siècle, alors que les Celtes récemment installés en Italie du Nord s’initient rapidement aux raffinements du nouveau banquet aristocratique étrusque, au nord des Alpes, au contraire, les vases du banquet méditerranéen disparaissent à peu près totalement. À la fin du siècle, les seuls que l’on connaît sont deux coupes à vernis noir étrusques mises au jour dans une tombe de guerrier du Plessis-Gassot en Île-de-France, copies conformes de celles que livrent les nécropoles celto-étrusques du pays Boïen, autour de Bologne. Peut-être ont-elles justement été rapportées de là-bas au gré d’un des nombreux déplacements de groupes militaires celtiques qui caractérisent cette époque : témoins isolés d’une époque où les Celtes nord-alpins semblent avoir oublié, pour plus de deux siècles, ce que signifie boire à l’étrusque ou à la grecque.


Dans la seconde moitié du Ve siècle, les ateliers celtiques fabriquent des variantes locales de la Schnabelkanne étrusque. Ces vases, comme celui qui a été récemment mis au jour dans une tombe du Glauberg en Hesse, sont adaptés aux exigences du service de la boisson alcoolisée au nord des Alpes : ils sont plus grands, ils ont un bec plus fin et sont très richement décorés de compositions de premier style celtique.

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