Multiprise #24

Page 1

Courants artistiques en Midi-Pyrénées

24 - Octobre 2012 - Gratuit



Recette du « Bouillon de Culture » façon Multiprise

Directeurs de publication Paul Ferrer William Gourdin william@revue-multiprise.com Rédacteurs en chef Didier Marinesque, Fabien Cano Rédacteurs intervenants Ramon Tio Belido, Manuel Pomar, Nicolas Gout, Nathalie Thibat, Amandine Doche, Erika Bretton, Fabienne Tabard, Elise Costa Graphiste Thomas Deudé t2d@donoteat.fr Photographe Olivier Schaffart contact@revue-multiprise.com www.revue-multiprise.com Remerciements Ida Jakobs, Thierry Talard, Carmen Martinez, Mélissa Kieny, Claire Alchié, toute l'équipe du Hangar, Nicolas Pujos, Marjorie Calle, Jérôme Quercia. Manon, Vanina, Laurent, Romain, Doudou.

La revue Multiprise est soutenue par la

Prestataire Audiovisuel 05 61 19 08 68 - www.iecevents.eu

Sachez-le, un bon « bouillon de culture » mérite attention et savoir-faire. Aussi est-il bon de rappeler à nos « Grands Chefs » quelques bases dans l’élaboration de ce mets bien appréciable en ces mois d’automne. Notre dossier s'y attache, et voici quelques conseils préliminaires qui vous permettront de survivre à ces temps de disette budgétaire. Mesdames, Messieurs, préférez cultiver vos légumes sur une terre saine, en extérieur ou dans des serres aérées et lumineuses. Leur saveur n’en sera que renforcée. Ils inspireront les plus belles compositions. Ils surprendront vos papilles et vous guideront peut-être vers ces mondes nouveaux où vous pourrez vous laisser porter vers de surprenants travers… Dans une marmite, versez une eau riche et claire dans laquelle vous viendrez délicatement les plonger. Salez et poivrez afin d’en révéler le goût. En laissant le couvercle, faites cuire à feu doux le temps nécessaire. Le « bouillon de culture » demande patience et expérimentation. Il n’aime pas la frénésie de la société du spectacle, le vite fait mal fait, l'à peu près. Enfin, filtrez le bouillon et dégraissez-le en le passant au papier absorbant puis laisser-le refroidir. Le dégraissage est bien entendu l’opération la plus délicate car vous obtiendrez soit un bouillon maigre -pauvre en goût- soit, au contraire, un velouté fin et léger en bouche qui vous transportera et vous fera saliver jusqu’à la prochaine louche. Pour finir, faites remonter en température pour le servir très chaud dans des tasses immaculées. Cet écrin le sublimera et vous donnera la force de surmonter les remous chaotiques dans lesquels on tient à nous maintenir. Oui, c’est vrai, nous aimons le bon « bouillon de culture », et nos découvertes dans ce nouvel opus en sont encore une fois le paradigme. Votre Multiprise vous permettra d’en apprécier la substance. Bonne digestion. Nous nous retrouverons au Printemps. On ne fait pas de bons bouillons avec des poules maigres. (proverbe turc)

La rédaction I.S.S.N. : 1778-9451 Toute reproduction du titre, des textes et des photos sans autorisation écrite est interdite. Les documents présents dans la revue ont été reproduits avec l’accord préalable du photographe ou de l’envoyeur. Photos non contractuelles. 3


GráfikaArt urbain EXPOSITION

du 14 novembre au 21 décembre

COURS D’ESPAGNOL > généraux > intensifs > à la carte > spécialisés MÉDIATHÈQUE HISPANIQUE > livres > revues, journaux… > DVD : films et documentaires > CD de musique DELE > Diplôme d’Espagnol Langue Étrangère

Instituto Cervantes - 31, rue des Chalets - 31000 Toulouse - 05 61 62 80 72 www.toulouse.cervantes.es

ns

a ed

c

n no

e s i pr

n

a tre

Vo

i t l u

M

z notre Demande

contact@

revue-mu lt

brochure

iprise.com


En couverture : Gaël Bonnefon Sans titre, Extrait de la série About Decline

Dossier bouillon de culture

31 Les vacances de M. Guiraud

6 Feuilles d'automne 10 Édicule ? 14 Allo ? C'est les noiraudes... 17 HLM Jean-Luc Favéro ou une résidence à Caza d’Oro

Temple, 2012. Sculpture en pin des Landes

21 Court-jus Gaël Bonnefon

34 Florence Carbonne : Turbulences

25 Une partition à seize mains et soixante doigts

36 Nouvelle pour enfants dépressifs & alcooliques 2/3

28 « L’Histoire est à moi ! » : Alain Josseau et la guerre

37 Branchement en série Quentin Guillard

People leads. These truths there which tear the silence of habits. détail

40 Flash


Feuilles d’automne

Depuis quelques années, nous vivons une politique de l’événementiel qui s’affiche comme la solution à toute politique culturelle en ce qui concerne les arts visuels. Il n’y a qu’à prendre acte, pour le seul hexagone, de l’implantation d’une biennale de longue date à Lyon, plus récemment à Rennes, d’Estuaire à Nantes et au fil de la Loire, des manifestations estivales en région Languedoc Roussillon, des Monumenta (a priori en danger selon les déclarations récentes de l’actuelle ministre de la culture) ou de la récente Triennnale transposée au Palais de Tokyo pour Paris, etc… Pour Toulouse, c’est bien entendu le Printemps de Septembre qui fait office d’exemplarité ponctuelle, depuis que cette manifestation a délaissé Cahors où elle se produisait initialement. Faut-il se féliciter de ces changements notoires, qui ne sont pas sans retombées médiatiques ou populaires, mais qui ne s’accomplissent pas non plus sans quelques coupures dans les budgets auparavant destinés à des institutions ayant une programmation permanente d’expositions ? Il est sans doute à la fois trop tôt et trop tard pour répondre à une telle question. Il est par contre possible, en l’état, d’analyser les raisons de cette prolifération et de sa préférence à d’autres solutions soi-disant plus coûteuses ou pérennes. Il y suffit d’égrainer une succession d’évidences qui tissent déjà un historique des politiques culturelles que connaît la France depuis une trentaine d’années, soit depuis 6

les réformes instaurées par le pouvoir socialiste et l’arrivée de Jack Lang Rue de Valois. La création d’un instrument tel que la Délégation aux Arts Plastiques a été la preuve de l’attention prioritaire prêtée à la création contemporaine. Les réformes qui en ont surgi ont été pensées en effet pour tout à la fois asseoir et consolider des outils de promotion et de diffusion de l’art, et en décentraliser les organes de gestion et de financement. L’instauration des FRACs dès les toutes premières années de la décennie 80, suivie de près de la labellisation des Centres d’Art puis de la mise en place des Commandes Publiques, en sont la preuve éclatante et manifeste. Las, entre les intentions initiales et l’évolution de ces instruments, joints aux réticences ou aux politicailleries souvent corporatistes des élus de tous bords, sans compter les attaques désordonnées du corps des conservateurs et de la Direction des Musées de France, l’utopie a connu bien de vicissitudes et d’aménagements, la conduisant à une réalité hétérogène et parfois absurde ou inopérante. Les raisons à ces errements et à ces difficultés d’adaptation sont aussi à vérifier auprès d’un phénomène largement plus global, affectant tout à la fois l’artistique et l’économique, et qui reste le postmoderne. Sans guère s’y attendre, la coupure fondamentale que représente ce changement radical dans la production artistique, la « démocratisation » qu’il semble instaurer et l’engouement spéculatif qu’il provoque, ont totalement changé les donnes. C’est comme si les nouvelles orientations de l’art étaient venues


bouillon de culture

contribuer aux directions politiques de sa plus grande distribution et disponibilité, dans une emphase complice et bienvenue. Dans le même temps, et comme pour confirmer cette (r)évolution, le phénomène croissant des grandes expositions/manifestations s’est également développé, confirmant l’attrait grandissant d’un « grand public » jusqu’ici plutôt indifférent aux propositions qui lui étaient faites. L’histoire, bien que récente, de ces établissements, est ancrée comme faisant partie des institutions hexagonales, et leurs aléas dispersés comme participant d’une logique de la compétitivité inhérente à leur fonctionnement. Dans une telle lecture de la situation, la mise en place d’événements plus ponctuels mais largement plus spectaculaires, vient tout « naturellement » s’immiscer comme indices médiatiques des succès que proposent, soutiennent et financent les municipalités et autres entités démocratiquement représentatives de la population. Du coup, maint FRACs vivotent et pas mal de Centres d’art disparaissent, personne n’osant trop s’interroger sur les « réformes » qu’il s’agirait d’appliquer pour redonner une cohérence à ces instruments, peut-être victimes tant de leur croissance désordonnée que de leur inexactitude statutaire de fait. En l’état, et ainsi énoncé, tout le monde semble néanmoins y trouver son comptant et il ne serait donc que logique de s’en satisfaire. Dans ce concert dysharmonique, le cas toulousain est bien sûr particulier, pour ne pas dire singulier, car se distinguant par une prudence ou une réticence affichées pour l’art contemporain assez notables de la part des équipes municipales - et régionales qui se sont succédées. L’implantation de structures de promotion de la création contemporaine a été réalisée de haute lutte, et, au

Jean-Michel Pancin. Premier plan : Tout dépendait du temps…, installation, 2012 Arrière plan, Série Mur des attentes anonymes (extrait). Courtoisie de l'artiste

bout du compte, sans qu’elles ne soient convenablement dotées des appuis et des outils nécessaires pour leur bon fonctionnement. Je pense en premier lieu ici aux Abattoirs, bien entendu, mais on ne peut ignorer les salles d’exposition de l’école des Beaux-Arts, comme des structures associatives telles que Lieu Commun, le BBB et autres… C’est volontairement que je case dans le même sac un appareil aussi hautement institutionnel que les Abattoirs, qui bénéficie de subventions municipales, régionales et d’Etat, et les autres « cas » signalés. Une telle répartition est symptomatique, pour le moins, du dynamisme inhérent à la mise en place d’instruments promotionnels pour la création –au delà des goûts et des couleurs de chacun- comme de la nécessité de les voir surgir dès lors que le système « global » qui devrait savoir y prêter une attention bénéfique, dysfonctionne ou bégaie. Le début des années 2000 a vu l’arrivée de l’ami des arts DousteBlazy, et presque dans la même foulée, du salvateur Printemps cadurcien, nanti de son baptême automnal pour l’occasion. Quelle que soit l’incongruité d’une telle décision, on ne peut nier qu’elle a été bénéfique et salutaire, offrant l’occasion de présenter un plateau renouvelé et a priori alléchant, qui s’enrichissait entre autres de la garantie de voir débouler vers la Garonne un quarteron de professionnels de l’art « contemporain », qui n’y auraient sans doute jamais mis les pieds sans cela. Autre mention non négligeable : l’événement ne coûte pas grand chose à la municipalité accueillante, financé qu’il est par du partenariat privé de haut vol. Bien que d’inégal intérêt, ses livraisons, qui scandent la vie artistique toulousaine depuis une dizaine d’années, suscitent une réception croissante de la part de ce cher « grand public » indéfinissable, mais politiquement rentable à l’heure des comptes des initiatives « culturelles ».

Jean-Michel Pancin. Pelotes, détail Courtoisie de l'artiste 7


La manifestation est fortement bâtie autour de sa présence un tantinet envahissante aux Abattoirs et municipalement plus aisée aux Jacobins, avec en point d’orgue le Château d’Eau pour se souvenir que ses mamelles sont photographiques ; la galerie de l’école des Beaux Arts pour ne renier aucun aspect pédagogique, et l’ancien arsenal du Pont Saint Pierre pour ne pas oublier qu’il est toujours indispensable de savoir ouvrir toutes les vannes à temps. Le reste des partenaires sont « associés » à l’événement, ce qui signifie que chacun peut proposer sa tambouille tout en bénéficiant d’une contribution médiatique non négligeable. Pour quelqu’un qui, comme moi, suit les épisodes printaniers d’assez près, il y a cependant des changements notables que l’on peut enregistrer tant dans sa conception que dans ses orientations. Lorsqu’elle s’empare de l’affaire au tout début de 1990, Marie Thérèse Perrin la poursuit et la cantonne dans son aspect « photographie », ce pourquoi elle en confie les rênes à Régis Durand, en ces temps-là l’un des rares professionnels avertis dans le domaine. Peu à peu, et tout logiquement, les contenus ont changé, et la seule « photographie » s’est vue de plus en plus sujette à installations, enregistrements vidéographiques, ou tout bonnement absente d’innovantes propositions multimédiatiques, en suivant par là un cours du temps qui mérite attention. Pour y réussir, l’équipe du Printemps a eu le flair de confier à de jeunes loups (et louves) curateurs la conception des éditions successives, par tranches de deux années consécutives.

Sculpture exposée dans l'espace public, quartier Saint-Cyprien, Toulouse

8

Pour mémoire, Jérôme Sans et Christine Macel ont proposé des ensembles assez hardis, novateurs, constitués du plus « up to date », à la frange de l’inédit, qu’il était agréable et satisfaisant de parcourir et de découvrir. En un mot, c’était frais, et jusqu’à un certain point pas trop inféodé au marché, aux galeries et aux décideurs trop pesants. La transmutation toulousaine s’est illustrée par un changement significatif et de plus en plus notable. Désormais, les responsabilités de cet événement ont été confiées à des commissaires bien plus « assis », -sinon hautement renommés du moins déjà longuement rodés-, et dont les propositions ont tout logiquement affiché leurs ancrages avec les appareillages institutionnels de tous poils, qu’il s’agisse des financiers de l’art comme de ses médiateurs exclusifs, auxquels on ne peut manquer d’adjoindre les grandes institutions muséales qui avalisent un tel bastringue. C’est ainsi que l’on a eu droit à Marta Gili, dont les seuls mérites restent d’avoir eu la jouissance du département « photo » à la Caixa de Barcelona, avant de n’emporter la direction du Jeu de Paume, au prétexte que ce lieu récupérait les cendres du Centre National de Photographie ; puis à une présence récidiviste de Bustamante, nanti de ses galons vénitiens, et qui s’est appuyé pour ce faire sur Pascal Pique comme prétexte local, puis sur Jean-Pierre Criqui comme sommité parisienne. Ce qu’ils ont proposé n’est franchement ni fait ni à faire, constitué répétitivement d’un inventaire des stars de l’heure, dont les travaux peuvent ne pas être inintéressants du tout certes, mais dont l’assemblage n’ajoute rien, ou si peu, aux autres manifestations (inter)nationales que sont les biennales et autres Manifesta –quoique cette dernière soit objectivement bien plus séduisante–, ratifiant en quelque sorte les faux pas à ne pas commettre pour ratisser les bons points médiatiques. Il aura fallu la sagacité subtile d’un Christian Bernard pour animer salutairement l’affaire lors de sa première livraison, même si son deuxième essai était un brin plus « mollasson » de son propre aveu. Passons sur les deux éditions suivantes qui ont frisé le navrant, et allons de suite au but. Manifestement, le Printemps s’est transformé en un outil banal, assujetti aux commandements de l’heure, qui obligent à produire des réunions balisées par de pseudos « thématiques » édifiantes. C’est dans tous les airs du temps, et ça flatte le bourgeois de savoir qu’il contribue par sa visite à la réparation de tous les maux les plus divers de notre chère vieille Terre, qui n’en finit pas de produire des ignominies. Si le constat prétexté est malheureusement vrai, les méthodes pour y remédier sont souvent assez imbuvables et excusent le pire et le meilleur sous couvert du label artistique. (Je reviens de Cassel dont il y aurait fort à dire à ce sujet, gageons que ce soit pour une prochaine fois !!). En termes de contenus, le Printemps est un brin plus soft que bien d’autres machineries internationales, c’est certain, mais les rouages de sa constitution sont plutôt similaires.


De là la plus value qu’il représente. Lorsque l’affaire devient « spectaculaire » et qu’elle prétend divertir le commun autant que distribuer des leçons, c’est tout bénef, tant pour les bailleurs que pour les organisateurs. Il semble alors légitime de lui donner priorité, puisqu'à lui seul cet événement absout l’investissement pour d’autres propositions qui perdent de leur importance (y compris électorale !), et qu’il remplit amplement les on-dit et les rumeurs d’une politique des arts visuels soi-disant culottée… J’ai entendu dire que la décision de voir le Printemps se refleurir à la même saison entraînera des changements profonds. Outre que l’envahissant Bustamante en aurait désormais la direction, on verra se constituer une « commission » pour décider de ses contenus et orientations. Pour l’heure, l’empaquetage sous prétexte « thématique » serait abandonné, au profit d’une démultiplication de monographies, distribuées dans les lieux d’accueil habituels à cette manifestation, élargis à d’autres. Les Abattoirs en deviendront le site un tantinet « pilote », mais a priori les autres structures concernées seraient réellement associées à la mise en place et à la gestion de l’événement. N’anticipons pas en l’état, mais une telle information -à prendre avec mille précautions- est plutôt bienvenue. Elle suppose la mise en œuvre d’une proposition qui prend acte, a priori, de l’existence d’un

réseau partenarial local capable d’instaurer un ensemble affichant l’autonomie conceptuelle des engagements propres à chacun, mais cependant réalisée sous l’intelligence d’une lecture idoine de la création artistique actuelle. En un mot, une diversité revendiquée de fait, démontrant une dialectique hétéroclite et professionnelle indispensable. Un changement tel confirmerait que les édiles locaux ont compris –ou accepté – qu’en matière de politique culturelle la moindre des choses consiste à accepter démocratiquement que la diversité des acteurs qui constituent un pan de l’activité sociale de la cité soit non seulement prise en considération, mais également associée à sa viabilité. Wait and see, mais ce n’est pas quelque Novela ou autres légères mais très éphémères manifestations publiques qui peuvent prétendre constituer une politique culturelle de fait ; laquelle demande une attention permanente et soutenue, et la coopération manifeste de tous les professionnels qui l’animent. Ramon Tio Bellido

McDermott & McGough Late night #13: Elizabeth Taylor, 1967 (2008) Courtoisie Galerie Jérôme de Noirmont

9


Édicule ?

Nicolas Milhé, Respublica, 2009, métal, aluminium, ampoules, 270 x 1240 x 150 cm

Collection FRAC Aquitaine, exposition "Dynasty", Palais de Tokyo / Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris

À l'heure de l'expansion des villes 2.0, de l'accélération tous azimuts, l'exposition et les œuvres plastiques maintiennent parfois la qualité de l'inertie physique au service de l'exercice de la pensée. Si Tony Wilson, dans la foulée de son label Factory, ouvre à Manchester le mythique club l'Hacienda, c'est parce qu'il a toujours en tête une phrase lue dans le premier numéro de la revue L'Internationale Situationniste, publiée en 1958. " Maintenant c'est joué. L'hacienda, tu ne la verras pas. Elle n'existe pas. Il faut construire l'hacienda. " En clair, de la nécessité de construire les lieux dont nous rêvons afin d'y développer une vie différente. Certains lieux d'art, certains squats, certaines écoles sont des haciendas. La question de ce lieu commun est primordiale dans cette notion, il est espace de liberté du travail et de liberté de monstration, un endroit de choix et de partage. Ne jamais oublier qu'autour de L'Hacienda, ce n'est pas la pampa mais la ville. Et cet espace urbain est un endroit commun, l'espace public. Un espace qui tend inexorablement à 10

n'être plus qu'un territoire de communication commerciale. Aujourd'hui, les centres-villes deviennent des parcs d'attractions historiques, écrins de choix à la force de frappe de marques mondiales en quête d'une hypothétique croissance salvatrice, partout les mêmes pavés, réverbères et enseignes lumineuses. Le message est simple. Cette ville, zone marchande dans son écrin patrimonial, si elle s'équipe de mobiliers urbains toujours plus standardisés, oublie en dehors de l'éphémère et tonitruant événementiel, d'introduire l'art dans ses murs. Si dans les années soixante les artistes sont sortis dans la rue pour quitter un musée encore sclérosé, aujourd'hui les espaces consacrés à l'art laissent largement toute liberté aux artistes et si la cité est investie elle ne doit pas être considérée comme une simple extension de l'espace de l'art. C'est un espace commun, partagé. Si l'art public est accessible gratuitement comme dans certains lieux de diffusion, il assume cette responsabilité à tous les niveaux. Du commanditaire public, au curator, en passant par l'artiste, chacun s'engage à la mise en place d'un dialogue qui


bouillon de culture

exclut toutefois la justification. La question du contexte se pose ou pas et même hors contexte la préparation en amont ne doit en rien être négligée. L'art dans l'espace public est changeant, mouvant, vivant, c'est pour cela qu'il ne tolère ni approximation ni médiocrité. Toulouse, ville aux mutations urbaines tardives, qui malgré un sous-sol riche en œuvres grâce à la démarche exemplaire de mécénat artistique de son réseau de transport, mérite aujourd'hui d'intensifier le travail d'implantation de l'art en surface. Le désenclavement d'un centre ville recroquevillé sur son plan du Moyen-Âge entraîne une nouvelle appréhension de la cité. L'extension de ces préoccupations à l'échelle de la communauté urbaine intègre les communes limitrophes et permet de dézoomer pour envisager un rayon d'action à l'échelle de la métropole de façon plus globale et concertée. Cette d'évolution de l'espace urbain nous le souhaitons, envisagera en l'associant l'art dès l'origine du projet. Si l'œuvre est intégrée au programme d'aménagement, l'art n'est plus décoration mais devient acteur à part entière du territoire. C'est dans ce mouvement que les habitants peuvent au mieux le rencontrer. Soulignons la magnifique entreprise du collectif formé par Julien Alins, Alexandre Atenza et Laura Freeth qui ont remporté le concours organisé par la Mairie de Toulouse et ERDF, pour l'habillage des transformateurs électriques. Loin d'une notion de décoration ils ont recouvert les fameux édicules mornes et décrépis d'une peinture quasi Néo Géo, chatoyante et rythmique. Le revêtement rugueux prend un coup de jeune et nous rappelle certaines explorations picturales des années

soixante et soixante dix plongeant au plus profond de la signification des notions du motif. Expérience heureuse à double titre, donner à de jeunes artistes les moyens de s'attaquer à une telle échelle et ne pas oublier que l'art même quand il n'est pas décoratif permet de modifier la perception de la ville. N'oublions pas les tentatives contextuelles, immersives et aventureuses d'artistes dans des quartiers comme l'initiative menée par Entrez sans Frapper, que les institutions n'ont pas cru bon continuer à soutenir. Pourtant c'est à cet endroit, dans ce type de démarche que l'art trouve une de ses multiples places, même si jamais il ne doit faire office de pansement social, c'est par une révolution esthétique qu'il donne aux habitants la possibilité de réinterpréter leur propre territoire. Tel, Agoraphobia de Franz West, " l'anneau rose " qui, glissant du parvis des Abattoirs au Jardin Raymond VI offre aux toulousains un tout autre visage. Cette œuvre, en changeant d'emplacement, se révèle nouvelle et est adoptée à juste titre comme un banc se couvrant de graffitis et autres déclarations d'amour. Autre exemple lors de la première édition d'Evento à Bordeaux, l'imposante enseigne lumineuse de Nicolas Milhé, Respublica se sera déplacée en quelques jours, des quais jusqu'au sommet d'un silo dans le quartier en friche des bassins à flots, d'où elle est maintenant visible depuis de multiples points de la ville. La chose publique, l'agora de la république, brille et domine la cité, comme un appel au retour à une démocratie participative qui paradoxalement emprunte les vulgaires atours brillants de la publicité.

Collectif Implémentation, Julien Alins, Alexandre Atenza et Laura Freeth, 2012. Commande de la Mairie de Toulouse et de ERDF. De gauche à droite : Allée de Bellefontaine, rue Avranches 11


Collectif ImplĂŠmentation, Julien Alins, Alexandre Atenza et Laura Freeth, 2012 Commande de la Mairie de Toulouse et de ERDF. Avenue Crampel

12


Pourquoi pas une ville rêvée où l'art, de strate en strate, d'époque en époque, se répond et dialogue, de la statuaire classique à la statuaire contemporaine. Imaginons un parcours où le monstre de Xavier Veilhan, exposé à Tours, tente de nous saisir de ses gros bras ballants, au détour d'une rue nous croyons percevoir à travers les fenêtres d'une maison abandonnée les aboiements d'un chien laissé là par l'artiste David Renault, soudain à la station vélo la plus proche, un olivier en pot à roulettes remplace la bicyclette habituelle et non loin de là, dans une fontaine, des lettres de métal rouillé, d'abord illisibles écrivent au gré de votre heureux déplacement le mot signes. La ville devient fiction, décalage, elle peut surprendre. Ce n'est pas un spectacle, la ville est déjà le lieu

du bruit et de l'inconfort. Pour parler à la ville il n'est pas besoin de lui parler d'elle, une tête de hibou en bois sculpté par l'artiste Laurent Le Deunff y trouve naturellement sa place comme à l'état sauvage... En cette période de grand bouleversement urbain et social, l'art doit renforcer son rang dans la ville pour offrir à ses habitants la richesse d'une ambition artistique qui sans jamais faire l'économie de choquer serait intransigeante dans ses choix concertés...

Manuel Pomar

Fabien Cano & Thomas Deudé, Signes, 2010, métal © Photo : Do not eat

13


Allo ? C'est les noiraudes...

Toulouse accueille la Cow Parade, présentée comme « l’une des plus grandes manifestations d’art de rue internationale »1 dont le but est de « promouvoir l’art et le commerce dans la ville ». Le principe : des vaches en fibre de verre sont « parrainées » par des entreprises de la région Midi-Pyrénées, « qui font intervenir des artistes de leurs choix afin de les décorer » Après un week-end d’exposition place du Capitole, les vaches sont dispersées dans les « zones d’affluence » de la ville. Enfin, les vaches sont vendues aux enchères au profit d’associations caritatives. 14


bouillon de culture

à cette occasion, un débat critique s’est ouvert entre acteurs culturels locaux. En effet, ce genre d’événement vendu comme une « opération intelligente de mécénat culturel qui permet de réunir le monde de l’entreprise et le monde de l’art » peut questionner. Un forum de discussion ouvert à tous s’est créé sur Internet, sous l’intitulé Dung Parade (parade des bouses). Cet espace d’échange et de réflexion a d’abord pris la forme d’une blague potache, puisqu’il y était annoncé le dépôt sous les vaches de la Cow Parade de fausses bouses décorées par des artistes, comme autant d’interventions ludiques parasitant l’événement. Cette dimension symbolique au ras des pâquerettes ayant quelque peu échappé à certains décorateurs de vaches qui mugirent en cœur leur incompréhension, et face à la recrudescence des dégradations subies par ces sympathiques ruminants (dont les organisateurs locaux ont tenté brièvement en sans rire de nous faire endosser la responsabilité), surtout devant leur faible motivation à l’idée de façonner et décorer des bouses… les participants à la Dung Parade ont préféré ranger leur mauvais esprit dans leurs poches pour se recentrer sur le débat et tenter de répondre à cette question : De quoi la Cow Parade est-elle le nom ? Il est aisé de disséquer les mécanismes mis en oeuvre pour convaincre les entreprises d’investir dans cette opération et les collectivités locales d’adopter et soutenir ce type d’événements privés. Du côté des entreprises, l’opération est inespérée : elles se voient proposer une visibilité au coeur de Toulouse sur un support publicitaire original doté d’un « fort capital sympathie »: une vache. Les organisateurs sont clairs à ce sujet : « les parrains achètent un support de communication et une vitrine commerciale sur un temps donné » L’entreprise n’achète plus un espace publicitaire, elle devient « parrain » d’une manifestation culturelle de grande envergure, elle prend part au développement artistique de sa région et peut jouer les bons samaritains en aidant quelques

associations caritatives. Et en élevant l’objet publicitaire au rang d’oeuvre d’art, on ouvre grande les portes du mécénat, avec les exonérations fiscales inhérentes. On peut s’amuser de ce glissement sémantique qui, de vulgaires sponsors les élèvent au rang de généreux mécènes. Du côté de la mairie, l’opération présente un double intérêt : le produit est gratuit (hormis bien évidement la mise à disposition de moyens et d’espaces, mais ne cherchons pas la grosse bête…) Surtout il est livré clef en main ! Du coup l’impact est minime sur les services municipaux, le bébé passe directement aux services techniques sans déranger le moindre adjoint à la culture, qui, convenons-en a d’autres vaches à traire (rechercher le prochain artiste qui voudra bien venir décorer ses bords de Garonne par exemple…) De plus, l’animation du centre ville ravira les commerçants et les retombées sur le tourisme semblent prometteuses, du moins si l’on en croit les organisateurs : « Une augmentation de la fréquentation touristique et un impact positif sur leur notoriété et sur l’économie locale. Les habitants, les touristes, les mécènes, les sponsors et les commerçants sont toujours unanimes : tout le monde est fou de cette exposition de vaches bariolées ! » Où se loge la folie de nos jours ! Le volet caritatif vient ficeler le tout, attirant et rassurant, il convaincra les plus récalcitrants de participer à la fête. Quant aux artistes, on nous apprend qu’ils sont « motivés », c'està-dire trop heureux de pouvoir exposer leurs créations devant un public nombreux avec l’assurance d’un « cachet minimum », bien que non contractuel ! Le projet, pardon, le produit, est donc bien conçu, l’offre bien markétée, et si certains pourront déplorer que cet évènement réponde « à des règles du monde économique et une dynamique de marché », les autres se réjouiront des réactions positives des badauds. 15


Cependant, deux ou trois bricoles ont retenu notre attention et parfois suscité des réactions épidermiques jusqu’à motiver la création de la Dung Parade : la première est le concept d’art pour tous, autrement nommé démocratisation de l’art. Aux dires mêmes des organisateurs, ce genre d’événement est un « moyen d’arrêter d’intellectualiser l’art », de le sortir des « galeries où regarder et acheter un tableau est un luxe ». Rejoignant le troupeau des experts aux gros sabots, les vendeurs de la Cow Parade pensent visiblement que l'art est trop compliqué pour les masses, puisque réservé à une « élite », qu’il convient donc de proposer des choses simples, qu’au moins elles comprendront... Nous pensons que l’art, s’il est parfois difficile à appréhender, n’est en rien élitiste en soi. Prétendre le contraire, à des fins de marketing, c’est faire preuve d’une ignorance toute bovine du milieu de l’art. Pire, c’est traiter avec le plus grand mépris celles et ceux qui travaillent tous les jours et toute l’année à établir des passerelles entre la création contemporaine et les publics. Ils sont galeristes, directeurs artistiques, administratifs, dans des associations, dans des structures privées, ils sont aussi médiateurs culturels (Meuh oui, la médiation, c’est un métier!)… Tous professionnels, formés, ils accueillent le public, les scolaires… et tissent avec eux les liens tenus qui relient le regardeur à l’oeuvre. Pour eux, la tant recherchée démocratisation de l’art se fait tous les jours, c’est un travail difficile, souvent ingrat, mais passionnant. Eux proposent le meilleur, même si c’est compliqué, et mettent tout en oeuvre pour amener les publics vers des formes artistiques exigeantes. Dans l’événement qui nous intéresse, point de médiation, aucun travail avec le public. La manifestation n’a de publique que le nom, le projet y est rabaissé pour toucher les masses, on y confond l’art avec l’animation de rue. Ici, et c’est le deuxième point d’achoppement, l’art devient alibi, pire, un argument de vente : on nous demande de « changer de vision » car « les institutions ne peuvent à elles seules soutenir la création artistique », et nous voyons bien le nouveau schéma qui nous est proposé. Aux artistes donc le soin d’aller démarcher les entreprises, d’y trouver les moyens de leurs créations, en somme d’accepter de se placer dans une logique commerciale. L’argument n’est pas nouveau, les institutions nous l’ont depuis longtemps glissé dans l’oreille, merci ! Mais quels sont les besoins des entreprises ? Nous le voyons ici : trouver de nouveaux supports de communications. L’art est-il compatible avec cette logique ? Nous pourrions trouver quelques partenariats intelligents entre artistes et privés (à ce sujet, l’exposition Matières Grises au Marché d'Intérêt National

de Toulouse devrait constituer l’exception du moment), mais leur rareté nous force à la prudence2. Pour l’instant, le mariage s’avère la plupart du temps contre nature. La Cow Parade nous le prouve, l’artiste y sert enfin à quelque chose : transformer le passant en prospect. On peut se demander en quoi la Cow Parade est symptomatique d’une certaine orientation de nos politiques culturelles. La mairie de Toulouse a choisi d’accueillir la parade des vaches bariolées (car ici l’artiste bariole), de participer à la communication de l’événement et de mettre à sa disposition l'espace public. à l’heure où le réseau de l’art de la région a un genou à terre, on peut comprendre que ses acteurs puissent se chagriner de ce genre de soutien. Las d’être pris pour des veaux, ceux qui se battent au quotidien pour la pérennité de leurs structures n’apprécient pas de voir une politique culturelle glisser vers une culture de l’événementiel qui oublie leur expertise au profit d'autoproclamées « organisateurs d’événement artistiques ». Ils attendent de leur mairie qu’elle fasse preuve a minima de pertinence, de concertation, d’intelligence… Qu’elle s’appuie sur le réseau de professionnels, et ne cède pas aux réseaux de copinage qui oeuvrent au détournement de lieux publics à des fins commerciales. Cette transhumance se fera sans nous. Nicolas Gout

1 Les expressions entre guillemets reprennent les dires des organisateurs de la Cow Parade, issus de leurs textes de présentation, d’interviews, d’articles et de mails qu’ils nous ont envoyés. 2 Exposition Matière Grises au Marché d’Intérêt National de Toulouse, du 24 octobre au 12 décembre 2012.


bouillon de culture

HLM Jean-Luc Favéro ou une résidence à Caza d’Oro Interview de Nathalie Thibat

Tente Skult 4

26 juillet 2012, Le Mas-d’Azil. Un vieux monsieur,

inconnu, assis sur le banc en dessous d’une des oeuvres, m’a cité, à voix basse, Peter Handke : « Je n’avais pas l’impression, dit-il, d’avoir disparu dans le paysage, de m’être fondu en lui, mais d’être bien à l’abri dans ses objets [...] » La leçon de la Ste-Victoire (1980) Éditions Gallimard, « Arcades »

Nathalie Thibat : Jean-Luc, comme ce vieil homme, nous sommes nombreux à avoir perçu tes oeuvres comme une proposition à penser la Nature à la croisée de l’expérience sensible, artistique et esthétique. Peut-on tous s’y frayer un chemin ? Jean-Luc Favéro : Oui, bien sûr, c’est une expérience que j’ai moi-même menée, grandeur nature et dans la nature. Grandeur nature car c’est un boulot qui est important, nouveau à tous les niveaux, choix des matériaux, formes, échelles... NT : Dans la nature ! Ce travail est-il proche, selon toi, d’un mouvement comme le land art ou l’Art environnemental ? JLF : Pour moi, ce n’est pas un travail de land art... C’est au contraire une façon de voir de quelle façon on va pouvoir replonger dans toute la production humaine, plus tard, dans le futur, sous une forme naturelle, quand il nous faudra repenser tout ce qu’on a produit. Et pour ça, j’ai volontairement utilisé du plastique. J’ai essayé de voir comment on pouvait faire vivre ou épouser la nature avec des bâches de plastique. NT : Formellement, deux archétypes "archaïques" semblent apparaître dans tes oeuvres de plein air : la grotte et la tente. La grotte, avec ces sortes d’architectures en voûte ou en dôme ; la tente avec ces assemblages et cordages, figures de mouvement et de légèreté. JLF : Ce sont effectivement des tentes. C’est un retour à la nature sous forme d’habitat avec un clin d’oeil à l’habitat premier qui est la grotte du Mas-d’Azil. Mais ce sont mes dessins de forêts qui m’ont amené à la création de ces tentes - ils sont d’ailleurs reproduits sur les bâches. Car je suis allé en premier lieu prendre des dessins dans la nature. J’ai ensuite utilisé ces dessins sous forme de plans, en me demandant comment je pourrais me marier, à partir d’eux, avec la nature. Ce questionnement s’est retraduit sous forme de tentes. NT : Le dessin est- il toujours aussi important dans ton oeuvre ? JLF : Je suis un dessinateur. Je dessine tout le temps, j’en réalise deux ou trois par jour. J’ai réalisé des dessins du Mas-d’Azil avec une pensée pour les 17


18

Tente Skult 3

Tente Skult 3

Tente Skult 2

Tente Skult 5


chasseurs-cueilleurs car je me nourris moi aussi grâce à la nature. Aujourd’hui mes dessins me font vivre et font vivre toute ma famille. Pour moi, je suis un chasseur-cueilleur. NT : Tes tentes semblent être en rapport avec le temps, la lumière, la vie originelle faite de besoins et d'aspirations fondamentales, en liens externes ? JLF : C’est un jeu de circulation vitale et vivant pour moi. D’où la transparence des bâches pour faire apparaître le paysage, la nature, les arbres, le ciel, l’eau, les rochers. D’où l’utilisation d’un plastique perforé pour laisser passer la lumière. D’où les liens de cordage qui créent une relation intime entre les arbres. Tout cela est lié, relié. Relier dans le sens religieux du terme. Tout ce travail est vraiment adapté à ma manière d’être, de penser, de créer. NT : Je pense à Georg Simmel « C’est à l’homme seul qu’il est donné, face à la nature, de lier et de délier [...] » (Tragédie de la culture et autres essais, éditions Rivages,1988). Pourquoi cette référence à la tente ? JLF : Parce que la tente est le plus simple et plus léger habitat, de tous temps et par tous les temps. Avec par-delà, cette notion qui m’intéresse, celle du Camouflage. D’ailleurs c’est aussi un clin d’oeil aux gens qui vivent ici, en Ariège, à leurs HLM « Habitat léger mobile », c’est le terme Nathalie que tu emploies et que je reprends. NT : oui, j’utilise HLM en références aux cabanes, yourtes, tipis, installations voire constructions diverses que les populations dites néo-rurales ou néo-pyrénéennes utilisent ici de manière nomade et qui sont toujours installés de façon à se fondre dans la nature voire s’y dissimuler. JLF : C’est un clin d’oeil à tous ces gens qui ont des tas d’idées de constructions, d’installations pour habiter l’espace naturel et qui font plein de tentatives. Il y aurait une école d’architecture à envoyer ici pour y puiser des idées d’adaptation à la nature ! NT : Ton travail aura suscité dans le cadre de sa présentation des réactions d'intérêt et parfois de rejet. Comment l’expliques-tu ? JLF : Forcément mes habitués ont été surpris, car c’est un nouveau travail et puis je l’ai fait dans un cadre qui n’est pas celui d’une galerie ou d’un musée. Les installations sont en extérieur, livrées aux intempéries, accompagnées par les pêcheurs ou bien par les enfants qui jouent. Les environnementalistes locaux m’ont interpellé, suggérant que l'oeuvre était écologiquement irresponsable. Mais c’est bien là une intervention concertée avec les membres de Caza d’Oro, les élus, la population locale et de conscience sociale. J’ai pris en compte bien entendu les effets des oeuvres sur l'environnement, et me suis engagé à remettre l'environnement dans son état naturel au fur et à mesure de l’évolution de l’installation des oeuvres. Je suis en dialogue avec l'environnement. Tous ces spectateurs ne font d’ailleurs pas la démarche d’aller dans les musées et je comprends que ce soit perçu peut-être difficilement par le fait aussi que ça peut paraître imposé au public. Ce qui n’est pas le cas puisque c’est une installation provisoire, qui, à plus ou moins longue échéance, disparaîtra sous l'effet des éléments naturels. NT : Ton travail me fait penser au travail de deux architectes que j'affectionne particulièrement qui sont Florence Lipsky et Pascal Rollet, pour qui la grotte et la tente sont les deux archétypes fondamentaux qui conditionnent la manière de concevoir une architecture. Vous recherchez, pour moi, tous trois une sorte de « low-tech sans à priori stylistique ». Résulte-t-il de ta venue ici pour l’exposition Dreamtime 3 et dont le thème était déjà l’habitat ? JLF : Invité pour Dreamtime 3, j’ai également créé un habitat premier, le crâne - notre réservoir. J’ai pris la grotte du Mas-d’Azil comme un crâne-cerveau. J’ai exposé un crâne humain dans un crâne d’acier, lui-même installé dans ce crâne qu’est la grotte. C’était une mise en abîme, une plongée en soi, le paradis est en soi. C’est une façon de se tourner vers soi en se retournant vers l’universel. NT : Dans quelle Nature vivons-nous… je vois dans tes oeuvres un discours critique, est-ce le cas ? J.L : Non, je suis un amoureux de la nature. Je travaille, je vis dans la nature et cela dans tous les sens du terme. Cela fait vingt-trois ans que je travaille avec uniquement un litre de brou de noix par an, un peu de fusain et des réservoirs de pétrole récupérés, avec très peu de moyens, au niveau écologique, je suis imbattable. 19


Toutes ces questions quant à la nature d’hier, d’aujourd’hui, de demain, sont vraiment très importantes et il faut y répondre. Mais je n’ai aucune nostalgie quant à la nature car la nostalgie c’est le passé et moi je suis là, dans ce présent. J’ai là, 10 minutes de passé, 10 minutes de futur et j’essaie juste d’être là. J’essaie de te parler Nathalie et de ne pas faire autre chose. Cette nature originelle dont certains sont nostalgiques n'existe pas ou plus. L'empreinte de l'homme est partout, nous savons qu’il y a eu, par exemple, Fukushima. On est là, en relation directe avec Fukushima par la nature, tu le respires, je le respire, on le bouffe, on boit tous son eau. Ce travail devait servir à parler de « l’après Fukushima » et c’est le cas. L’époque a foutu un grand bordel dans la nature, il faut le prendre en compte maintenant, la nature s’adapte, nous aussi. Même si un jour il va falloir qu’on refonde tout ce bordel dans la nature, avec l’idée de refonder vraiment. A walk est un essai, et avec je débute un projet important qui s’appelle Super Nature, la Nature d’après… NT : Disséminés dans seize lieux publics du village comme le musée et les commerces, tes dessins sont eux aussi volontairement plastifiés et accrochés de manière précaire par des liens. Ce n’était donc pas juste une économie de moyens ? J.L : J’ai, bien entendu, utilisé volontairement des matériaux de ce type, artificiels et pauvres, même esthétiquement, qui sont du rhodoïd, des ficelles… Ce qui induisait pour Caza d’Oro et pour moi-même une prise de risque de plus, d’ordre technique et de lecture. NT : Alors cette résidence à Caza d’Oro ? JLF : Sans cette résidence, je n’aurais jamais pu expérimenter tout ça par moi-même, je n’en ai pas les moyens. Je récupère habituellement pour la fabrication de mes sculptures ce que les autres jettent, même si ce n’est absolument pas un art de récupération. J’ai l’habitude de bosser "pauvre". Comme l'Inuit qui récupère la glace pour faire un igloo, moi j’ai des bidons de pétrole donc je fais avec des bidons de pétrole, c’est aussi couillon que ça ! Il n’y a aucune intelligence derrière, ou plutôt, le vrai sens de l’intelligence humaine, c’est à dire « l’adaptation ». Caza d’Oro m’a donné la possibilité de démarrer un beau projet. J’y ai eu une possibilité artificielle, je parle bien d’Artificiel, comme celle de faire produire des bâches en plastique donc d’utiliser des matériaux artificiels. J’ai pu les faire produire, comme notre société fait produire des tas de matériaux complètement inutiles. NT : Après t’avoir écouté, je me permets de citer Kant qui parlait d’« une nature qui avait l’apparence de l’art », d’« un art qui avait l’apparence de la nature » (Critique de la faculté de Juger) mais aussi Georg Simmel dans l’Introduction à l’esthétique sociologique, qui parle d’un « nous » qui s’installe, en quelque sorte, entre la nature et la culture ; Ricoeur disait aussi « ce que, finalement, le spectateur s’approprie lorsqu’il est affecté, c’est ce que l’oeuvre déploie "devant elle" et qu’il peut habiter. Bien sûr, l’expérience n’est pas décrétée telle par l’institution ou par la critique, mais cette tonalité affective fait d’un ouvrage une oeuvre, pour nous. » Et puis « Commencer, c’est commencer de continuer ». (Temps et récit, III, op. cit. )

à voir : l’interview filmé sur www.cazadoro.org

20


Gaël Bonnefon. Sans titre. Extraits de la série About Decline

Exposition About Decline à la galerie II du Château d'Eau jusqu' au 6 janvier 2013





Une partition à seize mains et soixante doigts

Une maison d’édition de bande dessinée qui voit le jour en Région c’est toujours un petit événement. Du coup, en entendant parler de Super-Loto éditions1, nouvelle venue dans le panorama local, j’ai eu envie d’aller y faire un tour. C’est ainsi que je me suis retrouvée, en ce premier jour d’automne, attablée au PMU de Cajarc, en compagnie de deux amies curieuses, d’un faux-filet-frites, de radio Nostalgie en fond sonore et bien sûr de Camille Escoubet, fondateur de Super-Loto éditions, venue pour parler de son travail. En travaillant sur le sujet, je pensais vanter les qualités de cette maison dont le but est de faire de beaux livres, en étroite collaboration avec les artistes. Mais il faut savoir que l’histoire de Super-Loto éditions est intrinsèquement liée à celle d’une autre structure : l’Imprimerie Trace2, qui se définit comme l'union au sein d'un même atelier de deux techniques d'impression artisanales : la typographie et la sérigraphie3. C’était donc peine perdue de parler de l’une de ces structures sans l’autre. Voilà pourquoi, après quelques kilomètres en rase campagne pour rejoindre Concots4 nous nous sommes retrouvés au cœur de l’imprimerie en compagnie de Camille, bientôt rejointe par Alice Rizio, l’une de ses collègue d’atelier, pour une discussion à bâtons-rompus sur les beaux-livres, l’édition et les étranges coutumes des typographes.

L’Imprimerie Trace en quelques mots Camille : L’association a été fondée par mon père, Gérard Lefèvre, typographe de formation ; et nous, Alice et moi, avons décidé d’apprendre à se servir des machines typo. Assez vite on a eu d’autres amis, des amis d’enfance, sur place ici dans le Lot, qui faisaient de la sérigraphie, et on a décidé de tout fusionner pour faire un atelier d’imprimerie artisanale de typographie et de sérigraphie. Alice : Qui s’appelle maintenant l’Imprimerie Trace. Le lieu Alice : Gérard a eu plusieurs ateliers dans le coin, mais il était à Cahors quand on est arrivés. On a cherché très longtemps un local pour s’installer ici. C’était compliqué mais il y a ce lieu, qui s’appelle l’Usine à Kroquettes5 - une véritable ancienne usine à croquettes - qui a été rachetée il y a trois ou quatre ans par Olivier et Fanny qui souhaitaient en faire une salle de spectacle. Sauf que le lieu est difficile à remettre aux normes, ils ont donc revu leur projet il y a deux ans, et nous ont proposé de construire un atelier dans l’Usine et de faire de cet endroit une espèce de pôle associatif, où plusieurs associations fonctionneraient en même temps puisque l’Usine à Kroquettes fait de la diffusion de spectacle. Du coup, nous avons construit cet atelier de toute pièce avec l’aide d’amis généreux car il n’y avait qu’une dalle de béton, mais pas de plafond, pas de charpente du tout. Nous avons donc un atelier sur mesure. On est très bien installés. Les machines anciennes Camille : Les machines appartiennent à mon père depuis de nombreuses années. La chance qu’on a dans ce projet, c’est d’avoir à la fois le matériel - en typographie en tout cas - et un

« vieux » (rires) typographe et son savoir-faire. C’est ce qui a lancé le truc. Alice : On fonctionne en bénévolat total depuis deux ans pour construire l’outil de travail. On fait un peu de commande, des projets plus personnels, et pour l’instant, on réinvestit tout dans l’association pour acheter du matériel et améliorer l’outil. On espère arriver à en vivre. Pour l’instant, on est tous au RSA. Camille : On est des « bénévoles professionnels » comme on dit ! Alice : Oui, parce qu’en plus, on est bénévoles sur les autres asso’ du coin. Faut pas se cantonner à une seule ! Plus sérieusement, en typographie on a deux presses essentiellement, sur lesquelles on travaille. Une presse des années 30, une Deberny-Peignot, qui est une presse française, elle fonctionne à la main et permet de faire des affiches ou des couvertures de livres. Après on a une très belle Heidelberg Ofmi Garamond qui date de 1960 Camille : C’est notre machine la plus récente, Alice : elle ne marche pas vraiment toute seule et elle est très longue à caler, mais une fois réglée elle permet de faire de la série. Enfin, l’autre machine très importante, c’est le massicot qui date aussi des années 30, Camille : 20, Alice : qui est un peu une vieille rogne, c’est très compliqué de travailler avec. Mais en même temps, le prix d’un massicot professionnel est absolument hors-budget pour nous, donc on travaille avec celui-là qui nous est bien utile, car sans massicot, en imprimerie, on ne fait rien. Au niveau du matériel on a les cases de caractères puisqu’on compose au plomb. Pour les gros caractères d’affiche, ce sont des caractères en bois sinon c’est trop lourd. Ce n’est pas facile à trouver car c’est très à la mode en décoration actuellement les gros caractères en bois ; ainsi que les meubles d’ailleurs, les architectes aiment beaucoup ça. 25


Le language de la typographie Camille : Il faut savoir qu’une case de caractère c’est tout un alphabet en bas-de-casse, ça veut dire en minuscule et en capitale, et c’est juste une police, un corps et un style. Ça signifie que si on veut changer de corps, si on veut changer de style, passer du Romain à l’Italique par exemple, c’est une autre casse à chaque fois. Alice : On a deux polices complètes ici, après ça c’est un peu deux casses de-ci, deux casses de-ça. On travaille aussi beaucoup avec l’informatique. Ce n’est pas parce qu’on travaille avec du vieux matériel qu’on n’utilise pas l’informatique. On travaille avec des clichés en plastique. Il faut faire une mise en page informatique et en relief sur une plaque qui reproduit exactement le dessin ou le texte. On a fait un livre6 récemment entièrement comme ça, car composer au plomb était très compliqué. Camille : Ces clichés sur lesquels nous travaillons, qui s’appellent des polymères, permettent de faire tout ce que l’on veut en terme de travaux : du texte de base, pour les typos qu’on n’a pas en plomb, aux dessins d’auteur, aux photos en noir et blanc, jusqu’à la quadrichromie. En fait on peut vraiment tout faire. C’est axé dans l’idée d’obtenir une impression qui fait appel au toucher, à la sensation. Une impression où l’on rentre dans le papier. Alice : On utilise un défaut originel de l’imprimerie qui est la pression dans le papier. Normalement quand on tourne une page de livre il ne faut pas qu’il y ait de pression, ce qu’on appelle le foulage, il ne faut pas que l’on sente le relief de la page quand on la tourne. Nous notre principal atout en typo c’est ce défaut-là, le foulage ou débossage, qui est le fait d’appuyer et d’avoir un relief qui va se voir de l’autre côté, qui va se toucher. Amandine : C’est drôle, je ne savais pas que c’était un défaut… Camille : En fait si. Un livre bien imprimé c’est un livre dans lequel, lorsque tu tournes une page, tu ne sens pas le relief. La typographie c’était la technique d’impression de base, la 26

naissance de l’imprimerie, c’est la typographie. Donc maintenant pour faire la différence entre la typo et l’offset qui est moins cher, c’est de pouvoir agir sur ce côté « toucher sensoriel », rentrer dans le papier. Dans notre atelier nous avons également la sérigraphie, qui est une toute autre technique, basée essentiellement sur la technique du pochoir, avec des cadres. On le fait également en mode complètement manuel, on racle à la main. Le principe de la sérigraphie est complémentaire de la typo, puisque qu’elle joue plus sur des superpositions de couleur et des transparences. On a des impressions en surface sur le papier, là où la typo nous fait entrer dans le papier. Cela nous amène à faire des travaux où on mélange les deux techniques. Alice : Si on schématise énormément les deux, la sérigraphie c’est du pochoir et la typographie c’est du tampon. Une forme en relief qui vient s’imprimer dans le papier, ou de l’encre qui se dépose en surface. Naissance de Super-Loto éditions. Camille : Je suis allée voir José Muñoz pour lui proposer de travailler avec lui. Mais contrairement aux autres artistes avec qui nous travaillons dans le cadre de l’Imprimerie Trace, j’ai décidé de l’éditer. Avec un nouveau projet en tête : Super-Loto éditions. Ce qui l’a séduit c’est l’impression typographique. Il faut savoir que la typo c’est là où il y a les noirs les plus profonds et Muñoz étant un maître du noir et blanc, c’était assez logique de travailler dans ce sens-là. Du coup nous sommes partis sur ce projet de portfolio qui s’appelle Blancs et Noirs7. Il reprend les dessins qu’il a faits pour Jazz à la Villette de Milan. Il a été très content du travail et ça fait un très bel objet. Du coup, j’ai créé Super-Loto éditions un peu à l’occasion de cette demande auprès de José, car j’avais envie depuis longtemps de créer une petite structure à moi. Je fais de l’autoédition de fanzines depuis longtemps – t’as vu le jeu de mot « de Loto édition » (rires) – et donc du coup j’ai créé cette structure qui est une sorte de satellite de l’Imprimerie Trace et qui est vouée à fonctionner avec elle. Le but c’est d’éditer des livres qui sont conçus pour être imprimés avec l’Imprimerie Trace, qui font appel à ces techniques-là justement, de sérigraphie et de typographie. Amandine : Quand tu réfléchis au livre, tu réfléchis donc à toutes les possibilités qu’offre l’Imprimerie Trace en terme d’impression? Camille : Voilà c’est ça. Et puis je choisis aussi les auteurs en fonction de ça. Pour un auteur connu par exemple, je vais proposer un rendu qu’il n’a jamais eu, quelque chose de spécifique, comme dans le cas de Muñoz. Et dans le cas d’un auteur un peu moins connu, comme pour ce second titre qui vient de sortir d’Oudin Ojjo8 – c’est son premier vrai livre, il est issu du monde du fanzine, avec un a rtiste, c’est qu’il apporte sa patte à la création de l’album. Du coup on fait du reproductible mais il y a un peu un côté unique


entre les épreuves. Au contraire du principe de l’imprimerie où tout doit être exactement pareil, on aime bien jouer, et certains artistes aussi, sur le côté aléatoire et le fait que ça ne soit pas parfait. C’est du reproductible unique.En terme purement théorique, en bande dessinée l’œuvre finale c’est le livre, c’est l’album. C’est donc une œuvre, mais elle est reproductible. Mais de faire cette démarche-là, l’auteur qui conçoit le livre et qui peut aider à l’impression, on se retrouve à mon sens avec une œuvre un peu plus complète. Il a réfléchi l’objet, ce n’est pas juste une reproduction de son travail, c’est une vraie collaboration. Voilà vraiment les deux préceptes de Super-Loto éditions : fonctionner de pair avec l’Imprimerie Trace et collaborer étroitement avec les artistes. C’est pour ça que l’auto (Loto) édition sonne assez bien, puisque même si les auteurs ne s’éditent pas eux-mêmes, il y a ce procédé-là de réflexion sur le livre. Alice : Ce qui est intéressant dans la réflexion sur l’objet-livre, c’est que sa forme est aussi déterminée par le format des machines. C’est le jeu. Il faut bricoler pour que ça marche.

1

www.superlotoeditions.fr

2

www.imprimerietrace.fr

3

Texte de présentation de l’Imprimerie Trace, disponible sur le site internet.

Concots est une commune française, située dans le département du Lot et la région Midi-Pyrénées, abritant l’Imprimerie Trace, Super-Lotos Editions, l’Usine à Kroquettes, et toute sorte de concerts et projets, hiver comme été. 4

5

www.lusineakroquettes.fr

Les Aveugles, Maurice Maeterlinck, illustré de linogravures de Sébastien Le Roy, juillet 2012. Imprimé en typographie, à 300 exemplaires d’édition courante sur papier Arcoprint Édition et à 30 exemplaires de tête sur papier Rives Tradition, 18x24.5 cm, 72 pages, cousu-collé. Les exemplaires de tête sont accompagnés d’une gravure originale de Sébastien Le Roy et signés par l’artiste. Édité par la librairie Ombres Blanches, Toulouse. 6

7 Blancs et Noirs, portfolio réunissant 15 dessins et pages de bande dessinée de José Muñoz, décembre 2011. Imprimé en typographie sur papier 250g, à 300 exemplaires ordinaires et 70 tirages de tête numérotés et signés, 18 x 24 cm, non broché. Édité par Super-Loto éditions. 8 Séjour Sentimental, Oudin Ojjo, août 2012. Imprimé en offset noir et blanc, couverture à rabats imprimée en sérigraphie et typographie, 4 couleurs, sur papier 240g. Tiré à 500 exemplaires, 19 x 23cm, 40 pages, broché. Édité par Super Loto éditions, Beauregard. Collection Banco. 9 Do It Yourself, dont une traduction littérale en français serait « faites-le vous-même » et qui désigne des activités visant à créer des objets de la vie courante, des objets technologiques ou des objets artistiques.

(Crédits photographiques: Timo Hateau, Alice Rizio, Y. Gosse.)

27


« L’Histoire est à moi ! » : Alain Josseau et la guerre

Détails de 3 minutes scénario : guerre, installation multimédia, 2011 Courtoisie de l'artiste et de la Galerie Sollertis

La Galerie des peintures d’Histoire, œuvre pluridimensionnelle du plasticien Alain Josseau, a absorbé la vaste salle Picasso du musée des Abattoirs, lors du Printemps de Septembre, en nous transportant vers une représentation frénétique des conflits modernes. Guerre version 03 est une installation multimédia constituée d’une maquette simulant un champ de bataille, et filmée par 32 caméras fixes et mobiles, dont les images sont projetées sur quatre écrans. Cette mise en scène filmée signifie la guerre, sans pour autant traduire les réalités de la guerre. Une combinaison à la fois réaliste et trompeuse, où l’image semble avoir gagné son autonomie, alors qu’elle est sensée nous fournir cette chair crue et obscène du conflit. C’est tout l’enjeu du travail de ce plasticien, qui s’interroge depuis de nombreuses années sur le statut de l’image. Face à cet ouvrage imposant, dessins et peintures découpent d’une autre manière ces images violentes, où temps et représentation se juxtaposent dans une mise en abyme aux multiples reflets (Entre les images... le noir ou meurtre par défaut de définition et Peinture d’Histoire n°1). La guerre, c’est mal La guerre : un dispositif géostratégique possédant sa scénographie étudiée (théâtre d’opérations militaires), mais aussi et désormais une mise en scène des images envoyées à travers le monde pour traduire ces conflits. L’Art de la guerre, cher au général chinois Sun Tzu, endosse ici une modernité qui déplace les enjeux vers une dématérialisation de l’image (et donc du réel), à travers sa manipulation technologique (images numériques). 3 mn scénario : guerre, proposé à la galerie Sollertis, procède de la même appétence. Là où au musée des Abattoirs le champ de bataille se faisait immense cartographie relayée numériquement, cette seconde maquette aux détails d’un réalisme minutieux offre une vision du massacre au plus près des actions : maisons détruites, routes défoncées, soldats blessés… L’immersion totale dans ces décors, provenant de véritables images récupérées sur Google, joue avec le contraste entre le réalisme architectural et la dégradation volontaire des images projetées. Parmi les décombres, La tête tranchée du soldat Josseau est offerte tel un trophée, comme un close-up brutal, laissant envisager un scénario cinématographique. Ce Full Metal Jacket (S. Kubrick, 1987) contemporain, dévoyé par seize caméras, reproduit à nouveau l’artifice de l’image technologique. 28


Guerre version 03, installation multimĂŠdia (2002-2012) Courtoisie de l'artiste et de la Galerie Sollertis

29


L’Adoration de l’Agneau Mystique, huile sur toile, 2008, 373 x 509 cm

Art ou images dégénérées ? À la galerie Sollertis encore, la collection de peintures IN. AJ. 001/100 convoque un fait historique avéré : le vol à travers tous les musées d’Europe de nombreuses œuvres d’art ancien (Raphaël, Rembrandt, Bruegel,…) par le régime nazi en avril 1943, afin d’alimenter un hypothétique musée hitlérien en Autriche. Un trésor de guerre qu’Alain Josseau, en grand faussaire doué, s’est attaché à reproduire. Il a ainsi copié quelques cent œuvres dérobées par Hitler, dont l’Agneau mystique de Jan Van Eyck, polyptyque qui devait constituer initialement la pièce maîtresse de la collection nazie. Ce travail témoigne tout d’abord de l’Histoire, en nous montrant que vainqueurs et vaincus tentent de s’approprier la puissance des images, quelles soient utilisées dans la propagande du régime, ou dans l’annexion symbolique d’icônes, parce que représentatives d’un pouvoir. Adoubées par l’histoire de l’Art, ces peintures classiques se doivent d’être du côté des puissants. Mais Alain Josseau ne se contente pas de faire un inventaire de pillage. Il floute ou déforme littéralement ces tableaux célèbres, révélant une esthétique récurrente chez l’artiste : à l’image des reproductions d’allégories napoléoniennes en vert et noir (comme le Sacre de Napoléon de David) dans son exposition Night sho(o)ts au château de Taurines en 2004, qui renvoyaient aux images des bombardements nocturnes de Bagdad en hiver 1991, la vision de ces chefs-d’œuvre volés par les nazis est défigurée. Ce retable aux panneaux tronqués, posé au sol comme s’il venait d’être abandonné par ses voleurs à la croix gammée, s’expose tel un Portrait de Dorian Gray altéré par la perte, en une œuvre symbolisant toutes les violences.

Galerie Sollertis, jusqu’au 3 novembre 2012

30

DM


Les vacances de Monsieur Guiraud

La Tramontane, 2007. Poster, 60 x 80 cm

Il flotte encore un air délicieux de vacances sur l’exposition de Fabien Guiraud que l’on peut voir à Tarbes cet automne. Poursuivant son programme d’actions en faveur de la création émergente, l’association Omnibus propose la première exposition personnelle de ce jeune artiste né à Toulouse en 1980, et diplômé de l’école Supérieure d’Art des Pyrénées de Tarbes en 2009. Sous le titre nostalgique de L’été dernier, comme une chanson pop, romantique et un peu kitsch, Fabien Guiraud présente un ensemble de pièces interrogeant de manière ludique le statut des objets et différents clichés de la société contemporaine. Il multiplie les déplacements de signes et invente un vrai tapis volant, transforme des pyramides en montagnes aux sommets enneigés, et fait d’une punaise la bouée surgissant d’une mer de carte postale.

Polysémie Fabien Guiraud joue avec les nombreuses significations que recèlent les images et le langage. Il affiche une prédilection pour les matériaux éphémères et l’objet banal. Ses productions plastiques fonctionnent par associations d’idées, comme des mots d’esprit ou des rébus, rehaussés par des titres choisis. Dès l’entrée de l’exposition le ton est donné. Au centre de la pièce trône un tas de sable avec lequel l’artiste a réalisé des formes de parpaings. Disposés en cercle, ils préfigurent les fondations d’une tour irrévocablement ruinée. Comme bien souvent chez Guiraud, le matériau est utilisé tel quel, sans aucun artifice. Les briques de l’édifice de sable s’écroulent peu à peu, vestiges abandonnés symboles de la fugacité du temps. Intitulé Résidence secondaire, ce chantier impossible véhicule aussi une imagerie populaire, 31


celle des vacances, des châteaux et des sculptures de sable, des souvenirs de bords de mer auxquels font écho soixante photographies disposées en nuage dans un angle de mur. Sur ces images de cartes postales au premier abord identiques, on peut voir deux bandes bleues superposées : ¾ de mer, ¼ de ciel, et un point jaune ressemblant à une bouée. En regardant mieux un étrange vertige saisit le regard. L’effet d’optique s’explique lorsque la bouée redevient une punaise banale, qui pique l’image sur le mur. Ainsi Guiraud s’amuse à « observer le réel pour ce qu’il pourrait simuler. Faire apparaître comme réelle une chose qui ne l’est pas. Cette position déstabilise la perception sur le monde environnant et permet d’en élargir les représentations. »1 Qu’elles soient réalisées par lui-même ou bien empruntées sur le Net, les photographies qu’il utilise sont volontairement ordinaires, proches d’une pratique amateur. Elles appartiennent à un répertoire commun, que chacun peut s’approprier. Fabien Guiraud mélange les sources, utilise des photographies de famille ou trouvées, rejoue et fige de vrais souvenirs de vacances (La Tramontane, 2007), confond mise en scène et document, s’invente des biographies fictives, ou choisit de travailler en série avec des images appartenant à la mémoire sociale et collective. Pour les Neiges éternelles, il repeint indifféremment d’un trait blanc les sommets des pyramides de Gizeh ou du Louvre, en un geste presque distrait qui mêle différentes époques, icônes et civilisations, pour révéler des montagnes naïves et sensibles. « En plaçant le regardeur dans cette situation, Fabien Guiraud nous fait comprendre que l’idée compte bien plus que sa réalisation, et nous enjoint à explorer la petite part d’imagination propre à chacun (…). La génération née dans les années 80 a bien connu le chocolat " Merveilles du monde ". Nous ouvrions ces plaquettes et découvrions des animaux de tout continents, tout en faisant fondre des carrés sur notre langue. Avec ses

Les neiges éternelles, Gizeh, 2011 Photographie couleur, cadre bois et verre, 75 x 105 cm 32

Neiges éternelles, Fabien Guiraud n’a-t-il pas l’intention de nous rappeler à nos priorités de compréhension du monde ? (…) Il faut finir l’esquimau glacé avant qu’il ne commence à nous couler sur les doigts. »2 Avec ses images modèles, ses matériaux fragiles ou ses objets détournés et ses gestes simples, Fabien Guiraud développe une pratique conceptuelle qui refuse de hiérarchiser les oeuvres en fonction du talent ou de l’habileté nécessaires à leur réalisation. Il cultive l’erreur et interroge, sur le mode de l’autodérision, les limites de l’art. Les règles du jeu De LHOOQ, la célèbre Joconde à moustaches, à In Advance of the Broken Arm, ready-made constitué d’une pelle à neige transformée par la seule logique verbale, il y a indubitablement du Marcel Duchamp chez Fabien Guiraud. Dans son sillage néodadaïste, ou dans celui plus proche de Robert Filliou, Fabien Guiraud considère le réel comme un immense réservoir de matériaux transformables par les règles du jeu d’une idée artistique. Les objets que cet observateur poétique du quotidien prélève dans le réel sont parfois banals, mais ce sont toujours des signes porteurs de sens et d’informations, qui perdent leur fonction d’origine pour trouver une nouvelle symbolique dans l’interprétation. Les formes créées se trouvant ainsi, elles-mêmes, enrichies de ces connotations et fonctions antérieures. Orient express est un tapis aux ornements persans d’un mètre par deux, plié comme un avion en papier. Les significations se chevauchent et s’impressionnent, de destinations exotiques en contes des Milles et une nuit, tandis que le titre souligne dans le même temps avec ironie une idée de vitesse et, au-delà, de rapidité d’exécution. Avec Les repères, une pièce photographique plus ancienne, c’est avec le visiteur que Fabien Guiraud joue, en l’invitant à relier mentalement une multitude de points numérotés constellant un ciel bleu, pour créer un dessin absurde. « Ici, c’est l’exercice luimême qui fait image et qui instaure du coup un jeu entre le visuel et le narratif. Sur le fond bleu, les points évoquent plus volontiers des agrafes ou des entailles dans une toile, et l’éparpillement échevelé des chiffres à relier, l’autopsie d’une scène de crime. On peut encore tenter de se frotter à l’énigme de la mystérieuse combinaison de chiffres, telle la promesse d’une cosmologie inconnue soudain révélée. Et finir par se laisser prendre par la danse des grues tout là-haut dans le ciel… ».3 Complément d’objet direct Les objets et sculptures de Fabien Guiraud sont des trompes l’oeil, des leurres où se confrontent le réel et l’illusion autour de représentations archétypales, de rituels sociaux : des photographies touristiques, les dessins et les jeux de l’enfance,


Orient express, 2012. Tapis, armature métallique, 1 x 2 m environ

ou les amours de vacances (Summer Love, 2012). Un travail malicieusement sociologique qui interroge les traces et les icônes des civilisations contemporaines. Pour Temple Fabien Guiraud convoque des valeurs anciennes ou traditionnelles, clin d’oeil à la magnificence de l’architecture antique et des ruines, en réalisant de vraies/fausses colonnes en bois qu’il assemble comme un jeu de Lego, le tout pesant quand même plusieurs centaines de kilos. « Cet ensemble nous montre une nature artificialisée, réduite à sa simple apparence et pourtant lieu des possibles pour des rêveurs. Peu importe dans le fond que la ruine soit neuve, elle fait écho à un passé dans l’historique que nous avons appris à lire comme pittoresque, voire merveilleux. (…) Une composition qui donne à voir le processus de la ruine, et laisse le spectateur imaginer les étapes intermédiaires qui ont fait d’un arbre vivant un morceau de sculpture. »4 Fabien Guiraud exploite aussi l’intégration d’une architecture à l’intérieur d’une autre, celle du lieu, installe donc un temple en ruine dans un entrepôt, mélangeant une fois de plus allègrement

représentation et réalité, traces archéologiques et temps présent, supercherie et réalisme. Autour d’un travail iconoclaste plein d’humour et de candeur privilégiant la valeur du jeu et l’imagination, les vacances de Monsieur Guiraud oscillent ainsi entre poésie et absurde. Un petit feu d’artifice coloré explose en silence sur un moniteur au fond de la galerie. La boucle est bouclée… Et si on se prenait enfin un peu moins au sérieux ? Erika Bretton

1234 Propos de Fabien Guiraud, Pierre Clément, Catherine Fontaine, Jean-François Dumont Fabien Guiraud, L’été dernier. Exposition du 11 octobre au 30 novembre 2012 Omnibus - Laboratoire de propositions artistiques contemporaines 29 avenue Bertrand Barère 65000 Tarbes - 05 62 51 00 15

33


Florence Carbonne : Turbulences Florence Carbonne est une figure lancinante dans la constellation des artistes toulousains. Avec une continuité et une homogénéité forçant le respect, elle égraine depuis quinze ans un travail exigeant à contre-courant des figures imposées du moment. à contre-courant mais pas à contretemps. Poursuivant ses thématiques chères du rapport de l’œuvre à l’espace et au public, elle construit d’exposition en exposition une œuvre forte où bruisse sournoisement l’expérience d’un monde en crise. Ancienne membre fondatrice du collectif Alaplage, diplômée de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts d’Angoulême, Florence Carbonne développe une approche particulière du lieu. Quelque soit l’invitation, c’est lui qui guide la construction du projet. De manière concentrique, elle tourne autour, le regarde, l’écoute, dialogue avec les personnes qui l’entourent, pose des choses en chemin, en enlève d’autres, resserrant à chaque mouvement, lentement, le cercle qui le jauge. Au creux de la spirale constructive, au prix d’une approche lente et minutieuse, plusieurs fois transformée, il reste l’exposition. Précise et redoutable. C’est un boulot comme elle est. Un mélange audacieux de générosité et d’hostilité. Le bel oxymore. Pour donner, elle donne. Ses installations, souvent spectaculaires, bricolées à partir d’une savante quincaille de fils nylons, de lumières noires et d’éléments manufacturés, offrent toujours au visiteur une expérience sensorielle unique. Ici, plus qu’ailleurs, tout est sens et tout est paradoxe. Ceux qui en chemin se seraient arrêtés à la pure pyrotechnie de ses dispositifs n’auraient sûrement rien vu. Chaque exposition impose au visiteur de prendre son temps. Un passage rapide n’y suffira pas. D’ailleurs, tout est fait ici pour ralentir la lecture de l’œuvre. Le projet issu d’une résidence à l’Ecole Nationale d’Aviation Civile concentre bien ses préoccupations. La salle est ici, comme souvent, plongée dans une semi-obscurité. Deux projecteurs diluant une lumière blafarde, colorent d’un lie de vin « pisseux » une fumée envahissante. Les limites de la galerie semblent s’évanouir doucement. Le sol lui-même se déroberait sous nos pieds si une masse informe d’aluminium n’en rappelait la fragile présence. Une rangée de lattes de bois tombant du plafond disparaît graduellement dans le fond. Tout se noie dans un ensemble qui interdit une lecture globale de l’espace. Mieux encore, ce sera une série d’événements qu’il faudra venir cueillir par la déambulation et l’écoute. Florence Carbonne cherche à ouvrir le lieu. Nous serons donc dans un ailleurs, une forme d’hétérotopie, un espace concret certes, mais construit dans un rapport nouveau au temps, en marge du réel. Pour le généreux, nous en aurons pour nos sens. Pour le reste, rien n’est vraiment fait pour nous mettre à l’aise. à bout d’enceinte, des fréquences sonores répétitives emplissent l’espace, rendu invariablement hostile par leur diffusion. L’œuvre ici ne se donnera pas facilement. Dès l’entrée il faudra s’équiper et écouter les recommandations. Une lampe frontale individuelle assurera la bonne marche du public appelé à déambuler dans ce Smog vaporeux de formes, de sons et de lumières. C’est au creux d’une turbulence que nous immerge l’artiste, dans ce moment où les repères se débinent, nous laissant dans une lévitation instable. L’arrêt brutal de la chute et son fracas sont pour bientôt. En attendant, Florence Carbonne dessine au sol des repères d’adhésifs clairs. Des refuges, d’étroites zones d'un confort bien relatif, où le volume des fréquences envahissantes s’atténue 34


doucement, soulageant un temps l’oreille. L’effet est saisissant. Ce n’est plus seulement par la lumière et le jeu des constructions que l’artiste réinterprète l’espace, mais par l’usage d’une bande sonore abrupte, réalisée avec la complicité du musicien Jacques Rossello, qui sculpte littéralement le lieu. Détaché alors de toute accroche visuelle, dans les vapeurs de la machine à fumer, le visiteur est amené à entendre dans l’espace une série de creux et de pleins. Dans les faits, c’est la géométrie du lieu et l’incidence des volumes de la salle sur la propagation des fréquences qui construisent ces infimes variations. L’approche et l’usage d’un tel procédé, dans le contexte particulier d’une école d’aviation, sont à la fois scientifiques et politiques. Premièrement, ils tentent de mettre en évidence, sur le principe d’une mécanique des fluides, la complexité des flux, « des énergies » dirait l’artiste, qui interagissent entre elles et se bousculent. Ici, leur déséquilibre est recherché. L’effet produit est une sorte de dépression, un chaos organisé où ces énergies se dissipent, se contredisent et parfois s’annulent dans un grand bouillon commun. Au-delà du rendu phénoménologique, c’est toute l’instabilité du monde qui est pointée par l’installation. Cet espace aux limites rendues floues, où les repères se cherchent à la lueur des frontales, où brillent au loin des catadioptres bleus et d’improbables pistes d’atterrissage ; cet environnement toxique nimbé de lumières pâles où l’on déambule errant, en cherchant sa place ; ce jeu des flux et des équilibres précaires qui nous met décidément bien mal à l’aise ; c’est en fait notre propre monde donné à voir et à sentir, dans son long délitement. Curieuse chorégraphie alors que celle des silhouettes errantes dans la pénombre du lieu. Sous l’effet de l’épaisse fumée, leurs frontales dessinent de mouvants faisceaux, comme ceux d’un phare girouettant sans cesse. Tout semble en mouvement, les corps, les lumières et les sons, aggravant encore l’impression de désordre imposé par le Smog. Seul dans sa découverte du lieu, le visiteur s’accroche à sa lampe, comme à un guide à qui il faut faire confiance… Comment être ici à la fois hors du monde et en son centre polémique ? Le dernier des paradoxes aura donc été de construire, sans user de paroles ni de discours trop long, par l’installation de dispositifs simples et minimaux, un appareil critique efficace. Sortant du mutisme qui apparemment couvrait ses installations, Florence Carbonne propose avec l’exposition Smog, une œuvre totale qui joue des sens et des impressions. Un objet de crise qui dessine en creux l’image d’une turbulence en cours. Fabienne Tabard

Florence Carbonne, Smog, du 18 septembre au 11 octobre 2012. ENAC, Toulouse. Réalisée à l’occasion d’une résidence d’été, avec le soutien de la ville de Toulouse. à venir : épine, Le Cube/La Fabrique, Toulouse et Le Concept du hérisson avec Jérôme Carrié et Philippe Mas, Le Tube, La Galerie/La Fabrique, Toulouse, du 28 novembre 2012 au 11 janvier 2013. Plus d’infos sur Florence Carbonne : http://fcarbonne.free.fr Image : Installation Smog, ENAC 2012 ©Florence Carbonne, 2012

35


Nouvelle pour enfants dépressifs & alcooliques 2/3 Déjà, il en était certain, les frères Grimm ne prenaient pas les enfants pour des niais de bas-étage, des esprits simples à qui l’on pouvait raconter des craques et qui ne pouvaient survivre qu’en écoutant des contes de fées merveilleux : c’était ce qui lui avait plu en premier. Des colombes crevaient les yeux des méchantes sœurs de Cendrillon, Hänsel et Gretel étaient condamnés à être mangés ou réduits en esclavage par une vieille sorcière, petit-frère et petite-sœur étaient maltraités par leur belle-mère tandis que la petite gardeuse d’oies parlait à la tête de son cheval mort. Et dire que l’on faisait tout un foin des films d’horreur1 ! Les contes de Perrault, à côté, c’était de la guimauve !

Eugène Henri savait précisément où se planquaient les frères Grimm, mais pas sa brosse à dents. Agenouillé sur le parvis de la gare routière où il attendait son bus de nuit, l’haleine puant le manque de sommeil et le flan aux pruneaux de la veille, il fouillait son sac dans les moindres recoins. Avec le recul, il semble qu’Eugène Henri tentait de rafistoler les deux plombs qui venaient de sauter dans sa caboche. Quel meilleur moyen de se convaincre de la normalité des faits sinon celui de se raccrocher à un rituel aussi banal que le brossage de chicots ? L’homme avait plusieurs heures devant lui. Il devait réfléchir à ce qu’il allait faire. Ses amis ne se rendraient compte de sa disparition qu’au moment où ils émergeraient des effluves de whisky, soit pas avant le lever du jour. Cela lui laissait le temps d’arriver à destination. Un instant, peut-être sous le coup de la fatigue, il effleura l’idée de rentrer pour se glisser dans ses draps boulochés. Mais à 56 ans, il avait passé l’âge de faire marche arrière. Son voisin de bus ronflait comme une tondeuse, et il comprit pourquoi son ex-femme l’avait quitté. Au fond de son ventricule droit - la seule partie de son cœur qui fonctionnait encore à peu près - il eut même un soupçon d’indulgence. Jusqu’à ce qu’il prenne la nausée provoquée par les soubresauts du véhicule pour une remontée de lucidité. Eugène Henri commença alors à se demander à ce qui l’avait poussé à remonter l’allée du jardin à la recherche de sa bicyclette, à pédaler sans phare sur la petite route qui menait au centre-ville, et à grimper dans un autocar… le tout au beau milieu de la nuit. Il n’en tirait pas grande fierté, mais sa propre conduite lui paraissait suspicieuse. Bien sûr, ce qui importait à présent était de retrouver les frères Grimm et de les obliger à écrire un dernier conte, mais pourquoi en avait-il après leurs mots ? 36

Outre la noirceur de leur imagination, Jacob et Wilhem Grimm avaient aussi pour eux un sens de la poésie (les enfants aimaient les rimes tout autant que la musique de variété), un désintérêt de la morale (les enfants en avaient bien assez avec Pierre et le loup), un certain amour du détail (les enfants avaient besoin d’un peu de combustible). Se rappeler tout ceci lui mettait du baume au cœur. Les globes oculaires d’Eugène étaient courbaturés par l’épuisement. C’est dans ces moments-là qu’il retrouvait son humeur éthylique : il avait envie de proférer des insanités, de se pousser jusqu’à l’hilarité sans raison aucune, de faire l’amour et d’engloutir trois biftecks. Eugène Henri appréciait ces nuits blanches où les vieux démons sortaient de leur tombe. Elles étaient un désinhibant légal et sans gueule de bois. Quand il arriva enfin à ce village à deux heures de route de chez lui, ses derniers doutes s’étaient dissipés. Il était presque arrivé. Il coupa à travers champs, dans l’obscurité totale des minuits de campagne. Une décennie n’avait pas suffi à lui faire oublier le chemin qui ressuscitait en couleur bleu et vert sapin sous la lumière de sa lampe-torche. Il soulagea sa vessie contre la haie. Hors de question qu’une envie pressante vienne tout faire foirer dans le feu de l’action. Le vrombissement des grillons résonnait encore dans son dos lorsqu’il poussa la petite grille en fer forgé de la propriété. J’aurais du me douter, pensait-il Que vous aviez toujours été là. Élise Costa

1 à l’époque où se déroule cette histoire, en 1974, L’Exorciste venait de sortir dans les salles de cinéma et était interdit aux moins de seize ans.


Quentin Guillard. Dessins extraits du site August365, A daily illustrated paper. http://august365.wordpress.com

A state of the french art system Mixed emotions for the role of the artist in a modern state 37


Illuminati Hot weather and nice curves


Masturbate Maximum pleasure in a total discret mode.


Jolie Pépée Françoise Quardon Jolie Pépée, mon amie de porcelaine raconte l’affection belle et insolite d’une petite fille pour sa tasse de porcelaine. Les images et le texte de Françoise Quardon sont riches et poétiques. Toutes les planches sont composées de photographies et de dessins ; elles sont empreintes du souffle romantique du XIXe siècle, mais ont une vigueur et un rendu contemporain. Ce conte a été produit pour l’exposition Mon Royaume se trouve sous vos pieds qui s’est tenu au Château de Taurine dans l’Aveyron en 2012 dans le cadre de la politique d’exposition en région du Frac Midi-Pyrénées. L’auteure Françoise Quardon est une artiste plasticienne de renommée internationale. Elle a récemment collaboré avec la Manufacture de Sèvres pour laquelle elle a réalisé un magnifique service de table. Sans doute également une part d’inspiration pour ce livre… En vente à la librairie des Abattoirs

Détails 32 pages, 24 x 32 cm couverture cartonné, reliure cousue, impression sur papier FSC ISBN : 978-2-35290-092-4 Code Sodis : 7598083 Prix : 18 € Coédition ECL / les Abattoirs – Frac Midi-Pyrénées

Mémoire d'oeuf Yannick Papailhau Depuis le début de votre revue, le nom de Yannick Papailhau est venu souvent se coucher sur le fin matelas de nos pages électrifiées. Afin de régler ces quelques nuitées, il a duement rempli son livre de contes « manu-facturier ». Mémoire d'oeuf , c'est le titre de cette parution des Editions Moinsun qui s'ouvre sur un un exercice de style dans lequel l'auteur vient nous plonger dans la réflexion sur les origines de ses recherches. En bon ingénieur de l'onirisme, il déroule sur papier l'avant, le pendant et l'après de son travail sur les possibles. Dans un second temps, une sélection de dessin représentant tantôt des architectures mécaniques, tantôt des machines architecturales, vient étoffer l'ensemble dans une accentuation de l'effacement. En un mot : Essentiel.

Yannick Papailhau, Mémoire d'oeuf (de l'existence effective à d'autres dimensions) Editions Moinsun ISBN : 2-9523402-3-4 tiré à 500 exemplaires (dépôt à la librairie des Abattoirs) Prix : 12€

40


Virginie Loze Voilà bien longtemps que nous attendions le retour de Virginie Loze sur les cimaises toulousaines. En cette rentrée deux expositions coup sur coup pour notre plus grand plaisir. Des nouveaux dessins présentés lors de deux expositions personnelles à Toulouse, l'une à l'ENAC avec une trentaine de dessins noirs et blancs du 13 novembre au 6 décembre 2012 et l'autre au Centre Culturel Bellegarde avec des formats variés et des formats éclatés en couleur. Les dessins de Virginie Loze, puissants moyens d’expression, questionnent avec cynisme et dérision les menaces qui défient l’individu et les atteintes portées à son intégrité. Le dessin, permanent dans sa démarche, est associé parfois à d’autres médias. Des projections vidéo sur le dessin complètent sa lecture, ou bien des formes en relief sont juxtaposées au dessin.

VECT Altitudes LP Indéniablement, notre coup de coeur musical du moment revient au beatmaker toulousain Vect (émile Sacré), qui, avec son LP Altitudes, a rythmé le montage de ce numéro 24. Une production irréprochable aux pulsations électro/hip-hop prenant, au fil des onze pistes que compte l'album, des accents résolument "wonky" qui ne sont pas sans rappeler quelques grands du genre, de Madlib à Flying lotus... rien que ça ! Enfin, et pour ne rien enlever au plaisir de l'écoute, on prendra le temps d'apprécier, casque sur les oreilles, un packaging prenant des allures d'écrin dont la qualité graphique finira de nous convaincre du talent de l'artiste.

En écoute sur le site vect.bandcamp.com En vente à Bakélite (Toulouse), éditions physiques limitées

41


Printemps de Septembre www.printempsdeseptembre.com

Alain Josseau www.sollertis.com/alain_josseau_index.html

Cow Parade http://cowparade-toulouse.fr/

Omnibus http://laboratoire-omnibus.over-blog.com Fabien Guiraud http://fabienguiraud.tumblr.com

Caza d'Oro www.cazadoro.org Jean-Luc Favéro www.jlfavero.fr

Florence Carbonne http://fcarbonne.free.fr

Gaël Bonnefon www.gaelbonnefon.org

Élise Costa www.elixie.org

Super-Loto éditions www.superlotoeditions.fr Imprimerie Trace www.imprimerietrace.fr l’Usine à Kroquettes www.lusineakroquettes.fr

Quentin Guillard http://august365.wordpress.com

TA : Association loi 1901 8 bis, Chemin Lapujade 31200 Toulouse 09 54 26 06 84

www.revue-multiprise.com

Abonnement Je m’abonne à Multiprise 1 an (3 numéros) = 9 €

2 ans (6 numéros) = 16 €

Facture

Nom & prénom : Adresse : Code postal & Ville : Email (facultatif) : Date & signature

Bon d’abonnement à retourner à : Association TA. 8 bis, chemin de Lapujade 31200 Toulouse

accompagné de votre réglement (par chèque uniquement) à l’ordre de TA



05 62 48 54 77 1 avenue du Château d’Eau ‑ Toulouse M° St Cyprien République licence n°1050565-566-567 / graphisme : t2bis.eu / photographies ©DR


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.