Musique et métaphysique

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Université de Poitiers, Département de philosophie 2004-2005

Mémoire de Master 1ère année mention « Philosophie » sur le thème :

Musique et Métaphysique

Rédigé par Richard Holding, étudiant en Master 1 de philosophie, Sous la direction de Alexander Schnell, maître de conférences à l’Université de Poitiers, département de philosophie

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Table des matières Introduction générale à la problématique du mémoire ------------------------------------------------ 3 Chapitre I : définition de la musique ------------------------------------------------------------------- 8 1.1 Un phénomène pas comme les autres : mystères et paradoxes ----------------------------- 8 1.2 Définition esthétique et substantielle ---------------------------------------------------------- 11 1.2.1 Deux définitions possibles et contrastées 1.2.2 Les 3 composantes essentielles de la musique : rythme, harmonie, mélodie -- 13

Chapitre II : la musique exprime l’intériorité psychologique ------------------------------------- 21 2.1 Introduction au chapitre & premières réflexions --------------------------------------------- 21 2.2 Conscience et durée chez Bergson -------------------------------------------------------------- 23 2.2.1 L’espace et le temps homogènes : multiplicité numérique ----------------------2.2.2 La durée concrète de la conscience : multiplicité qualitative -------------------- 27 2.2.3 Analogie entre la durée et la musique ; enjeux & conséquences ---------------- 31

Chapitre III : la musique comme expression métaphysique de l’univers (théorie de Schopenhauer) ---------------------------------------------------------------------------------------------- 41 Avant propos -----------------------------------------------------------------------------------------3.1 Rappel des principales idées de Schopenhauer sur le monde ------------------------------- 42 3.1.1 Le monde comme représentation ; le sujet connaissant -------------------------3.1.2 Le monde comme volonté ; le sujet individuel et corporel ---------------------- 43 3.1.3 Le monde comme représentation ; le sujet pur, l’intuition esthétique ---------- 48 3.2 La théorie schopenhauerienne de la musique ------------------------------------------------- 51 Avant propos 3.2.1 La musique comme reproduction immédiate de la Volonté -------------------- 52 3.2.2 Analogie entre la musique et le monde naturel ----------------------------------- 54 3.2.3 Problèmes d’interprétation de la théorie schopenhauerienne ------------------ 54 3.2.4 Discussion de l’hypothèse de Rosset ; la musique antérieure à la Volonté -- 58

Chapitre IV / Synthèse conclusive : conciliation des deux thèses précédentes -------------- 64 4.1 Description du caractère métaphysique de l’émotion musicale 4.2 Retour à la durée créatrice de Bergson ; intuition & élan vital --------------------------

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Bibliographie ---------------------------------------------------------------------------------------------- 74

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Introduction générale

Elle est partout ; où que nous soyons, où que nous allions, quoique nous fassions, elle est là, autour de nous, à côté de nous, en nous. On ne saurait y échapper. Elle nous accompagne dans les magasins, elle nous surprend au coin des rues, elle sort des fenêtres des voitures et même parfois de la bouche des gens ; elle raccourcit notre attente au téléphone, elle chuchote dans les restaurants, converse parfois bruyamment dans les bars et les bistrots jusqu’à s’exclamer violemment dans les boîtes de nuit. Si ce n’est pas elle qui vient à nous, c’est nous qui venons à elle, le dimanche matin à la messe, le vendredi soir au cinéma, ou dans d’autres grandes salles où l’on va pour voir des gens souffler dans des tubes étranges de toutes formes et de toutes couleurs, d’autres gens caresser d’un bâton des boîtes en forme de poires, d’autres taper parfois violemment sur des caisses en bois ou des disques en cuivre. Si nous n’avions que nos yeux pour nous immerger dans le monde qui nous entoure, nous verrions certes beaucoup de choses… Une infinité de formes et de couleurs différentes se présenteraient à nous sous autant d’angles et de rapports différents. Pourtant, elle, nous ne la verrions pas. Invisible et impalpable, immatérielle et inodore, elle semble échapper aux lois spatio-temporelles de notre monde. Et pourtant, même si nous ne la voyons pas, elle se manifeste bien dans notre monde, comme tous les autres phénomènes ; la musique est là, réellement là, elle nous guette en permanence, nous séduit, nous berce, nous calme comme elle nous agace, nous agresse, nous horripile. Nul n’est besoin de la voir pour ressentir qu’elle nous affecte au plus profond de nous-mêmes ; tel est son mystère, son paradoxe. Antoine Roquentin dans la Nausée de Sartre, voit disparaître sa nausée existentielle à l’écoute d’un vieux ragtime qui joue sur le tourne disque d’un café : « il y a un autre bonheur : au dehors, il y a cette bande d’acier, l’étroite durée de la musique, qui traverse notre temps de part en part, et le refuse et le déchire de ses sèches petites pointes ; il y a un autre temps. Rien ne mord sur le ruban d’acier, ni la porte qui s’ouvre, ni la bouffée d’air froid qui se coule sur mes genoux, ni l’arrivée du vétérinaire avec sa petite fille : la musique perce ces formes vagues et passe au travers1 ». Nous ne voyons pas la musique, mais nous l’entendons. Tel est son mode d’apparaître ; filtrée par notre appareil auditif, elle parvient à nous, à notre conscience, par la voie des ondes sonores, sous forme de sons agencés ensemble selon les lois du rythme et de l’harmonie. Elle se manifeste donc bien physiquement, comme toute autre réalité phénoménale, mais son mystère ne réside pas tant dans la matière sonore qui la constitue, que dans la forme qui organise cette matière, et surtout l’effet qu’un tel mélange (forme + matière) provoque sur nous, en nous.

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Jean-Paul Sartre, La Nausée, Folio essais, page

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Il semble que depuis les premiers temps de l’humanité on ait toujours fait de la musique, et les anthropologues vont même jusqu’à émettre l’hypothèse que la musique, ou du moins le chant, était premier par rapport à la parole et au langage. Ils font valoir que le chant est probablement né du cri des chasseurs primitifs qui se faisaient reconnaître en le modulant, et qu’au lieu d’être un surlangage, la musique a probablement été un pré-langage, et que le langage issu du chant, formé ou déformé par les mots, aurait été un chant qui aurait déposé sa musique. Outre cette primauté historique du chant sur la parole, l’histoire nous apprend aussi que la musique a souvent été associée à la magie, au surnaturel ou au sacré, en raison du pouvoir mystérieux qu’elle a sur le comportement des êtres vivants, de son action sur le corps et l’esprit. On sait par des recherches anthropologiques et archéologiques que l’homme primitif traduisait son angoisse devant les multiples agressions de la nature par un ensemble de sons constituant une sorte d’incantation. On attribuait donc à la musique un caractère magique, or la magie était la seule arme thérapeutique dont disposaient les hommes préhistoriques chez qui musique et médecine ne faisaient qu’un. La symbolique de l’incantation fut maintenue au fil des siècles et reprise par la médecine égyptienne laquelle associait les sons musicaux avec les propriétés bienfaisantes des plantes et des drogues, avant qu’on ne remplace l’incantation par un chant religieux invoquant le pouvoir de protection et de guérison d’un Dieu bienveillant. Mais c’est sans doute la Grèce Antique, dans laquelle Nietzsche voyait une civilisation véritablement baignée de toutes parts par la musique, qui a le plus thématisé la dimension métaphysique de la musique, et non seulement chez les philosophes Platon et Aristote notamment, mais aussi et avant tout dans la mythologie grecque qui est déjà très éloquente, comme le relate Edmond Buchet dans sa Nouvelle connaissance de la musique : « Voici Apollon qui charme les bêtes et les dieux par les sons divins de sa lyre, Marsyas qui paye de sa vie son engouement pour la flûte, les Sirènes aux chants desquelles nul ne pouvait résister, Pan, divinité phallique dont la musique s’échappe d’un instrument qui est le corps même de la nymphe Syrinx, éperdument poursuivi et jamais possédé, voici Orphée enfin, qui ne se contente pas, comme son père Apollon, de séduire par sa musique les bêtes sauvages : les arbres mêmes le suivent. Que dire de ses exploits musicaux pendant l’expédition des Argonautes ? C’est par la magie de ses chants que, charmant le vaisseau Argo, immobilisé sur la plage, il le fait descendre de lui-même à la mer, qu’il arrête et fixe au fond de l’eau les terribles Symplégades, qu’il endort le dragon qui garde la Toison d’Or et qu’il bat les Sirènes sur le terrain même de la séduction musicale. Si la musique, en Grèce, pouvait animer les choses, elle est encore capable d’accomplir le plus grand miracle que les hommes aient jamais imaginé : celui de la résurrection. Grâce à elle, Hadès et Perséphone permettent à Orphée d’emmener Eurydice hors des enfers. Si celui-ci n’y réussit pas, c’est qu’en chemin, abandonnant la pure musique pour céder au désir, il s’est retourné afin de revoir le visage aimé.2 » 2

Edmond Buchet, Nouvelle connaissance de la musique, éd. Buchet/Chastel, 1977, p.19, 20

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Platon et Aristote quant à eux, faisaient de la musique une composante de première importance pour l’éducation de la jeunesse, et ils considéraient la musique comme une véritable et indispensable hygiène mentale. Aristote notamment croyait que le son de chaque instrument avait pour l’homme une vertu thérapeutique qui lui était propre, ce qui constitue un argument historique important pour la musicothérapie. Et si Platon pense que « les mouvements de l’harmonie sont de même espèce que les révolutions régulières de notre âme »3, Aristote précise une telle idée par des exemples, lorsqu’il affirme qu’ « il existe dans les mélodies des reproductions réelles de la colère, de la bravoure, de la contingence &, généralement de tous les caractères éthiques. […] Dans les compositions musicales, il y a reproduction des états d’âme. »4 . Et si chez Platon c’est par l’âme que l’homme peut s’arracher des illusions fugitives du monde sensible pour contempler les Idées, formes éternelles et cosmiques, la musique prend nettement chez ce philosophe une signification métaphysique ; elle est ce qui permet d’atténuer et de discipliner l’instabilité de la jeunesse en « ancrant » son âme dans le sol fixe des Idées. Habituer les âmes des enfants à la mesure musicale, pense Platon, c’est leur donner prénotion des essences objectives et éternelles (les Idées) et c’est les prémunir contre les caprices de leur subjectivité, dans la mesure où pour Platon, la musique symbolise l’essence même de l’ordre cosmique. Plus près de nous dans l’histoire, l’avènement du Christianisme allait profondément bouleverser quant à lui la conception traditionnelle que l’on se faisait de l’homme par rapport à l’univers, avec l’exaltation de l’âme au détriment du corps, et les arts allaient en subir de profondes perturbations ; mais cette révolution théologique que fut le Christianisme, qui amena la victoire de l’éthique sur l’esthétique, du fond sur la forme, s’est révélée tout à fait profitable à la musique qui, seule parmi les arts rythmiques, subsista dans les classifications du Moyen Âge, et notamment le Quadrivium, avec l’arithmétique, la géométrie et l’astrologie. Thomas d’Aquin estime « qu’elle occupe le premier rang parmi les sept arts libéraux et qu’elle est la plus noble des sciences humaines ».5 Le Christianisme, trouvant dans la musique le moyen d’agir directement sur l’âme, en fit en effet un art capable d’atteindre un royaume qui n’est pas de ce monde, où les mots n’ont plus accès. Et le protestantisme n’enlèvera rien à cette importance mystique de la musique, que l’on s’en consente par ces propos de Luther : « Après la théologie, il n’est pas d’art qui égale la musique. Les prophètes n’en pratiquaient pas d’autre, ni la géométrie, ni l’arithmétique, ni l’astronomie, comme s’ils croyaient que la musique et la divinité étaient presque alliées ». 6 3

Platon, Timée, « de l’audition », 47 D ; éd. Budé. p. 165 Aristote, La Politique, chap. V, livre V 5 cité par E.Buchet dans sa Nouvelle Connaissance de la musique, p.29 6 cité par ? dans Nietzsche et la musique 4

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On pourrait aussi parler d’autres religions, qu’elles soient occidentales, orientales ou autres, chez lesquelles la musique est associée au divin, comme elle l’est aussi dans des dizaines de peuples et de tribus de par le monde, d’après le récit des éthnomusicologues, des peuples chez qui la musique sert d’instrument mystique par excellence, favorisant l’état de transe et le contact divin. Mais passer tous ces exemples en revue nous emmènerait bien trop loin, et nous écarterait du but proprement philosophique de notre travail ; cependant, si nous nous sommes attardés sur ces exemples historiques, c’était pour montrer à quel point les hommes ont toujours associé la musique avec la magie, le sacré, le mystique. Paradoxalement, dans les sociétés surtout occidentales qui nous sont aujourd’hui contemporaines où la musique n’a jamais été aussi présente et n’a jamais autant dominé nos vies, la véritable submersion sonore qu’elle a générée a fortement dissimulé ce rapport entre la musique et le mystique ; la musique est devenue un phénomène principalement sociologique, son sens et sa portée en sont trop souvent réduits à des idéaux sociaux, des référents sociologiques. La musique est devenue principe d’identification sociale et culturelle ; de nos sociétés modernes émerge une impressionnante diversité de styles musicaux différents, auxquels s’identifient souvent des groupes sociaux bien distincts. L’exemple par excellence c’est l’émergence du rap dans les cités, un style musical relativement récent par lequel les rappeurs expriment leur désarroi et leur sentiment d’exclusion. C’est surtout chez les jeunes que la musique devient facteur de distinction sociale, culturelle, idéologique voire même psychologique ; des groupes d’affinités se forment selon les goûts musicaux des individus, très souvent on est jugés par nos goûts musicaux, c’est dire à quel point la musique peut déterminer notre rapport aux gens et au monde. Nous étudierons l’importance de ce rapport plus loin dans notre travail sous un point de vue plus bien plus philosophique. Contentons-nous simplement pour le moment d’insister sans chercher à l’expliquer sur la mystérieuse importance de la musique dans le rapport que l’homme entretient avec l’extérieur. Ce rapport existe, il a toujours existé, c’est un fait ; l’homme a probablement chanté avant de parler, et il a toujours fait de la musique. Mais la question la plus énigmatique quoique la plus naïve, c’est simplement de se demander pourquoi… pourquoi faisonsnous, écoutons-nous de la musique ? Pourquoi ressentons-nous des émotions avec la musique ? Comment comprendre le pouvoir de la musique sur notre être ? D’où vient cette puissance émotionnelle que les autres arts peinent à manifester ? Comment expliquer le problème de l’ineffable vis-à-vis de la musique, c’est-à-dire notre impuissance à trouver les mots justes pour conceptualiser et rationaliser la compréhension intuitive pourtant si nette et si claire que nous ressentons à l’écoute d’un morceau de musique ? Notre plus grande et ambitieuse espérance avec cet essai serait de révéler les plus profonds des secrets et des mystères que la musique recèle ; la matérialisation de nos recherches nous fera sans doute réaliser la modestie de notre contribution… 6


Néanmoins nous pourrons certainement nous vanter d’avoir réactualisé certaines des questions esthétiques et métaphysiques que soulève l’art des Muses : nous évoquerons notamment le problème de la différenciation de la musique avec les autres arts, le problème de l’origine du plaisir musical, celui du mystère de la création musicale, celui de l’ineffable, et surtout celui de la nature de l’émotion musicale. Face à nos interrogations métaphysiques, nous nous proposons d’attaquer les problèmes en centrant notre problématique autour d’une seule question tout à fait essentielle et qui résume à notre avis à elle seule toutes les autres questions liées au mystère de l’art des sons : la musique estelle un écho de l’intériorité psychologique, une expression métaphysique de l’univers, où exprimet-elle les deux à la fois ? Nous confrontons deux thèses tout à fait opposées ; avec la première nous ne donnons à la musique et à l’émotion musicale rien d’autre qu’une réalité psychologique ; nous restons dans le champ de la conscience subjective et de la sphère proprement humaine de la subjectivité et de l’intériorité psychologique. Avec la seconde par contre, nous nous élevons très haut dans le ciel, et nous accordons à la musique une vérité cosmique et métaphysique, en prétendant qu’elle n’est rien d’autre que l’expression de l’essence de l’univers. La première grande partie de notre travail sera donc consacrée à la première thèse, et pour cela nous espérons nous appuyer entre autres sur la conception bergsonienne de la durée, telle que Bergson la présente dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience surtout, une durée qui serait le fond de notre existence psychique à laquelle nous ferons associer la musique, art temporel par excellence. La deuxième grande partie portera sur la seconde thèse, plus cosmologique celle-là, pour laquelle nous nous appuierons principalement sur la théorie musicale de Schopenhauer telle qu’il l’expose dans son grand ouvrage Le monde comme volonté et comme représentation. Nous veillerons toutefois avant de rentrer dans le vif du débat, à définir la musique d’un point de vue d’abord technique et esthétique. En guise de grande conclusion, nous tenterons à travers la description de l’émotion musicale de faire la synthèse entre les deux grandes thèses que nous aurons auparavant étudiées, en défendant une troisième thèse, qui nous l’espérons, permettra d’unir les deux points de vue précédents.

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I. Définition de la musique

Avant d’aborder la partie plus philosophique de notre travail, il nous semble important de nous familiariser avec ce phénomène si particulier et si mystérieux qu’est la musique, et qui sera tout à l’heure au centre de nos réflexions métaphysiques. L’introduction générale nous a déjà mis un peu sur le chemin des mystères et des paradoxes de la musique. En poursuivant dans cette voie brumeuse, nous espérons dissiper certains des mystères et relever au passage tous les indices révélateurs qui nous permettront d’élaborer une tentative de définition esthétique de la musique.

1.1 Un phénomène pas comme les autres : mystères et paradoxes Avant qu’elle n’aboutisse en un authentique moyen d’expression artistique, on peut sans doute dire de la musique qu’elle est apparue au premier homme comme un phénomène réellement déjà existant, indépendamment de toute transformation artificielle. Avant qu’elle n’ait été assimilée puis formalisée par les hommes, la musique existait déjà en soi à son état naturel, sous forme de sons épars et désorganisés. La musique « humanisée » pour ainsi dire, est apparue dès lors que l’homme s’est saisi de ces sons naturels et les a organisés ensemble dans des échelles dites gammes musicales. Toutefois, précédant toute intervention humaine, la musique organisée existait déjà dans une certaine mesure, avec le chant des oiseaux, le cri ou les pleurs parfois mélodieux de certains animaux, les accords de deux ou trois sons parfois provoqués par le souffle du vent dans les caveaux, etc. Mais la musique ne devient véritablement un art authentique que lorsque l’homme dispose les sons d’une manière ordonnée en leur faisant respecter certaines lois, c’est-àdire en somme lorsqu’il leur donne forme, et qu’il prend conscience de cette forme. Mais en cela la musique ne se différencie pas des autres arts, car tel est en vérité le principe de toute activité artistique ; un art, quel qu’il soit, survient lorsque l’homme donne forme à une certaine matière. C’est une définition certes assez superficielle, mais cela vaut pour tous les arts, et mérite d’être noté ; ainsi la matière de la sculpture c’est le marbre ou le bois, la peinture ce sont les couleurs, la poésie et la littérature ce sont les mots. Outre les caractéristiques évidentes de la musique qui permettent de la distinguer aisément des autres arts, (par exemple le fait qu’elle brasse des sons et qu’elle est d’essence successive), le facteur de différenciation que nous jugeons le plus important et le plus essentiel, c’est l’absence de ressemblance directe entre le contenu expressif de la musique et le monde naturel. La ressemblance est beaucoup plus évidente dans les autres arts ; ainsi la peinture par exemple, qui est à base de couleurs visibles, est essentiellement représentative ; elle copie pour ainsi dire quelque chose de la réalité phénoménale. Schopenhauer dira qu’elle copie une Idée platonicienne, c’est-à8


dire un degré fixe et immuable à laquelle renvoient les phénomènes visibles et qui ne se révèle que grâce à la contemplation esthétique. Ainsi, une peinture authentique d’inspiration artistique sincère révélerait la face invisible du monde, celle de l’Idée, qui n’est autre que le support, le référant médiateur entre les phénomènes visibles et l’essence même de l’univers que Schopenhauer définit par Volonté. De même en poésie par exemple, le contenu expressif d’un poème se réfère par l’intermédiaire des mots à des situations, à des évènements ou à des actions de la vie, réels ou imaginaires. Dans la mesure où la matière poétique est fournie par les mots et les concepts qui sont un apanage propre à l’homme, la poésie n’échappe pas au monde de la représentation et des apparences, même si elle peut en révéler les Idées essentielles. Mais concernant les œuvres musicales, le rapport de copie à modèle est nettement moins évident à comprendre : « il y a un mystère dans la musique : comme elle ne représente aucune image de ce monde, ne reproduit aucune chose qui existe, n’a pas de signification précise, nous l’apparentons à l’ineffable, au surnaturel7 ». Sans pour autant rester dans le surnaturel, c’est dans cette optique que nous verrons plus loin avec Schopenhauer, que la musique, selon lui, ne révèle aucune Idée du monde, mais qu’elle exprime directement et sans intermédiaire la face cachée du monde, incarnée par la Volonté, qui n’est autre que l’essence intime de l’univers. Autrement dit, bien loin d’exprimer quoique ce soit du monde phénoménal, la musique n’a pas besoin de représentations, de degrés intermédiaires pour se manifester et pour exprimer ce qu’elle a à dire. Nous savons reconnaître un morceau de musique, nous nous laissons charmer par la suite de sons qui composent le morceau, mais savons-nous ce qu’exprime exactement cette musique dont nous n’entendons que les sons agencés ensemble selon un certain rythme et une certaine harmonie, voilà qui est très malaisé à dire ; l’imagination peut être facilement éveillée par la musique, une musique peut nous faire penser à diverses choses, des images nous viennent à l’esprit pour illustrer ce que nous entendons. Mais il n’y a pas deux personnes qui verront exactement la même chose ; à quoi pensons-nous quand nous essayons de regarder la musique, (la musique ellemême, non les musiciens qui l’interprètent), que voyons-nous ? Que nous est-il vraiment possible de voir, mise à part les diverses représentations imaginatives qui assaillent notre esprit ? Evidemment c’est à nos oreilles que s’adresse la musique, nous écoutons la musique ; mais est-t-il vraiment possible d’écouter d’une manière toute pure, c’est-à-dire sans que l’imagination vienne noyer nos sensations auditives dans un bain d’impressions visuelles, qui viennent se surajouter à elles ? Peut-être qu’il n’y a que chez le petit enfant ou chez l’aveugle qu’une telle écoute purifiée, exempte de toute contamination visuelle étrangère est possible ; mais l’imagination est ainsi faite,

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Marcel Schneider, Schubert, collections microcosme, « solfèges », éd. du seuil, 1957, page 14

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sa nature est d’être représentative. Une imagination purement sonore ne peut exister chez un être dont la vie est dominée par le visuel, surtout à une époque comme la nôtre, où le visuel n’a jamais été aussi dominant. La musique est une affaire de sensations auditives qui sont bien plus mystérieuses que nos autres sensations, en raison du caractère immatériel et transparent des sons qui en sont la cause ; nos impressions visuelles se référent la plupart du temps à des choses particulières concrètes, charnelles, palpables, en somme à des choses présentes, dont on a profondément le sentiment qu’elles font partie de notre monde. Le caractère plus énigmatique, plus distant des impressions sonores, nous donne au contraire le sentiment d’une absence, ou au moins d’une différence marquante. Et pourtant, d’un point de vue physique, les sons ne sont pas différents des autres phénomènes ; ils sont tout aussi analysables que les ondes visuelles par exemple, les deux peuvent se définir, s’expliquer scientifiquement. Mais comme disait déjà Platon dans la République, bien plus puissamment que les autres sensations provoquées par les autres arts, « la musique pénètre à l’intérieur de l’âme et s’empare d’elle de la façon la plus énergique8 ». Et Schopenhauer, bien que reconnaissant tous les avantages de la vue, constate que la conformation physiologique particulière du cerveau donne une importance essentielle aux sensations venues de l’ouïe, car elles sont les plus immédiates et les plus profondes. Peut-être est-ce un préjugé bien enfoui dans les profondeurs de notre inconscient collectif qui fait que nous semblons accorder moins de réalité à tout ce qui n’est pas vu, à tout ce qui relève de l’invisible ; pourtant, il nous faut bien accorder autant de réalité à la musique qu’à un édifice architectural ; une Passion de Bach n’est pas moins réelle que la cathédrale dans laquelle elle est interprétée, ou que les fresques de peinture qui ornent les parois. Mais la réalité du quotidien, nos occupations journalières font nous sommes ancrés à la terre, et que nous tenons pour réel tout ce que nous pouvons toucher, tout ce qui peut faire friction avec notre corps. Tout le reste, c’est-à-dire tout ce que nous ne pouvons pas toucher, tout ce qui nous est invisible, nous en faisons un monde spirituel ou illusoire, dans lequel on y mettra plus ou moins de fantaisie et d’imagination suivant nos convictions religieuses et existentielles. Mais ce préjugé de la vue, qui caractérise le regard naïf que nous avons du monde, ce n’est autre que ce qui est condamné par les philosophes idéalistes, à commencer par Platon : le monde intelligible, le royaume des Idées éternelles et immuables, source du Vrai et du Beau, seule l’âme du philosophe est capable d’y pénétrer. Tout le reste, c’est-à-dire les choses du monde sensible, celui-là même dans lequel nous évoluons et dans lequel nous seront condamnés à disparaître, n’est qu’apparence, illusion, source du faux et du relatif. Ainsi Platon peut-il attribuer à la musique une

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cité par Edouard Sans, dans Que sais-je ? Schopenhauer, p. 49

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réalité intelligible, et dire par une magnifique formule qu’elle est « une image mouvante de l’éternité ». Mais n’anticipons pas trop sur ce que nous dirons tout à l’heure avec des arguments bien plus élaborés. Nous cherchons simplement pour le moment à mieux comprendre la musique, à démystifier ses mystères, afin de mieux cerner notre objet.

1.2 Définition esthétique et substantielle Nous avons insisté jusqu’à présent sur ce qui est spécifique à l’art musical, en quoi notamment ses sources et son mode d’apparition diffèrent des autres formes artistiques. Essayons maintenant de dégager ce qu’il y a de substantiel dans la musique, c’est-à-dire ce par quoi elle se définit, les principaux éléments qui la caractérisent.

1.2.1 Deux conceptions de la musique contrastées D’abord, il faut essayer de répondre à la question de savoir ce qui est véritablement musical, et pas simplement sonore. Pour cela, rappelons qu’il y a deux définitions principales de la musique qui ne s’appliquent pas de la même manière à tous les compositeurs. Pour Larousse, la musique c’est « l’art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille ». Pour Littré, c’est « la science ou l’emploi des sons qu’on nomme rationnels, c’est-à-dire qui entrent dans une échelle dite gamme ». La première (qui est aussi celle de Rousseau) pourrait s’appliquer à l’inspiration fougueuse et électrique de la musique d’un Vivaldi, la simplicité et la pureté trompeuses d’un Mozart, le génie spontané du lyrisme d’un Schubert ; la deuxième à celle d’un Gesualdo après son crime, d’un Beethoven 3ème manière, d’un Schönberg et de ses disciples, d’un Boulez, d’un Xenakis, etc. En réalité la deuxième définition est la plus objective et la plus globale, pouvant également s’appliquer à toutes les musiques, qu’elles soient ou non agréables à l’oreille. La première définition est beaucoup plus réductrice et subjective en ce qu’elle insiste sur le plaisir que la musique provoque sur la sensibilité de l’auditeur. Si l’on s’en tenait à cette définition-là, alors une très grande partie de la musique du 20ème siècle serait à rejeter du domaine musical… ! Tel n’est pas un des objectifs de notre essai, mais que l’on nous permette tout de même d’accorder un certain privilège à l’émotion musicale que nous trouvons tout à fait primordiale et essentielle ; nous devons nous accorder avec la pensée d’un Schopenhauer par exemple, pour qui la musique n’est pas une affaire d’intellect et où le concept se révèle tout à fait infécond. Aussi la musique est-elle un empire où « tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée9 », selon l’expression de Rilke. La musique conceptuelle surgit dès lors qu’on se

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cité par E.Buchet dans sa Nouvelle Connaissance de la musique p.72

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désintéresse du rapport affectif qu’entretient la musique avec ses auditeurs, pour ne s’intéresser qu’à la technique musicale elle-même et à ses innovations. Dans une certaine mesure, on peut considérer l’histoire de la musique jusqu’au 20ème siècle comme un renouvellement continuel, ou mieux une innovation perpétuelle des styles et des langages musicaux, toujours dans le but de mieux exprimer l’émotion musicale. C’est surtout vrai à partir du 19ème siècle romantique ; mais ce n’est véritablement qu’au 20ème siècle, à commencer par Schönberg et la seconde école viennoise avec l’invention du dodécaphonisme que l’on a fait dériver cette tendance traditionnelle de la musique, pour ne s’intéresser qu’à la composition musicale en elle-même, à la technique en ellemême, sans se préoccuper de la réceptivité émotionnelle du public ; la cassure brutale du langage tonal par Schönberg a provoqué de suite une véritable explosion esthétique, qui a fait se scinder la musique en d’innombrables fragments de part le monde ; autant de fragments recueillis par autant d’individualités artistiques différentes, qui ont généré autant d’aventures esthétiques personnelles différentes, c’est-à-dire autant de musiques nouvelles. La grande caractéristique à relever de la formidable aventure esthétique et musicale du 20ème siècle, c’est la difficulté d’unir la pluridiversité des créations artistiques individuelles, toutes partant d’idées ou de concepts musicaux divergents. En somme, c’est un tout nouveau rapport à la musique qu’il est nécessaire d’adopter ; au lieu de provoquer de véritables raz-de-marée émotionnels, les musiques contemporaines (savantes) génèrent plutôt ce que l’on pourrait appeler de la fascination intellectuelle et donnent ainsi naissance à un tout nouveau mode d’appréciation musicale ; même si l’avènement de ces nouvelles musiques expérimentales va à l’encontre de la conception « romantique » que nous nous faisons de la musique et que nous allons développer tout au long de cet essai, peut-être la meilleure attitude à adopter vis-à-vis d’elles, c’est de déclarer comme Edmont Buchet : « je ne vois pas pourquoi il faudrait choisir entre Mozart et Boulez, Schubert et Xenakis. Leurs arts respectifs répondent à des besoins qui peuvent être parfaitement ressentis par le même amateur10 ». Mais nous espérons montrer que ce besoin de la musique d’un Schubert et d’un Mozart, au contraire de la musique d’un Boulez ou d’un Xenakis, n’est qu’un euphémisme psychologique pour désigner une « émotion mystique » bien plus conséquente… Cela dit, refermons cette parenthèse pour en revenir à notre définition de la musique qu’il nous faut préciser. Nous allons voir que la musique peut se ramener à une lutte perpétuelle entre ses deux principales composantes que sont le rythme et l’harmonie, mais dont les fruits du combat feront naître une troisième, dont certains (comme Schopenhauer, Wagner et Nietzsche) pensent qu’elle est l’unique forme de toute musique : la mélodie.

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E.Buchet dans sa Nouvelle Connaissance de la musique p.10

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1.2.2 Les 3 composantes essentielles de la musique : rythme, mélodie, harmonie « Au commencement était le Rythme », disait le célèbre pianiste et chef d’orchestre allemand du 19ème siècle Hans von Bülow, au début de son cours de composition musicale, parodiant l’Evangile de saint Jean. Un tel aphorisme ne s’applique pas à la seule musique ; le rythme est en effet un phénomène universel et omniprésent ; tout est baigné de rythmes, que ce soit le vent qui secoue les arbres et soulève les vagues de la mer, la pluie qui tombe en intervalles plus ou moins réguliers, l’alternance du jour et de la nuit, les rotations périodiques des planètes autour du soleil, de la lune autour de la terre, de la terre sur elle-même. Le rythme se manifeste d’autre part dans le battement de notre cœur, dans la circulation de notre sang, dans nos mouvements respiratoires, il nous accompagne dans notre marche ou notre course, dans les va-et-vient des gestes du scieur, du bûcheron, du rameur. Bien plus subtilement encore apparaît-il dans le cri des animaux et le chant des oiseaux. Mais notre esprit et nos pensées évoluent aussi en rythme, nous verrons que Beethoven parle d’un rythme supérieur de l’esprit. Ainsi le rythme est-t-il cosmique, physiologique, psychologique et même spirituel ; il est ce qui caractérise l’allure de quelque chose, le plus souvent d’un mouvement, d’une action, ou d’un processus quelconque. Mais en y regardant de plus près, une telle omniprésence du rythme s’explique tout simplement par le fait que le rythme n’est autre que du temps mis en forme ; il est en effet inséparable du temps en ce que le temps constitue sa source et sa matière : le rythme est ce qui donne forme au temps. Concrètement, le rythme est ce qui rompt l’homogénéité et l’uniformité d’une certaine période temporelle ; il s’empare de cette période pour lui donner vie et mouvement, en la fragmentant en durées plus ou moins longues les unes des autres ; ainsi pourrait-on dire que le rythme est ce qui donne vie au temps. Pas d’existence physique possible sans temps ni espace ; chaque objet du monde occupe un endroit de l’espace à un certain moment donné du temps. Et le fait que tous les objets n’occupent pas la même place, ni ne naissent et ne disparaissent simultanément, c’est ce qui génère relativité, diversité et multiplicité. Ainsi le temps est-il une propriété fondamentale de l’existence, une condition de possibilité, et les différences de rythme sont ce qui caractérise cette existence relative et cette diversité des objets. Chaque objet existant est soumis à la loi du temps : son apparition dans le monde n’est autre que le signe de sa future disparition, le temps est ce qui sépare sa naissance de sa mort. On peut donc dire que chaque objet, en tant qu’il temporel, a son propre temps, ou plutôt qu’il vit son propre temps. Et le rythme, qui n’est autre que du temps organisé, représente ce « temps » de chaque objet ; il rend compte de l’existence de l’objet dans le temps, et il se complexifiera ou se simplifiera selon que cet objet est plus ou moins vivant ou plus ou moins

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inerte. Tout cela peut paraître assez banal, mais il nous semble important de revenir à ces sources pour mieux comprendre quelle est la nature véritable du rythme. Précisons notre idée par des exemples concrets ; les objets inertes du monde, tels les pierres, existent dans le temps tout comme les choses vivantes et animées. Entre une pierre et un animal, leur point commun c’est d’être temporels ; ils existent dans le même monde spatio-temporel. Leur différence, c’est de vivre différemment cette existence temporelle. Une pierre qui nous paraît immobile ne quittera son espace que si on la ramasse et qu’on la lance. A sa chute, en raison de la force qui propulse sa lancée, la pierre mettra un certain temps avant de retrouver une position inerte et immobile ; auparavant, elle aura fait quelques rebonds et se frottera à d’autres objets, mais finira par s’immobiliser. Tout ce mouvement, du lancer de la pierre jusqu’à son nouveau point d’occupation de l’espace en passant par sa chute, se déroule dans le temps et son tout forme comme une sorte d’unité d’évènements temporels, pouvant fort bien se caractériser par un certain rythme (chaque impulsion rythmique correspondant par exemple à chaque rebond qu’effectue la pierre). Au contraire, lorsque la pierre est à son état d’immobilité, seule une certaine durée peut la caractériser ; une durée homogène sans rythme, où il n’y a rien qui se passe, mise à part peut-être quelques rares variations minimes et insensibles de temps à autre, une durée qu’on pourrait illustrer musicalement par une note grave de contrebasse que l’on jouerait infiniment sans rupture. Pour un animal qui se meut dans l’espace et évolue dans le temps, tous ses gestes et mouvements pourront être mesurés rythmiquement ; chaque nouveau geste, le simple fait de poser une patte après l’autre et de marcher en avant, permet de diviser le temps de cet animal en différentes périodes. Il en va évidemment de même pour tout ce qui bouge et se change dans le monde spatiotemporel. Encore faut-il toutefois une conscience qui soit capable de percevoir les divisions du temps à travers le rythme. En attribuant donc une nature temporelle à tous les objets existants, il est facile de comprendre en quoi consiste le rythme ; il n’est autre que le temps qui prend vie. Le rythme naît du changement, du mouvement, ce mouvement qui n’est autre que la véritable durée, ce mouvement qui est « sans doute la réalité même », dit quelque part Bergson, dans L’évolution créatrice. Nous reviendrons sur ce point capital au chapitre suivant. Chaque chose a son temps propre, a donc son rythme propre. Mais ne pas comprendre par là qu’il y a plusieurs temps, dans un sens absolu ; il y a un seul temps, universel, que se partagent tous les objets existants. Ces objets ont leur propre temps (leur propre période dans le temps) dans la mesure où ils ont tous un rapport différent à ce temps. Venons maintenant au rythme musical ; tout comme le rythme naturel des choses, le rythme est ce qui donne vie et mouvement à la musique ; toutefois, au lieu que dans la nature, rythme et 14


mouvement ne font qu’un, le rythme naissant en quelque sorte après coup, comme un écho temporel des mouvements de la vie, en musique le rythme devient principale source d’inspiration et même matière d’organisation. La musique étant une activité créatrice proprement humaine, le compositeur a la plupart du temps conscience des différents rythmes qu’il veut employer dans son œuvre. L’inspiration créatrice, elle, peut être inconsciente, toujours est-il que le rythme est un des éléments primordiaux de la musique ; il sert en quelque sorte de squelette temporel à la musique, qui a pour charge de contrôler ses muscles et de la porter en avant, toute la chair musicale venant elle de l’harmonie, l’autre élément primordial de la musique que nous allons bientôt étudier. Le rythme est donc ce qui donne à la musique son impulsion, il est ce qui la permet d’avancer, c’est un peu son noyau vital ; c’est lui qui décide de faire vivre la musique de façon plus ou moins animée, c’est aussi lui qui décide à quel moment la musique doit mourir, puisque c’est lui qui a le pouvoir de contrôler le temps, ce temps qui est l’étoffe même de la musique. Ainsi, certaines musiques plus rythmées que d’autres paraîtront plus mobiles, plus sautillantes et souvent plus joyeuses, alors que d’autres musiques moins imprégnées de rythme sembleront davantage immobiles, moins dynamiques, pauvres en vitalité, souffrantes presque ; si cette pauvreté rythmique n’est pas compensée par les deux autres éléments essentiels de la musique (mélodie et harmonie), ces musiques sembleront facilement fades, inintéressantes, ennuyeuses, presque mortes. Encore faut-il que le rythme, en musique, ait une signification proprement esthétique, et soit plus qu’une simple cadence mécanique ; la division du temps en parties égales de durée moyenne produirait en effet une impression de monotonie sans signification esthétique : « Il faut, pour obtenir cette dernière, des valeurs qui ne se confondent pas avec l’unité normale, mais qui n’en diffèrent toutefois que dans une certaine mesure. L’exagération de la différence, dans un sens ou dans l’autre, que ce soit dans le ralenti ou l’accéléré d’un film ou d’un disque, privent le geste, la musique, la parole, de leur sens ; nous ne voyons plus que mouvement mécanique, sans communication véritable avec notre être11 ». Pour qu’il y ait signification esthétique, pour que la musique puisse communiquer avec notre être, pour que nous puissions comprendre la musique, ressentir sa puissance rythmique notamment, le rythme musical doit d’abord faire écho aux rythmes naturels (comme par exemple ceux de la marche, de la respiration ou du rythme cardiaque), mais aussi sans doute au rythme supérieur de l’esprit dont parle Beethoven et qui conditionne selon lui une compréhension plus profonde de l’essence de la musique : « Il faut avoir

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E. Buchet : Nouvelle connaissance de la musique, ed. Buchet/Chastel, 1977, page.16

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le rythme de l’esprit pour saisir la musique dans son essence, elle nous donne le pressentiment des sciences célestes et ce que l’esprit en tire est une incarnation de la connaissance12 ». Un compositeur comme Messiaen ira à contre courant de cette philosophie de la musique, car pour lui, le rythme musical doit justement contrarier les rythmes naturels, c'est-à-dire doit être fondé sur des durées inégales, ce qui n’est le cas ni de la musique classique, ni même du jazz, puisque les syncopes de celui-ci ne sont placées que sur des valeurs égales qu’elles reconnaissent en les contredisant. L’Oeuvre de Messiaen est un travail sur le temps, il s’est intéressé aux multiples façons de le diviser, au point de se laisser embarquer trop loin sans doute dans la technique, finissant par oublier le sentiment esthétique originel que l’on retrouve aisément dans la musique d’un Jean-Sébastien Bach par exemple, Bach à propos duquel le compositeur français soutient avec quelque audace que sa musique n’a pas de rythme… Après ces quelques réflexions sur le rythme, venons-en maintenant à l’harmonie et à la mélodie, afin de compléter notre définition de la musique. C’est une question problématique que celle de se demander si le rythme peut à lui tout seul générer de la musique ; on pourrait se demander en effet si un solo de tambour, aussi complexes et subtiles que peuvent être les différentes combinaisons de rythmes qui y sont utilisées par le musicien, est véritablement de la musique. Un tambour en effet ne permet de sortir qu’un seul son à la fois, et qui de plus est a toujours la même hauteur ; le musicien ne peut s’occuper que de la seule dynamique (doux, fort…) et de la cadence rythmique. Pas d’harmonie ni de mélodie harmonique possible par conséquent, qui sont pourtant nous allons le voir deux éléments absolument essentiels de la musique, en plus du rythme. Mais le privilège du rythme, comme nous l’avons vu, c’est de donner vie à la musique ; aussi un solo de tambour ne vit-il que par ses combinaisons et ses suites de rythme. Au contraire, sur n’importe quel instrument une note ou un accord dénués de rythme ne sont que des sons privés de mouvement et de vie ; on peut soutenir par conséquent qu’ils ne deviennent musique que par le rythme qui s’empare de cette matière inerte pour la pétrir et la modeler. Mais nous ne pouvons pas réduire la musique au seul rythme, car l’harmonie est un univers à elle toute seule, si riche et si foisonnant de possibilités, caractérisé notamment par la magie de la modulation, et pourrait presque par moments se passer du rythme, dans les musiques que l’on pourrait qualifier d’intemporelles, celles qui semblent véritablement échapper au temps, même si évidemment ça ne reste qu’une impression esthétique. Il faut d’abord rappeler que l’harmonie constitue une découverte relativement tardive dans l’histoire de l’humanité ; pendant des siècles auparavant, l’homme faisait de la musique purement

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L. van Beethoven : Conversation avec Bettina.

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monophonique, c'est-à-dire des musiques avec une seule ligne mélodique, où n’étaient jouées ou chantées par un soliste ou par un ensemble d’instruments à l’unisson, qu’une seule note à la fois. Cela paraît assez difficile pour nous de croire aujourd’hui, tant les harmonies traditionnelles du langage tonal (les plus consonants : les intervalles de quarte, quinte et octave) nous paraissent naturels et familiers. Les Grecs étaient théoriquement conscients des relations mathématiques sur lesquelles pouvaient reposer certains rapports harmoniques, mais ils n’ont pas, semble-t-il, appliqué leur savoir dans le domaine esthétique et musical. Ce qui prédominait véritablement chez les Grecs c’était l’élément mélodique. La découverte progressive de l’harmonie dans l’histoire de la musique s’est accompagnée d’une prise de conscience graduelle de l’effet esthétique que l’on pouvait obtenir grâce à certains intervalles harmoniques. Mais il faudra attendre le 10ème siècle au Moyen-Âge pour trouver les premiers rudiments de l’harmonie, avec l’apparition du bourdon, longues notes tenues qui servaient d’accompagnement indépendant à la ligne mélodique principale ; mais c’est l’Organum qui est sans doute le premier système musical à intégrer consciemment les intervalles de quartes, quintes et octaves justes. Pendant de longs siècles les compositeurs n’ont pas osé trop s’aventurer dans le domaine de la discorde et de la dissonance, en ce qui concerne la musique sacrée en tout cas, car l’Eglise n’autorisait que les accords consonants, les intervalles jugés parfaits (les plus purs, les plus à même de pénétrer l’âme). Pourtant, c’est grâce à l’Eglise catholique (puis plus tardivement luthérienne), trouvant avec la musique le meilleur moyen pour l’âme de s’élever vers Dieu, que l’écriture harmonique a pu se développer comme elle l’a fait, depuis le Chant Grégorien de Dufay et de Josquin, jusqu’aux Messes de Haydn et de Mozart, en passant par l’Âge d’or des polyphonies de la Renaissance (parmi les plus fameuses, celles de Palestrina et de Monteverdi en Italie, de Victoria en Espagne, de Praetorius en Allemagne, et de Tallis en Angleterre), et les cantates et les Passions de J.S Bach (par exemple). On a continué à composer de la musique sacrée au 19ème et au 20ème siècle bien sûr, mais les compositeurs ont été moins prisonniers des formes et des exigences imposées par l’Eglise auparavant, et ils ont pu inventer leur propre langage musical pour servir la cause de Dieu. Il faut aussi faire remarquer que la découverte de l’harmonie au Moyen-Âge, découverte que l’Eglise s’est appropriée, n’a pas du tout été bénéfique au rythme ; la découverte de l’harmonie c’est vraiment la découverte d’un autre monde musical, en contraste total avec celui du rythme et du lyrisme mélodique, dans lequel l’âme peut évoluer et se purifier jusqu’à atteindre ses plus divines hauteurs. Le rythme a même été sévèrement diminué et rabaissé au niveau du corps et de la terre, ce rythme en effet qui parle au corps et qui incite à la danse ; choses terrestres qui sont bien entendu discriminées par l’Eglise et rejetés du royaume spirituel de l’âme. Impossible cependant de rejeter absolument le rythme, sinon la musique meurt ; mais la richesse de l’harmonie a été 17


l’heureuse compensation d’un rythme rabaissé à ses états les plus rudimentaires. On favorisait surtout les mesures et les rythmes ternaires, symboles de la Trinité. La mesure de ¾ était perçue comme la plus parfaite, symbolisée sur la partition par un cercle fermé : O. Le C que l’on trouve sur les partitions modernes signifie une mesure à quatre temps 4/4, et était considéré autrefois comme une mesure imparfaite (d’où le cercle ouvert : C). Dans les polyphonies de la Renaissance, il est vraiment caractéristique et surprenant de remarquer qu’on perd complètement le fil du rythme (cf. § suivant, cit. de Wagner) ; on est plongé dans un univers d’une richesse harmonique et contrapuntique tout à fait étonnant, dans lequel les voix naissent et disparaissent tour à tour, faisant penser à une floraison continuelle de bouquets sonores. A partir de ces considérations historiques, on pourrait expliquer l’histoire de la musique comme l’histoire de deux tendances opposées, qui génèrent deux types de phrases musicales ; l’une où prédomine l’élément rythmique, l’autre où s’affirme le sens harmonique. Mais à vrai dire on ne peut pas radicalement séparer ces deux tendances, l’une sera toujours présente chez l’autre, il y aura toujours un rapport de forces où l’une apparaîtra plus forte que l’autre, mais jamais l’une ne pourra vivre sans l’autre. Une lutte perpétuelle et nécessaire, souvent amoureuse et pleine d’échanges, dans laquelle certains voient l’expression des deux sources éternelles : la sexuelle et la mystique. Ainsi les motets et autres polyphonies liturgiques du Moyen-Âge et surtout de la Renaissance, naissent incontestablement d’un sentiment purement harmonique ; citons à cet égard Wagner, qui discute la musique de Palestrina : « Ici, le rythme n’est perceptible que grâce à la succession des suites harmoniques d’accords, tandis que sans ces dernières et considéré en soi, c'est-à-dire comme une succession dans le temps, ordonnée de façon symétrique, il ne peut exister. La succession dans le temps est donc ici liée de façon tellement immédiate à l’essence de l’harmonie – en soi indépendante de l’espace et du temps – qu’il n’est nul besoin de faire appel aux lois du temps pour comprendre une semblable musique13 ». Les phrases musicales qui naissent d’un tel sentiment harmonique se retrouvent aussi bien évidemment dans plein d’autres musiques, quoique pas aussi pleinement que les motets de Palestrina qui nagent en pleine harmonie, mais citons comme exemples un peu moins évidents en musique classique non sacrée les préludes n°4 et n°20 op.28 de Chopin, sa 3ème étude op.10 connue sous le nom de « tristesse », le fameux « thème suédois » du Trio n°2 de Schubert, le célèbre et ô combien émouvant adagietto de la 5ème symphonie de Mahler. L’autre tendance dans laquelle les compositeurs privilégient une inspiration plus rythmique s’exprime dans la puissante 5ème symphonie de Beethoven, et bien plus évidemment dans le Sacre

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Richard Wagner, Beethoven, N.R.F., 1937, p.129

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du printemps de Stravinsky, dans la sonate pour deux pianos et percussion de Bartok, le rondo burlesque de la Neuvième symphonie de Mahler, par exemple. Au 20ème siècle, le rythme a été travaillé par de nombreux compositeurs et les musiques sont devenues très complexes, comme chez Messiaen dont nous avons déjà parlé, mais avant lui la seconde école Viennoise, et en Russie Prokofiev et Chostakovitch. Ce ne sont là que des exemples parmi des milliers d’autres ; nous avons en effet soutenu l’idée que toute l’histoire de la musique dans son ensemble pouvait se ramener à la lutte entre les deux tendances fondamentales et constitutives de la musique : le rythme et l’harmonie. Mais il nous manque encore un élément dont nous n’avons pas encore parlé : la mélodie.

D’après ce que nous avons dit du rythme et de l’harmonie, la naissance de la mélodie peut se comprendre par rapport à la combinaison de ces deux éléments structurels. La mélodie naîtra en effet d’un sentiment harmonique, d’une impulsion rythmique, ou plus souvent d’une subtile combinaison des deux. Par définition, la mélodie c’est en effet la forme que prend une phrase musicale résultant de la combinaison des lois du rythme et de la modulation. Elle n’est donc pas un élément autonome, elle ne peut exister seule sans rythme, sans modulation. Dans toute musique plus subtile qu’on solo de claquettes ou de tam-tam on retrouvera toujours des phrases mélodiques ; il ne peut en être autrement, si toutefois la musique est constituée de rythmes et de modulations harmoniques. La mélodie est pour ainsi dire déposée par la musique, elle jaillit tout naturellement, et doit son existence grâce aux lois inhérentes à la musique. En cela elle n’est donc pas un élément premier et constitutif. Elle est souvent la forme finale, le produit final que visent à fabriquer les compositeurs. On a vu que chez les Grecs, qui ignoraient le potentiel de l’harmonie, la mélodie était tout ce qu’il y avait d’important dans la musique. Elle était perçue comme une sorte de chant de l’âme, et Aristote de remarquer qu’il « existe dans les mélodies des reproductions réelles de la colère, de la bravoure, de la continence & généralement de tous les caractères éthiques14 ». Pour Wagner, fidèle disciple de la doctrine musicale de Schopenhauer, la mélodie constitue l’unique forme de la musique, qui ne peut être conçue sans elle. On connaît l’importance du leitmotiv dans les drames wagnériens, courts thèmes ou motifs mélodiques associés à un personnage ou une situation, qui reviennent de manière récurrente ou progressive au fur et à mesure de l’avancée de l’histoire et des changements de situation (exemple caractéristique : le thème d’amour dans Tristan & Isolde, qui se termine en apothéose). D’une manière générale, la mélodie a toujours été considérée comme l’élément le plus attractif de la musique, on peut

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Aristote : La Politique, chap V du livre V

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remarquer aujourd’hui que la célébrité de beaucoup de chansons de variété ou de rock la doivent à leur mélodie principale, qui « accroche » l’auditeur, le saisit et lui parle facilement. Mais c’est aussi vrai de beaucoup d’œuvres de musique classique. Des mélodies si célèbres (ex : Le printemps de Vivaldi, la petite musique de nuit, la marche turque, la symphonie n°40 de Mozart, la Lettre à Elise, la Sonate « au clair de lune » de Beethoven, l’Ave Maria, la truite de Schubert, la badinerie de la suite n°2 pour orchestre de J.S Bach, la Valse n°2 de Chostakovitch, la marche funèbre de Chopin, etc, etc…) qu’elles font maintenant partie de l’inconscient collectif des sociétés occidentales et se retrouvent jusque dans les publicités, les sonneries de téléphone portable, les répondeurs de mise en attente, etc. Certaines mélodies sont donc plus marquantes que d’autres, elles nous parlent plus, et les raisons à cela en sont assez mystérieuses… Car d’un point de vue purement technique et musical, une mélodie reste toujours une mélodie : elles se définissent toutes de la même façon, elles sont toutes des suites de sons dépendantes de certains rythmes et de certaines modulations. Seul le Royaume mystérieux de la Musique détient la recette magique de ces envoûtantes mélodies qui sont universellement appréciables, celles qui atteignent sans aucun intermédiaire le coeur de tout un chacun. Il arrive rarement que le génie et l’inspiration créatrice d’un compositeur intuitionne ces règles magiques et bien gardées, mais quand cela arrive, c’est comme un petit miracle qui se produit… Pour Schopenhauer, la mélodie représente la forme la plus haute de la musique. Comme nous le verrons plus loin en détail, pour lui la mélodie reproduit les mouvements les plus intimes et les plus secrets de la Volonté (la chose-en-soi) devenue raisonnable dans la conduite de l’homme ; il reconnaît dans la mélodie, la vie et les désirs pleinement conscients de l’homme, mais aussi la série de ses actes, « elle nous dit son histoire la plus secrète, elle peint chaque mouvement, chaque élan, chaque action de [sa] volonté ». Inventer une mélodie, c’est « éclairer le fond le plus secret de la volonté et des sentiments humains ». Nous nous réservons de discuter ces affirmations le moment venu, lorsque nous étudierons en détail la théorie de Schopenhauer au troisième chapitre, qui est en fait plus problématique qu’elle n’en a l’air. Mais auparavant, le temps est maintenant venu de nous intéresser au premier grand problème que nous souhaiterions traiter dans cet essai : le rapport entre la musique et l’intériorité psychologique.

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2.La musique exprime le vécu psychique, l’émotion musicale a une nature psychologique 2.1 Introduction au chapitre & premières réflexions Nous allons bientôt nous rendre compte que les propos développés dans ce second chapitre ne sont autre qu’un prolongement et un développement plus étoffé de ce que nous venons de dire à propos de la mélodie, cette mystérieuse mélodie qui nous parle avec une si grande clarté et une si grande intimité, dans une langue que notre raison et son apanage de concepts ne comprend pas. Nous allons notamment tenter de clarifier le mystérieux rapport qu’entretient la musique avec notre sensibilité, dans une perspective avant tout psychologique. Nous allons essentiellement revenir sur la dimension temporelle de la musique (et donc rythmique), pour la comparer, voire l’associer à l’idée de durée qui est un véritable leitmotiv avec variations dans l’œuvre d’Henri Bergson dans son ensemble. Nous pensons que ce n’est pas tellement un hasard que Bergson se réfère aussi souvent à l’exemple de la mélodie pour illustrer ce qu’il entend par durée vécue de la conscience, une durée qui ne serait autre que l’étoffe même de notre vie psychologique. Il nous faut aussi faire remarquer qu’il n’y a pas à proprement parler de pensée musicale chez Bergson ; il traite brièvement de certaines considérations esthétiques dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, mais jamais il n’essaie de penser plus en avant le rapprochement qu’il a luimême évoqué à travers des exemples ou certaines formules métaphoriques entre la musique et la durée. Nous espérons donc développer avec bien plus d’insistance et d’audace ce qu’il n’a fait qu’évoquer en passant, en nous référant à d’autres éléments de la philosophie bergsonienne, qui nous l’espérons, donneront une certaine pertinence à notre étude. Notre but principal est d’arriver à prouver que la musique est sans doute le moyen le plus puissant dont dispose l’homme pour parvenir à une connaissance intime de lui-même ; la musique ouvrirait la porte à son moi profond, sa durée concrète, qui n’est autre que la réalité même de son existence spirituelle. Encore faut-il faire un peu plus de chemin dans les profondeurs de la conscience avant d’en arriver jusqu’à là. Commençons par rappeler dans sa première formulation l’objet de ce chapitre : il s’agit de discuter la thèse selon laquelle la musique est ce qui permet d’exprimer notre vie intérieure, et que les émotions musicales que nous ressentons sont d’une nature seulement psychologique. Le langage ordinaire suffirait déjà à donner les premiers indices de la validité

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d’une telle thèse ; nous disons aisément d’une musique qu’elle nous paraît triste, mélancolique ou endeuillée, joyeuse, radieuse ou ensoleillée, coléreuse ou paisible, sereine ou angoissée, etc. De telles expressions ne sont autre que des qualitatifs du langage verbal que nous employons avant tout à propos des humeurs ou du caractère d’une personne. Dire d’une musique qu’elle est triste, ce n’est autre que lui conférer une qualité particulière ; mais est-ce la musique elle-même que nous jugeons ainsi, ou bien est-ce l’impression de tristesse qu’elle nous procure ? Pour pouvoir affirmer qu’une musique nous paraît triste, il faut qu’elle puisse nous communiquer cette tristesse, ou bien il faut que nous puissions vivre nous-mêmes sa tristesse. Car comment savons-nous qu’elle est triste ? Comment distinguer entre une musique triste et une musique joyeuse ? Où se trouve le facteur de distinction ? Est-ce la musique elle-même que nous jugeons, ou est-ce l’affect qu’elle provoque en nous ? En réalité, en y réfléchissant bien, ce n’est ni l’un ni l’autre ; car en effet, la musique ne peut pas être elle-même triste, puisque la tristesse est le nom que nous attribuons à un sentiment psychologique éprouvé par un être vivant, or la musique n’est autre que le fruit sonore d’une combinaison particulière de sons et de rythmes, neutres en soi. Ensuite, nous ne pouvons pas aller jusqu’à dire qu’une musique inflige réellement en nous de la tristesse ; nul n’est besoin d’être soi-même triste pour comprendre qu’une musique nous paraît triste, et d’apprécier ensuite cette musique sans que nous ne tombions réellement dans la tristesse que la musique semble véhiculer ou évoquer. A ce problème, le célèbre critique musical Edouard Hanslick semble avoir trouvé une explication séduisante, dans son ouvrage Du beau en musique, qui date du 19ème siècle ; pour lui, « l’organe de perception du beau n’est pas le sentiment, mais l’imagination en tant qu’activité d’une pure contemplation15 », ce qui n’est en fait pas différent de ce que pensait déjà Kant, et que Schopenhauer reprendra aussi a son compte. La tristesse d’un morceau n’est pas intrinsèque à la musique, pas plus qu’elle n’est réellement exprimée en nous ; la tristesse proviendrait de ce que notre imagination se la représente, et serait donc plus une impression, ou mieux une image de la tristesse, plutôt qu’un sentiment de tristesse proprement dit. En tout cas, l’important c’est de noter qu’il est tout à fait possible, et même très fréquent d’attribuer des qualitatifs psychologiques à la musique. Nous dirons donc maintenant que telle ou telle musique évoque à notre imagination tel ou tel sentiment. Mais nous ne dirons pas qu’une musique triste provoque en nous de la tristesse, et que l’émotion que nous ressentons à l’écoute d’une musique triste est une émotion de tristesse, même si elle peut en avoir la couleur pour ainsi dire ; il s’agit d’une émotion purement esthétique. Mais de ça nous en parlerons tout à l’heure. Sans trop rentrer dans l’analyse, nous cherchons simplement pour l’instant à rapporter certaines

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Edouard Hanslick : Vom musikalisch Schönen, page 7

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généralités susceptibles de rendre plus évident le rapport entre la musique et l’intériorité psychologique. Nous avons déjà vu qu’il est d’ordinaire dans le langage courant de qualifier une musique tout comme on qualifierait une personne. Et cela ne date pas d’aujourd’hui, puisque Platon et Aristote avaient déjà remarqué que la musique imitait les passions de l’âme, que ses mélodies pouvaient représenter avec subtilité les différentes vertus et autres qualités humaines. Il est d’usage de considérer la musique comme l’art par excellence susceptible d’exprimer tous nos sentiments ; c’était surtout le cas à l’époque romantique, et c’est pourquoi le romantisme a fait un si grand cas de la musique et lui a permis une telle richesse de développement. Certes, la musique n’est pas seulement cela, le compositeur cherche aussi à travers elle à exprimer la Nature par exemple, ou d’exprimer certaines idées religieuses, philosophiques, artistiques ou autres, mais il n’empêche que le sentiment est un thème plus que dominant dans la musique, du fait qu’il y a un rapport tellement immédiat entre elle et les sentiments humains ; et si mystérieux et si frappant soit-il, ce rapport a toujours été remarqué depuis que l’homme a commencé à faire de la musique. Mais c’est justement l’évidence de ce rapport qui le rend en même temps si mystérieux. Et nous ne pourrons expliquer ce rapport ou tenter de l’expliquer que si nous rentrons davantage dans l’analyse philosophique et étudions de plus près le mécanisme psychologique qui lie nos émotions aux œuvres musicales, et pour ce faire, il nous faut tenter de mieux cerner la nature même de notre conscience ou de tout ce qui pourrait rentrer en jeu dans l’acte d’apprécier la musique. Maintenant est donc venu le moment de nous appuyer sur certaines idées bergsoniennes.

2.2 Conscience et durée chez Bergson 2.2.1 L’espace et le temps homogènes : la multiplicité numérique Nous avions déjà esquissé notre dessein au début de l’introduction à ce chapitre, qui était, pour notre propos sur la musique, de nous inspirer de la conception bergsonienne de la durée telle que le philosophe en parle essentiellement dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience mais aussi dans les toutes premières pages de l’Evolution créatrice. Bergson a découvert la durée alors qu’il s’attaquait à un éternel problème métaphysique ; celui de la liberté. Le génie de Bergson a été de pointer du doigt la confusion préalable qui caractérisait le fond du débat entre les déterministes et leurs adversaires. Comme il le montrera à propos de nombreuses autres questions philosophiques, selon lui le problème de la liberté fait partie de ces « faux problèmes » comme il les appelle, dans le sens où il a été mal posé dès le départ. « Ce qui a le plus manqué à la philosophie, c’est la précision », dit-il dans La pensée et le mouvant ; cette précision, Bergson pense l’avoir trouvé, en refusant d’enfermer sa pensée toute vivante et créatrice

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dans un système philosophique clos sur lui-même, évitant par là même la dictature des concepts, qu’il juge trop vagues, généraux et imprécis, et tout à fait inaptes à exprimer tout ce qui touche à la sphère de l’intériorité. Son apport majeur dans l’Essai a été de clarifier les notions de temps et d’espace, et de montrer que l’un et l’autre renvoyaient à deux ordres de réalités absolument distincts. Selon lui, la spatialisation involontaire du temps a vicié la plupart des théories philosophiques et scientifiques qui ont déjà essayé de penser l’espace et le temps. Redonner le temps au temps, le débarrasser de son fantôme spatial qui l’a toujours hanté, c’est saisir la durée vraie et authentique, sous sa forme purement temporelle. On pourrait s’étonner ici que Bergson remette en cause une distinction aussi banale que celle de l’espace et du temps ; une distinction toute naturelle que nous semblons très bien comprendre et qui fait que nous ne confondons pas entre des minutes et des kilomètres. Et pourtant, à en croire les analyses pertinentes du philosophe, la distinction entre l’espace et le temps est loin d’être aussi évidente ; telle que les philosophes l’ont jusque là comprise, elle renferme selon lui de graves confusions, qui ont élevé bien des problèmes illusoires. Par des arguments convaincants et des exemples fort judicieux, Bergson montre comment il est facile de se laisser abuser par l’apparente simplicité de la distinction entre espace et temps, et de confondre inconsciemment entre les rapports quantité et qualité, étendu et inétendu, juxtaposition et succession véritable. Résumons à grand traits la pensée de Bergson. En réfutant dans le chapitre 1 de l’Essai la théorie de la mesure de la sensation, Bergson en vient à critiquer l’utilisation abusive en psychophysique de concepts propres au domaine de l’extensif qui s’appliquent d’ordinaire aux choses qui peuvent être mesurées en termes d’intensité et de quantité ; par exemple, personne ne s’étonnera entendre quelqu’un dire qu’il a plus ou moins chaud, ou qu’il est plus ou moins triste, nous pensons fort bien comprendre de quoi il parle. Et pourtant, en y réfléchissant bien, nous ne voyons pas comment on serait autorisés à quantifier des états qui sont d’une nature purement qualitative ; compter des états implique qu’on les isole les uns des autres, mais dans le domaine de la conscience, ce sont mille éléments qui se pénètrent mutuellement, en ce sens que chacun regroupe en lui-même tous les autres en quelque sorte, et que d’en isoler un seul, c’est le dénaturer tout à fait de sa complexité et de sa couleur originelles, puisqu’il ne vit que par les autres, si l’on peut parler ainsi. Ce que Bergson critique, c’est l’autorité avec laquelle on tente d’expliquer le fonctionnement du changement interne avec des méthodes qui sont adaptées au changement extérieur, ce qui revient à dire, en d’autres termes, que l’on confond le quantitatif avec le qualitatif. Le second chapitre de l’Essai, qui est plus intéressant pour nous, montre que la confusion entre la qualité et la quantité renferme une confusion plus grave et plus conséquente encore, qui est celle de la confusion entre le temps et l’espace. Bergson met à jour deux types de multiplicités 24


différentes qui correspondent à deux ordres de réalités différentes ; celle des objets matériels, et celle des faits de conscience. Il consacre de longues analyses à la première sorte de multiplicité, dont il montre que le champ d’activité est l’espace et rien d’autre que l’espace. Bergson pense que la quasi-totalité de toutes nos pensées, opérations de calculs et autres distinctions tranchées entre les choses qui nécessitent l’abstraction se réalisent dans un espace homogène qui est sans doute conçu par notre intelligence. « Nous avons la faculté spéciale de percevoir ou de concevoir un espace sans qualité16 ». Cet espace idéal et homogène, exempt de toute qualité, est propre à l’intelligence humaine, il est ce qui nous permet essentiellement d’agir, de compter, de réfléchir et même de parler. Bergson pense que les différences de qualité sont partout dans la nature ; ainsi y’a-t-il selon lui une différence qualitative entre deux couleurs, tout comme il y en a une entre deux directions de l’espace. Il fait d’ailleurs remarquer que nous sommes très embarrassés lorsqu’on essaie d’expliquer la différence entre notre droite et notre gauche, une différence qualitative qui nous parait pourtant si naturelle et évidente. Il rapporte également le récit de naturalistes qui ont observé certains animaux parcourir plusieurs centaines de kilomètres presque en ligne droite, sur un chemin qu’ils ne connaissaient pourtant pas encore, pour revenir à leur ancienne demeure ; « cela revient à dire que l’espace n’est pas aussi homogène pour l’animal que pour nous, et que les déterminations de l’espace, ou directions, ne revêtent point pour lui une forme purement géométrique17 ». Ainsi Bergson pense-t-il que l’espace, tel que nous le percevons, est un lieu essentiellement homogène conçu par l’intelligence humaine en réaction à l’hétérogénéité qualitative qui caractérise le fond de notre expérience. L’homogénéité spatiale est une condition idéale, moulée par l’intelligence, qui rend possible le langage, la connaissance conceptuelle et la vie sociale, tout ce qui en somme implique des rapports d’extériorité. Car l’espace est ce qui nous permet d’isoler les choses les unes des autres et d’opérer à des distinctions tranchées, ce que nous ne pouvons pas faire en outre dans le domaine de la conscience, comme nous le verrons tout à l’heure. La multiplicité numérique – celle de notre intelligence – se caractérise donc par l’espace. Si nous essayons d’y inclure le temps, Bergson nous mettra de suite en garde en nous signalant une illusion fortement ancrée dans nos habitudes ; nous pensons avoir à faire à du temps, Bergson va nous prouver que nous n’avons à faire qu’à de l’espace. Sa critique va essentiellement à l’encontre de ceux qui prétendent expliquer certains évènements psychologiques tout en ignorant une telle distinction : « L’extériorité est le caractère propre des choses qui occupent de l’espace, tandis que les faits de conscience ne sont point essentiellement extérieurs les uns aux autres, et ne le 16 17

H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, Puf Quadrige, 2001, page 72. H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, Puf Quadrige, 2001, page 72.

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deviennent que par un déroulement dans le temps, considéré comme un milieu homogène [..]. Abusés par la simplicité apparente de l’idée de temps, les philosophes […] ont cru pouvoir construire la représentation de l’espace avec celle de la durée ». Or, les explications de Bergson tendent à prouvent que « le temps, conçu sous la forme d’un milieu indéfini et homogène, n’est que le fantôme de l’espace obsédant la conscience réfléchie18 ». Car en effet, pour Bergson, tout milieu homogène implique forcément l’idée d’espace, et réciproquement tout espace se définit homogène. Ce qu’on comprend généralement par « temps » ne serait pour Bergson qu’un concept bâtard, une représentation symbolique de la véritable durée tirée de l’espace. Bergson prend de nombreux exemples pour défendre son idée, le plus célèbre d’entre eux étant sans aucun doute la solution trouvée au fameux paradoxe de Zénon d’Elée, la course entre Achille et la tortue, que nous allons essayer de reproduire rapidement. Aristote formule le problème ainsi : « le plus lent à la course ne peut pas être rattrapé par le plus rapide, étant donné que le poursuivant doit nécessairement atteindre le point d’où le poursuivi est parti, de telle sorte que le plus lent doit sans cesse avoir une certaine avance19 ». La solution de Bergson est de montrer que le paradoxe repose sur une confusion entre le mouvement et l’espace parcouru. Il dénonce le fait que l’on puisse traiter le mouvement comme on traite l’espace, c’est-à-dire le diviser comme on veut sans tenir compte de ses articulations. Certes, le mouvement a bel et bien lieu dans l’espace ; sans l’espace on ne verrait pas se déplacer Achille et la tortue. Mais cela n’autorise absolument pas qu’on puisse confondre et faire coïncider la distance parcourue avec le mouvement lui-même, la trajectoire avec le trajet ; la trajectoire peut être décomposée et recomposée à souhait, mais il n’en va pas de même pour le mouvement, parce que le mouvement consiste en une série d’actes indivisibles, chacun des pas d’Achille, chacun des pas de la tortue sont des indivisibles en tant que mouvement. Mais ce ne sont pas les mêmes pas : la grandeur d’un pas d’Achille est plus importante qu’un pas de la tortue, et chacun constitue une entité qualitative indivisible, chose que ne tient absolument pas en compte Zénon dans la formulation de son paradoxe : il se croit autorisé à traiter le mouvement selon la même loi qui s’applique à l’espace, or seul l’espace peut se prêter à un mode de décomposition et de recomposition arbitraire. Car décomposer le mouvement, c’est décomposer le temps, la durée proprement dite de la course d’Achille. Or en ce faisant, Zénon raisonne sur le mouvement comme s’il était fait d’immobilités ; et à vrai dire, décomposer la course d’Achille, c’est se borner à mesurer des positions dans l’espace, et c’est donc reconstituer la course d’Achille avec une somme d’immobilités : c’est surtout laisser s’échapper le mouvement lui-même, et donc la durée ellemême. 18 19

H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, Puf Quadrige, 2001, page 74 Aristote, Physique, VI, IX, 239 b 14

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« Mais en cela consiste précisément notre méthode habituelle. Nous raisonnons sur le mouvement comme s’il était fait d’immobilités, et, quand nous le regardons, c’est avec des immobilités que nous le reconstituons. Le mouvement est pour nous une position, puis une nouvelle position, et ainsi de suite indéfiniment. Nous nous disons bien, il vrai, qu’il doit y avoir autre chose, et que d’une position à une position, il y a le passage par lequel se franchit l’intervalle. Mais, dès que nous fixons notre attention sur ce passage, vite nous en faisons une série de positions, quitte à reconnaître encore qu’entre deux positions successives il faut bien supposer un passage. Ce passage, nous reculons indéfiniment le moment de l’envisager.20 » Ces positions ou ces simultanéités nous les retrouverons au nombre de soixante autour du cadran d’une horloge, dans les théories des astronomes et les traités de mécanique, ainsi que partout où l’on fera rentrer du temps dans les formules. Chaque oscillation d’un pendule, bien loin de mesurer le temps véritable, correspond au contraire à une position pure et simple qui coïncide avec un fait de ma conscience ; en comptant les oscillations du pendule, « je ne mesure pas la durée […], je me borne à compter des simultanéités, ce qui est bien différent21 ». Quant à l’astronomie, ce qui prouve que « l’intervalle de durée ne compte pas au point de vue de la science, c’est que, si tous les mouvements de l’univers se produisaient deux ou trois fois plus vite, il n’y aurait rien à modifier ni à nos formules, ni aux nombres que nous y faisons entrer22 ». Le temps des horloges et des physiciens, c’est aussi le même temps dans lequel nous déroulons nos états de conscience pour les considérer sous la forme d’une multiplicité distincte ; le temps homogène ainsi conçu, Bergson a donc montré qu’il n’est autre que de l’espace. Le temps véritable, celui vécu notamment par notre conscience, Bergson l’appelle durée, et c’est lui que nous allons maintenant essayer de définir, après avoir cerné les idées d’espace et de temps homogènes. 2.2.2 La durée concrète de la conscience : la multiplicité qualitative du moi profond « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs23 » C’est donc d’abord dans la conscience que Bergson découvre la durée. Nous avons vu que Bergson met à jour deux types de multiplicité, celle des objets matériels et celle des faits de conscience, et nous avons commenté la première lorsque nous avons parlé de l’espace. La 20

H. Bergson, La Pensée et le mouvant, éd. du Centenaire, page 1380 H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, Puf Quadrige, 2001, page 80 22 H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, Puf Quadrige, 2001, page 87 23 H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, Puf Quadrige, 2001, page 74 21

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première se caractérise donc par le nombre, l’espace et l’homogénéité. La deuxième est bien différente : il s’agit de la multiplicité qualitative propre à l’intériorité de la conscience, dont la continuité des états vécus forment la durée authentique. Notre existence est temporelle, ce qui veut dire que nous durons et changeons sans cesse, que notre conscience passe d’état en état, sans que ces états ne se distinguent pourtant complètement les uns des autres ; en cela, la multiplicité interne qui caractérise la continuité de nos états de conscience est beaucoup plus difficile à saisir et à définir que la multiplicité externe, où les éléments se distinguent aisément les uns des autres dans un espace homogène et où l’intelligence est libre de les mesurer, de les compter et d’en établir des relations. En effet, la multiplicité interne est faite, au contraire de l’autre, d’éléments hétérogènes qui se fondent les uns dans les autres dans la durée, pour ainsi dire, et une telle intuition de la durée ne peut en aucun cas se fier à la l’intelligence logique et mesurante, tout à fait inapte à comprendre la réalité spécifique du mouvement temporel. La durée est un tout indivisible ; la succession des états de conscience qui la constituent prend la forme paradoxale d’une hétérogénéité qualitative, tous ces états formant une diversité non mesurable, une multiplicité de compénétration dont tous les éléments sont solidaires entre eux. Après avoir simplement supposé que la toute spatialité du temps homogène et de la multiplicité quantitative masquait l’existence d’une durée toute pure, Bergson en vient à souligner l’interdépendance des deux sortes de multiplicité, en montrant que l’un suppose naturellement l’autre : « c’est grâce à la qualité de la quantité que nous formons l’idée d’une quantité sans qualité24 ». En fait notre existence temporelle et notre rapport au monde spatial sont caractérisés par cette dualité fondamentale. A chaque fois que notre perception est tournée vers le dehors, lorsque par exemple, nous regardons passer un nuage dans le ciel, nous mesurons (consciemment ou non) une série de positions sur laquelle notre attention se fixe et par lesquelles passera le nuage ; à travers ces positions successives, nous identifions le même nuage qui se meut et notre conscience opère la synthèse entre la position actuelle et les positions antérieures conservées par notre mémoire. Dans une perception aussi banale que celle-ci, il y a pourtant une importante distinction à faire ; d’une part, lors d’une telle perception, nous pouvons compter les différentes positions par lesquelles passe le nuage, et c’est dans ce cas à une multiplicité numérique que nous avons à faire. D’autre part, la synthèse opérée par la conscience entre la position actuelle et les positions antérieures conservées par la mémoire fait que ces images se pénètrent et se continuent les unes dans les autres ; un tel processus ne peut se produire autrement que dans la pure durée. Ainsi, Bergson montre-t-il que toutes nos perceptions, toutes nos actions sont caractérisées par ce

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double processus, mais que nous perdons facilement de vue le processus interne, parce que notre existence (bien que temporelle par nature) se déroule essentiellement dans l’espace ; nous sommes tout entiers tournés vers les choses, nos actions aiguillent notre attention sur tout ce qui est extérieur à nous, et de ce fait nous oublions que nous avons une vie intérieure, sous-jacente à notre existence spatiale : « Au-dessous de la durée homogène, symbole extensif de la durée vraie, une psychologie attentive démêle une durée dont les moments hétérogènes se pénètrent ; au-dessous de la multiplicité numérique des états conscients, une multiplicité qualitative ; au-dessous du moi aux états bien définis, un moi où succession implique fusion et organisation. Mais nous nous contentons le plus souvent du premier, c’est-à-dire de l’ombre du moi projetée dans l’espace homogène. La conscience, tourmentée d’un insatiable désir de distinguer, substitue le symbole à la réalité, ou n’aperçoit la réalité qu’à travers le symbole. Comme le moi ainsi réfracté, et par là même subdivisé, se prête infiniment mieux aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier, elle le préfère, et perd peu à peu de vue le moi fondamental25 ». Tout le problème est de savoir comment retrouver ce moi fondamental dans toute sa fluidité de contrastes et de nuances qui se continuent les uns dans les autres. Il est assez aisé de supposer l’existence d’une telle durée, intérieure à notre conscience, mais nous éprouvons d’incroyables difficultés à nous la représenter dans toute sa pureté originelle. Nous en avons déjà parlé, la raison en est principalement que l’intelligence n’est point adaptée à saisir une continuité qualitative en constante évolution, l’intelligence préfère les choses arrêtées qui ne se modifient que sous l’effet d’une cause ; elle aime ainsi à étudier les modifications une fois abouties, mais ne s’intéresse point au processus de modification lui-même, lequel lui échappe complètement. Ainsi pour Bergson la durée n’est-elle pas un concept, mais une idée qui correspond à une réalité absolue, celle d’abord de l’étoffe même de notre conscience, que nous pouvons saisir au moyen d’une intuition originaire. Mais une telle intuition se heurte à nos habitudes acquises de tout vouloir comprendre en termes de spatialité, et le langage ordinaire, lui aussi hanté par les spectres de l’espace, n’est point d’un grand secours pour exprimer avec clarté la distinction que met à jour Bergson entre la multiplicité propre à l’espace et celle propre à la durée. Bergson insiste beaucoup sur la pauvreté du langage, son inadéquation totale à saisir les vécus de conscience tels qu’ils sont à leur état pur, c’est-à-dire sous leur forme progressive, mêlés les uns aux autres. Dès que j’essaie d’isoler certaines de mes sensations ou de mes impressions, en leur donnant un nom, je les traite comme des choses, or selon Bergson « il n’y a guère dans l’âme

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humaine que des progrès26 ». Notre conscience n’est en effet pas constituée d’une série d’objets mentaux finis et arrêtés ; tous nos états de conscience sont vivants, ils se développent, s’entrepénètrent et se changent sans cesse. D’où l’impossibilité de les figer dans des formes fixes et de les contempler individuellement, sans en modifier profondément par là leur originalité et leur spécificité. Le langage ne peut saisir ce qui est confus, infiniment mobile et personnel ; lorsqu’il essaie, il ne peut faire autrement que d’en fixer aussitôt la mobilité : « le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle27 ». Le langage est un domaine public, les mots et les concepts sont partagés par tous, leur généralité est ce qui leur permet de s’appliquer à un nombre infini de situations particulières. De sorte qu’employer le langage pour mon propre compte, ce n’est pas échapper à cette impersonnalité universelle, je ne peux faire autrement que de solidifier mes sensations fuyantes, dès que je leur applique un nom. Sur les 6 milliards d’individus sur la Terre, combien parmi eux se sentent en cet instant précis tristes, joyeux, effrayés, moroses, amoureux, abandonnés, pleins d’espoir, etc. : supposons qu’un milliard d’entre-eux soient tristes. C’est un milliard de tristesses personnelles et individuelles différentes, et pourtant nous trouvons de quoi ranger toutes ces personnes sous la même étiquette. C’est cette tendance instinctive de vouloir exprimer nos sentiments par le langage qui fait qu’en fin de compte nous confondons nos sentiments mêmes avec leur projection extérieure, spatiale, commune à tous, exprimée par la permanence des mots. Bergson va même plus loin : « non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée28 ». Il prend l’exemple d’un plat réputé exquis, que l’on m’invite à goûter ; la grande réputation qu’on en fait « s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire29 ». Ainsi l’extérieur influence-t-il plus qu’on ne le croit notre intériorité, et ce faisant il agit comme une menace contre notre liberté. Pour Bergson en effet la liberté véritable n’est autre que l’expression la plus vraie et la plus complète de notre durée intérieure et créatrice ; agir librement, c’est reprendre possession de soi, c’est se replacer dans la pure durée, c’est laisser s’exprimer sa personnalité toute entière. Mais de tels actes libres sont rares car trop souvent nous sommes dépendants de contraintes extérieures, et ces contraintes font que la plupart de nos actes sont prévisibles, c’est notamment le cas de tous nos 26

H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, 28 H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, 29 H. Bergson : Essai sur les données immédiates de la conscience, 27

Puf Quadrige, 2001, page 97 Puf Quadrige, 2001, page 98 Puf Quadrige, 2001, page 98 Puf Quadrige, 2001, page 98

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actes réflexes mais aussi de nos actes habituels. Les actes volontaires quant à eux émanent directement du moi profond, avec un dynamisme qui est celui de la durée vivante ; or chez Bergson durée signifie liberté créatrice, et en ce sens nos actes de volonté sont la manifestation de notre liberté ontologique.

2.2.3 Analogie entre la durée et la musique ; enjeux & conséquences « … une mélodie que nous écoutons les yeux fermés, en ne pensant qu’à elle, est tout près de coïncider avec ce temps qui est la fluidité même de notre vie intérieure…30 » Bergson critique la pauvreté du langage tout en utilisant évidemment lui-même le langage. Mais il l’utilise tel un impressionniste, évitant tant que possible les concepts trop généraux, développant ses analyses avec toutes les nuances du pinceau, et favorisant les formules métaphoriques, les comparaisons aux accents poétiques qui sont sauce fréquente chez le philosophe. Un poète pourrait comparer la conscience à une délicate potion magique composée d’une infinité d’éléments différents, dont les couleurs et les saveurs se modifieraient sans cesse à mesure que l’on y rajouterait des ingrédients nouveaux. Bergson remarque quant à lui que dans la durée interne, là « où il y a une fluidité de nuances fuyantes qui empiètent les unes sur les autres, notre attention aperçoit des couleurs tranchées, et pour ainsi dire solides, qui se juxtaposent comme les perles variées d’un collier31 ». Ailleurs, en insistant sur l’importance de ressaisir l’élément dans le tout, l’état de conscience dans la durée, il dira que « mon état d’âme, en avançant sur la route du temps, s’enfle continuellement de la durée qu’il ramasse ; il fait, pour ainsi dire, boule de neige avec lui-même32 ». Mais l’image la plus intéressante pour nous, qui revient au moins sept fois dans le deuxième chapitre de l’Essai, et qui va sans doute nous occuper jusqu’à la fin de notre chapitre à nous, c’est celle de la mélodie. Il s’avère en effet que Bergson ne trouve pas de meilleure comparaison que celle trouvée avec la phrase musicale, à laquelle il ne peut s’empêcher de se référer à chaque fois qu’il essaie de faire comprendre ce qu’il entend par durée : Bergson remarque en effet que la compénétration solidaire des états de conscience entre eux forme une unité qualitative et indivisible assez comparable à l’organisation musicale entre-elles des différentes notes d’une mélodie : « Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur 30

H. Bergson : Durée et simultanéité, F. Alcan, 1923, page 55 H. Bergson : L’évolution créatrice, Puf Quadrige, 1998, page 3 32 H. Bergson : L’évolution créatrice, Puf Quadrige, 1998, page 2 31

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solidarité ? La preuve en est que si nous rompons la mesure en insistant plus que de raison sur une note de la mélodie, ce n’est pas sa longueur exagérée, en tant que longueur, qui nous avertira de notre faute, mais le changement qualitatif apporté par là à l’ensemble de la phrase musicale33 ». Lorsque Mozart dirigea pour la première fois son opéra L’enlèvement au sérail, à Vienne, une phrase est restée célèbre dans la bouche de l’empereur Joseph II après qu’il eut assisté à la représentation : « Formidable mon cher Mozart, mais il y a, je pense…comment dire… trop de notes dans cette partition ! ». Ce à quoi Mozart, un peu déconcerté, aurait répondu : « Mais lesquelles souhaiteriez-vous que j’enlève Mon Excellence ? ». Cette anecdote, si amusante soitelle, est révélatrice de toute la dimension qualitative de la musique ; comme le fait très justement remarquer Bergson, modifier une seule cellule rythmique de la mélodie principale, ou bien lui ôter simplement une note, peut changer tout à fait la nature qualitative de la phrase musicale dans sa totalité. D’autre part, comme le note Jankélévitch, « une mélodie jouée à l’envers, en commençant par la dernière note et en remontant d’aval en amont, ne serait qu’une innommable cacophonie34 », ce qui fait écho à la fois au caractère irréversible de la durée, telle que Bergson l’analyse, et au développement dans le devenir irréversible de la philosophie bergsonienne ellemême. Invoquer l’exemple de la mélodie nous donne sans aucun doute une image encore plus claire des distinctions faites par Bergson entre multiplicité numérique et multiplicité qualitative, moi superficiel et moi profond, temps homogène et durée véritable. D’abord, concernant les deux sortes de multiplicité, reformulons un exemple pris par Bergson lui-même, celui d’une cloche d’église qui sonne au loin. On peut distinguer deux manières d’écouter les sons successifs qui parviennent jusqu’à moi ; soit je me laisse charmer en écoutant la mélodie d’ensemble que forme la suite des sons de la cloche en organisant ensemble mes différentes sensations qui naissent à mesure que les sons me parviennent. Soit je me propose de compter explicitement le nombre de coups de cloche qui viennent jusqu’à moi, comme pour connaître l’heure sonnée, me désintéressant tout à fait de la phrase musicale créée par la suite de sons. Dans ce dernier cas, il s’agit d’une écoute que l’on pourrait appeler quantitative : pour pouvoir compter le nombre total de coups, j’ai dû d’abord isoler chacun des coups les uns des autres, en les déchirant un à un de leur toile de fond commune. Il n’y a rien de musical dans une telle approche, je me borne à compter les sons comme je compte les moutons d’un troupeau, et l’opération s’effectue dans l’espace. Dans le premier cas en revanche, il m’importe peu de savoir combien de coups de cloche 33 34

H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Puf Quadrige, 2001, page 75 V. Jankélévitch, Henri Bergson, Puf Quadrige, 1999, page 3

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ont sonné au total, j’ai laissé mes sensations se fondre les unes dans les autres, je me suis laissé bercer par la suite de sons en ne retenant que l’organisation rythmique de l’ensemble, et c’est là une écoute purement qualitative et par conséquent musicale que j’expérimente, qui se déroule dans la pure durée. On dit souvent de la musique qu’elle est l’art temporel par excellence ; nous dirons quant à nous qu’elle est l’art de la durée par excellence, en ce qu’effectivement elle se déploie dans le temps sous sa forme toute pure, sans aucune invasion de la part de l’espace. Certains soutiennent que le rythme musical a une dimension purement temporelle, mais que la polyphonie implique une organisation spatiale des éléments musicaux. Nous soutenons au contraire, comme le fait d’ailleurs Jankélévitch, que la polyphonie est justement ce qui permet à la musique de ressembler à la durée bergsonienne, voire même de l’exprimer, parce que l’harmonie est ce qui permet à plusieurs éléments hétérogènes de se compénétrer. Ceux qui attribuent à l’harmonie un déploiement spatial confondent le symbole avec la réalité, la partition avec la musique proprement dite. Car en effet, la partition musicale appelle à une disposition verticale de l’écriture polyphonique, par conséquent une spatialisation des éléments. La partition symbolise également la mesure et l’avancée du rythme musical par une écriture horizontale, mais cette disposition de gauche à droite est comparable à la flèche du temps comme on en voit dans les manuels d’histoire, et ainsi on pense avoir à faire à du temps, mais on oublie que la partition n’est rien d’autre qu’un symbole et une projection spatiale de la durée musicale proprement dite. La musique n’est en aucun cas une affaire d’espace ni de quantité. Certes, l’analyse musicale révélera qu’un morceau quelconque est à trois temps, qu’il se décompose en 342 mesures, et que chacune de ces mesures est constituée d’un certain nombre de croches, de noires ou de silences, etc. Il est clair qu’en analysant de la sorte une œuvre musicale, on laisse s’échapper la musique elle-même, et par conséquent le temps lui-même ; on en revient à l’exemple de la cloche. La musique oblige de la part de l’esprit un effort de synthèse, mais une synthèse en quelque sorte inconsciente, dans laquelle il doit éviter de compter et de décomposer la musique en différents éléments. Dans ce cas, un effort d’analyse précède une compréhension synthétique de l’ensemble. Or, un morceau de musique par lequel on se laisse bercer demande à ce que l’intelligence s’endorme le plus possible ; reste que pour apprécier un morceau de musique, une certaine concentration est requise, une vigilance de la conscience. Souvent, parce que nous sommes naturellement enclins à savourer une musique, quelle qu’elle soit, notre sensibilité se laisse charmer sans que notre raison puisse opposer une très grande résistance ; la musique s’impose à nous, elle nous parle directement au cœur, que ce soit le lyrisme de sa mélodie ou son rythme qui nous incite à la danse, à moins de se boucher les oreilles nous ne pouvons pas éviter de nous laisser 33


emporter par elle. Tout cela pour montrer que la musique, celle qui parle à notre sensibilité, n’est pas une affaire d’intelligence ; le rôle de l’intellect est un rôle pour ainsi dire a posteriori. Le plaisir musical est un plaisir avant tout sensible, mais sans doute est-il possible de raffiner ce plaisir, de le « mâturer », en prenant connaissance de certains éléments intrinsèques ou extrinsèques à la musique, et qui pourraient faciliter sa compréhension. Par exemple, connaître le contexte de composition du fameux Requiem de Mozart, savoir qu’il s’agit là des toutes dernières pages du prodige autrichien écrites sur son lit de mort, cela amplifie à notre avis davantage l’émotion initiale qui était purement musicale. Nous pensons qu’il s’agit là d’une part d’intellect sans doute utile qui se greffe sur la pure émotion musicale, comme pour la prolonger, la cultiver. Car sans doute peut-on en effet ressentir une part de l’intensité bouleversante de ce Requiem sans rien connaître de cette œuvre, ne sachant même pas qu’il s’agit de Mozart, ne connaissant rien du tout à ce style de musique. Certains puristes pensent en ce sens qu’il ne faut juger la musique qu’à son état pur, et que tout ce qui est extrinsèque à elle, l’année de sa composition, le contexte dans lequel le compositeur l’a écrite, etc., n’est point essentiel à sa compréhension. Sans doute ont-ils raison en un sens, parce qu’en ce faisant ils préservent toute la pureté de l’émotion musicale primordiale, ils ne sortent pas de la durée, et en même temps ils rendent justice en une certaine façon à la théorie musicale de Schopenhauer, Schopenhauer pour qui la musique est tout à fait indépendante du monde phénoménal et n’exprime rien de ce qui y contenu ; ainsi, expliquer la signification d’une musique avec des éléments provenant du monde phénoménal n’explique rien du tout à propos d’un art qui précéderait en réalité ce monde, comme nous le verrons.... Mais en même temps, en connaître un minimum sur une œuvre, ne serait-ce que le nom de son compositeur, donne un repère intellectuel très intéressant, et permet d’apprécier différemment la musique, et peut-être même de façon plus adéquate ; il suffit juste que l’intellect ne l’emporte pas sur le sensible, que l’émotion musicale soit avant tout privilégiée, mais qu’en arrière-fond de la pensée, l’intellect sache reconnaître toute la part de créativité et d’universel d’une œuvre, et permette ainsi de la replacer dans un processus artistique qui lui reconnaisse toute sa vérité psychologique ou métaphysique, selon qu’on est bergsonien ou schopenhauerien... En fait, nous verrons plus tard que cette confrontation de thèses n’est pas si hétérogène qu’elle n’en a l’air, et qu’il y a sans doute moyen de réduire le gouffre entre-elles. Mais ne nous égarons pas trop de notre sujet, et n’anticipons pas trop sur la suite ; restons pour le moment avec Bergson, et essayons de mieux comprendre le rapprochement entre sa conception de la durée et la musique. Nous avions commencé par souligner la nature qualitative et temporelle de la musique, ce qui constitue le premier argument de la possibilité d’un tel rapprochement. Il faudrait maintenant approfondir l’idée que la musique se caractérise tout comme la durée par une multiplicité 34


qualitative d’éléments hétérogènes. Nous avons vu que l’unité d’une mélodie est provoquée par l’enchaînement rythmique les unes dans les autres des différentes notes, et que chacune de ces notes est tout à fait indispensable pour préserver la nature qualitative de la mélodie, de sorte que d’en modifier une seule modifie l’aspect général de l’ensemble sonore. La mélodie doit son existence à cette suite de sons qui se fondent les uns dans les autres dans un mouvement temporel. Au premier chapitre nous avions vu à propos du rythme qu’il était en quelque sorte le moteur de la musique, ce qui lui donnait vie et lui permettait d’aller de l’avant. En fait, maintenant que nous avons étudié la conception bergsonienne du temps et l’espace, il faudrait préciser notre analyse ; le rythme n’est perçu que lorsqu’un changement se provoque dans le flux sonore, chaque impulsion rythmique équivaut à un instant précis de la continuité musicale : peut-on les comparer pour autant, ces impulsions, à ces simultanéités dont parlait Bergson, les oscillations de l’horloge qui me condamnaient à rester dans l’espace ? Oui, sans doute, si l’on prend ces impulsions indépendamment les unes des autres. Mais nous n’avons pas affaire dans ce cas-là à une approche musicale. La musique est bien plus qu’une succession de rythmes isolés ; l’important c’est de retenir l’organisation rythmique de l’ensemble, la synthèse du tout. En ce sens, le rythme est donc bien une organisation du temps, comme nous le disions, mais à condition de prendre en compte le tout, sans chercher à distinguer explicitement les différentes parties car alors nous les déroulons subprécitement dans l’espace : comme le dit Jankélévitch, « l’ordre temporel n’est pas un accident de la sonate, mais son essence elle-même35 ». Le rythme nous introduit donc la durée tant qu’il lie entre eux ses différents éléments tout en nous donnant une impression de continuité. Ces éléments sont hétérogènes dans la mesure où l’aspect qualitatif de chaque son est différent, chaque son a en effet sa propre qualité, à commencer par sa propre hauteur, mais surtout sa propre nuance ; des nuances davantage accentuées plus on mêle les différences de timbre (caractère propre d’une voix ou d’un instrument), de dynamique sonore (intensité : doux, fort, etc.), d’expression (jouer avec tendresse, avec agressivité, etc.), de phrasé (legato, staccato, etc.). Il n’y aucune part pour le quantitatif ni le mathématique là-dedans ; ce sont de pures différences de qualité. Outre le rythme, l’harmonie et la modulation sont certainement les éléments les plus caractéristiques pour représenter cette multiplicité qualitative. Jankélévitch ne s’y trompe pas : « La musique, grâce à la polyphonie, possède plus de moyens qu’aucun autre art d’exprimer cette compénétration intime des états d’âme. […] Les thèmes [musicaux] s’affrontent, se mélangent, se contaminent mutuellement, et chacun d’eux porte la signature de tous les autres. Ainsi fait la vie intérieure à tout moment36 ». Car en effet, le propre de la polyphonie, c’est de superposer 35 36

V. Jankélévitch, Henri Bergson, Puf Quadrige, 1999, page 3 V. Jankélévitch, Henri Bergson, Puf Quadrige, 1999, page 9

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parallèlement plusieurs voix, qui, tout en étant distinctes et même opposées, s’harmonisent pourtant les unes avec les autres, simultanément. Ailleurs le commentateur de Bergson dira que « notre durée, s’épanouissant en multiplicité, devient épaisse et, pour ainsi dire, polyphonique37 ». On peut encore citer le biographe de Mahler, pour qui « la musique est le seul de tous les arts à pouvoir exprimer dans le même instant l'élément et le tout, les sensations les plus différentes, les sentiments les plus opposés, les pensées les plus contradictoires38 ». Autant d’indices qui insistent sur le fait que la musique est caractérisée, tout comme la durée bergsonienne, par une multiplicité d’éléments hétérogènes, qui se fondent les uns dans les autres selon un sentiment de continuité. Schopenhauer s’émerveille quant à lui de la magie avec laquelle un accord majeur passe subitement au mineur ; un accord majeur respire la joie et la bonne humeur, mais il suffit de rabaisser légèrement la tierce de l’accord d’un demi-ton pour que se génère soudainement un climat de tristesse totalement opposé ; c’est le petit nuage noir qui passe tout à coup devant le soleil, assombrissant le radieux de la lumière et laissant les objets pâlir de leurs propres ombres. C’est sans nul doute la modulation qui caractérise le mieux la progression et la compénétration des éléments les plus divergents ; elle est ce qui permet à la musique ses développements les plus riches, les plus originaux, les plus imprévisibles, en la faisant passer par les atmosphères les plus contrastées, tout en préservant l’unité à travers la diversité. Plus que jamais, la modulation harmonique prouve la grande proximité entre la musique et la durée : « la diversité qualitative que nous découvrons à la racine de la conscience se résout immédiatement dans la circulation de la durée. Ainsi des tonalités musicales : les univers tonals s’adressent à notre émotion comme autant de mondes irréductibles ; seul le miracle de la modulation réalise la compénétration de ces univers incommunicables et la continuité de cette voix intérieure […] La modulation implique donc, comme l’effort pour comprendre, l’intuition d’une certaine épaisseur d’originalités à franchir39 ». Dépassant le simple stade du symbolique, nous pensons d’après ce que nous venons de dire qu’il y a réellement moyen de considérer la musique comme le moyen esthétique le plus à même d’exprimer la réalité inhérente à notre conscience ; celle de la durée, ce flux temporel qui se densifie à mesure qu’il avance et qu’il ramasse sur son passage la continuité de nos expériences vécues, états-d’âmes, volitions, sensations, impressions, sentiments et émotions, autant de nouveautés psychiques qui viennent se dissoudre dans le bouillon de la conscience mnésique, évoluant dans le présent, en y apportant chacune leur nuance de couleur et d’originalité. Ce qui fait

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V. Jankélévitch, Henri Bergson, Puf Quadrige, 1999, page 13 Henri Louis de la Grange, extrait d’un commentaire à propos du Chant de la Terre de Gustav Mahler 39 V. Jankélévitch, Henri Bergson, Puf Quadrige, 1999, page 41 38

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notre singularité à tous, c’est notre caractère, qui n’est autre que « la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance40 ». Le véritable fait fondamental dans l’ordre de l’esprit, c’est bien celui-là, c’est le fait de durer, et « notre mémoire n’est autre que le visage spirituel de [cette] durée intérieure à soi […] ; notre personne est un monde où rien ne se perd, un milieu infiniment susceptible dans lequel la moindre vibration éveille des sonorités pénétrantes et prolongées41 ». En raison de son caractère immatériel et impalpable, de sa réalité temporelle, de sa capacité à exprimer grâce à la délicatesse de ses subtilités rythmiques et de la magie de ses modulations harmoniques une réalité purement qualitative, où les différentes combinaisons de sons permettent une infinité d’éclairages et de nuances différentes, la musique apparaît comme l’illustration esthétique la plus précise et la plus authentique de la continuité de notre vie intérieure, notre étoffe psychologique et spirituelle qui se change à tout moment, qui nous fait passer d’état en état tout en conservant les états précédents, et nous fait continuellement assister à la formation d’un enrichissement graduel de notre moi. « La musique dynamique ne saurait se régler que sur le flux continu de la vie intérieure, sur le mouvement des passions, sur l’élan qui nous porte en avant, impatience, désir, regret, joie et tristesse, qui nous entraîne à la recherche d’un trésor perdu, d’un trésor caché, à la découverte d’une île bienheureuse, havre de délices et de paix42 ». Encore faut-il que nous puissions ressentir l’évidence de ce rapport, que la musique nous fasse réellement prendre conscience de cela ; ainsi par exemple, la grande majorité des oeuvres de Schubert pensons-nous, sont l’archétype même d’une musique tournée vers l’intériorité, de part sa richesse mélodique et modulante, de son lyrisme élégiaque débordant de générosité expressive ; sa musique se manifeste comme une aspiration indéfinie, la quête incessante d’un voyageur solitaire à la recherche de son paradis perdu, de sa primitive patrie, dont il ne voit que le mirage qui se dérobe à mesure qu’il tend vers lui. Dans l’histoire de la musique, Schubert fait partie de ces quelques rares compositeurs au génie spontané, comme Mozart ou Mendelssohn, chez qui la musique semble couler tout naturellement de leur plume. La réputation de Schubert, le compositeur la doit à la fraîcheur de sa musique, à son don de l'inspiration mélodique, à sa consternante habileté à inventer des mélodies si belles, si simples et si marquantes ; qu’elles soient joyeuses et ensoleillées, nostalgiques et endeuillées, les mélodies de Schubert sont inoxydables. Débordantes de vitalité comme dans la fameuse Truite, imprégnées d'angoisse et de renoncement comme dans l'andante de la dernière sonate pour piano, ses mélodies incarnent toute une panoplie de sentiments souvent contradictoires. La tournure émotive de chaque mélodie semble être justifiée par le vécu de

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H. Bergson : L’évolution créatrice, Puf Quadrige, 1998, page 5 V. Jankélévitch, Henri Bergson, Puf Quadrige, 1999, page 7 42 M. Schneider, Schubert, page 17 41

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Schubert lui-même, chacune d'elle correspond à un instant particulier de son existence. Outre cette richesse mélodique, le génie de Schubert s'exprime tout aussi merveilleusement dans la manière de traiter ces mélodies, la magie toute schubertienne de les habiller d'une robe harmonique subtilement recherchée, en opérant constamment des modulations et en jouant fréquemment sur les contrastes de tons et de couleurs. On sent vraiment chez le compositeur viennois des laps de temps qui expriment chacune des parties différentes du flux de la vie intérieure, comme cristallisées à jamais, tant que la musique existera, des fragments immortalisés arrachés à la « poésie ininterrompue » d’une existence toute romantique... Mais ainsi en est-il du spleen de bien des romantiques qui ressentent la nostalgie de l’unité primitive entre l’homme et la nature (pour développer davantage cet exemple) : la consolation par l’art se révèle cependant la plus forte à travers le dynamisme coloré de la musique, qui est la plus à même d’extérioriser un tel rapport au monde. Ceux qui ne partageront pas un tel rapport au monde, préféreront peut-être la rigueur constructive des fugues d’un J.S Bach, les élans de virtuosité d’un Liszt ou d’un Paganini, la puissance affirmatrice des symphonies de Beethoven, l’onirisme des Nocturnes de Fauré, la lumière blanche des œuvres sacrées d’Arvo Pärt, pour ne citer que des exemples de musique classique ; mais sans doute peut-on dire que la multitude des styles et des genres musicaux nouveaux du 20ème siècle a diversifié les différentes réponses musicales trouvées aux besoins et aux exigences existentielles des auditeurs. Au lieu de comparer la qualité des différents styles d’aujourd’hui, mieux vaut-il peut-être soutenir l’idée que chacun se cherche à travers le style qui lui correspond le mieux ; un certain style ou un certain compositeur est plus à même qu’un autre d’exprimer un rapport au monde qui avoisine le sien, et dans lequel il se reconnaît lui-même. Notre rôle avec cet essai n’est pas de porter un jugement sur les différents genres musicaux, seulement nous pensons que certaines musiques sont plus profondes et plus nuancées que d’autres, dans la mesure où leur écriture musicale est plus riche, plus travaillée, plus raffinée, autant sur le plan harmonique que rythmique. Ainsi plus une musique est subtile et complexe, plus elle est à même d’exprimer la complexité progressive des vécus de conscience, à condition toutefois que le compositeur réussisse par un processus conscient ou non à adapter sa musique sur le flux de la vie intérieure. Si nous rappelons maintenant la distinction effectuée par Bergson entre les deux moi, nous verrons que la musique permet sans doute d’exprimer le moi profond directement, sans l’intermédiaire du moi superficiel ; comme nous l’avons vu, le moi superficiel est « comme la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi sociale43 ». Ce moi

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H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Puf Quadrige, 2001, page 173

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extérieur est le plus commun, c’est celui que nous comprenons le plus facilement, c’est aussi celui qui transparaît le plus souvent sur notre visage, dans notre discours, dans nos actes de la vie quotidienne. « La plupart du temps nous vivons extérieurement à nous-mêmes, et nous n’apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l’espace homogène44 », car en général, notre existence extérieure est plus importante pour nous, nous accordons plus d’importance à notre vie sociale qui se déroule plus dans l’espace que dans la durée ; nous avions vu plus bas que l’espace était ce qui rendait possible la communication extérieure, la connaissance scientifique, le langage, la vie sociale, etc. Ainsi nous projetons notre moi profond à travers un prisme symbolique qui conditionne l’extériorité de notre existence. Nous existons dans une certaine mesure en dehors de nous-mêmes, nous privilégions notre vie extérieure, ce qui fait que nous oublions que nous avons aussi une vie intérieure, un fond riche et pénétrant d’états psychiques en tous genres, un épais tissu d’impressions qualitatives qui se compénètrent à tout instant pour former la durée, réalité spirituelle et absolue de notre intériorité. Saisir notre durée intérieure à son état le plus pur est très rare et difficile à expérimenter, selon Bergson. Mais nous pensons quant à nous que la musique nous facilite grandement la tâche ; si c’est avec leur durée et leur inspiration créatrice que les compositeurs ont produit la plupart de leurs plus grandes œuvres, il n’est pas étonnant que l’on puisse reconnaître ces mystérieuses forces créatrices à travers l’émotion musicale, une émotion qui nous permet sans doute de nous remettre en face de nous-mêmes, de nous replonger dans notre propre durée, ou tout au moins de nous faire sentir qu’une réalité spirituelle est bel et bien là, sous-jacente à notre existence sociale. Le plaisir musical se justifierait ainsi ; la raison pour laquelle une musique nous plaît, nous fait vibrer, nous émeut jusqu’au fond de notre être, cela se justifierait par le fait que la musique nous replace en face de nous-mêmes, elle nous fait contempler le fond souterrain de notre conscience, elle met à jour une réalité spirituelle plus profonde en nous-mêmes que nous ignorions, elle jette la lumière sur notre vie intérieure ; peut-être sortons-nous du cadre strictement philosophique de notre étude, mais on pourrait supposer que les gens qui se disent insensibles à la musique la plus abstraite et la moins évidente à apprécier au premier abord, ne reconnaissent point l’existence de leur vie intérieure, ou du moins refusent volontairement de reconnaître cette réalité profonde qui est pourtant la leur, mais qui ne leur est point d’utilité dans la vie de tous les jours. Ainsi les gens les plus introvertis seraient-ils naturellement plus sensibles à la musique plus profonde, parce qu’il vivent plus à l’intérieur d’eux-mêmes.

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id.

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Il y a cependant un point à préciser ; comment se fait-il que plusieurs personnes puissent être émues par un seul et même morceau de musique, si l’on s’en tient à notre idée du rapprochement entre musique et durée ? Car en effet, l’histoire personnelle de chacun est différente, et à en croire Bergson notre vie n’est autre que la somme de nos vécus conservés par la propriété mnésique de notre conscience ; donc logiquement il y aurait autant de durées que de personnes différentes. Qu’est-ce donc que la durée « mise en musique » par le compositeur ? S’agit-il de la sienne propre ? Mais si oui, il y aurait contradiction à soutenir l’idée que l’émotion musicale nous met en face de notre propre durée individuelle. Ce qu’il faut dire, sans doute, c’est que le compositeur réussit à dégager des structures internes qui sont valables universellement : ce qu’il met en musique n’est pas la concrétude de sa durée propre, mais seulement son aspect formel, la forme de toute durée, et c’est à nous de projeter nos propres expériences vécues sur cette durée universelle dans laquelle chacun peut se reconnaître ; Schopenhauer dira que la musique n’exprime pas telle ou telle joie, telle ou telle tristesse, mais qu’elle exprime l’essence de ces sentiments pour ainsi dire abstraitement. Un peu à l’instar du langage conceptuel, quoique de manière bien plus claire et précise, Schopenhauer pense que la musique s’apparente en ce sens à la généralité des concepts applicables à une multitude de situations. La musique n’exprime jamais la matière, mais toujours la généralité de la pure forme, l’essence. Nous analyserons plus précisément ces idées dans le chapitre suivant intégralement consacré à Schopenhauer.

Mais nous le sentons, même si notre analyse concernant le rapport entre la musique et la durée se révèle exacte, il y a pourtant autre chose dans la musque, quelque chose de plus grand, de plus universel ; nous sentons que nous ne pouvons pas limiter l’art sonore au champ restreint de notre conscience personnelle et individuelle ; la musique la dépasse, elle brise le moule psychologique dans laquelle on l’a enfermée, elle détient des secrets plus mystérieux encore, quelque chose qui tend à nous faire éprouver que nous vivons dans une réalité plus vaste que celle de la simple bulle de notre subjectivité ; l’émotion musicale nous donne le pressentiment qu’il y a autre chose, peutêtre une réalité supérieure, ou du moins différente à celle que nous expérimentons dans la vie de tous les jours, une réalité plus uniforme où les différences semblent s’effacer sous l’effet de l’homophonie générale. Serions-nous des microcosmes dans un macrocosme, les multiplicités d’une unité originaire, la musique nous le ferait sentir ; mieux, elle nous transporterait sur un autre plan de conscience, sur le plan de la conscience universelle peut-être, si comme le pense Bergson, la conscience est coextensive à la vie, ainsi l’intuition de la durée serait l’intuition de cet élan vital qui nous transporte, mieux, ce serait l’élan vital qui opérerait un retour réflexif sur lui-même pour s’auto-connaître, ressaisir l’unité à travers la multiplicité des lignes d’évolutions divergentes qu’il 40


a lui-même généré. L’émotion musicale que nous pensions purement psychologique, intérieure à notre propre conscience, pourrait-on lui accorder une vérité bien plus cosmologique, voire mystique, c’est ce que nous essayerons de voir, dans les deux derniers chapitres de notre essai. Nous commencerons d’abord par étudier la métaphysique de la musique de Schopenhauer, replacée dans le système du philosophe, pour essayer d’en dégager toute la pertinence et toute la vérité. Le dernier chapitre tentera quant à lui de faire la synthèse entre la thèse expressionniste que nous venons d’étudier, et la thèse métaphysique que nous allons défendre ; c’est en opérant un retour à la philosophie bergsonienne que nous espérons concilier ces deux points de vues a priori très divergents. Chapitre III : la musique comme expression métaphysique de l’univers (théorie de Schopenhauer) Avant propos Après avoir scruté les profondeurs de la conscience pour en cerner la nature propre, et après avoir considéré la musique comme l’outil par excellence susceptible de révéler une telle nature, nous nous proposons maintenant de remonter à la surface et de nous envoler vers une réalité bien plus vaste, celle même de l’univers et de toute chose, de laquelle nous tenterons avec Schopenhauer d’en décrire l’essence, avant de revenir à la musique proprement dite, et d’étudier l’idée selon laquelle les émotions musicales, bien loin d’exprimer simplement notre vie intérieure, sont des émotions bien plus métaphysiques qui nous transportent hors de nous-mêmes et nous permettent de prendre conscience de la réalité de l’univers. Ainsi la musique serait-elle bel et bien un art d’origine métaphysique, en ce sens qu’elle exprime non pas la complexité des sentiments humains, mais l’Univers dans son ensemble. Schopenhauer donc, est le philosophe que nous invoquons pour étudier la pertinence d’une telle thèse, Schopenhauer qui, de tous les philosophes et de tous les systèmes philosophiques, est sans doute celui qui a accordé le plus d’importance à l’art dans sa philosophie, et plus particulièrement à la musique. Le livre 3 de son ouvrage majeur Le monde comme volonté et comme représentation est en effet entièrement consacré à l’étude hiérarchique des différents beaux-arts, qu’il passe en revue un par un, étude qui culmine en la fameuse métaphysique de la musique, qui de par sa cohérence et sa grande force de persuasion constitue certainement la théorie la plus élaborée et la plus profonde de toute l’histoire de la philosophie. Elle allait profondément influencer Nietzsche, Wagner et Mahler, entre autres. Mais afin de comprendre toute la portée et toute la profondeur de la métaphysique de la musique telle que la pense Schopenhauer, il importe de rappeler les principaux grands moments de son « organisme » philosophique sans quoi le sens

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de ses idées et de ses thèses à propos de l’art et de la musique resteraient énigmatiques. Disons cependant tout de suite que la musique occupe chez lui une place tout à fait royale, en ce qu’il la place au-dessus de la hiérarchie des beaux-arts, et qu’il lui attribue une nature toute métaphysique en ce qu’elle exprime, selon lui, « l’essence de l’univers », et « qu’elle parle de l’être », à la différence des autres arts, qui eux « n’expriment que l’ombre45 ». Or, nous verrons que la Volonté chez Schopenhauer constitue le principe métaphysique du monde, qu’elle en exprime l’en-soi, l’essence ; Schopenhauer place donc la musique au même niveau que la Volonté. Nous verrons en quoi, en dans quelles mesures il s’autorise à faire un tel rapprochement. Contentons-nous pour le moment de laisser planer l’énigme entière autour de ces affirmations qui appellent tout naturellement des explications détaillées ; commençons par le début, en résumant les principales idées de Schopenhauer sur le monde. En fait, nous allons tout de suite voir qu’il nous faudra rester un peu plus longtemps dans le champ de la conscience subjective avant de pouvoir passer au champ plus métaphysique de la réalité universelle… 3.1 Rappel des principales idées de Schopenhauer sur le monde 3.1.1 Le monde comme représentation ; le sujet connaissant Schopenhauer est avant tout un des plus importants successeurs de Kant, et ce n’est pas sans orgueil qu’il le revendique lui-même ouvertement : « Je suis le seul philosophe au monde à avoir compris Kant »…Selon Schopenhauer, c’est dans la Critique de la Raison Pure que Kant s’est montré le plus génial, et il n’hésite pas à en reprendre les idées révolutionnaires pour l’élaboration de sa propre théorie de la connaissance qui sera d’abord exposée dans sa thèse de doctorat De la Quadruple racine du principe de raison suffisante, puis dans le premier livre du Monde. La démarche philosophique de Schopenhauer est un idéalisme subjectif en ce sens qu’il accorde une priorité absolue au sujet connaissant ; c’est dans le sujet que se rassemblent toutes les capacités de connaissance et d’appréhension du monde, alors que le sujet lui-même ne peut être jamais réellement connu. Telle est bien la vérité première selon Schopenhauer ; « tout ce qui existe, existe pour la pensée, c’est-à-dire, l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation46 ». Le sujet est la première condition de possibilité de la connaissance, la première condition invariable de tout phénomène, de tout objet. Tous les objets connus par le sujet tombent sous la loi du principe de raison, qui est constitué de trois éléments : espace, temps et causalité. Telles sont les conditions formelles de la pensée auxquelles se soumet tout objet de connaissance. 45 46

Monde : §52, page 329, éd. Puf Quadrige Monde : §1, page 25, éd. Puf Quadrige

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Schopenhauer, dans la lignée de Kant, simplifie les thèses de ce dernier lesquelles constituent l’Analytique transcendantale, en ramenant pratiquement toutes les catégories de l’entendement à l’unique notion de causalité. La causalité constitue la principale condition de possibilité pour l’entendement de comprendre quelque chose dans le divers de l’intuition, pour parler en termes kantiens. « La causalité est à la fois l’œuvre de l’intelligence, son produit et la condition de son exercice : lorsque l’homme agit et pense par concepts, il applique nécessairement la catégorie de la causalité à un monde objet qui n’est donc plus saisi en lui-même, mais représenté du point de vue du sujet 47 ». Voilà qui justifie rationnellement le caractère illusoire du monde dans lequel nous vivons. Outre la causalité, l’espace et le temps constituent les deux autres éléments de la représentation. Elles sont ce qui rend possible l’expérience, elles sont les formes a priori de la sensibilité, comme l’enseigne Kant dans l’Esthétique transcendantale. Le temps est la forme du sens intérieur, l’espace est la forme du principe de raison déterminé par rapport à l’étendue ; le temps ressemble à « une cascade de théâtre, qui paraît tomber alors qu’il s’agit d’une simple roue qui reste en place », et l’espace est comme « un verre taillé à facettes qui nous montre les choses en une innombrable multiplication48 ». Mais la préoccupation de Schopenhauer n’est pas tant du domaine de l’explication cognitive ; pour lui, temps et espace ont une signification morale bien plus importante et conséquente. En effet, l’espace et le temps, qui constituent deux aspects essentiels du principe de raison, sont pour Schopenhauer la marque de l’individuation et de la souffrance ; comme l’explique très clairement Edouard Sans, « La douleur de l’existence ne devient réelle que dès le moment où celui qui souffre en prend conscience, à l’instant où la représentation entre en jeu, où intervient l’intellect. L’espace conditionne la multiplicité qui est un des caractères de l’être, et à son tour l’être reconnaît dans cette multiplicité la source de la lutte constante qui jalonne les étapes de sa vie. De son côté, le temps détermine le caractère éphémère et passager de toutes choses et, dans cette succession indéfinie d’individus, présente la multiplicité comme une chose sans consistance, emportée dans le tourbillon de l’histoire49 » Reprenant une ancienne formule scolastique, l’espace et le temps constituent pour Schopenhauer le principium individuationis ; c’est par le temps et l’espace que naissent l’individualité, la différence, la multiplicité, la juxtaposition et la succession dans le monde, alors que par nature et en théorie, tout était un et identique au départ. Et il faut bien insister sur la valeur purement subjective du principe d’individuation, dans le monde considéré comme représentation.

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Edouard Sans : Que sais-je ? Schopenhauer (page 17) Schopenhauer : Fragments pur l’histoire de la philosophie, Kant, Parega, I 49 Que sais-je ? Schopenhauer, page 20 48

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3.1.2 Le monde comme volonté ; le sujet individuel et corporel Le sujet connaît donc le monde sous sa forme réfractée et phénoménale, il prend conscience de ses diverses représentations à travers le filtre de sa subjectivité laquelle se soumet à la loi du principe de raison, qui regroupe les conditions de temps, d’espace et de causalité. Tant que nous restons dans la sphère de la connaissance subjective et rationnelle, nous nous soumettons toujours à ces formes qui conditionnent notre connaissance des phénomènes du monde considéré sous le point de vue de la représentation ; nous ne pouvons dépasser le stade de la perception sensible, du phénoménal, de l’apparence. Mais ces formes a priori de la représentation, il faut bien qu’elle puissent se justifier par autre chose qu’elles mêmes, qu’elles renvoient à quelque chose d’autre, une sorte de référent qui se trouverait derrière elles, en les dépassant et les assumant. Kant propose à ce problème sa théorie controversée des noumènes ; la connaissance des objets dans le monde empirique, se soumettant aux formes a priori de la sensibilité et de l’entendement, équivaut à la connaissance des choses-pour-soi, la connaissance pour un sujet, c’est-à-dire une connaissance dépendante de formes subjectives qui ne sont pas inhérentes aux objets de la connaissance euxmêmes. Or ces objets (les phénomènes) se réfèrent selon Kant à des noumènes, c’est-à-dire les mêmes objets dégagés de tout conditionnement subjectif, dégagés des formes a priori de la sensibilité et de l’entendement ; ce sont les choses-en-soi, desquelles Kant affirme que nous ne pouvons en avoir aucune connaissance. Mais justement, comme en débattrons les post-kantiens (Schelling, Fichte, Jacobi, etc.), en affirmant l’existence des noumènes, Kant se contredit luimême ; quelle catégorie de la pensée lui permettrait en effet d’affirmer une telle chose ? Schopenhauer toutefois, félicite Kant d’avoir procédé à cette distinction noumène/phénomène et il pense avoir trouvé la solution au problème de la contradiction ; c’est, selon lui, la Volonté, qui est vraiment le mot-clé de toute la philosophie schopenhauerienne. En quoi le solitaire de Frankfort pense-t-il pouvoir échapper à la critique faite au maître de Königsberg ? C’est que, selon lui, la connaissance de la Volonté – qui est donc le référant des phénomènes, la chose-en-soi – ne s’effectue pas selon le mode de la connaissance représentative tributaire de la loi du principe de raison : « Ce n’est pas du dehors qu’il nous faut partir pour arriver à l’essence des choses ; on aura beau chercher, on n’arrivera qu’à des fantômes ou à des formules ; on sera semblable à quelqu’un qui ferait le tour d’un château, pour en trouver l’entrée, et qui, ne la trouvant pas, en dessinerait la façade50 »

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Monde : §17, page 140, éd. Puf Quadrige

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Ce n’est donc pas du dehors, mais du dedans que nous parviendrons à la connaissance de la Volonté, qui passe par l’expérience du corps ; Schopenhauer avait donné un indice de cette découverte dès le début du premier livre du Monde, lorsqu’il disait que malgré notre répugnance, nous sommes bien obligés d’avouer que « notre propre corps lui-même est déjà un objet, et, par suite, mérite le nom de représentation. Il n’est, en effet, qu’un objet parmi d’autres, soumis aux mêmes lois que ceux-ci ; c’est seulement un objet immédiat. Comme tout objet d’intuition, il est soumis aux conditions formelles de la pensée, le temps et l’espace, d’où naît la pluralité51 ». Le corps paraît être en effet ce que nous avons de plus immédiat, puisque nous vivons notre corps, pour ainsi dire, nous sommes notre corps. Et pourtant, il n’est qu’un objet parmi d’autres ; mais affirmer cela, c’est se placer uniquement du point de vue de la connaissance représentative. Or, selon Schopenhauer, il y a un second mode de donation de notre corps. Son idée, c’est que la connaissance du monde a pour condition nécessaire – outre les conditions formelles de la pensée, temps espace & causalité – l’existence d’un corps. Par suite, le sujet de la connaissance de par son identité avec le corps, devient un individu. En rester au sujet de la connaissance, c’est faire du philosophe « une tête d’ange ailée sans corps » dit le philosophe allemand. Dès lors, son corps lui est donné de deux façons : d’abord comme représentation dans la connaissance phénoménale, où il n’est qu’un objet parmi les objets, et ensuite comme principe immédiatement connu, autrement dit comme volonté, de sorte que l’acte volontaire et l’action du corps ne sont qu’un seul et même fait, donné de deux façons différentes. Que veut-il dire par là ? Comme nous l’avons dit en courant tout à l’heure, Schopenhauer appelle Volonté la chose-en-soi, à laquelle se réfèrent tous les phénomènes. La Volonté serait donc le principe métaphysique originaire, source de toute chose. Or Schopenhauer pense que nous pouvons faire l’expérience de ce principe grâce à notre corps, puisque ce dernier n’est autre qu’une manifestation de la Volonté, comme le sont en réalité tous les phénomènes (nous le verrons) ; mais selon Schopenhauer c’est l’expérience de notre corps qui nous fait prendre conscience de la réalité de la Volonté d’une manière beaucoup plus évidente, plus directe et plus immédiate que tous les autres objets du monde sensible. Le corps entier n’est que la volonté objectivée, c’est-à-dire devenue perceptible. Toutefois, Schopenhauer précise bien que nous ne pouvons pas, par l’intermédiaire de notre corps, connaître la Volonté dans toute sa totalité et toute sa perfection : « La connaissance que j’ai de ma volonté, bien qu’immédiate, est inséparable de la connaissance que j’ai de mon corps. Je ne connais pas ma volonté dans sa totalité ; je ne la connais pas dans son unité, pas plus que je ne la connais parfaitement dans son essence ; elle ne m’apparaît que dans des actes isolés, par 51

Monde : §2, page 27, éd. Puf Quadrige

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conséquent dans le temps qui est le forme phénoménale de mon corps, comme de tout objet ; aussi mon corps est-il la condition de la connaissance de ma volonté. Je ne puis, à proprement parler, me représenter cette volonté sans mon corps52 ». Nous insisterons plus tard sur ce rôle du temps pour le propos qui nous intéresse en premier lieu dans ce travail, la musique. Mais il nous faut d’abord expliciter davantage le concept de Volonté qui reste pour le moment tout à fait énigmatique. Nous venons de voir que le corps constitue l’objectité de la Volonté, en ce qu’il permet la connaissance a posteriori de la Volonté ; le corps, pour Schopenhauer, c’est l’énigme numéro un, l’hypothèse fondamentale qui réunit mystérieusement au plus intime de nous-même les impulsions jaillies des sources secrètes du Vouloir. Cet au-delà dont nous savons qu’il est la réalité véritable derrière les apparences qui constituent le voile de Maya, nous le sentons, nous l’écoutons, nous le percevons au plus profond de notre ego. Schopenhauer pense qu’à travers l’expérience de son propre corps, l’individu réalise la fusion du sujet et de l’objet. Après avoir développé cette relation entre le corps et la volonté (qui n’est pas une relation de causalité), Schopenhauer consacre le reste du livre 2 du Monde à l’explication de la Volonté comme principe de toute chose ; se servant de la double connaissance du corps comme d’une clef pour pénétrer l’essence de tous les phénomènes, il parvient en effet à prouver que la Volonté ne se limite pas seulement à ma volonté, en ce qu’elle exprime l’essence de mon corps, mais que la Volonté est le référant métaphysique de tous les phénomènes du monde sans aucune exception, en tant qu’elle est cette force ou cette énergie originelle et universelle qui traverse et anime toute chose du cosmos :

« Ce n’est pas seulement dans les phénomènes tout semblables au sien propre, chez les hommes et les animaux, [que l’individu] retrouvera, comme essence intime, cette même volonté ; mais un peu plus de réflexion l’amènera à reconnaître que l’universalité des phénomènes, si divers pour la représentation, a une seule et même essence, la même qui lui est intimement, immédiatement et mieux que tout autre connue, celle-là enfin qui, dans sa manifestation la plus apparente, porte le nom de volonté. Il la verra dans la force qui fait croître et végéter la plante et cristalliser le minéral ; qui dirige l’aiguille aimantée vers le nord ; dans la commotion qu’il éprouve au contact de deux métaux hétérogènes ; il la retrouvera dans les affinités électives des corps, se montrant sous forme d’attraction ou de répulsion, de combinaison ou de décomposition et jusque dans la gravité qui agit avec tant de puissance dans toute matière et attire la pierre vers la terre, comme la terre vers le soleil. C’est en réfléchissant à tous ces faits que, dépassant le phénomène, nous arrivons à la chose en soi. […] La volonté est la substance intime, le noyau de toute chose particulière, comme de l’ensemble ; 52

Monde : §18, page 143, éd. Puf Quadrige

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c’est elle qui se manifeste dans la force naturelle aveugle ; elle se retrouve dans la conduite raisonnée de l’homme ; si toutes deux diffèrent si profondément, c’est en degré et non en essence53 » Encore faut-il, pour pouvoir accepter ces propos de Schopenhauer, faire soi-même l’expérience de la volonté dont Schopenhauer ne cesse de répéter qu’elle est ce que nous connaissons de façon immédiate dans la conscience ; « le concept de volonté est le seul, parmi tous qui n’ait pas son origine dans le phénomène, dans une simple représentation intuitive, mais qui vienne du fond même, de la conscience immédiate de l’individu, dans laquelle il se reconnaisse lui-même, dans son essence, immédiatement, sans aucune forme, même celle du sujet et de l’objet, attendu qu’ici le connaissance et le connu coïncident54 » La Volonté serait donc cette impulsion originelle, (qui inspirera cet « élan vital » dont parlera Bergson ?), cette énergie cosmique que tous les phénomènes auraient en commun, ce « principe vital » dont parlaient les vitalistes, l’essence même de la vie. Parmi ses caractères essentiels et principaux, la Volonté, en tant que réalité suprême est d’abord une et omniprésente ; elle est d’autre part distincte du principe de raison, puisqu’elle est « sans raison » (grundlos). Dans la majorité de ses phénomènes, la Volonté s’objective d’une manière aveugle et inconsciente mais toutefois nécessaire. Elle peut toutefois devenir accidentellement consciente, et même consciente d’elle-même ; il faut pour cela qu’intervienne le monde de la représentation, l’autre versant du monde. Elle est visible à travers toutes les manifestations de l’existence qui sont ses manifestations, les degrés d’une infinie variété de son processus d’objectivation dans le phénomène. En tant qu’elle échappe à la loi du principe de raison, elle échappe par conséquent à la condition de causalité ; ainsi Schopenhauer peut-il dire que « la volonté n’est pas cause de son phénomène », et d’expliquer « pourquoi une pierre manifeste à tel moment de la pesanteur, à tel autre de la rigidité ou de l’électricité, ou encore des propriétés chimiques, voilà ce qui dépend des causes, d’influences extérieures et ce que celles-ci peuvent expliquer ; mais ces propriétés elles-mêmes, tout ce qui constitue l’essence de la pierre, son être qui se compose de toutes ces propriétés et qui se manifeste de ces différentes manières, en un mot, le fait qu’elle est telle qu’elle est et en général le fait qu’elle existe, voilà ce qui est sans raison, voilà ce qui n’est que la visibilité de la volonté inexplicable55 ». Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que le passage entre la Volonté et son phénomène s’effectue selon un processus d’objectivation qui n’a rien à voir avec le mode de la relation de

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Monde : §21, page 152, éd. Puf Quadrige Monde : §22, page 154, éd. Puf Quadrige 55 Monde : §26, page 184, éd. Puf Quadrige 54

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cause à effet. Aussi cette phénoménalisation de la Volonté, ce passage de l’unité métaphysique à la multiplicité phénoménale, n’est pas sans poser certains problèmes. Tous les phénomènes du monde sont identiques par essence, en tant qu’ils sont tous des manifestations de la Volonté ; pourtant il y a bien multiplicité des phénomènes, par opposé à l’unicité de la Volonté. Quel est cet autre « principe d’individuation » susceptible de rendre compte de la multiplicité des phénomènes ? Car en considérant le monde par le biais de la Volonté, nous ne sommes plus du côté de la représentation ; nous sommes en terrain métaphysique, et par conséquent l’unité phénoménale (le principe d’individuation) n’entre pas en jeu, puisqu’il découle des formes spatio-temporelles ; c’est bien l’unité métaphysique qui demande une explication. Certes, le principe d’individuation permet de rendre compte de la distinction entre un objet quelconque et un autre, mais alors on devra distinguer de la même façon entre Paul et Pierre qu’entre Pierre et un singe. Or un simple coup d’œil sur le monde révèle que les choses se distinguent certes par le temps et l’espace, mais que, tout aussi indéniablement, elles forment des groupes, ou mieux, des espèces. Il faut bien pouvoir en effet justifier l’existence de certaines classes de phénomènes (les espèces végétales, animales, etc.). Le processus d’objectivation de la Volonté admet ainsi des degrés intermédiaires ; ce sont ce que Schopenhauer nomme les « Idées ». Schopenhauer reprend en effet la théorie des Idées de Platon et la rapproche audacieusement de la chose-en-soi kantienne. Les Idées sont les « degrés déterminés et fixes de l’objectivation de la volonté, en tant qu’elle est chose en soi et, comme telle, étrangère à la pluralité ; ces degrés apparaissent dans les objets particuliers comme leurs formes éternelles, comme leurs prototypes56 ». Mais cette théorie des Idées pose elle aussi des difficultés ; on peut s’interroger en effet sur la faculté cognitive capable d’appréhender les Idées, puisqu’il ne s’agit ni de l’entendement, ni de la raison, et les Idées, tout comme la Volonté elle-même, échappent au principe d’individuation. Schopenhauer parle d’une « pure connaissance », d’une « contemplation » dans laquelle le sujet individuel s’anéantit. Il s’agit en réalité, et ce sera l’objet de tout le livre 3 du Monde, d’une contemplation esthétique ; c’est en effet grâce à l’art que nous pouvons connaître et contempler les Idées. Mais n’allons pas trop vite.

3.1.3 Le monde comme représentation ; le sujet pur, l’intuition esthétique Après la découverte de la Volonté comme chose-en-soi, Schopenhauer effectue dans le livre 3 du Monde un retour à la représentation. Nous l’avons vu, la Volonté se manifeste comme ce qui constitue le monde, abstraction faite de la représentation. La Volonté est cette force cosmologique originelle qui se manifeste en toute chose, de la pierre jusqu’à l’homme, en passant par la plante et

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Monde : §25, page 175, éd. Puf Quadrige

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l’animal ; le monde comme représentation n’apparaît – avec toutes ses formes d’objet, de sujet, de temps, d’espace, de pluralité, de causalité – que lorsque la Volonté se manifeste dans les êtres capables de connaissance, dans lesquels cette connaissance se manifeste sous la forme d’un cerveau et surgit comme un auxiliaire à la Volonté, indispensable à la conservation de l’individu et à la propagation de l’espèce ;

« Le monde se manifeste alors sous sa seconde face. Jusqu’ici il était uniquement volonté, maintenant il est aussi représentation, objet du sujet connaissant. La volonté, qui développait auparavant son effort, dans les ténèbres, avec une sûreté infaillible, arrivée à ce degré s’est munie d’un flambeau qui lui était nécessaire pour écarter le désavantage résultant, pour ses phénomènes les plus parfaits, de leur surabondance et leur variété57 ». La connaissance par représentation est donc par conséquent une connaissance asservie à la Volonté. Nous allons pourtant voir comment Schopenhauer montre que cette connaissance est capable de s’en affranchir. Les Idées, nous venons de le voir, sont des sortes d’intermédiaires entre la Volonté et les phénomènes, elles sont « les espèces définies, les formes, les propriétés originelles et immuables de tous les corps naturels58 » en lesquelles s’objective la Volonté. Les phénomènes sont les copies finies et imparfaites d’un même modèle qui demeure parfait et infini (l’Idée). Mais ce qui est important à retenir c’est que l’Idée ne se soumet pas au principe de raison : « tandis que les innombrables individus dans lesquels elle se manifeste sont soumis irrévocablement au devenir et à la mort, elle demeure inaltérable, unique et identique59 ». Les Idées sont par conséquent complètement étrangères à la sphère de la connaissance du sujet considéré comme individu. La condition pour connaître les Idées, c’est donc la suppression de l’individualité dans le sujet connaissant ; autrement dit, c’est de faire en sorte que la connaissance ne soit plus asservie à la volonté. Ainsi Schopenhauer peut-il parler de « sujet pur » ou de « sujet contemplatif ». Par quels moyens peut-on s’affranchir de la volonté, cette volonté qui est pourtant notre essence-même en tant qu’elle se manifeste dans notre corps individuel ? Afin d’y répondre, que l’on nous permette de citer ici tout un passage du texte de Schopenhauer qui a le mérite d’être très clair : « Lorsque, s’élevant par la force de l’intelligence, on renonce à considérer les choses de la façon vulgaire ; lorsqu’on cesse de rechercher à la lumière des différentes expressions du principe de raison, les seules relations des objets entre eux, relations qui se réduisent toujours, en dernière analyse, à la relation des objets avec notre volonté propre, c’est-à-dire lorsqu’on ne considère plus ni le 57

Monde : §27, page 199, éd. Puf Quadrige Monde : §30, page 219, éd. Puf Quadrige 59 Monde : §30, page 219, éd. Puf Quadrige 58

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lieu, ni le temps, ni le pourquoi, ni l’à-quoi-bon des choses, mais purement et simplement leur nature ; lorsqu’en outre on ne permet plus ni à la pensée abstraite, ni aux principes de la raison, d’occuper la conscience, mais qu’au lieu de tout cela, on tourne toute la puissance de son esprit vers l’intuition ; lorsqu’on s’y plonge tout entier et que l’on remplit sa conscience de la contemplation paisible d’un objet naturel actuellement présent, paysage, arbre, rocher, édifice ou tout autre ; du moment qu’on s’abîme dans cet objet, qu’on s’y perd (verliert), […] c’est-à-dire du moment qu’on oublie son individu, sa volonté et qu’on ne subsiste que comme sujet pur, comme clair miroir de l’objet, de telle façon que tout se passe comme si l’objet existait seul, sans personne qui le perçoive, qu’il soit impossible de distinguer le sujet de l’intuition elle-même et que celle-ci comme celui-là se confondent en un seul être, en une seule conscience entièrement occupée et remplie par une vision unique et intuitive ; lorsque enfin l’objet s’affranchit de toute relation avec la volonté ; alors, ce qui est ainsi connu, ce n’est plus la chose particulière en tant que particulière, c’est l’Idée, la forme éternelle, l’objectité immédiate de la volonté ; à ce degré par suite, celui qui est ravi dans cette contemplation n’est plus un individu (car l’individu s’est anéanti dans cette contemplation même), c’est le sujet connaissant pur, affranchi de la volonté, de la douleur et du temps60 ». Et Schopenhauer d’affirmer par la suite que l’individu, s’élevant à une telle contemplation et prenant conscience de lui-même comme pur sujet, se confond avec la Volonté même, au point que c’est en réalité la Volonté qui se connaît elle-même. Schopenhauer s’inscrit aussi par là pleinement dans l’idéal romantique de la fusion de l’homme avec la nature ; l’homme devient même, en tant que sujet pur absorbé dans la contemplation de la nature, le support du monde et de l’existence objective ; « nous tirons ainsi toute la nature à nous, si bien qu’elle ne nous semble plus être qu’un accident de notre substance. C’est dans ce sens que Byron dit : “Are not the mountains, waves and skies, a part of me and of my soul, as I of them ?”61

Nous approchons enfin notre but ; cette intuition de l’essence du monde dont parle Schopenhauer, elle est pour lui la matière première de toute création artistique : « l’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure, c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde […] son origine unique est la connaissance des Idées ; son but unique, la communication de cette connaissance. […] L’art arrache l’objet de sa contemplation au courant fugitif des phénomènes62 ». Alors que la science ne s’intéresse qu’aux relations entre les différents phénomènes du monde et à leurs changements, l’art « s’applique à ce qui dans le monde subsiste en dehors de toute relation, à ce qui fait l’essence du monde et le substratum véritable des phénomènes, à ce qui est 60

Monde : §34, page 231, éd. Puf Quadrige Monde : §34, page 234, éd. Puf Quadrige 62 Monde : §36, page 239, éd. Puf Quadrige 61

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affranchi de tout changement et par suite connu avec une égale vérité pour tous les temps, en un mot aux Idées, lesquelles constituent l’objectité immédiate et adéquate de la chose en soi, de la volonté63 ». L’art acquiert donc chez Schopenhauer une haute valeur métaphysique ; en plus d’être contemplation du Beau, il est révélation de l’Idée et du Vrai. En nous libérant du joug de la Volonté et en nous élevant au-dessus de l’individuel, du relationnel, l’art nous présente dans une sorte de clair miroir le monde à son état pur et idéal, là où il n’y a plus que de l’absolu, et une absence totale de relations. Schopenhauer reprend à son compte le premier moment la définition kantienne du Beau, en ce que la contemplation et le plaisir esthétique sont désintéressés ; et l’expérience du Beau – qui peut naître d’une contemplation aussi bien naturelle qu’artistique d’ailleurs – est perçue par Schopenhauer comme une véritable consolation, un refuge au monde dans lequel s’abat « l’orage des passions » et où règne « la tyrannie du désir et de la crainte » , un gel temporaire de « l’infini torrent du vouloir64 ». Même si tous les arts ont même origine et même but (connaissance des Idées et communication de cette connaissance), et qu’ils sont ainsi égaux du point de vue de leur essence, Schopenhauer en fait pourtant une hiérarchie ; c’est que selon lui, chaque art correspond à un degré déterminé d’objectivation de la Volonté, à partir des stades les plus humbles et les plus proches de la matière jusqu’aux plus raffinés, qui sont les arts de l’homme. Ainsi, l’architecture se trouve au niveau le plus bas, qui est celui de la matière. Viennent ensuite dans l’ordre sculpture, peinture, poésie et tragédie. Il pourrait être intéressant de nous attarder sur cette hiérarchisation des beaux-arts, mais il n’est pas directement dans notre intérêt de rentrer dans les détails et de justifier une telle classification, car aussitôt décrite, nous nous rendons tout de suite compte qu’il manque un art à cette classification, et qu’il est précisément celui qui nous intéresse dans ce travail : la musique. Après un long détour – nécessaire pour se familiariser avec les lignes directrices du « système » philosophique de Schopenhauer – nous allons enfin pouvoir en revenir à notre sujet, et voir quelle importance – métaphysique – Schopenhauer accorde à la musique. La précédente description des principaux concepts de la pensée du philosophe allemand devrait nettement clarifier les idées de ce dernier à propos du « plus puissant des arts65 ».

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Monde : §36, page 239, éd. Puf Quadrige Monde : §37, page 252, éd. Puf Quadrige 65 Monde : suppléments, page 1196, éd. Puf Quadrige 64

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3.2 La théorie schopenhauerienne de la musique Avant propos Après lecture de la théorie de la musique de Schopenhauer, qui est si profonde et si persuasive, on serait tentés, vu l’importance qu’il y accorde et l’éloge qu’il en fait, de placer cet « art si élevé et si admirable66 » tout en haut de la hiérarchie des beaux-arts dont nous venons de parler. Or précisément la musique échappe à cette classification ; en effet, contrairement aux autres arts qui fournissent des copies des Idées, la musique, elle, « n’est pas comme les autres arts, reproduction des Idées, mais reproduction de la Volonté au même titre que les Idées elles-mêmes ». Ainsi la musique se trouve transportée sur un plan métaphysique bien plus élevé que les autres arts, puisqu’elle dépasse le stade des Idées pour se trouver tout à fait en dehors du monde phénoménal ; « elle l’ignore absolument, et pourrait en quelque sorte continuer à exister, alors même que l’univers n’existerait pas ». C’est là une rupture radicale ; alors que les autres arts expriment plus ou moins intuitivement les forces présentes dans l’homme et dans le monde, la musique, elle, n’exprime rien du monde phénoménal ; elle est une expression immédiate de la Volonté ellemême. Au lieu de répéter les Idées éternelles comme les autres arts, la musique ne répète pas les Idées, mais la Volonté elle-même. Comment Schopenhauer peut-il affirmer une telle chose ? Essayons de résumer ses arguments avant de les discuter.

3.2.1 La musique comme reproduction immédiate de la Volonté Schopenhauer part de l’émotion musicale, c’est-à-dire de l’expérience sensible, l’effet esthétique que la musique provoque sur notre sensibilité ; la musique, dit-il, « est si propre à émouvoir nos sentiments les plus intimes », elle nous transmet une « joie profonde qui, nous le sentons, nous émeut jusqu’au fond de notre être ». Elle nous procure donc bien plus que le plaisir de la résolution d’un simple problème d’arithmétique, même s’il est possible de la réduire à un ensemble de chiffres et de proportions mathématiques. Si la musique ne provoquait absolument aucune émotion en nous, si elle n’était rien d’autre que des mathématiques sonores pour ainsi dire, nous ne chercherions pas à lui donner une signification plus profonde et plus métaphysique ; mais le pouvoir esthétique de la musique sur l’homme est incontestable, elle engendre bien du plaisir, et c’est bel et bien l’origine et le sens de ce plaisir qui exigent une tentative d’explication d’ordre métaphysique ; pour Schopenhauer en tout cas, la facticité de l’émotion musicale lui suffit pour « reconnaître dans la musique une signification plus générale et plus profonde, en rapport avec l’essence du monde et notre propre essence ». 66

Monde : §37, page 239, éd. Puf Quadrige : N.B : sauf précision de notre part, toutes les citations de ce chapitre renvoient au texte de Schopenhauer consacré à la métaphysique de la musique.

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Schopenhauer reconnaît d’autre part dans la musique une langue universelle, ce qui veut dire deux choses ; premièrement, que l’effet esthétique de la musique est universel, que sa compréhension, son intelligibilité est partagée par tous, « chacun la comprend sans peine ». Et deuxièmement, que l’universalité de la musique suppose en elle un rapport avec l’univers, qu’elle est liée au cosmos, et qu’elle est donc d’origine métaphysique. Ce qui intéresse surtout Schopenhauer, c’est de trouver abstraitement la raison de l’intelligibilité immédiate et universelle du rapport d’imitation entre la musique et le monde ; ou pour dire les choses plus simplement, c’est de comprendre d’une manière philosophique l’origine du plaisir musical, et ce qu’exprime véritablement la musique. D’abord il faut dégager ce que la musique a de spécifique et de différent par rapport aux autres arts. Nous savons déjà que Schopenhauer place la musique « tout à fait en dehors des autres arts », et qu’elle échappe à la hiérarchie des beaux-arts, dans laquelle chaque forme artistique correspond à un degré déterminé de la hiérarchie naturelle des Idées, les objectités immédiates de la Volonté. Ainsi l’architecture correspond au degré le plus inférieur, qui est celui de la pesanteur et de la matière organique ; la sculpture occupe le degré suivant, qui correspond à l’Idée de l’espèce humaine ; viennent ensuite dans l’ordre, peinture, poésie et tragédie. La musique échappe à cette hiérarchie, parce qu’elle n’exprime aucune Idée du monde. Elle précède en effet toute Idée, et les analyses de Schopenhauer font d’abord penser qu’elle est une expression directe et immédiate de la Volonté elle-même, c’est-à-dire la Volonté en soi, avant son processus d’objectivation. Or nous allons voir quelles difficultés une telle thèse soulève. La musique, dit Schopenhauer « va au-delà des Idées, [et elle est] complètement indépendante du monde phénoménal ; elle l’ignore absolument ». Ces affirmations sont de première importance pour comprendre la véritable signification de la théorie schopenhauerienne de la musique. La musique ignore le monde phénoménal ; la rupture est donc radicale. Cela suppose en effet que la musique ne dit rien du monde, que ce qu’elle met en jeu, n’est précisément pas en jeu dans le monde. Que dit-elle alors ? Et d’où vient le fait que nous semblons comprendre immédiatement ce que nous dit la musique, sans que nous puissions l’expliquer ? Nous ne pourrons répondre qu’en poursuivant notre lecture de la théorie de Schopenhauer. La musique est « une reproduction de la Volonté au même titre que les Idées elles-mêmes ». Ce qui voudrait dire à première vue que le processus d’objectivation de la Volonté se réalise dans deux directions différentes : d’une part les Idées qui s’objectivent ensuite en phénomènes et constituent le monde physique, et d’autre part la musique. Schopenhauer dit bien qu’il s’agit de la même Volonté qui s’objective dans l’Idée et dans la musique, « quoique différemment dans chacune d’elle ». Nous avons donc à ce stade de la réflexion deux expressions différentes d’une 53


même chose ; musique et Idées expriment toutes deux la même Volonté, mais ne s’expriment pas l’une et l’autre ; elles sont tout à fait indépendantes l’une de l’autre. Donc il ne doit pas exister entre les deux « une ressemblance directe, mais cependant un parallélisme, une analogie ». Le reste de la théorie de Schopenhauer est dans l’ensemble consacré à l’étude de cette analogie. Nous allons tenter de la résumer brièvement, mais avouons tout de même que ce n’est pas ce que nous trouvons de plus convaincant dans la théorie de Schopenhauer, l’important étant pour nous, comme nous le verrons tout à l’heure, de remonter aux origines métaphysiques de la musique.

3.2.2 Analogie entre la musique et le monde naturel D’abord, nous apprend Schopenhauer, les sons graves de l’échelle musicale et la basse fondamentale correspondent à « l’objectivation de la volonté à ses degrés inférieurs, comme la matière inorganique, la masse planétaire ». Les notes supérieures et intermédiaires de l’accord concernent les végétaux et les animaux ; le mouvement de ces sons est plus libre et plus rapide, mais « leur marche est dépourvue de sens », c’est « le monde des êtres sans raison, depuis le cristal jusqu’à l’animal le plus élevé ». Enfin, dans la voix haute, il y a la mélodie, qui « représente le jeu de la volonté raisonnable, dont les manifestations constituent, dans la vie réelle, la série de nos actes ». Elle nous raconte « l’histoire la plus secrète de la Volonté, […] tout ce qui refuse d’être intégré sous les abstractions de la raison » (c’est-à-dire les sentiments). « De là vient qu’on a toujours appelé la musique la langue du sentiment et de la passion, comme les mots sont la langue de la raison ». Avec le développement de cette analogie nous voyons déjà apparaître les premiers problèmes ; il est facile en effet de se laisser convaincre par les séduisantes affirmations de Schopenhauer, et d’oublier que ce que Schopenhauer développe est seulement une analogie entre la musique et le monde, c’est-à-dire une comparaison. Or plusieurs formules elliptiques voire trompeuses de Schopenhauer dissimulent cette analogie et induisent le lecteur à comprendre la musique non pas comme un parallélisme, mais comme une expression du monde phénoménal. Pourtant le philosophe nous en prévient, lorsqu’il dit que « tout en exposant ces analogies, je ne dois pas cependant négliger de rappeler que la musique n’a avec ces phénomènes qu’un rapport indirect, car elle n’exprime jamais le phénomène, mais l’essence intime, le dedans du phénomène, la volonté même ». Mais ce rappel fait contraste avec les affirmations précédentes de Schopenhauer, et peut induire le lecteur en erreur, par exemple lorsqu’il nous dit qu’« inventer une mélodie, c’est éclairer le fond le plus secret de la volonté et des sentiments humains », « la mélodie peint chaque mouvement, chaque élan, chaque action de la volonté ». Si Schopenhauer peut dire que la « musique parle de l’être, tandis que les autres arts n’expriment que l’ombre », c’est parce qu’il n’y a qu’à travers la musique que l’artiste « nous révèle l’essence intime du 54


monde, [et] se fait l’interprète de la sagesse la plus profonde, dans une langue que sa raison ne comprend pas ».

3.2.3 Problèmes d’interprétation de la théorie schopenhauerienne Evidemment, toutes ces considérations de Schopenhauer séduiront quiconque comme lui ressent la plus grande puissance, profondeur et pénétration des émotions musicales par rapport aux autres émotions artistiques, mais il n’empêche que les contresens et les problèmes d’interprétation qu’elles font naître sont réels, et la plus importante d’entre-elles, l’interprétation romantique et expressionniste qu’en a tirée Wagner – et qui a pourtant si fortement contribué à la célébrité de la théorie de Schopenhauer – est en réalité loin d’être fidèle à la pensée originaire du philosophe, comme l’a fait remarquer, à juste titre semble-t-il, Clément Rosset, dans son Esthétique de Schopenhauer. L’interprétation wagnérienne consiste à faire de la musique une expression de la Volonté elle-même, du Vouloir en-soi. Ce qui n’est en réalité pas différent de ce que Schopenhauer dit lui-même : « la musique exprime […] l’être , l’essence du monde, en un mot la Volonté ». Alors où est le problème ? Le problème est sans doute avant tout un problème de langage. L’explication qu’en donne Rosset, séduisante mais toutefois audacieuse (« l’interprétation que nous proposerons ici […] diverge des affirmations explicites de Schopenhauer67 »), tente de révéler toute la part « impensée » de la doctrine musicale du philosophe (sans pour autant la trahir); selon lui, les écrits de Schopenhauer dissimulent (voire trahissent) la véritable pensée schopenhauerienne qui se trouve derrière. Au début de son explication, Rosset exagère la première caractéristique de la théorie de Schopenhauer, qui est la rupture radicale de la musique avec les autres arts, sa nature et son origine transcendantes par rapport au monde naturel et phénoménal, le fait que la musique « relève d’un ailleurs absolu68 ». La musique ne répète rien du monde, ne reproduit rien de ce qui s’y manifeste : « pas même le parallélisme entre les sentiments humains et l’émotion musicale […] ne viendra combler ce hiatus fondamental69 ». Schopenhauer donne plusieurs exemples au fait que musique et monde phénoménal ne s’expriment pas l’une et l’autre ; ainsi le texte du livret d’un opéra est tout à fait indépendant par rapport à la musique, « la musique est étrangère aux évènements et aux personnages de la pièce, elle suit ses règles propres et immuables70 », la musique explicitement imitative (lorsque le compositeur cherche, avec une intention réfléchie, à imiter certains bruits ou évènements du monde et de la nature environnantes, comme le fait par 67

Clément Rosset : Esthétique de Schopenhauer, éd. PUF, page 91 id. page 92 69 id. page 92, 93 70 Monde : chapitre 39 des suppl. éd. PUF, page 1190 68

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exemple Haydn, dans la Création) est à rejeter du domaine de l’art, car alors il trahit pour ainsi dire la nature et l’essence propres de la musique, les images qui nous viennent à l’esprit lorsque nous écoutons par exemple une symphonie de Beethoven, ne doivent pas nous tromper et nous faire penser que c’est la musique qui les exprime réellement ; jamais la musique ne peut être simplement au service des réalités phénoménales. Mais justement, et c’est là le premier des paradoxes de la doctrine de Schopenhauer que relève Clément Rosset ; si musique et phénomènes sont absolument distincts, d’où vient le fait que l’homme fasse de la musique, qu’il y ait effectivement de la musique dans le monde, comment comprendre que l’homme puisse éprouver du plaisir à travers une activité qui est pourtant sans rapport avec sa volonté ? Ou comme le formule Rosset, « comment la musique intéresse-t-elle la volonté sans rien dire de la volonté ?71 ». Un lecteur « superficiel » de Schopenhauer lui rétorquera que la question est absurde, puisque Schopenhauer dit lui-même que la musique exprime la Volonté. Mais c’est là justement toute la difficulté d’interprétation de la doctrine ; en effet, si la musique exprime la Volonté, elle exprime par là même les Idées, les phénomènes, les sentiments humains. Pourtant cela semble contredire la pensée de Schopenhauer pour qui « la musique ignore absolument le monde phénoménal ». Mais qu’est-ce que la Volonté, sinon la somme de ses Idées et de ses phénomènes ? Comment penser la Volonté en-elle-même, en faisant abstraction de ses objectités immédiates ainsi que des résultats de son objectivation ? En effet, pour Schopenhauer, la Volonté relève de l’in re, et non de l’ante rem ; la Volonté n’engendre pas le monde, elle n’est pas cause du monde. Se retrouve ici l’influence spinoziste ; la Substance de Spinoza, caractérisée par l’immanence, n’est pas distinct de ses modes (phénomènes) ; elle forme un Tout, indivisible sur le plan de l’essence. Chez Spinoza, il n’y a ni avant ni après, ni création, ni émanation : la Substance (l’Être) est, infiniment et éternellement. Et c’est un peu la même chose concernant la Volonté schopenhauerienne ; le monde n’incarne pas la volonté, il l’est déjà. Comme le formule Rosset, « entre le monde et la volonté, il y a contemporanéité et consubstantialité absolues », et plus loin : « l’idée de la volonté engendrant le monde est une idée-fantôme […] une pure tautologie qui, loin de révéler une origine, n’exprime rien d’autre que le thème de la volonté engendrant la volonté ». Distinguer la Volonté et le monde c’est donc opérer une distinction artificielle entre deux choses qui ne sont en réalité qu’une seule, c’est dédoubler la réalité (A=A, ou 1=1). Il y a donc réellement une difficulté d’interprétation dans la doctrine musicale de Schopenhauer : la musique exprime la volonté, tout en étant indépendante du monde phénoménal. Or il y a là ambiguïté ; nous venons en effet d’expliquer que pour Schopenhauer le monde

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id. page 93

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n’incarne pas la volonté, puisqu’il est déjà volonté. Revenons-en à l’interprétation expressionniste et wagnérienne de la théorie du philosophe que nous avions évoquée tout à l’heure sans chercher à l’expliquer en détail ; nous avions dit que Wagner comprenait la musique comme une expression du Vouloir lui-même, et qu’une telle thèse ne contredisait pas certaines affirmations de Schopenhauer lui-même. Mais en développant la thèse de Wagner, nous allons tout de suite voir en quoi elle est irrecevable, d’après ce que nous avons expliqué dans le paragraphe précédent. Pour échapper à la première difficulté de la théorie de Schopenhauer, le paradoxe entre le plaisir musical et l’indépendance de la musique par rapport aux sentiments humains, Wagner fait de la musique une expression de la Volonté elle-même, à son état global et indifférencié, avant qu’elle ne se phénoménalise dans le monde physique ; la musique exprimerait ainsi tous les sentiments humains en eux-mêmes, et non pas tel ou tel sentiment individuel. La musique serait l’expression pour ainsi dire abstraite des sentiments humains, plus abstraite en tout cas que les autres arts et notamment la poésie. Certains des propos de Schopenhauer vont dans ce sens (par exemple, « la mélodie nous offre comme une histoire très intime de la volonté arrivée à la conscience des mystères de la vie, du désir, de la souffrance et de la joie, du flux et du reflux du cœur humain72 »), mais en aucun cas Schopenhauer ne dirait comme Wagner, que la musique agit comme une sorte de pur miroir de la volonté « nue », transparente, à son stade premier, avant qu’elle ne se manifeste. Une telle Volonté déphénoménalisée ou désincarnée pour ainsi dire est un mythe, Schopenhauer n’en parle jamais ; au contraire, nous avons vu que le monde n’est autre que la Volonté, et que la Volonté ne peut pas être saisie ou comprise indépendamment du monde phénoménal dans lequel elle se manifeste, puisqu’elle est ce monde, elle l’était déjà, elle l’a toujours été ; la Volonté relève de l’in re, de l’en-soi. De plus la Volonté nous est révélée par les Idées, or la musique ne révèle aucune idée, et comme l’explique Rosset, « quel que soit son mode de manifestation, la volonté, chez Schopenhauer, désigne toujours une force ; la volonté en soi, le vouloir en tant que tel, saisis dans leur intimité, dans leur ensemble indifférencié, ne peuvent désigner qu’un « en soi » des forces dont les idées – modèles généraux de forces saisis par l’intuition esthétique – livrent un écho dans les différents beaux-arts, à l’exception de la musique. Mais la volonté que refléterait la musique est étrangère aux forces du monde et aux idées qui les désignent ». D’où la conclusion qu’en tire Rosset, qui permet selon lui à la fois de disqualifier la thèse de Wagner, et de « compléter » ou de révéler l’impensé de la théorie de Schopenhauer : la Volonté que reflèterait la musique « est différente de la volonté telle qu’en parle Schopenhauer partout ailleurs dans son œuvre73 ». Cette hypothèse permet en effet de rendre plus cohérent toute 72 73

Monde : §58, page 405 Clément Rosset : Esthétique de Schopenhauer, éd. PUF, page 95

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la doctrine de Schopenhauer, non pas que le philosophe se soit trompé, ou se soit involontairement contredit ; selon Rosset, accepter une telle hypothèse ce n’est autre que lui rendre hommage en jetant une lumière plus vive sur la profondeur et l’originalité de sa pensée. Reste à élucider quelle est cette autre volonté. Or nous allons voir qu’il n’y a pas à proprement parler d’autre volonté que celle dont parle Schopenhauer ; simplement, nous pouvons émettre une hypothèse concernant l’origine de cette Volonté unique.

3.2.4 Discussion de l’hypothèse de Rosset ; la musique antérieure à la Volonté En fait, cette part d’impensé de sa théorie, Schopenhauer est tout prêt de la conceptualiser luimême, dans un passage où il évoque au moyen de l’ancienne formulation scolastique des universalia, trois ordres de réalités différentes. La musique révèle les universalia ante rem, les concepts abstraits sont les universalia post rem, et la réalité fournit les universalia in re. Nous allons expliquer plus en détail cette triade, mais faisons tout de suite remarquer que si la réalité fournit l’in re, et que la réalité est inséparable de la Volonté, il faut en conclure, logiquement, comme le fait Rosset, que les « universalia ante rem révélés par la musique sont aussi des universalia ante voluntatem74 », d’où l’idée que la musique, loin d’être une simple expression de la Volonté, exprime en réalité un avant de la Volonté, que Rosset nomme « loi du précurseur », ou « sombre précurseur = x » ; ce serait la loi du monde, l’origine métaphysique du monde avant qu’elle ne se scinde en deux directions différentes : l’une des directions étant la Volonté, qui a donné le monde physique des phénomènes, l’autre direction étant la Musique. Mais avant de développer cette nouvelle idée, essayons de la faire surgir plus naturellement, en revenant au texte de Schopenhauer lui-même. L’analogie entre musique et monde phénoménal que nous avons présentée tout à l’heure, amène Schopenhauer à confirmer son hypothèse première, à savoir que le monde naturel et la musique sont « deux expressions différentes d’une même chose qui forme l’unique intermédiaire de leur analogie ». Suivant la pensée de Schopenhauer, nous pouvons donc considérer que la musique est une forme particulière d’expression du monde, tout comme le langage de la raison en est une autre. Parler d’expression suppose en effet communication, transmission de savoir, et suppose par conséquent langage ; la musique est un langage en ce qu’elle exprime à sa façon le monde. Et Schopenhauer de comparer par la suite l’universalité du langage musical avec la généralité du langage conceptuel, et il en advient que « la généralité de la musique ne ressemble en rien à la généralité creuse de l’abstraction ». Par opposé aux concepts et aux cadres rationaux,

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Clément Rosset : Esthétique de Schopenhauer, éd. PUF, page 105

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tout relatifs, trop rigides et trop vastes, trop généraux et pas assez nuancés, la musique, elle, « s’allie à une précision et à une clarté absolues » ; elle nous parle dans un langage inintelligible pour notre raison, mais un langage que nous semblons pourtant comprendre parfaitement, sans que nous puissions vraiment expliquer pourquoi. La généralité de la musique est une généralité toute formelle ; elle exprime en quelque sorte l’âme des choses désincarnées, elle ne dit rien de la matière de ce qu’elle exprime, elle ne dit jamais rien du phénomène, mais concerne au contraire la chose-en-soi de chaque phénomène. Ainsi, comme le remarque Schopenhauer, une musique appropriée à une situation concrète et particulière, un évènement, un spectacle quelconque, semble nous « en révéler le sens plus profond, nous en donner l’illustration la plus exacte et la plus claire ». D’autre part, lors d’un concert par exemple, lorsque nous sommes tout concentrés à écouter ce qui est joué sur la scène, il se peut que la musique éveille en nous et fasse défiler dans notre imagination toutes sortes d’images ou de représentations de la vie courante et du monde. Or en réalité, la musique n’exprime rien de tout cela, nous nous laissons tromper par notre imagination ; la musique n’exprime jamais directement le phénomène, mais toujours l’âme de ce phénomène, parce que la musique « exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique ». Tout ceci a pour conséquence que la musique n’est pas une expression a posteriori du monde ; la musique ne vient pas se rajouter au monde après coup, et ne se contente absolument pas de simplement décrire ou d’exprimer les phénomènes qu’elle perçoit. La musique est bien loin de simplement transformer en sons les objets et événements du monde. Elle ne transforme rien, elle ne dit rien, elle n’exprime rien du monde, parce que justement la musique précède le monde, elle a surgi la première, et ce, sans le monde phénoménal. Voilà en tout cas comment on peut interpréter les écrits de Schopenhauer. La musique révèle les universalia ante rem, elle « nous donne ce qui précède toute forme, le noyau intime, le cœur des choses ». Le langage conceptuel, c’est-à-dire celui de la raison, celui-là même grâce auquel nous nous forgeons une connaissance du monde, est un langage qui naît de la représentation ; en tant que langage rationnel, il obéit donc tout comme l’entendement aux mêmes lois du principe de raison suffisante. Nos intuitions sensibles, toujours uniques et diverses, sont généralisées par des concepts généraux auxquels elles se rapportent, elles sont « subsumées » sous ces concepts, comme dirait Kant. Ainsi, comme dit Schopenhauer en fidèle successeur de Kant, « les concepts contiennent uniquement les formes extraites de l’intuition et sont en quelque sorte la première dépouille des choses ; ils sont donc des abstractions proprement dites […] ». D’où l’idée de Schopenhauer de caractériser ces concepts par les universalia post rem ; les concepts en effet, naissent a posteriori, par rapport au monde, ils en extraient des généralités stables, des lois générales et abstraites qui s’appliquent à la diversité des 59


choses et à leurs particularités, leurs variations incessantes. Reste la part de la réalité en elle-même, le monde en lui-même, autrement dit la Volonté en elle-même, par quoi sont révélés les universalia in re. Donc, comme nous le faisions remarquer par Rosset plus haut, si la musique révèle l’ante rem et que la Volonté relève de l’in re, en toute logique la musique devrait révéler les universalia ante voluntatem. Or Schopenhauer n’a pas du tout théorisé une telle thèse ; jamais il ne dit que la musique précède la Volonté. Pour lui, et il le répète plusieurs fois, la musique exprime la Volonté de façon immédiate. Il s’agirait donc de repenser tout le système à la lumière de cette hypothèse ; en réalité, admettre que la musique précède la Volonté ne modifie en rien la profondeur de la pensée musicale de Schopenhauer ; au contraire, c’est la rendre plus pertinente encore. L’analogie entre la musique et le monde s’explique en cela que tous deux ont même origine ; pour Schopenhauer, cette même origine c’est la Volonté, comme nous l’avons vu. Accepter la thèse de Rosset, c’est désigner comme origine commune non plus la Volonté, mais un « sombre précurseur », un principe métaphysique qui aurait donné naissance d’un côté au monde comme représentation et comme volonté, et d’un autre côté la musique. Mais si la Volonté est bien la source actuelle du monde, la musique en est en quelque sorte une source virtuelle. Voilà qui pourrait rendre moins obscures les propositions énigmatiques de Schopenhauer telles « la musique ignore complètement le monde phénoménal, et pourrait en quelque sorte continuer à exister, alors même que l’univers n’existerait pas » ou encore lorsqu’il dit que « le monde pourrait être appelé une incarnation de la musique tout aussi bien qu’une incarnation de la volonté ». Attribuer une telle réalité cosmique à la musique, une telle puissance d’expression, concevoir que la musique puisse engendrer ou plutôt incarner un monde, voilà qui semble pour le moins surprenant, quand on connaît l’immatérialité de la musique, et quand on sait qu’elle n’est autre qu’un ensemble de sons organisés selon certaines règles rythmiques et harmoniques. Mais n’importe quel grand mélomane ne niera pas à la musique une telle puissance, fusse-t-elle seulement virtuelle. « Composer une symphonie c’est comme bâtir un monde » selon la célèbre formule de Gustav Mahler, prononcée à propos de sa Troisième symphonie, qui semble être d’ailleurs directement influencée par les écrits de Schopenhauer ; la structure même des différents mouvements de la symphonie fait écho à l’analogie décrite par le philosophe entre la musique et le monde phénoménal. On pourrait dire que chaque mouvement correspond à un stade différent de l’objectivation de la Volonté ; ainsi le premier mouvement sous-titré « ce que me disent les rochers sur la falaise » fait écho au stade minéral, le degré le plus bas de l’objectivation de la Volonté ; le second mouvement, véritable valse florale, Mahler l’a intitulé « ce que me disent les fleurs dans la prairie » et correspond donc au stade végétal ; le troisième mouvement, « ce que me racontent les animaux dans la forêt », concerne le stade animal ; le quatrième mouvement, le stade humain. 60


Mahler va même plus loin dans l’échelle des êtres de l’univers pour tendre vers Dieu dans le dernier mouvement, avec un long adagio éthéré.

Schéma représentatif du système esthétique de Schopenhauer, selon l’interprétation de C.Rosset

Le schéma ci-dessus résume la théorie esthétique de Schopenhauer telle que l’interprète Rosset, et on comprend dès lors clairement en quoi la musique se distingue des autres arts ; le rapport entre la musique et le sombre précurseur (l’origine du monde) est un rapport direct, sans aucun intermédiaire, alors que dans les autres arts, plusieurs étapes doivent être franchies pour remonter jusqu’à lui ; car après ce sombre précurseur, il y a eu la naissance de la Volonté et du monde spatio-temporel, puis l’apparition du génie artiste, capable de s’affranchir de sa propre volonté au moyen d’une intuition esthétique lui permettant de contempler les Idées au travers des différentes manifestations de la Volonté, c’est-à-dire la contemplation de ces formes fixes et éternelles qui échappent au principe de raison suffisante, les modèles généraux de forces et d’espèces ; enfin l’artiste peut-il matérialiser et communiquer son intuition de l’invisible, sous une forme sensible, au moyen de divers matériaux. C’est toutefois le rapport au sombre précurseur qui importe, dont on perçoit obscurément l’écho à travers les différents beaux-arts, comme une lointaine réminiscence, mais dans le cas de la musique, c’est le sombre précurseur qui parle en personne, directement, sans passer par le biais du monde. Il est curieux de faire ici le rapprochement entre le sombre précurseur et le Big Bang à l’origine de l’univers dont parlent les astronomes, ce « grand bruit » qui aurait généré le monde…. et la musique. (Autre fait intéressant à noter, dans un article du Télérama le populaire astronome Hubert Reeves avoue que « la musique [le] fascine car elle est à l’image de l’univers. 8 notes puis commence un mystère… »)

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Bien loin d’être la subtile expression de nos sentiments et de nos affects dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, la musique serait au contraire l’expression d’un ailleurs, d’une sphère d’être extérieure à ce monde-ci, une antériorité absolue ressentie à travers l’émotion musicale ; « l’émotion musicale, antérieure à la volonté spécifiée, est sans rapport avec les affects et les sentiments75 ». Pourtant, ce rapport entre la musique et notre affectivité nous paraît évident et aller de soi. Mais il y a bel et bien un rapport, il ne s’agit pas de le nier, il s’agit de mieux le comprendre ; selon Rosset, « ce que musique et affects ont d’analogue, c’est de refléter un thème antérieur à la volonté, l’une de manière immédiate, l’autre par le biais du monde76 ». En somme, la musique signifie « réapparition d’un thème originel dont la volonté (la vie) est elle-même perpétuelle répétition77 ». Alors que les autres arts reproduisent sous forme d’idées esthétiques la loi des répétitions, c’est-à-dire copient les Idées de la Volonté en œuvre et répétante, la musique rappelle quant à elle une antériorité de la Volonté, à partir de laquelle seulement la Volonté a commencé à répéter. Si nous essayons maintenant de résumer l’essentiel de la théorie schopenhauerienne de la musique en y incluant l’interprétation de Rosset, pour en dégager les enjeux et les conséquences par rapport à la problématique générale de notre essai, on retiendra que la musique est un art d’origine métaphysique, qu’elle exprime ce qu’il y a de métaphysique dans le monde physique, qu’elle renvoie à une antériorité du monde spatio-temporel, qu’elle porte en elle le message d’un savoir antérieur relatif à l’origine du monde, que la musique n’exprime pas le monde phénoménal, ne décrit pas ses phénomènes, ne dit rien du monde ; que le plaisir esthétique qu’elle nous procure n’est donc pas de ce monde, n’exprime rien de ce monde. L’émotion musicale n’est pas l’expression de notre intériorité psychologique, mais nos sentiments et nos affects sont en quelque sorte éveillés par la musique qui nous pénètre ; la musique communique avec nos cœurs, elle nous rappelle notre origine commune, elle répète la loi du monde, celle du sombre précurseur, obscure réalité à l’origine de l’univers. L’émotion musicale est donc métaphysique ; au lieu qu’elle exprime notre intériorité, c’est notre intériorité qui s’actualise spontanément sous l’effet de la musique qui nous pénètre et nous transporte. Faire de la musique un art métaphysique qui précède la réalité de notre monde actuel, c’est aussi trouver la solution concernant le problème de l’ineffable, c’est-à-dire l’incapacité pour la raison de formuler quoi que ce soit avec des mots à propos d’un art qui, par ailleurs, communique directement avec notre sensibilité affective dans un langage clair et intuitif, immensément plus

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Clément Rosset : Esthétique de Schopenhauer, éd. PUF, page 108 Clément Rosset : Esthétique de Schopenhauer, éd. PUF, page 109 77 Clément Rosset : Esthétique de Schopenhauer, éd. PUF, page 110 76

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puissant, riche et nuancé que l’imprécision et la trop grande rigidité du langage conceptuel. De plus, notre analyse prouve que jamais la musique ne peut expressément illustrer ou symboliser les représentations conceptuelles d’un poème ou des paroles d’une chanson. Pour Nietzsche, « une telle entreprise [lui] paraît semblable à celle d’un fils voulant engendrer son père78 »…Jamais l’image ne pourra engendrer la musique, mais la musique peut quant à elle engendrer des images mais qui ne sont que des reproductions et des exemples de son contenu propre. Ainsi, les titres et les paroles de chansons n’ont aucun lien direct avec la musique proprement dite : la musique suit ses règles propres, elle ignore tout à fait le sens des paroles, la musique exprime autre chose ; même si nous trouvons qu’une musique colle bien avec les paroles d’une chanson, ou la scène d’un film, il ne faut jamais penser que la première est dépendante de la seconde ; c’est bien plutôt le contraire, « la musique ne peut jamais devenir moyen, quoiqu’on la bouscule, qu’on la torde, qu’on la torture : comme son, comme roulement de tambour, à ses degrés les plus grossiers et les plus simples, elle dépasse encore la poésie et l’abaisse jusqu’à n’être que son reflet79 ». Pour se convaincre davantage de cette vérité, que l’on songe aux chansons à couplets et à refrain ; c’est exactement la même musique qui s’adapte aux différents couplets, note pour note. Si la même musique peut servir deux textes différents, c’est que justement elle ne les sert pas, elle en est tout à fait indépendante et libre ; ce sont plutôt les textes qui trouvent tout leur sens à travers la musique qui parle en leur nom grâce au langage si pur, si précis et si parfait qui est le sien.

C’est avec ces considérations sur la musique et ses représentations analogiques que nous clôturons ce troisième chapitre. Après avoir longuement développé la thèse de Schopenhauer, clarifiée et prolongée par Rosset, nous allons prochainement dans le dernier chapitre essayer de faire la part des choses entre les deux thèses à première vue très opposées que nous avons jusqu’à là étudiées, entre la musique comme expression de notre intériorité psychologique d’une part, et la musique comme écho d’une origine métaphysique du monde d’autre part. Mais d’abord nous allons continuer davantage l’étude de la thèse métaphysique, en nous référant encore à Schopenhauer mais aussi à Nietzsche ; car il nous semble tout à fait indispensable d’essayer de décrire empiriquement la nature de l’émotion musicale, une émotion que nous pensons véritablement métaphysique, d’où notre tendance à pencher pour la thèse de Schopenhauer. Car on ne saurait y adhérer que si l’on a soi-même expérimenté la jubilation extatique de l’émotion musicale, pensons-nous… Et la description d’une telle émotion devrait pouvoir nous amener à

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Nietzsche : Naissance de la Tragédie, folio Essais, page 217, frag. posth. Nietzsche : Naissance de la Tragédie, folio Essais, page 218, frag. posth.

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reconsidérer la thèse expressionniste, et bien loin de la condamner, nous montrerons qu’elle se concilie en réalité tout à fait avec la thèse métaphysique.

CHAPITRE 4 4. Synthèse conclusive : conciliation des deux thèses précédentes 4.1 Description du caractère métaphysique de l’émotion musicale Restons un moment encore avec Schopenhauer pour prolonger notre troisième chapitre ; d’instinct et d’expérience, nous privilégions la thèse métaphysique qui nous semble la plus vraisemblable ; nous sommes en tout cas tout à fait prêts à attribuer à la musique une réalité métaphysique, et ce n’est autre que l’expérience de la musique elle-même et le ressenti des émotions musicales qui nous suggère de pencher en faveur de cette idée. La sublimation musicale une fois ressentie, l’état extatique dont parle Beethoven (cf. plus loin) est une véritable révélation qui nous autorise en effet à reconsidérer la réalité diurne de la vie quotidienne, ou plutôt son irréalité, son illusion… Commençons toutefois par reformuler certains arguments de Schopenhauer. Pour lui la musique est un second moulage du monde, une copie de l’Un originaire, en tant qu’elle est une reproduction immédiate de la Volonté ; mais maintenant que nous savons que la musique désigne en fait une antériorité quant à la Volonté et la réalité du monde, on dira que la musique constitue un moule symbolique dans lequel le monde, la Volonté,

– l’essence

métaphysique de l’univers – se déploie d’une manière virtuelle et symbolique. Mais la musique préexiste au monde, l’harmonie musicale existe en-soi, et « la musique pourrait en quelque sorte continuer à exister alors même que l’univers n’existerait pas » ; de sorte que l’on pourrait dire que c’est en fait le monde lui-même qui est le symbole de la musique… Mais c’est la Volonté qui exprime l’en-soi du monde matériel et spatio-temporel, l’existence du monde est actuelle, alors que la musique, sous sa forme sonique et impalpable, se manifeste dans ce monde-ci sous une forme qui nous semble mystérieuse, absente bien que présente, de sorte que son expression métaphysique nous est rendue sensible sous une forme esthétique et symbolique. Comme l’écrit Nietzsche, « la musique se réfère symboliquement à la douleur de l’un originaire, elle symbolise une sphère antérieure et supérieure à toute manifestation ». Maintenant, si nous rappelons la distinction nietzschéenne entre Apollon et Dionysos qui correspond à une distinction entre deux modes artistiques bien différents, ces considérations sur la musique de nature schopenhauerienne pourront s’éclaircir davantage encore ; Apollon est le

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représentant de l’art plastique, le génie grâce auquel on atteint le salut à travers l’illusion artistique. Avec Dionysos, représentant de l’art non plastique, l’illusion est surmontée, on pénètre au cœur des choses. Apollon, le brillant au regard solaire, est le dieu de toutes les formes plastiques, il règne sur la belle apparence du monde intérieur de l’imagination et du rêve. Nietzsche assimile Apollon au voile de la déesse Maya dont parle Schopenhauer, le voile d’apparences qui recouvre la nature eidétique des choses, et il le désigne comme « la superbe image divine du principium individuationis80 », l’illusion représentative du monde qui condamne l’individu à rester prisonnier des formes subjectives de sa raison. Les arts plastiques et représentatifs sont pour Nietzsche des « apparences d’apparences », car la contemplation de l’Idée de la belle apparence, le peintre ou le sculpteur se voit bien obligé de la re-présenter sur un tableau ou en sculptant un bloc de marbre. Même si l’artiste de génie contemple les formes idéales de la multiplicité reproductive des phénomènes, et par là permet d’oublier pour un temps l’individuation, en délivrant momentanément l’homme de sa volonté implacable qui incarne contradiction et éternelle souffrance, l’artiste apollonien ne fait que symboliser sous l’angle de l’éternité la profonde nécessité du monde volontaire et tourmenté, et le spectateur reste étranger à ce qu’il voit. Dionysos surgit quant à lui dès lors qu’il y a rupture plus profonde du principium individuationis, lorsque le voile de Maya se déchirant fait monter du fond le plus intime de l’homme (sa volonté) l’ivresse d’une « extase délicieuse », une ivresse frénétique que provoque l’émotion musicale ; « Sous le charme de Dionysos, non seulement le lien d’homme à homme vient à se renouer, mais la nature aliénée – hostile ou asservie – célèbre à nouveau sa réconciliation avec son fils perdu, l’homme. Spontanément, la terre dispense ses dons, et les bêtes fauves des rochers et des déserts s’approchent pacifiquement. Le char de Dionysos se couvre de guirlandes et de fleurs ; on y attelle la panthère et le tigre. Transformez en tableau « l’Hymne à la joie » de Beethoven et ne laissez pas votre imagination en reste lorsque les millions d’êtres se prosternent en frémissant dans la poussière : c’est ainsi qu’il est possible d’approcher le dionysiaque. Maintenant l’esclave est un homme libre, maintenant se brisent toutes les barrières hostiles et rigides que la nécessité, l’arbitraire ou la « mode insolente » ont mises entre les hommes. Maintenant, dans cet évangile de l’harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié, confondu avec son prochain, mais il fait un avec tous, comme si le voile de Maya s’était déchiré et qu’il n’en flottait plus que des lambeaux devant le mystère de l’Un originaire81 ». La musique reflète directement et sans intermédiaire la souffrance éternelle de la Volonté, et ce de l’intérieur ; sous l’effet de la musique dionysiaque l’homme est porté au plus haut degré de 80 81

Nietzsche : Naissance de la Tragédie, page 30 F. Nietzsche, Naissance de la Tragédie, folio essais, 1996, page 32

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toutes ses facultés symboliques, elle abolit sa subjectivité et entraîne un oubli de lui-même. La musique est la seule expression métaphysique et esthétique de l’univers, parce qu’elle donne la parole à l’un originaire de façon immédiate, sans passer par le biais de l’apparence et du phénoménal ; la musique ne parle pas des choses, comme on l’a déjà fait remarquer, mais elle laisse à entendre la source métaphysique du monde dans son essence, et peu importe à vrai dire de savoir s’il s’agit ou non de la Volonté, ou d’une antériorité de la Volonté ; l’essentiel c’est que l’émotion musicale nous conduise droit au cœur de l’univers, qu’elle nous fasse remonter à une vérité métaphysique concernant l’Un originaire. N’importe quel grand mélomane a déjà pu ressentir une telle révélation, qui n’est autre selon Nietzsche qu’une bouleversante découverte de soi-même ; aux moments les plus extatiques d’un concert de musique, l’émotion musicale soulève l’auditeur en le modifiant de l’intérieur, elle le transporte sur un autre plan de conscience, elle brise « la misérable coque de verre » dans laquelle est enfermée son individualité ; sa subjectivité s’annihile sous l’impulsion des « plus secrètes vagues musicales de la mer schopenhauerienne de sons82 », son rapport au monde est bouleversé, il se fond dans le décor environnant, il ne fait plus qu’un avec les personnes et les objets qui l’entourent, les différences s’effacent, les hiérarchies s’anéantissent, l’objet et le sujet fusionnent, l’unité primitive rayonne en lui sous la forme d’une jubilante intuition ; est rappelée l’immensité de la nuit des mondes, le refuge de la patrie originelle, la rédemption éternelle. Quiconque autre qu’un aussi grand compositeur que Beethoven aurait pu décrire une telle expérience mystique : « A travers l’émotion musicale se produit, chez l’auditeur comme chez l’interprète un état de conscience [qui va] au-delà de la joie sensorielle ou de la délectation intellectuelle [en] ouvrant les voies du ravissement. Qui a atteint, ne serait-ce que l’espace d’un éclair à cet état extatique, est à jamais délivré : le monde en lequel nous vivons lui apparaît comme une‘illusion’… un rêve dénué de réalité ». On peut encore citer Pierre-Jean Jouve pour nous convaincre davantage de la réalité d’une telle expérience, Jouve qui écrit : « sous la séduction du concert, se produit un abîme continuel, dans lequel on pourrait voir, par une observation perspicace des auditeurs, se dissoudre la personnalité humaine83 ». Il n’y a pas de musiques plus métaphysiques que d’autres, par contre il y a incontestablement des émotions plus métaphysiques que d’autres. L’histoire est là pour nous le prouver : la musique sacrée se veut la plus mystique possible. L’émotion qu’elle libère doit permettre à l’âme de se 82 83

F. Nietzsche, lettre à Rohde datant de décembre 1868 Pierre-Jean Jouve, La musique et l’état mystique, N. R. F. 1er juillet 1938

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purifier et de tendre vers Dieu. Il est certain que le Miserere d’Allegri, la Passion selon Saint Jean de Bach ou le Requiem de Mozart libèrent une émotion similaire à celle que nous venons de décrire, mais ce n’est pas forcément toujours la musique sacrée qui est la plus susceptible de provoquer les plus puissantes vagues émotionnelles, pensons-nous ; la puissance orchestrale de Beethoven, Wagner, mais surtout de R. Strauss, Mahler et Sibelius (par exemple) sont davantage susceptibles d’exprimer avec plus d’ampleur cet état d’orgiasme musical que nous avons décrit. Il est très difficile de faire le tri entre ses propres émotions musicales : certaines musiques incitent au recueillement et à la paix, en cherchant à exprimer un état de consolation ou de rédemption, un refuge au monde et au tumulte de la vie, (les œuvres sacrées d’Arvo Pärt, les adagios de Mahler, son lied Ich bin der Welt abhanden gekommen84, par ex.) d’autres libèrent une incroyable énergie orchestrale qui font penser que c’est la vie elle-même qui s’exprime à travers la musique dans toute sa puissance et son bouillonnement (Elektra de Richard Strauss, 1er mouvement de la 9ème symphonie de Mahler, Hymne à la joie de Beethoven, etc.). On pourrait appliquer ces deux tendances à l’ambiguïté de la célèbre formule de Nietzsche : « sans la musique la vie serait une erreur ». Car en effet, pareille formule peut d’abord signifier que la musique, en agissant comme une sorte d’anesthésiant, permet à l’homme d’oublier la vie en l’isolant de ses souffrances, que s’il n’y avait pas la musique, la vie ne mériterait pas d’être vécue ; mais la formule peut aussi vouloir dire tout à fait l’inverse, que « la vie ne se comprenant qu’à travers la musique, celle-ci loin d’en être la négation en représente l’affirmation immédiate et irréfutable. La joie d’être, le plaisir d’exister culminent dans l’expérience musicale et y trouvent leur expression suprême85 ». Peut-être qu’au dessous de cette double interprétation peut-on trouver l’expression ou du bien-être de la Volonté, ou de sa douleur. Mais dans les deux cas, il s’agit toujours d’une émotion musicale dont l’origine est incontestablement métaphysique. Sans doute pourrait-on se référer à ce double sens de la formule de Nietzsche pour établir une grossière distinction entre nos émotions musicales malgré leur subtilité, leur richesse de nuances et leur caractère ineffable ; on pourrait distinguer entre les musiques qui paraissent plus extraverties et celles qui semblent au contraire plus introverties ; ces dernières suggèrent à l’auditeur comme une introspection en lui-même, un repli sur lui-même, mais loin de s’enfermer dans ses propres émotions, il a l’impression de mettre à jour une sorte d’universalité intérieure des sentiments et des émotions, comme s’il sentait que tout le monde pouvait reconnaître son identité psychologique propre dans une telle musique. Nous retrouvons ici les idées de notre deuxième chapitre, pour lequel nous avions invoqué l’exemple de la musique de Schubert – souvent sensiblement 84 85

en français : Je me suis retiré du monde, un poème de Rückert. Nietzsche et la musique, page 10

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introvertie – afin d’illustrer l’idée que la musique exprime notre intériorité. D’autres musiques semblent davantage tendre vers une universalité plus extérieure ; ce serait le cas de toutes les musiques que l’on pourrait caractériser d’extraverties, comme par exemple les œuvres de virtuosité (concertos, études, etc.). Bien qu’elles nous fassent tout autant que les autres éprouver des émotions, de telles musiques ont tendance à moins nous toucher personnellement, psychologiquement pourrait-on dire, et semblent nous faire participer à une universalité plus vaste que celle de nos simples intériorités psychologiques, une universalité plus cosmique dans laquelle nous nous replaçons pour nous unir au Tout. Mais ce ne sont jamais là que des tendances qui naissent du senti que l’on a de la musique, et il n’y a pas lieu d’opposer ces tendances ; au contraire, il faut les forcer à cohabiter ensemble, parce qu’il n’y a pas à proprement parler deux sortes d’émotions musicales ; l’émotion musicale est unique, pensons-nous, car même si elle admet des degrés, qu’elle est capable de changer de couleur, d’aspect ou de texture, c’est toujours l’essence de l’univers qu’elle désigne et qu’elle exprime, la vérité métaphysique des choses. Entre l’andante de la Sonate en si bémol D960 de Schubert et l’Hymne à la Joie de Beethoven, nous semblons éprouver deux émotions musicales d’un genre très différent ; le caractère profondément sombre et endeuillé de la première nous accable de tristesse et de renoncement, alors que la seconde nous remplit d’une joie extrême bien plus universelle. Pourtant, quelles sont véritablement les différences essentielles que l’on peut faire entre-elles ? Sans doute aucune, car dans les deux cas il s’agit d’une émotion purement musicale, et donc métaphysique, si toutefois on est prêts à nous accorder une telle assimilation, qui passe nécessairement par un vécu et un senti de la musique. Nous pensons que ce Schubert et ce Beethoven sont deux manières d’atteindre une même chose, celle de l’unité métaphysique (que ce soit réellement ou symboliquement). Et il en va ainsi pour toutes les émotions musicales ; chaque œuvre est différente et singulière, chaque œuvre nous fait ressentir par conséquent des émotions singulières, et pourtant c’est toujours la même unité métaphysique que nous expérimentons, selon un certain angle ou une certaine perspective. Schopenhauer, pour qui la Volonté (l’Un, la Vie) s’objective en différentes espèces, pense ces différences « comme autant de variations sur le thème de la chose en soi, mais dans chaque variation le thème est présent tout entier : c’est, dirait Leibniz, la perspective seule qui change86 ». Nous pensons qu’il en va exactement de même concernant nos émotions musicales ; le compositeur estonien contemporain Arvo Pärt déclare en 1968 : « je ne suis pas sûr qu’il puisse y avoir du progrès en art… C’est un peu comme si l’on nous donnait un problème à résoudre, un nombre (UN, par exemple) terriblement complexe une fois éclaté en de multiples fractions.

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V. Jankélévitch : Bergson, PUF, page 150

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Trouver une solution est un long processus qui requiert une intense concentration, mais la sagesse réside dans la réduction ». Admettons que ce nombre UN désigne l’unité métaphysique ; admettons par ailleurs que la mission de tous les compositeurs est d’arriver à exprimer cette unité par différents moyens, différents angles, différents langages. Ainsi Arvo Pärt a-t-il choisi la raréfaction du matériau musical, la simplification à l’extrême du langage musical pour retrouver ce qu’il appelle la « lumière blanche » originaire. Si Pärt choisit la réduction, pour la plupart des compositeurs du 20ème siècle c’est souvent à travers une très grande complexité d’éléments qu’est recherchée l’unité.

4.2 Retour à la durée créatrice de Bergson ; intuition & élan vital Maintenant que nous avons exposé notre propre point de vue, nous allons essayer dans cette dernière partie de notre travail de recoller tous les morceaux et de montrer que la thèse développée dans notre deuxième chapitre, loin d’être fausse, trouve au contraire une confirmation sans doute plus pertinente et un sens plus profond encore à travers les idées métaphysiques que nous avons par ailleurs développées. En effet, nous pensons pouvoir faire se compléter les deux thèses, en dégageant plusieurs insuffisances dans la théorie musicale de Schopenhauer que certaines idées de Bergson seraient susceptibles de combler. Nous avions vu au tout début du chapitre 3 que Schopenhauer désignait l’espace et le temps comme responsables au regard de la subjectivité de la dégradation de l’unité métaphysique primitive en multiplicité et pluri-diversité dans le monde, en invoquant la formule scolastique du principium individuationis. Pourtant c’est à travers la musique, qui est un art temporel par excellence, que nous pouvons retrouver cette unité (si toutefois l’on adhère à notre thèse). Or la musique n’est pas possible sans le temps. C’est là la première insuffisance que l’on peut trouver à la théorie de la musique de Schopenhauer ; « on peut […] s’interroger sur les raisons qui ont conduit Schopenhauer à accorder à la musique un privilège métaphysique aussi exorbitant, alors qu’elle semble bien, plus que les arts plastiques inféodée à la temporalité, la forme la plus tenace du principe de raisons suffisante, source de l‘illusion phénoménale87 ». Mais avant de revenir au temps, faisons remarquer qu’il manque aussi à la doctrine du philosophe allemand tout le problème de la création musicale et des différents langages musicaux. Mis à part quelques rares et brèves exceptions qui servent plus qu’autre chose d’appui au philosophe pour défendre ses propres convictions, Schopenhauer ne parle pratiquement jamais du rôle du compositeur qui est pourtant celui par qui les œuvres musicales existent, en tant qu’il est 87

Alain Roger, Vocabulaire de Schopenhauer, ellipses 1999, page 38.

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leur créateur. Mais que l’on s’entende bien : ce qu’il crée n’est pas la musique, mais une forme musicale, une création musicale. Pour Schopenhauer, et nous nous accordons avec lui, l’harmonie musicale existe en soi ; mais sans doute a-t-il tort de minimiser le rôle du génie-compositeur, car le compositeur n’est-il pas celui qui s’exprime à travers la musique, par un style particulier voire même dans un tout nouveau langage qu’il se forge personnellement, un langage qui lui permet de se singulariser tout à fait par rapport aux autres ? (exemple significatif, la démarche de Schönberg, au tournant du 20ème siècle, qui invente le dodécaphonisme). En voilant la dimension créative de la musique au profit de la seule contemplation, Schopenhauer ne pense pas du tout la musique comme phénomène historique et il ne voit pas quels enseignements il pourrait tirer du processus de création musicale. Nous sommes d’accord pour considérer la musique comme un art d’origine métaphysique, mais nous pensons que le génie du compositeur est d’arriver à se saisir de cette matière insaisissable pour lui donner une forme qui soit en adéquation avec la situation, la scène, l’action, l’idée qu’il veut représenter. Certes, l’inspiration du compositeur peut être inconsciente, et il peut tout à fait vouloir composer une musique qui ne soit pas associée à des images ou des représentations directement liées au monde phénoménal. Mais les musiques qui nous parlent le plus sont celles qui parviennent à exprimer la quintessence des choses, le rôle du compositeur étant d’arriver à intuitionner et de nous faire comprendre ce rapport intime qui existe entre sa création musicale et l’image, la situation, l’action qu’on peut lui associer. Mais il est évident comme nous l’avons déjà dit que jamais la musique exprime les phénomènes, puisqu’elle leur est antérieure ; mais la musique est capable d’exprimer leur essence, leur essence individuelle qui est aussi l’essence universelle de toute chose (la Volonté pour Schopenhauer). Le génie d’une œuvre musicale se manifeste lorsque l’auditeur prend conscience de la réalité de ce rapport eidétique entre la musique et les choses. Donc, un compositeur peut très bien vouloir essayer (consciemment ou non) de représenter musicalement nos sentiments et nos affects ; certains comme Schubert, Liszt ou Chopin (compositeurs romantiques par excellence) y sont arrivés avec génie. Nous percevons parfois avec évidence qu’une musique exprime une profonde tristesse ; dans ce cas, ce qu’il ne faut pas dire, c’est que la musique exprime réellement une tristesse, peut-être ma tristesse personnelle ; ce qu’il faut dire en revanche, c’est que le compositeur a su génialement s’emparer d’une matière métaphysique (les sons musicaux) pour la modéliser, la pétrir, la façonner dans le sens qu’il voulait, c’est-à-dire en lui donnant une forme finale qui puisse éveiller en notre imagination une impression de tristesse. L’erreur c’est de prendre la musique pour l’expression vraie et authentique d’un phénomène particulier, la simple description d’un phénomène, c’est oublier que la musique est réellement un art métaphysique qui n’exprime aucun phénomène dans ce qu’il a de particulier, 70


mais que c’est un art sur lequel l’homme a prise, un art qu’il peut s’approprier et transformer afin d’exprimer le côté métaphysique des choses. Mais la musique est donc temporelle ; dans le deuxième chapitre nous l’avions associée à la durée de Bergson. En fait, nous nous sommes arrêtés au stade de la durée comme réalité inhérente à notre conscience. Ce que nous n’avons pas dit, c’est que Bergson découvre aussi la durée à d’autres niveaux de réalité, notamment celui de la vie ; en fait, la durée se retrouve au centre d’une profonde cosmologie pensée par Bergson dans l’Evolution créatrice, une durée créatrice responsable de l’évolution de la vie dans sa totalité, une durée irréversible qui n’est autre pour Bergson que l’essence de l’être. Platon disait déjà par une magnifique formule que le « temps est une image mouvante de l’éternité ». Il est dès lors évident de voir quelles conséquences l’on pourrait de suite tirer d’une durée assimilée à la fois à la vie et à l’esprit, car si la musique est susceptible d’exprimer la durée de notre conscience, comme nous avons essayé de le prouver, il faudrait aussi analyser l’idée selon laquelle la musique pourrait exprimer la durée à d’autres niveaux de réalité, ou plutôt sur d’autres plans de conscience, si comme le pense Bergson, la conscience est « coextensive à la vie ». Comment Schopenhauer pourrait-il renier le fait que la dimension fondamentale de la musique est le devenir, une « stylisation du temps » comme dirait Jankélévitch, lui qui avoue que l’art musical est la prise de conscience de cette Volonté qui vit audedans de nous et que seule peut distinguer et saisir notre conscience ? Le fait est que Schopenhauer ne pense pas la question du temps, dans sa théorie de la musique. Mais nous ne voyons pas ce qui pourrait nous empêcher de nous référer à la conception élargie – à la vie et à l’univers – de la durée bergsonienne afin de compléter notre thèse sur la musique. Cependant c’est une toute nouvelle et longue étude qui serait requise pour étudier la pertinence des rapprochements possibles entre les deux philosophies, chose que nous ne pouvons pas nous permettre ici ; mais nous pouvons déjà émettre l’hypothèse selon laquelle certains aspects de la Volonté schopenhauerienne semblent avoir influencé ce qu’on pourrait appeler la « volonté » bergsonienne, cet élan vital qui fait l’objet central de l’Evolution créatrice, ce « courant de vie, traversant les corps qu’il a organisés tour à tour, passant de génération en génération, [qui] s’est divisé entre les espèces et éparpillé entre les individus88 ». C’est dans la conscience que se manifeste à nous la Volonté, Schopenhauer le répète à plusieurs reprises, lorsqu’elle prend conscience d’elle-même. Nous n’avons certainement pas la place ni le temps ici de développer cette analogie, mais nous pouvons néanmoins proposer au lecteur une ébauche de ce qui pourrait faire l’objet d’une nouvelle

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Bergson : Evolution Créatrice, PUF Quadrige, page 26

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étude tout à fait fascinante. Nous prions donc sa clémence pour les propos sans doute un peu trop superficiels et résumés qui vont suivre… Pour Bergson, l’essence de la vie est d’ordre psychologique ; ainsi est-ce l’intuition de la durée, cette masse fluctueuse qui caractérise le fond de notre être, qui est susceptible de nous faire prendre conscience de l’essence même de la vie, par une torsion du vouloir sur lui-même. Une telle intuition serait pour Bergson une sorte d’instinct devenu désintéressé, un instinct devenu conscient de lui-même ; mais à travers cet instinct ce n’est autre que l’élan vital qui se manifeste et qui prend conscience de lui-même par réflexion. Pour Bergson, l’homme est une espèce vivante essentiellement intelligente ; l’intelligence a été créée par l’élan vital dans le processus de son évolution pour contourner les obstacles qui se présentaient à elle ; l’intelligence est « la vie regardant au dehors, s’extériorisant par rapport à elle-même », tournée vers la matière pour la transformer en instrument d’action. Le fait est que l’intelligence n’est point faite pour nous donner une explication de la vie ; elle répugne à tout ce qui est mouvant, changeant, et préfère les distinctions bien tranchées, spatialisées, ainsi que l’inertie de la matière (comme nous l’avions déjà vu). L’idée de Bergson c’est que la manifestation de la vie dans la direction de l’intelligence n’est jamais qu’une tendance ; l’intelligence n’est pas toute la vie, « la vie déborde l’intelligence89 », la vie évolue aussi dans le sens de la torpeur végétative et dans le sens et de l’instinct animal. Mais ce ne sont que des tendances, non des choses faites, et elles gardent quelque chose de leur origine commune : la vie. Ainsi de la conscience de l’homme, dans lequel domine nettement l’intelligence fabricatrice, il reste cependant une frange d’instinct vague et imprécise. Par une longue analyse que nous ne reproduirons malheureusement pas ici, Bergson montre que l’instinct est la tendance la plus proche de l’essence de la vie, cet instinct qui prédomine chez les animaux ; pourtant, parce que chez les animaux leur conscience est annulée et non réflexive, l’instinct ne peut fournir une explication de la vie. « Il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais90 ». Seule une intuition comme celle que nous avons décrite serait susceptible de nous faire prendre conscience de la vie et de la durée. De tout ceci nous pourrions donc émettre l’hypothèse audacieuse selon laquelle nos émotions musicales seraient autant d’intuitions de la durée et de l’élan vital, et que la musique serait l’instrument par excellence d’une telle connaissance intuitive et mystique. L’élan vital est cette unité originaire de la vie, malgré son éclatement en différentes espèces et individus ; la musique nous transporterait sur un plan de conscience qui nous permette de nous refondre dans le Tout, 89 90

page 46 page 152

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mais à chaque fois selon un angle ou une perspective différente. Voilà comment nous pouvons boucler la boucle, et émettre l’hypothèse audacieuse que l’intuition de la durée par la musique est l’intuition de l’unité métaphysique originaire, celle de la vie dans le cas de Bergson, celle de la Volonté dans le cas de Schopenhauer.

Conclusion Nous voilà arrivés au terme de nos investigations métaphysiques à propos d’un art qui nous semblait au départ si mystérieux, mais qui a révélé à mesure que nous avancions certains de ses secrets les mieux gardés. La plus grande difficulté qui surgit lorsqu’on cherche à comprendre la musique, c’est le problème de l’ineffable ; le fait est que la musique est impensable, heureusement impensable dirait Nietzsche. Si la musique, comme nous avons essayé de le prouver, est un art métaphysique antérieur aux réalités phénoménales et par conséquent antérieur au langage conceptuel, il est évident de comprendre la très grande difficulté pour le langage de la raison de conceptualiser le sens et le contenu véritable que véhicule l’art des Muses, de même qu’il est presque impossible de mettre des mots sur nos impressions auditives les plus subtiles et nos émotions musicales les plus frissonnantes… Néanmoins, c’est par des mots que nous nous sommes exprimés ici, pour essayer de décrire au mieux le ressenti de l’émotion musicale, mais l’important c’est de pouvoir dépasser les concepts pour ressentir soi-même la puissance de ces émotions, des émotions véritablement métaphysiques qui n’ont absolument pas d’équivalent conceptuel. Ainsi nous espérons que notre étude a pu susciter de la curiosité et de l’envie chez ceux qui ne sont pas familiers de telles émotions, de même que nous espérons avoir provoqué un réel écho chez ceux qui ont véritablement déjà expérimenté la jubilation musicale, et qu’ils ont pu trouver dans le développement de nos idées – musicalement vagues et imprécises… – une réponse ou une explication possible à la mystérieuse origine de l’émotion musicale. Après une définition esthétique de la musique basée sur ses deux éléments principaux, rythme et harmonie, dont les fructueuses collaborations, fusionnelles et enchanteresses, génèrent les joyaux mélodiques qui assaillent de leur éclat et de leurs couleurs surnaturelles à la fois notre esprit, notre cœur et notre imagination, nous avons fait de ces mélodies l’illustration musicale la plus vraie de l’unité de notre essence temporelle, de notre vie psychologique dans son infinie diversité, avec ses contrastes de sons et de lumières. Mais désireux d’accorder à la musique une vérité et une puissance encore plus grandes, nous avons cherché à éclater les bulles de nos subjectivités respectives, en transformant une émotion d’abord personnelle et psychologique en une émotion mystique véritable qui nous libère de nous-mêmes, de notre condition subjective, de notre isolement et de notre individualité existentielle pour nous replacer dans la rivière de la vie, rivière dans laquelle, emportés par son 73


courant,

nous expérimentons la jouissance d’une coïncidence, d’une confusion avec l’unité

métaphysique sous l’impulsion de laquelle toutes les différences s’effacent au profit d’une réconciliation universelle, comme si les millions de couleurs étaient reprojetées à travers le prisme pour se mélanger et pour reconstituer à nouveau la lumière blanche originelle. Le génie de Bach, Mozart, Schubert, Mahler, Arvo Pärt et de tous les autres, c’est de provoquer une telle réconciliation, c’est de trouver des exemples de mélange où la lumière blanche sera susceptible de briller à nouveau, comme un soleil blanc faisant rayonner l’harmonie universelle, et si, comme le raconte une chanson traditionnelle allemande, « tout ce qui est né sous le soleil périra un jour, tout… sauf la musique », on serait tentés de penser que ce soleil, témoin de la création et de la naissance des êtres et des choses, n’est autre que la musique elle-même qui rayonne de ses sonorités transparentes et envoûtantes sur le monde, par-dessus conflits maux et souffrances, comme un chant perpétuel et invisible qui toujours nous appelle et nous invite à la réconciliation et à la rédemption éternelles, à la sérénité spirituelle et à la joie existentielle, à travers lesquelles sont rappelées notre origine commune, notre simplicité primitive, notre identité d’être ; tout ce qui en un mot, fournit le sens véritable de notre existence.

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