L'infrastructure, le devoir de mémoire et le paysage

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L’infrastructure, le devoir de mémoire et le paysage La place et les enjeux des nouvelles infrastructures paysagères dans les villes

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En couverture: Vahram Muratyan, Paris versus New York, La 2rĂŠinvention, 3 Octobre 2011


Rapport d’étude

L’infrastructure, le devoir de mémoire et le paysage La place et les enjeux des nouvelles infrastructures paysagères dans les villes Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de la Ville et des Territoires à Marne-la Vallée Licence - 3ème année - 2013

Mylène Gouin Sous la direction de Loïse Lenne

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Sommaire Comparaison

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Introduction

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Le renouveau des infrastructures ferroviaires

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L’acte de réhabilitation

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La poétique de l’infrastructure

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Bibliographie

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La nouvelle vision des infrastructures ferroviaires dans les villes « L’infrastructure comme un jardin » L’infrastructure, support de reconversion Mémoire d’un temps Le choix de réhabilitation pour la High Line L’infrastructure est-elle du patrimoine ? La friche ferroviaire Le fantasme manhattannien Le lien avec le territoire

13 16 18 20 21 23 24 25 27

Remerciements Loïse Lenne, pour son suivi rigoureux tout au long du semestre Eric Alonzo, pour ses références et son enseignement Sébastien Marot, pour ses références et ses extrapolations Sarah Al Ghafir, pour ses photographies Karine Descarpentries, pour la relecture

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Comparaison Promenade Plantée

High Line

Ville : Paris

Ville : New York

Création de voie ferrée : 1859

Création de voie ferrée : 1929

Fin du trafic ferroviaire : 1969

Fin du trafic ferroviaire : 1980 (dernier train, mais déclin du trafic 1950-1960)

Création du parc : 1988

Création du parc : 2006

Architecte : Philippe Mathieux

Architectes : Diller, Scofidio + Renfro

Paysagiste : Jacques Vergely

Paysagiste : James Corner

Surface totale : 37 000 m2 (65 000m2 avec espaces verts adjacents)

Surface totale : 27 500 m2

Longueur totale : 4,5 km

Longueur totale : 2,3 km Pylônes porteurs : 475

Bâtiments traversés (bâtiments ponts) : 0

Bâtiments traversés (bâtiments ponts) : 2

Bâtiments collés : 2

Bâtiments collés : 13

Îlots (quartiers) traversés : 8

Îlots traversés : 22

Nombre de rues croisées : 17

Nombre de rues croisées : 25

Nombre d’accès piéton : 17

Nombre d’accès piéton : 9

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John Dixon Hunt1 établit trois formes de natures. Une nature première, géologique, géomorphologique et tectonique, victime de l’érosion naturelle. La « deuxième nature » est celle nommée par Cicéron2, elle est la peau travaillée par l’Homme, principalement pour sa survie, très peu pour sa beauté. C’est « ce que l’on appellerait de nos jours le paysage agricole3 ». La dernière est le jardin comme « troisième nature4 ». C’est celle-ci qui nous intéresse dans le cadre de cette recherche. Cette troisième forme apparaît au XVIe et est une réduction du monde, d’une intensité réduite qui nous parle des rapports entre l’Homme et la deuxième nature. C’est un paradis, un enclos, quelque chose d’intériorisé qui pose la question de ce que l’on fait de ce monde, « on le nomme le jardin d’agrément5 ». « Le jardin d’agrément se conçoit, jusqu’au XVIIIe siècle du moins, comme un art de la représentation dont le territoire, à l’état de nature “intacte” ou de nature transformée par l’Homme pour ses besoins immédiats, est le référent6 » (Fig. 1). Cette troisième nature sous forme de jardins condensés est présente dans les métropoles. Les espaces verts dans les villes adoptent différentes typologies; il s’agit alors de comparer leur présence dans deux métropoles : New-York et Paris. New-York, dont on pourrait avoir l’a priori d’une ville dense et peu paysagée, l’est finalement moins que Paris7. Dans ces deux exemples, les grands parcs se remarquent immédiatement, au centre de l’île à New-York, en périphérie et sur l’axe Est-Ouest à Paris. Mais, moins visibles depuis le ciel et plus présents à l’échelle de la métropole, les parcs et jardins linéaires sont de plus en plus fréquents en France et en Europe. (Fig. 2 & 3) Ils se développent le plus souvent sur d’anciennes traces urbaines et notamment celles des infrastructures.

Fig. 1 Frontispice du livre Curiosités de la nature et de l’art, par Pierre Le Lorrain de Vallemont (1703) Cliché de Dumbarton Oak Collections

Pour Georges Descombes8, il est pertinent de regarder une infrastructure comme un jardin, puisque que pour lui le jardin est justement « le lieu intense et recueilli, préservé d’un regard sur ce que l’on fait9 ». D’autre part, la place du piéton dans les villes semble être de plus en plus importante, puisque les métropoles tendent à reculer toutes leurs infrastructures imposantes à l’extérieur des villes : la gare Montparnasse, la gare de Bastille, la gare de triage de Clichy-Batignolles sont des exemples parisiens de cet éloignement. Mais elles laissent des traces, des vides dans le tissu urbain qui sont de véritables opportunités foncières. La gare Le professeur John Dixon Hunt est un historien anglais du paysage, doctorant de l’Université de Bristol, dont les travaux portent sur la période de la fin du XVIIe s. à la fin du XVIIIe s. 2 De natura deorum, II, 60, 151-2, d’après les notes de John Dixon Hunt. 3 John Dixon Hunt, L’art du jardin et son histoire, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 27 4 Ibidem, p. 26 5 Ibidem 6 Sébastien Marot, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Paris, Editions de la Villette, 2010, p. 32 7 La densité de la ville de Paris (21200 hab/km2) est nettement supérieure à celle de la ville de New York (6700 hab/km2). Cependant la densité de leur agglomération respective sont proches (990 hab/km2 / 1100 hab/km2). 8 Georges Descombes est architecte paysagiste diplômé de l’Université de Genève et de l’Architectural Association de Londres. Il est enseignant à l’Institut d’Architecture de Genève, professeur invité à Amsterdam (Berlage Institute), Versailles, Rapperswill, Harvard, University of Virginia. 9 Georges Descombes, Conférence L’infrastructure comme un jardin, Cycle de conférence « Infra / Super Structure, Maison de l’Architecture, Genève, 3 Novembre 2011. 1

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Fig. 2 Les espaces verts à Paris M.G. d’après des photos aériennes Bing Maps

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Fig. 3 Les espaces verts à Manhattan M.G. d’après des photos aériennes Bing Maps

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Montparnasse s’est reculée d’une centaine de mètres de son emplacement d’origine laissant place aujourd’hui à la tour Montparnasse et son centre commercial. La gare de Bastille n’existe plus et a laissé place à l’Opéra du même nom, quant à ses voies ferrées elles ont été reconverties en promenade piétonne. La Gare de triage de Clichy-Batignolles et la grande zone ferroviaire qui l’entourait ont aujourd’hui donné naissance à un grand parc qui propose de nombreuses activités. La plupart de ces exemples sont aujourd’hui devenus des espaces où le piéton est majoritaire. Ainsi, malgré les mouvements et les déplacements qu’engendrent les infrastructures, on peut les regarder à nouveau comme des « artefacts bâtis » 10 et immobiles dans la ville. Elles font parties intégrantes de la ville mais ne sont pas la ville, elles sont « implantées, enracinées, localisées ». Les infrastructures sont des lieux en eux-mêmes mais qualifient aussi les lieux auxquels elles appartiennent. Elles font à un moment partie d’un espace territorial, elles sont nécessaires. L’infrastructure n’a point souvent un début et une fin, elle a une valeur d’infini, mais elle possède cependant des entrées et des sorties. Elle n’a pas de sens et tolère l’arrêt et les différentes vitesses de circulation également. Nathalie Roseau11 établit les différentes qualités des infrastructures aéroportuaires mais elles peuvent s’appliquer à d’autre types d’infrastructures : l’image, la vitesse liée à l’infrastructure, les réseaux engendrés, la dimension symbolique, la dimension architecturale. La circulation est un élément dominant de cette thèse, « le vide du réseau qui semble former la matière de la ville12 ». Les infrastructures, notamment ferroviaires, réhabilitées en promenades plantées piétonnes et parcs linéaires sont des nouvelles formes d’espaces verts qui participent aujourd’hui à la nouvelle écriture paysagère dans nos villes. Leur reconversion au sein de l’espace public métropolitain est une question importante. Cette recherche se construit à travers les exemples de la promenade plantée de Bastille à Vincennes et la High Line new-yorkaise. Peut-on encore considérer ces deux projets comme des infrastructures alors qu’elles ont perdu leur fonction de transport ? La promenade de la High Line et la promenade plantée parisienne possèdent-elles aujourd’hui tous ces critères, qui feraient encore d’elles des infrastructures ? Quelles sont « Les profondes transformations affectant un quartier […] dès lors qu’une infrastructure délaissée a été regardée comme un paysage […] et non plus comme une infrastructure13 »? Il s’agit alors d’étudier comment s’opère la reconversion en espaces paysagers des infrastructures dans les villes.

Claude Prélorenzo, «L’immobilité des infrastructures», IN, Claude Prelorenzo et Dominique Rouillard (dir.), Le temps des infrastructures, Paris, L’Harmattan, 2007. 11 Nathalie Roseau est polytechnicienne, architecte d.p.l.g. et docteur en urbanisme de l’Université Paris-Est (thèse de doctorat sur l’histoire des relations entre l’urbanisme et la mobilité aérienne sous la direction d’Antoine Picon). Elle a notamment travaillé au sein de l’agence Aéroports de Paris, dirigée par Paul Andreu, en tant qu’architecte, chef de projet. 12 Nathalie Roseau, «Les métamorphoses de l’infrastructures, New York et l’imaginaire de la ville aérienne», IN, Claude Prelorenzo et Dominique Rouillard (dir.), Le temps des infrastructures, Paris, L’Harmattan, 2007. 13 Caroline Maniaque, «Métamorphoses d’infrastructures. Des carrières de l’Hudson River à la High Line new-yorkaise», IN, Dominique Rouillard (dir.), L’infraville. Futurs des infrastructures, Paris, Archibooks + Sautereau Editeurs, 2012. 10

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Le renouveau des infrastructures ferroviaires La nouvelle vision des infrastructures ferroviaires dans les villes La High Line a été véritablement abandonnée en tant qu’infrastructure ferroviaire de transport de marchandises en 1980 (Fig. 4). Elle est devenue obsolète parce que l’espace industriel qu’elle desservait est entré dans une mutation qu’elle ne pouvait suivre. Pourtant à l’origine de la croissance du quartier, elle devient gênante pour son développement et l’industrie a préféré fuir le secteur. Kevin Lynch14 explique qu’un espace industriel est délaissé par les entreprises parce que les infrastructures qui le desservent sont obsolètes15. Mais lorsque cet espace industriel entre en mutation, les infrastructures deviennent rapidement gênantes, obsolètes, « immuables », et « alourdissent la ville » 16. C’est alors un cercle vicieux entre les infrastructures et l’espace industriel. Ainsi, il est moins coûteux pour les industriels d’investir un nouveau site brut et vierge de toute forme d’activités plutôt que de reconvertir ou remettre au goût du jour celui qu’ils occupent. C’est là précisément le paradoxe de la High Line, abandonnée parce qu’elle empêchait une dynamisation, une expansion du quartier. Aujourd’hui reconvertie en espace vert suspendu, elle permet d’ajouter une plus value à son environnement proche.

Fig. 4 Partie Sud de la High Line détruite dans les années 1960 pendant le déclin du trafic Photographie des années 1940

Sa place dans la ville a été, comme pour beaucoup d’infrastructures de grande envergure, un atout puis une contrainte forte et difficile à gérer lors de l’expansion de la ville. Les infrastructures permettent de desservir la ville en son centre, elles sont les réseaux innervant les cœurs des villes, mais il ne faut pas qu’elles deviennent gênantes à une expansion future. Il faut penser à leur temps de vie extrêmement long et à la reconversion comme un atout. Les infrastructures ont une partie matérielle, leur support, et une partie fonctionnelle. Cette dissociation support/contenu, dessous/dessus, leur permet d’être facilement réadaptées à une nouvelle utilisation, autre que celle définie à leur construction. Cette dissociation est le véritable potentiel de l’infrastructure. Nous allons prendre principalement l’exemple d’ouvrages d’art ferroviaires, mais certains points de l’étude sont également adaptables aux autres types d’infrastructures. La High Line new-yorkaise et la Promenade Plantée parisienne sont des infrastructures délaissées, devenues obsolètes et restées en jachère dans les villes pendant de nombreuses années avant qu’un élément déclencheur les rende attractives. Ainsi, elles sont restées respectivement 26 et 19 ans en attente d’une nouvelle activité. Elles ont comme atout principal de constituer un support à tout type de fonctions au-dessus. Elles peuvent aussi servir de toit, lorsqu’elles prennent la forme d’un viaduc, d’une voie surélevée ou d’un talus, à une activité qui se déroulerait dessous, c’est le cas de la Promenade Plantée.

Kevin Andrew Lynch (1918 Illinois - 1984, Massachusetts) est un architecte, urbaniste et auteur américain. 15 Kevin Lynch, A Theory of Good City Form, Cambridge, MIT Press, 1981, p. 165-167 16 Claude Prélorenzo, «L’immobilité des infrastructures», IN, Claude Prelorenzo et Dominique Rouillard (dir.), Le temps des infrastructures, Paris, L’Harmattan, 2007. 14

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Cette prise en compte du potentiel des infrastructures délaissées est due à la prise de conscience que ces ouvrages ont un temps de vie supérieur aux autres constructions. Selon Virginie Picon-Lefebvre17, leurs parties dites matérielles, soit la structure même de l’infrastructure, peuvent notamment survivre longtemps même si elles ont perdu leur fonction d’origine. Selon elle, les infrastructures ferroviaires résistent à la destruction des gares et « constituent aujourd’hui des réserves foncières précieuses récupérées comme lieu de promenade ou pour favoriser les liaisons cyclistes et piétons dans de nombreuses zones périurbaines18 ».

Fig. 5 La High Line, superposition de la voie férrée sur la 10ème Avenue. Document www.thehighline.org, Juin 2009

La spéculation immobilière capitaliste est prépondérante dans la transformation de la High Line en jardin19. En effet, les villes tendent à être de plus en plus denses, le foncier devient de plus en plus rare et les demandes de logements de plus en plus importantes. Les états cherchent une solution pour transformer la ville sur elle-même et éviter que les infrastructures restent, comme Claude Prélorenzo20 les décrit, « des bornes incontournables, des limites à la perspective, de véritables obstacles à la mutation de l’espace » après la disparition de l’activité industrielle ou commerciale qu’elles accompagnaient. Les infrastructures de la High Line et la Promenade Plantée sont lourdes dans les villes, mais leur reconversion a inhibé cet effet d’encombrement. Ce sont aujourd’hui des respirations, de nouveaux espaces verts, des promenades, qui par le fait d’être sur un support se superposent littéralement au tissu urbain qu’elles traversent (Fig. 5 & 6). Cette transformation de la ville est due notamment aux morphologies de ces infrastructures (Fig. 7). Ainsi, la forme de l’infrastructure se prête au jardin, qu’elle soit sur talus, sur pilotis ou en tranchées, il est facilement possible d’y aménager des plantations, des espaces piétons, cyclistes. Il se pose également la question du contexte dans lequel ce nouveau regard, plutôt positif, est porté sur les infrastructures.

Fig. 6 La Promenade Plantée, superposition du viaduc des Arts sur le Boulevard Diderot. Photographie Alain Mengus, Décembre 2012

Le pari semble réussi, les regards changent, la ville alourdie par des infrastructures en attente de devenir est « renaturée »21. Les infrastructures ferroviaires sont de véritables supports de reconversion utilisables, capables comme tout espace vert, de créer une plus value dans le tissu urbain. Cette possibilité de reconversion est due à leur position stratégique dans les villes comme infrastructures utilitaires, leur fabrication qui permet de réutiliser la structure comme un support à n’importe quelle autre fonction et le changement de regard qu’on leur porte.

Virginie Picon-Lefebvre est architecte d.p.l.g. diplômée de ENSA Paris-Belleville, urbaniste E.N.PC et docteur en histoire Paris1-Sorbonne, Habilitée à diriger des recherches. 18 Virginie Lefebvre, «La question de l’obsolescence des infrastructures, destruction ou transformation», IN, Claude Prélorenzo et Dominique Rouillard (dir.), Le temps des infrastructures, Paris, L’Harmattan, 2007. 19 Caroline Maniaque, «Métamorphoses d’infrastructures. Des carrières de l’Hudson River à la High Line new-yorkaise», IN, Dominique Rouillard (dir.), L’infraville. Futurs des infrastructures, Paris, Archibooks + Sautereau Editeurs, 2012. 20 Claude Prélorenzo, «L’immobilité des infrastructures», IN, Claude Prelorenzo et Dominique Rouillard (dir.), Le temps des infrastructures, Paris, L’Harmattan, 2007. 21 Terme employé par Georges Descombes lors de sa conférence L’infrastructure comme un jardin, du cycle de conférence « Infra / Super Structure » à la Maison de l’Architecture à Genève, le 3 Novembre 2011. 17

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Boulevard Richard Lenoir, Paris Photographie Rebecca Pinos

Avenue Foch, Paris Photographie M.G.

Boulevard Pereire, Paris Photographie M.G.

Promenade plantée (Viaduc des Arts), Paris Photographie M.G.

Fig. 7 Typologies du jardin linéaire, comparaisons au 1/1000. M.G. Coupes d’après relevés sur le terrain.

High Line, New York Photographie Douglas Kremer

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« L’infrastructure comme un jardin » 22 L’espace vert. C’est la principale reconversion observée de ces infrastructures. Il est vrai que transformer une infrastructure, qui plus est délaissée, en un « paysage » paraît plutôt attractif, permettant de voir, à l’instar de Caroline Maniaque, l’ « infrastructure […] comme un paysage »23. Il faut peut-être nuancer ce propos, ou du moins analyser ces termes. En effet, on ne peut nier qu’une infrastructure, même abandonnée, en friche, ne soit pas déjà un paysage. En revanche, elle n’est pas (encore) un espace vert. Ainsi, lors d’une reconversion d’une infrastructure, ce n’est pas un changement de regard sur elle qui est entrepris, si l’on considère qu’elle a toujours été un paysage, mais un changement de posture vis-à-vis de ce que l’on peut exploiter de cette présence. Une autre explication de cette reconversion systématique en espaces verts serait que cette adaptation linéaire d’un jardin sur une infrastructure est particulièrement adéquate. Leur verticalité par rapport à la ville presque sans interférence avec le réseau automobile permet de les dissocier des flux et d’en faire malgré leur dialogue avec ces derniers, des espaces autonomes. En effet, elle invite à la promenade, au déplacement et fait écho avec le trafic passé. Le choix de restructuration d’une infrastructure en jardin pose deux questions. D’abord, la linéarité de l’objet de base va être une des principales caractéristiques du projet. Même si la forme de l’infrastructure est particulièrement adaptée à la création d’un jardin de par sa linéarité, il n’en est pas moins fortement contraint et sa force, son image doivent venir de cette forme très allongée. D’autre part, la question de la présence de l’infrastructure dans le nouveau projet se pose. En effet, les concepteurs pourront alors décider que c’est une nouvelle histoire écrite par-dessus l’ancienne et qui ne lui laisse aucun moyen de s’exprimer. Elle s’écrit par transparence sur la précédente à l’image d’un « palimpseste24 » raturé, réécrit et auquel certains éléments vont faire appel dans le projet. Il y a là une sorte de repentir que de vouloir transformer un acte humain, lourd pour reprendre le terme de Claude Prélorenzo, en un espace végétal. Ce remord s’affirme dans les reconversions de ces espaces comme un pardon au territoire que l’on a traversé, abîmé, coupé. Il semble alors légitime de rendre en quelque sorte l’espace à la nature, aussi artificielle qu’elle soit sur l’exemple de la High Line. La reconversion de ces infrastructures pose certaines conditions d’utilisation lorsqu’elles sont sur talus, pilotis ou viaduc. En effet, la réhabilitation d’une telle forme construite en jardin pose la question de la pratique habituelle des promeneurs dans des parcs. Leur étroitesse ne permet pas une circulation fluide à double sens. Dans le cas parisien, les concepteurs ont voulu « paysager l’infrastructure comme une autoroute Terme emprunté à Georges Descombes, Conférence L’infrastructure comme un jardin, Cycle de conférence « Infra / Super Structure, Maison de l’Architecture, Genève, 3 Novembre 2011. 23 Caroline Maniaque, «Métamorphoses d’infrastructures. Des carrières de l’Hudson River à la High Line new-yorkaise», IN, Dominique Rouillard (dir.), L’infraville. Futurs des infrastructures, Paris, Archibooks + Sautereau Editeurs, 2012. 24 André Corboz, « Le territoire comme palimpseste », IN André Corboz, Le territoire comme palimpseste et autres essais, Paris, L’imprimeur, 2001 22

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pour piétons25 », et à New-York, « c’est l’idée même de “parc” qui se modifie quand il y a foule sur cette bande étroite. Lorsqu’elle se réduit à quelques mètres et ne laisse passer que quelques personnes à la fois, on est agacé ». Cette largeur, insuffisante à la promenade même, ne permet donc pas d’accepter la présence de joggeurs, la pratique d’expression corporelle et encore moins les pratiques de sports de balles, dangereuses parce qu’elles sont superposées à un trafic automobile. Tous sont interdits sur la High Line, des joggeurs et même des cyclistes empruntent cependant la Promenade Plantée, puisque sur certains tronçons elle leur dédie des espaces. Ils continuent alors leur activité, parfois sans se rendre compte que la place manque. Les nombreuses dilatations permettent d’étendre la Promenade Plantée linéaire en parc ou jardin capable, eux, d’accueillir des groupes pour des pratiques sportives. De plus, depuis les immeubles environnants, on peut observer tout ce qui se déroule sur la promenade, espionner les promeneurs et surveiller les malintentionnés qui tenteraient d’échapper aux règles strictes auxquelles quiconque est soumis dès qu’il emprunte cette voie. Qu’en ferait-on si on n’y faisait pas un jardin ? Peut-être rien. C’est-à-dire que l’infrastructure serait démolie pour gagner du foncier et construire des programmes immobiliers, ou bien remise en service dans sa fonction d’origine. En regardant l’histoire de la High Line, on constate que ces deux propositions ont été envisagées. « Pendant des décennies, les promoteurs firent du lobbying pour obtenir sa démolition26 », mais cette solution coûte bien trop cher aujourd’hui car depuis les années 2000 la plus value d’un programme immobilier à son emplacement est nettement inférieure à celle des parcelles environnantes qui bénéficient de la vue sur l’infrastructure. D’une part, la spéculation immobilière27, par l’intermédiaire d’internet, sur le quartier de Chelsea a rapporté beaucoup plus lors de la réalisation du projet existant que ce que la démolition aurait pu apporter. « Le futur parc devenait un atout de vente précieux pour les quelques 5500 appartements potentiellement constructibles28 ». D’autre part, « les promoteurs firent jouer une clause réglementaire permettant de transférer les droits de construire en hauteur (air rights) aux parcelles adjacentes29 ». Cela a permis de construire plus de logements et de les vendre plus cher parce qu’ils allaient avoir désormais une vue plongeante sur le parc le plus hype de Manhattan. La remettre en service n’aurait aucun sens dans ce cas puisque la High Line desservait en marchandises les différentes entreprises et industries des docks de New York, ces derniers ayant déménagé. La réhabiliter pour sa fonction d’origine serait simplement ignorer le passé. En revanche, d’autres propositions ont été faites a posteriori dans le cadre du concours d’idées lancé par la ville de New York et soutenu par les Friends of the High Line pour la reconversion de l’infrastructure. Deux des 730 réponses étaient de transformer la voie en une piscine sur toute sa longueur, ou de construire un village olympique par un système de

Sébastien Marot, « Bastille – Vincennes, visite de la promenade plantée », IN, Le Visiteur, N°2, 1996, p. 19 26 Ibidem, p. 22 27 Ibidem, p. 27 28 Ibidem 29 Ibidem

Fig. 8 Proposition de Nathalie Rinne (en haut) et Hairiri & Hairiri Architecture (ci-dessus)

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bâtiments-ponts comme il en existait avant sur la High Line30 (Fig. 8). Il était alors possible d’imaginer d’autres reconversions de l’infrastructure qu’un jardin public. Mais la problématique du concours intervient. Les concours sont devenus des « instruments d’état31 ». Les images produites pour y répondre permettent d’influencer le choix du jury. C’est probablement le cas pour la High Line. Les concepteurs ont vendu une image à la ville (Fig. 9). Sans oublier que la patte des concepteurs peut être connue par le jury du concours qui a alors pu favoriser ce projet, y trouvant des intérêts financiers ou politiques à sa réalisation. Si le jardin est aujourd’hui la principale reconversion de ces espaces industriels délaissés, ce regard positif sur les reconversions des infrastructures est récent. La linéarité et la présence du passé sont des sujets des projets de réhabilitation. Le support va être un élément déterminant dans le choix de la nouvelle image que l’on souhaite donner à l’infrastructure. Fig. 9 Images du projet pour le concours de réhabilitation de la High Line (James Corner Field Operation, Diller, Scofidio + Renfro)

L’infrastructure, support de reconversion La présence de l’infrastructure sur la promenade de Bastille à Vincennes est plus discrète qu’à la High Line. La promenade est sur un niveau unique, tantôt en tranchées tantôt en talus. Ce niveau homogène est une caractéristique des voies de chemin de fer (comme l’indique des rares panneaux de la Ville de Paris au promeneur attentif). D’autre part, un œil averti (ou un esprit32) comprendra que le viaduc des Arts – seul tronçon où la présence de l’infrastructure est indéniable – permettait le franchissement par les voies ferrées du Boulevard Diderot notamment. Il remarquera aussi l’actuelle ZAC Reuilly33 construite sur une dalle qui reprend l’ancienne plate-forme ferroviaire et en dérogeant de quelques mètres à sa promenade balisée, il apercevra même l’ancienne gare de Reuilly ou bien un peu plus loin une ancienne guérite du gardien dans la tranchée de Picpus. Ces indices dissimulés font de la promenade un lieu où la présence ressentie mais aussi réelle de l’infrastructure est faible. Ici le support est visible et perceptible, uniquement depuis l’Avenue Daumesnil, de la queue de l’Opéra Bastille à l’entrée sur le plateau de la Reuilly, puis il disparaît en tranchées, en tunnels et la lecture de l’infrastructure se complexifie (fig 10). En revanche, sur la High Line, pourtant inspirée de la promenade parisienne34, la lecture et la présence de l’infrastructure sont nettes. Dessus ou dessous, le promeneur new-yorkais ressent instantanément la présence du support. La promenade étant continuellement aérienne et décollée du sol de la ville, le support se voit, se touche, le visiteur s’y confronte. Dans le projet même d’aménagement le support en acier riveté a juste été utilisé tel quel, simplement décapé et remis en état pour supporter les visiteurs.

Propositions de Nathalie Rinne et Hairiri & Hairiri Architecture dans le cadre du concours d’idée « Designing the High Line ». http://www.thehighline.org/competition/ 31 Jean-Pierre Chupin, « Les concours : arrêt sur image », IN, D’Architecture N°216, Avril 2013, p. 40-41 32 Sébastien Marot, « Bastille – Vincennes, visite de la promenade plantée », IN, Le Visiteur, N°2, 1996, p. 6-49 33 La ZAC de Reuilly, Roland Schweitzer, architecte-coordinateur 34 D’après l’article consacré, « High Line» sur Wikipédia.fr, mai 2013 30

Fig. 10 La promenade plantée, infrastructure visible, en tranchée, en tunnels. Photographies S. Sauvignier, Mai 2012 et M.G., Avril 2013

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Les anciens rails ont été déposés, nettoyés, repeints puis réutilisés dans l’aménagement. La structure aérienne ajoutée à cette transcription littérale du chemin de fer est lisible. L’utilisation de l’infrastructure comme support d’une activité hors de la normalité est, comme l’exprime Alain Demangeon, un véritable remède à la mutation des villes. Ainsi, « le support peut-être immuable et les pratiques, elles, peuvent changer35 ». L’utilisation est détournée, mais le support est réutilisé dans le cadre d’un processus de reconversion de l’espace qui peut être intérimaire, dans l’attente d’un plan de planification du site à plus grande échelle. C’est le cas de la High Line, pour laquelle un accord a été passé entre la ville de New York et The Federal Surface Transportation Board pour que la voie ferrée aérienne fasse partie du programme fédéral Railbanking, permettant de préserver la voie comme un potentiel futur couloir de transport commercial tout en acceptant qu’elle soit investie pour le moment comme un espace public dans la ville.36 C’est aussi le projet de la Petite Ceinture parisienne (Fig. 11), évoqué depuis l’arrêt du transport de passagers en 1990 mais dont « on ne sait pas bien, aujourd’hui, à quelle sauce elle sera mangée37 ». Elle est aujourd’hui une ruine qui s’ensauvage dont certains tronçons sont utilisés pour le RER. Les grandes lignes du projet de réhabilitation de la Petite Ceinture doivent être présentées à l’été 2013. Elles devraient proposer les extensions des voies de tram parisiens, des pistes cyclables sur certains tronçons, une promenade plantée en continuité avec celle de la ligne de Bastille qui pourrait même s’accompagné d’un vélo-rail38. Selon Kevin Lynch, la plupart des bâtiments dans les villes se trouvent en fin de compte utilisés pour une tout autre activité que celle pour laquelle ils avaient été conçus à la base. Il donne l’exemple des murs de fortifications qui, une fois devenus obsolètes se sont transformés en boulevards et en parcs. Les voies express surélevées sont quant à elles, encombrantes et donc difficiles à enlever39. Fig. 11 La Petite Ceinture parisienne en L’infrastructure doit être comprise comme un simple support mis en valeur par la reconversion dans le cas de la High Line. Elle n’est ressentie qu’en partie à Bastille-Vincennes et le support, en partie invisible, ne permet pas d’illustrer une histoire ferroviaire passée. L’acte de réhabilitation prend peut-être alors le dessus sur la présence même de l’infrastructure. Le programme est également un élément déterminant dans la réhabilitation d’une infrastructure.

Alain Demangeon, «L’infrastructure dans tous ces états», IN, Claude Prelorenzo et Dominique Rouillard (dir.), Le temps des infrastructures, Paris, L’Harmattan, 2007. 36 D’après l’historique annexé à la réédition de l’album de Joel Sternfeld, Joel Sternfeld Walking the High Line, Göttingen, Steidl Verlag, 1999 37 Sébastien Marot, « Bastille – Vincennes, visite de la promenade plantée », IN, Le Visiteur, N°2, 1996, p. 37 38 D’après les articles consacrés, « Ligne de Petite Ceinture » sur Wikipédia.fr, mai 2013 et la Revue d’Histoire des Chemins de Fer en ligne, http://rhcf.revues.org, mai 2013. 39 Kevin Lynch, A Theory of Good City Form, Cambridge, MIT Press, 1981, p. 165-16

1921, et aujourd’hui.

Documents de la Revue d’Histoire des Chemins de Fer en ligne

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L’acte de réhabilitation Mémoire d’un temps « N’avons-nous pas parfois l’impression que certains lieux ou quartiers sont amnésiques, tandis que d’autres, à l’inverse, garderaient la mémoire captive dans l’image confite d’un passé de donnant pour tel ? […] Il se pourrait même que certains endroits des villes et du territoire aient été expressément désignés et conçus, à compter d’une certaine époque de notre histoire, pour satisfaire ce libre jeu de la conscience et de l’imagination rétrospective »40. La High Line est donc une réhabilitation d’une image de l’infrastructure à un temps donné. Elle représente la mémoire d’un instant t, précisément celui immortalisé par le travail photographique de Joel Sternfeld, A railroad artifact41 (Fig. 12), sur la partie nord de High Line encore en friche. Le travail de l‘équipe d’architectes et de paysagistes s’est porté sur l’envie de retranscrire dans le projet cette nature mêlée à l’infrastructure encore présente et proposant différentes atmosphères. Celles-ci sont donc directement inspirées de ce qu’il y avait sur place au moment du concours.

Fig. 12 La High Line entre 2000 et 2002, clichés sur la section Nord pas encore reconvertie aujourd’hui Photographies Joël Sternfeld, Joël Sternfeld Walking the High Line, Göttingen, Steidl Verlag, 2012

Il aurait pu être choisi de retranscrire une autre image d’un autre temps, où les wagons de marchandises circulaient encore sur les rails et que les bâtiments-ponts réceptionnaient dans leurs antres leurs livraisons. Ou bien, conserver le lieu tel quel mais cela semble impossible: « à travers le monde, mais particulierement dans les pays developpés, les fragments d’un environnement physique obsolète sont préservés avec amour, ou restaurés alors qu’ils peuvent être préservés comme reliques d’un temps passé42 ». Au lieu de ça, le paysage créé n’est qu’un « fac-similé43 » du territoire, une sorte d’ « hyperréalisme44 », c’est une nature artificielle qui tente de retranscrire une image du passé. Le devoir de mémoire est-il indispensable dans la réhabilitation d’une infrastructure ? Pour les architectes de l’exemple parisien, l’appel à la mémoire du lieu n’est pas indispensable au projet de réhabilitation du viaduc. Mettre en place des rails n’est pas nécessaire pour que l’on comprenne le passé du lieu sur lequel on déambule. Sur la High Line, les rails d’origine, nettoyés, sont utilisés pour l’aménagement et le platelage en béton mis en place renforce l’idée du chemin de fer et de la linéarité de la structure. En effet, le platelage est fuselé et semble disparaître pour laisser place aux rails dans les espaces paysagers. N’étant pas perturbé pas des plateaux ferroviaires ou des modifications de la typologie comme sur la Promenade Plantée, on comprend beaucoup plus vite le passé de l’infrastructure avant qu’on ne puisse s’y promener.

Sébastien Marot, L’art de la mémoire, le territoire et l’architetcure, Paris, Editions de la Villette, 2010, p. 52 41 Joel Sternfeld, Joel Sternfeld Walking the High Line, Göttingen, Steidl Verlag, 2012 42 Kevin Lynch, What time is this place ?, Cambridge, MIT Press, 1972, traduction de l’anglais par Chahrazade Alloueche et Michel Milunovic. 43 Terme employé par André Corboz, « Le territoire comme palimpseste », IN André Corboz, Le territoire comme palimpseste et autres essais, Paris, L’imprimeur, 2001 44 Ibidem 40

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Il y a donc d’un coté une promenade complexe, où l’appel à la mémoire est très discret, et de l’autre une infrastructure tellement évidente que l’aménagement réalisé faisant foi du passé semble insister de manière redondante sur cette mémoire. La nouvelle infrastructure créée est une image à un temps donné et choisi par les concepteurs. Ils ont tenté de rappeler le passé et la fonction de l’infrastructure dans le cas de la High Line. Le devoir de mémoire se trouve peut-être simplement dans le fait de réutiliser le support comme pour la promenade Bastille - Vincennes. L’acte de réhabilitation nécessite soit de faire un choix d’un temps passé pour le retranscrire, cela peut se rapprocher de la réhabilitation du patrimoine, où l’on choisit une époque de l’histoire du bâtiment que l’on souhaite révéler, soit de détourner complètement la réhabilitation d’un quelconque passé. Finalement peutêtre que ces deux exemples de restructurations ne sont pas si radicaux qu’ils n’y paraissent et présentent une osmose entre le passé et le projet. Le choix de réhabilitation pour la High Line La High Line semble avoir été détournée de sa fonction d’origine de transport de marchandises commerciales ou industrielles en faveur des loisirs. Mais on peut prétendre que son rôle actuel est le transport de personnes sur un axe nord-sud. D’après Douglas Kremer45, cette promenade n’est pas très reposante en pleine journée. En effet, il décrit un sens de circulation, des règles strictes et des interdictions formelles de pratiquer des loisirs. La High Line ressemble donc à une voie de circulation plus qu’à un jardin public. Les enjeux autour de la réhabilitation de la High Line sont multiples. D’abord, la revitalisation du quartier, qui dès les premières rumeurs de restauration, repoussa les loyers les plus modérés à l’extérieur. La spéculation immobilière amplifia le phénomène lorsque le Dia Center for the Arts46 s’installa dans le quartier. Très vite, Chelsea District s’est transformé en quartier huppé pour les artistes et les galeries d’arts. L’immobilier s’enflamma prônant un nouveau style de vie new-yorkais le « funky artist ». L’architecture du quartier se transforma petit à petit. Chaque parcelle aux abords de ce qui allait devenir la promenade branchée revendiqua ses droits de construire en hauteur. L’identité d’un quartier aux gabarits et densités faibles se trouva modifiée. Les « starchitectes »47 ont pris d’assaut ce nouvel environnement, rompant avec les entrepôts tagués et les bâtiments en briques, ils y ont dressé des tours de verre et d’acier monumentales (Fig. 13). Qui aura la plus grosse, la plus haute, la plus emblématique avec la plus belle vue sur la High Line ?C’est probablement le Standard Hotel de l’agence Polshek Partnership Architects qui remporte la mise, reprenant l’idée d’un bâtiment-pont, il domine la High Line, « de loin sa coque massive semble laide et hors d’échelle, vu de près il flotte au dessus du parc de manière presque onirique48 » (Fig.14). Douglas Kremer, « Un chemin de fer nommé désir », IN, Criticat, N°5, 2010, p. 20-33 46 Centre spécialisé dans les expositions temporaires de longues durées d’installations de quelques-uns des artistes les plus connus d’après-guerre selon la note de Douglas Kremer, «Un chemin de fer nommé désir», IN, Criticat, N°5, 2010, p. 26 47 Terme employé par Douglas Kremer, « Un chemin de fer nommé désir », IN, Criticat, N°5, 2010, p. 21, à propos de Jean Nouvel, Franck Gehry, Shigeru Ban, Neil Denari et Annabelle Selldorf 48 Douglas Kremer, « Un chemin de fer nommé désir », IN, Criticat, N°5, 2010, p. 24 45

Fig. 13 Condominiums Photographies Sarah Al Ghafir

Fig. 14 The Standard Hotel Document The Standard Hotel, Juillet 2009

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La réhabilitation de la High Line semble être un acte obligatoire vis-à-vis de l’infrastructure. Il était impossible de la détruire, car la voie appartient depuis décembre 2002 au programme fédéral de préservation Railbanking 49 . En revanche, la partie sud de la High Line fut, elle, démolie dans les années 1950. On ne pouvait pas non plus remettre en service la High Line, car la tentative avait déjà échoué. En effet, en 1984, la société propriétaire de la High Line l’a vendue à Peter Obletz, résident de Chelsea et activiste local amoureux de l’infrastructure, pour 10 $. Il avait pour objectif de la remettre en service, mais les propriétaires fonciers et le New State Departement ont engagé contre lui des poursuites judiciaires qui firent annuler la transaction sous la décision de la New York State Supreme Court 50. La réhabilitation de la High Line nécessitait d’en faire un édifice à l’échelle de l’espace public. Alors, comment « faire de cette chose laide et corrodée51 » un espace suffisamment attractif et un « générateur d’économie52 » pour le quartier de Chelsea ? La voie ferrée est devenue une promenade publique aérienne, « un projet raffiné, une verdure luxuriante et des fleurs lustrées, parsemé d’une gamme de bancs joliment dessinés53 » pour attirer le haut de gamme new-yorkais. Il faut alors chercher qui a financé ce projet à plus de 200 millions de dollars et ce sont des mécènes, des promoteurs et la ville. Ce sont les plus fortunés qui ont alors le droit de « modeler le paysage des quartiers en vogue où ils vivent » 54. La High Line est donc principalement conçue comme un décor aux fenêtres des personnes les plus influentes. En réalisant ce projet, le quartier de Chelsea est devenu plus attractif et génère une nouvelle économie. Mais il a aussi perdu de son identité, « Manhattan n’a pas seulement gagné un viaduc piétonnier à la mode. Les territoires désertés de l’Ouest se sont métamorphosés en une version de leur réalité antérieure revue par Disney, avec de mauvaises herbes paysagées et des façades d’usines décapées55 ». Les nouvelles constructions environnantes et l’aménagement trop stérile font de la High Line une « bande de réalité forcée » qui serpente entre des objets architecturaux sans rapport avec l’histoire du quartier. Postérieur au projet de la High Line, le projet d’aménagement d’un jardin, d’un canal et de la Rivière de l’Aire dans le canton de Genève en Suisse, par Georges Descombes56 n’est pas un projet de restauration, de restructuration, de réhabilitation, mais c’est un projet de renaturation.

Joel Sternfeld, Joel Sternfeld Walking the High Line, Göttingen, Steidl Verlag, 2012 D’après les notes de Douglas Kremer, « Un chemin de fer nommé désir », Criticat, N°5, 2010, p. 20-33 et l’historique annexé à la réédition de l’album de Joel Sternfeld, Joel Sternfeld Walking the High Line, Göttingen, Steidl Verlag, 1999 51 Douglas Kremer, « Un chemin de fer nommé désir », IN, Criticat, N°5, 2010, p. 22 52 D’après les mots du Maire Michael Bloomberg dans l’historique annexé à la réédition de l’album de Joel Sternfeld, Joel Sternfeld Walking the High Line, Göttingen, Steidl Verlag, 2012 53 Douglas Kremer, « Un chemin de fer nommé désir », IN, Criticat, N°5, 2010, p. 23 54 Ibidem, p. 30 55 Ibidem, p. 29 56 Georges Descombes, Conférence L’infrastructure comme un jardin, Cycle de conférence « Infra / Super Structure, Maison de l’Architecture, Genève, 3 Novembre 2011. 49 50

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Avec son équipe57, ils ont souhaité intervenir sur un territoire en créant « un choc doux », ils veulent montrer ce qui a changé sans perturber l’équilibre naturel. Leur projet va beaucoup plus loin que la rénovation, c’est un projet dans le devenir, un projet qui regarde dans le futur, qui se sert du temps. C’est peut-être ce qu’il manque sur le projet de James Corner et Diller, Scofidio + Renfro. Ils n’ont pas créé un choc doux; la High Line a envoyé une onde de choc violente qui parcourt le quartier de Chelsea en le métamorphosant complètement en seulement quelques années. L’infrastructure est-elle du patrimoine ? L’infrastructure de la High Line est un témoignage vivant, qui fait office d’une sorte de sauvegarde et qui a gardé en partie son authenticité. Elle répond à un certain nombre des principes fondamentaux établis par la charte de Venise58. La High Line est en accord avec la troisième définition : « La conservation et la restauration des monuments visent à sauvegarder tout autant l’œuvre d’art que le témoin d’histoire ». Elle répond également aux textes relatifs à la conservation des articles 5 et 7 : « La conservation des monuments est toujours favorisée par l’affectation de ceux-ci à une fonction utile à la société ; une telle affectation est donc souhaitable mais elle ne peut altérer l’ordonnance ou le décor des édifices », « Le monument est inséparable de l’histoire dont il est le témoin et du milieu où il se situe ». La High Line a donc gardé son rôle de déplacement utile à la société sans altérer la structure primaire de l’édifice et son histoire est racontée à travers les aménagements des concepteurs. Elle répond également à l’article 9 concernant la restauration qui « a pour but de conserver et de révéler les valeurs esthétiques et historiques du monument et se fonde sur le respect de la substance ancienne et de documents authentiques.» Il y a, selon, Kevin Lynch, trois moyens de préserver un environnement dit ancien, « la marque du temps peut être maintenue, imitée ou déplacée 59». Dans le cas de la High Line, même si à première vue c’est un travail de restauration qui semble avoir été effectué, l’imitation par la reconstruction d’une « copie attentive de l’état “originel” tel qu’il était connu60 » sur le même site est le véritable acte de préservation. « Les infrastructures sont durables ou la ville lourde » 61 est la thèse qui fonde une partie du propos dans le cadre de cette étude. Les chemins de fer sont considérés comme éternels ou presque et leurs qualités (matérialité, fonction, coût) les protègent de la destruction. Ainsi l’infrastructure peut être réhabilitée comme l’architecture. La High Line peut être considérée comme une réhabilitation d’un monument historique, puisqu’elle répond aux exigences concernant les bâtiments historiques. Projet réalisé par Georges Descombes, et ses partenaires du bureau ADR (Atelier Julien Descombes et Marco Rampini), associés à Biotec, hydrologistes et à Léman-eau, ingénieurs écologues, qui forment l’équipe Superpositions. Pour plus de détails sur le sujet, consulter l’article de Lorette Coen, «L’aire, la rivière qui travaille à distance pour la ville», IN, Criticat n°10, 2012, p105-113 58 Piero Gazzola, «La restauration des monuments : historique», IN, La conservation et la restauration des monuments et bâtiments historiques, Paris, UNESCO, 1973, 288p. 59 Kevin Lynch, What time is this place ?, Cambridge, MIT Press, 1972, traduction de l’anglais par Chahrazade Alloueche et Michel Milunovic. 60 Ibidem 61 Claude Prélorenzo, «L’immobilité des infrastructures», IN, Claude Prelorenzo et Dominique Rouillard (dir.), Le temps des infrastructures, Paris, L’Harmattan, 2007. 57

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L’infrastructure est un patrimoine puisqu’elle a la valeur d’architecture en terme de réhabilitation. Le mot patrimoine est, selon Georges Descombes, le contraire de tout ce qu’il faut faire, on doit « se servir des traces dormantes pour courir vers le futur. » « Parmi les traces trouvées pour fonder un projet, il faut garder quelque chose qui permettra de mesurer l’écart entre ce qu’on a trouvé et ce qu’on a modifié. 62 » Quelle place aujourd’hui pour la réhabilitation des infrastructures dans les villes ? L’infrastructure fait partie intégrante de notre patrimoine, elle est de l’architecture, ou en tout cas on peut la regarder d’un point de vue architectural. Elle engendre les mêmes questions de réhabilitation que celles concernant les monuments historiques. De quelle manière la réhabilitation de cette infrastructure va-t-elle s’opérer, puisque comme pour les monuments classés, leur reconversion entraine des aménagements contemporains ? « Les réhabilitations de bâtiments industriels désaffectés — initialement les plus éloignés du monument et aux réaffectations totalement “libres”, sans la crainte par un classement “Monument Historique” — et la réussite de leur reconversion ont grandement favorisé des initiatives sur les monuments protégés et ont conduit à réapprendre une pratique qui a pu sembler renaître. »63 « Faire le projet “avec” l’existant est une démarche récente dès lors qu’elle intervient comme une théorie du projet lui-même, et non comme nécessité ou occasion foncière » 64. Cette nouvelle démarche engagée par les architectes et urbanistes permet d’« étendre la compréhension du patrimoine à l’ensemble de la ville, poussant l’idée qu’il faut arrêter de la refaire, mais tâcher plutôt de la retravailler sur place, sur elle-même65 ».

La poétique de l’infrastructure La friche ferroviaire La High-Line est une réhabilitation d’une image à un temps donné. On se pose, alors la question de quelle image doit prendre la reconversion. Dans ce cas, elle prend celle de la friche ferroviaire qui s’est spontanément installée depuis l’arrêt du trafic. C’est cette poétique de la friche qui a inspiré les concepteurs. Les images de références de la nature sont les photographies de Joel Sternfeld prises entre 2000 et 2002. « Le livre de Sternfeld a joué un rôle indéniable dans la prise de conscience de la beauté mélancolique de la High Line abandonnée »66. Georges Descombes, Conférence L’infrastructure comme un jardin, Cycle de conférence « Infra / Super Structure, Maison de l’Architecture, Genève, 3 Novembre 2011. 63 Dominique Rouillard, Architectures contemporaines et monuments historiques, Paris, Le Moniteur, 2006, p. 28 64 Ibidem 65 Ibidem, p. 30 66 D’après les notes du traducteur de Douglas Kremer, « Un chemin de fer nommé désir », IN, Criticat, N°5, 2010, p. 22 62

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La friche ferroviaire que personne ne voulait voir depuis sa fenêtre aurait pu être totalement éradiquée pour être remplacée par un espace plus lisse, plus réglementé. Même si l’inspiration des concepteurs est la friche ferroviaire photographiée par Joel Sternfeld, on ne ressent cette atmosphère que dans les essences végétales plantées qui envahissent les quelques rails propres disposés là. Le reste est un espace stérilisé où des panonceaux interdisent de marcher sur les espaces végétalisés. Fallait-il revenir à une origine de l’image de l’infrastructure ? Mais quelle est cette image d’origine ? L’origine de l’infrastructure est-elle le temps avant sa construction ? Le temps pendant son utilisation ? En ce qui concerne l’époque où les trains y circulaient encore, Peter Obletz en était un grand passionné. Si la vente n’avait pas échoué, le destin de la High Line aurait été autrement. Alors que les concepteurs, James Corner et Diller Scofidio + Renfro, l’ont réhabilitée selon leur propre vision de la friche des années ??, Peter l’aurait, lui, probablement restaurer selon l’image qu’il gardait en tête de l’apogée du trafic sur cette voie. La friche ferroviaire, imaginaire poétique d’une nature spontanée, légère, mouvante, changeante, offre des variations d’ambiances sur le même thème : un « paysage infrastructurel dégradé »67. La poétique de la High Line vient notamment de la reconstruction de cette friche. Elle n’a donc plus grand-chose de lyrique puisqu’elle n’est plus d’origine. Elle n’est qu’une image à temps donné de ce que la High Line était. Elle devient stérile par sa création par l’Homme, elle devient un artefact au lieu d’être un paysage naturel. La friche est par définition spontanée, alors créer une friche est une idée fantasmagorique. Le fantasme manhattannien Le projet de James Corner et Diller Scofidio + Renfro a pour objectif affiché de recréer la nature spontanée qui avait envahi la voie ferrée pendant des décennies. Ils ont souhaité créer artificiellement une nature déjà présente sur le site avant leur intervention. Bien sûr, comme pour Central Park, cette nature artéfactée68 n’est qu’une exagération des paysages (Fig. 15) qui se déployaient sur la High Line. Tout comme Central Park, la High Line peut être assimilée à une machine paysagée, une infrastructure à l’échelle et à l’image de la métropole. Central Park n’est pas la préservation d’une parcelle naturelle sur l’île de Mannahatta69, mais un immense chantier d’infrastructures invisibles. « Un tapis d’Arcadie synthétique », « une conservation taxidermique de la nature qui illustre pour l’éternité le drame de la nature dépassée par la culture.»70. Rem Koolhaas décrit le fantasme de Central Park mais ses termes sont applicables à la High Line. « L’art des jardins, relativement affranchi du devoir de satisfaire à d’autres besoins que le plaisir, consisterait dans la représentation ou l’imitation in situ d’éléments, motifs et dispositifs Caroline Maniaque, «Métamorphoses d’infrastructures. Des carrières de l’Hudson River à la High Line new-yorkaise», IN, Dominique Rouillard (dir.), L’infraville. Futurs des infrastructures, Paris, Archibooks + Sautereau Editeurs, 2012. 68 Référence à « artefacts bâtis », Claude Prélorenzo, «L’immobilité des infrastructures», IN, Claude Prelorenzo et Dominique Rouillard (dir.), Le temps des infrastructures, Paris, L’Harmattan, 2007. 69 L’île aux 35 collinnes en Indien 70 Rem Koolhaas, New York délire: un manifeste rétroactif pour Manhattan, Marseille, Parenthèse, 2002 (1978), 318p 67

Fig. 15 Exagération des paysages. Vue satirique du paysage de Brown (en haut) en comparaison avec la vue pittoresque de ce même parc (en-bas). John Dixon Hunt, L’art du jardin et son histoire, Paris, Odile Jacob, 1996 Gravure par Poncy d’après Hearne, publié dans The Landscape de Richard Payne Knight (1794), cliché de Cambridge University Library.

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de la nature sauvage ou transformée »71. Tout comme le grand parc manhattanien qui représente une réduction de l’île sauvage, la High Line représente « l’apothéose de la transformation du West Side sauvage et dangereux en un dépôt à ciel ouvert, un pot-pourri de simulations visuelles parfaitement adapté au trouble du déficit d’attention dont souffre notre époque »72. Il faut cependant expliquer que le défi qu’a représenté l’installation d’un espace vert sur une vieille structure aérienne n’est pas entièrement comparable a celui de Central Park. La superficie, l’époque, les techniques ne sont plus les mêmes, ni le contexte. En effet, Central Park est aujourd’hui un vide paysager dans la trame de la métropole, mais à l’époque de sa construction, c’était un parc dans une grille vide, le terrain était à l’extérieur des limites de la ville. Le défi était donc de pousser la ville assez loin pour qu’il se retrouve en son centre. Alors que dans le cas de la High Line, la ville est déjà là, le quartier avait déjà entamé sa mutation. Il y a là moins de risques dans ce projet semble-t-il. Les deux sont cependant comparables en tant qu’infrastructures. Central Parc est une méga-infrastructure qui permet l’illusion d’un espace naturel préservé. C’est aussi le cas de la High Line, pour laquelle la création d’un environnement dit sauvage n’est possible que par les réseaux disposés entre la structure principale et le platelage. Ainsi, le fantasme d’un contrôle de la nature par l’Homme est présent. Le besoin de créer une nature artificielle et condensée est une tromperie typique à cette métropole. Comme l’affirme Douglas Kremer dans son article, la High Line n’est pas un parc, « on regarde les fleurs, les arbres et l’herbe, conscient d’être ni dans un jardin botanique, ni dans un parc »,73 mais dans un « paysage factice »74 où « il manque la capacité physique et spatiale de fonctionner comme un vrai parc »75. Elle « n’est pas une sculpture, issue d’un acte d’organisation d’espaces et de volumes livrée comme telle, mais une collection fortuite de fragments topographiques télescopés, aux distances abolies, où j’investis du sens parce que je lui reconnais la dignité d’un système formel et que je la traite, en somme, à l’égal d’une œuvre »76. La nature supposée spontanée devient alors un artefact, une œuvre d’art, qui par définition n’est pas fonctionnelle. L’art sert à évoquer des sentiments, des sensations et ne peut pas être une architecture à lui seul. « Une fois encore apparaît donc que nous n’éprouvons la beauté de la nature que lorsque nous maintenons avec elle la même relation que nous avons avec les œuvres d’art : comme après un voyage métaphysique, il faut avoir le sentiment d’y venir comme à quelque monde inconnu mais nous ne pouvons que contempler, comme pour y commencer une nouvelle vie mais que nous ne pouvons que réver77 ». Sébastien Marot, L’art de la mémoire, le territoire et l’architetcure, Paris, Editions de la Villette, 2010, p. 32 72 Douglas Kremer, « Un chemin de fer nommé désir », IN, Criticat, N°5, 2010, p. 32 73 Ibidem 74 Ibidem 75 Ibidem 76 André Corboz, « Le territoire comme palimpseste », IN André Corboz, Le territoire comme palimpseste et autres essais, Paris, L’imprimeur, 2001 77 Nicolas Grimaldi, « L’esthétique de la belle nature, Problèmes d’une esthétique du paysage », IN, Francois Dagognet (dir.), Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel, Champs Vallon, 1982, 239p. 71

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La création artificielle d’une nature est comparable à une oeuvre d’art. Elle impose une symbolique de domination de l’Homme sur la Nature. Le fantasme ne serait-il pas de pouvoir accéder à une vraie nature en friche sur une infrastructure abandonnée ? Les concepteurs ont fait de cette nature poétique photographiée par Joel Sternfeld un artifice de nature qui dessert l’histoire du quartier et renvoie le promeneur dans une utopie paysagère. Il aurait peut-être fallu intégrer uniquement des accès sur cette voie ferrée pour qu’elle devienne une promenade où l’histoire du lieu aurait continué de s’écrire sous les pas des visiteurs. Les amis de la High Line et « leur admirable nostalgie les a amenés à faire des compromis dont ils ont perdu le contrôle »78. La High Line est un objet de fantasme, à l’image de Manhattan. L’artificiel qui veut nous faire croire qu’il est naturel fait partie de la culture newyorkaise. Le lien avec le territoire Au-delà de leurs qualités, les deux projets tentent de parler du site au-delà de leur programme propre. C’est ce qu’Ariella Masboungi définit comme le premier point d’un projet de qualité qui dialogue avec un territoire beaucoup plus étendu que son emprise stricte. L’infrastructure transformée en parc raconte l’histoire du grand paysage, de la métropole et fait écho au territoire dans sa dimension la plus large. L’ infrastructure n’est pas une poétique en elle-même, mais parce qu’elle représente la possibilité d’un ailleurs, d’un lien avec un territoire autre que celui sur lequel on se trouve. Ainsi, la High Line rappelle les paysages industriels delaissés par son vocabulaire, et la Promenade Plantée « et ses ouvrages ont constitué (…) un moyen d’apprécier la géographie, un repère paysager79 » L’infrastructure matérialise le lien entre la ville ancrée dans son territoire et ce territoire lui-même. Créer un paysage naturel permet au projet de faire écho au grand territoire, et d’étendre son impact idéaliste au-delà de l’emprise même de l’infrastructure. Ces deux projets dialoguent avec un monde plus étendu que le leur. Ils developpent des questionnements qui ont à voir avec d’autres territoires, d’autres enjeux urbains, sociologiques et géopolitiques. « Face aux bouleversements des développements urbains de la fin du millénaire, comment comprendre les lieux ou les non lieux des nouveaux paysages et comment agir sur eux ? 80 » Il faut peut-être « admettre d’investir pour modifier la réalité, le sens et la perception des lieux, leur conférer de la qualité, afin qu’un jour ils soient aptes à attirer des investisseurs, des programmes, des lieux de vie.81»

Douglas Kremer, «Un chemin de fer nommé désir», IN, Criticat, N°5, 2010, p. 32 Sébastien Marot, Bastille – Vincennes, visite de la promenade plantée, IN Le Visiteur, N°2, 1996, p. 6-49 80 Ariella Masboungi (dir.), Penser la ville par le paysage, Paris, Éditions de la Villette, 2002, p. 7 81 Ibidem p. 15 78 79

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L’ utilisation des infrastructures, qu’elles soient ferroviaires ou non, permet une nouvelle organisation des métropoles se basant sur les traces dormantes pour fonder leur extension. « Le siècle n’est plus à l’extension des villes, mais à l’approfondissement des territoires.82 » C’est par la voie du recyclage que se forment l’histoire et l’empreinte de la ville, son image, son « palimpseste83 ». « Les habitants d’un territoire ne cessent de raturer et de réécrire le vieux grimoire des sols.84 » L’infrastructure ferroviaire est une construction particulièrement adaptée à la réhabilitation en jardin linéaire. Il en existe beaucoup dans les villes, elles sont un potentiel non négligeable de basculement de la ville automobile à la ville piétonne. Elles permettent des liaisons sous différentes formes de transports écologiques et économiques qui semblent être l’avenir des métropoles. Les infrastructures ainsi recyclées sont des opportunités de dynamisation des quartiers délaissés par les activités industrielles. Elles permettent la valorisation des tissus urbains sur lesquels elles s’appuient et peuvent même devenir de véritables colonnes vertébrales du développement extra-muros des villes reliant facilement, rapidement et à moindre impact écologique l’agglomération et son centre. « En la rendant intégralement à la promenade et aux pratiques de la ville, il s’agissait, tout en respectant le tracé et l’esprit de cette ligne de partage, de révéler la variété des paysages urbains qui se sont appuyés sur elle et de rendre perceptible ce rôle urbanogène du chemin de fer et de ses ouvrages. En somme, l’enjeu du projet était, en héritant du puissant patrimoine de l’infrastructure dans son corps à corps avec la ville, d’offrir aux promeneurs une aventure passionnante à travers les décors variés de la “fabrique” parisienne“85 ». Dédiées principalement aux loisirs et aux déplacements légers, ces nouvelles promenades permettent une amélioration de la qualité de vie. Mais il ne faut pas oublier qu’elles ont une histoire et que la moindre modification impactera au-delà même des quartiers traversés. D’autre part, « auparavant bien symbolique, le paysage devient, à l’ère postindustrielle, une marchandise que l’on peut fabriquer ou consommer, une forme du spectacle.86 » Il est aujourd’hui un produit de consommation, pure fabrication de l’homme qui tente de le rendre le plus originel possible. L’exagération ne convient pas à la Nature et transforme le paysage en un décor complètement fantasmagorique.

Sébastien Marot, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Paris, Éditions de la Villette, 2010, p. 131 83 André Corboz, « Le territoire comme palimpseste », IN André Corboz, Le territoire comme palimpseste et autres essais, Paris, L’imprimeur, 2001, p. 228 84 Ibidem, p. 213 85 Sébastien Marot, Bastille – Vincennes, visite de la promenade plantée, IN Le Visiteur, N°2, 1996, p. 6-49 86 Suzanne Paquet, Le paysage façonné, les territoires postindustriels, l’art et l’usage, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009, 235p. 82

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Synthèse La troisième nature que représente le jardin est présente dans les métropoles sous différentes typologies et notamment sous la forme de grands parcs. Mais il ne faut pas oublier les parcs et jardins linéaires qui sont de plus en plus fréquents dans les villes. Ils se développent le plus souvent sur d’anciennes traces urbaines et notamment celle des infrastructures. L’infrastructure peut alors devenir un jardin. Cette transformation permet d’offrir plus de place aux piétons dans le paysage urbain. En effet, les grandes infrastructures tendent à être reculées des cœurs des villes et leur retrait délivre une opportunité foncière non négligeable. Ces infrastructures, principalement ferroviaires, réhabilitées en promenades plantées piétonnes et parcs linéaires sont des nouvelles formes d’espaces verts qui participent aujourd’hui à la nouvelle écriture paysagère dans nos villes. Leur reconversion au sein de l’espace public métropolitain devient une question importante. Cette recherche se construit à travers les exemples de la promenade plantée de Bastille à Vincennes et la High Line new-yorkaise. Peut-on encore considérer ces deux projets comme des infrastructures alors qu’elles ont perdu leur fonction de transport ? La promenade de High Line et la promenade plantée parisienne possèdentelles aujourd’hui tous ces critères, qui feraient encore d’elles des infrastructures ? Quelles transformations les quartiers ont-ils subi pour accueillir la transformation d’une infrastructure délaissée en parc ? Il s’agit alors d’étudier comment s’opère la reconversion en espaces paysagers des infrastructures dans les villes. Les regards changent, la ville autrefois alourdie par des infrastructures en attente de devenir est « renaturée1» par de nouvelles utilisations de ces espaces. Les infrastructures ferroviaires sont de véritables supports de reconversion utilisables et capables de créer une plus value dans le tissu urbain. Le jardin est aujourd’hui la principale reconversion de ces espaces industriels délaissés. Leur position stratégique dans les villes comme infrastructures utilitaires et leur fabrication qui permet de réutiliser la structure comme un support à n’importe quelle autre fonction sont les qualités qui permettent une reconversion. Le changement de regard qu’on leur porte dévoile tout le potentiel du recyclage de ces espaces. Le support va être un élément déterminant dans le choix de la nouvelle image que l’on souhaite donner à l’infrastructure. L’acte de réhabilitation prend parfois le dessus sur la présence même de l’infrastructure. L’infrastructure créée est l’image d’un temps donné, choisi par les concepteurs de la promenade newyorkaise. Ils tentent de rappeler le passé et la fonction de l’infrastructure. En revanche, l’appel au passé se trouve simplement dans le fait de réutiliser le support comme pour la promenade Bastille - Vincennes. L’acte de réhabilitation nécessite de la détourner complètement d’un quelconque passé ou bien de faire le choix d’un temps passé pour le retranscrire. En ce point il se rapproche de la réhabilitation du patrimoine, où l’on choisit une époque de l’histoire du bâtiment que l’on souhaite révéler. L’infrastructure a le potentiel de pouvoir être réhabilitée, elle a une valeur d’architecture, c’est donc un patrimoine. Mais ces réhabilitations impactent considérablement sur les quartiers environnants. Ainsi, en réalisant le projet de la High Line, le quartier de Chelsea est devenu plus attractif, les loyers modérés ont laissé place au capitalisme qui génère une nouvelle économie et le quartier a perdu de son identité et de son histoire. L’infrastructure réhabilitée dégage une poétique attrayante aux projets architecturaux. La poétique de la High Line, par exemple, vient notamment de la reconstruction d’une friche. Elle n’a plus grand-chose de lyrique puisqu’elle n’est plus d’origine. Elle n’est qu’une image à temps donné de ce que la High Line était. Elle devient stérile par sa création par l’Homme, elle devient un artefact au lieu d’être un paysage naturel. La friche est par définition spontanée, fabriquer une friche est de l’ordre du fantasme, à l’image de Manhattan. La High Line est un artifice qui nous fait croire qu’il est naturel, propre à la culture new-yorkaise. Mais vouloir créer un paysage naturel permet au projet de faire écho au grand territoire, et d’étendre son impact fantasmagorique au-delà de l’emprise même de l’infrastructure.

Terme employé par Georges Descombes lors de sa conférence L’infrastructure comme un jardin, du cycle de conférence « Infra / Super 32 Structure » à la Maison de l’Architecture à Genève, le 3 Novembre 2011. 1


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