Le Monde Diplomatique de septembre 2011

Page 1

#

L I B Y E , L E S C O N D I T I O N S D E L’ U N I T É N AT I O N A L E –

page 16

ÉLOGE DU FLOU PAR GÉRARD MORDILLAT Page 27.

4,90 â‚Ź - Mensuel - 28 pages

N° 690 - 58 e annÊe. Septembre 2011

MANILLE, HONGKONG, PARIS

T ROIS ANS APRĂˆS

Profession, domestique

IndĂŠtrĂ´nables fauteurs de crise

NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL JULIEN BRYGO *

U

NE ROUTE sinueuse, des forĂŞts de pins verdoyantes et des hommes en uniforme. Soudain apparaissent les images de carte postale de la baie de Hongkong, ses haies d’immeubles et son essaim de navires. Au volant de sa berline dĂŠcapotable, Charlotte fait signe de la tĂŞte Ă l’agent de sĂŠcuritĂŠ ; et la barrière du Tertre de Stanley, un village privĂŠ portant le nom du cĂŠlèbre explorateur britannique, se lève.

Depuis 2005, cette expatriĂŠe franco-belge et son mari français coulent des jours heureux dans leur maison avec terrasse, Ă trente minutes du cĹ“ur de l’ ĂŠconomie la plus ouverte du monde (1) Âť. Monsieur occupe un poste stratĂŠgique de directeur ďŹ nancier dans une grande banque française. Madame ne travaille pas et s’adonne aux joies de la baignade dans la baie de Stanley, du tennis et de l’action humanitaire pour une grande organisation non gouvernementale (ONG) française. Pour leurs quatre enfants et leur grande maison, Charlotte et Paul ont besoin d’une ÂŤ nounou Âť, ĂŠquivalent europĂŠanisĂŠ de la ÂŤdomestiqueÂť. ÂŤLennie, s’extasie sa patronne, est tellement dĂŠvouĂŠe. Âť Mme Leonora Santos Torres garde les enfants, cuisine et fait le mĂŠnage. Elle est l’une des quelque * Journaliste.

SUPER WINDOW PROJECT

Le gouvernement français et une partie de la gauche voient dans les ÂŤ services Ă la personne Âť un gisement d’emplois providentiel. On compte quelque cent millions de travailleurs domestiques dans le monde. Aux Philippines, l’ exportation Âť de bonnes est devenue une industrie nationale, avec formation obligatoire et sĂŠminaires de prĂŠparation Ă l’exil. Nombre d’entre elles travaillent Ă Hongkong.

PA R

TAKASHI SUZUKI. –  Bau #0819 , 2009

290 600 domestiques ĂŠtrangères employĂŠes en 2011 Ă Hongkong. Chez Charlotte et Paul, elle vit, comme l’Êcrasante majoritĂŠ de ses collègues, dans une chambre de moins de cinq mètres carrĂŠs et se rend disponible jour et nuit pour veiller au confort de ses employeurs. Charlotte, qui n’a ÂŤ pas mis les pieds dans un supermarchĂŠ depuis quatre ans Âť et vit cette exonĂŠration des tâches domestiques comme une ÂŤ vĂŠritable libĂŠration Âť, s’Êtonne encore que son employĂŠe fasse sĂŠcher son maillot de bain quand elle rentre de la plage, sans qu’elle le lui demande. Pour s’offrir ce service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, six jours sur sept, le couple paie Mme Torres 5 000 dollars hongkongais (450 euros). ÂŤ C’est 100 euros de plus que le salaire minimum pour les domestiques Ă Hongkong, Ă raison d’au moins dix heures de travail par jour Âť, prĂŠcise Charlotte. Et, puisqu’elle et son mari n’autorisent pas l’employĂŠe Ă se servir dans le rĂŠfrigĂŠrateur, ils y ajoutent 55 euros par mois. ÂŤ C’est la loi Ă Hongkong Âť, explique-t-elle (2).

(Lire la suite page 10 et notre dossier pages 7 Ă 12.) (1) Le rapport 2011 sur l’indice de libertĂŠ ĂŠconomique ĂŠtabli par la Heritage Foundation et le Wall Street Journal classe cent soixante-dix-neuf pays sur la base de dix critères (commerce, commerce international, fiscalitĂŠ, taille du secteur public, monnaie, investissement, finance, droits de propriĂŠtĂŠ, corruption et libertĂŠ du travail). Hongkong – ici pris comme entitĂŠ autonome – est numĂŠro un en 2011. (2) En rĂŠalitĂŠ, l’allocation de nourriture incombant aux employeurs qui ne nourrissent pas leur domestique s’Êlève Ă 750 dollars hongkongais, soit 67 euros.

Addictions chinoises PA R M A R T I N E B U L A R D

D

LE KRACH

MĂŞme le ralentissement de la croissance en Chine et en Allemagne n’interrompt pas le durcissement des politiques d’austĂŠritĂŠ. Pendant que les socialistes espagnols entendent constitutionnaliser la rĂŠduction des dĂŠďŹ cits publics, la droite française, qui a dĂť se rĂŠsigner au relèvement cosmĂŠtique des impĂ´ts des plus riches, continue Ă tailler dans les dĂŠpenses de l’Etat. Après le krach ďŹ nancier de septembre 2008, on annonçait pourtant le retour de Keynes.

PA R I B R A H I M WA R D E *

C

E FUT, il y a trois ans, l’un de ces moments d’incertitude oĂš tout tremble, tout tangue et oĂš personne ne doute plus que tout va chavirer. Le 7 septembre 2008, le gouvernement amĂŠricain place sous tutelle Fannie Mae et Freddie Mac, deux mastodontes du crĂŠdit hypothĂŠcaire. Le 15, la vĂŠnĂŠrable banque d’affaires Lehman Brothers annonce sa faillite. Le 16, appelĂŠ Ă l’aide par le Wall Street Journal, Washington rachète American International Group (AIG), premier assureur du pays. La sidĂŠration gagne ; les Bourses plongent. La puissance publique amĂŠricaine nationalise une bonne partie du secteur automobile et injecte des centaines de milliards de dollars dans l’Êconomie. Keynes, le New Deal, l’Etat stratège sont de nouveau Ă l’honneur.

Dans un acte de contrition universelle, la bourgeoisie d’affaires jure alors que ÂŤ rien ne sera plus jamais comme avant Âť. Le premier ministre français François Fillon dĂŠcrit ÂŤ un monde au bord du gouffre Âť ; la couverture de Newsweek annonce, presque terriďŹ ĂŠe, ÂŤNous sommes tous socialistes Ă prĂŠsent Âť ; Time appelle Ă ÂŤ repenser Marx Âť pour ÂŤ trouver les * Professeur associĂŠ Ă la Fletcher School of Law and Diplomacy (Medford, Massachusetts). Auteur de Propagande impĂŠriale & guerre financière contre le terrorisme, Agone - Le Monde diplomatique, MarseilleParis, 2007.

moyens de sauver le capitalisme Âť, une issue (heureuse) qui semble si peu acquise au Washington Post qu’il s’interroge sous forme d’Êditorial plus macabre que joyeux : ÂŤLe capitalisme est-il mort?Âť (1). Et puis, tout se remet en place. Certes, il y eut un bref intermède durant lequel les ĂŠlites politiques et ďŹ nancières, autrefois couvertes de gloire et qui avaient menĂŠ l’Êconomie mondiale au bord du gouffre, connurent une traversĂŠe du dĂŠsert (qui leur permit plus tard de se dire persĂŠcutĂŠes) ; mais elles ont repris du poil de la bĂŞte. Il y eut des dĂŠclarations, des grands-messes riches de promesses – restĂŠes sans suite. Il y eut enďŹ n des lois votĂŠes, mais dont les applications concrètes – qu’il s’agisse de nouvelles architectures de supervision, de renforcement des règles prudentielles, d’encadrement des bonus ou de protection du consommateur – se sont avĂŠrĂŠes plus que modestes (2). (Lire la suite page 22.) (1) Respectivement Newsweek, New York, 16 fĂŠvrier 2009 ; Time, New York, 2 fĂŠvrier 2009 ; The Washington Post National Weekly Edition, 27 octobre 2008. (2) ÂŤ A year later, Dodd-Frank delays are piling upÂť et ÂŤWall Street continues to spend big on lobbyingÂť, The New York Times, 22 juillet et 1er aoĂťt 2011.

ES Etats-Unis tancÊs et privÊs de la note de meilleur Êlève

de la classe (capitaliste); une Chine sollicitÊe pour renouer les caisses et impulser la croissance mondiale. Même dans leurs rêves nationalistes les plus fous, les dirigeants chinois n’auraient pu imaginer plus spectaculaire basculement de l’histoire.

Ils ne se privent donc plus de donner des leçons Ă cette AmĂŠrique ÂŤ qui doit soigner son addiction Ă la dette Âť (Xinhua, 7 aoĂťt 2011). Et prĂŠcisent que PĂŠkin ÂŤ a tous les droits d’exiger des Etats-Unis qu’ils s’attaquent Ă leur problème structurelÂť. Qui paye le bal mène la danse. Or la Chine se montre très gĂŠnĂŠreuse : elle a accumulĂŠ en bons du TrĂŠsor amĂŠricain 1 170 milliards de dollars, soit l’Êquivalent ou presque de la richesse annuelle produite par la Russie. Une arme ďŹ nancière qu’elle utilise politiquement, renvoyant les Occidentaux Ă leurs turpitudes. On aurait tort de croire qu’à ce jeu elle est isolĂŠe. Dans la rĂŠgion, les souvenirs des mesures imposĂŠes en 1997-1998 par le Fonds monĂŠtaire international (FMI) restent vifs. L’ex-ambassadeur singapourien Kishore Mahbubani fait remarquer, non sans ironie : ÂŤTous les conseils que les pays asiatiques ont reçus ont ĂŠtĂŠ ignorĂŠs par l’Occident (1).Âť MalgrĂŠ des tensions territoriales en mer de Chine mĂŠridionale, les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase) ont donc, le 9 aoĂťt, mis l’accent sur la complĂŠmentaritĂŠ des ĂŠconomies asiatiques. Leur voisin est encombrant, voire arrogant ; mais, en cas de crise aggravĂŠe, il dispose de moyens sonnants et trĂŠbuchants. La Chine, qui aime Ă parler addiction, devrait cependant balayer devant sa porte. Elle aussi est ÂŤ accro Âť Ă la dette : celle de l’AmĂŠrique, qui lui permet de placer sans trop de risques ses

excĂŠdents ďŹ nanciers et de continuer Ă exporter Ă crĂŠdit. N’estelle pas dĂŠsormais le premier bailleur de fonds ĂŠtranger des Etats-Unis, devant le Japon ? Ce qui lui apporte au moins autant de contraintes que de droits. Elle ne peut arrĂŞter net l’achat de bons du TrĂŠsor sans risquer de provoquer une baisse du billet vert : ses ĂŠnormes rĂŠserves (en dollars) se dĂŠgoneraient alors comme une baudruche.

$ ! $

Ne voulant pas utiliser une telle bombe atomique ďŹ nancière, la Chine cherche Ă se dĂŠgager de cette dĂŠpendance en internationalisant sa monnaie pour rĂŠduire les privilèges du dollar. Elle multiplie les possibilitĂŠs d’acheter des bons du TrĂŠsor chinois en yuans Ă la Bourse de Hongkong, attirant ainsi des capitaux de moins en moins contrĂ´lables. Le jeu est pĂŠrilleux. Mais, convaincu par ailleurs que ses dĂŠbouchĂŠs extĂŠrieurs vont se rĂŠduire, PĂŠkin tente ĂŠgalement de rĂŠorienter son ĂŠconomie vers le marchĂŠ intĂŠrieur. La mutation est amorcĂŠe : salaires en hausse, minimum retraite gĂŠnĂŠralisĂŠ, etc. Trop lente et surtout trop inĂŠgalitaire, la course contre la montre est loin d’être gagnĂŠe. Croire cependant, comme les pays occidentaux, qu’une rĂŠĂŠvaluation du yuan et une hausse des importations chinoises sufďŹ raient Ă relancer la machine est une vue de l’esprit. Surtout pour un pays en voie de dĂŠsindustrialisation comme la France, dont le dĂŠďŹ cit extĂŠrieur s’explique largement par la production automobile rĂŠalisĂŠe Ă l’Êtranger par des constructeurs nationaux... et rĂŠimportĂŠe. LĂ aussi, soigner l’addiction aux proďŹ ts devrait ĂŞtre prioritaire.

# !

$

(1) The Economist, Londres, 20 aoĂťt 2011.

# S O M M A I R E C O M P L E T E N PA G E 2 8 Afrique CFA : 2 200 F CFA, AlgĂŠrie : 200 DA, Allemagne : 4,90 â‚Ź, Antilles-Guyane : 4,95 â‚Ź, Autriche : 4,90 â‚Ź, Belgique : 4,90 â‚Ź, Canada : 6,75 $C, Espagne : 4,90 â‚Ź, Etats-Unis : 6,75 $US, Grande-Bretagne : 3,95 ÂŁ, Grèce : 4,90 â‚Ź, Hongrie : 1500 HUF, Irlande : 4,90 â‚Ź, Italie : 4,90 â‚Ź, Luxembourg : 4,90 â‚Ź, Maroc : 28 DH, Pays-Bas : 4,90 â‚Ź, Portugal (cont.) : 4,90 â‚Ź, RĂŠunion : 4,95 â‚Ź, Suisse : 7,80 CHF, TOM : 700 CFP, Tunisie : 5,50 DT.

herve.ancel@gmail.com

! """ !


SEPTEMBRE 2011 – LE

MONDE diplomatique

2

La raison du plus fou déjà il y a dix ans des journaux et des formations politiques pour arguer que les mesures d’austérité aggravaient les crises, que la fiscalité devait écrêter les plus hauts revenus, qu’une taxe sur les transactions financières s’imposait sans tarder, que l’euro comportait un vice de construction. On en trouvait, certes, mais des journaux jugés trop archaïques pour que des revues de presse condescendent à les citer, et des partis confinés au rôle de figurants du cinéma démocratique. Or, dans la bataille idéologique comme au guichet des banques, le crédit va aux puissants. Pour que ces vues autrefois hérétiques ou biscornues s’imposent aux commentateurs, il a donc suffi que d’autres, plus légitimes, les énoncent.

O

N TROUVAIT

« L’euro est au bord du gouffre » , annonce M. Jacques Delors, ancien ministre des finances, président de la Commission européenne de 1985 à 1994, concepteur avec M. Helmut Kohl et François Mitterrand d’une union économique et monétaire fondée sur la libre circulation des capitaux. Quelques mois plus tôt, tel Pancho Villa ou Ravachol, il vitupérait la gloutonnerie des puissants : « Entendre les conseillers des banques nous intimer l’ordre de réduire les déficits publics puis, lorsque cela est en bonne voie, s’alarmer de la panne de croissance qui pourrait en résulter est une double peine insupportable (1) ! » Fustigerat-il demain l’imprévoyance des architectes de l’Europe ?

Dans sa colère, M. Delors a été rejoint par une autre indignée : Mme Christine Lagarde. Devenue directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), l’ancienne ministre des finances choisie par M. Nicolas Sarkozy pour diminuer à la fois les impôts des plus riches et le nombre de fonctionnaires estime à présent que « les réductions de dépenses ne suffiront pas, les recettes doivent également augmenter, et le premier choix doit porter sur les mesures qui affectent le moins la demande » . Il y a quelques mois, Mme Lagarde se souciait de devancer les attentes des marchés ; elle conclut dorénavant que leurs désirs sont trop contradictoires pour qu’on puisse les satisfaire. « Les marchés peuvent être de deux avis : s’ils désapprouvent une dette publique élevée – et peuvent saluer une forte consolidation budgétaire –, ils apprécient encore moins une croissance faible ou négative (2). » « Désarmer les marchés » et « faire payer les riches » figuraient également sur la liste des propositions que l’on ne formulait plus depuis la chute du mur de Berlin sans encourir le soupçon de « simplisme » et de « populisme ». Hier jugée « irréalisable » ou « gauchiste », la taxe européenne sur les transactions financières compte désormais M. Sarkozy et la chancelière allemande Angela Merkel au nombre de ses fervents partisans. L’arme fiscale, nous juraiton, décourageait l’investissement (donc l’emploi) et provoquait la fuite des capitaux. Las, un spéculateur, deuxième fortune du pays le plus riche du monde,

C O U R RIE R DES LE C TE U R S

réclame un relèvement sensible de son taux d’imposition, inférieur selon lui à celui de ses employés. Et M. Warren Buffett d’ajouter : « J’ai travaillé avec des investisseurs pendant soixante ans et je n’ai encore vu personne s’abstenir d’un placement raisonnable à cause du taux d’imposition sur les plusvalues potentielles. Les gens investissent pour gagner de l’argent et la fiscalité ne les a jamais effrayés. » Comme cela vient d’Amérique, l’idée séduit aussitôt sur le Vieux Continent un patron épris de publicité comme M. Maurice Lévy, président-directeur général (PDG) de Publicis, et d’autres que certains aigris suspectaient de rapacité : devançant le boulet fiscal, Mme Liliane Bettencourt ainsi que les PDG de la Société générale et de Total appellent à une « contribution exceptionnelle » pour les plus favorisés (3). Dans le conte célèbre d’Antoine de Saint-Exupéry, le lecteur apprend que la planète du Petit Prince, l’astéroïde B 612, avait été repérée par un astronome turc auquel nul ne prêta attention jusqu’au jour où il présenta sa découverte habillé à l’européenne. En économie, le costume de la respectabilité porte d’autres rayures : il faut s’être beaucoup trompé (ou beaucoup enrichi) pour espérer se faire entendre.

PIERRE RIMBERT. (1) Le Monde, 8 décembre 2010. (2) Le Figaro, Paris, 16 août 2011. (3) The New York Times, 14 août 2011 ; Le Nouvel Observateur, Paris, 25 août 2011.

Yougoslavie M. Fabrice Garniron (Villejuif) réagit à un passage du reportage de Jean-Arnault Dérens, « Balade en “Yougonostalgie”», publié dans Le Monde diplomatique d’août 2011 : Jean-Arnault Dérens met en parallèle oustachis [fascistes croates] et tchetniks [résistants serbes non communistes], ces derniers ayant selon lui « versé progressivement dans la collaboration » avec l’Allemagne nazie. Mais n’est-il pas lui-même influencé par l’histoire officielle que le titisme a faite de la Résistance ? Si l’accusation de collaborationnisme a été récurrente sous le maréchal Tito pour légitimer le régime comme seule véritable incarnation de l’antifascisme, les faits sont là et montrent que, avant même l’arrivée des troupes hitlériennes en Yougoslavie, en avril 1941, un puissant mouvement de résistance nationale contre l’Allemagne nazie existait en Serbie indépendamment de Tito. C’est en effet avant l’arrivée des troupes allemandes que les Serbes firent tomber leur gouvernement, alors que ce dernier s’apprêtait, en mars 1941, à signer le pacte tripartite avec Hitler. Et ce n’est pas Tito, mais Draza Mihailovic qui, dès avril 1941, fut le premier à déclarer la guerre à l’occupant. C’est encore Mihailovic que de Gaulle décora depuis Londres, en 1943, et qu’il considéra jusqu’au bout comme « un héros légendaire ». Enfin, ce n’est pas pour sa prétendue « collaboration » que Tito le fit exé-

cuter en 1946, mais uniquement parce que celui-ci, s’il était resté en vie, aurait représenté un obstacle à son pouvoir absolu. C’est en arguant des accords de cessezle-feu que certains lieutenants de Mihailovic ont parfois passés avec les troupes italiennes que l’histoire officielle titiste a fait passer la « guerre dans la guerre » entre résistants tchetniks et communistes pour un combat entre fascisme et antifascisme. Pourtant, aussi peu glorieux soient-ils, ces accords ne permettent pas de conclure à un basculement général de la résistance nationaliste dans la collaboration et le fascisme. A cet égard, la résistance titiste elle-même n’est pas irréprochable, puisqu’il lui est arrivé de passer des compromis avec l’occupant nazi pour mieux écraser ses rivaux nationalistes. Toutes ces trahisons doivent être remises dans le contexte d’un affrontement qui, des deux côtés, fut sans merci entre les deux branches de la Résistance en Yougoslavie. Quelques mots enfin sur Dobrica Cosic, que Jean-Arnault Dérens présente comme un écrivain « très nationaliste ». Rappelons que, dans les années 1980, cet écrivain fut à l’initiative d’un comité ayant pour but d’organiser une opposition démocratique à l’échelle de la Yougoslavie. Et que, dès les années 1960, il conçut un plan de partage du Kosovo entre Albanais et Serbes, reconnaissant les droits historiques des uns et des autres sur cette terre. Sans doute est-il facile de trouver un écrivain plus « nationaliste » que Dobrica Cosic. Vous souhaitez réagir à l’un de nos articles : Courrier des lecteurs, 1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris

COUPURES DE PRESSE

ou courrier@monde-diplomatique.fr

MODÈLE RHÉNAN Journaliste au quotidien britannique The Guardian, Aditya Chakrabortty propose un quiz à ses lecteurs (9 août). Quel est le pays développé qui a connu la plus forte croissance des inégalités et du taux de pauvreté au cours des dernières années (selon la très sérieuse OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques]) ? Laissez-moi deviner : vous hésitez entre le Royaume-Uni « en déclin » et les Etats-Unis d’après George W. Bush. Raté : il s’agit d’un pays de la zone euro. Et, dernier indice, les travailleurs y perçoivent certaines des rémunérations les plus faibles d’Europe occidentale. Facile, direz-vous : la Grèce, le Portugal ou l’un de ces pays en proie à la crise de l’euro ? Pas du tout : il s’agit de l’Allemagne.

OPÉRATION DE CHARME Le quotidien francophone Wal Fadjri se penche sur l’opération de séduction (économique et diplomatique) que mène actuellement l’Inde en Afrique (22 août). Dans le combat [des puissances émergentes sur le continent noir],

New Delhi n’entend pas jouer les figurants. Ainsi, ce ne sont pas moins de 5 milliards de dollars qui ont été prévus dans leur portefeuille pour le continent africain. Et ce dans des domaines aussi variés que le transport, les mines... Avec cette somme, le Sénégal compte bien tirer son épingle du jeu. Récemment, au cours d’une rencontre entre [le président Abdoulaye] Wade et le premier ministre indien Manmohan Singh, ce dernier avait annoncé la mise à la disposition du Sénégal d’un financement de 75 milliards de francs CFA [près de 115 millions d’euros] pour la deuxième phase du programme de mécanisation de l’agriculture sénégalaise. Avec pour cibles la vallée du fleuve Sénégal et la Casamance, deux zones de riziculture.

une telle pression sur leurs prestataires que ces derniers n’ont d’autre choix que de rogner sur la qualité ; un problème particulièrement aigu dans l’industrie automobile, où une poignée d’entreprises imposent leurs conditions à plus de quatre-vingt mille fabricants de pièces détachées. Parfois, les vendeurs promettent plus qu’ils ne sont en mesure de fournir, de façon à obtenir un contrat. (…) Il arrive également que des sociétés affaiblissent leur stratégie d’ensemble en délaissant, de façon peu judicieuse, la responsabilité de certaines activités. Les sociétés de service, par exemple, sous-traitent les plaintes à des centres d’appel étrangers, et s’interrogent après cela sur les raisons pour lesquelles leurs clients les détestent.

UNE INDE CORROMPUE

FAUSSE BONNE IDÉE L’hebdomadaire britannique The Economist suggère que les chefs d’entreprise hésiteraient désormais à sous-traiter certaines activités, les inconvénients l’emportant souvent sur les bénéfices (30 juillet). Le mécanisme de la sous-traitance peut se détraquer de mille et une façons. Il arrive que les sociétés exercent

Alors que l’ancien ministre indien des télécommunications est accusé d’avoir organisé le détournement de 28,5 milliards d’euros, un militant « apolitique », M. Anna Hazare, s’est lancé dans une grève de la faim pour obtenir une législation anticorruption. Son arrestation à la mi-août a suscité un tel émoi populaire que le gouvernement a dû le libérer. L’éditorialiste Shoma Chaudhury

regrette les erreurs du gouvernement (Tehelka, 27 août). Chaque société a besoin d’un projet exaltant et de dirigeants forts pour mobiliser. Or ce gouvernement semble sans tête. Il semble n’avoir ni les mots ni la politique pour se ressaisir, et il se laisse guider au fil des événements, en tablant sur le fait que les partis d’opposition, eux-mêmes en difficulté, ne sont pas en mesure de menacer électoralement son pouvoir.

« Le Monde diplomatique » à Aubagne Des journalistes et des collaborateurs du Monde diplomatique participeront aux conférences et rencontres organisées à Aubagne du 8 au 15 octobre 2011, dans le cadre du Forum mondial local « Aubagne à l’heure du monde », dont le journal est partenaire. La rédaction rencontrera les lecteurs, le samedi 8 octobre, à 16 heures, au théâtre municipal, lors d’un débat sur le thème : «De WikiLeaks à Al-Jazira, un nouvel ordre mondial de l’information», suivi d’un verre de l’amitié organisé avec les Amis du Monde diplomatique. (Programme disponible sur Aubagne.fr et dans notre supplément à paraître en octobre 2011.)

Soutenez-nous, abonnez-vous ! 1 an pour 49 € au lieu de 58,80 € *, soit plus de 16 % de réduction Coordonnées : M. I

RMD1100PBA008

M I me

Règlement :

RECTIFICATIFS Des erreurs se sont glissées dans l’article « A Hambourg, dans le laboratoire de l’écolo-bourgeoisie » (août 2011) : M. Karl-Theodor zu Guttenberg est une personnalité politique de l’Union chrétienne-sociale (CSU), et non du Parti libéral-démocrate (FDP) ; le discrédit du FDP est dû à M. Guido Westerwelle, ministre des affaires étrangères, et non à son ex-collègue de la défense. Par ailleurs, le Land le plus peuplé d’Allemagne n’est pas le BadeWurtemberg, mais la Rhénanie-du-NordWestphalie. Dans l’article de Dominique Vidal « Ceux qui parlent au nom des Juifs de France » (juillet 2011), les citations de Marianne et Actualité juive étaient extraites du livre de Samuel Ghiles-Meilhac, Le CRIF. De la Résistance juive à la tentation du lobby, Robert Laffont, Paris, 2011.

Edité par la SA Le Monde diplomatique, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance. Actionnaires : Société éditrice du Monde, Association Gunter Holzmann, Les Amis du Monde diplomatique 1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26 Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr Site Internet : www.monde-diplomatique.fr Directoire : Serge HALIMI, président, directeur de la publication (01-53-94-96-05), Alain GRESH, directeur adjoint (01-53-94-96-01), Bruno LOMBARD, directeur de la gestion (01-53-94-96-01) Responsable des éditions internationales et du développement : Anne-Cécile ROBERT Directeur de la rédaction : Serge HALIMI Rédactrice en chef : Martine BULARD Rédacteur en chef adjoint : Pierre RIMBERT Rédaction : Laurent BONELLI, Benoît BRÉVILLE, Mona CHOLLET, Alain GRESH, Renaud LAMBERT, Evelyne PIEILLER, Philippe RIVIÈRE, Philippe REKACEWICZ (cartographie), Anne-Cécile ROBERT Site Internet : Guillaume BAROU Conception artistique : Alice BARZILAY, Maria IERARDI Rédacteur documentaliste : Olivier PIRONET

I Chèque bancaire

Mise en pages et photogravure : Jérôme GRILLIÈRE, Didier ROY

à l’ordre du Monde diplomatique SA

M I lle

Correction : Pascal BEDOS, Xavier MONTHÉARD

Nom ......................................................................

I Carte bancaire Numéro de carte bancaire

Diffusion numérique : Vincent CARON Contrôle de gestion : Zaïa SAHALI Secrétariat : Anne CALLAIT-CHAVANEL (9605), Yuliya DAROUKA (9621), Sophie DURAND-NGÔ, attachée communication et développement (9674), Eleonora FALETTI (9601)

Prénom ...................................................................... Adresse ................................................................. ...............................................................................

Expire fin

Courriel : prénom.nom@monde-diplomatique.fr Fondateur : Hubert BEUVE-MÉRY. Anciens directeurs : François HONTI, Claude JULIEN, Ignacio RAMONET

Notez les trois derniers chiffres du numéro inscrit au dos de votre carte

Code postal................................

Pays ...................................................................... Courriel .................................................................

Signature obligatoire ²

Offre valable jusqu’au 31/12/2011. En application de la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978, vous bénéficiez d’un droit d’accès et de rectification des informations vous concernant (s’adresser au service des abonnements). Ces informations peuvent être exploitées par des sociétés partenaires du Monde diplomatique. Si vous ne souhaitez pas recevoir de propositions de ces sociétés, merci de cocher la case ci-contre I Le Monde diplomatique SA – RCS Paris B400 064 291

* Prix de vente au numéro

Localité ..................................................................

A renvoyer, accompagné de votre règlement, à l’adresse suivante :

Publicité : Laurent LEFILS (01-57-28-39-50)

Le Monde diplomatique, service abonnements, A 2300 - 62066 Arras Cedex 9 - France Tél. : 03-21-13-04-32 (numéro non surtaxé)

Diffusion, mercatique : Brigitte BILLIARD, Jérôme PONS, Pascale LATOUR, Marie-Dominique RENAUD Relations marchands de journaux (numéros verts) : Diffuseurs Paris : 0805 050 147 Dépositaires banlieue/province : 0805 050 146

Plus simple et plus rapide : retrouvez cette offre sur http://www.monde-diplomatique.fr/t/abo/md

G

Service relations abonnés Depuis la France : 03 21 13 04 32 (non surtaxé) www.monde-diplomatique.fr G Depuis l’étranger : (33) 3 21 13 04 32

Reproduction interdite de tous articles, sauf accord avec l’administration © ADAGP, Paris, 2011, pour les œuvres de ses adhérents.


3 C EUX

QUI NE VOTENT PLUS

–

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

ET POURQUOI

Les urnes et le peuple La perspective de l’Êlection prĂŠsidentielle de 2012 va multiplier les sondages mesurant les chances respectives de chaque candidat. Programmes et petites phrases seront dissĂŠquĂŠs par les commentateurs politiques. Mais ceux-ci seront moins diserts sur l’abstention, qui perturbe le fonctionnement du système reprĂŠsentatif d’oĂš les gouvernants tirent leur lĂŠgitimitĂŠ.

PA R B L A I S E M A G N I N *

T

OUR À TOUR prÊsentÊs comme  aberrants  ou  pathologiques , les comportements abstentionnistes contredisent la mythologie de la dÊmocratie reprÊsentative. Laquelle voit dans la participation Êlectorale l’acte fondateur permettant à chaque citoyen d’exprimer ses opinions et ses prÊfÊrences politiques.

Mais le vote ne rĂŠsulte d’une ĂŠvaluation des mĂŠrites respectifs des programmes et des idĂŠologies que pour une infime minoritĂŠ d’Êlecteurs. Plus encore, l’intĂŠrĂŞt constant pour la politique est très inĂŠgalement distribuĂŠ selon les groupes sociaux, les plus dĂŠmunis culturellement et socialement ĂŠtant dĂŠpossĂŠdĂŠs des moyens de connaĂŽtre le fonctionnement du jeu politique et d’en maĂŽtriser les dimensions pratiques. En France, les taux de participation ĂŠlectorale sont toutefois restĂŠs ĂŠton namment stables et ĂŠlevĂŠs (entre 70 % et 80 %) entre 1848 et le dĂŠbut des annĂŠes 1980 – date Ă partir de laquelle ils dĂŠclinent rĂŠgulièrement. Cet apparent paradoxe peut ĂŞtre rĂŠsolu si l’on considère que les ĂŠlecteurs ne sont pas des individus isolĂŠs dont les prĂŠfĂŠrences politiques seraient dĂŠcouplĂŠes de leurs autres expĂŠriences sociales. Ainsi, les mobilisations ĂŠlectorales sont collectives, et c’est l’appartenance Ă un groupe social qui dĂŠtermine très largement la participation Ă un scrutin, ainsi que les choix ĂŠlectoraux. Lors de consultations aux enjeux particulièrement clivants, comme le rĂŠfĂŠrendum sur le traitĂŠ constitutionnel europĂŠen (TCE) de 2005, les rĂŠsultats ĂŠpousent parfois les polarisations sociales de façon exemplaire : dans le 16e arrondissement de Paris, le

ÂŤouiÂť a recueilli des scores de 80 %, contre 30 % Ă Aubervilliers. Et c’est bien Ă un phĂŠnomène d’abstention quasi collective que sont aujourd’hui confrontĂŠs les quartiers populaires. Dans le quartier des Cosmonautes, Ă SaintDenis, le taux de participation moyen est passĂŠ de 80 % au milieu des annĂŠes 1980 Ă 50 % aujourd’hui, soit dix Ă vingt points sous la moyenne nationale (1). Une sĂŠgrĂŠgation ĂŠlectorale redouble dĂŠsormais la sĂŠgrĂŠgation sociale et spatiale. ÂŤ Les gens votent en groupe (2). Âť Au sein de la grande bourgeoisie, par exemple, les liens de sociabilitĂŠ nouĂŠs autour de manifestations mondaines, d’espaces rĂŠsidentiels et de pratiques de loisirs spĂŠcifiques, dĂŠcrits par les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot comme un ÂŤ collectivisme pratique (3) Âť, entretiennent le sentiment de cohĂŠsion qui est le support Ă la fois de la forte mobilisation ĂŠlectorale et du vote conservateur. Pour autant, le sentiment d’appartenance Ă un groupe social soudĂŠ par un ensemble d’intĂŠrĂŞts communs est le plus souvent redevable du travail d’Êducation et d’encadrement de reprĂŠsentants politiques, syndicaux et associatifs. La règle vaut aussi pour les classes moyennes intellectuelles, qui figurent parmi les groupes les plus diplĂ´mĂŠs, et donc a priori les plus disposĂŠs Ă s’intĂŠresser Ă la politique et Ă se rendre aux urnes. En 2002, la participation moyenne des diplĂ´mĂŠs des deuxième et troisième cycles du supĂŠrieur ĂŠtait de 80 %, et seuls 5 % d’entre eux s’abstenaient Ă tous les scrutins, alors que chez les sans-diplĂ´me ces taux ĂŠtaient respectivement de 62 % et 20 % (4).

Fin des identitĂŠs collectives

L

ES entretiens que nous avons menĂŠs auprès d’enseignants adhĂŠrents au Parti socialiste (PS) entre 2004 et 2010 attestent le rĂ´le fondamental du travail de mobilisation politique. Alors que la plupart d’entre eux ne se souviennent pas s’être abstenus, ni avoir votĂŠ – sauf très exceptionnellement – pour un autre parti que le PS, ils ne justifient pas leur fidĂŠlitĂŠ ĂŠlectorale en se rĂŠfĂŠrant Ă une quelconque ÂŤ morale civique Âť, ni en discourant sur les mĂŠrites comparĂŠs de la pensĂŠe de Jaurès, LĂŠnine et de Gaulle, pas plus que sur ceux des programmes du PS, du Parti communiste français (PCF) et de l’Union pour un mouvement populaire (UMP). Ils invoquent plutĂ´t un attachement Ă ÂŤ la gauche Âť (liĂŠ Ă leur expĂŠrience pratique des inĂŠgalitĂŠs) et un intĂŠrĂŞt pour la politique nĂŠ de stimulations incessantes durant leurs ĂŠtudes Ă l’institut universitaire de formation des maĂŽtres (IUFM) ou au contact de militants appartenant Ă la constellation d’organisations du monde enseignant. Ils relatent aussi les moments d’effervescence que constituent les campagnes ĂŠlectorales sur leur lieu de travail, dans leur quartier ou dans les associations qu’ils frĂŠquentent. Lesquels leur interdisent quasiment de se tenir Ă l’Êcart.

Pour les classes dominÊes, la politique constitue un jeu ÊsotÊrique sur lequel est portÊ un regard empreint de distance et de scepticisme narquois. L’identification à un  camp  politique repose avant tout sur une  dÊlÊgation globale et totale par laquelle les plus dÊmunis accordent en bloc au parti de leur choix une sorte de crÊdit illimitÊ (5) . Et non pas uniquement * Chercheur en science politique, universitÊ ParisOuest-Nanterre.

sur le dĂŠveloppement de convictions idĂŠologiques ou d’une conscience proprement politique. La disparition des structures qui entretenaient autrefois dans les quartiers ouvriers la politisation des lieux de vie, de loisir et de travail, et qui y assuraient des taux de participation supĂŠrieurs Ă la moyenne nationale dans les annĂŠes 1960 et 1970, a donc entraĂŽnĂŠ une forte hausse de l’abstention. Dans la citĂŠ des Cosmonautes, la cellule du PCF, alors très active, a pĂŠriclitĂŠ au dĂŠbut des annĂŠes 1990, Ă mesure que la dĂŠsindustrialisation de Saint-Denis, la pression du chĂ´mage, le dĂŠveloppement de la sous-traitance et de la concurrence entre intĂŠrimaires et salariĂŠs empĂŞchaient la constitution de solidaritĂŠs professionnelles et dĂŠtournaient de l’activitĂŠ syndicale. Aucune identitĂŠ collective n’Êtant plus reprĂŠsentĂŠe, ni a fortiori mobilisable dans le quartier, les habitants ont ĂŠtĂŠ renvoyĂŠs Ă la prĂŠcarisation de leurs conditions d’existence et de leur statut socioĂŠconomique, et finalement Ă leur indiffĂŠrence pour un univers politique qui ĂŠchoue Ă rĂŠsoudre leurs difficultĂŠs quotidiennes et dans lequel ils ne se sentent pas fondĂŠs Ă intervenir. Aux Cosmonautes, 20 % des rĂŠsidents sont inscrits dans le bureau de vote d’un autre quartier, et 28 % des inscrits ne rĂŠsident pas dans le quartier. Or c’est parmi ces ÂŤ mal inscrits Âť que se recrutent l’essentiel des abstentionnistes et des ĂŠlecteurs les plus intermittents. En outre, 25 % des ĂŠlecteurs potentiels ne figurent pas sur les listes ĂŠlectorales, auxquels s’ajoutent les ĂŠtrangers privĂŠs du droit de vote. Si bien que l’Êlectorat effectif ne reprĂŠsente plus qu’un tiers

BRIAN COOPER. – ÂŤ Visions of Firsthand Knowledge Âť (Visions du savoir de première main), 2008

de la population en âge de participer Ă un scrutin. Souvent prĂŠsentĂŠ comme une autre ÂŤ pathologie Âť politique, le vote en faveur du Front national (FN) renvoie davantage Ă la manière dont certaines catĂŠgories sociales conjurent dans les urnes leur dĂŠclassement collectif. Ce choix ĂŠlectoral touche sans doute certaines fractions du monde ouvrier mais il n’est en aucun cas dominant dans l’ensemble du groupe, contrairement au fantasme inlassablement rabâchĂŠ depuis vingt-cinq ans du ÂŤ gaucho-lepĂŠnisme Âť, selon lequel le vote ouvrier se serait dĂŠplacĂŠ du PCF vers le FN (6). D’une part, la plupart des ouvriers qui votent aujourd’hui pour le FN sont d’anciens ĂŠlecteurs de droite radicalisĂŠs ; d’autre part, le premier ÂŤ parti Âť ouvrier est celui de l’abstention. Loin d’être l’apanage de la classe ouvrière, le vote FN attire des groupes hĂŠtĂŠrogènes qui connaissent une dĂŠgradation ou une dĂŠstabilisation de leurs conditions de travail et d’existence (7) : retraitĂŠs contraints de cohabiter dans des logements sociaux avec des immigrĂŠs leur renvoyant une image de prĂŠcaritĂŠ Ă laquelle ils souhaitaient ĂŠchapper ; patrons de très petites entreprises ou artisans rencontrant des difficultĂŠs financières du fait de la crise ; fractions dĂŠclinantes de la bourgeoisie qui peinent Ă maintenir leur hĂŠritage et dont le mode de vie et les croyances se trouvent marginalisĂŠs ; membres des petites classes moyennes salariĂŠes, propriĂŠtaires de pavillons mitoyens en banlieue parisienne, voyant les reprĂŠsentants des classes moyennes supĂŠrieures quitter leur quartier pour ĂŞtre peu Ă peu remplacĂŠs par une communautĂŠ d’immigrĂŠs perturbant un entre-soi petit-bourgeois qui symbolisait leur ascension sociale (8). Pour des raisons structurelles ou conjoncturelles diffĂŠrentes, tous peuvent trouver dans l’offre politique du FN une voie d’expression de leur ressentiment et de leur apprĂŠhension de la disqualification sociale, projeter dans les mots d’ordre anti-immigrĂŠs la dĂŠfense de leur image d’eux-mĂŞmes et manifester leur dĂŠfiance envers des partis de gouvernement qui ont renoncĂŠ Ă parler en leur nom ou ĂŠchouĂŠ Ă satisfaire leurs intĂŠrĂŞts spĂŠcifiques. Peu reprĂŠsentĂŠ dans les institutions rĂŠpublicaines, se prĂŠsentant comme rĂŠprouvĂŠ par les principaux acteurs politiques, le FN agrège des mĂŠcontentements hĂŠtĂŠrogènes. De fait, son ĂŠlectorat est très instable : alors que, depuis vingt ans, plus d’un quart des inscrits auraient dĂŠjĂ portĂŠ leur suffrage sur un candidat frontiste, ses ĂŠlecteurs constants reprĂŠsentent seulement 3 % des inscrits (9). On ne peut donc rĂŠduire le vote en faveur du FN au populisme, ni Ă l’autoritarisme ou Ă la xĂŠnophobie supposĂŠs de son ĂŠlectorat – pas plus d’ailleurs qu’on ne peut voir dans la ÂŤ gauchisation Âť rĂŠcente du discours de sa nouvelle prĂŠsidente les raisons de sa popularitĂŠ (sondagière) actuelle. Celle-ci repose sans

doute au moins autant sur le discrĂŠdit d’un prĂŠsident qui prĂŠtendait ramener les ĂŠlecteurs frontistes vers l’UMP, au besoin en s’appropriant les thĂŠmatiques les plus droitières portĂŠes par le FN, et qui, ce faisant, a contribuĂŠ Ă les lĂŠgitimer.

Après avoir largement contribuĂŠ Ă la dĂŠstructuration du groupe ouvrier, et donc Ă la montĂŠe de l’abstention en son sein, la mise en Ĺ“uvre continue de politiques de repli de l’Etat et les discours dĂŠfaitistes qui les ont accompagnĂŠes ont nourri la montĂŠe de cet abstentionnisme.

L’accroissement des taux d’abstention au niveau national depuis trente ans ne signifie pas qu’augmente constamment le nombre de ceux qui ne prĂŞtent aucune attention aux enjeux politiques et demeurent durablement Ă l’Êcart du jeu ĂŠlectoral. L’abstention peut, par exemple, constituer un vĂŠritable choix politique pour des spectateurs informĂŠs des questions politiques mais dĂŠtachĂŠs de la compĂŠtition ĂŠlectorale. En outre, les Français votent de façon de plus en plus intermittente, et les ĂŠlecteurs irrĂŠguliers semblent dĂŠsormais plus nombreux que les ÂŤ participationnistes Âť systĂŠmatiques (10).

La supposĂŠe impuissance des dirigeants politiques face aux exigences des marchĂŠs stĂŠrilise ĂŠgalement les protestations populaires, qu’elles s’expriment dans la rue au cours de mouvements sociaux durables et massifs (dĂŠfense des retraites en 2003 et en 2010) ou dans les urnes (rĂŠfĂŠrendum sur le TCE en 2005). Dans les deux cas, menĂŠe au forceps, la rĂŠforme nĂŠolibĂŠrale ĂŠbrèche la mythologie de la dĂŠmocratie : pourquoi voter s’il s’agit seulement de confĂŠrer aux gouvernants la lĂŠgitimitĂŠ de gouverner comme ils l’entendent ?

(1) CÊline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La DÊmocratie de l’abstention, Gallimard, Paris, 2007.

plĂŠbisciterait Mme Marine Le Pen (Le Figaro, Paris, 24 avril 2011).

(2) Paul Lazarsfeld, The People’s Choice, Duell, Sloan and Pearce, New York, 1944.

(7) Jacqueline Blondel et Bernard Lacroix, ÂŤPourquoi votent-ils Front national ? Âť, dans Nonna Mayer et Pascal Perrineau (sous la dir. de), Le Front national Ă dĂŠcouvert (1989), Presses de la FNSP, Paris, 1996.

(3) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Grandes fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France (1996), Payot, Paris, 2006. (4) François ClanchÊ,  La participation Êlectorale au printemps 2002 , Insee Première, no 877, Paris, janvier 2003.

(8) Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des ÂŤ petits-moyens Âť. EnquĂŞte sur une banlieue pavillonnaire, La DĂŠcouverte, Paris, 2008.

(5) Pierre Bourdieu, ÂŤ La reprĂŠsentation politique Âť, Actes de la recherche en sciences sociales, no 36-37, Paris, fĂŠvrier-mars 1981.

(9) Patrick Lehingue,  L’objectivation statistique des Êlectorats : que savons-nous des Êlecteurs du FN?, dans Jacques Lagroye (sous la dir. de), La Politisation, Belin, Paris, 2003.

(6) Cf. le sondage rÊalisÊ par l’IFOP les 20 et 21 avril 2011, concluant qu’en 2012 l’Êlectorat ouvrier

(10) François HÊran,  Les intermittents du vote , Insee Première, no 546, septembre 1997.

,+&,* +, ,+" & %*, % ,+ %, "* +& *+",%+ "* + ,& !())- -# '( -#)-( #- -# )$ '(-$' - #( $-

$ '- !-) ( ! -) - ! *%*& )$'


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

4

5 M ÉTHODES

EN QUESTION,

Controverses sur En visite Ă Helsinki le 16 aoĂťt dernier, le ministre de l’Êducation nationale Luc Chatel a attribuĂŠ les succès du système scolaire finlandais Ă sa ÂŤ modernitĂŠ Âť, Ă la ÂŤ grande autonomie Âť de ses ĂŠtablissements et au mode de recrutement de ses professeurs. Des observations censĂŠes cautionner les choix français, notamment en matière de coupes budgĂŠtaires (lire l’article ci-dessous). Le ministre ne s’est en revanche pas souciĂŠ des mĂŠthodes d’apprentissage de la lecture. Lesquelles occupent pourtant une place centrale dans la rĂŠussite des ĂŠlèves et la lutte contre la perpĂŠtuation des inĂŠgalitĂŠs.

PA R J E A N - P I E R R E TERRAIL*

P

ARMI les nombreux dĂŠbats qui agitent l’Êcole en France, celui des mĂŠthodes d’apprentissage de la lecture est l’un des plus ĂŠpineux et des plus rĂŠcurrents. La publication, particulièrement depuis 2005, de donnĂŠes d’enquĂŞte indiquant la maĂŽtrise très insuffisante de la langue ĂŠcrite par les ĂŠlèves entrant au collège a ĂŠrodĂŠ une confiance bien ĂŠtablie dans l’Êcole primaire. La direction de l’Êvaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’Êducation nationale observe ainsi que les performances des ĂŠcoliers français Ă l’entrĂŠe en sixième en matière de maĂŽtrise de la langue ĂŠcrite ont stagnĂŠ entre 1987 et 1997 (dĂŠcennie de la seconde explosion scolaire qui massifie le lycĂŠe et l’universitĂŠ), et baissĂŠ de 1997 Ă 2007 (1).

Ce problème, bien antĂŠrieur Ă la mise en Ĺ“uvre des politiques nĂŠolibĂŠrales, ne sera pas rĂŠsolu par la seule restitution des postes supprimĂŠs, si indispensable soitelle (lire l’article ci-dessous). Les inĂŠgalitĂŠs scolaires perdurent depuis les annĂŠes 1960 et la mise en place de l’Êcole unique de la RĂŠpublique (lire le glossaire) : d’après les calculs rĂŠalisĂŠs par l’Institut national d’Êtudes dĂŠmographiques (INED) et depuis par la DEPP, le taux d’accès Ă un bac gĂŠnĂŠral, celui qui donne le plus de chances de rĂŠussir dans l’enseignement supĂŠrieur, ĂŠtait dans les annĂŠes 1960 de 11 % pour les enfants d’ouvriers et de 56 % pour les enfants de cadres (45 points d’Êcart). Il s’Êtablit aujourd’hui Ă 22 % pour les enfants d’ouvriers et Ă 72 % pour les enfants de cadres (50 points d’Êcart). Tout rĂŠexamen des dispositifs d’enseignement doit dĂŠbuter par les apprentissages du ÂŤlire-ĂŠcrireÂť. On peut d’ailleurs rappeler qu’en 1972 la rĂŠnovation de l’enseignement * Chercheur, membre du Groupe de recherches sur la dĂŠmocratisation scolaire (GRDS).

OLIVIER CORPET. –  3083 P 26 V , de la sÊrie  Analfabets , 2003

PA R C H R I S T I A N L AVA L *

E

septembre 2007, Ă peine ĂŠlu prĂŠsident de la RĂŠpublique, M. Nicolas Sarkozy avait exprimĂŠ dans une ÂŤ Lettre aux ĂŠducateursÂť son souhait d’une ĂŠcole avec ÂŤ moins de professeurs Âť. Et, pour une fois, la promesse a ĂŠtĂŠ tenue, avec la suppression de seize mille postes d’enseignant en 2011 et en 2012, ce qui devrait conduire Ă la destruction de quatre-vingt mille postes en cinq ans dans l’enseignement primaire et secondaire. Cette vĂŠritable saignĂŠe suscite colère et inquiĂŠtude chez les enseignants, mais aussi chez les parents d’Êlèves et, dĂŠsormais, chez les maires, y compris ceux de l’Union pour un mouvement populaire (UMP). L’annonce de la fermeture de mille cinq cents classes du primaire Ă la rentrĂŠe 2011 a soulevĂŠ l’indignation : ÂŤTrop c’est trop, on ne peut plus continuer Ă supprimer des postes dans l’enseignement (1) ! Âť, s’est ainsi exclamĂŠ M. Jean-Pierre Masclet, le prĂŠsident UMP de l’Association des maires du Nord. N

Même l’enseignement privÊ, pourtant moins touchÊ en proportion par ces coupes dans les effectifs, se met à donner de la voix. M. Eric de Labarre, secrÊtaire gÊnÊral de l’enseignement catholique, estime que cette politique  conduit enseignement public et enseignement privÊ dans une impasse en 2011 et à un blocage en 2012 (2) . Inspecteurs * Sociologue, coauteur de La Nouvelle Ecole capitaliste, La DÊcouverte, Paris, 2011.

d’acadĂŠmie chahutĂŠs lors des conseils dĂŠpartementaux de l’Êducation nationale, carte scolaire refusĂŠe par des ĂŠlus de tous bords, prĂŠaux occupĂŠs de jour et parfois de nuit, kermesses transformĂŠes en assemblĂŠes gĂŠnĂŠrales, banderoles accrochĂŠes sur les façades de nombreuses ĂŠcoles : le printemps 2011 a connu une jacquerie scolaire dans toutes les rĂŠgions de France. ÂŤ On ne peut pas concevoir l’Êducation des enfants selon un simple rapport comptable Âť : quand ce ne sont plus les syndicats d’enseignants qui le disent, mais les parents, c’est-Ă -dire des ĂŠlecteurs, la chose devient plus risquĂŠe pour le gouvernement. L’Êcole primaire n’est pas la seule touchĂŠe. Les effectifs en sixième vont monter en èche dans beaucoup de collèges dès la rentrĂŠe 2011; un document du ministère datĂŠ de mai 2010 appelait les recteurs Ă identiďŹ er les ÂŤleviers d’efďŹ cience Âť (sic) et les incitait Ă calculer le nombre de classes ÂŤ ĂŠconomisĂŠes Âť s’ils parvenaient Ă augmenter les effectifs de un Ă cinq ĂŠlèves (3).

ÂŤ Laura a trouvĂŠ le poste de ses rĂŞves Âť Après la suppression des rĂŠseaux d’aides spĂŠcialisĂŠes aux ĂŠlèves en difďŹ cultĂŠ (Rased) et de l’annĂŠe de formation des nouveaux enseignants stagiaires, après la quasi-liquidation de la scolarisation des enfants de moins de 3 ans, la poursuite d’une telle politique est de plus en plus insupportable pour les personnels et les usagers de l’Êducation nationale. Leurs mobilisations semblent avoir ďŹ ni

ĂŠlĂŠmentaire a ĂŠtĂŠ enclenchĂŠe par une rĂŠforme de l’enseignement du français. Cette dernière a ouvert grand la porte Ă une autre mĂŠthode, dite ÂŤ globale Âť, alors que l’apprentissage de la lecture ĂŠtait rĂŠgi jusquelĂ par les instructions officielles de 1923, qui recommandaient fermement l’emploi de la mĂŠthode syllabique. Cette rĂŠforme a placĂŠ la question de la lecture au cĹ“ur des discussions pĂŠdagogiques. Tout le monde se sent peu ou prou concernĂŠ, et les professionnels de la lecture, didacticiens et maĂŽtres de cours prĂŠparatoire (CP) ne sont pas les seuls Ă affirmer leur choix. Bien au-delĂ de leurs rangs, dans le monde de l’enseignement et de la pĂŠdagogie, ĂŞtre moderne, intelligent et progressiste, c’est dĂŠfendre la globale et les mĂŠthodes mixtes qui en dĂŠrivent – les partisans de la syllabique ĂŠtant volontiers qualifiĂŠs de passĂŠistes, voire de rĂŠactionnaires. Ainsi, en janvier 2006, lorsque le

ministre de l’Êducation nationale Gilles de Robien propose de revaloriser la mĂŠthode syllabique, un manifeste, signĂŠ notamment par l’Association française pour la lecture (AFL), le Groupe français d’Êducation nouvelle (GFEN) et l’Institut coopĂŠratif de l’Êcole moderne (ICEM), dĂŠnonce la ÂŤ propagation d’une idĂŠologie politique ĂŠcrasant tout espoir d’Êmancipation possible par l’Êducation Âť. Il poursuit : ÂŤ Des mĂŠthodes d’apprentissage oĂš l’enfant est chercheur Ă celles oĂš l’enfant est dressĂŠ, le choix idĂŠologique [du ministre] est limpide : lui refuser dès le plus jeune âge de penser, lui Ă´ter le dĂŠsir de questionner, de comprendre, de connaĂŽtre, lui imposer une obĂŠissance passive en l’enfermant d’abord dans des exercices rĂŠpĂŠtitifs et mimĂŠtiques‌ AudelĂ de l’apprentissage de la lecture, c’est bien la volontĂŠ d’agir sur les capacitĂŠs rĂŠflexives et complexes de la comprĂŠhension du monde de toute une jeunesse ! Âť

DĂŠchiffrer ou deviner ?

Q

U’ON LA DISE syllabique, alphabÊtique

ou encore graphĂŠmique, la mĂŠthode de lecture en vigueur jusqu’aux annĂŠes 1970 propose un apprentissage progressif du dĂŠchiffrage des graphèmes. ConstituĂŠs de lettres et de combinaisons de lettres, les quelque cent cinquante graphèmes de l’Êcriture du français permettent de transcrire les trente-six phonèmes, ou sons insĂŠcables, de la langue orale (certains phonèmes n’ayant qu’une transcription possible, tel ÂŤouÂť, et d’autres jusqu’à sept, tel le son ÂŤ s Âť de sac : s, ss, sc, c, ç, x, t). L’Êtude des graphèmes permet de dĂŠchiffrer un nombre rapidement croissant de syllabes, et donc de mots et de phrases. De son cĂ´tĂŠ, la mĂŠthode globale pure prĂ´ne une entrĂŠe dans la lecture qui contourne le dĂŠchiffrage des graphèmes. L’idĂŠe d’apprendre Ă identifier directement les mots eux-mĂŞmes, saisis dans leur globalitĂŠ, ĂŠmerge dès le XVIIIe siècle. Il faut toutefois attendre le dĂŠbut du

XXe siècle pour qu’Ovide Decroly, ayant suffisamment formalisĂŠ cette dĂŠmarche pour la mettre en pratique, l’inscrive dans le dispositif ĂŠthique et thĂŠorique des ÂŤ pĂŠdagogies nouvelles Âť. La globale, soutenue par CĂŠlestin Freinet (2), va vite devenir emblĂŠmatique de ces dernières. Son usage restera toutefois marginal dans le système ĂŠducatif jusqu’aux instructions officielles de 1972 et 1985. Ces directives encouragent le passage Ă la globale au nom du principe selon lequel ÂŤlire, c’est comprendreÂť, ce qui dĂŠvalorise implicitement la syllabique, renvoyĂŠe au dĂŠchiffrage de graphèmes et de syllabes (1) Note d’information no 08.38, ministère de l’Êducation nationale, dĂŠcembre 2008. (2) Instituteur et pĂŠdagogue, CĂŠlestin Freinet (18961966) prĂ´nait une ĂŠcole coopĂŠrative favorisant la libre expression des ĂŠlèves et leur pleine participation Ă la gestion de l’Êtablissement. Ses travaux ont connu un retentissement important et continuent Ă faire rĂŠfĂŠrence dans les milieux pĂŠdagogiques.

Pourquoi veulent-ils par payer : le 21 juin dernier, M. Sarkozy a annoncĂŠ le gel des fermetures de classes ÂŤ hors dĂŠmographie Âť dans le primaire pour 2012. L’approche de l’Êlection prĂŠsidentielle n’est sans doute pas ĂŠtrangère Ă ce changement d’orientation qui, d’ailleurs, ne sufďŹ ra pas Ă effacer le bilan de cinq ans de sarkozysme scolaire.

ÂŤ Laura a trouvĂŠ le poste de ses rĂŞves Âť ; Julien, lui, ÂŤ a trouvĂŠ un poste Ă la hauteur de ses ambitions Âť. La campagne publicitaire pour le mĂŠtier d’enseignant, par voie de presse et Ă grands frais (1,35 million d’euros), du ministère de l’Êducation nationale au printemps 2011 ne dit pas seulement la vision sexiste d’un monde social dans lequel les femmes ont des ÂŤ rĂŞves Âť et les hommes de l’ ambition Âť. Elle constitue aussi un parfait dĂŠni de rĂŠalitĂŠ de la part d’un gouvernement dĂŠcidĂŠ Ă dĂŠstabiliser la condition professorale par la gĂŠnĂŠralisation de la prĂŠcaritĂŠ (4). Le gel du point d’indice des fonctionnaires pendant trois ans conduira Ă une nouvelle diminution de 5 Ă 10 % de leur pouvoir d’achat, sans compter les effets de l’augmentation du taux de cotisation Ă la retraite. Cet appauvrissement dĂŠlibĂŠrĂŠ n’est certes pas nouveau, puisqu’il a commencĂŠ avec les mesures de dĂŠsindexation des traitements par rapport Ă l’Êvolution des prix adoptĂŠes par M. Jacques Delors au dĂŠbut des annĂŠes 1980, mais il a tendance Ă s’accĂŠlĂŠrer et Ă s’accentuer ces dernières annĂŠes : selon les calculs des ĂŠconomistes Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo, ÂŤ la valeur des carrières des agrĂŠgĂŠs du secondaire et des professeurs des universitĂŠs (‌) a baissĂŠ d’environ 20 % entre 1981 et 2004 (5) Âť.

On comprend mieux alors le dĂŠclin rapide de l’attractivitĂŠ du mĂŠtier, qu’aucune campagne de propagande publicitaire n’enrayera. Un jeune certiďŹ ĂŠ commence avec un salaire net de 1 500 euros par mois, pour ďŹ nir sa carrière, trente Ă quarante ans plus tard, avec moins de 3 000 euros mensuels ; un maĂŽtre de confĂŠrences, après avoir suivi un parcours particulièrement sĂŠlectif aujourd’hui, dĂŠbute avec un traitement de 1 700 euros par mois et peut espĂŠrer atteindre autour de 3 500 euros Ă la veille de la retraite, soit le salaire d’un dĂŠbutant Ă la sortie d’une ĂŠcole de commerce de bonne rĂŠputation.

Exfiltrer les professeurs rĂŠfractaires Et le mĂŠtier lui-mĂŞme est rendu de plus en plus difďŹ cile, complexe, usant, anxiogène. La dĂŠgradation de l’image de la profession enseignante se fait sentir aux concours de recrutement, oĂš le nombre de candidats s’effondre depuis une dizaine d’annĂŠes dans les disciplines scientiďŹ ques, mais ĂŠgalement en anglais ou en lettres classiques. En 2011, les candidats en mathĂŠmatiques sont presque aussi nombreux que les postes au concours. La directrice des ressources humaines du ministère, Mme Josette ThĂŠophile, a dĂť piteusement admettre que près de mille places aux concours du certiďŹ cat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degrĂŠ (capes) externe n’avaient pu ĂŞtre pourvues cette annĂŠe (6). Et, pour pourvoir les postes vacants, le ministère recrute toujours plus d’enseignants vacataires, payĂŠs Ă l’heure,

qui n’ont souvent reçu aucune formation adaptĂŠe et qui ne bĂŠnĂŠďŹ cient pas de la mĂŞme protection sociale que les fonctionnaires. Les rĂŠcentes rĂŠformes n’ont fait qu’accĂŠlĂŠrer une tendance longue qui vise Ă transformer profondĂŠment le fonctionnement de l’Êcole, ses modes de rĂŠgulation et ses objectifs. Mais M. Sarkozy a choisi la manière forte, en dĂŠtĂŠriorant dĂŠlibĂŠrĂŠment les conditions d’enseignement et d’apprentissage pour mieux imposer ses projets. L’actuel secrĂŠtaire d’Etat chargĂŠ du logement Benoist Apparu avait vendu la mèche lors d’un ÂŤ chat Âť sur le site du Monde, le 20 mai 2009. Il s’Êtait alors dit ÂŤconvaincu que la suppression de postes obliger [ait] l’institution Ă s’interroger sur elle-mĂŞme et Ă se rĂŠformer Âť. ÂŤ Seule la baisse des moyens obligera l’institution Ă bouger Âť, avait-il ajoutĂŠ. Après la mise en route de l’universitĂŠ entreprise Âť, recommandĂŠe par l’Union europĂŠenne, c’est au tour de l’enseignement primaire et secondaire de se soumettre Ă la norme de l’employabilitĂŠ,

(1) Denis Peiron, ÂŤ “Pour un maire, une classe qui ferme, c’est toujours un drameâ€?Âť, La Croix, Paris, 27 mai 2011. (2) Isabelle Ficek, ÂŤ Suppressions de postes : fin de non-recevoir de Chatel au privĂŠ Âť, Les Echos, Paris, 21 avril 2011. (3) ÂŤ SchĂŠma d’emplois 2011-2013 Âť, ministère de l’Êducation nationale, 5 mai 2010. (4) Lire Gilles Balbastre, ÂŤ Feu sur les enseignants Âť, Le Monde diplomatique, octobre 2010. (5) Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane et Robert GaryBobo, ÂŤ Les traitements des enseignants français, 19602004 : la voie de la dĂŠmoralisation ? Âť, Revue d’Êconomie politique, Paris, mai-juin 2007. (6) ÂŤ Des centaines de postes d’enseignant non pourvus, faute de candidats admis Âť, 12 juillet 2011, www.lemonde.fr

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

ENSEIGNANTS SOUS PRESSION

l’apprentissage de la lecture dĂŠpourvus de signification. Le mot ĂŠtant la plus petite unitĂŠ de sens, un apprentissage de la lecture fondĂŠ sur la reconnaissance visuelle des mots offre en effet aux ĂŠlèves la possibilitĂŠ d’associer systĂŠmatiquement dĂŠchiffrage et comprĂŠhension de l’Êcrit. MĂŞme si les ouvrages prĂ´nant la globale pure (ou mĂŠthode idĂŠovisuelle) ont connu un grand retentissement dans les annĂŠes 1970, il ne semble pas que celle-ci soit jamais devenue majoritaire. Sans doute parce qu’elle se heurtait Ă une impossibilitĂŠ pratique : toute dĂŠmarche globale doit en effet combiner la mĂŠmorisation du plus grand nombre possible de mots ĂŠcrits et la ÂŤ lecture devinette Âť, c’est-Ă -dire l’identification des mots non reconnus en s’appuyant sur le contexte de la phrase, et le cas ĂŠchĂŠant sur la connaissance acquise d’une partie du mot concernĂŠ (par exemple deviner beautĂŠ quand on reconnaĂŽt beau). A l’usage, il s’est toutefois avĂŠrĂŠ que, mĂŞme en combinant mĂŠmorisation de mots – voire de phrases entières – et lecture devinette, les rĂŠsultats ĂŠtaient très peu concluants, parfois mĂŞme catastrophiques. Au point que la globale a ĂŠtĂŠ accusĂŠe de l’extension des dyslexies et autres dysorthographies (3). Ce constat ne s’est pas traduit par un retour Ă la syllabique, mais par une montĂŠe en puissance des mĂŠthodes mixtes, plus respectueuses du principe ÂŤ lire, c’est comprendre Âť. Elles combinent en effet, dans des proportions et selon des modalitĂŠs variables d’un manuel Ă l’autre, l’Êtude des relations entre phonèmes et graphèmes et les pratiques de la globale, identification visuelle du mot ĂŠcrit et lecture devinette. L’Êtude du code grapho-phonologique amĂŠliore sensiblement l’efficacitĂŠ de la pĂŠdagogie. D’autant plus si, comme les enquĂŞtes internationales le montrent, elle s’opère dès les dĂŠbuts de l’apprentissage et de façon plus systĂŠmatique. A la diffĂŠrence de la syllabique, l’Êtude dans les mĂŠthodes mixtes part en gĂŠnĂŠral non pas des graphèmes qu’on apprend Ă dĂŠchiffrer, mais des phonèmes dont on identifie les

transcriptions possibles. Or prendre appui sur la langue parlĂŠe permet Ă l’apprenti lecteur de ne jamais quitter le registre du sens. Il a appris Ă parler ; il aime les histoires ; il a pris l’habitude dès la maternelle d’Êcouter les rĂŠcits qu’on lui raconte Ă l’Êcole. L’idĂŠe est donc d’utiliser ces histoires pour en extraire les phrases, puis les mots, et enfin les phonèmes contenus dans ces mots dont on identifiera alors la transcription graphique. Le maĂŽtre se repose ainsi sur ce que l’Êlève connaĂŽt et aime, la langue parlĂŠe et les rĂŠcits, pour l’amener en douceur Ă

l’Êtude des correspondances entre sons et signes ĂŠcrits. ÂŤ Ecoute le son “aâ€? que tu entends dans le mot chat, et regarde comment il s’Êcrit : c’est la lettre “aâ€?. Maintenant, regarde ces lettres, ces mots, ces phrases, et retrouve la lettre “aâ€?. Âť C’est Ă ce moment qu’il recourt aux procĂŠdĂŠs de la globale, en confrontant l’apprenti lecteur Ă des mots dont il ne connaĂŽt pas tous les graphèmes (le mot chat, en l’occurrence) et qu’il doit identifier globalement ou deviner Ă partir des lettres ou des syllabes qu’il a apprises, du sens de l’histoire qu’on lui a racontĂŠe, de l’illustration du manuel.

Glossaire Ecole unique : rĂŠsultat de la rĂŠforme institutionnelle qui, du dĂŠcret Berthoin de 1959 Ă la rĂŠforme Haby en 1975, met en place le collège unique et organise l’accès de tous les ĂŠlèves au secondaire. Cette rĂŠforme rĂŠunit ainsi les deux rĂŠseaux de scolarisation, primaire et secondaire, qui restaient très cloisonnĂŠs sous la IIIe et la IVe RĂŠpublique ; elle internalise une sĂŠlection sociale qui s’opĂŠrait jusque-lĂ Ă l’extĂŠrieur de l’Êcole et met les ĂŠlèves en concurrence via un dispositif de notation, de classement hiĂŠrarchique et d’orientation. Code grapho-phonologique : système des relations entre les sons de la langue et les signes graphiques (lettres et syllabes) qui les reprĂŠsentent. MĂŠthode syllabique : enseigne le dĂŠchiffrage des signes ĂŠcrits (les graphèmes) qui transcrivent les sons ĂŠlĂŠmentaires (phonèmes) de la langue. Cet apprentissage de la prononciation des lettres et de leurs combinaisons en syllabes s’opère de façon progressive : l’Êlève n’est jamais appelĂŠ Ă dĂŠchiffrer un mot dont il ne connaĂŽt pas les graphèmes qui le composent.

De l’instituteur à l’orthophoniste

M

ALGRÉ une amorce rĂŠcente de retour Ă la syllabique, les mĂŠthodes mixtes demeurent utilisĂŠes par environ 90 % des maĂŽtres de l’Êcole publique. Comment alors ne pas se demander ce que leur doivent les difficultĂŠs de maĂŽtrise de la langue ĂŠcrite qui affectent un si grand nombre d’Êlèves Ă la sortie du primaire ? Comment ne pas s’Êtonner que le nombre d’orthophonistes soit passĂŠ en France de cent soixante en 1963 Ă plus de seize mille aujourd’hui ? On pourrait bien sĂťr associer cette augmentation Ă l’essor des professions de soin Ă l’enfance dans la mĂŞme pĂŠriode. Elle n’en a pas moins ĂŠtĂŠ alimentĂŠe et justifiĂŠe par des difficultĂŠs d’apprentissage de la lecture qui n’ont pas ĂŠtĂŠ surmontĂŠes dans le cadre de la classe. Et comment ne pas ĂŞtre surpris par ce paradoxe : d’un cĂ´tĂŠ, la rĂŠvolution des mĂŠthodes de lecture s’est opĂŠrĂŠe au nom du ÂŤ lire, c’est comprendre Âť ; de l’autre, les collĂŠgiens de 1995 ne comprenaient pas mieux un texte ĂŠcrit que leurs aĂŽnĂŠs au mĂŞme âge dans les annĂŠes 1920 (4). Et actuellement, selon des donnĂŠes convergentes de l’enquĂŞte 2009 du programme international pour le suivi des acquis des ĂŠlèves (Programme for International Student Assessment, PISA) et de la direction des ĂŠtudes du ministère de l’Êducation nationale, cent cinquante mille jeunes

sortent chaque annÊe de l’Êcole en grande difficultÊ de comprÊhension de l’Êcrit .

MĂŠthode globale pure : apprend Ă lire par la reconnaissance visuelle globale des mots, en contournant l’apprentissage du code graphophonologique. Cette mĂŠthode offre Ă l’Êlève la possibilitĂŠ d’associer systĂŠmatiquement dĂŠchiffrage et comprĂŠhension de l’Êcrit. La globale entend faire appel Ă son intĂŠrĂŞt et Ă son investissement autonome.

Un apprentissage qui substitue le deviner au lire ne peut manquer d’avoir des effets Ă long terme. Il se prĂŠtend plus facile d’accès, mais risque d’installer l’Êlève dans une lecture imprĂŠcise, source inĂŠvitable de difficultĂŠs de comprĂŠhension, et dans une ĂŠcriture floue. De fait, si les ĂŠlèves des zones d’Êducation prioritaires (ZEP) ont du mal Ă comprendre des textes simples au sortir du primaire, c’est qu’ils ne prĂŞtent pas une attention suffisante Ă la matĂŠrialitĂŠ du texte ĂŠcrit (des signes graphiques menus comme la ponctuation ou les accords de conjugaison ne faisant pas sens pour eux). Les tenants du progressisme pĂŠdagogique s’opposent aux mĂŠthodes traditionnelles au nom de façons d’enseigner susceptibles de rendre l’enfant plus intelligent en le considĂŠrant d’emblĂŠe comme le sujet autonome de ses apprentissages. Leurs critiques se rĂŠclament, eux, d’une transmission plus efficace des savoirs. Ainsi s’opposent, dans une sorte de dialogue de sourds, deux modèles d’Êcole. L’un, ancrĂŠ dans le refus de toute forme d’inculcation autoritaire et mĂŠcanique, cherche Ă ĂŠmanciper l’enfant par la qualitĂŠ des façons d’enseigner. L’autre fait dĂŠcouler l’Êmancipation de l’acquisition du savoir.

MĂŠthode mixte : la globale pure s’Êtant avĂŠrĂŠe inapplicable, la mixte a rĂŠintroduit l’apprentissage du code grapho-phonologique. Mais le dĂŠchiffrage s’opère en partant du son et non – comme c’est le cas dans la syllabique – du signe ĂŠcrit. Il laisse subsister une bonne part de ÂŤ lecture devinette Âť en confrontant constamment les ĂŠlèves Ă des mots dont ils n’ont appris Ă dĂŠchiffrer que telle lettre ou telle syllabe : ils doivent deviner le reste en s’appuyant sur le contexte de la phrase, l’illustration du manuel, leur connaissance familière du mot.

Le monde actuel n’incite guère Ă sacrifier l’un de ces modèles au profit de l’autre. L’insertion dans une sociĂŠtĂŠ dĂŠmocratique et la maĂŽtrise de technologies difficiles Ă apprĂŠhender supposent la transmission Ă l’ensemble des jeunes gĂŠnĂŠrations d’une culture commune, gĂŠnĂŠrale et technologique de haut niveau, et donc l’Êradication des inĂŠgalitĂŠs d’accès aux savoirs. SimultanĂŠment, la transformation des rapports familiaux et du statut de l’enfant, la volontĂŠ lĂŠgitime d’assurer l’Êmancipation et l’Êpanouissement individuels dès le plus jeune âge, justifient la recherche de formes d’Êducation scolaire en

adĂŠquation avec ces ĂŠvolutions historiques. Peut-on s’employer Ă concilier ces deux modèles afin d’entreprendre l’indispensable rĂŠexamen de la façon dont les enfants sont introduits Ă la culture ĂŠcrite ?

J EAN -P IERRE T ERRAIL . (3) Cf. par exemple Colette Ouzilou, Dyslexie, une vraie-fausse ĂŠpidĂŠmie, Presses de la Renaissance, Paris, 2001. (4) ÂŤ Connaissances en français et en calcul des ĂŠlèves des annĂŠes 1920 et d’aujourd’hui. Comparaison Ă partir des ĂŠpreuves du certificat d’Êtudes primaires Âť, Les Dossiers d’Êducation et formations, ministère de l’Êducation nationale, no 62, Paris, 1996.

casser l’Êcole ? de l’efďŹ cacitĂŠ, de la performance (7). Dans l’optique des rĂŠformateurs actuels, tout, jusqu’à la pĂŠdagogie, doit se calquer sur le monde ĂŠconomique, car l’Êcole ne fait rien d’autre que produire le ÂŤ capital humain Âť et les ÂŤ compĂŠtences de base Âť qui lui sont nĂŠcessaires. Cette logique normative, supposĂŠe faire passer l’efďŹ cacitĂŠ avant tout, est aujourd’hui portĂŠe par une hiĂŠrarchie intermĂŠdiaire de plus en plus centralisĂŠe et censĂŠe appliquer rigoureusement toutes les rĂŠformes, mesures et consignes reçues d’en haut. Le temps le plus noir de l’autoritarisme dans l’enseignement semble revenu. A l’instar du militaire, le professeur devrat-il obĂŠir en tout au gouvernement, reprĂŠsentĂŠ par un inspecteur d’acadĂŠmie, un principal ou un proviseur. A cet ĂŠgard, la ligne de l’UMP est claire : la restauration de l’autoritĂŠ, c’est d’abord celle de la hiĂŠrarchie sur les personnels. Elle a ĂŠtĂŠ afďŹ rmĂŠe martialement par M. GĂŠrard Longuet, alors prĂŠsident du groupe UMP au SĂŠnat, lors du ÂŤ Rendez-vous pour la France Âť du 3 novembre 2010 : ÂŤ Il faut un patron qui puisse rentrer dans les classes et exďŹ ltrer les enseignants en rupture avec le projet de l’Êtablissement. Âť

L’ÊgalitĂŠ n’est plus une finalitĂŠ Ce nouvel esprit disciplinaire se traduit par l’abandon des objectifs ĂŠgalitaires, jugĂŠs contre-productifs. L’Êcole doit se dĂŠlester de tout ce qui diminue son rendement, Ă commencer par les ĂŠlèves perturbateurs, qui seront ÂŤ exďŹ ltrĂŠs Âť vers des ĂŠtablissements de rĂŠinsertion scolaire (ERS), dont les premières expĂŠriences ont pourtant ĂŠtĂŠ catastrophiques (8). Pour la droite, qui a mal digĂŠrĂŠ le collège

unique, l’ÊgalitĂŠ n’est plus une ďŹ nalitĂŠ. Se dĂŠbarrasser au plus vite des ĂŠlèves les moins performants en les dirigeant vers l’apprentissage Ă la ďŹ n de la cinquième pourrait ĂŞtre une solution tentante. La suppression de la carte scolaire doit permettre la constitution d’Êtablissements d’excellence qui draineront les meilleurs. Quant aux bourses, plus question de les distribuer automatiquement en fonction de la situation des parents : elles doivent ĂŞtre accordĂŠes aux ĂŠlèves certes pauvres mais aussi ÂŤ mĂŠritants Âť. Un pas de plus est franchi quand les descendants d’immigrĂŠs sont accusĂŠs de faire baisser les rĂŠsultats. Le ministre de l’intĂŠrieur, M. Claude GuĂŠant, n’a pas hĂŠsitĂŠ Ă dĂŠclarer le 25 mai 2011 sur Europe 1, et ceci en contradiction avec tous les travaux sĂŠrieux sur la question, que ÂŤ les deux tiers des ĂŠchecs scolaires, c’est l’Êchec d’enfants d’immigrĂŠs Âť. Un propos vite relayĂŠ par la rectrice de l’acadĂŠmie d’OrlĂŠans, Mme Marie Reynier, qui afďŹ rmait quelques jours plus tard : ÂŤ Si on enlève des statistiques les enfants issus de l’immigration, nos rĂŠsultats ne sont pas si mauvais ni si diffĂŠrents de ceux des pays europĂŠens (9). Âť Pour dĂŠďŹ nir un projet progressiste, il importe de comprendre enďŹ n que nous sommes entrĂŠs dans un âge inĂŠdit de l’institution : celui de la nouvelle ĂŠcole capitaliste.

C HRISTIAN L AVAL . (7) Lire Nico Hirtt,  En Europe, les compÊtences contre le savoir , Le Monde diplomatique, octobre 2010. (8) Cf. Pierre Duquesne,  ERS de Nanterre, chronique d’un Êchec annoncÊ , L’HumanitÊ, SaintDenis, 18 juillet 2011. (9)  Cette acadÊmie manque d’ambition , La Nouvelle RÊpublique, Tours, 17 juin 2011.

)& $ )* ' " ! ) #* ' ) )& ) #* '

*) ' )* ' ) & ) ! ' *) ' )* ' ! ) #* '

5" )&6( *9 < 69 9<9 *)6<'9 9& <-5 6 < *)6 &' *)*(&2< 9 * & ' 6 9&*)6 )& 6

% 6*)9 ( ( 5 6 '4 3 (& *<) &' *) 9$ )&9 9&*)6 ?69 (3

„

%

„

s ' 9&*)6 )9 5) 9&*) ' 6 s & ) 6 *'&9&2< 60

s ? ' - 5 9&*)) ( )9 5 6 5= <>

#% # #

# # s ? ' *) 5 ) 6 9 6 (&) &5 6 .( 5 &

( 9&) 9 ( 5 5 & -5 6%(& &/ =*? " 4 9< 60 s *5( 9&*) 6 ) 9&*)) - 5 #

# # # #

„

s &5 6 )9 5) 9&*) ' 6 9 = '*-- ( )9 s *((<)& 9&*) *'&9&2< 9 6 <> s *) 9&*) < '&2< )9 5) 9&*) ' s 69&*) 6 5*"5 (( 6 <( )&9 &5 6 s 9< 6 95 9 "&2< 6 9 *'&9&2< 6 )6 0

6 &-'+( 6 6*)9 5 &9 6 - 5 '43 <5*- ) 5 &9 9&*) * 5 * &"$ 5 < 9&*) $**'63

$ "& # "& "

! "&

!!! !

!!!

! = )< 5 < s 7 @@ s ' 1:: .@/, !7 ;@ 7 !7


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

4

5 M ÉTHODES

EN QUESTION,

Controverses sur En visite Ă Helsinki le 16 aoĂťt dernier, le ministre de l’Êducation nationale Luc Chatel a attribuĂŠ les succès du système scolaire finlandais Ă sa ÂŤ modernitĂŠ Âť, Ă la ÂŤ grande autonomie Âť de ses ĂŠtablissements et au mode de recrutement de ses professeurs. Des observations censĂŠes cautionner les choix français, notamment en matière de coupes budgĂŠtaires (lire l’article ci-dessous). Le ministre ne s’est en revanche pas souciĂŠ des mĂŠthodes d’apprentissage de la lecture. Lesquelles occupent pourtant une place centrale dans la rĂŠussite des ĂŠlèves et la lutte contre la perpĂŠtuation des inĂŠgalitĂŠs.

PA R J E A N - P I E R R E TERRAIL*

P

ARMI les nombreux dĂŠbats qui agitent l’Êcole en France, celui des mĂŠthodes d’apprentissage de la lecture est l’un des plus ĂŠpineux et des plus rĂŠcurrents. La publication, particulièrement depuis 2005, de donnĂŠes d’enquĂŞte indiquant la maĂŽtrise très insuffisante de la langue ĂŠcrite par les ĂŠlèves entrant au collège a ĂŠrodĂŠ une confiance bien ĂŠtablie dans l’Êcole primaire. La direction de l’Êvaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’Êducation nationale observe ainsi que les performances des ĂŠcoliers français Ă l’entrĂŠe en sixième en matière de maĂŽtrise de la langue ĂŠcrite ont stagnĂŠ entre 1987 et 1997 (dĂŠcennie de la seconde explosion scolaire qui massifie le lycĂŠe et l’universitĂŠ), et baissĂŠ de 1997 Ă 2007 (1).

Ce problème, bien antĂŠrieur Ă la mise en Ĺ“uvre des politiques nĂŠolibĂŠrales, ne sera pas rĂŠsolu par la seule restitution des postes supprimĂŠs, si indispensable soitelle (lire l’article ci-dessous). Les inĂŠgalitĂŠs scolaires perdurent depuis les annĂŠes 1960 et la mise en place de l’Êcole unique de la RĂŠpublique (lire le glossaire) : d’après les calculs rĂŠalisĂŠs par l’Institut national d’Êtudes dĂŠmographiques (INED) et depuis par la DEPP, le taux d’accès Ă un bac gĂŠnĂŠral, celui qui donne le plus de chances de rĂŠussir dans l’enseignement supĂŠrieur, ĂŠtait dans les annĂŠes 1960 de 11 % pour les enfants d’ouvriers et de 56 % pour les enfants de cadres (45 points d’Êcart). Il s’Êtablit aujourd’hui Ă 22 % pour les enfants d’ouvriers et Ă 72 % pour les enfants de cadres (50 points d’Êcart). Tout rĂŠexamen des dispositifs d’enseignement doit dĂŠbuter par les apprentissages du ÂŤlire-ĂŠcrireÂť. On peut d’ailleurs rappeler qu’en 1972 la rĂŠnovation de l’enseignement * Chercheur, membre du Groupe de recherches sur la dĂŠmocratisation scolaire (GRDS).

OLIVIER CORPET. –  3083 P 26 V , de la sÊrie  Analfabets , 2003

PA R C H R I S T I A N L AVA L *

E

septembre 2007, Ă peine ĂŠlu prĂŠsident de la RĂŠpublique, M. Nicolas Sarkozy avait exprimĂŠ dans une ÂŤ Lettre aux ĂŠducateursÂť son souhait d’une ĂŠcole avec ÂŤ moins de professeurs Âť. Et, pour une fois, la promesse a ĂŠtĂŠ tenue, avec la suppression de seize mille postes d’enseignant en 2011 et en 2012, ce qui devrait conduire Ă la destruction de quatre-vingt mille postes en cinq ans dans l’enseignement primaire et secondaire. Cette vĂŠritable saignĂŠe suscite colère et inquiĂŠtude chez les enseignants, mais aussi chez les parents d’Êlèves et, dĂŠsormais, chez les maires, y compris ceux de l’Union pour un mouvement populaire (UMP). L’annonce de la fermeture de mille cinq cents classes du primaire Ă la rentrĂŠe 2011 a soulevĂŠ l’indignation : ÂŤTrop c’est trop, on ne peut plus continuer Ă supprimer des postes dans l’enseignement (1) ! Âť, s’est ainsi exclamĂŠ M. Jean-Pierre Masclet, le prĂŠsident UMP de l’Association des maires du Nord. N

Même l’enseignement privÊ, pourtant moins touchÊ en proportion par ces coupes dans les effectifs, se met à donner de la voix. M. Eric de Labarre, secrÊtaire gÊnÊral de l’enseignement catholique, estime que cette politique  conduit enseignement public et enseignement privÊ dans une impasse en 2011 et à un blocage en 2012 (2) . Inspecteurs * Sociologue, coauteur de La Nouvelle Ecole capitaliste, La DÊcouverte, Paris, 2011.

d’acadĂŠmie chahutĂŠs lors des conseils dĂŠpartementaux de l’Êducation nationale, carte scolaire refusĂŠe par des ĂŠlus de tous bords, prĂŠaux occupĂŠs de jour et parfois de nuit, kermesses transformĂŠes en assemblĂŠes gĂŠnĂŠrales, banderoles accrochĂŠes sur les façades de nombreuses ĂŠcoles : le printemps 2011 a connu une jacquerie scolaire dans toutes les rĂŠgions de France. ÂŤ On ne peut pas concevoir l’Êducation des enfants selon un simple rapport comptable Âť : quand ce ne sont plus les syndicats d’enseignants qui le disent, mais les parents, c’est-Ă -dire des ĂŠlecteurs, la chose devient plus risquĂŠe pour le gouvernement. L’Êcole primaire n’est pas la seule touchĂŠe. Les effectifs en sixième vont monter en èche dans beaucoup de collèges dès la rentrĂŠe 2011; un document du ministère datĂŠ de mai 2010 appelait les recteurs Ă identiďŹ er les ÂŤleviers d’efďŹ cience Âť (sic) et les incitait Ă calculer le nombre de classes ÂŤ ĂŠconomisĂŠes Âť s’ils parvenaient Ă augmenter les effectifs de un Ă cinq ĂŠlèves (3).

ÂŤ Laura a trouvĂŠ le poste de ses rĂŞves Âť Après la suppression des rĂŠseaux d’aides spĂŠcialisĂŠes aux ĂŠlèves en difďŹ cultĂŠ (Rased) et de l’annĂŠe de formation des nouveaux enseignants stagiaires, après la quasi-liquidation de la scolarisation des enfants de moins de 3 ans, la poursuite d’une telle politique est de plus en plus insupportable pour les personnels et les usagers de l’Êducation nationale. Leurs mobilisations semblent avoir ďŹ ni

ĂŠlĂŠmentaire a ĂŠtĂŠ enclenchĂŠe par une rĂŠforme de l’enseignement du français. Cette dernière a ouvert grand la porte Ă une autre mĂŠthode, dite ÂŤ globale Âť, alors que l’apprentissage de la lecture ĂŠtait rĂŠgi jusquelĂ par les instructions officielles de 1923, qui recommandaient fermement l’emploi de la mĂŠthode syllabique. Cette rĂŠforme a placĂŠ la question de la lecture au cĹ“ur des discussions pĂŠdagogiques. Tout le monde se sent peu ou prou concernĂŠ, et les professionnels de la lecture, didacticiens et maĂŽtres de cours prĂŠparatoire (CP) ne sont pas les seuls Ă affirmer leur choix. Bien au-delĂ de leurs rangs, dans le monde de l’enseignement et de la pĂŠdagogie, ĂŞtre moderne, intelligent et progressiste, c’est dĂŠfendre la globale et les mĂŠthodes mixtes qui en dĂŠrivent – les partisans de la syllabique ĂŠtant volontiers qualifiĂŠs de passĂŠistes, voire de rĂŠactionnaires. Ainsi, en janvier 2006, lorsque le

ministre de l’Êducation nationale Gilles de Robien propose de revaloriser la mĂŠthode syllabique, un manifeste, signĂŠ notamment par l’Association française pour la lecture (AFL), le Groupe français d’Êducation nouvelle (GFEN) et l’Institut coopĂŠratif de l’Êcole moderne (ICEM), dĂŠnonce la ÂŤ propagation d’une idĂŠologie politique ĂŠcrasant tout espoir d’Êmancipation possible par l’Êducation Âť. Il poursuit : ÂŤ Des mĂŠthodes d’apprentissage oĂš l’enfant est chercheur Ă celles oĂš l’enfant est dressĂŠ, le choix idĂŠologique [du ministre] est limpide : lui refuser dès le plus jeune âge de penser, lui Ă´ter le dĂŠsir de questionner, de comprendre, de connaĂŽtre, lui imposer une obĂŠissance passive en l’enfermant d’abord dans des exercices rĂŠpĂŠtitifs et mimĂŠtiques‌ AudelĂ de l’apprentissage de la lecture, c’est bien la volontĂŠ d’agir sur les capacitĂŠs rĂŠflexives et complexes de la comprĂŠhension du monde de toute une jeunesse ! Âť

DĂŠchiffrer ou deviner ?

Q

U’ON LA DISE syllabique, alphabÊtique

ou encore graphĂŠmique, la mĂŠthode de lecture en vigueur jusqu’aux annĂŠes 1970 propose un apprentissage progressif du dĂŠchiffrage des graphèmes. ConstituĂŠs de lettres et de combinaisons de lettres, les quelque cent cinquante graphèmes de l’Êcriture du français permettent de transcrire les trente-six phonèmes, ou sons insĂŠcables, de la langue orale (certains phonèmes n’ayant qu’une transcription possible, tel ÂŤouÂť, et d’autres jusqu’à sept, tel le son ÂŤ s Âť de sac : s, ss, sc, c, ç, x, t). L’Êtude des graphèmes permet de dĂŠchiffrer un nombre rapidement croissant de syllabes, et donc de mots et de phrases. De son cĂ´tĂŠ, la mĂŠthode globale pure prĂ´ne une entrĂŠe dans la lecture qui contourne le dĂŠchiffrage des graphèmes. L’idĂŠe d’apprendre Ă identifier directement les mots eux-mĂŞmes, saisis dans leur globalitĂŠ, ĂŠmerge dès le XVIIIe siècle. Il faut toutefois attendre le dĂŠbut du

XXe siècle pour qu’Ovide Decroly, ayant suffisamment formalisĂŠ cette dĂŠmarche pour la mettre en pratique, l’inscrive dans le dispositif ĂŠthique et thĂŠorique des ÂŤ pĂŠdagogies nouvelles Âť. La globale, soutenue par CĂŠlestin Freinet (2), va vite devenir emblĂŠmatique de ces dernières. Son usage restera toutefois marginal dans le système ĂŠducatif jusqu’aux instructions officielles de 1972 et 1985. Ces directives encouragent le passage Ă la globale au nom du principe selon lequel ÂŤlire, c’est comprendreÂť, ce qui dĂŠvalorise implicitement la syllabique, renvoyĂŠe au dĂŠchiffrage de graphèmes et de syllabes (1) Note d’information no 08.38, ministère de l’Êducation nationale, dĂŠcembre 2008. (2) Instituteur et pĂŠdagogue, CĂŠlestin Freinet (18961966) prĂ´nait une ĂŠcole coopĂŠrative favorisant la libre expression des ĂŠlèves et leur pleine participation Ă la gestion de l’Êtablissement. Ses travaux ont connu un retentissement important et continuent Ă faire rĂŠfĂŠrence dans les milieux pĂŠdagogiques.

Pourquoi veulent-ils par payer : le 21 juin dernier, M. Sarkozy a annoncĂŠ le gel des fermetures de classes ÂŤ hors dĂŠmographie Âť dans le primaire pour 2012. L’approche de l’Êlection prĂŠsidentielle n’est sans doute pas ĂŠtrangère Ă ce changement d’orientation qui, d’ailleurs, ne sufďŹ ra pas Ă effacer le bilan de cinq ans de sarkozysme scolaire.

ÂŤ Laura a trouvĂŠ le poste de ses rĂŞves Âť ; Julien, lui, ÂŤ a trouvĂŠ un poste Ă la hauteur de ses ambitions Âť. La campagne publicitaire pour le mĂŠtier d’enseignant, par voie de presse et Ă grands frais (1,35 million d’euros), du ministère de l’Êducation nationale au printemps 2011 ne dit pas seulement la vision sexiste d’un monde social dans lequel les femmes ont des ÂŤ rĂŞves Âť et les hommes de l’ ambition Âť. Elle constitue aussi un parfait dĂŠni de rĂŠalitĂŠ de la part d’un gouvernement dĂŠcidĂŠ Ă dĂŠstabiliser la condition professorale par la gĂŠnĂŠralisation de la prĂŠcaritĂŠ (4). Le gel du point d’indice des fonctionnaires pendant trois ans conduira Ă une nouvelle diminution de 5 Ă 10 % de leur pouvoir d’achat, sans compter les effets de l’augmentation du taux de cotisation Ă la retraite. Cet appauvrissement dĂŠlibĂŠrĂŠ n’est certes pas nouveau, puisqu’il a commencĂŠ avec les mesures de dĂŠsindexation des traitements par rapport Ă l’Êvolution des prix adoptĂŠes par M. Jacques Delors au dĂŠbut des annĂŠes 1980, mais il a tendance Ă s’accĂŠlĂŠrer et Ă s’accentuer ces dernières annĂŠes : selon les calculs des ĂŠconomistes Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane et Robert Gary-Bobo, ÂŤ la valeur des carrières des agrĂŠgĂŠs du secondaire et des professeurs des universitĂŠs (‌) a baissĂŠ d’environ 20 % entre 1981 et 2004 (5) Âť.

On comprend mieux alors le dĂŠclin rapide de l’attractivitĂŠ du mĂŠtier, qu’aucune campagne de propagande publicitaire n’enrayera. Un jeune certiďŹ ĂŠ commence avec un salaire net de 1 500 euros par mois, pour ďŹ nir sa carrière, trente Ă quarante ans plus tard, avec moins de 3 000 euros mensuels ; un maĂŽtre de confĂŠrences, après avoir suivi un parcours particulièrement sĂŠlectif aujourd’hui, dĂŠbute avec un traitement de 1 700 euros par mois et peut espĂŠrer atteindre autour de 3 500 euros Ă la veille de la retraite, soit le salaire d’un dĂŠbutant Ă la sortie d’une ĂŠcole de commerce de bonne rĂŠputation.

Exfiltrer les professeurs rĂŠfractaires Et le mĂŠtier lui-mĂŞme est rendu de plus en plus difďŹ cile, complexe, usant, anxiogène. La dĂŠgradation de l’image de la profession enseignante se fait sentir aux concours de recrutement, oĂš le nombre de candidats s’effondre depuis une dizaine d’annĂŠes dans les disciplines scientiďŹ ques, mais ĂŠgalement en anglais ou en lettres classiques. En 2011, les candidats en mathĂŠmatiques sont presque aussi nombreux que les postes au concours. La directrice des ressources humaines du ministère, Mme Josette ThĂŠophile, a dĂť piteusement admettre que près de mille places aux concours du certiďŹ cat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degrĂŠ (capes) externe n’avaient pu ĂŞtre pourvues cette annĂŠe (6). Et, pour pourvoir les postes vacants, le ministère recrute toujours plus d’enseignants vacataires, payĂŠs Ă l’heure,

qui n’ont souvent reçu aucune formation adaptĂŠe et qui ne bĂŠnĂŠďŹ cient pas de la mĂŞme protection sociale que les fonctionnaires. Les rĂŠcentes rĂŠformes n’ont fait qu’accĂŠlĂŠrer une tendance longue qui vise Ă transformer profondĂŠment le fonctionnement de l’Êcole, ses modes de rĂŠgulation et ses objectifs. Mais M. Sarkozy a choisi la manière forte, en dĂŠtĂŠriorant dĂŠlibĂŠrĂŠment les conditions d’enseignement et d’apprentissage pour mieux imposer ses projets. L’actuel secrĂŠtaire d’Etat chargĂŠ du logement Benoist Apparu avait vendu la mèche lors d’un ÂŤ chat Âť sur le site du Monde, le 20 mai 2009. Il s’Êtait alors dit ÂŤconvaincu que la suppression de postes obliger [ait] l’institution Ă s’interroger sur elle-mĂŞme et Ă se rĂŠformer Âť. ÂŤ Seule la baisse des moyens obligera l’institution Ă bouger Âť, avait-il ajoutĂŠ. Après la mise en route de l’universitĂŠ entreprise Âť, recommandĂŠe par l’Union europĂŠenne, c’est au tour de l’enseignement primaire et secondaire de se soumettre Ă la norme de l’employabilitĂŠ,

(1) Denis Peiron, ÂŤ “Pour un maire, une classe qui ferme, c’est toujours un drameâ€?Âť, La Croix, Paris, 27 mai 2011. (2) Isabelle Ficek, ÂŤ Suppressions de postes : fin de non-recevoir de Chatel au privĂŠ Âť, Les Echos, Paris, 21 avril 2011. (3) ÂŤ SchĂŠma d’emplois 2011-2013 Âť, ministère de l’Êducation nationale, 5 mai 2010. (4) Lire Gilles Balbastre, ÂŤ Feu sur les enseignants Âť, Le Monde diplomatique, octobre 2010. (5) Btissam Bouzidi, Touria Jaaidane et Robert GaryBobo, ÂŤ Les traitements des enseignants français, 19602004 : la voie de la dĂŠmoralisation ? Âť, Revue d’Êconomie politique, Paris, mai-juin 2007. (6) ÂŤ Des centaines de postes d’enseignant non pourvus, faute de candidats admis Âť, 12 juillet 2011, www.lemonde.fr

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

ENSEIGNANTS SOUS PRESSION

l’apprentissage de la lecture dĂŠpourvus de signification. Le mot ĂŠtant la plus petite unitĂŠ de sens, un apprentissage de la lecture fondĂŠ sur la reconnaissance visuelle des mots offre en effet aux ĂŠlèves la possibilitĂŠ d’associer systĂŠmatiquement dĂŠchiffrage et comprĂŠhension de l’Êcrit. MĂŞme si les ouvrages prĂ´nant la globale pure (ou mĂŠthode idĂŠovisuelle) ont connu un grand retentissement dans les annĂŠes 1970, il ne semble pas que celle-ci soit jamais devenue majoritaire. Sans doute parce qu’elle se heurtait Ă une impossibilitĂŠ pratique : toute dĂŠmarche globale doit en effet combiner la mĂŠmorisation du plus grand nombre possible de mots ĂŠcrits et la ÂŤ lecture devinette Âť, c’est-Ă -dire l’identification des mots non reconnus en s’appuyant sur le contexte de la phrase, et le cas ĂŠchĂŠant sur la connaissance acquise d’une partie du mot concernĂŠ (par exemple deviner beautĂŠ quand on reconnaĂŽt beau). A l’usage, il s’est toutefois avĂŠrĂŠ que, mĂŞme en combinant mĂŠmorisation de mots – voire de phrases entières – et lecture devinette, les rĂŠsultats ĂŠtaient très peu concluants, parfois mĂŞme catastrophiques. Au point que la globale a ĂŠtĂŠ accusĂŠe de l’extension des dyslexies et autres dysorthographies (3). Ce constat ne s’est pas traduit par un retour Ă la syllabique, mais par une montĂŠe en puissance des mĂŠthodes mixtes, plus respectueuses du principe ÂŤ lire, c’est comprendre Âť. Elles combinent en effet, dans des proportions et selon des modalitĂŠs variables d’un manuel Ă l’autre, l’Êtude des relations entre phonèmes et graphèmes et les pratiques de la globale, identification visuelle du mot ĂŠcrit et lecture devinette. L’Êtude du code grapho-phonologique amĂŠliore sensiblement l’efficacitĂŠ de la pĂŠdagogie. D’autant plus si, comme les enquĂŞtes internationales le montrent, elle s’opère dès les dĂŠbuts de l’apprentissage et de façon plus systĂŠmatique. A la diffĂŠrence de la syllabique, l’Êtude dans les mĂŠthodes mixtes part en gĂŠnĂŠral non pas des graphèmes qu’on apprend Ă dĂŠchiffrer, mais des phonèmes dont on identifie les

transcriptions possibles. Or prendre appui sur la langue parlĂŠe permet Ă l’apprenti lecteur de ne jamais quitter le registre du sens. Il a appris Ă parler ; il aime les histoires ; il a pris l’habitude dès la maternelle d’Êcouter les rĂŠcits qu’on lui raconte Ă l’Êcole. L’idĂŠe est donc d’utiliser ces histoires pour en extraire les phrases, puis les mots, et enfin les phonèmes contenus dans ces mots dont on identifiera alors la transcription graphique. Le maĂŽtre se repose ainsi sur ce que l’Êlève connaĂŽt et aime, la langue parlĂŠe et les rĂŠcits, pour l’amener en douceur Ă

l’Êtude des correspondances entre sons et signes ĂŠcrits. ÂŤ Ecoute le son “aâ€? que tu entends dans le mot chat, et regarde comment il s’Êcrit : c’est la lettre “aâ€?. Maintenant, regarde ces lettres, ces mots, ces phrases, et retrouve la lettre “aâ€?. Âť C’est Ă ce moment qu’il recourt aux procĂŠdĂŠs de la globale, en confrontant l’apprenti lecteur Ă des mots dont il ne connaĂŽt pas tous les graphèmes (le mot chat, en l’occurrence) et qu’il doit identifier globalement ou deviner Ă partir des lettres ou des syllabes qu’il a apprises, du sens de l’histoire qu’on lui a racontĂŠe, de l’illustration du manuel.

Glossaire Ecole unique : rĂŠsultat de la rĂŠforme institutionnelle qui, du dĂŠcret Berthoin de 1959 Ă la rĂŠforme Haby en 1975, met en place le collège unique et organise l’accès de tous les ĂŠlèves au secondaire. Cette rĂŠforme rĂŠunit ainsi les deux rĂŠseaux de scolarisation, primaire et secondaire, qui restaient très cloisonnĂŠs sous la IIIe et la IVe RĂŠpublique ; elle internalise une sĂŠlection sociale qui s’opĂŠrait jusque-lĂ Ă l’extĂŠrieur de l’Êcole et met les ĂŠlèves en concurrence via un dispositif de notation, de classement hiĂŠrarchique et d’orientation. Code grapho-phonologique : système des relations entre les sons de la langue et les signes graphiques (lettres et syllabes) qui les reprĂŠsentent. MĂŠthode syllabique : enseigne le dĂŠchiffrage des signes ĂŠcrits (les graphèmes) qui transcrivent les sons ĂŠlĂŠmentaires (phonèmes) de la langue. Cet apprentissage de la prononciation des lettres et de leurs combinaisons en syllabes s’opère de façon progressive : l’Êlève n’est jamais appelĂŠ Ă dĂŠchiffrer un mot dont il ne connaĂŽt pas les graphèmes qui le composent.

De l’instituteur à l’orthophoniste

M

ALGRÉ une amorce rĂŠcente de retour Ă la syllabique, les mĂŠthodes mixtes demeurent utilisĂŠes par environ 90 % des maĂŽtres de l’Êcole publique. Comment alors ne pas se demander ce que leur doivent les difficultĂŠs de maĂŽtrise de la langue ĂŠcrite qui affectent un si grand nombre d’Êlèves Ă la sortie du primaire ? Comment ne pas s’Êtonner que le nombre d’orthophonistes soit passĂŠ en France de cent soixante en 1963 Ă plus de seize mille aujourd’hui ? On pourrait bien sĂťr associer cette augmentation Ă l’essor des professions de soin Ă l’enfance dans la mĂŞme pĂŠriode. Elle n’en a pas moins ĂŠtĂŠ alimentĂŠe et justifiĂŠe par des difficultĂŠs d’apprentissage de la lecture qui n’ont pas ĂŠtĂŠ surmontĂŠes dans le cadre de la classe. Et comment ne pas ĂŞtre surpris par ce paradoxe : d’un cĂ´tĂŠ, la rĂŠvolution des mĂŠthodes de lecture s’est opĂŠrĂŠe au nom du ÂŤ lire, c’est comprendre Âť ; de l’autre, les collĂŠgiens de 1995 ne comprenaient pas mieux un texte ĂŠcrit que leurs aĂŽnĂŠs au mĂŞme âge dans les annĂŠes 1920 (4). Et actuellement, selon des donnĂŠes convergentes de l’enquĂŞte 2009 du programme international pour le suivi des acquis des ĂŠlèves (Programme for International Student Assessment, PISA) et de la direction des ĂŠtudes du ministère de l’Êducation nationale, cent cinquante mille jeunes

sortent chaque annÊe de l’Êcole en grande difficultÊ de comprÊhension de l’Êcrit .

MĂŠthode globale pure : apprend Ă lire par la reconnaissance visuelle globale des mots, en contournant l’apprentissage du code graphophonologique. Cette mĂŠthode offre Ă l’Êlève la possibilitĂŠ d’associer systĂŠmatiquement dĂŠchiffrage et comprĂŠhension de l’Êcrit. La globale entend faire appel Ă son intĂŠrĂŞt et Ă son investissement autonome.

Un apprentissage qui substitue le deviner au lire ne peut manquer d’avoir des effets Ă long terme. Il se prĂŠtend plus facile d’accès, mais risque d’installer l’Êlève dans une lecture imprĂŠcise, source inĂŠvitable de difficultĂŠs de comprĂŠhension, et dans une ĂŠcriture floue. De fait, si les ĂŠlèves des zones d’Êducation prioritaires (ZEP) ont du mal Ă comprendre des textes simples au sortir du primaire, c’est qu’ils ne prĂŞtent pas une attention suffisante Ă la matĂŠrialitĂŠ du texte ĂŠcrit (des signes graphiques menus comme la ponctuation ou les accords de conjugaison ne faisant pas sens pour eux). Les tenants du progressisme pĂŠdagogique s’opposent aux mĂŠthodes traditionnelles au nom de façons d’enseigner susceptibles de rendre l’enfant plus intelligent en le considĂŠrant d’emblĂŠe comme le sujet autonome de ses apprentissages. Leurs critiques se rĂŠclament, eux, d’une transmission plus efficace des savoirs. Ainsi s’opposent, dans une sorte de dialogue de sourds, deux modèles d’Êcole. L’un, ancrĂŠ dans le refus de toute forme d’inculcation autoritaire et mĂŠcanique, cherche Ă ĂŠmanciper l’enfant par la qualitĂŠ des façons d’enseigner. L’autre fait dĂŠcouler l’Êmancipation de l’acquisition du savoir.

MĂŠthode mixte : la globale pure s’Êtant avĂŠrĂŠe inapplicable, la mixte a rĂŠintroduit l’apprentissage du code grapho-phonologique. Mais le dĂŠchiffrage s’opère en partant du son et non – comme c’est le cas dans la syllabique – du signe ĂŠcrit. Il laisse subsister une bonne part de ÂŤ lecture devinette Âť en confrontant constamment les ĂŠlèves Ă des mots dont ils n’ont appris Ă dĂŠchiffrer que telle lettre ou telle syllabe : ils doivent deviner le reste en s’appuyant sur le contexte de la phrase, l’illustration du manuel, leur connaissance familière du mot.

Le monde actuel n’incite guère Ă sacrifier l’un de ces modèles au profit de l’autre. L’insertion dans une sociĂŠtĂŠ dĂŠmocratique et la maĂŽtrise de technologies difficiles Ă apprĂŠhender supposent la transmission Ă l’ensemble des jeunes gĂŠnĂŠrations d’une culture commune, gĂŠnĂŠrale et technologique de haut niveau, et donc l’Êradication des inĂŠgalitĂŠs d’accès aux savoirs. SimultanĂŠment, la transformation des rapports familiaux et du statut de l’enfant, la volontĂŠ lĂŠgitime d’assurer l’Êmancipation et l’Êpanouissement individuels dès le plus jeune âge, justifient la recherche de formes d’Êducation scolaire en

adĂŠquation avec ces ĂŠvolutions historiques. Peut-on s’employer Ă concilier ces deux modèles afin d’entreprendre l’indispensable rĂŠexamen de la façon dont les enfants sont introduits Ă la culture ĂŠcrite ?

J EAN -P IERRE T ERRAIL . (3) Cf. par exemple Colette Ouzilou, Dyslexie, une vraie-fausse ĂŠpidĂŠmie, Presses de la Renaissance, Paris, 2001. (4) ÂŤ Connaissances en français et en calcul des ĂŠlèves des annĂŠes 1920 et d’aujourd’hui. Comparaison Ă partir des ĂŠpreuves du certificat d’Êtudes primaires Âť, Les Dossiers d’Êducation et formations, ministère de l’Êducation nationale, no 62, Paris, 1996.

casser l’Êcole ? de l’efďŹ cacitĂŠ, de la performance (7). Dans l’optique des rĂŠformateurs actuels, tout, jusqu’à la pĂŠdagogie, doit se calquer sur le monde ĂŠconomique, car l’Êcole ne fait rien d’autre que produire le ÂŤ capital humain Âť et les ÂŤ compĂŠtences de base Âť qui lui sont nĂŠcessaires. Cette logique normative, supposĂŠe faire passer l’efďŹ cacitĂŠ avant tout, est aujourd’hui portĂŠe par une hiĂŠrarchie intermĂŠdiaire de plus en plus centralisĂŠe et censĂŠe appliquer rigoureusement toutes les rĂŠformes, mesures et consignes reçues d’en haut. Le temps le plus noir de l’autoritarisme dans l’enseignement semble revenu. A l’instar du militaire, le professeur devrat-il obĂŠir en tout au gouvernement, reprĂŠsentĂŠ par un inspecteur d’acadĂŠmie, un principal ou un proviseur. A cet ĂŠgard, la ligne de l’UMP est claire : la restauration de l’autoritĂŠ, c’est d’abord celle de la hiĂŠrarchie sur les personnels. Elle a ĂŠtĂŠ afďŹ rmĂŠe martialement par M. GĂŠrard Longuet, alors prĂŠsident du groupe UMP au SĂŠnat, lors du ÂŤ Rendez-vous pour la France Âť du 3 novembre 2010 : ÂŤ Il faut un patron qui puisse rentrer dans les classes et exďŹ ltrer les enseignants en rupture avec le projet de l’Êtablissement. Âť

L’ÊgalitĂŠ n’est plus une finalitĂŠ Ce nouvel esprit disciplinaire se traduit par l’abandon des objectifs ĂŠgalitaires, jugĂŠs contre-productifs. L’Êcole doit se dĂŠlester de tout ce qui diminue son rendement, Ă commencer par les ĂŠlèves perturbateurs, qui seront ÂŤ exďŹ ltrĂŠs Âť vers des ĂŠtablissements de rĂŠinsertion scolaire (ERS), dont les premières expĂŠriences ont pourtant ĂŠtĂŠ catastrophiques (8). Pour la droite, qui a mal digĂŠrĂŠ le collège

unique, l’ÊgalitĂŠ n’est plus une ďŹ nalitĂŠ. Se dĂŠbarrasser au plus vite des ĂŠlèves les moins performants en les dirigeant vers l’apprentissage Ă la ďŹ n de la cinquième pourrait ĂŞtre une solution tentante. La suppression de la carte scolaire doit permettre la constitution d’Êtablissements d’excellence qui draineront les meilleurs. Quant aux bourses, plus question de les distribuer automatiquement en fonction de la situation des parents : elles doivent ĂŞtre accordĂŠes aux ĂŠlèves certes pauvres mais aussi ÂŤ mĂŠritants Âť. Un pas de plus est franchi quand les descendants d’immigrĂŠs sont accusĂŠs de faire baisser les rĂŠsultats. Le ministre de l’intĂŠrieur, M. Claude GuĂŠant, n’a pas hĂŠsitĂŠ Ă dĂŠclarer le 25 mai 2011 sur Europe 1, et ceci en contradiction avec tous les travaux sĂŠrieux sur la question, que ÂŤ les deux tiers des ĂŠchecs scolaires, c’est l’Êchec d’enfants d’immigrĂŠs Âť. Un propos vite relayĂŠ par la rectrice de l’acadĂŠmie d’OrlĂŠans, Mme Marie Reynier, qui afďŹ rmait quelques jours plus tard : ÂŤ Si on enlève des statistiques les enfants issus de l’immigration, nos rĂŠsultats ne sont pas si mauvais ni si diffĂŠrents de ceux des pays europĂŠens (9). Âť Pour dĂŠďŹ nir un projet progressiste, il importe de comprendre enďŹ n que nous sommes entrĂŠs dans un âge inĂŠdit de l’institution : celui de la nouvelle ĂŠcole capitaliste.

C HRISTIAN L AVAL . (7) Lire Nico Hirtt,  En Europe, les compÊtences contre le savoir , Le Monde diplomatique, octobre 2010. (8) Cf. Pierre Duquesne,  ERS de Nanterre, chronique d’un Êchec annoncÊ , L’HumanitÊ, SaintDenis, 18 juillet 2011. (9)  Cette acadÊmie manque d’ambition , La Nouvelle RÊpublique, Tours, 17 juin 2011.

)& $ )* ' " ! ) #* ' ) )& ) #* '

*) ' )* ' ) & ) ! ' *) ' )* ' ! ) #* '

5" )&6( *9 < 69 9<9 *)6<'9 9& <-5 6 < *)6 &' *)*(&2< 9 * & ' 6 9&*)6 )& 6

% 6*)9 ( ( 5 6 '4 3 (& *<) &' *) 9$ )&9 9&*)6 ?69 (3

„

%

„

s ' 9&*)6 )9 5) 9&*) ' 6 s & ) 6 *'&9&2< 60

s ? ' - 5 9&*)) ( )9 5 6 5= <>

#% # #

# # s ? ' *) 5 ) 6 9 6 (&) &5 6 .( 5 &

( 9&) 9 ( 5 5 & -5 6%(& &/ =*? " 4 9< 60 s *5( 9&*) 6 ) 9&*)) - 5 #

# # # #

„

s &5 6 )9 5) 9&*) ' 6 9 = '*-- ( )9 s *((<)& 9&*) *'&9&2< 9 6 <> s *) 9&*) < '&2< )9 5) 9&*) ' s 69&*) 6 5*"5 (( 6 <( )&9 &5 6 s 9< 6 95 9 "&2< 6 9 *'&9&2< 6 )6 0

6 &-'+( 6 6*)9 5 &9 6 - 5 '43 <5*- ) 5 &9 9&*) * 5 * &"$ 5 < 9&*) $**'63

$ "& # "& "

! "&

!!! !

!!!

! = )< 5 < s 7 @@ s ' 1:: .@/, !7 ;@ 7 !7


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

6 I NTÉRÊTS

INDUSTRIELS ET AMBITIONS POLITIQUES

Patrons de presse en campagne Erosion des ventes, concurrence d’Internet : la presse quotidienne française a-t-elle les moyens de redresser la situation ? Ses actionnaires industriels sont en passe d’être remplacés par des financiers ; mais les uns comme les autres cherchent à la mettre au service de leurs intérêts, tandis que les contre-pouvoirs qui limitaient leur ingérence faiblissent.

de logistique, le groupe s’est impliqué – via Euro RSCG, filiale d’Havas – dans la campagne de M. Laurent Gbagbo, l’ancien chef d’Etat ivoirien, qui refusait de rendre le pouvoir après avoir été battu à l’élection présidentielle de novembre 2010. Le 5 janvier, Direct Matin titre dans un article à la « une » : « La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouattara (6) ». Parfois, l’actionnaire recherche dans la presse un simple levier d’influence sur les hommes politiques susceptibles de favoriser ses affaires. Ce n’est sans doute pas un hasard si le groupe Lagardère, qui a vendu toute sa presse internationale en début d’année, conserve les médias français les plus influents (Europe 1, Le Journal du dimanche, Elle). Il a d’ailleurs confié à M. Denis Olivennes, un proche de M. Dominique Strauss-Kahn apprécié de M. Sarkozy, le soin de piloter cet ensemble hautement stratégique.

PA R M A R I E B É N I L D E * ANS la prochaine course à l’élection présidentielle française, la presse écrite et son outil industriel risquent d’occuper les états-majors politiques. L’Etat doit-il accompagner financièrement la restructuration des journaux ? Alors que la direction du Figaro a choisi en juin de céder le contrôle de son imprimerie de Tremblayen-France au groupe Riccobono, celle du Monde annonçait le même mois l’arrêt d’une des deux rotatives encore en service à l’imprimerie d’Ivry-sur-Seine. M. Louis Dreyfus, président du directoire du Monde, projette de confier à la presse quotidienne régionale le soin d’apporter « une solution d’impression en régions », afin d’assurer des ventes l’après-midi en province et de combler ainsi une perte annuelle de 3 millions d’euros. Au total, d’après The Economist (1), M. Xavier Niel, l’un des actionnaires du Monde, envisagerait de licencier deux cent vingt des deux cent soixante ouvriers du site. L’hebdomadaire

britannique compare d’ailleurs ce milliardaire du Web à M. Rupert Murdoch, qui brisa la résistance du syndicat des typographes anglais dans les années 1980. Mais il estime aussi que la presse quotidienne nationale va au-devant d’un sévère conflit dès lors qu’elle se heurte au Syndicat du livre, dont un quart des membres seraient menacés par la restructuration du Monde. Les quotidiens parisiens renoncent donc à leur outil industriel de production au profit de la mise en valeur de leur « marque » et d’Internet. Le pari se révèle parfois hasardeux. En juin dernier, la présidente du quotidien économique La Tribune annonçait sa décision de « suspendre la publication » de l’édition papier entre les 8 et 19 août pour baisser les coûts. Las, ces «semaines les plus creuses de l’année», comme les définissait Mme Valérie Decamp, furent marquées par une tempête boursière de premier ordre…

Accompagner l’offensive des prédateurs

S

I elle tend à mettre fin à son aventure industrielle, la presse quotidienne parisienne n’en renforce pas moins ses liens avec d’autres industries, grâce à un échange de bons procédés. Le Figaro, dont le directeur de la rédaction Etienne Mougeotte compte désormais parmi les conseillers de M. Nicolas Sarkozy (2), s’emploie à compromettre les chances des rivaux du président, comme M. François Hollande, associé en «une» à l’affaire Strauss-Kahn, le 19 juillet. En retour, le propriétaire du quotidien, M. Serge Dassault, dont l’Etat français demeure l’unique client pour ses avions Rafale, voyait au même moment son soutien actif à l’Elysée récompensé par un contrat portant sur la construction de drones pour l’armée française – une décision prise contre l’avis du chef d’état-major des armées et celui du directeur général de l’armement. Parallèlement, M. Dassault, sénateur de l’Essonne (Union pour un mouvement populaire, UMP), a la satisfaction de lire de plus en plus souvent dans Le Figaro des échos de ses prises de position à la Chambre haute (le 6 juillet sur la prime aux salariés ou le 8 juillet sur la grève de la distribution de la presse quotidienne).

* Journaliste. Auteure d’On achète bien les cerveaux. La publicité et les médias, Raisons d’agir, Paris, 2007.

Au sein du journal, l’interventionnisme de M. Dassault se manifeste par des coups de fil quotidiens au directeur de la rédaction, comme l’a reconnu M. Mougeotte devant l’Association des journalistes médias (AJM), le 12 octobre 2010. L’industriel n’aurait pas hésité à demander le licenciement d’un journaliste, Georges Malbrunot, ex-otage en Irak, pour une enquête sur « Le business secret d’Israël dans le golfe Persique» (26 juin 2010). Cet article avait provoqué les foudres d’Abou Dhabi et contrarié les plans de M. Dassault, qui cherchait à vendre le Rafale à l’émirat. Quelques mois plus tard, M. Francis Morel, le directeur général du quotidien, opposé au limogeage de ce journaliste, était débarqué pour «incompatibilité d’humeur» avec son actionnaire (3). Quatre ans plus tôt, M. Morel s’était montré plus accommodant en acceptant que Le Figaro du 12 décembre 2007 publie une page de publicité en faveur de M. Mouammar Kadhafi, en visite en France, et avec qui le groupe Dassault était alors en négociation avancée pour la vente de quatorze Rafale... Quand il possédait La Tribune, entre 1993 et 2007, M. Bernard Arnault, président du groupe Louis Vuitton Moët Hennessy (LVMH), qui a ensuite racheté

SELÇUK

D

Les Echos, premier quotidien économique français, avait confié à des proches qu’il était important de détenir un journal afin de se prémunir des attaques de la presse. Quel journaliste se sent de taille à enquêter sur un industriel qui représente, outre la quatrième fortune mondiale, l’un des plus gros budgets publicitaires de la presse (10 % de celui du groupe Figaro [4])... et un employeur potentiel ? Aux Echos, le conflit d’intérêts peut surgir à chaque instant, par exemple lorsqu’il s’agit de traiter les enjeux d’une grève dans les hypermarchés Carrefour, dont M. Arnault est, avec le fonds Colony Capital, l’actionnaire principal – le mouvement avait pour origine la suppression exigée de quatre mille cinq cents emplois malgré un bénéfice de 380 millions d’euros en 2010. Ou comme ce jour de juillet 2008 où le journal s’est autocensuré pour ne pas dire que le nom de M. Arnault avait été hué lors d’une assemblée générale extraordinaire de Carrefour. Une charte de déontologie ainsi que des limites à l’ingérence de l’actionnaire ont bien été établies lors du rachat des Echos, en 2007. Mais cela n’a pas empêché M. Arnault de confier la défense de ses intérêts à M. Nicolas Beytout, président-directeur général du groupe de presse – et invité du Fouquet’s le soir de l’élection de M. Sarkozy en 2007. En mars 2008, M. Beytout est intervenu pour modifier la « une » afin que la victoire de la gauche aux élections municipales ne passe pas pour une défaite de M. Sarkozy. Et dans sa bataille récente pour le contrôle d’Hermès, dont il a acquis 17 % en octobre 2010 sans en avertir au préalable l’Autorité des marchés financiers, au mépris des règles boursières, Les Echos

accompagne encore l’offensive du prédateur : « Hermès : les dissensions familiales apparaissent au grand jour », titre le quotidien le 14 mars 2011. Nulle mention, en revanche, de la sortie du patron du sellier, M. Patrick Thomas, lors de la présentation de ses – florissants – comptes 2010 : « Si vous voulez séduire une belle femme, vous ne commencez pas par la violer par-derrière (5). » Le Figaro, de son côté, évoquera l’incident comme une « délicate entorse au style “subtil, discret et élégant” de la maison » (4 mars 2011)… Pour défendre leurs intérêts, les industriels peuvent compter sur les journaux dont ils assurent les fins de mois. Propriétaire du quotidien gratuit Direct Matin, M. Vincent Bolloré ne fait pas exception. Après avoir obtenu la concession du port d’Abidjan pour sa société de transport et

« Heureusement qu’il y a un groupe comme Lagardère, heureusement qu’il y a Bernard Arnault, heureusement qu’il y a Edouard de Rothschild [à Libération] ! Où serait la presse écrite aujourd’hui s’il n’y avait pas des actionnaires comme cela ? », s’exclamait M. Arnaud Lagardère au « Grand Jury RTL - Le Figaro - LCI », le 9 décembre 2007. Pourtant, l’arrivée de capitaines d’industrie n’a pour l’heure en rien profité aux journaux français. Malgré les bénéfices record de leurs actionnaires, les éditeurs de presse n’ont pu mettre en place aucun plan de relance audacieux, et leur rédactions n’ont pas été épargnées par des économies drastiques devant le délabrement des ventes et des comptes. Il y a là une forme de paradoxe : réputés experts en la matière, les patrons de grands groupes se révèlent incapables d’enclencher un processus de sauvetage industriel de la presse. Ils préfèrent nommer des hommes sûrs, comme MM. Mougeotte (Le Figaro) ou Beytout (Les Echos), à la tête de leurs publications, plutôt que des journalistes animés par le seul souci de la relance éditoriale. Et tailler dans les effectifs : le Syndicat national des journalistes - Confédération générale du travail (SNJ-CGT) a décompté trois mille suppressions de postes de journaliste en 2010.

« Réjouissez-vous », lançait M. Sarkozy

L

E SALUT viendra-t-il de nouveaux actionnaires, comme MM. Pierre Bergé, Matthieu Pigasse ou Niel, qui ont pris les rênes du Monde ? Une charte d’indépendance régit les rapports entre la rédaction et les nouveaux propriétaires, mais cette alliance d’hommes d’affaires démultiplie les possibilités de conflits d’intérêts. Comment traiter de Free – contrôlé par M. Niel –, des multiples terrains d’opération de la banque Lazard, dirigée en France par M. Pigasse, ou du Téléthon, auquel s’en est pris M. Bergé en tant que président du Sidaction ? Ce dernier a d’ailleurs montré qu’il ne se contenterait pas d’une position d’« actionnaire dormant ». Le 11 mai 2011, il a adressé un courrier électronique au directeur du Monde pour exprimer son « profond désaccord avec le traitement réservé à Mitterrand », après la mise en cause de l’ancien président dans une tribune libre de l’historien François Cusset, assimilée à un « article immonde, digne d’un brûlot d’extrême droite » (7). La censure est peu probable, compte tenu des pouvoirs encore détenus par la Société des rédacteurs du journal, mais l’autocensure n’est pas impossible.

Après les industriels, la décennie qui commence verra-t-elle des financiers se porter au chevet de la presse ? Par l’entremise de son autoritaire président Michel Lucas, le Crédit mutuel contrôle désormais la plupart des quotidiens régionaux de l’est de la France, du Dauphiné libéré à L’Est républicain. Les mutualisations journalistiques engagées, à travers des reportages communs, et les intrications avec les intérêts commerciaux de cette banque font craindre une atteinte au pluralisme et à l’indépendance de la presse. D’ores et déjà, un reporter du Journal de Saône-et-Loire a été envoyé couvrir pour l’ensemble des titres du groupe... une opération humanitaire du

Crédit mutuel en Haïti. Et que les journalistes ne s’avisent pas de faire grève : celle du Républicain lorrain, menée pour réclamer une hausse des salaires, s’est soldée par la mise en vente du titre. « J’ai dit [au personnel] : “Vous ne m’intéressez plus en tant qu’individus, car le deal humain qu’il y avait entre nous, vous l’avez coupé”», a lâché M. Lucas à l’AFP. En février, La Voix du Nord, pour sa part, a fait entrer dans son capital, à hauteur de 25 %, le Crédit agricole du Nord, avec pour perspective avouée une « optimisation du lien ». Difficile de retrouver dans cette démarche l’esprit de la Résistance qui donna naissance au journal et milita pour une presse libérée « des puissances d’argent ». Il s’agit pour le nouvel actionnaire de démarcher, derrière les lecteurs du quotidien, des clients potentiels pour ses offres de services bancaires. « Réjouissez-vous que des industriels investissent dans la presse plutôt qu’elle appartienne à des fonds de pension anglosaxons », lançait M. Sarkozy au Nouvel Observateur, le 13 décembre 2007. Capitaines d’industrie ou fonds de pension, le destin de la presse française se réduitil vraiment à cette alternative ?

(1) « The revolution at Le Monde », The Economist, Londres, 30 juillet 2011. (2) « Le “groupe Fourtou” œuvre en secret à la réélection de Nicolas Sarkozy», Le Monde, 15 août 2011. (3) « Francis Morel évincé du Figaro pour “incompatibilité d’humeur”», LeMonde.fr, 25 janvier 2011. (4) Le Canard enchaîné, Paris, 27 avril 2011. Lire aussi Jean-Pierre Tailleur, « Journalistes économiques sous surveillance », Le Monde diplomatique, septembre 1999. (5) Le Canard enchaîné, 9 mars 2011. (6) Cf. Colin Brunel, « La presse de Bolloré soigne l’ami Gbagbo », www.acrimed.org, 13 janvier 2011 ; Thomas Deltombe, « Les guerres africaines de Vincent Bolloré », Le Monde diplomatique, avril 2009. (7) www.electronlibre.info, 24 mai 2011.


7

DOSSlER

M IRAGE

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

DES SERVICES À LA PERSONNE

Le modèle de la domestique au service d’une seule famille reste courant dans certaines régions du monde, notamment dans le Golfe ou en Asie. L’Indonésie, le Sri Lanka ou les Philippines se spécialisent dans l’« exportation » de main-d’œuvre féminine (lire pages 1, 10 et 11). En Europe, les travaux d’entretien et le soin des enfants ou celui des personnes âgées incombent plutôt à des salariés aux

employeurs multiples, qui ont bien du mal à défendre leurs droits (lire pages 8 et 9). La revalorisation par l’Etat français des « services à la personne » amalgame prestations de confort et prise en charge des plus vulnérables ; elle néglige en outre le fait que ce secteur d’activité prospère tant sur les inégalités sociales (lire ci-dessous) que sur les inégalités entre hommes et femmes (lire page 12).

La malédiction du balai P A R F R A N Ç O I S - X AV I E R D E V E T T E R

A

ET

FRANÇOIS HORN *

Les Femmes du 6 e étage, de Philippe Le Guay, et Ma part du gâteau, de Cédric Klapisch, les femmes de ménage occupent en 2011 une place de choix sur grand écran. Les personnages d’employées de maison étaient pourtant un peu passés de mode depuis l’époque glorieuse d’Eugène Labiche, de Georges Feydeau et du théâtre populaire. Le cinéma reflétait ainsi une certaine réalité sociologique et statistique : depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la croissance des « trente glorieuses » avait peu à peu fait disparaître les bonnes d’antan. Au point que lorsque les Frères Jacques chantaient qu’« il n’y a plus de bonnes ni de bourgeois », le sociologue américain Lewis Alfred Coser décrivait les services domestiques comme des activités « obsolètes (1) ».

de confort varie en fonction des revenus : près d’un tiers des ménages actifs appartenant aux 5 % les plus riches recourent à une aide domestique rémunérée, contre moins de 2 % pour ceux disposant d’un revenu inférieur à la médiane (7). Les acteurs de l’aide à domicile (salariés, associations, etc.) insistent d’ailleurs sur les différences qui les opposent aux services domestiques. Pourtant, les politiques menées dans de nombreux pays mélangent entretien et soin. C’est le cas des pays méditerranéens qui drainent quantité d’aides soignantes, infirmières ou assistantes maternelles issues des pays du Sud et tentent de pallier les insuffisances de leur Etat social en favorisant l’emploi de salariés hébergés chez les personnes âgées.

Pourtant, les « gens de maison » ont longtemps constitué un groupe professionnel important, regroupant jusqu’à un tiers de la main-d’œuvre féminine dans des pays aussi divers que les Etats-Unis des années 1920 ou la Grèce des années 1950. Dans le cas français, on recensait au début du XXe siècle près d’un million d’emplois de maison pour vingt millions d’actifs. Quantitativement importants, les domestiques n’en demeuraient pas moins à part, relevant plutôt d’une condition que d’un métier au sens classique du terme. La conquête des droits civiques a été longue (2). Quant aux droits sociaux, leur mise en place demeure toujours dérogatoire par rapport aux autres salariés... A nouveau, cette situation n’est pas propre à la France, et la question de l’application du droit du travail à ces emplois un peu particuliers se pose toujours dans de nombreux pays (3).

M

L’amélioration du statut des employés de maison fut d’autant plus compliquée que leur nombre ne cessait de diminuer. Dans un premier temps au moins, ce ne fut pas la demande qui s’essoufflait, mais plutôt l’offre de travail. Au début du siècle, « les bonnes s’arrachent comme du pain chaud (4) » et la « question domestique » se pose avec acuité : les candidats à ces postes se font rares. La profession se féminise et les bonnes viennent de régions rurales plus éloignées. C’est l’époque de Bécassine (5)... La première guerre mondiale constitue un premier choc avec l’emploi de femmes dans les usines. Et, si la crise de 1929 tend à faire remonter le nombre de gens de maison, la baisse historique est enclenchée. Elle s’accélère après 1945. Les Espagnoles, puis les Portugaises, prennent la place des jeunes provinciales. Surtout, le modèle de la bonne hébergée au domicile de son employeur disparaît rapidement. Le récit passionnant de Maria Arondo (6) témoigne de ce passage d’un monde à l’autre : la femme de ménage aux employeurs multiples s’impose progressivement. Le nombre d’heures par employeur diminue, et la relation d’emploi se dilue dans un contrat de plus en plus souvent informel. Bref, de moins en moins d’emplois, de moins en moins déclarés. Le secteur atteint son plus bas niveau au cours des années 1980 : en France, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dénombre à peine plus de deux cent mille employés de maison. La crise et la persistance d’un chômage de masse vont cependant donner une « nouvelle chance » au secteur. Obsolètes, ces activités acquièrent soudain le statut d’un gisement d’emplois qu’il convient d’exploiter au mieux. A partir du début des années 1990, les mesures de soutien se succèdent : exonérations de cotisations sociales en faveur des emplois familiaux, réduction d’impôt sur le revenu, chèque emploiservice qui deviendra « universel » (CESU), création en 2005 de l’Agence nationale des services à la personne (ANSP)... L’argument de la création d’emplois rend cette politique assez consensuelle. Seul le plafond des réductions d’impôt sur le revenu est modifié au fil des alternances politiques, mais le principe n’est pas contesté : aidons les employeurs de femmes de ménage, cela crée (ou blanchit) du travail. Et peu importe si les coûts dérapent ou si ces aides ne profitent qu’aux ménages les plus aisés. * Economistes. François-Xavier Devetter est coauteur, avec Sandrine Rousseau, de Du balai. Essai sur le ménage à domicile et le retour de la domesticité, Raisons d’agir, Ivry-sur-Seine, 2011.

SOMMAIRE

DU DOSSIER

PAGES 8 ET 9 : Syndicaliser les aides à domicile, un travail de fourmi, par Pierre Souchon. PAGES 1, 10 ET 11 : Profession, domestique, par Julien Brygo. PAGE 12 : Eternelles invisibles, par Geneviève Fraisse.

SUPER WINDOW PROJECT

VEC

Les images qui accompagnent ce dossier, extraites de la série « Bau », sont de Takashi Suzuki (exposition du 10 septembre au 13 octobre à la Galerie de Multiples, Paris 3e)

A son tour, la Commission européenne souligne l’intérêt d’un mécanisme comme le CESU. La Belgique crée un titre « emploi-service » encore plus généreux (mais légèrement plus contraignant, car lié au recours à des structures prestataires). Bien d’autres pays étudient ou expérimentent des dispositifs de soutien ou... adaptent leur politique migratoire. C’est principalement le cas des pays méditerranéens, qui organisent les flux en faveur de ces « secteurs prioritaires » (Espagne, Italie) ou ferment les yeux sur la croissance du travail illégal (Grèce). Car si les réponses diffèrent sensiblement, la question centrale est toujours la même : comment rendre le travail domestique bon marché ? Les niches fiscales françaises divisent le coût par deux. Le recours aux Albanaises et aux Ukrainiennes en Grèce, aux Ukrainiennes et aux Roumaines en Italie, aux Sud-Américaines en Espagne, permet d’atteindre un résultat assez proche. Le renouveau de l’emploi domestique en Europe (comme aux Etats-Unis précédemment) se manifeste dans un contexte d’augmentation et surtout de féminisation de l’immigration. Certains pays semblent même se spécialiser dans l’exportation de leur main-d’œuvre féminine, comme l’Indonésie, les Philippines (lire le reportage en première page) ou l’Ukraine.

L

E RENOUVEAU de l’emploi domestique entrecroise deux questions fondamentales : quel est le périmètre des services soutenus par les pouvoirs publics ? Et quel doit être le degré d’organisation des services rendus ? La première renvoie à la définition des services qui peuvent bénéficier de financements publics, et plus particulièrement à la séparation ou non des activités de soin (care) et des activités de nettoyage (clean). En effet, l’appellation « services à la personne » cache une grande hétérogénéité d’activités que l’on peut néanmoins diviser en deux grandes catégories : d’une part, les services de confort (grosso modo, le ménage) au bénéfice des actifs aisés ; d’autre part, les services d’aide aux personnes fragilisées ou vulnérables, notamment les enfants et les personnes âgées (le soin).

Dans la pratique, ces activités peuvent se ressembler. Entre l’entretien du cadre de vie et l’aide à la vie quotidienne, il existe des recoupements. Mais les logiques qui font naître la demande pour ces deux services s’opposent : le souhait de s’épargner les tâches ingrates d’un côté, l’impossibilité de maintenir son autonomie de l’autre. En outre, pour les personnes fragiles, le recours à des services domestiques dépend assez peu du niveau de ressources. Au contraire, la demande de services

AIS c’est également le cas de la France, particulièrement depuis la mise en place en 2006 du plan de développement des services à la personne, ou plan Borloo : toutes les activités réalisées à domicile, qu’elles aient ou non une vocation sociale, bénéficient des mêmes avantages (avec la transformation de la réduction d’impôt en crédit d’impôt pour les seuls actifs, ces derniers sont même avantagés par rapport aux personnes âgées). L’ANSP créée dans ce cadre valorise dans ses campagnes de publicité un « produit » qui permet, entre autres, de devenir « une mère attentionnée, une collègue bienveillante, une femme épanouie » ! A l’inverse, d’autres pays, notamment scandinaves, cherchent à organiser ces deux types de services de manière radicalement différente. Ils concentrent l’effort public sur le soin et les services auprès des personnes fragiles – créant ainsi un secteur important et qualifié de l’aide à domicile –, tandis que les services de confort sont laissés au libre jeu du marché et soumis aux mêmes règles que les autres secteurs d’activité. Les emplois de domestiques ne se développent pas, car le coût devient prohibitif pour des tâches qu’il est toujours possible d’effectuer soi-même.

La seconde question qui traverse les politiques publiques relatives aux services à la personne renvoie à la place de l’emploi informel (travail au noir) ou de l’emploi direct (gré à gré) par rapport à l’emploi prestataire (collectivités publiques, associations ou entreprises, qui peuvent être plus ou moins contrôlées). A nouveau, une opposition entre le nord et le sud de l’Europe se dessine. Les pays méditerranéens ont fait le choix de laisser croître un secteur très peu formalisé, où l’emploi direct domine largement. Si des organisations se développent, elles visent principalement à faciliter la mise en relation entre employeurs et employés, sans chercher à s’interposer dans la relation d’emploi elle-même. A l’inverse, dans les pays du nord de l’Europe, et en France depuis 2005, se développent des entreprises ou des associations prestataires qui structurent davantage l’emploi. Leur intermédiation n’améliore pas toujours les conditions de travail et d’emploi des salariés du secteur, mais elle transforme les relations en les dépersonnalisant. En schématisant, ces organisations rapprochent les femmes de ménage des ouvriers spécialisés (OS) du nettoyage... De même, aux EtatsUnis, de grandes chaînes du nettoyage à domicile se sont développées, organisant le travail en équipe d’intervenantes outillées de matériel propre à l’entreprise (aspirateur sur le dos, par exemple), facturant à la surface ou encore divisant le travail de manière quasi industrielle. Au modèle de l’emploi domestique traditionnel des pays méditerranéens s’opposent donc le modèle marchand des pays anglo-saxons et le modèle de l’action sociale caractéristique des pays scandinaves. Si celui de l’action sociale refuse explicitement de mélanger services de confort et aide à domicile en récusant l’idée d’un vaste secteur des services à la personne, les deux autres systèmes entretiennent clairement les inégalités sociales. (Lire la suite page 9.) (1) Lewis Alfred Coser, « Servants : The obsolescence of an occupational role », Social Forces, vol. 52, no 1, University of North Carolina Press, Chapel Hill, septembre 1973. (2) La loi de 1848 sur le suffrage universel leur donne le droit de vote (refusé en 1793), mais sans leur accorder l’éligibilité ni le droit d’être juré. Cf. Jacqueline Martin-Huan, La Longue Marche des domestiques, Opéra, Nantes, 1997. (3) En particulier en Allemagne et dans les pays méditerranéens. Cf. Helma Lutz, Migration and Domestic Work, Ashgate, Farnham (Royaume-Uni), 2008. (4) Journal des gens de maison (bulletin du Syndicat des gens de maison), Paris, 8 septembre 1908. (5) Héroïne de bande dessinée créée en 1905 par le dessinateur Joseph Pinchon et Jacqueline Rivière, rédactrice en chef de La Semaine de Suzette, et inspirée de la propre bonne bretonne de cette dernière. (6) Maria Arondo, Moi, la bonne, Stock, Paris, 1975. (7) Enquête « Budget de famille 2005 », Insee, Paris.


SEPTEMBRE 2011 – LE

MONDE diplomatique

8

DOSSlER

Syndicaliser les aides Ă domicile,

Faire le mĂŠnage pour les autres ÂŤ [Mes] gestes, avec le temps, forment une intelligence du corps qui me permet de m’adapter rapidement et de m’organiser efficacement. Les gestes quotidiens se reproduisent discrètement dans un ailleurs diffĂŠrent et identique. Aller vite, c’est aussi s’Êpargner les pas, savoir organiser les mouvements pour ne pas revenir en arrière. (‌) ÂŤ Derrière le sourire se cachent mes efforts, mon dĂŠgoĂťt, ma gĂŞne. La question est aussi pour moi de savoir si, dans ce contenu, il y a de l’agressivitĂŠ, contrĂ´lĂŠe ĂŠgalement. Ce qui est certainement contenu, ce sont des sentiments de colère dus Ă des remarques de Mme F. concernant des dĂŠtails oubliĂŠs, des choses que je faisais rĂŠgulièrement et qu’elle semblait ne pas voir. (‌) ÂŤ Corps domestiquĂŠ très jeune par la couture, par des sĂŠances d’essayage oĂš si bien domptĂŠ il en devient docile, corps au service de l’action et de fil en aiguille glisser sur la pente de la soumission reste possible. Se mettre Ă la place des autres chez eux, devancer leurs besoins, c’est disparaĂŽtre en tant que sujet qui dĂŠsire, se tromper d’identitĂŠ en se prenant pour l’autre et rĂŠpondre au fantasme inconscient de l’employeur. Je pense Ă une très belle expression africaine utilisĂŠe dans certaines chansons : “Je me suis fait esclaver par le travail.â€? Âť

Isolement des salariĂŠs, absence de tradition syndicale, gommage des rapports de forces traditionnels : les obstacles Ă la mobilisation dans le secteur de l’aide Ă domicile sont nombreux. Exemples dans l’Ardèche, le Berry et la Somme.

PA R P I E R R E S O U C H O N *

ÂŤ

V

OUS ĂŞtes dĂŠjĂ habillĂŠe, madame Dumas ? Je vais ranger votre chambre. Prenez votre petit dĂŠjeuner, pendant ce temps. Âť Mme Pauline Dumas (1) se dirige lentement vers sa cuisine, en ce matin de mars. Elle a du mal Ă se dĂŠplacer : Ă plus de 80 ans, elle a besoin de l’aide rĂŠgulière d’une auxiliaire de vie sociale. MĂŠnage, promenade, prise de mĂŠdicaments – et lecture du DauphinĂŠ libĂŠrĂŠ : Mme Dumas voit mal. Elle choisit quelques titres, et bientĂ´t Mme Patricia Galou la prend par les ĂŠpaules et lui lit sa sĂŠlection d’articles. VoilĂ neuf ans que cette ancienne cadre commerciale chez Air Liquide travaille au sein de l’association prestataire Service d’aide et d’accompagnement Ă domicile de l’Ardèche mĂŠridionale (Saadam). Comme la trentaine de salariĂŠs de la structure, elle a effectuĂŠ une reconversion professionnelle, divisant son salaire par trois. ÂŤ Nous avons des coiffeuses, des secrĂŠtaires de direction, des mĂŠcaniciens, des cuisiniers : tous sont obligĂŠs d’abandonner leur mĂŠtier d’origine. En dehors du tourisme et des personnes âgĂŠes, il n’y a pas d’emploi dans notre rĂŠgion Âť, explique Mme Ginette Landelle, prĂŠsidente de Saadam.

AdhĂŠrente de la ConfĂŠdĂŠration française dĂŠmocratique du travail (CFDT) Ă Air Liquide, Mme Galou a importĂŠ dans l’aide Ă domicile son expĂŠrience syndicale : elle est dĂŠlĂŠguĂŠe de la ConfĂŠdĂŠration gĂŠnĂŠrale du travail (CGT) et dĂŠlĂŠguĂŠe du personnel. La tâche est immense dans un secteur peu habituĂŠ au militantisme. Première difficultĂŠ : le montant de la cotisation. ÂŤ Lorsque j’explique Ă mes collègues que c’est 1 % du salaire mensuel, elles me rĂŠpondent : “Tu as vu les salaires qu’on a ?â€? La plupart sont Ă temps partiel et n’ont plus rien Ă la fin du

(Sylvie Esman-Tuccella,  Faire le travail domestique chez les autres , Travailler, n° 8, Paris, fÊvrier 2002.)

* Journaliste.

9

DOSSlER

mois. Elles prĂŠfèrent consacrer 8 euros Ă nourrir leur famille plutĂ´t qu’à un timbre syndical‌ Âť Grâce au volontarisme de Mme Galou, et aux discrets coups de main de Mme Landelle, ancienne cadre de santĂŠ CGT, Saadam compte une dizaine d’aides Ă domicile syndiquĂŠes. ÂŤ C’est un travail de fourmi que l’on mène depuis quinze ans Âť, dit Mme Louise Leyvastre. Le soir mĂŞme, cette postière retraitĂŠe, cheville ouvrière du syndicalisme dans le domaine de l’aide Ă domicile, anime une rĂŠunion Ă l’union locale CGT d’Aubenas. Autour de quelques pizzas, les salariĂŠes prĂŠsentes disent leur fatigue. Bas salaires, manque de reconnaissance, prĂŠcaritĂŠ, temps partiels subis, conventions collectives non respectĂŠes, prĂŠsidences bĂŠnĂŠvoles d’associations ignorantes du droit du travail : si les revendications sont nombreuses, les forces manquent. ÂŤ Une salariĂŠe de Vallon-Pontd’Arc nous avait alertĂŠes, raconte M me Christine Martin, technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF) de formation. On a mis des mois Ă joindre les filles, Ă organiser la rĂŠunion d’information‌ RĂŠsultat, personne n’est venu : on s’est retrouvĂŠes seules avec la salariĂŠe. Âť Les obstacles sont multiples : très isolĂŠ, travaillant individuellement sur des secteurs ĂŠtendus et ne se rĂŠunissant que rarement, le salariat de l’aide Ă domicile est difficile Ă rassembler. En outre, ÂŤ c’est un monde sans culture syndicale, baignĂŠ dans l’idĂŠe du travail d’appoint, regrette Mme Leyvastre. On entend qu’il faut avoir la “foiâ€?, la “fibre maternelleâ€? pour faire ces mĂŠtiers – ce serait en somme une vocation. Cela gomme complètement les rapports de forces Âť.

un travail de fourmi Aide Ă domicile dans le Berry, Mme Laurence Bonneterre travaille depuis 2004 ÂŤ en mandataire Âť dans une association comptant près de cent quatre-vingts salariĂŠs. Les personnes aidĂŠes sont ses employeurs. ÂŤ J’envie les collègues ardĂŠchoises : elles ont un jour de repos hebdomadaire, travaillent un week-end par mois et bĂŠnĂŠficient de congĂŠs payĂŠs‌ Âť Des privilĂŠgiĂŠes, presque, les salariĂŠes d’associations prestataires. Le carburant de Mme Bonneterre n’est pas remboursĂŠ ; il lui arrive de travailler quinze jours consĂŠcutifs, ou d’être employĂŠe par une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer‌ ÂŤ En ce moment, j’attends une somme assez importante bloquĂŠe chez le notaire : la personne qui me salariait est dĂŠcĂŠdĂŠe, et les enfants sont en dĂŠsaccord sur la succession. Âť ProfondĂŠment attachĂŠe Ă ce mĂŠtier qui ÂŤ donne un sens Ă [sa] vie Âť, elle tente de faire valoir certaines revendications. Soutenue par la CGT, Ă laquelle elle a adhĂŠrĂŠ, cette mère de famille a crĂŠĂŠ un collectif : ÂŤ On parle de la maltraitance des personnes âgĂŠes, moi je parlerais plutĂ´t de la maltraitance des aides Ă domicile. Âť Radios et journaux locaux ont relayĂŠ son initiative, lancĂŠe Ă grand renfort de tracts sur les pare-brise et dans les boĂŽtes aux lettres. Lors de la première rĂŠunion publique d’information qu’elle organise, Mme Bonneterre se retrouve toute seule, alors que le secteur de l’aide Ă domicile compte plusieurs milliers de salariĂŠs dans l’Indre. ÂŤ Je ne vois jamais mes collègues, on travaille de façon dispersĂŠe. La prĂŠcaritĂŠ dans laquelle on se trouve toutes exacerbe les rivalitĂŠs. Je suis dĂŠcouragĂŠe‌ Et c’est terrible, quand on distribue des tracts, de se faire traiter de “torcheuse de culsâ€?. Âť UsĂŠe parce qu’elle ÂŤ travaille dur Âť, parce qu’on l’appelle pour ÂŤ un quart d’heure ou une demi-heure Âť ou pour aller ÂŤ bĂŞcher le jardin Âť,

 Si les consœurs veulent un temps plein, elles n’ont pas intÊrêt à avancer avec l’Êtiquette CGT 

Mme Bonneterre a ÂŤ presque abandonnĂŠ Âť. Elle se rend rĂŠgulièrement Ă la permanence de M. Michel Sapin, dĂŠputĂŠ-maire socialiste d’Argentonsur-Creuse : ÂŤ Il est gentil, il m’Êcoute, mais il s’en fout : je ne reprĂŠsente que moi. Âť Lors des dernières ĂŠlections professionnelles pour les assistantes maternelles dans la Somme, Mme Catherine Matos a elle aussi organisĂŠ une rĂŠunion d’information. SyndiquĂŠe Ă la CFDT, elle a seulement reçu la visite de deux personnes qui ÂŤ s’Êtaient trompĂŠes : elles pensaient qu’elles allaient voter ‌ Dans cette rĂŠgion qui subit de plein fouet la dĂŠsindustrialisation, les reconversions dans le secteur de l’aide Ă domicile sont lĂŠgion. Mais les assistantes maternelles comparent leurs salaires, entre 2,18 et 5 euros de l’heure dans la Somme (2), avec ceux de l’usine : ÂŤ Pour elles, ce n’est pas un vrai mĂŠtier. C’est un petit complĂŠment. Âť Difficile, dans ces conditions, d’informer sur les conventions collectives ou sur les droits : les salariĂŠs pensent ne pas en avoir. D’ailleurs, Mme Matos elle-mĂŞme a signĂŠ son premier contrat, en 2002, en dehors de tout cadre lĂŠgal : elle en ignorait jusqu’à l’existence. ÂŤ A l’usine, c’est simple : il y a le local des syndicats, relève cette ancienne ouvrière de Parisot Sièges de France. LĂ , on n’a personne vers qui se tourner – quand on a l’idĂŠe de se tourner vers quelqu’un. Âť Si la formation des assistantes maternelles abonde en recommandations sur les premiers secours et la sĂŠcuritĂŠ de l’enfant, elle ne comporte rien sur le droit du travail, dĂŠplore Mme Matos.

ÂŤ La prĂŠcaritĂŠ dans laquelle on se trouve toutes exacerbe les rivalitĂŠs Âť Mme Dumas achève le repas que Mme Galou lui a prĂŠparĂŠ. ÂŤ Si je vais Ă l’hĂ´pital, vous viendrez me voir, Patricia ? – Ne parlez pas de malheur ! Âť Mme Dumas a longtemps ĂŠtĂŠ ouvrière dans une usine textile qui a fermĂŠ après guerre. Elle s’Êtait reconvertie en aide-mĂŠnagère : ÂŤ J’ai fait ça douze ans, jusqu’à ma retraite en 1984. A l’Êpoque, nous ĂŠtions trois sur la commune et nous ne faisions pas de temps complet. Aujourd’hui, elles sont trente ! Pour complĂŠter nos salaires, nous vendions des calendriers et des tickets de loto. On a vĂŠcu pauvrement. Autres temps, autres mĹ“urs‌ Âť Vraiment ?

EntraĂŽner les salariĂŠs dans une grève relève presque de l’impossible : ÂŤ Je m’entends rĂŠpondre : “Que vont devenir les personnes dont je m’occupe ?â€? C’est le revers de cette extraordinaire conscience professionnelle Âť, note Mme Sylvie Francheteau, TISF. Auxiliaire de vie sociale, Mme Isabelle Giron ĂŠvoque une ÂŤ peur des reprĂŠsailles Âť en cas de syndicalisation : ÂŤ La plupart des consĹ“urs sont Ă temps partiel. Si elles veulent un temps plein, elles n’ont pas intĂŠrĂŞt Ă avancer avec l’Êtiquette CGT Âť – une ĂŠtiquette que nombre de salariĂŠes redoutent, car ÂŤ associĂŠe au communisme, Ă la rĂŠvolution Âť. Mme Leyvastre se veut optimiste : les aides Ă domicile CGT ont rĂŠcemment ĂŠtĂŠ reçues par le conseil gĂŠnĂŠral, et le nombre des syndiquĂŠes est passĂŠ de vingt-quatre en 2008 Ă quelque soixante cette annĂŠe.

P IERRE S OUCHON . (1) Le nom a ÊtÊ changÊ. (2) DÊterminÊ suivant une grille de rÊmunÊration, le salaire horaire varie selon les zones gÊographiques et le nombre d’enfants gardÊs.

Sur le site •  Scrupules fÊministes , par Mona Chollet •  Franchir la ligne , par FrÊdÊric Le Van •  Labours Lost , de Carolyn Steedman, par Gabrielle Balazs • Bibliographie SUPER WINDOW PROJECT

8LP >?LKKBJBKQP Y I> MOBPPB AB O]C]OBK@B

(Suite de la page 7.)

Chez moi comme Ă l’hĂ´tel ! SHIVA Il n’y a plus de place dans votre emploi du temps pour le mĂŠnage ? Vous prĂŠfĂŠrez consacrer votre temps libre aux loisirs plutĂ´t qu’aux tâches mĂŠnagères dans votre maison ou appartement ? Pour faciliter votre quotidien, Shiva vous propose un service de mĂŠnage Ă domicile, adaptĂŠ Ă vos besoins et Ă votre emploi du temps, dispensĂŠ par des employĂŠ(e)s de maison qualifiĂŠ(e)s et expĂŠrimentĂŠ(e)s. Avec Shiva, la corvĂŠe des tâches mĂŠnagères ne sera plus qu’un mauvais souvenir. O2 Partenaire du quotidien, notre ambition est de participer Ă un nouvel art de vie qui permettrait de mener Ă la fois une vie professionnelle et une vie personnelle ĂŠpanouies. Ne plus se prĂŠoccuper des corvĂŠes mĂŠnagères, savoir sur qui compter en cas de problème, pouvoir se faire plaisir, consacrer plus de temps Ă ceux qu’on aime. Ce sont ces valeurs qui nous ont tout naturellement conduits Ă l’oxygène : la bouffĂŠe d’oxygène qui soulage, qui permet de respirer, mais aussi qui apporte aux cellules de l’Ênergie, de la vie, qui symbolise la libertĂŠ et le bien-ĂŞtre. Notre ambition : devenir l’oxygène de votre quotidien... DU TEMPS POUR MOI Un rythme de travail effrĂŠnĂŠ, une soirĂŠe cinĂŠ, une compĂŠtition de golf le dimanche matin, des dĂŠplacements professionnels frĂŠquents, un week-end au bord de mer ou l’envie de faire les boutiques en toute tranquillitĂŠ... Du Temps pour moi simplifie votre quotidien en vous offrant du temps clĂŠ en main !

(Discours promotionnels extraits des sites Internet de sociĂŠtĂŠs de services Ă la personne.)

www.monde-diplomatique.fr/2011/09/

OBPPFC D ] A ?OB J 6>OFC L K LK AR F Q @ K L BK C P@OFQP R L P P Q KBJBK K L ? > Aq

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

En l’absence de financements publics, ces services dĂŠcoulent directement de l’existence d’Êcarts de revenus importants. Que l’on se place dans une perspective historique Ă l’Êchelon français ou que l’on compare diffĂŠrents territoires nationaux, la proportion de familles recourant Ă une femme de mĂŠnage reste corrĂŠlĂŠe aux inĂŠgalitĂŠs de revenus (8). L’analyse ĂŠconomique la plus classique montre aisĂŠment cette logique de ÂŤ spĂŠcialisation Âť : dès lors que mon temps libre vaudrait plus que celui de femmes non qualifiĂŠes, pourquoi me priver de leurs services ? Des calculs plus poussĂŠs montrent ainsi que, pour que ces services Ă la personne se dĂŠveloppent, un ratio de 1 Ă 5 doit exister entre le revenu du mĂŠnage employeur et celui de l’employĂŠe. Les sociĂŠtĂŠs de mĂŠnage Ă domicile illustrent parfois crĂťment ces inĂŠgalitĂŠs nĂŠcessaires : ÂŤ Your time is precious, ours is affordable Âť (ÂŤ Votre temps est prĂŠcieux, le nĂ´tre est abordable Âť), clame ainsi une grande chaĂŽne amĂŠricaine. Loin d’être considĂŠrĂŠes comme nĂŠgatives, ces inĂŠgalitĂŠs sont perçues comme un atout pour crĂŠer des emplois, dans la logique de ÂŤ percolation Âť (la richesse des uns devant profiter au final Ă tous) chère aux nĂŠolibĂŠraux : comme le martèle l’ANSP, ÂŤ ce sont les besoins des uns qui font les emplois des autres Âť...

L’un des rares mĂŠtiers pour lesquels on prĂŠconise le recours Ă l’immigration Et si les riches ne le sont pas assez, il est possible de les subventionner. C’est bien la logique mise en place en France. Alors que l’emploi de personnel de maison faisait l’objet de taxes spĂŠcifiques jusqu’aux annĂŠes 1950, il reprĂŠsente dĂŠsormais une dĂŠpense Ă encourager : plus de 5 milliards d’euros sont distribuĂŠs aux mĂŠnages aisĂŠs (2,3 aux seuls mĂŠnages actifs et 2,9 aux retraitĂŠs imposables) en exonĂŠrations fiscales et sociales diverses. A titre de comparaison, ces montants sont supĂŠrieurs Ă la totalitĂŠ de l’allocation personnalisĂŠe d’autonomie versĂŠe aux personnes âgĂŠes pour l’aide Ă domicile (3,3 milliards d’euros). Mais, pour que ces emplois se dĂŠveloppent, il ne faut pas seulement des riches : il faut aussi des pauvres pour les accepter. LĂ encore, la poli-

La malĂŠdiction du balai tique menĂŠe depuis 2005 tĂŠmoigne d’une certaine cohĂŠrence : rendons le travail Ă bas salaire acceptable en crĂŠant le revenu de solidaritĂŠ active (RSA), un dispositif prĂŠvu pour ĂŞtre ÂŤ activĂŠ Âť au profit de ce secteur. Et, si cela ne suffit pas, peut-ĂŞtre faudra-t-il rendre obligatoire l’acceptation d’une offre d’emploi ÂŤ raisonnable Âť... Certains employeurs rĂŠsument bien cette idĂŠe : ÂŤ Les filles jeunes ne viennent pas chez nous pour rester. C’est un mĂŠtier de passage. Mais pour des dames de 40 ans, elles ne se voient pas faire autre chose Âť, nous expliquait en 2008 la directrice d’une structure associative comptant trente salariĂŠes. Le dĂŠveloppement de ces services s’appuie donc sur des inĂŠgalitĂŠs de revenus‌ qu’il contribue Ă creuser. Mais d’autres inĂŠgalitĂŠs – plus fondamentales – de ÂŤ statut Âť se nichent au cĹ“ur des relations sociales caractĂŠrisant le secteur. De ce point de vue, vouloir revaloriser la domesticitĂŠ est une contradiction dans les termes. Les emplois de mĂŠnage sont associĂŠs Ă des groupes sociaux dominĂŠs (femmes et/ou immigrĂŠs) ; le rapport aux dĂŠchets et aux dĂŠjections les a historiquement constituĂŠs en mĂŠtiers ÂŤ ignobles Âť (rĂŠservĂŠs en Inde aux intouchables), symboliquement distincts des autres emplois non qualifiĂŠs. Ils constituent des ÂŤ zones de relĂŠgation Âť (9) : le travailleur y ĂŠchappe au regard du commun et son ouvrage ne se remarque que lorsqu’il n’est pas fait. L’invisibilitĂŠ des salariĂŠs a ĂŠtĂŠ poussĂŠe Ă son paroxysme par les campagnes de communication de l’ANSP montrant des aspirateurs et des pulvĂŠrisateurs de nettoyant pour vitres qui semblaient animĂŠs par l’opĂŠration du Saint-Esprit... Les travaux liĂŠs Ă l’entretien (employĂŠe de maison, nettoyeur, aide Ă domicile et femme de chambre) constituent un dĂŠbouchĂŠ considĂŠrable pour des femmes en position d’infĂŠrioritĂŠ parce qu’elles n’ont pas de diplĂ´me, d’expĂŠrience, de rĂŠseaux ou plus simplement la nationalitĂŠ française (10). Moins massif qu’en Italie ou en Espagne, le recours Ă la main-d’œuvre ĂŠtrangère pour les services Ă la personne a d’ailleurs fait l’objet d’une mention explicite dans un rapport officiel : ÂŤ C’est dans les mĂŠtiers de la santĂŠ et des services personnels et domestiques qu’un recours, au moins temporaire, Ă une immigration plus importante peut se justifier, Ă condition que les nouveaux arrivants soient effectivement en mesure d’occuper les emplois Ă pourvoir (11). Âť En juin 2008, un accord a ĂŠtĂŠ conclu entre le ministre de l’immigra-

tion et la ministre de l’Êconomie. Il stipule que les immigrĂŠs nouvellement arrivĂŠs sur le territoire français par le biais du regroupement familial seront orientĂŠs vers l’ANSP afin d’être formĂŠs aux mĂŠtiers des services Ă la personne (12). Cette politique est Ă la fois coĂťteuse et inĂŠgalitaire. Elle s’inscrit dans une logique de marchandisation des activitĂŠs domestiques, sans amĂŠlioration de la qualitĂŠ des services rendus. Ces mĂŠcanismes ont ĂŠtĂŠ dĂŠnoncĂŠs dès la mise en Ĺ“uvre des premières exonĂŠrations fiscales. Il y a plus de vingt ans, AndrĂŠ Gorz critiquait dĂŠjĂ le caractère fondamentalement inĂŠgalitaire de cette ÂŤ contre-ĂŠconomie tertiaire Âť qui cherche Ă crĂŠer des emplois sous-payĂŠs plutĂ´t que de dĂŠvelopper les services sociaux (13). ÂŤ Il ne s’agit plus, ĂŠcrivait-il, de socialiser les tâches mĂŠnagères afin qu’elles absorbent moins de temps Ă l’Êchelle de la sociĂŠtĂŠ ; il s’agit, au contraire, que ces tâches occupent le plus de gens et absorbent le plus de temps de travail possible, mais sous la forme, cette fois, de services marchands. Le dĂŠveloppement des services personnels n’est donc possible que dans un contexte d’inĂŠgalitĂŠ sociale croissante, oĂš une partie de la population accapare les activitĂŠs bien rĂŠmunĂŠrĂŠes et contraint une autre partie au rĂ´le de serviteur (14). Âť

F RANÇOIS -X AVIER D EVETTER ET F RANÇOIS H ORN . (8) Pour une comparaison entre mĂŠtropoles amĂŠricaines, cf. Ruth Milkman, Ellen Reese et Benita Roth, ÂŤ The macrosociology of paid domestic labor Âť, Work and Occupations, vol. 25, no 4, Thousand Oaks (Californie), novembre 1998. (9) Cf. Bridget Anderson, Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, Zed Books, Londres, 2000. (10) Ces mĂŠtiers regroupent 40 % des Marocaines, AlgĂŠriennes et Tunisiennes et 50 % des Africaines actives en France, selon l’enquĂŞte ÂŤ Emploi Âť de l’Insee. (11) Rapport du Centre d’analyse stratĂŠgique, ÂŤ Besoins de main-d’œuvre et politique migratoire Âť, Paris, mai 2006. (12) François-Xavier Devetter, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault, Les Services Ă la personne, La DĂŠcouverte, coll. ÂŤ Repères Âť, Paris, 2009. (13) Lire AndrĂŠ Gorz, ÂŤ Pourquoi la sociĂŠtĂŠ salariale a besoin de nouveaux valets Âť, Le Monde diplomatique, juin 1990. (14) AndrĂŠ Gorz, MĂŠtamorphoses du travail. QuĂŞte du sens, GalilĂŠe, Paris, 1988.


SEPTEMBRE 2011 – LE

MONDE diplomatique

8

DOSSlER

Syndicaliser les aides Ă domicile,

Faire le mĂŠnage pour les autres ÂŤ [Mes] gestes, avec le temps, forment une intelligence du corps qui me permet de m’adapter rapidement et de m’organiser efficacement. Les gestes quotidiens se reproduisent discrètement dans un ailleurs diffĂŠrent et identique. Aller vite, c’est aussi s’Êpargner les pas, savoir organiser les mouvements pour ne pas revenir en arrière. (‌) ÂŤ Derrière le sourire se cachent mes efforts, mon dĂŠgoĂťt, ma gĂŞne. La question est aussi pour moi de savoir si, dans ce contenu, il y a de l’agressivitĂŠ, contrĂ´lĂŠe ĂŠgalement. Ce qui est certainement contenu, ce sont des sentiments de colère dus Ă des remarques de Mme F. concernant des dĂŠtails oubliĂŠs, des choses que je faisais rĂŠgulièrement et qu’elle semblait ne pas voir. (‌) ÂŤ Corps domestiquĂŠ très jeune par la couture, par des sĂŠances d’essayage oĂš si bien domptĂŠ il en devient docile, corps au service de l’action et de fil en aiguille glisser sur la pente de la soumission reste possible. Se mettre Ă la place des autres chez eux, devancer leurs besoins, c’est disparaĂŽtre en tant que sujet qui dĂŠsire, se tromper d’identitĂŠ en se prenant pour l’autre et rĂŠpondre au fantasme inconscient de l’employeur. Je pense Ă une très belle expression africaine utilisĂŠe dans certaines chansons : “Je me suis fait esclaver par le travail.â€? Âť

Isolement des salariĂŠs, absence de tradition syndicale, gommage des rapports de forces traditionnels : les obstacles Ă la mobilisation dans le secteur de l’aide Ă domicile sont nombreux. Exemples dans l’Ardèche, le Berry et la Somme.

PA R P I E R R E S O U C H O N *

ÂŤ

V

OUS ĂŞtes dĂŠjĂ habillĂŠe, madame Dumas ? Je vais ranger votre chambre. Prenez votre petit dĂŠjeuner, pendant ce temps. Âť Mme Pauline Dumas (1) se dirige lentement vers sa cuisine, en ce matin de mars. Elle a du mal Ă se dĂŠplacer : Ă plus de 80 ans, elle a besoin de l’aide rĂŠgulière d’une auxiliaire de vie sociale. MĂŠnage, promenade, prise de mĂŠdicaments – et lecture du DauphinĂŠ libĂŠrĂŠ : Mme Dumas voit mal. Elle choisit quelques titres, et bientĂ´t Mme Patricia Galou la prend par les ĂŠpaules et lui lit sa sĂŠlection d’articles. VoilĂ neuf ans que cette ancienne cadre commerciale chez Air Liquide travaille au sein de l’association prestataire Service d’aide et d’accompagnement Ă domicile de l’Ardèche mĂŠridionale (Saadam). Comme la trentaine de salariĂŠs de la structure, elle a effectuĂŠ une reconversion professionnelle, divisant son salaire par trois. ÂŤ Nous avons des coiffeuses, des secrĂŠtaires de direction, des mĂŠcaniciens, des cuisiniers : tous sont obligĂŠs d’abandonner leur mĂŠtier d’origine. En dehors du tourisme et des personnes âgĂŠes, il n’y a pas d’emploi dans notre rĂŠgion Âť, explique Mme Ginette Landelle, prĂŠsidente de Saadam.

AdhĂŠrente de la ConfĂŠdĂŠration française dĂŠmocratique du travail (CFDT) Ă Air Liquide, Mme Galou a importĂŠ dans l’aide Ă domicile son expĂŠrience syndicale : elle est dĂŠlĂŠguĂŠe de la ConfĂŠdĂŠration gĂŠnĂŠrale du travail (CGT) et dĂŠlĂŠguĂŠe du personnel. La tâche est immense dans un secteur peu habituĂŠ au militantisme. Première difficultĂŠ : le montant de la cotisation. ÂŤ Lorsque j’explique Ă mes collègues que c’est 1 % du salaire mensuel, elles me rĂŠpondent : “Tu as vu les salaires qu’on a ?â€? La plupart sont Ă temps partiel et n’ont plus rien Ă la fin du

(Sylvie Esman-Tuccella,  Faire le travail domestique chez les autres , Travailler, n° 8, Paris, fÊvrier 2002.)

* Journaliste.

9

DOSSlER

mois. Elles prĂŠfèrent consacrer 8 euros Ă nourrir leur famille plutĂ´t qu’à un timbre syndical‌ Âť Grâce au volontarisme de Mme Galou, et aux discrets coups de main de Mme Landelle, ancienne cadre de santĂŠ CGT, Saadam compte une dizaine d’aides Ă domicile syndiquĂŠes. ÂŤ C’est un travail de fourmi que l’on mène depuis quinze ans Âť, dit Mme Louise Leyvastre. Le soir mĂŞme, cette postière retraitĂŠe, cheville ouvrière du syndicalisme dans le domaine de l’aide Ă domicile, anime une rĂŠunion Ă l’union locale CGT d’Aubenas. Autour de quelques pizzas, les salariĂŠes prĂŠsentes disent leur fatigue. Bas salaires, manque de reconnaissance, prĂŠcaritĂŠ, temps partiels subis, conventions collectives non respectĂŠes, prĂŠsidences bĂŠnĂŠvoles d’associations ignorantes du droit du travail : si les revendications sont nombreuses, les forces manquent. ÂŤ Une salariĂŠe de Vallon-Pontd’Arc nous avait alertĂŠes, raconte M me Christine Martin, technicienne de l’intervention sociale et familiale (TISF) de formation. On a mis des mois Ă joindre les filles, Ă organiser la rĂŠunion d’information‌ RĂŠsultat, personne n’est venu : on s’est retrouvĂŠes seules avec la salariĂŠe. Âť Les obstacles sont multiples : très isolĂŠ, travaillant individuellement sur des secteurs ĂŠtendus et ne se rĂŠunissant que rarement, le salariat de l’aide Ă domicile est difficile Ă rassembler. En outre, ÂŤ c’est un monde sans culture syndicale, baignĂŠ dans l’idĂŠe du travail d’appoint, regrette Mme Leyvastre. On entend qu’il faut avoir la “foiâ€?, la “fibre maternelleâ€? pour faire ces mĂŠtiers – ce serait en somme une vocation. Cela gomme complètement les rapports de forces Âť.

un travail de fourmi Aide Ă domicile dans le Berry, Mme Laurence Bonneterre travaille depuis 2004 ÂŤ en mandataire Âť dans une association comptant près de cent quatre-vingts salariĂŠs. Les personnes aidĂŠes sont ses employeurs. ÂŤ J’envie les collègues ardĂŠchoises : elles ont un jour de repos hebdomadaire, travaillent un week-end par mois et bĂŠnĂŠficient de congĂŠs payĂŠs‌ Âť Des privilĂŠgiĂŠes, presque, les salariĂŠes d’associations prestataires. Le carburant de Mme Bonneterre n’est pas remboursĂŠ ; il lui arrive de travailler quinze jours consĂŠcutifs, ou d’être employĂŠe par une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer‌ ÂŤ En ce moment, j’attends une somme assez importante bloquĂŠe chez le notaire : la personne qui me salariait est dĂŠcĂŠdĂŠe, et les enfants sont en dĂŠsaccord sur la succession. Âť ProfondĂŠment attachĂŠe Ă ce mĂŠtier qui ÂŤ donne un sens Ă [sa] vie Âť, elle tente de faire valoir certaines revendications. Soutenue par la CGT, Ă laquelle elle a adhĂŠrĂŠ, cette mère de famille a crĂŠĂŠ un collectif : ÂŤ On parle de la maltraitance des personnes âgĂŠes, moi je parlerais plutĂ´t de la maltraitance des aides Ă domicile. Âť Radios et journaux locaux ont relayĂŠ son initiative, lancĂŠe Ă grand renfort de tracts sur les pare-brise et dans les boĂŽtes aux lettres. Lors de la première rĂŠunion publique d’information qu’elle organise, Mme Bonneterre se retrouve toute seule, alors que le secteur de l’aide Ă domicile compte plusieurs milliers de salariĂŠs dans l’Indre. ÂŤ Je ne vois jamais mes collègues, on travaille de façon dispersĂŠe. La prĂŠcaritĂŠ dans laquelle on se trouve toutes exacerbe les rivalitĂŠs. Je suis dĂŠcouragĂŠe‌ Et c’est terrible, quand on distribue des tracts, de se faire traiter de “torcheuse de culsâ€?. Âť UsĂŠe parce qu’elle ÂŤ travaille dur Âť, parce qu’on l’appelle pour ÂŤ un quart d’heure ou une demi-heure Âť ou pour aller ÂŤ bĂŞcher le jardin Âť,

 Si les consœurs veulent un temps plein, elles n’ont pas intÊrêt à avancer avec l’Êtiquette CGT 

Mme Bonneterre a ÂŤ presque abandonnĂŠ Âť. Elle se rend rĂŠgulièrement Ă la permanence de M. Michel Sapin, dĂŠputĂŠ-maire socialiste d’Argentonsur-Creuse : ÂŤ Il est gentil, il m’Êcoute, mais il s’en fout : je ne reprĂŠsente que moi. Âť Lors des dernières ĂŠlections professionnelles pour les assistantes maternelles dans la Somme, Mme Catherine Matos a elle aussi organisĂŠ une rĂŠunion d’information. SyndiquĂŠe Ă la CFDT, elle a seulement reçu la visite de deux personnes qui ÂŤ s’Êtaient trompĂŠes : elles pensaient qu’elles allaient voter ‌ Dans cette rĂŠgion qui subit de plein fouet la dĂŠsindustrialisation, les reconversions dans le secteur de l’aide Ă domicile sont lĂŠgion. Mais les assistantes maternelles comparent leurs salaires, entre 2,18 et 5 euros de l’heure dans la Somme (2), avec ceux de l’usine : ÂŤ Pour elles, ce n’est pas un vrai mĂŠtier. C’est un petit complĂŠment. Âť Difficile, dans ces conditions, d’informer sur les conventions collectives ou sur les droits : les salariĂŠs pensent ne pas en avoir. D’ailleurs, Mme Matos elle-mĂŞme a signĂŠ son premier contrat, en 2002, en dehors de tout cadre lĂŠgal : elle en ignorait jusqu’à l’existence. ÂŤ A l’usine, c’est simple : il y a le local des syndicats, relève cette ancienne ouvrière de Parisot Sièges de France. LĂ , on n’a personne vers qui se tourner – quand on a l’idĂŠe de se tourner vers quelqu’un. Âť Si la formation des assistantes maternelles abonde en recommandations sur les premiers secours et la sĂŠcuritĂŠ de l’enfant, elle ne comporte rien sur le droit du travail, dĂŠplore Mme Matos.

ÂŤ La prĂŠcaritĂŠ dans laquelle on se trouve toutes exacerbe les rivalitĂŠs Âť Mme Dumas achève le repas que Mme Galou lui a prĂŠparĂŠ. ÂŤ Si je vais Ă l’hĂ´pital, vous viendrez me voir, Patricia ? – Ne parlez pas de malheur ! Âť Mme Dumas a longtemps ĂŠtĂŠ ouvrière dans une usine textile qui a fermĂŠ après guerre. Elle s’Êtait reconvertie en aide-mĂŠnagère : ÂŤ J’ai fait ça douze ans, jusqu’à ma retraite en 1984. A l’Êpoque, nous ĂŠtions trois sur la commune et nous ne faisions pas de temps complet. Aujourd’hui, elles sont trente ! Pour complĂŠter nos salaires, nous vendions des calendriers et des tickets de loto. On a vĂŠcu pauvrement. Autres temps, autres mĹ“urs‌ Âť Vraiment ?

EntraĂŽner les salariĂŠs dans une grève relève presque de l’impossible : ÂŤ Je m’entends rĂŠpondre : “Que vont devenir les personnes dont je m’occupe ?â€? C’est le revers de cette extraordinaire conscience professionnelle Âť, note Mme Sylvie Francheteau, TISF. Auxiliaire de vie sociale, Mme Isabelle Giron ĂŠvoque une ÂŤ peur des reprĂŠsailles Âť en cas de syndicalisation : ÂŤ La plupart des consĹ“urs sont Ă temps partiel. Si elles veulent un temps plein, elles n’ont pas intĂŠrĂŞt Ă avancer avec l’Êtiquette CGT Âť – une ĂŠtiquette que nombre de salariĂŠes redoutent, car ÂŤ associĂŠe au communisme, Ă la rĂŠvolution Âť. Mme Leyvastre se veut optimiste : les aides Ă domicile CGT ont rĂŠcemment ĂŠtĂŠ reçues par le conseil gĂŠnĂŠral, et le nombre des syndiquĂŠes est passĂŠ de vingt-quatre en 2008 Ă quelque soixante cette annĂŠe.

P IERRE S OUCHON . (1) Le nom a ÊtÊ changÊ. (2) DÊterminÊ suivant une grille de rÊmunÊration, le salaire horaire varie selon les zones gÊographiques et le nombre d’enfants gardÊs.

Sur le site •  Scrupules fÊministes , par Mona Chollet •  Franchir la ligne , par FrÊdÊric Le Van •  Labours Lost , de Carolyn Steedman, par Gabrielle Balazs • Bibliographie SUPER WINDOW PROJECT

8LP >?LKKBJBKQP Y I> MOBPPB AB O]C]OBK@B

(Suite de la page 7.)

Chez moi comme Ă l’hĂ´tel ! SHIVA Il n’y a plus de place dans votre emploi du temps pour le mĂŠnage ? Vous prĂŠfĂŠrez consacrer votre temps libre aux loisirs plutĂ´t qu’aux tâches mĂŠnagères dans votre maison ou appartement ? Pour faciliter votre quotidien, Shiva vous propose un service de mĂŠnage Ă domicile, adaptĂŠ Ă vos besoins et Ă votre emploi du temps, dispensĂŠ par des employĂŠ(e)s de maison qualifiĂŠ(e)s et expĂŠrimentĂŠ(e)s. Avec Shiva, la corvĂŠe des tâches mĂŠnagères ne sera plus qu’un mauvais souvenir. O2 Partenaire du quotidien, notre ambition est de participer Ă un nouvel art de vie qui permettrait de mener Ă la fois une vie professionnelle et une vie personnelle ĂŠpanouies. Ne plus se prĂŠoccuper des corvĂŠes mĂŠnagères, savoir sur qui compter en cas de problème, pouvoir se faire plaisir, consacrer plus de temps Ă ceux qu’on aime. Ce sont ces valeurs qui nous ont tout naturellement conduits Ă l’oxygène : la bouffĂŠe d’oxygène qui soulage, qui permet de respirer, mais aussi qui apporte aux cellules de l’Ênergie, de la vie, qui symbolise la libertĂŠ et le bien-ĂŞtre. Notre ambition : devenir l’oxygène de votre quotidien... DU TEMPS POUR MOI Un rythme de travail effrĂŠnĂŠ, une soirĂŠe cinĂŠ, une compĂŠtition de golf le dimanche matin, des dĂŠplacements professionnels frĂŠquents, un week-end au bord de mer ou l’envie de faire les boutiques en toute tranquillitĂŠ... Du Temps pour moi simplifie votre quotidien en vous offrant du temps clĂŠ en main !

(Discours promotionnels extraits des sites Internet de sociĂŠtĂŠs de services Ă la personne.)

www.monde-diplomatique.fr/2011/09/

OBPPFC D ] A ?OB J 6>OFC L K LK AR F Q @ K L BK C P@OFQP R L P P Q KBJBK K L ? > Aq

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

En l’absence de financements publics, ces services dĂŠcoulent directement de l’existence d’Êcarts de revenus importants. Que l’on se place dans une perspective historique Ă l’Êchelon français ou que l’on compare diffĂŠrents territoires nationaux, la proportion de familles recourant Ă une femme de mĂŠnage reste corrĂŠlĂŠe aux inĂŠgalitĂŠs de revenus (8). L’analyse ĂŠconomique la plus classique montre aisĂŠment cette logique de ÂŤ spĂŠcialisation Âť : dès lors que mon temps libre vaudrait plus que celui de femmes non qualifiĂŠes, pourquoi me priver de leurs services ? Des calculs plus poussĂŠs montrent ainsi que, pour que ces services Ă la personne se dĂŠveloppent, un ratio de 1 Ă 5 doit exister entre le revenu du mĂŠnage employeur et celui de l’employĂŠe. Les sociĂŠtĂŠs de mĂŠnage Ă domicile illustrent parfois crĂťment ces inĂŠgalitĂŠs nĂŠcessaires : ÂŤ Your time is precious, ours is affordable Âť (ÂŤ Votre temps est prĂŠcieux, le nĂ´tre est abordable Âť), clame ainsi une grande chaĂŽne amĂŠricaine. Loin d’être considĂŠrĂŠes comme nĂŠgatives, ces inĂŠgalitĂŠs sont perçues comme un atout pour crĂŠer des emplois, dans la logique de ÂŤ percolation Âť (la richesse des uns devant profiter au final Ă tous) chère aux nĂŠolibĂŠraux : comme le martèle l’ANSP, ÂŤ ce sont les besoins des uns qui font les emplois des autres Âť...

L’un des rares mĂŠtiers pour lesquels on prĂŠconise le recours Ă l’immigration Et si les riches ne le sont pas assez, il est possible de les subventionner. C’est bien la logique mise en place en France. Alors que l’emploi de personnel de maison faisait l’objet de taxes spĂŠcifiques jusqu’aux annĂŠes 1950, il reprĂŠsente dĂŠsormais une dĂŠpense Ă encourager : plus de 5 milliards d’euros sont distribuĂŠs aux mĂŠnages aisĂŠs (2,3 aux seuls mĂŠnages actifs et 2,9 aux retraitĂŠs imposables) en exonĂŠrations fiscales et sociales diverses. A titre de comparaison, ces montants sont supĂŠrieurs Ă la totalitĂŠ de l’allocation personnalisĂŠe d’autonomie versĂŠe aux personnes âgĂŠes pour l’aide Ă domicile (3,3 milliards d’euros). Mais, pour que ces emplois se dĂŠveloppent, il ne faut pas seulement des riches : il faut aussi des pauvres pour les accepter. LĂ encore, la poli-

La malĂŠdiction du balai tique menĂŠe depuis 2005 tĂŠmoigne d’une certaine cohĂŠrence : rendons le travail Ă bas salaire acceptable en crĂŠant le revenu de solidaritĂŠ active (RSA), un dispositif prĂŠvu pour ĂŞtre ÂŤ activĂŠ Âť au profit de ce secteur. Et, si cela ne suffit pas, peut-ĂŞtre faudra-t-il rendre obligatoire l’acceptation d’une offre d’emploi ÂŤ raisonnable Âť... Certains employeurs rĂŠsument bien cette idĂŠe : ÂŤ Les filles jeunes ne viennent pas chez nous pour rester. C’est un mĂŠtier de passage. Mais pour des dames de 40 ans, elles ne se voient pas faire autre chose Âť, nous expliquait en 2008 la directrice d’une structure associative comptant trente salariĂŠes. Le dĂŠveloppement de ces services s’appuie donc sur des inĂŠgalitĂŠs de revenus‌ qu’il contribue Ă creuser. Mais d’autres inĂŠgalitĂŠs – plus fondamentales – de ÂŤ statut Âť se nichent au cĹ“ur des relations sociales caractĂŠrisant le secteur. De ce point de vue, vouloir revaloriser la domesticitĂŠ est une contradiction dans les termes. Les emplois de mĂŠnage sont associĂŠs Ă des groupes sociaux dominĂŠs (femmes et/ou immigrĂŠs) ; le rapport aux dĂŠchets et aux dĂŠjections les a historiquement constituĂŠs en mĂŠtiers ÂŤ ignobles Âť (rĂŠservĂŠs en Inde aux intouchables), symboliquement distincts des autres emplois non qualifiĂŠs. Ils constituent des ÂŤ zones de relĂŠgation Âť (9) : le travailleur y ĂŠchappe au regard du commun et son ouvrage ne se remarque que lorsqu’il n’est pas fait. L’invisibilitĂŠ des salariĂŠs a ĂŠtĂŠ poussĂŠe Ă son paroxysme par les campagnes de communication de l’ANSP montrant des aspirateurs et des pulvĂŠrisateurs de nettoyant pour vitres qui semblaient animĂŠs par l’opĂŠration du Saint-Esprit... Les travaux liĂŠs Ă l’entretien (employĂŠe de maison, nettoyeur, aide Ă domicile et femme de chambre) constituent un dĂŠbouchĂŠ considĂŠrable pour des femmes en position d’infĂŠrioritĂŠ parce qu’elles n’ont pas de diplĂ´me, d’expĂŠrience, de rĂŠseaux ou plus simplement la nationalitĂŠ française (10). Moins massif qu’en Italie ou en Espagne, le recours Ă la main-d’œuvre ĂŠtrangère pour les services Ă la personne a d’ailleurs fait l’objet d’une mention explicite dans un rapport officiel : ÂŤ C’est dans les mĂŠtiers de la santĂŠ et des services personnels et domestiques qu’un recours, au moins temporaire, Ă une immigration plus importante peut se justifier, Ă condition que les nouveaux arrivants soient effectivement en mesure d’occuper les emplois Ă pourvoir (11). Âť En juin 2008, un accord a ĂŠtĂŠ conclu entre le ministre de l’immigra-

tion et la ministre de l’Êconomie. Il stipule que les immigrĂŠs nouvellement arrivĂŠs sur le territoire français par le biais du regroupement familial seront orientĂŠs vers l’ANSP afin d’être formĂŠs aux mĂŠtiers des services Ă la personne (12). Cette politique est Ă la fois coĂťteuse et inĂŠgalitaire. Elle s’inscrit dans une logique de marchandisation des activitĂŠs domestiques, sans amĂŠlioration de la qualitĂŠ des services rendus. Ces mĂŠcanismes ont ĂŠtĂŠ dĂŠnoncĂŠs dès la mise en Ĺ“uvre des premières exonĂŠrations fiscales. Il y a plus de vingt ans, AndrĂŠ Gorz critiquait dĂŠjĂ le caractère fondamentalement inĂŠgalitaire de cette ÂŤ contre-ĂŠconomie tertiaire Âť qui cherche Ă crĂŠer des emplois sous-payĂŠs plutĂ´t que de dĂŠvelopper les services sociaux (13). ÂŤ Il ne s’agit plus, ĂŠcrivait-il, de socialiser les tâches mĂŠnagères afin qu’elles absorbent moins de temps Ă l’Êchelle de la sociĂŠtĂŠ ; il s’agit, au contraire, que ces tâches occupent le plus de gens et absorbent le plus de temps de travail possible, mais sous la forme, cette fois, de services marchands. Le dĂŠveloppement des services personnels n’est donc possible que dans un contexte d’inĂŠgalitĂŠ sociale croissante, oĂš une partie de la population accapare les activitĂŠs bien rĂŠmunĂŠrĂŠes et contraint une autre partie au rĂ´le de serviteur (14). Âť

F RANÇOIS -X AVIER D EVETTER ET F RANÇOIS H ORN . (8) Pour une comparaison entre mĂŠtropoles amĂŠricaines, cf. Ruth Milkman, Ellen Reese et Benita Roth, ÂŤ The macrosociology of paid domestic labor Âť, Work and Occupations, vol. 25, no 4, Thousand Oaks (Californie), novembre 1998. (9) Cf. Bridget Anderson, Doing the Dirty Work ? The Global Politics of Domestic Labour, Zed Books, Londres, 2000. (10) Ces mĂŠtiers regroupent 40 % des Marocaines, AlgĂŠriennes et Tunisiennes et 50 % des Africaines actives en France, selon l’enquĂŞte ÂŤ Emploi Âť de l’Insee. (11) Rapport du Centre d’analyse stratĂŠgique, ÂŤ Besoins de main-d’œuvre et politique migratoire Âť, Paris, mai 2006. (12) François-Xavier Devetter, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault, Les Services Ă la personne, La DĂŠcouverte, coll. ÂŤ Repères Âť, Paris, 2009. (13) Lire AndrĂŠ Gorz, ÂŤ Pourquoi la sociĂŠtĂŠ salariale a besoin de nouveaux valets Âť, Le Monde diplomatique, juin 1990. (14) AndrĂŠ Gorz, MĂŠtamorphoses du travail. QuĂŞte du sens, GalilĂŠe, Paris, 1988.


MONDE diplomatique

10

DOSSlER

Profession, domestique Avant de commenter : « 450 euros, c’est un bon salaire. Certaines familles d’expatriés donnent même 600 ou 700 euros par mois. Elles nous cassent le marché. » Pour cette mère de famille traditionnelle, l’embauche d’une domestique qui ne compte pas ses heures crée cependant quelques désagréments. « La cuisine, par exemple, est vraiment son petit empire . » Elle raconte : « Cet été, je me suis acheté un appareil magnifique qu’il y a en France, justement, pour les femmes pressées : le Thermomix. C’est un robot incroyable qui fait tout, qui cuit, qui hache… Je me suis dit que ça serait un moyen formidable de retourner dans ma cuisine. Eh bien, je l’ai rapporté ici en janvier, et je ne l’ai utilisé que quatre fois, parce que Lennie fait toujours la cuisine pour nous ! » Charlotte se retire dans sa chambre, et Mme Torres sort de « sa » cuisine. Agée de 47 ans, elle a laissé trois de ses cinq enfants dans le village de Calatagan, dans la province touristique de Luçon, dans le nord des Philippines. Titulaire d’un diplôme de rédactrice de télégrammes, elle travaille à Hongkong depuis 1999 pour subvenir aux besoins de sa famille. « Chaque mois, j’envoie les huit dixièmes de mon salaire, auxquels je soustrais les frais de transfert de Western Union [soit 28 dollars hongkongais par transaction, 2,50 euros], pour payer l’université à mes trois enfants. Je les ai laissés quand ils avaient 10 ans. Aux Philippines, le coût de l’enseignement est si élevé que nous sommes obligées de nous sacrifier pour leur éducation. » « Sacrifice » : le mot revient constamment dans la bouche des travailleuses domestiques philippines. « Souvent, raconte Mme Torres, nous n’avons pas de liberté de mouvement chez nos employeurs. La nourriture est rarement suffisante et nous devons nous consacrer entièrement à la famille. Beaucoup de mes compatriotes vivent dans des conditions déplorables. » Violences verbales ou physiques, soumission permanente aux moindres désirs du patron, souspaiement, exploitation quotidienne… Chaque année, selon le ministère

dit-elle. Dans sa petite chambre s’entassent un ordinateur branché sur Skype, Facebook et Yahoo, l’écoute-bébé des enfants de la patronne et des portraits de ses propres enfants. Un grand tableau trône au-dessus de l’ordinateur : « Remerciez toujours Dieu et endurez pour toujours. » « Dans les gènes », la propension à devenir domestique ? Chaque année, plus de cent mille Philippines prennent la route de l’exil pour œuvrer dans le secteur des services. Dans ce pays économiquement exsangue, la politique d’exportation de main-d’œuvre a été formellement lancée en 1974, sous le règne de Ferdinand Marcos (19651986), qui vit dans l’essor des pays du Golfe, après le premier choc pétrolier de 1973, l’occasion d’y envoyer des ouvriers philippins « de façon temporaire ». En 1974, trente-cinq mille d’entre eux étaient embauchés à l’étranger. Trente-cinq ans plus tard, ce flux s’est transformé en un mouvement à forte dominante féminine, qui concerne officiellement plus de huit millions et demi de Philippins, soit un peu moins de 10 % de la population – et 22 % de la population en âge de travailler. En 2010, selon la Banque mondiale, les travailleurs expatriés assuraient au pays 12 % de son produit intérieur brut (PIB), grâce à quelque 21,3 milliards de dollars de transferts (3). Ce qui place cet archipel de 95 millions d’habitants au quatrième rang des transferts d’argent issus de l’émigration, après la Chine, l’Inde et le Mexique. La majorité de la diaspora permanente ou temporaire (dont un quart est en situation irrégulière) se trouve aux Etats-Unis ou au Canada, ainsi qu’au Proche-Orient (notamment en Arabie saoudite, ce pays ayant cependant décrété en juillet dernier un embargo sur les domestiques philippines et indonésiennes). Ce sont « les héros des temps modernes », selon l’expression de Mme Gloria Macapagal Arroyo, l’ancienne présidente des Philippines (2001-2010), qui, après l’attaque du Liban par Israël en 2006 – trente mille travailleurs philippins vivaient alors sous les bombes –, a lancé le programme des « superbonnes (4) ». L’idée était, selon ses propres termes, d’« envoyer des superdomestiques », formées « au langage de leurs employeurs » et préparées, grâce à la mise en place d’un diplôme national, « à l’utilisation des appareils ménagers » ainsi qu’aux « premiers soins ». Objectif : « Abolir les frais d’agence », s’assurer que toute travailleuse domestique reçoive « au moins 400 dollars de salaire », et réduire la violence structurelle (tant économique que physique) qui frappe ces femmes dans le monde entier. Cinq ans plus tard, les écoles ont poussé comme des champignons dans tout l’archipel, mais les exigences de droits minimaux pour les expatriés philippins sont restées largement des vœux pieux.

SUPER WINDOW PROJECT

Portant à deux mains la soupière en porcelaine, la candidate numéro cinq transpire à grosses gouttes

du travail de Hongkong, près de 10 % des travailleuses domestiques portent plainte contre leur employeur (soit vingt-cinq mille plaintes annuelles) pour non-versement de salaire, entorses au contrat de travail, mauvais traitements ou agressions sexuelles. Mme Torres en a elle-même fait l’expérience, d’abord pendant six mois au sein d’un foyer hongkongais qu’elle a fui (« Ils voulaient que je renonce à mon jour de congé »), puis durant six ans dans une famille de Chinois où, dit-elle, la grand-mère la « battait » et l’« insultait ». Elle relativise donc et estime que ses patrons actuels sont « bons » avec elle. La loi donne aux travailleuses domestiques quatorze jours pour retrouver une place après la fin d’un contrat, sous peine de devoir quitter Hongkong, ce qui explique que nombre d’entre elles n’osent pas porter plainte.

« C’est dans leurs gènes », affirme Charlotte pour expliquer le zèle de son employée. « Les Philippines, d’elles-mêmes, elles ont un super contact. Et puis, dans leur culture, elles sont toutes dévouées. Elles adorent les enfants ! C’est un peu leur récréation, parce que, vous savez, elles n’ont vraiment pas une vie marrante. Lennie, ce qui la tient, c’est qu’elle est très impliquée dans sa paroisse… » Mme Torres est en effet évangéliste, born again, et « puise [sa] force dans [sa] relation avec le Seigneur » . Cette fervente chrétienne (comme le sont la grande majorité des Philippines) applique des préceptes divins qui coïncident avec les préceptes patronaux : « J’écoute le Seigneur, qui ne distingue pas les riches des pauvres »,

Manille, mai 2011. « Bienvenue à Petit Hongkong ! », s’exclame Mme Michelle Ventenilla, l’une des quatre professeures de l’école Abest, qui figure parmi les trois cent soixante-quatre établissements privés agréés et spécialisés en « services domestiques » de l’archipel philippin. Derrière les murs en brique de ce petit pavillon a été reproduit l’habitat type d’une famille de la classe supérieure de Hongkong : la berline qui rôtit au soleil dans la cour, l’aquarium où barbotent des poissons rares, les salles de bains à l’occidentale, la chambre des enfants et celle des parents, ornées de rideaux rose bonbon et d’une peinture vert vif. Depuis 2007, l’école Abest a « exporté » mille cinq cents travailleuses domestiques à Hongkong, à moins de deux heures d’avion de la tentaculaire Manille. L’école, dont les frais d’inscription s’élèvent à 9 000 pesos (150 euros), est jumelée avec une agence de recrutement. En ce vendredi 13 mai, c’est le jour de l’examen final. Portant à deux mains la soupière en porcelaine, la candidate numéro cinq, une femme à l’allure frêle, transpirant à grosses gouttes, s’approche doucement de la table couverte d’une nappe rose plastifiée et mime le geste de servir un bol de soupe. Mme Lea Talabis, 41 ans, est l’une des quelque cent mille candidates annuelles à se présenter au diplôme de services domestiques, le National Certificate II (NC II), après avoir suivi les deux cent seize heures de formation. L’inspecteur public de l’Autorité d’enseignement professionnel, la Technical Education and Skills Developement Authority (Tesda), M. Rommel Ventenilla (5), observe attentivement la postulante, qui passe à présent l’épreuve de « service à table ». Un pas de côté, les pieds perpendiculaires, elle s’approche de l’employeur fictif et demande : « Voulez-vous de la soupe, Monsieur ? » M. Ventenilla hoche la tête et émet un son. Mme Talabis hésite. Après avoir rempli le bol blanc à la gauche du patron, faut-il faire un pas de côté et porter la soupière en cuisine, ou la laisser à la disposition du convive ? Visiblement perturbée par cette épreuve, elle baisse les yeux et s’empresse de poser le tout sur la commode. L’examinateur lui laisse une seconde chance : c’est l’épreuve des questions. « Quelle quantité d’eau servez-vous dans le verre ? » Il désigne du regard la mise en scène de la table, disposée comme dans les familles bourgeoises de Hongkong : les trois verres, les trois sous-assiettes, les couteaux à poisson et à viande, la symétrie et l’espacement correctement respectés. Mme Talabis se place alors à la droite du patron, porte la carafe comme une enfant et lui remplit son verre aux trois quarts. M. Ventenilla, impassible, validera l’épreuve

SUPER WINDOW PROJECT

(Suite de la première page.)

11

DOSSlER

de « service à table ». La candidate se retire en cuisine. Elle pourra compléter sa note finale avec l’épreuve d’habillage de lit, de nettoyage du carrelage ou de l’aquarium, de repassage des vêtements ou de lavage de voiture.

« Philippine : 1. Femme originaire des Philippines. 2. Employée de maison » « La note finale comporte 20 % de compétences, 20 % de connaissances théoriques et 60 % de qualités comportementales », explique M. Ventenilla. Ce ne sont donc pas tant les compétences en soins médicaux, en logistique ménagère ou en cuisine qui sont passées au crible que la capacité des futures domestiques à obéir et à respecter les consignes. « On ne dit plus “domestique”, reprend Mme Susan de la Rama, directrice de programme à la Tesda. On dit désormais “aide à domicile”. Nous ne tenons pas à voir les Philippines labellisées “pays d’exportation de domestiques”, comme ce fut le cas il y a quelques années... » En 2005, le dictionnaire américain Merriam-Webster avait en effet écrit dans son édition mondiale : « Philippine : 1. Femme originaire des Philippines ; 2. Employée de maison », s’attirant les foudres du gouvernement philippin et impulsant le mouvement de professionalisation de la filière. « Beaucoup d’employeurs recherchent des aides ménagères polies, respectueuses, patientes et surtout discrètes. Ici, nous nous efforçons de les adapter au tempérament bouillonnant des employeurs hongkongais. Il faut être patiente et, surtout, travailler avec son cœur », conseille la professeure Michelle Ventenilla, livrant ainsi l’une des clés du programme des « superbonnes ». Au-dessus d’un aquarium, qui symbolise ici la réussite sociale, une enfilade de lettres fait apparaître l’un des slogans maison : « La propreté est proche de la piété. » Dans la salle de cours, un tableau distingue les « gagnantes » (celles qui « cherchent des solutions » et disent à leur patron : « Laissez-moi le faire pour vous ») des « perdantes » (celles qui « cherchent un coupable » et « ont toujours une excuse » pour ne pas faire ce qu’on leur demande). Tandis que le code de discipline ordonne : « Ne contredisez pas votre employeur » ; « Ne parlez pas aux autres bonnes » ; « Ne montrez pas sur votre visage un signe de mécontentement lorsque votre employeur vous corrige » ; « Contactez votre agence quand vous avez des problèmes et ne vous fiez pas à vos amis. » (Lire page 11.) Une certitude : on ne fait pas pousser ici les germes du socialisme. Pas de syndicat ni de grève, pas de rassemblement à portée sociale, pas de remise en cause des bases de la servitude : « Soyez toujours ponctuelle », lit-on au chapitre six du manuel de l’école, tandis que l’une des « règles à suivre pour être une bonne aide à domicile » est de « ne jamais compter ses heures de travail » (section « Les choses à ne pas faire »).

« Ces centres de formation sont la honte de notre pays », estime M. Garry Martinez, président d’honneur de l’organisation non gouvernementale (ONG) Migrante International, à Manille. « Chaque jour, on rapatrie six à dix corps d’émigrés philippins décédés pendant leur travail. C’est un déshonneur, un pays qui fait partir ses propres travailleurs à raison de quatre mille cinq cents par jour ! Les Philippines sont devenues une véritable usine à domestiques. » Il est 14 heures. Mme Talabis se prépare maintenant pour l’épreuve de nettoyage du carrelage – qu’elle réussira. Institutrice dans une école primaire de Manille, elle a déjà travaillé il y a dix ans pour une famille bourgeoise de Hongkong. « Mais , dit-elle, j’avais besoin de me remettre à niveau. » Elle avait surtout besoin du sésame obligatoire, le NC II, pour pouvoir quitter le pays en règle. Elle s’est résolue à retourner travailler à l’étranger, laissant derrière elle son mari pêcheur et ses deux enfants. « C’est pour eux que je pars. A Hongkong, je gagnerai plus de deux fois mon salaire d’institutrice. » Elle reconnaît que son centre de formation enseigne avant tout « à obéir et à se soumettre aux consignes du patron ». Mais elle ne s’en étonne guère : « C’est surtout pour nous permettre d’arriver au terme de notre contrat, car on s’endette toutes pour devenir bonnes à tout faire. » Pour payer les 78 000 pesos (1 290 euros) de frais d’agence – six mois de son salaire de professeure –, elle a puisé dans ses économies.

(3) « Remittances to PH ranked 4th biggest in world », www.ofwngayon.com, Manille, 11 novembre 2010. (4) « Housemaids to supermaids soon !! », www.ofwguide.com, Manille, 24 août 2006. (5) Sans lien de parenté avec son homonyme enseignante.

« J’ai payé cash et sans reçu. L’agence est certes agréée par l’administration chargée des Philippins expatriés, mais leur discours était clair : c’était à prendre ou à laisser. J’étais obligée de payer cette somme pour pouvoir aller travailler à Hongkong. » Elle y partira en éclaireuse, son mari, chauffeur de taxi, et ses enfants espérant la rejoindre, avec en ligne de mire l’Europe (6). « Je ne veux pas être domestique toute ma vie », souffle-t-elle. Trois semaines plus tard, arrivée à destination, elle se dira « ravie », car ses employeurs lui ont demandé « de les considérer comme [sa] seconde famille ». Mais ce qui la rassure vraiment, c’est qu’il y a chez eux un réseau Wi-Fi. « Tous les soirs, je peux parler avec mes enfants et mon mari grâce à la webcam. Je suis très bien pour l’instant. »

domestiques, ont annoncé en juin dernier leur intention de ratifier la convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) concernant le travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques. « Nous, les employeurs, nous nous opposons très fortement à cette convention car, dans ce travail, il est impossible de compter les heures. »

Au treizième étage de l’Elegant Terrace, un bâtiment cossu avec gardiens et piscine, en plein Midlevels, le quartier huppé du centre de Hongkong, la porte s’ouvre et une silhouette se dérobe. « Elena ! Julien est un journaliste français. Il écrit un article sur le quotidien des domestiques philippines à Hongkong. Va donc nous préparer du thé au lait. » Le maître des lieux, M. Joseph Law, 65 ans, montre sa chemise : « Personnellement, j’exige qu’elles soient toujours bien repassées, avec une ligne au milieu, comme ça, vous voyez ? », et s’affale sur son canapé en cuir. « Si j’aime me faire servir ? C’est une très bonne question que vous soulevez. J’avoue que j’ai toujours préféré me faire servir que faire les choses moi-même. Ça fait trente-cinq ans que j’embauche des domestiques étrangères, et je préfère de loin les Philippines. Elles parlent mieux anglais, présentent moins de risques que les autres et sont en général bien plus dévouées dans leur travail. » Le logement impeccable, l’apparence impeccable, le niveau de vie impeccable… Tout cela a un prix : celui de la force de travail d’Elena. « Je la paie le minimum légal, 3 580 dollars hongkongais [327 euros] (7) », dit M. Law, ancien directeur adjoint des pompiers de Hongkong, reconverti en porteparole de la très officielle Association des employeurs de domestiques étrangères à Hongkong. Autrement dit, le patronat du secteur du travail à domicile – et, à ce titre, l’ennemi des six syndicats de travailleurs domestiques de Hongkong.

Trois jours plus tard, un dimanche, au petit matin, Mme Meredores ouvre son parapluie rouge pour se rendre à l’église de l’Immaculée Conception. « Je vais prier pour ma famille, mais aussi pour la famille de M. Law. Il ne faut pas être égoïste dans sa foi. » Puis il est midi, l’heure d’aller au « grand rassemblement des domestiques philippines ». Direction Central, le quartier où s’élèvent les sièges sociaux des grandes banques d’affaires, comme la Hongkong & Shanghai Banking Corporation (HSBC), coincée entre la Bank of China et le bijoutier Van Cleef & Arpels. C’est sous cette tour écrasante en acier et en verre que se réunissent, tous les dimanches, des dizaines de milliers de domestiques comme Mme Meredores. « Nous nous regroupons ici car, pour notre jour de repos, nous n’avons nulle part où aller. Toute la semaine, nous sommes seules, nous nettoyons leur poussière, leurs appartements, et, une fois par semaine, nous pouvons nous libérer un peu de l’emprise de nos employeurs. C’est notre dignité », dit-elle.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

« Nous nous regroupons ici car, pour notre jour de repos, nous n’avons nulle part où aller »

« Soyez humble » – Ne sortez jamais sans autorisation, sauf en cas d’urgence. – Vous devez prendre un bain chaque matin, et une douche le soir avant d’aller vous coucher. – Vous devez vous brosser les dents trois (3) fois par jour. – Ne portez pas de maquillage durant votre travail. – Pensez à utiliser des protections périodiques durant vos règles. – Lors de vos jours de congé, vous devez être de retour à 18 heures au plus tard. Vous ne devez jamais passer la nuit à l’extérieur. – Vous devez travailler dur. Ne faites jamais rien pour vous-même durant les heures de travail.

« Les domestiques comme Elena ne sont pas qualifiées et sont peu compétentes. N’est-ce pas, Elena ? »

– Soyez toujours la première à saluer les membres de la maisonnée et dites « s’il vous plaît », « merci » et « pardon ». – Ne comparez pas votre salaire, vos jours de congé, votre charge de travail, etc., avec ceux des autres bonnes, car les employeurs n’ont pas tous les mêmes exigences.

Arrive Mme Elena A. Meredores, 51 ans, mère d’une fille de 18 ans restée aux Philippines et travailleuse domestique depuis plus de seize ans. Vêtue d’un pantalon court et d’un tee-shirt mouillé par la vaisselle qu’elle vient de faire, elle dépose face à son patron un plateau sur lequel sont posées deux tasses et une théière, encaisse au passage une réflexion (« La prochaine fois que j’ai un invité, vois-tu, tu prendras un plus grand plateau ») et pose une demi-fesse sur le canapé en cuir de son patron. « Pourquoi les salaires sont-ils si bas ?, reprend M. Law. C’est parce que les Philippines comme Elena ne sont pas qualifiées et sont peu compétentes. Pas qualifiées , martèle-t-il. N’est-ce pas, Elena ? » L’intéressée baisse le regard et acquiesce. « Vous avez raison, Monsieur. » La sentant conditionnée à abonder dans son sens, son patron insiste pour qu’elle parle « librement ». L’employée éclate de rire, replace ses longs cheveux en ordre et lâche : « Non, Monsieur, vous ne pouvez pas dire que nous sommes sous-qualifiées et peu compétentes pour expliquer les bas salaires. Beaucoup de mes compatriotes sont doctoresses, enseignantes, diplômées d’université, et sont obligées de devenir domestiques pour s’en sortir et faire vivre leur famille. De plus, le gouvernement a mis en place des écoles pour les former à ce travail. » M. Law balaie d’un revers de la main les écoles de « services domestiques » (« C’est la plus grande blague et aussi la plus grande source de disputes entre employeurs et employées ! ») et revient à la charge : « Elena, je pense que 50 % des domestiques de Hongkong ont une relation paisible et harmonieuse avec leur employeur, comme vous et moi. Qu’en pensez-vous ? » Elena se replace sur le canapé : « Je dirais 10 à 15 %, Monsieur. » Monsieur semble agacé :

« Non, mais franchement, 15 %… Non ! Tu dois être juste, Elena. – Beaucoup d’employeurs prétendent avoir une bonne relation, mais en réalité, c’est faux. Ils disent ça juste pour faire bonne figure. Pas comme vous, Monsieur Law… » Son patron la coupe :

« Hongkong est le paradis des domestiques étrangères. Le paradis ! » La simple mise en relation des revenus de son foyer (plus de 10 000 euros par mois) et du salaire de sa bonne le fait cependant sortir de ses gonds. « Hongkong est l’endroit rêvé pour elles ! Elles ont un contrat de travail, un salaire minimum, et en plus on leur paie le logement, la nourriture, les billets d’avion, l’assurance médicale et les frais d’ancienneté à partir de cinq ans. Pour les employeurs, le paquet global du salaire s’élève en moyenne à 5 500 dollars hongkongais par mois [environ 500 euros]. Ça fait beaucoup d’argent ! » Certes, concèdet-il, « la majorité des employeurs appartiennent à la classe supérieure », comme lui ; mais, à ses yeux, les petits cadeaux permettent d’effacer l’inégalité : « Tous les ans, je lui fais des cadeaux. Pour le Nouvel An, pour le Nouvel An chinois… Pas vrai, Elena ? » Mme Meredores a bien reçu une petite enveloppe pour le Nouvel An : « Oui, 40 euros », se souvient-elle. A l’évocation de la politique du gouvernement des Philippines, qui veut garantir 400 dollars (278 euros) de salaire minimum partout dans le monde et qui vient d’instaurer, fin 2010, une nouvelle assurance de 200 dollars hongkongais (17 euros) obligatoire pour ses quelque huit millions et demi de travailleurs expatriés, M. Law hausse le ton. « Je tiens à prévenir très fermement ce gouvernement ainsi que celui de l’Indonésie : s’ils continuent à appliquer des politiques aussi stupides et à réclamer sans cesse des hausses de salaire, j’appellerai à la levée de l’embargo sur les domestiques chinoises (8) ! » M. Law a du souci à se faire : les Philippines et l’Indonésie, pays qui appliquent les politiques les plus agressives du monde en matière d’exportation de travailleuses

– Ayez toujours un sourire plaisant et aimable. – Ne mentez pas. Admettez les erreurs que vous avez commises. Ne les niez pas, ni auprès de votre employeur ni à vous-même. Sinon votre employeur ne pourra plus jamais vous faire confiance. SUPER WINDOW PROJECT

SEPTEMBRE 2011 – LE

– Quand votre employeuse vous parle, veuillez écouter avec attention et répondre. Ne vous contentez pas de la fixer avec un regard vide. – Ne pleurez pas. Les employeurs n’aiment pas cela et considèrent que pleurer porte malheur. – Ne vous asseyez pas dans un siège confortable en présence de votre employeur.

Dehors, la pluie se calme, et le défilé de mode peut commencer. Le thème de cette journée particulière est la célébration des « femmes en tant que filles, épouses et mères » : c’est la fête des mères, organisée par la fédération des Philippins de la région de Benguet (une province du nord des Philippines) à Hongkong. Promouvoir le rôle des femmes en tant que « filles, épouses et mères » correspond bien à la discrimination de genre qui aboutit à l’embauche de millions de femmes comme travailleuses domestiques. Sur le grand podium rouge, en contrebas de la Bank of America, défilent des femmes quadragénaires, quinquagénaires, pomponnées et guindées, qui cherchent à décrocher le titre de la plus belle « secrétaire », de la plus belle « mannequin »… A quelques dizaines de mètres du podium, des milliers de domestiques agitent avec frénésie leurs petits drapeaux Western Union. A ses clients, la société par laquelle a transité l’essentiel des quelque 21,3 milliards de dollars de transferts d’argent opérés en 2010 offre ce jour-là des stars philippines de la chanson, réunies pour le festival Fiesta at Saya. De chaque côté de la tour HSBC, deux lions en bronze symbolisent les deux célèbres fondateurs de la société, les banquiers A. G. Stephen et G. H. Stitt. Sur la droite, un lion à la gueule fermée, « Stitt », visage grave et œil méchant. Le lion de gauche, « Stephen », a la gueule grande ouverte et semble rugir de plaisir. Ce lion souriant est devenu au fil des ans un célèbre point de rendez-vous pour les Philippins expatriés à Hongkong. « J’aime me faire photographier devant ce lion qui sourit, car il est le symbole de notre dur labeur, dit Gorgogna, qui s’étonne elle-même d’être, vingt-deux ans après son arrivée, « toujours une domestique, avec un petit salaire ». Le lion, métaphore des employeurs et de leur prospérité, a bien mangé et rugit en direction du sommet de la tour HSBC. Tout en bas, des milliers de petites mains savourent leur repos dominical. « Pour les Chinois, ce lion symbolise leur argent, dit Gorgogna, en face du félin à l’allure paisible. Sans nous, il ne serait pas aussi rassasié. »

JULIEN BRYGO. (6) En 2009, 41,7 % des 8 579 378 Philippins expatriés travaillaient sur le continent américain (33,5 % aux Etats-Unis, 7,4 % au Canada), 28,2 % au Proche-Orient (13,5 % en Arabie saoudite, 7,1 % aux Emirats arabes unis), 12,52 % en Asie et 8,4 % en Europe. Source : Commission des Philippins expatriés. (7) Gelé entre 2009 et 2011 à 3 580 dollars hongkongais, le salaire minimum obligatoire a été réévalué en juin 2011 à 3 740 dollars hongkongais (340 euros), mais reste en deçà du montant de 1999 (3 860 dollars hongkongais avant la crise financière de 1999). (8) L’embargo sur les travailleuses chinoises a été décrété dans les années 1970 par les colons britanniques.

– Soyez humble. Il n’est pas toujours facile d’identifier nos erreurs car nous pensons le plus souvent que nous avons raison. Donc, si votre employeur se plaint de vous, ce doit être pour quelque chose. Acceptez-le et essayez de vous améliorer au lieu de chercher des excuses. – Soyez consciencieuse et responsable. Faites votre travail sans qu’on vous le demande. Ne soyez pas paresseuse. – Ne vous précipitez jamais à l’ambassade des Philippines, sauf si votre vie est en danger. – Ne parlez jamais à un homme et ne lui donnez jamais votre numéro de téléphone. – Ne croyez pas quelqu’un qui vous promettrait de vous épouser si vous lui donnez ce qu’il veut. – Ne tombez pas enceinte. Vous subirez un test de grossesse tous les six mois. Pourquoi travailler à l’étranger ? – Pour améliorer son bien-être économique. – Pour assurer une meilleure vie à sa famille. – Pour laisser derrière soi un problème émotionnel ou conjugal. Problèmes fréquemment rencontrés par les travailleuses migrantes : – Mal du pays – leur famille leur manque. – Orgueil blessé – elles refusent d’être réprimandées. – Infidélité résultant de sorties régulières le dimanche. – Mauvaise entente avec les employeurs. – Autre. (Extraits du manuel de l’école Abest [Manille, Philippines] destiné aux futures employées de maison.)


MONDE diplomatique

10

DOSSlER

Profession, domestique Avant de commenter : « 450 euros, c’est un bon salaire. Certaines familles d’expatriés donnent même 600 ou 700 euros par mois. Elles nous cassent le marché. » Pour cette mère de famille traditionnelle, l’embauche d’une domestique qui ne compte pas ses heures crée cependant quelques désagréments. « La cuisine, par exemple, est vraiment son petit empire . » Elle raconte : « Cet été, je me suis acheté un appareil magnifique qu’il y a en France, justement, pour les femmes pressées : le Thermomix. C’est un robot incroyable qui fait tout, qui cuit, qui hache… Je me suis dit que ça serait un moyen formidable de retourner dans ma cuisine. Eh bien, je l’ai rapporté ici en janvier, et je ne l’ai utilisé que quatre fois, parce que Lennie fait toujours la cuisine pour nous ! » Charlotte se retire dans sa chambre, et Mme Torres sort de « sa » cuisine. Agée de 47 ans, elle a laissé trois de ses cinq enfants dans le village de Calatagan, dans la province touristique de Luçon, dans le nord des Philippines. Titulaire d’un diplôme de rédactrice de télégrammes, elle travaille à Hongkong depuis 1999 pour subvenir aux besoins de sa famille. « Chaque mois, j’envoie les huit dixièmes de mon salaire, auxquels je soustrais les frais de transfert de Western Union [soit 28 dollars hongkongais par transaction, 2,50 euros], pour payer l’université à mes trois enfants. Je les ai laissés quand ils avaient 10 ans. Aux Philippines, le coût de l’enseignement est si élevé que nous sommes obligées de nous sacrifier pour leur éducation. » « Sacrifice » : le mot revient constamment dans la bouche des travailleuses domestiques philippines. « Souvent, raconte Mme Torres, nous n’avons pas de liberté de mouvement chez nos employeurs. La nourriture est rarement suffisante et nous devons nous consacrer entièrement à la famille. Beaucoup de mes compatriotes vivent dans des conditions déplorables. » Violences verbales ou physiques, soumission permanente aux moindres désirs du patron, souspaiement, exploitation quotidienne… Chaque année, selon le ministère

dit-elle. Dans sa petite chambre s’entassent un ordinateur branché sur Skype, Facebook et Yahoo, l’écoute-bébé des enfants de la patronne et des portraits de ses propres enfants. Un grand tableau trône au-dessus de l’ordinateur : « Remerciez toujours Dieu et endurez pour toujours. » « Dans les gènes », la propension à devenir domestique ? Chaque année, plus de cent mille Philippines prennent la route de l’exil pour œuvrer dans le secteur des services. Dans ce pays économiquement exsangue, la politique d’exportation de main-d’œuvre a été formellement lancée en 1974, sous le règne de Ferdinand Marcos (19651986), qui vit dans l’essor des pays du Golfe, après le premier choc pétrolier de 1973, l’occasion d’y envoyer des ouvriers philippins « de façon temporaire ». En 1974, trente-cinq mille d’entre eux étaient embauchés à l’étranger. Trente-cinq ans plus tard, ce flux s’est transformé en un mouvement à forte dominante féminine, qui concerne officiellement plus de huit millions et demi de Philippins, soit un peu moins de 10 % de la population – et 22 % de la population en âge de travailler. En 2010, selon la Banque mondiale, les travailleurs expatriés assuraient au pays 12 % de son produit intérieur brut (PIB), grâce à quelque 21,3 milliards de dollars de transferts (3). Ce qui place cet archipel de 95 millions d’habitants au quatrième rang des transferts d’argent issus de l’émigration, après la Chine, l’Inde et le Mexique. La majorité de la diaspora permanente ou temporaire (dont un quart est en situation irrégulière) se trouve aux Etats-Unis ou au Canada, ainsi qu’au Proche-Orient (notamment en Arabie saoudite, ce pays ayant cependant décrété en juillet dernier un embargo sur les domestiques philippines et indonésiennes). Ce sont « les héros des temps modernes », selon l’expression de Mme Gloria Macapagal Arroyo, l’ancienne présidente des Philippines (2001-2010), qui, après l’attaque du Liban par Israël en 2006 – trente mille travailleurs philippins vivaient alors sous les bombes –, a lancé le programme des « superbonnes (4) ». L’idée était, selon ses propres termes, d’« envoyer des superdomestiques », formées « au langage de leurs employeurs » et préparées, grâce à la mise en place d’un diplôme national, « à l’utilisation des appareils ménagers » ainsi qu’aux « premiers soins ». Objectif : « Abolir les frais d’agence », s’assurer que toute travailleuse domestique reçoive « au moins 400 dollars de salaire », et réduire la violence structurelle (tant économique que physique) qui frappe ces femmes dans le monde entier. Cinq ans plus tard, les écoles ont poussé comme des champignons dans tout l’archipel, mais les exigences de droits minimaux pour les expatriés philippins sont restées largement des vœux pieux.

SUPER WINDOW PROJECT

Portant à deux mains la soupière en porcelaine, la candidate numéro cinq transpire à grosses gouttes

du travail de Hongkong, près de 10 % des travailleuses domestiques portent plainte contre leur employeur (soit vingt-cinq mille plaintes annuelles) pour non-versement de salaire, entorses au contrat de travail, mauvais traitements ou agressions sexuelles. Mme Torres en a elle-même fait l’expérience, d’abord pendant six mois au sein d’un foyer hongkongais qu’elle a fui (« Ils voulaient que je renonce à mon jour de congé »), puis durant six ans dans une famille de Chinois où, dit-elle, la grand-mère la « battait » et l’« insultait ». Elle relativise donc et estime que ses patrons actuels sont « bons » avec elle. La loi donne aux travailleuses domestiques quatorze jours pour retrouver une place après la fin d’un contrat, sous peine de devoir quitter Hongkong, ce qui explique que nombre d’entre elles n’osent pas porter plainte.

« C’est dans leurs gènes », affirme Charlotte pour expliquer le zèle de son employée. « Les Philippines, d’elles-mêmes, elles ont un super contact. Et puis, dans leur culture, elles sont toutes dévouées. Elles adorent les enfants ! C’est un peu leur récréation, parce que, vous savez, elles n’ont vraiment pas une vie marrante. Lennie, ce qui la tient, c’est qu’elle est très impliquée dans sa paroisse… » Mme Torres est en effet évangéliste, born again, et « puise [sa] force dans [sa] relation avec le Seigneur » . Cette fervente chrétienne (comme le sont la grande majorité des Philippines) applique des préceptes divins qui coïncident avec les préceptes patronaux : « J’écoute le Seigneur, qui ne distingue pas les riches des pauvres »,

Manille, mai 2011. « Bienvenue à Petit Hongkong ! », s’exclame Mme Michelle Ventenilla, l’une des quatre professeures de l’école Abest, qui figure parmi les trois cent soixante-quatre établissements privés agréés et spécialisés en « services domestiques » de l’archipel philippin. Derrière les murs en brique de ce petit pavillon a été reproduit l’habitat type d’une famille de la classe supérieure de Hongkong : la berline qui rôtit au soleil dans la cour, l’aquarium où barbotent des poissons rares, les salles de bains à l’occidentale, la chambre des enfants et celle des parents, ornées de rideaux rose bonbon et d’une peinture vert vif. Depuis 2007, l’école Abest a « exporté » mille cinq cents travailleuses domestiques à Hongkong, à moins de deux heures d’avion de la tentaculaire Manille. L’école, dont les frais d’inscription s’élèvent à 9 000 pesos (150 euros), est jumelée avec une agence de recrutement. En ce vendredi 13 mai, c’est le jour de l’examen final. Portant à deux mains la soupière en porcelaine, la candidate numéro cinq, une femme à l’allure frêle, transpirant à grosses gouttes, s’approche doucement de la table couverte d’une nappe rose plastifiée et mime le geste de servir un bol de soupe. Mme Lea Talabis, 41 ans, est l’une des quelque cent mille candidates annuelles à se présenter au diplôme de services domestiques, le National Certificate II (NC II), après avoir suivi les deux cent seize heures de formation. L’inspecteur public de l’Autorité d’enseignement professionnel, la Technical Education and Skills Developement Authority (Tesda), M. Rommel Ventenilla (5), observe attentivement la postulante, qui passe à présent l’épreuve de « service à table ». Un pas de côté, les pieds perpendiculaires, elle s’approche de l’employeur fictif et demande : « Voulez-vous de la soupe, Monsieur ? » M. Ventenilla hoche la tête et émet un son. Mme Talabis hésite. Après avoir rempli le bol blanc à la gauche du patron, faut-il faire un pas de côté et porter la soupière en cuisine, ou la laisser à la disposition du convive ? Visiblement perturbée par cette épreuve, elle baisse les yeux et s’empresse de poser le tout sur la commode. L’examinateur lui laisse une seconde chance : c’est l’épreuve des questions. « Quelle quantité d’eau servez-vous dans le verre ? » Il désigne du regard la mise en scène de la table, disposée comme dans les familles bourgeoises de Hongkong : les trois verres, les trois sous-assiettes, les couteaux à poisson et à viande, la symétrie et l’espacement correctement respectés. Mme Talabis se place alors à la droite du patron, porte la carafe comme une enfant et lui remplit son verre aux trois quarts. M. Ventenilla, impassible, validera l’épreuve

SUPER WINDOW PROJECT

(Suite de la première page.)

11

DOSSlER

de « service à table ». La candidate se retire en cuisine. Elle pourra compléter sa note finale avec l’épreuve d’habillage de lit, de nettoyage du carrelage ou de l’aquarium, de repassage des vêtements ou de lavage de voiture.

« Philippine : 1. Femme originaire des Philippines. 2. Employée de maison » « La note finale comporte 20 % de compétences, 20 % de connaissances théoriques et 60 % de qualités comportementales », explique M. Ventenilla. Ce ne sont donc pas tant les compétences en soins médicaux, en logistique ménagère ou en cuisine qui sont passées au crible que la capacité des futures domestiques à obéir et à respecter les consignes. « On ne dit plus “domestique”, reprend Mme Susan de la Rama, directrice de programme à la Tesda. On dit désormais “aide à domicile”. Nous ne tenons pas à voir les Philippines labellisées “pays d’exportation de domestiques”, comme ce fut le cas il y a quelques années... » En 2005, le dictionnaire américain Merriam-Webster avait en effet écrit dans son édition mondiale : « Philippine : 1. Femme originaire des Philippines ; 2. Employée de maison », s’attirant les foudres du gouvernement philippin et impulsant le mouvement de professionalisation de la filière. « Beaucoup d’employeurs recherchent des aides ménagères polies, respectueuses, patientes et surtout discrètes. Ici, nous nous efforçons de les adapter au tempérament bouillonnant des employeurs hongkongais. Il faut être patiente et, surtout, travailler avec son cœur », conseille la professeure Michelle Ventenilla, livrant ainsi l’une des clés du programme des « superbonnes ». Au-dessus d’un aquarium, qui symbolise ici la réussite sociale, une enfilade de lettres fait apparaître l’un des slogans maison : « La propreté est proche de la piété. » Dans la salle de cours, un tableau distingue les « gagnantes » (celles qui « cherchent des solutions » et disent à leur patron : « Laissez-moi le faire pour vous ») des « perdantes » (celles qui « cherchent un coupable » et « ont toujours une excuse » pour ne pas faire ce qu’on leur demande). Tandis que le code de discipline ordonne : « Ne contredisez pas votre employeur » ; « Ne parlez pas aux autres bonnes » ; « Ne montrez pas sur votre visage un signe de mécontentement lorsque votre employeur vous corrige » ; « Contactez votre agence quand vous avez des problèmes et ne vous fiez pas à vos amis. » (Lire page 11.) Une certitude : on ne fait pas pousser ici les germes du socialisme. Pas de syndicat ni de grève, pas de rassemblement à portée sociale, pas de remise en cause des bases de la servitude : « Soyez toujours ponctuelle », lit-on au chapitre six du manuel de l’école, tandis que l’une des « règles à suivre pour être une bonne aide à domicile » est de « ne jamais compter ses heures de travail » (section « Les choses à ne pas faire »).

« Ces centres de formation sont la honte de notre pays », estime M. Garry Martinez, président d’honneur de l’organisation non gouvernementale (ONG) Migrante International, à Manille. « Chaque jour, on rapatrie six à dix corps d’émigrés philippins décédés pendant leur travail. C’est un déshonneur, un pays qui fait partir ses propres travailleurs à raison de quatre mille cinq cents par jour ! Les Philippines sont devenues une véritable usine à domestiques. » Il est 14 heures. Mme Talabis se prépare maintenant pour l’épreuve de nettoyage du carrelage – qu’elle réussira. Institutrice dans une école primaire de Manille, elle a déjà travaillé il y a dix ans pour une famille bourgeoise de Hongkong. « Mais , dit-elle, j’avais besoin de me remettre à niveau. » Elle avait surtout besoin du sésame obligatoire, le NC II, pour pouvoir quitter le pays en règle. Elle s’est résolue à retourner travailler à l’étranger, laissant derrière elle son mari pêcheur et ses deux enfants. « C’est pour eux que je pars. A Hongkong, je gagnerai plus de deux fois mon salaire d’institutrice. » Elle reconnaît que son centre de formation enseigne avant tout « à obéir et à se soumettre aux consignes du patron ». Mais elle ne s’en étonne guère : « C’est surtout pour nous permettre d’arriver au terme de notre contrat, car on s’endette toutes pour devenir bonnes à tout faire. » Pour payer les 78 000 pesos (1 290 euros) de frais d’agence – six mois de son salaire de professeure –, elle a puisé dans ses économies.

(3) « Remittances to PH ranked 4th biggest in world », www.ofwngayon.com, Manille, 11 novembre 2010. (4) « Housemaids to supermaids soon !! », www.ofwguide.com, Manille, 24 août 2006. (5) Sans lien de parenté avec son homonyme enseignante.

« J’ai payé cash et sans reçu. L’agence est certes agréée par l’administration chargée des Philippins expatriés, mais leur discours était clair : c’était à prendre ou à laisser. J’étais obligée de payer cette somme pour pouvoir aller travailler à Hongkong. » Elle y partira en éclaireuse, son mari, chauffeur de taxi, et ses enfants espérant la rejoindre, avec en ligne de mire l’Europe (6). « Je ne veux pas être domestique toute ma vie », souffle-t-elle. Trois semaines plus tard, arrivée à destination, elle se dira « ravie », car ses employeurs lui ont demandé « de les considérer comme [sa] seconde famille ». Mais ce qui la rassure vraiment, c’est qu’il y a chez eux un réseau Wi-Fi. « Tous les soirs, je peux parler avec mes enfants et mon mari grâce à la webcam. Je suis très bien pour l’instant. »

domestiques, ont annoncé en juin dernier leur intention de ratifier la convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) concernant le travail décent pour les travailleuses et travailleurs domestiques. « Nous, les employeurs, nous nous opposons très fortement à cette convention car, dans ce travail, il est impossible de compter les heures. »

Au treizième étage de l’Elegant Terrace, un bâtiment cossu avec gardiens et piscine, en plein Midlevels, le quartier huppé du centre de Hongkong, la porte s’ouvre et une silhouette se dérobe. « Elena ! Julien est un journaliste français. Il écrit un article sur le quotidien des domestiques philippines à Hongkong. Va donc nous préparer du thé au lait. » Le maître des lieux, M. Joseph Law, 65 ans, montre sa chemise : « Personnellement, j’exige qu’elles soient toujours bien repassées, avec une ligne au milieu, comme ça, vous voyez ? », et s’affale sur son canapé en cuir. « Si j’aime me faire servir ? C’est une très bonne question que vous soulevez. J’avoue que j’ai toujours préféré me faire servir que faire les choses moi-même. Ça fait trente-cinq ans que j’embauche des domestiques étrangères, et je préfère de loin les Philippines. Elles parlent mieux anglais, présentent moins de risques que les autres et sont en général bien plus dévouées dans leur travail. » Le logement impeccable, l’apparence impeccable, le niveau de vie impeccable… Tout cela a un prix : celui de la force de travail d’Elena. « Je la paie le minimum légal, 3 580 dollars hongkongais [327 euros] (7) », dit M. Law, ancien directeur adjoint des pompiers de Hongkong, reconverti en porteparole de la très officielle Association des employeurs de domestiques étrangères à Hongkong. Autrement dit, le patronat du secteur du travail à domicile – et, à ce titre, l’ennemi des six syndicats de travailleurs domestiques de Hongkong.

Trois jours plus tard, un dimanche, au petit matin, Mme Meredores ouvre son parapluie rouge pour se rendre à l’église de l’Immaculée Conception. « Je vais prier pour ma famille, mais aussi pour la famille de M. Law. Il ne faut pas être égoïste dans sa foi. » Puis il est midi, l’heure d’aller au « grand rassemblement des domestiques philippines ». Direction Central, le quartier où s’élèvent les sièges sociaux des grandes banques d’affaires, comme la Hongkong & Shanghai Banking Corporation (HSBC), coincée entre la Bank of China et le bijoutier Van Cleef & Arpels. C’est sous cette tour écrasante en acier et en verre que se réunissent, tous les dimanches, des dizaines de milliers de domestiques comme Mme Meredores. « Nous nous regroupons ici car, pour notre jour de repos, nous n’avons nulle part où aller. Toute la semaine, nous sommes seules, nous nettoyons leur poussière, leurs appartements, et, une fois par semaine, nous pouvons nous libérer un peu de l’emprise de nos employeurs. C’est notre dignité », dit-elle.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

« Nous nous regroupons ici car, pour notre jour de repos, nous n’avons nulle part où aller »

« Soyez humble » – Ne sortez jamais sans autorisation, sauf en cas d’urgence. – Vous devez prendre un bain chaque matin, et une douche le soir avant d’aller vous coucher. – Vous devez vous brosser les dents trois (3) fois par jour. – Ne portez pas de maquillage durant votre travail. – Pensez à utiliser des protections périodiques durant vos règles. – Lors de vos jours de congé, vous devez être de retour à 18 heures au plus tard. Vous ne devez jamais passer la nuit à l’extérieur. – Vous devez travailler dur. Ne faites jamais rien pour vous-même durant les heures de travail.

« Les domestiques comme Elena ne sont pas qualifiées et sont peu compétentes. N’est-ce pas, Elena ? »

– Soyez toujours la première à saluer les membres de la maisonnée et dites « s’il vous plaît », « merci » et « pardon ». – Ne comparez pas votre salaire, vos jours de congé, votre charge de travail, etc., avec ceux des autres bonnes, car les employeurs n’ont pas tous les mêmes exigences.

Arrive Mme Elena A. Meredores, 51 ans, mère d’une fille de 18 ans restée aux Philippines et travailleuse domestique depuis plus de seize ans. Vêtue d’un pantalon court et d’un tee-shirt mouillé par la vaisselle qu’elle vient de faire, elle dépose face à son patron un plateau sur lequel sont posées deux tasses et une théière, encaisse au passage une réflexion (« La prochaine fois que j’ai un invité, vois-tu, tu prendras un plus grand plateau ») et pose une demi-fesse sur le canapé en cuir de son patron. « Pourquoi les salaires sont-ils si bas ?, reprend M. Law. C’est parce que les Philippines comme Elena ne sont pas qualifiées et sont peu compétentes. Pas qualifiées , martèle-t-il. N’est-ce pas, Elena ? » L’intéressée baisse le regard et acquiesce. « Vous avez raison, Monsieur. » La sentant conditionnée à abonder dans son sens, son patron insiste pour qu’elle parle « librement ». L’employée éclate de rire, replace ses longs cheveux en ordre et lâche : « Non, Monsieur, vous ne pouvez pas dire que nous sommes sous-qualifiées et peu compétentes pour expliquer les bas salaires. Beaucoup de mes compatriotes sont doctoresses, enseignantes, diplômées d’université, et sont obligées de devenir domestiques pour s’en sortir et faire vivre leur famille. De plus, le gouvernement a mis en place des écoles pour les former à ce travail. » M. Law balaie d’un revers de la main les écoles de « services domestiques » (« C’est la plus grande blague et aussi la plus grande source de disputes entre employeurs et employées ! ») et revient à la charge : « Elena, je pense que 50 % des domestiques de Hongkong ont une relation paisible et harmonieuse avec leur employeur, comme vous et moi. Qu’en pensez-vous ? » Elena se replace sur le canapé : « Je dirais 10 à 15 %, Monsieur. » Monsieur semble agacé :

« Non, mais franchement, 15 %… Non ! Tu dois être juste, Elena. – Beaucoup d’employeurs prétendent avoir une bonne relation, mais en réalité, c’est faux. Ils disent ça juste pour faire bonne figure. Pas comme vous, Monsieur Law… » Son patron la coupe :

« Hongkong est le paradis des domestiques étrangères. Le paradis ! » La simple mise en relation des revenus de son foyer (plus de 10 000 euros par mois) et du salaire de sa bonne le fait cependant sortir de ses gonds. « Hongkong est l’endroit rêvé pour elles ! Elles ont un contrat de travail, un salaire minimum, et en plus on leur paie le logement, la nourriture, les billets d’avion, l’assurance médicale et les frais d’ancienneté à partir de cinq ans. Pour les employeurs, le paquet global du salaire s’élève en moyenne à 5 500 dollars hongkongais par mois [environ 500 euros]. Ça fait beaucoup d’argent ! » Certes, concèdet-il, « la majorité des employeurs appartiennent à la classe supérieure », comme lui ; mais, à ses yeux, les petits cadeaux permettent d’effacer l’inégalité : « Tous les ans, je lui fais des cadeaux. Pour le Nouvel An, pour le Nouvel An chinois… Pas vrai, Elena ? » Mme Meredores a bien reçu une petite enveloppe pour le Nouvel An : « Oui, 40 euros », se souvient-elle. A l’évocation de la politique du gouvernement des Philippines, qui veut garantir 400 dollars (278 euros) de salaire minimum partout dans le monde et qui vient d’instaurer, fin 2010, une nouvelle assurance de 200 dollars hongkongais (17 euros) obligatoire pour ses quelque huit millions et demi de travailleurs expatriés, M. Law hausse le ton. « Je tiens à prévenir très fermement ce gouvernement ainsi que celui de l’Indonésie : s’ils continuent à appliquer des politiques aussi stupides et à réclamer sans cesse des hausses de salaire, j’appellerai à la levée de l’embargo sur les domestiques chinoises (8) ! » M. Law a du souci à se faire : les Philippines et l’Indonésie, pays qui appliquent les politiques les plus agressives du monde en matière d’exportation de travailleuses

– Ayez toujours un sourire plaisant et aimable. – Ne mentez pas. Admettez les erreurs que vous avez commises. Ne les niez pas, ni auprès de votre employeur ni à vous-même. Sinon votre employeur ne pourra plus jamais vous faire confiance. SUPER WINDOW PROJECT

SEPTEMBRE 2011 – LE

– Quand votre employeuse vous parle, veuillez écouter avec attention et répondre. Ne vous contentez pas de la fixer avec un regard vide. – Ne pleurez pas. Les employeurs n’aiment pas cela et considèrent que pleurer porte malheur. – Ne vous asseyez pas dans un siège confortable en présence de votre employeur.

Dehors, la pluie se calme, et le défilé de mode peut commencer. Le thème de cette journée particulière est la célébration des « femmes en tant que filles, épouses et mères » : c’est la fête des mères, organisée par la fédération des Philippins de la région de Benguet (une province du nord des Philippines) à Hongkong. Promouvoir le rôle des femmes en tant que « filles, épouses et mères » correspond bien à la discrimination de genre qui aboutit à l’embauche de millions de femmes comme travailleuses domestiques. Sur le grand podium rouge, en contrebas de la Bank of America, défilent des femmes quadragénaires, quinquagénaires, pomponnées et guindées, qui cherchent à décrocher le titre de la plus belle « secrétaire », de la plus belle « mannequin »… A quelques dizaines de mètres du podium, des milliers de domestiques agitent avec frénésie leurs petits drapeaux Western Union. A ses clients, la société par laquelle a transité l’essentiel des quelque 21,3 milliards de dollars de transferts d’argent opérés en 2010 offre ce jour-là des stars philippines de la chanson, réunies pour le festival Fiesta at Saya. De chaque côté de la tour HSBC, deux lions en bronze symbolisent les deux célèbres fondateurs de la société, les banquiers A. G. Stephen et G. H. Stitt. Sur la droite, un lion à la gueule fermée, « Stitt », visage grave et œil méchant. Le lion de gauche, « Stephen », a la gueule grande ouverte et semble rugir de plaisir. Ce lion souriant est devenu au fil des ans un célèbre point de rendez-vous pour les Philippins expatriés à Hongkong. « J’aime me faire photographier devant ce lion qui sourit, car il est le symbole de notre dur labeur, dit Gorgogna, qui s’étonne elle-même d’être, vingt-deux ans après son arrivée, « toujours une domestique, avec un petit salaire ». Le lion, métaphore des employeurs et de leur prospérité, a bien mangé et rugit en direction du sommet de la tour HSBC. Tout en bas, des milliers de petites mains savourent leur repos dominical. « Pour les Chinois, ce lion symbolise leur argent, dit Gorgogna, en face du félin à l’allure paisible. Sans nous, il ne serait pas aussi rassasié. »

JULIEN BRYGO. (6) En 2009, 41,7 % des 8 579 378 Philippins expatriés travaillaient sur le continent américain (33,5 % aux Etats-Unis, 7,4 % au Canada), 28,2 % au Proche-Orient (13,5 % en Arabie saoudite, 7,1 % aux Emirats arabes unis), 12,52 % en Asie et 8,4 % en Europe. Source : Commission des Philippins expatriés. (7) Gelé entre 2009 et 2011 à 3 580 dollars hongkongais, le salaire minimum obligatoire a été réévalué en juin 2011 à 3 740 dollars hongkongais (340 euros), mais reste en deçà du montant de 1999 (3 860 dollars hongkongais avant la crise financière de 1999). (8) L’embargo sur les travailleuses chinoises a été décrété dans les années 1970 par les colons britanniques.

– Soyez humble. Il n’est pas toujours facile d’identifier nos erreurs car nous pensons le plus souvent que nous avons raison. Donc, si votre employeur se plaint de vous, ce doit être pour quelque chose. Acceptez-le et essayez de vous améliorer au lieu de chercher des excuses. – Soyez consciencieuse et responsable. Faites votre travail sans qu’on vous le demande. Ne soyez pas paresseuse. – Ne vous précipitez jamais à l’ambassade des Philippines, sauf si votre vie est en danger. – Ne parlez jamais à un homme et ne lui donnez jamais votre numéro de téléphone. – Ne croyez pas quelqu’un qui vous promettrait de vous épouser si vous lui donnez ce qu’il veut. – Ne tombez pas enceinte. Vous subirez un test de grossesse tous les six mois. Pourquoi travailler à l’étranger ? – Pour améliorer son bien-être économique. – Pour assurer une meilleure vie à sa famille. – Pour laisser derrière soi un problème émotionnel ou conjugal. Problèmes fréquemment rencontrés par les travailleuses migrantes : – Mal du pays – leur famille leur manque. – Orgueil blessé – elles refusent d’être réprimandées. – Infidélité résultant de sorties régulières le dimanche. – Mauvaise entente avec les employeurs. – Autre. (Extraits du manuel de l’école Abest [Manille, Philippines] destiné aux futures employées de maison.)


SEPTEMBRE 2011 – LE

MONDE diplomatique

12

DOSSlER

Eternelles invisibles Des tâches aussi ingrates qu’indispensables, assumées par une écrasante majorité de femmes, à titre bénévole ou rémunéré : le service à la personne concentre les questions épineuses posées à la société.

La volonté de supprimer le terme de « service » s’inscrit dans une longue histoire terminologique. On avait proposé les termes d’« employée de maison », puis d’« emploi familial », pour échapper au stigmate de la « bonne » ou pour conjurer la disqualification de la « femme de ménage ». L’enjeu était, encore une fois, d’intégrer la personne « en service » au monde global de l’emploi contemporain. Reste à distinguer utilement, ici, la femme de chambre d’un grand hôtel de la femme de ménage qui bricole un temps partiel, un sous-emploi. Reste aussi à préciser que le soin d’une personne âgée n’est pas du travail ménager, même si la confusion rôde souvent.

PA R G E N E V I È V E F R A I S S E *

La hiérarchie entre maîtres et serviteurs a traversé les régimes politiques

L

Aujourd’hui, deux chemins de traverse sont d’actualité, deux chemins où la question démocratique se mêle à la vie privée : un événement – la rébellion d’une employée d’un grand hôtel – d’un côté (1), et un débat, l’utopie du service à la personne, de l’autre. L’irruption de femmes de chambre dans l’espace public est toujours une image forte. Dans les rues de New York, en mai 2011, leur manifestation en marge d’une audience judiciaire dans l’affaire Strauss-Kahn fut décrite comme une manipulation syndicale, tant l’image de ces travailleuses, femmes de chambre et de ménage, est nécessairement celle de femmes isolées, d’une présence émiettée dans les espaces hôteliers. Elles ont franchi une frontière, une barrière : celle des murs de la vie privée et intime, d’une maison particulière ou d’un hôtel. Franchir la ligne de séparation entre le privé et le public est un acte transgressif. A l’espace public correspond une parole collective, un slogan – ici « Shame on you », « honte à toi », adressé à l’homme puissant supposé agresseur. * Philosophe, auteure de Service ou servitude. Essai sur les femmes toutes mains, Le Bord de l’eau, Lormont, 2009 (première édition : Femmes toutes mains, Seuil, Paris, 1979). Dernier ouvrage paru : A côté du genre. Sexe et philosophie de l’égalité, Le Bord de l’eau, 2010.

« Songez qu’elle est là » « J’ai vu dans une vaste salle [d’une école ménagère de Hanovre] quatre jeunes filles de 16 à 17 ans, occupées les unes à laver les fenêtres, les autres à encaustiquer à la main le parquet ; deux d’entre elles étaient des filles d’ouvriers, les deux autres étaient l’une la fille d’un général, la seconde la fille d’un conseiller de justice. J’imagine que celles-ci ont dû, au contact de leurs compagnes ouvrières, et dans la communauté du labeur ménager, sentir diminuer la distance sociale qui les séparait, et qu’elles comprendront mieux, lorsqu’à leur tour elles deviendront maîtresses de maison, de quelle bienveillante patience et de quel respect de la dignité d’autrui doit être faite l’autorité envers les serviteurs. » (M. Dufourmantelle, Le Conseiller de la famille et l’Ecole des mères, 1909.) « La formation d’un personnel domestique (…) n’est d’ailleurs, à notre avis, qu’une solution paresseuse, par suite peu solide ; elle va également à l’inverse du mouvement social qui tend de plus en plus à réduire la main-d’œuvre et à la remplacer par un outillage et, d’autre part, à faire de chaque homme, le plus qu’il peut, son propre maître. » (Paulette Bernège, rapport au Congrès international d’orientation professionnelle féminine, 1926.) « Quand vous parlez devant elle, songez qu’elle est là. » (Augusta Moll-Weiss, Les Gens de maison, Doin, Paris, 1927.) « Après la rupture d’un ménage qui avait duré de longues années, les biens communs ont été ainsi divisés : les deux tiers au mari, le tiers à la femme. Motif : le mari est le plus désavantagé par le divorce, car il devra désormais appointer quelqu’un pour tenir sa maison. » (Jugement rendu par un tribunal anglais en 1973.)

On peut graduer les travaux dits « de service » du plus agréable (l’humain) au plus désagréable (la saleté), on peut faire la part de la nécessaire solidarité humaine et de l’inéluctable oppression sociale. N’empêche : la sexuation de l’histoire du service ne peut s’effacer. On pourrait même avancer l’idée qu’il n’a jamais été aussi féminin qu’à notre époque. Faut-il dire encore et à nouveau que le service domestique prend racine dans le travail domestique « gratuit » des femmes ? Faut-il toujours se souvenir que certaines sont payées pour faire ce que d’autres exécutent gratuitement (ménage ou soin) ? Comment ne pas s’étonner que cette part de notre vie reste comme un tabou politique ? « Tabou politique », car la confrontation entre gratuité et salariat est aiguisée par l’époque contemporaine qui a fait de l’autonomie économique de l’individu un repère essentiel.

SUPER WINDOW PROJECT

E service domestique, ménage traditionnel ou soin du vulnérable, relève de l’ironie, ironie d’une question sociale difficile (servir ?), embarrassante (l’égalité des sexes…) et politiquement provocatrice. Sa critique s’avère improbable. Le travail domestique est un irréductible de la vie quotidienne de l’espèce humaine, et l’exploitation des femmes, domestiques salariées ou femmes au foyer, reste invisible pour beaucoup de monde. L’ironie désigne donc l’opacité du problème autant que la solution introuvable. La « question » du service domestique ne permet pas de réponse facile, et son analyse n’a pas le droit d’éviter paradoxes et contradictions.

Espace public, parole publique : les domestiques, femmes de service, n’y ont pas accès ; et pourtant, elles sont « des travailleuses comme les autres », disent-elles depuis plus d’un siècle, depuis la naissance du syndicalisme. Du Syndicat des gens de maison, à la fin du XIXe siècle, à la section employées de maison de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) dans les années 1970, puis au manifeste brésilien des domestiques adressé à l’Organisation internationale du travail (OIT) en juin 2011, le projet politique et anthropologique de ces salariés est d’appartenir à la classe ouvrière et travailleuse. Rappelons que les ouvriers des années 1900 se méfiaient de cette revendication, venant de celles et ceux qui vivaient trop près des patrons… Hors des murs domestiques : on les voyait jadis à l’extérieur des maisons, lorsque les services impliquaient des rôles d’apparat, portiers, chauffeurs ; on les a moins vus quand la « crise de la domesticité » survint à la fin du XIXe siècle, redoublée par la première guerre mondiale, et qu’il fallut se rabattre sur la simple « bonne », « bonne à tout faire ». Intéressant est alors le petit film de Charles-Lucien Lépine, La Grève des bonnes (1906), où un regroupement s’organise de l’espace familial vers le marché, jusqu’à la Bourse du travail et au commissariat ! La grève des bonnes imaginée hier, une manifestation de femmes de ménage bien réelle aujourd’hui : une expression politique presque incongrue au regard du lieu de notre imaginaire protégé, la chambre, l’appartement, la maison privée. On rappellera, à ce propos, les grèves récentes des femmes de ménage d’Arcade, sous-traitant d’Accor (2002) (2), et du Crowne Plaza à Paris (2010). Cette effraction politique – la présence dans la rue, la vie syndicale, la grève – illustre un paradoxe contemporain. Comment penser ensemble service et démocratie, hiérarchie domestique et égalité sociale ? Si les journalistes et les spectateurs furent sidérés par l’image de femmes de ménage devant un tribunal de New York, c’est parce que l’expression démocratique moderne se liait, sous leurs yeux, à l’archaïsme du service ancestral, fort d’une tradition vieille comme le monde lui-même : le serviteur, la servante est un archétype inoxydable. En deçà de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, qui signe le rapport et la lutte possibles, en deçà du jeu des dramaturges du siècle des Lumières qui, de Marivaux à Beaumarchais, aiment inverser les rôles entre domestiques et maîtres, le serviteur est une catégorie sociale hybride : dans et hors de la famille, familier et étranger, pauvre et vivant chez les riches... Il est en outre situé (voyez Aristote) avec les femmes et les enfants.

Depuis vingt-cinq siècles, la « servante de Thrace » des philosophes n’a pas de nom On sait aussi que le domestique (masculin) n’est pas citoyen sous la Révolution française. Comme il dépend d’autrui, son autonomie politique individuelle est évidemment problématique. On ne s’étonnera pas, alors, qu’une femme de ménage soit d’abord sans visage : depuis vingt-cinq siècles, la « servante de Thrace » dont parlent les philosophes n’a pas de nom. La servante de Thrace est connue pour rire quand Thalès le savant, tout occupé par les étoiles, tombe dans un puits. Elle n’a pas de nom car elle est interchangeable : elle est une fonction sociale, une nécessité domestique. Elle doit s’appeler « Marie », « Marie la bonne », écrit Léon Frapié dans un roman du début du XXe siècle bien nommé La Figurante (1908). Mais pourquoi l’homme puissant, politique ou savant, a-t-il un nom, ou un visage ? Tandis que l’effraction politique nous rappelle l’archaïsme de la figure de la servante, un débat s’ouvre sur la nécessité du « service à la personne », du soin, du care, de la sollicitude, du lien à construire et à reconstruire entre les générations et entre les individus atomisés de la société contemporaine. Il ne s’agit plus, désormais, de « servir » quelqu’un de plus privilégié que soi, mais de « rendre un service » nécessaire à autrui. Le service à la personne déplace radicalement le regard, en le faisant porter sur celle, ou celui, à qui on rend service. La convention collective désigne désormais la personne en situation de service comme « le salarié du particulier employeur ». On appréciera la périphrase.

Ainsi, paradoxalement, la féminisation croissante de cet emploi est liée à l’histoire du XXe siècle, au développement du salariat d’une part et à la tentative de professionnalisation de la maîtresse de maison d’autre part. Il faut, alors, s’étonner sérieusement que le salarié du « particulier employeur » soit présenté comme une personne neutre, asexuée, alors qu’il s’agit aujourd’hui, concrètement, à 98 % de femmes. Malgré tout, cette perspective nouvelle inciterait à réfléchir autrement : les débats sur le soin et la sollicitude, le care et le souci d’autrui vulnérable, ne transforment-ils pas en profondeur le statut, le rôle, la fonction de la personne qui se met « au service de » ? On sait que la hiérarchie sociale, imposée par le rapport entre maître et serviteur, ou maîtresse et servante, a traversé les régimes politiques, et que, si elle fut une évidence pour la société monarchique, elle ne semble pas l’être moins pour une société démocratique soucieuse d’égalité. D’où les enjeux théoriques et politiques de notre actualité : comment mettre en œuvre une organisation sociale adaptée à l’allongement de la vie et à la demande accrue de garde d’enfants en transformant une subordination ancestrale en utilité sociale ? Ou, au contraire – et les tenants du care nous y invitent fortement –, comment renouveler l’espoir démocratique en pensant le service non comme soumission et servitude, mais comme don et lien ? En ce cas, l’absence de symétrie, l’impensable égalité entre le servant et le servi n’a aucun sens, et ne fait pas un problème politique. D’ailleurs, nous dit-on, le service à la personne souligne que le faible est la personne servie, et non le servant. Alors l’utilité sociale et la solidarité entre individus isolés forment, ensemble, l’horizon d’un changement de société. Notons cependant que celui qui sert est également en situation de vulnérabilité. Le service à la personne est donc une relation entre deux vulnérables. On aperçoit clairement le pari politique : refaire du lien social, redonner à ce lien un sens, serait pensable à partir du lieu même du travail primitif, le service. Retournement complet de situation, par conséquent : si le service perdit de son importance au siècle dernier, il redeviendrait un lieu central de la société à venir, éclairé éventuellement d’une subversion politique. Car il placerait d’emblée dans l’espace public ce qui relève d’une nécessité privée. De ce point de vue, la « frontière » entre les sphères publique et privée a une chance d’être repensée. A cela s’adjoint un deuxième pari : se soucier d’autrui comme vulnérable, malade, personne âgée, enfant en bas âge, permettrait de puiser dans le vivier de qualités humaines bien connues, historiquement féminines, domestiques, maternelles, puis de les faire circuler dans l’espace public, de les externaliser, comme on dit, en valorisant à l’extérieur du monde domestique des qualités dites ou reconnues comme féminines, dont on laisse ainsi imaginer qu’elles peuvent être dissociées du sexe qui les porte. Jeanne Deroin, féministe radicale de la révolution de 1848, parlait déjà de ce « grand ménage mal administré de l’Etat » où elle comptait bien travailler à l’avenir. Elle proposait d’utiliser politiquement la valeur domestique hors du foyer. L’argument valait comme stratégie militante de persuasion, et ce paradoxe sert encore aujourd’hui dans de multiples lieux du politique ; mais on en sait la relativité, voire la nullité historique. Par ailleurs, la mixité de cet emploi de service n’est à l’ordre du jour que dans la pensée magique d’une société sans hiérarchie entre les sexes, sans domination masculine. Deux pôles dessinent, désormais, le champ de cette notion de service : l’archaïque et le futur. D’un côté, on lit la vieille histoire de la servante tenue loin de l’espace public, du droit de porter plainte auprès de la justice, de manifester sa colère, de rire des puissants. De l’autre, on entend l’histoire renouvelée des qualités inépuisables du sexe féminin, disponible à tous points de vue, sexe et propreté, soin et nourriture, avec l’espoir de conjuguer, sans trop de frais égalitaires, vie privée et vie publique. Une seule certitude : le service à la personne n’est pas l’avenir de la mixité.

(1) Lire Rachel Sherman, « Grands hôtels, maîtres et valets », Le Monde diplomatique, juillet 2011. (2) Cf. le film d’Ivora Cusack, Remue-ménage dans la sous-traitance (2008), DVD produit par 360o et même plus, 2011, http://atheles.org


13 E MEUTES

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

URBAINES , MÉPRIS DE CLASSE

L’ordre moral britannique contre la ÂŤ racaille Âť Evoquer un possible recours Ă l’armĂŠe, rĂŠclamer des ÂŤ peines exemplaires Âť, prĂ´ner un contrĂ´le des rĂŠseaux sociaux : au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a multipliĂŠ les menaces après les ĂŠmeutes du mois d’aoĂťt. L’embrasement des quartiers dĂŠfavorisĂŠs a ĂŠgalement ĂŠtĂŠ l’occasion de stigmatiser une nouvelle fois des classes populaires rendues seules responsables de leur sort.

En 2009, une ĂŠtude de la fondation Prince’s Trust ĂŠtablissait que les jeunes au chĂ´mage ĂŠtaient plus susceptibles que les autres de souffrir d’anxiĂŠtĂŠ, de dĂŠpression ou de manifester des comportements suicidaires. A Tottenham, oĂš les ĂŠmeutes ont dĂŠbutĂŠ, on compte trentequatre demandeurs d’emploi pour chaque offre. Une immense majoritĂŠ des personnes interpellĂŠes sont âgĂŠes de moins de 24 ans et au chĂ´mage. Faut-il vraiment s’Êtonner que cette population – qui, sans emploi Ă conserver, sans carrière Ă façonner, s’estime sans avenir – se soit davantage impliquĂŠe dans les ĂŠmeutes d’aoĂťt dernier que celle des beaux quartiers ? PauvretĂŠ et chĂ´mage ne conduisent pas mĂŠcaniquement au pillage ; mais il suffit d’une minoritĂŠ pour plonger un quartier dans le chaos.

PA R O W E N J O N E S * UELQUES mois avant les Êlections gÊnÊrales de mai 2010, le dÊputÊ travailliste Stephen Pound estimait l’Êlectorat britannique moins prÊoccupÊ par un Êventuel retour au pouvoir des conservateurs que par une autre perspective : la crainte, presque physique, de voir un Lumpenproletariat harnachÊ de colifichets tapeà -l’œil frapper à sa porte et dÊvorer ses jeunes filles au pair (1). Même en pÊriode de relative tranquillitÊ, une certaine morgue clapote à la surface des rapports sociaux au Royaume-Uni, l’une des sociÊtÊs les plus inÊgalitaires du monde. Il a suffi de quelques soirÊes d’Êmeute et de pillage, au mois d’aoÝt, pour que ce mÊpris latent dÊferle au grand jour.

Les rues britanniques ont retrouvĂŠ le calme, mais l’agitation s’est emparĂŠe des ĂŠditoriaux, des comptes Twitter et des discours des responsables politiques. Un adjectif, feral (ÂŤ sauvage Âť), revient inlassablement au sujet d’Êmeutiers volontiers dĂŠcrits comme des ÂŤ rats Âť (2). Richard Littlejohn, journaliste au Daily Mail, a mĂŞme avancĂŠ une solution pour se dĂŠbarrasser de la ÂŤ meute des orphelins sauvages qui hante les quartiers dĂŠshĂŠritĂŠsÂť : ÂŤles tuer Ă coups de gourdin, comme des bĂŠbĂŠs phoques (3)Âť. Depuis des annĂŠes, les commentateurs s’employaient Ă documenter la stupiditĂŠ du ÂŤ sous-prolĂŠtariat Âť britannique ; ils le dĂŠcrivent dĂŠsormais comme infestĂŠ d’animaux menaçants. PortĂŠ par des analyses de ce type, ainsi que par une atmosphère – comprĂŠhensible – de colère et d’effroi, le premier ministre conservateur David Cameron a suggĂŠrĂŠ que les personnes reconnues coupables de participation aux ĂŠmeutes

et aux pillages soient expulsĂŠes de leurs logements sociaux et privĂŠes de leurs allocations. Un message limpide : si vous ĂŞtes pauvre et que vous commettez un crime, vous serez puni deux fois. La fĂŠbrilitĂŠ conduisant Ă l’hystĂŠrie et l’hystĂŠrie Ă l’absurde, les peines les plus saugrenues ont ĂŠtĂŠ prononcĂŠes lors de procès expĂŠditifs : ÂŤ Une mère de deux enfants, non impliquĂŠe dans les troubles, vient d’être condamnĂŠe Ă cinq mois de prison pour avoir acceptĂŠ un short provenant d’un magasin pillĂŠ Âť, affichait le compte Twitter de la police de l’agglomĂŠration de Manchester, avant que le message ne soit retirĂŠ. Deux jeunes hommes se sont vu infliger une peine de quatre ans – plus que certains meurtriers – pour avoir tentĂŠ d’organiser, sur Facebook, une ĂŠmeute qui n’a jamais eu lieu. Au lendemain des violences, la sociĂŠtĂŠ britannique ressemble Ă celle des ÂŤanimaux malades de la peste Âť dĂŠcrite par Jean de La Fontaine (1621-1695). En 2009, le ÂŤscandale des notes de fraisÂť rĂŠvĂŠlait qu’un grand nombre de parlementaires chapardaient l’argent public. Seuls trois dĂŠputĂŠs ont ĂŠtĂŠ envoyĂŠs en prison. Certains avaient facturĂŠ aux contribuables le mĂŞme type d’Êcran plat que ceux dĂŠrobĂŠs par les pilleurs. Reconnu coupable de s’être fait rembourser 8 750 livres sterling (environ 10 000 euros) pour un tĂŠlĂŠviseur Bang & Olufsen, le dĂŠputĂŠ travailliste Gerald Kaufman a simplement dĂť rendre l’argent. De son cĂ´tĂŠ, M. Nicolas Robinson, un homme de 23 ans sans casier judiciaire, passera six mois en prison : pendant une ĂŠmeute, il a volĂŠ pour 3,50 livres (environ 3,70 euros) d’eau minĂŠrale. Selon que vous serez puissant ou misĂŠrable‌

Pauvres contre pauvres

D

ANS son discours du 15 aoĂťt dernier, M. Cameron a tout d’abord surpris : les ĂŠvĂŠnements rĂŠcents, a-t-il affirmĂŠ, ÂŤ constituent un signal d’alarme pour notre pays : des problèmes sociaux, qui couvaient depuis des dĂŠcennies, viennent de nous exploser au visage Âť. Les conservateurs ralliĂŠs aux thèses progressistes et invitant Ă prendre en compte les racines socio-ĂŠconomiques des ĂŠmeutes ? Pas tout Ă fait. Les ÂŤ problèmes sociaux Âť qu’identifiait le premier ministre – en promettant d’avoir ÂŤ le courage de les affronter Âť – se rĂŠsumaient Ă ÂŤ un lent effondrement moral Âť : ÂŤ Des enfants sans parents, des ĂŠcoles sans discipline et des rĂŠcompenses sans effort. Âť Promouvoir la logique selon laquelle la pauvretĂŠ dĂŠcoulerait de problèmes comportementaux, de dĂŠfauts individuels – voire de choix –, constitue un bon moyen de lĂŠgitimer le projet conservateur : l’amputation des budgets liĂŠs Ă la protection sociale. L’une des propositions les plus contestĂŠes du gouvernement consiste Ă limiter l’aide au logement que reçoivent principalement des travailleurs pauvres.

De façon opportune pour le gouvernement, les ĂŠmeutes ont favorisĂŠ l’Êpanouissement de la caricature du chav, un terme dont le sens se situe quelque part entre ÂŤ prolo Âť et ÂŤ racaille Âť. Certains, tel Fran Healy, le chanteur du groupe Travis, n’ont d’ailleurs pas hĂŠsitĂŠ Ă ironiser sur un ÂŤ printemps chav Âť, en rĂŠfĂŠrence au ÂŤ printemps arabe Âť. Le mot – qui pourrait provenir de chaavi, ÂŤ enfant Âť en romani – est entrĂŠ dans le dictionnaire Collins avec la dĂŠfinition : ÂŤJeune personne d’extraction * Auteur de Chavs. The Demonization of the Working Class, Verso, Londres, 2011.

populaire qui s’habille en survĂŞtement. Âť Mais, plus qu’une rĂŠalitĂŠ, le terme vĂŠhicule ce que le discours dominant associe aux jeunes des classes populaires : comportement antisocial, vulgaritĂŠ, ignorance, consommation excessive d’alcool, etc. Au Royaume-Uni comme ailleurs, le mĂŠpris et l’intolĂŠrance suscitent le plus souvent l’opprobre gĂŠnĂŠral. Fort heureusement, nul ne proposerait publiquement des cours d’autodĂŠfense pour se protĂŠger des homosexuels, des sites Internet intitulĂŠs ÂŤVermine juive Âť, un sĂŠjour dans les ĂŽles ÂŤ garanti sans femmes Âť ou des campagnes en faveur de la stĂŠrilisation des Noirs sans s’attirer les foudres de la justice. Remplacez toutefois ÂŤ homosexuels Âť, ÂŤ juive Âť, ÂŤ femmes Âť et ÂŤ Noirs Âť par chav, et vous voici dans le domaine du trivial. Les exemples qui viennent d’être citĂŠs sont rĂŠels, et personne ne s’en indigne. La caricature du chav apparaĂŽt Ă la fin des annĂŠes 1990, Ă un moment oĂš les reprĂŠsentations positives des classes populaires se rarĂŠfient dans les mĂŠdias. C’est l’Êpoque oĂš journalistes et dirigeants politiques de tous bords expliquent que ÂŤ nous faisons dĂŠsormais tous partie de la classe moyenne Âť. Tous, Ă l’exception d’un groupe situĂŠ au bas de l’Êchelle sociale. L’embourgeoisement supposĂŠ des ouvriers aurait en effet fait apparaĂŽtre, comme par dĂŠcantation, un rebut superfĂŠtatoire. ÂŤ Ce que nous appelions les classes laborieuses respectables a pratiquement disparu, affirmait en 2007 le journaliste Simon Heffer. En gĂŠnĂŠral, ceux que les sociologues identifiaient autrefois comme “les travailleursâ€? ne travaillent pas le moins du monde : ils vivent de l’Etatprovidence (4). Âť

CIE. WILLI DORNER

Q

LISA RASTL. –  Bodies in Urban Spaces by Willi Dorner  (Corps dans l’espace urbain, de Willi Dorner), Londres, 2009

Rares sont ceux qui, au sein de l’Êlite britannique, se soucient aussi peu d’enrober leur discours ; tout aussi rares ceux qui ne partagent pas l’analyse. Reprenant les thĂŠories du libertarien amĂŠricain Charles Murray (5), la droite assure que les personnes qui n’ont pas rejoint la classe moyenne sont les rejetons ÂŤ naturels Âť de mères cĂŠlibataires. Le New Labour de M. Anthony Blair prĂŠfĂŠrait les qualifier d’ exclus Âť. Tout en soulignant, comme M. Matthew Taylor, ancien directeur de la stratĂŠgie de M. Blair, que le concept implique ÂŤ que la personne s’exclut ellemĂŞme, que sa condition sociale se voit reproduite par son comportement individuel Âť. Une telle ĂŠvolution constitue une victoire pour l’ancienne première ministre Margaret Thatcher, instigatrice de la contre-rĂŠvolution libĂŠrale au Royaume-Uni. En 1978, six mois avant sa victoire, elle dĂŠclarait : ÂŤ En vĂŠritĂŠ, la pauvretĂŠ extrĂŞme a disparu dans ce pays. Âť Si elle perdurait, ici et lĂ , c’Êtait parfois ÂŤ parce que certaines personnes ne savent pas tenir un budget, (...) mais surtout parce que ce qui demeure, ce sont des dĂŠfauts individuels Âť (6). On voit alors se consolider le consensus politique selon lequel chacun doit tendre vers l’incorporation Ă la classe moyenne, quitte Ă punir ceux qui ÂŤ refusent Âť. Un travail de sape dĂŠsagrège les anciens piliers de l’identitĂŠ ouvrière britannique : les industries qui faisaient vivre des villes entières, tels les docks ou les mines ; les institutions comme les syndicats ou les bailleurs sociaux ; et certaines valeurs, telles que la solidaritĂŠ, Ă laquelle on prĂŠfère dĂŠsormais l’individualisme. Première consĂŠquence de cet assaut : le changement de regard portĂŠ sur les classes populaires. Dans une ĂŠtude du cabinet de conseil BritainThinks publiĂŠe en 2011, 71 % des personnes interrogĂŠes se dĂŠcrivaient comme appartenant aux classes moyennes. ÂŤ Je pose la mĂŞme question, concernant l’identitĂŠ sociale, depuis la fin des annĂŠes 1980, observe Mme Deborah Mattinson, chargĂŠe de l’enquĂŞte. Or, depuis peu, la case “classes populairesâ€? semble reprĂŠsenter une insulte, de mĂŞme que d’autres termes comme “chavâ€? (7). Âť Y compris auprès de personnes pour lesquelles la seule case appropriĂŠe ĂŠtait, objectivement, celle de ÂŤ classes populaires Âť, mais qui ne souhaitent plus ĂŞtre associĂŠes Ă une catĂŠgorie jugĂŠe dĂŠvalorisante comparĂŠe Ă celle, plus gratifiante, de ÂŤ classes moyennes Âť. Au moment oĂš la gauche nĂŠotravailliste, elle aussi, abandonne l’idĂŠe selon laquelle la pauvretĂŠ et le chĂ´mage rĂŠsultent du système capitaliste, un sentiment de culpabilitĂŠ apparaĂŽt donc chez les victimes du

modèle ĂŠconomique en place. Il ne s’agit plus pour elles de changer leurs conditions d’existence, mais d’Êchapper Ă celles-ci. Nul ne suggère toutefois que les classes populaires n’ont pas ĂŠvoluĂŠ. Plus de sept millions de personnes travaillaient dans le secteur industriel en 1979 ; elles ne sont plus que deux millions et demi aujourd’hui. On trouve dĂŠsormais moins de travailleurs dans les mines et la grande industrie que dans les centres d’appels, les supermarchĂŠs ou les bureaux. Les tâches sont plus ÂŤ propres Âť, moins physiques, et peuvent ĂŞtre accomplies par des femmes. Mais les emplois sont plus prĂŠcaires, moins prestigieux et (encore) moins payĂŠs. Après trois dĂŠcennies de libĂŠralisation des lois sur le travail, près d’un million et demi de personnes doivent se contenter d’un poste Ă mi-temps. Un nombre ĂŠquivalent d’intĂŠrimaires peuvent ĂŞtre licenciĂŠs en moins d’une heure, sans la moindre indemnitĂŠ. Ils ne connaissent pas les congĂŠs payĂŠs.

Loin de constituer le soulèvement politique des pauvres et des dĂŠshĂŠritĂŠs qu’attendent certains, les ĂŠmeutes d’aoĂťt ont fait leurs principales victimes parmi les plus dĂŠmunis. Pauvres contre pauvres : une division utile au pouvoir conservateur, qui ne manque aucune occasion de l’exploiter. Les ÂŤ rĂŠvĂŠlations Âť de la presse Ă sensation concernant ÂŤ ces immigrants qui vivent dans le luxe Âť attisent Ă coup sĂťr le ressentiment d’une partie des cinq millions de personnes qui languissent sur les listes d’attente des logements sociaux. De la mĂŞme façon, les ÂŤ dossiers spĂŠciaux Âť sur la fraude aux allocations soufflent sur les braises de la colère de tous ceux qui se contentent des minima sociaux – mĂŞme si la fraude aux allocations, estimĂŠe Ă 1,2 milliard de livres par an (environ 1,4 milliard d’euros), coĂťte cinquante-huit fois moins aux contribuables que l’Êvasion fiscale. Les ĂŠmeutes auront contribuĂŠ Ă la fragmentation des classes populaires. En ces temps de dĂŠbâcle financière, il n’est pas indiffĂŠrent de diriger le regard des pauvres vers leurs voisins plus pauvres encore, plutĂ´t que sur les rĂŠmunĂŠrations versĂŠes aux membres des conseils d’administration. En hausse de 55 % en 2010. (1) Sauf mention contraire, les citations proviennent d’entretiens avec l’auteur. (2) BBC News (9 aoĂťt 2011), The Daily Telegraph (10 aoĂťt 2011), The Daily Mail (11 aoĂťt 2011). (3) ÂŤ The politics of envy was bound to end up in flames Âť, 12 aoĂťt 2011, www.dailymail.co.uk (4) ÂŤ We pay to have an underclass Âť, The Telegraph, Londres, 29 aoĂťt 2007. (5) Lire Rick Fantasia, ÂŤ Sociologues contre pyromanes Âť, Le Monde diplomatique, fĂŠvrier 1998. (6) The Catholic Herald, Londres, 22 dĂŠcembre 1978. (7) The Independent, Londres, 20 mars 2011.

!

!$ $'$ $' ! ' ! !$ $'$ $' ! ' ! ' $ ' % +++ ') ! %& + & & " % '!

! * ! % '( '( %& + + " ! $ $ ' ' '(


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

L E « MOUVEMENT

14

15 L’ensemble Israël-Palestine est l’un des lieux les plus morcelés et discriminés de la planète. Mais la ségrégation qui l’organise n’est pas géographique (sauf à Gaza), ni même liée à la « ligne verte », la frontière issue de la guerre de 1948 : elle relève d’un système de division raciale et coloniale qui

DES TENTES » DÉNONCE LA VIE CHÈRE

Indignation (sélective) dans les rues d’Israël Tandis que les relations avec l’Egypte se tendent, les Israéliens manifestent en masse contre la dureté de leurs conditions de vie. Le mouvement témoigne d’un réveil inattendu de la société. Toutefois, se tournant principalement vers les classe moyennes, il n’inclut pas encore les catégories les plus défavorisées. PA R YA Ë L L E R E R *

Q

U ’ EST- CE QUI

a poussé la jeune Daphne Leef, 25 ans, à créer un groupe Facebook pour diffuser l’idée d’un campement de protestation à Tel-Aviv ? Une seule réponse : le logement. Dans la capitale israélienne, le loyer d’un appartement de deux ou trois pièces a augmenté de 11 % en un an. Passé de 742 euros en moyenne l’année dernière à 827 euros cette année, il engloutit une part exorbitante des revenus des locataires, bien au-delà de la norme internationale des 30 %. Comme beaucoup de ses proches, Mme Leef a dû quitter son appartement en centre-ville sans disposer de solution de rechange. Au jour dit, le 14 juillet, une centaine de jeunes, issus pour la plupart des classes * Fondatrice de la maison d’édition Andalus, Tel-Aviv.

moyennes supérieures, ont donc planté leurs tentes sur le boulevard Rothschild. Une semaine plus tard, l’artère centrale de la capitale était couverte de plusieurs centaines de tentes, tandis qu’une manifestation rassemblait vingt mille personnes dans les rues de la ville. Un peu partout dans le pays, d’autres mécontents, issus de catégories moins aisées, se joignaient au mouvement en allant camper sur les places publiques. Le 6 août, trois cent mille personnes défilaient à Tel-Aviv en chantant «Le peuple veut la justice sociale ». Les Israéliens subissent en effet une forte érosion de leur niveau de vie. Le marché du travail est de plus en plus étroit, tandis que les coupes dans les budgets sociaux se multiplient et que les services publics se dégradent.

L’économie israélienne a été l’une des premières du monde à souscrire aux dogmes monétaristes du «consensus de Washington». En 1985, le gouvernement d’union nationale élabora un plan de stabilisation économique pour faire face à la crise intérieure du début des années 1980, quand l’inflation culminait à près de 450 %. Le premier ministre Shimon Pérès, alors à la tête du Parti travailliste, avait concocté ce plan avec son ministre des finances Yitzhak Modaï (Likoud) et avec Michael Bruno, gouverneur de la Banque centrale devenu par la suite économiste en chef à la Banque mondiale (1). Influencé par l’administration du président américain Ronald Reagan, le dispositif ne se limitait pas à des mesures d’ordre monétaire (forte dévaluation du shekel, taux de change fixe) : il incluait

OTÉ d’une foi quasi religieuse dans les vertus du marché, le premier ministre Benyamin Netanyahou n’a cessé de mener croisade contre ce qu’il restait d’Etat social : comme ministre des finances et comme chef de gouvernement (ou comme l’un et l’autre simultanément), il a multiplié les privatisations. Des symboles nationaux tels que la compagnie aérienne El Al ou l’opérateur de téléphonie Bezeq ont été littéralement bradés. D’autres devraient suivre, comme la poste, certains ports, les chemins de fer et même, tabou suprême, des secteurs de l’industrie de l’armement.

Les baisses d’impôt en faveur des plus fortunés sont devenues la règle, la plus haute tranche passant à 44 % en 2010. L’impôt sur les sociétés a suivi le même chemin, tombant de 36 % en 2003 à 25 % en 2010 ; il devrait atteindre 16 % en 2016. Le premier ministre assure qu’enrichir les riches constitue l’unique moyen de stimuler la croissance. Certes, l’économie est l’une des plus prospères du monde. Les chiffres de croissance (+4,7 % en 2010) apparaissent insolents au regard de la crise mondiale. Ils sont souvent attribués aux succès des industries

I

MERON

PA R RAPOPORT *

J

«

E VAIS vous dire quand j’ai vraiment flippé. On était en train d’intervenir à Gaza ; on se trouvait dans une tranchée et des enfants se sont approchés et ont commencé à nous lancer des pierres. Les instructions stipulaient que lorsqu’il [un Palestinien] se trouve dans un périmètre où il peut nous toucher avec une pierre, il peut aussi nous atteindre avec une grenade ; alors je lui ai tiré dessus. Il devait avoir entre 12 et 15 ans. Je ne pense pas l’avoir tué, j’essaie de m’en persuader pour avoir l’esprit tranquille, pour mieux dormir la nuit. J’ai flippé lorsque, pris de panique, je suis venu raconter à mes amis et à ma famille que j’avais visé quelqu’un et que je lui avais tiré dans la jambe, dans le derrière. Ils étaient tout contents : je suis devenu un héros, et ils ont tout raconté à la synagogue. Moi, j’étais en état de choc (1). »

« Que vouliez-vous que les parents de ce soldat disent à leur fils ?, interroge M. Avihai Stoler, un ancien soldat qui a recueilli certains témoignages du livre Occupation of the Territories. « Ne t’inquiète pas, fiston ; tu as tué un gosse, et alors ? » Les parents préfèrent ne pas s’intéresser à son tourment. * Journaliste à Haaretz, Tel-Aviv.

« C’est l’histoire d’une génération, de notre génération » Selon des sources fiables, quarante à soixante mille Israéliens ont rejoint des unités de combat au cours des dix dernières années. Sept cent cinquante d’entre eux ont été interviewés pour ce livre. En estimant que tous ces soldats combattants sont passés à un moment ou à un autre dans les territoires occupés (ce qui peut ne pas être le cas des soldats de l’armée de l’air ou de la marine), il s’avère donc que 1 à 2 % d’entre eux ont fourni des témoignages accablants. Soit un échantillon considérable, de loin supérieur à celui requis pour un sondage ou une

d’inégalités, ainsi qu’un meilleur avenir pour toute la région. Néanmoins, il semble que les manifestants partagent plus d’un point commun avec le régime qu’ils dénoncent.

L n’y a qu’une seule frontière en IsraëlPalestine, une seule armée, une seule monnaie, une seule collecte de douanes et de taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Le système de routes séparées imposé à la Cisjordanie – une route pour les colons, une autre pour les Palestiniens – découpe pourtant le territoire à la manière d’une grille millimétrée. Les murs et les checkpoints achèvent de rendre la vie impossible aux Palestiniens. Environ un demimillion de colons israéliens – presque 10 % de la population juive d’Israël – et 276 000 Palestiniens de Jérusalem vivent en dehors de la « ligne verte », seule frontière internationalement reconnue. Les institutions sociales et économiques d’Israël les considèrent pourtant comme faisant partie intégrante du pays, les colons en tant que citoyens, les Palestiniens de Jérusalem en tant que « résidents ».

« Les dirigeants de ce mouvement forment l’épine dorsale de la société israélienne », a affirmé le ministre de la défense, M. Ehoud Barak. Et d’ajouter : « En cas d’urgence, ils seront les premiers à démonter leurs tentes et à s’enrôler (7). » De fait, lorsqu’ils chantent que « le peuple veut la justice sociale », les protestataires n’incluent pas tout le monde dans leur définition du « peuple ». A l’exception de quelques voix marginales, ils n’ont exprimé aucune revendication concernant la fin de l’injustice sociale majeure qui frappe le pays, à savoir le régime de quasi-apartheid qui sépare deux peuples sur un même territoire. Il est vrai que les manifestants se définissent comme « apolitiques » et évitent ne serait-ce que de prononcer le mot « occupation ».

L’économie palestinienne n’est qu’une subdivision de l’économie israélienne. Elle utilise la monnaie de l’occupant et dépend donc de sa politique monétaire. La moitié de son PIB repose sur les biens et les services venus d’Israël; ses importations et ses exportations transitent par Israël, qui prélève les taxes générées par ce commerce contre la promesse – pas toujours tenue – de les reverser à l’Autorité palestinienne ; 14 % de la main-d’œuvre palestinienne de Cisjordanie travaille en Israël ou dans les colonies, etc. L’économie palestinienne est celle d’un pays en voie de développement : en 2010, son PIB par habitant atteignait à peine 1 502 dollars (8). Si l’on considère l’espace Israël-Palestine comme un seul et même ensemble économique, elle ne pèse

une baisse des dépenses publiques, un blocage de la quasi-totalité des salaires et un affaiblissement des droits des travailleurs, la complicité de la puissante centrale syndicale Histadrout aidant à faire passer la pilule. Adoptée par l’ensemble du spectre politique, depuis l’extrême droite jusqu’au Meretz en passant par la gauche travailliste (mais à l’exception des partis représentant la minorité arabe, qui, il est vrai, n’ont jamais participé au pouvoir), l’idéologie libérale a depuis lors dicté la politique économique des gouvernements successifs. Désormais, les notions de droite et de gauche dans le discours politique ne concernent plus guère que la question palestinienne, et, là encore, elles n’admettent que des nuances insignifiantes.

technologique et militaire. Car le pays ne joue plus seulement un rôle-clé sur le marché des armes conventionnelles, il est aussi l’un des plus gros exportateurs dans le secteur de la surveillance et du maintien de l’ordre (2). L’adhésion d’Israël à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en mai 2010, a permis de mettre en évidence le fait que le pays, en dépit d’un produit intérieur brut (PIB) digne d’une grande puissance industrialisée (29 500 dollars par personne), présente un bilan socio-économique fort éloigné de celui de l’Europe occidentale, à laquelle il aime à s’identifier. Les écarts de revenus, comparables à ceux qui règnent aux Etats-Unis, sont en effet largement supérieurs à la plupart de ceux des pays européen. Le taux de pauvreté y atteint 19,9 %, davantage qu’aux Etats-Unis et presque trois fois plus qu’en France (7,2 %) (lire l’encadré). Par leur profil démographique, les Israéliens pauvres se distinguent des Juifs sécularisés qui protestent en ce moment dans les rues du pays – une alliance nouvelle entre Ashkénazes et Séfarades des classes moyennes, partiellement soutenue par des Séfarades des classes

BIANCA BRUNNER. – En haut, « Shelter » (Abri) ; à gauche, « Cover » (Couverture) ; à droite, « Tent » (Tente), 2009

populaires. En fait, les trois quarts de la population pauvre appartiennent à trois groupes qui, à quelques exceptions près, n’ont pas pris part au « mouvement des tentes » : les Arabes israéliens (avec 53,5 % des familles vivant sous le seuil de pauvreté), les juifs ultraorthodoxes (56,9 %) et les immigrants d’Ethiopie et de l’ancienne Union soviétique. A ce tableau, il faut ajouter le fait que, selon l’OCDE, le coût de la vie en Israël est devenu aussi élevé qu’en France, au Royaume-Uni, au Canada ou aux Pays-Bas, alors que le salaire horaire minimum y est inférieur de moitié aux normes françaises. Qui plus est, la loi fixant celui-ci est souvent enfreinte par les employeurs, faute de volonté politique de veiller à son application. En 2008, 41 % des salariés touchaient un salaire inférieur au minimum légal (3), et près des trois quarts (74,4 %) moins de 1 400 euros par mois. De plus, l’emploi précaire s’est étendu. On estime que 10 % de la main-d’œuvre travaille en intérim, dont la moitié pour le secteur public, l’Etat ne répugnant pas à déléguer une partie de ses missions à des sous-traitants qui bafouent ouvertement le droit du travail (4). Dans le domaine de la santé, si l’espérance de vie est élevée (79,8 ans), et s’il existe une médecine de pointe réputée, l’inégalité en matière d’accès aux soins a pris des proportions alarmantes, corrélées à la dégradation des conditions de vie. Environ un tiers de la population est privé de soins dentaires ; la moitié des personnes âgées de plus de 65 ans n’ont plus de dents (5). Les hôpitaux publics rencontrent des difficultés croissantes pour assurer les soins

Ces soldats qui brisent Occupation of the Territories est un recueil de témoignages de soldats et de soldates servant ou ayant servi dans diverses unités de l’armée israélienne, en Cisjordanie et à Gaza, depuis le début de la seconde Intifada, en 2000. C’est de loin l’ouvrage le plus complet sur le modus operandi israélien dans les territoires occupés. On n’y trouve aucune révélation sur les décisions prises au plus haut niveau ou dans les coulisses, mais des éléments sur la réalité brute et quotidienne du contrôle militaire sur les foyers et les champs des Palestiniens, sur leurs ruelles et leurs routes, leurs biens et leur temps, sur la vie et la mort de chaque habitant de Cisjordanie et de Gaza.

étude universitaire. Libre à chacun de réfuter les conclusions des auteurs, et de prétendre que le contrôle étroit de tous les aspects de la vie des Palestiniens est vital pour la sécurité d’Israël ; mais nul ne peut nier que les choses fonctionnent ainsi. Le collectif Shovrim Shtika (« Briser le silence ») a été fondé en 2004 par quelques soldats ayant servi à Hébron et désireux de montrer l’occupation de leur point de vue. Les témoignages évoquent maltraitances, violences gratuites ou tueries arbitraires relevant parfois de crimes de guerre : un handicapé mental passé à tabac, couvert de sang ; des passants envoyés au sommet d’un minaret pour faire exploser des objets suspects que le robot ne peut atteindre... On y lit le récit du meurtre d’un homme non armé dont le seul crime fut d’être juché sur un toit (« Vous me demandez aujourd’hui pourquoi j’ai tiré ? C’est juste à cause de la pression, j’ai cédé à la pression des autres », raconte un soldat). Ou encore celui de l’exécution de policiers palestiniens non armés, pour se venger d’une attaque contre un checkpoint voisin. Les ordres d’un haut gradé sur la conduite à tenir devant un présumé terroriste gisant au sol, blessé ou mort : « Vous vous approchez du corps, vous enfoncez votre arme entre ses dents, et vous tirez. » Et de multiples scènes de vol, de pillage ou de destruction de meubles ou de voitures.

« Ce n’est pas un “ horror show” de Tsahal, explique M. Stoler. C’est l’histoire d’une génération, de notre génération. » Durant les trois décennies qui ont suivi la guerre de 1967, une grande partie des

réduit l’espace à une myriade de confettis dont l’enchevêtrement évolue au gré des lois d’exception et des calculs militaires. Les habitants se retrouvent donc éparpillés en de nombreuses sous-catégories, chacune dotée de droits – ou de non-droits – spécifiques.

Privilèges perdus

Une économie des plus prospères

D

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

débats en Israël ont porté sur la nécessité ou la monstruosité de l’occupation. Depuis, ce mot a quasiment disparu des discours. Pour désigner les territoires palestiniens, un Israélien utilisera les termes « Judée », « Samarie », « Cisjordanie » ou « territoires », mais jamais « territoires occupés ». Le terme « occupation » est presque devenu tabou, un mot de mauvais augure, à ne jamais prononcer en public. Je l’ai moi-même constaté dans le cadre de mon travail lorsque j’ai supervisé une émission télévisée où l’un des invités a affirmé que la violence grandissait au sein de la société israélienne « à cause de l’occupation ». C’était la panique totale parmi mes collègues de la régie : « Dis au présentateur de demander à son invité de retirer ce qu’il vient de dire », ont-ils supplié. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Tout d’abord, pour les Israéliens, les attentats-suicides de la seconde Intifada ont quasiment donné carte blanche à l’armée pour « éradiquer le terrorisme ». En outre, le processus de paix, interminable et infructueux, est devenu une sorte de musique de fond de la scène publique, sur laquelle il a eu deux effets opposés. D’une part, les Israéliens ne ressentaient plus l’urgence de résoudre le conflit, ce dernier étant déjà réglé puisque nous, Israéliens, avions accepté de céder les territoires, d’opter pour une solution à deux Etats et d’accorder l’autodétermination aux Palestiniens. « L’histoire des territoires est finie », écri(1) Collectif Breaking the Silence (« Briser le silence »), Occupation of the Territories : Israeli Soldier Testimonies 2000-2010, chapitre I, témoignage 45, www.breakingthesilence.org.il

vitaux à tous. Ainsi, le taux de mortalité pour les cas de diabète de type 2 – une maladie qui pourtant ne nécessite pas un traitement coûteux – est cinq fois plus élevé chez les pauvres que dans le reste de la population. Par ailleurs, le taux de mortalité des Arabes israéliens est deux fois supérieur à celui des Juifs (6). Mais s’il y a bien un secteur dont la régression frappe les esprits, c’est celui du logement social. Les politiques publiques en la matière n’ont certes jamais brillé par leur équité, les immigrants séfarades en provenance du monde musulman se voyant parqués dans des habitations à loyer modéré (HLM) exiguës et surpeuplées quand leurs coreligionnaires ashkénazes obtenaient des crédits préférentiels pour l’achat de logements bien situés. Quant aux Arabes israéliens, ils n’ont presque jamais eu accès ni aux logements sociaux ni aux prêts subventionnés : quand l’Etat s’intéresse à eux, c’est pour leur confisquer leurs terres afin d’y bâtir des lotissements réservés aux Juifs. La situation a encore empiré depuis les années 1980. Pour discriminant qu’il fût, le logement social avait alors au moins le mérite d’exister ; désormais, il agonise. En trente ans, on n’en a pas construit un seul. La part du secteur public dans le parc locatif est passée d’un quart en 1980 (40 % de la population en bénéficiait à l’époque) à 2 % de nos jours. De nombreux commentateurs ont donc accueilli avec enthousiasme la mobilisation inédite qui a surgi ces dernières semaines en faveur du changement. On pourrait être tenté de croire que les Israéliens ont pris exemple sur leurs voisins du monde arabe pour réclamer à leur tour plus de justice et moins

que 2,45 % du PIB de l’entité, alors qu’elle représente 33 % de sa population. Dans ces conditions, un observateur extérieur pourra, non sans quelques raisons, voir dans les campeurs du boulevard Rothschild des gens luttant pour des privilèges qu’ils ont partiellement perdus; un peu comme si, estiment certains, dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, les Blancs avaient manifesté pour l’égalité – celle des Blancs entre eux. La protestation, polyphonique, peut surprendre par son mode d’organisation, ou plutôt par son manque d’organisation. Elle réclame plus de justice sociale, mais le contenu exact de ses revendications reste flou. Le boulevard Rothschild est devenu un supermarché à idées : beaucoup de tentes sont dressées pour défendre les causes les plus diverses. Individus et organisations tiennent des conférences et lancent des débats publics ; des artistes apportent leur contribution; des chefs cuisiniers viennent préparer à manger; des tracts envahissent le boulevard. Le site Internet « officiel » annonce des dizaines d’événements, organisés de façon indépendante, partout dans le pays. Sans hiérarchie ni procédures de décision institutionnalisées, la protestation semble ne pas avoir de porte-parole identifié. Une chose est sûre : les deux catégories les plus pauvres de la société, les Palestiniens d’Israël et les juifs ultraorthodoxes, ne sont pas venues planter leurs tentes dans le quartier le plus huppé de la capitale. La crise du logement, par exemple, les frappe bien plus durement que les classes moyennes de Tel-Aviv ; pourtant, il n’est jamais

question d’elles dans ce grand brassage d’idées. Dans un registre plus proche de celui des partis xénophobes européens que des « indignés » grecs ou espagnols, il n’est même pas rare d’entendre des voix s’élever contre les « avantages » dont jouissent « des gens qui ne travaillent pas et qui font beaucoup d’enfants ». Certes, des manifestations de rue qui rassemblent des milliers de jeunes ne peuvent que ranimer l’espoir des militants plus âgés. Quand, de surcroît, ce sont des jeunes femmes qui engagent la lutte, on se réjouit doublement. La convergence des classes moyennes supérieures, majoritairement ashkénazes, et des catégories sociales plus modestes, essentiellement séfarades, constitue un phénomène encourageant. Même s’il se présente comme apolitique, le mouvement a réussi en deux semaines à discréditer trente années de matraquage antisocial. Et, bien que reléguées à la marge, quelques voix arabes se sont fait entendre, concourant à la prise de conscience des manifestants. Il n’est pas déraisonnable d’envisager que cette revendication embryonnaire de justice sociale finisse par grossir et par englober toute la population. La mobilisation ayant pris tout le monde au dépourvu, on peut espérer d’autres surprises.

YAËL L ERER . (1) Cf. Naomi Klein, La Stratégie du choc, Leméac Actes Sud, Montréal-Arles, 2008. (2) Neve Gordon, « The political economy of Israel’s homeland security / surveillance industry », The New Transparency Project, université Ben Gourion, Beer Sheva, avril 2009. (3) Jacques Bendelac, «Average wage and income by locality and by various economic variables 2008 », National Insurance Institute, Jérusalem, octobre 2010. (4) Fédération israélienne des chambres de commerce, 29 juillet 2010, www.chamber.org.il (5) Tuvia Horev et Jonathan Mann, « Oral and dental health. The responsibility of the state towards its citizens», Taub Center for Social Policy Studies in Israel, Jérusalem, juillet 2007. (6) « Working today to narrow the gaps of tomorrow : Goals for decreasing health disparities », Tel-Aviv, avril 2010, www.acri.org.il (7) « Barak backs protests, but not defense cuts », 9 août 2011, www.ynetnews.com (8) Bureau central palestinien de statistiques, www.pcbs.gov.ps

Quelques chiffres • Le seuil de pauvreté en Israël s’établit à 454 euros de revenu mensuel par personne (791 euros en France). Le 1er juillet, le salaire minimum a été relevé de 770 à 820 euros bruts par mois (1 365 euros en France). Dans la mesure où le salarié israélien travaille 186 heures par mois, le salaire horaire minimum en Israël s’élève à 4,40 euros, soit moins de la moitié du smic français. • A la fin des années 1960, Israël comptait 206 000 logements sociaux, qui représentaient 23 % du parc immobilier. Ce chiffre a chuté à 66 000 en 2011, soit moins de 2 % du parc immobilier. Ainsi, le pays compte 8,57 logements sociaux pour 1 000 habitants, bien loin du ratio français (70,1 logements sociaux pour 1 000 habitants). Sources : National Insurance Institute of Israel, Association for Civil Rights in Israel, Union sociale pour l’habitat, Organisation de coopération et de développement économiques.

la loi du silence vait dernièrement l’éditorialiste israélien le plus influent, Nahum Barnea. « Pourquoi Israël se moque de la paix », titrait de son côté l’hebdomadaire américain Time en septembre 2010 (2).

Politique de harcèlement des Palestiniens D’autre part, à ces données politiques s’ajoute un facteur militaire. Depuis le début de la seconde Intifada, et a fortiori depuis la construction du mur de séparation, le contrôle exercé sur les Palestiniens est devenu plus méthodique, plus systématique et plus « scientifique ». Occupation of the Territories tente d’analyser ces méthodes, et de mettre à nu le jargon employé par les militaires. Sur la base des témoignages recueillis, le collectif Briser le silence s’efforce de trouver de nouveaux termes plus adaptés à la réalité. Ainsi, mieux vaut parler de « propagation de la peur au sein de la population civile » que de « mesures de prévention contre le terrorisme » en Cisjordanie et à Gaza ; d’« appropriation et annexion » plutôt que de « séparation » ; de « contrôle de tous les aspects de la vie des Palestiniens » plutôt que de « tissu vivant » (« life fabric », formule militaire désignant le réseau routier desservant la population palestinienne) ; d’« occupation » plutôt que de « contrôle ». « Notre mission était de perturber – c’était le terme utilisé – la vie des citoyens et de les harceler,

révèle l’un des soldats interrogés. C’était la définition de notre mission, parce que les terroristes sont des citoyens et que nous voulions perturber leurs activités ; pour y parvenir, il fallait les harceler. Je suis sûr de cela, et je pense que c’est la formule utilisée encore aujourd’hui, si les ordres n’ont pas changé. » Ces témoignages nous apprennent que la déstabilisation et le harcèlement de la population locale ne sont pas le simple fruit de la négligence ou d’une pure maltraitance (bien qu’elles existent) : ils sont la clé de voûte de la gestion de l’occupation en Cisjordanie et à Gaza. « Si le village produit de l’activité, vous allez créer de l’insomnie dans le village. » M. Stoler est resté près de trois ans dans la région de Hébron. Il y a croisé des soldats qui ont fait sauter des bombes dans le centre d’un village « pour qu’ils sachent qu’on est là ». « Patrouille bruyante », « patrouille violente », « manifestation de présence », « activité discrète », tels sont les termes désignant un mode d’action unique et routinier : pénétrer en force dans un village ou une ville, lancer des grenades, installer des checkpoints improvisés, fouiller les maisons de façon aléatoire, s’y installer pendant des heures ou des jours, « créer [parmi les Palestiniens] un sentiment de persécution, afin qu’ils ne se sentent jamais tranquilles ». Tels étaient les ordres auxquels il devait obéir. M. Stoler et M. Avner Gvaryahu ont servi dans une unité d’élite dont l’activité était évaluée, selon un haut gradé, au nombre de cadavres de terroristes accumulés. Tous deux déplorent le fait que la société refuse d’écouter ce qu’ils ont à dire. Aucune chaîne

de télévision israélienne ne s’est déplacée pour le lancement de leur livre ; seuls étaient présents les médias étrangers, ce qui laisse penser que la détresse des soldats israéliens n’intéresse que les Japonais ou les Australiens. « Mon père appartient à la seconde génération de la Shoah, confie M. Gvaryahu. Pour lui, les persécutés, les malheureux de l’histoire, c’est nous. » Pourtant, l’un et l’autre restent étrangement optimistes : la société finira par comprendre ce qui se fait en son nom, et elle évoluera. Car c’est la société qui doit changer, et non l’armée. « J’ai été interviewé un jour par une journaliste colombienne, se souvient M. Stoler. Elle m’a demandé pourquoi tout cela nous posait problème. En Colombie, les soldats décapitent chaque jour des rebelles dans l’indifférence la plus totale. Mais je pense que la société israélienne veut conserver une certaine moralité. C’est cela qui nous pousse vers l’avant ; sans cette volonté collective, nos actes n’ont plus de sens. »

« La société israélienne a été prise en otage, affirme pour sa part M. Gvaryahu. Les intérêts des preneurs d’otages sont différents des nôtres, et pourtant nous sommes tombés amoureux d’eux, comme si nous étions frappés du syndrome de Stockholm. Il est facile de plaquer le visage des colons sur ce méfait ; mais je n’y crois pas. Le vrai visage des preneurs d’otages, c’est le nôtre. »

M ERON R APOPORT. (2) Karl Vick, « Why Israel doesn’t care about peace », Time, New York, 13 septembre 2010.

Calendrier des fêtes nationales 1er - 30 septembre 2011 1er LIBYE OUZBÉKISTAN SLOVAQUIE 2 VIETNAM 3 QATAR SAINT-MARIN 6 SWAZILAND 7 BRÉSIL 8 ANDORRE MACÉDOINE 9 CORÉE DU NORD TADJIKISTAN 15 COSTA RICA SALVADOR GUATEMALA HONDURAS NICARAGUA 16 MEXIQUE PAPOUASIENLLE-GUINÉE 18 CHILI 19 SAINT-KITTSET-NEVIS 21 ARMÉNIE BELIZE MALTE 22 MALI 23 ARABIE SAOUD. 24 GUINÉE-BISSAU 30 BOTSWANA

Fête nationale Fête de l’indépend. Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête nationale Fête de l’indépend. Fête nationale Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend.


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

L E « MOUVEMENT

14

15 L’ensemble Israël-Palestine est l’un des lieux les plus morcelés et discriminés de la planète. Mais la ségrégation qui l’organise n’est pas géographique (sauf à Gaza), ni même liée à la « ligne verte », la frontière issue de la guerre de 1948 : elle relève d’un système de division raciale et coloniale qui

DES TENTES » DÉNONCE LA VIE CHÈRE

Indignation (sélective) dans les rues d’Israël Tandis que les relations avec l’Egypte se tendent, les Israéliens manifestent en masse contre la dureté de leurs conditions de vie. Le mouvement témoigne d’un réveil inattendu de la société. Toutefois, se tournant principalement vers les classe moyennes, il n’inclut pas encore les catégories les plus défavorisées. PA R YA Ë L L E R E R *

Q

U ’ EST- CE QUI

a poussé la jeune Daphne Leef, 25 ans, à créer un groupe Facebook pour diffuser l’idée d’un campement de protestation à Tel-Aviv ? Une seule réponse : le logement. Dans la capitale israélienne, le loyer d’un appartement de deux ou trois pièces a augmenté de 11 % en un an. Passé de 742 euros en moyenne l’année dernière à 827 euros cette année, il engloutit une part exorbitante des revenus des locataires, bien au-delà de la norme internationale des 30 %. Comme beaucoup de ses proches, Mme Leef a dû quitter son appartement en centre-ville sans disposer de solution de rechange. Au jour dit, le 14 juillet, une centaine de jeunes, issus pour la plupart des classes * Fondatrice de la maison d’édition Andalus, Tel-Aviv.

moyennes supérieures, ont donc planté leurs tentes sur le boulevard Rothschild. Une semaine plus tard, l’artère centrale de la capitale était couverte de plusieurs centaines de tentes, tandis qu’une manifestation rassemblait vingt mille personnes dans les rues de la ville. Un peu partout dans le pays, d’autres mécontents, issus de catégories moins aisées, se joignaient au mouvement en allant camper sur les places publiques. Le 6 août, trois cent mille personnes défilaient à Tel-Aviv en chantant «Le peuple veut la justice sociale ». Les Israéliens subissent en effet une forte érosion de leur niveau de vie. Le marché du travail est de plus en plus étroit, tandis que les coupes dans les budgets sociaux se multiplient et que les services publics se dégradent.

L’économie israélienne a été l’une des premières du monde à souscrire aux dogmes monétaristes du «consensus de Washington». En 1985, le gouvernement d’union nationale élabora un plan de stabilisation économique pour faire face à la crise intérieure du début des années 1980, quand l’inflation culminait à près de 450 %. Le premier ministre Shimon Pérès, alors à la tête du Parti travailliste, avait concocté ce plan avec son ministre des finances Yitzhak Modaï (Likoud) et avec Michael Bruno, gouverneur de la Banque centrale devenu par la suite économiste en chef à la Banque mondiale (1). Influencé par l’administration du président américain Ronald Reagan, le dispositif ne se limitait pas à des mesures d’ordre monétaire (forte dévaluation du shekel, taux de change fixe) : il incluait

OTÉ d’une foi quasi religieuse dans les vertus du marché, le premier ministre Benyamin Netanyahou n’a cessé de mener croisade contre ce qu’il restait d’Etat social : comme ministre des finances et comme chef de gouvernement (ou comme l’un et l’autre simultanément), il a multiplié les privatisations. Des symboles nationaux tels que la compagnie aérienne El Al ou l’opérateur de téléphonie Bezeq ont été littéralement bradés. D’autres devraient suivre, comme la poste, certains ports, les chemins de fer et même, tabou suprême, des secteurs de l’industrie de l’armement.

Les baisses d’impôt en faveur des plus fortunés sont devenues la règle, la plus haute tranche passant à 44 % en 2010. L’impôt sur les sociétés a suivi le même chemin, tombant de 36 % en 2003 à 25 % en 2010 ; il devrait atteindre 16 % en 2016. Le premier ministre assure qu’enrichir les riches constitue l’unique moyen de stimuler la croissance. Certes, l’économie est l’une des plus prospères du monde. Les chiffres de croissance (+4,7 % en 2010) apparaissent insolents au regard de la crise mondiale. Ils sont souvent attribués aux succès des industries

I

MERON

PA R RAPOPORT *

J

«

E VAIS vous dire quand j’ai vraiment flippé. On était en train d’intervenir à Gaza ; on se trouvait dans une tranchée et des enfants se sont approchés et ont commencé à nous lancer des pierres. Les instructions stipulaient que lorsqu’il [un Palestinien] se trouve dans un périmètre où il peut nous toucher avec une pierre, il peut aussi nous atteindre avec une grenade ; alors je lui ai tiré dessus. Il devait avoir entre 12 et 15 ans. Je ne pense pas l’avoir tué, j’essaie de m’en persuader pour avoir l’esprit tranquille, pour mieux dormir la nuit. J’ai flippé lorsque, pris de panique, je suis venu raconter à mes amis et à ma famille que j’avais visé quelqu’un et que je lui avais tiré dans la jambe, dans le derrière. Ils étaient tout contents : je suis devenu un héros, et ils ont tout raconté à la synagogue. Moi, j’étais en état de choc (1). »

« Que vouliez-vous que les parents de ce soldat disent à leur fils ?, interroge M. Avihai Stoler, un ancien soldat qui a recueilli certains témoignages du livre Occupation of the Territories. « Ne t’inquiète pas, fiston ; tu as tué un gosse, et alors ? » Les parents préfèrent ne pas s’intéresser à son tourment. * Journaliste à Haaretz, Tel-Aviv.

« C’est l’histoire d’une génération, de notre génération » Selon des sources fiables, quarante à soixante mille Israéliens ont rejoint des unités de combat au cours des dix dernières années. Sept cent cinquante d’entre eux ont été interviewés pour ce livre. En estimant que tous ces soldats combattants sont passés à un moment ou à un autre dans les territoires occupés (ce qui peut ne pas être le cas des soldats de l’armée de l’air ou de la marine), il s’avère donc que 1 à 2 % d’entre eux ont fourni des témoignages accablants. Soit un échantillon considérable, de loin supérieur à celui requis pour un sondage ou une

d’inégalités, ainsi qu’un meilleur avenir pour toute la région. Néanmoins, il semble que les manifestants partagent plus d’un point commun avec le régime qu’ils dénoncent.

L n’y a qu’une seule frontière en IsraëlPalestine, une seule armée, une seule monnaie, une seule collecte de douanes et de taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Le système de routes séparées imposé à la Cisjordanie – une route pour les colons, une autre pour les Palestiniens – découpe pourtant le territoire à la manière d’une grille millimétrée. Les murs et les checkpoints achèvent de rendre la vie impossible aux Palestiniens. Environ un demimillion de colons israéliens – presque 10 % de la population juive d’Israël – et 276 000 Palestiniens de Jérusalem vivent en dehors de la « ligne verte », seule frontière internationalement reconnue. Les institutions sociales et économiques d’Israël les considèrent pourtant comme faisant partie intégrante du pays, les colons en tant que citoyens, les Palestiniens de Jérusalem en tant que « résidents ».

« Les dirigeants de ce mouvement forment l’épine dorsale de la société israélienne », a affirmé le ministre de la défense, M. Ehoud Barak. Et d’ajouter : « En cas d’urgence, ils seront les premiers à démonter leurs tentes et à s’enrôler (7). » De fait, lorsqu’ils chantent que « le peuple veut la justice sociale », les protestataires n’incluent pas tout le monde dans leur définition du « peuple ». A l’exception de quelques voix marginales, ils n’ont exprimé aucune revendication concernant la fin de l’injustice sociale majeure qui frappe le pays, à savoir le régime de quasi-apartheid qui sépare deux peuples sur un même territoire. Il est vrai que les manifestants se définissent comme « apolitiques » et évitent ne serait-ce que de prononcer le mot « occupation ».

L’économie palestinienne n’est qu’une subdivision de l’économie israélienne. Elle utilise la monnaie de l’occupant et dépend donc de sa politique monétaire. La moitié de son PIB repose sur les biens et les services venus d’Israël; ses importations et ses exportations transitent par Israël, qui prélève les taxes générées par ce commerce contre la promesse – pas toujours tenue – de les reverser à l’Autorité palestinienne ; 14 % de la main-d’œuvre palestinienne de Cisjordanie travaille en Israël ou dans les colonies, etc. L’économie palestinienne est celle d’un pays en voie de développement : en 2010, son PIB par habitant atteignait à peine 1 502 dollars (8). Si l’on considère l’espace Israël-Palestine comme un seul et même ensemble économique, elle ne pèse

une baisse des dépenses publiques, un blocage de la quasi-totalité des salaires et un affaiblissement des droits des travailleurs, la complicité de la puissante centrale syndicale Histadrout aidant à faire passer la pilule. Adoptée par l’ensemble du spectre politique, depuis l’extrême droite jusqu’au Meretz en passant par la gauche travailliste (mais à l’exception des partis représentant la minorité arabe, qui, il est vrai, n’ont jamais participé au pouvoir), l’idéologie libérale a depuis lors dicté la politique économique des gouvernements successifs. Désormais, les notions de droite et de gauche dans le discours politique ne concernent plus guère que la question palestinienne, et, là encore, elles n’admettent que des nuances insignifiantes.

technologique et militaire. Car le pays ne joue plus seulement un rôle-clé sur le marché des armes conventionnelles, il est aussi l’un des plus gros exportateurs dans le secteur de la surveillance et du maintien de l’ordre (2). L’adhésion d’Israël à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en mai 2010, a permis de mettre en évidence le fait que le pays, en dépit d’un produit intérieur brut (PIB) digne d’une grande puissance industrialisée (29 500 dollars par personne), présente un bilan socio-économique fort éloigné de celui de l’Europe occidentale, à laquelle il aime à s’identifier. Les écarts de revenus, comparables à ceux qui règnent aux Etats-Unis, sont en effet largement supérieurs à la plupart de ceux des pays européen. Le taux de pauvreté y atteint 19,9 %, davantage qu’aux Etats-Unis et presque trois fois plus qu’en France (7,2 %) (lire l’encadré). Par leur profil démographique, les Israéliens pauvres se distinguent des Juifs sécularisés qui protestent en ce moment dans les rues du pays – une alliance nouvelle entre Ashkénazes et Séfarades des classes moyennes, partiellement soutenue par des Séfarades des classes

BIANCA BRUNNER. – En haut, « Shelter » (Abri) ; à gauche, « Cover » (Couverture) ; à droite, « Tent » (Tente), 2009

populaires. En fait, les trois quarts de la population pauvre appartiennent à trois groupes qui, à quelques exceptions près, n’ont pas pris part au « mouvement des tentes » : les Arabes israéliens (avec 53,5 % des familles vivant sous le seuil de pauvreté), les juifs ultraorthodoxes (56,9 %) et les immigrants d’Ethiopie et de l’ancienne Union soviétique. A ce tableau, il faut ajouter le fait que, selon l’OCDE, le coût de la vie en Israël est devenu aussi élevé qu’en France, au Royaume-Uni, au Canada ou aux Pays-Bas, alors que le salaire horaire minimum y est inférieur de moitié aux normes françaises. Qui plus est, la loi fixant celui-ci est souvent enfreinte par les employeurs, faute de volonté politique de veiller à son application. En 2008, 41 % des salariés touchaient un salaire inférieur au minimum légal (3), et près des trois quarts (74,4 %) moins de 1 400 euros par mois. De plus, l’emploi précaire s’est étendu. On estime que 10 % de la main-d’œuvre travaille en intérim, dont la moitié pour le secteur public, l’Etat ne répugnant pas à déléguer une partie de ses missions à des sous-traitants qui bafouent ouvertement le droit du travail (4). Dans le domaine de la santé, si l’espérance de vie est élevée (79,8 ans), et s’il existe une médecine de pointe réputée, l’inégalité en matière d’accès aux soins a pris des proportions alarmantes, corrélées à la dégradation des conditions de vie. Environ un tiers de la population est privé de soins dentaires ; la moitié des personnes âgées de plus de 65 ans n’ont plus de dents (5). Les hôpitaux publics rencontrent des difficultés croissantes pour assurer les soins

Ces soldats qui brisent Occupation of the Territories est un recueil de témoignages de soldats et de soldates servant ou ayant servi dans diverses unités de l’armée israélienne, en Cisjordanie et à Gaza, depuis le début de la seconde Intifada, en 2000. C’est de loin l’ouvrage le plus complet sur le modus operandi israélien dans les territoires occupés. On n’y trouve aucune révélation sur les décisions prises au plus haut niveau ou dans les coulisses, mais des éléments sur la réalité brute et quotidienne du contrôle militaire sur les foyers et les champs des Palestiniens, sur leurs ruelles et leurs routes, leurs biens et leur temps, sur la vie et la mort de chaque habitant de Cisjordanie et de Gaza.

étude universitaire. Libre à chacun de réfuter les conclusions des auteurs, et de prétendre que le contrôle étroit de tous les aspects de la vie des Palestiniens est vital pour la sécurité d’Israël ; mais nul ne peut nier que les choses fonctionnent ainsi. Le collectif Shovrim Shtika (« Briser le silence ») a été fondé en 2004 par quelques soldats ayant servi à Hébron et désireux de montrer l’occupation de leur point de vue. Les témoignages évoquent maltraitances, violences gratuites ou tueries arbitraires relevant parfois de crimes de guerre : un handicapé mental passé à tabac, couvert de sang ; des passants envoyés au sommet d’un minaret pour faire exploser des objets suspects que le robot ne peut atteindre... On y lit le récit du meurtre d’un homme non armé dont le seul crime fut d’être juché sur un toit (« Vous me demandez aujourd’hui pourquoi j’ai tiré ? C’est juste à cause de la pression, j’ai cédé à la pression des autres », raconte un soldat). Ou encore celui de l’exécution de policiers palestiniens non armés, pour se venger d’une attaque contre un checkpoint voisin. Les ordres d’un haut gradé sur la conduite à tenir devant un présumé terroriste gisant au sol, blessé ou mort : « Vous vous approchez du corps, vous enfoncez votre arme entre ses dents, et vous tirez. » Et de multiples scènes de vol, de pillage ou de destruction de meubles ou de voitures.

« Ce n’est pas un “ horror show” de Tsahal, explique M. Stoler. C’est l’histoire d’une génération, de notre génération. » Durant les trois décennies qui ont suivi la guerre de 1967, une grande partie des

réduit l’espace à une myriade de confettis dont l’enchevêtrement évolue au gré des lois d’exception et des calculs militaires. Les habitants se retrouvent donc éparpillés en de nombreuses sous-catégories, chacune dotée de droits – ou de non-droits – spécifiques.

Privilèges perdus

Une économie des plus prospères

D

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

débats en Israël ont porté sur la nécessité ou la monstruosité de l’occupation. Depuis, ce mot a quasiment disparu des discours. Pour désigner les territoires palestiniens, un Israélien utilisera les termes « Judée », « Samarie », « Cisjordanie » ou « territoires », mais jamais « territoires occupés ». Le terme « occupation » est presque devenu tabou, un mot de mauvais augure, à ne jamais prononcer en public. Je l’ai moi-même constaté dans le cadre de mon travail lorsque j’ai supervisé une émission télévisée où l’un des invités a affirmé que la violence grandissait au sein de la société israélienne « à cause de l’occupation ». C’était la panique totale parmi mes collègues de la régie : « Dis au présentateur de demander à son invité de retirer ce qu’il vient de dire », ont-ils supplié. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution. Tout d’abord, pour les Israéliens, les attentats-suicides de la seconde Intifada ont quasiment donné carte blanche à l’armée pour « éradiquer le terrorisme ». En outre, le processus de paix, interminable et infructueux, est devenu une sorte de musique de fond de la scène publique, sur laquelle il a eu deux effets opposés. D’une part, les Israéliens ne ressentaient plus l’urgence de résoudre le conflit, ce dernier étant déjà réglé puisque nous, Israéliens, avions accepté de céder les territoires, d’opter pour une solution à deux Etats et d’accorder l’autodétermination aux Palestiniens. « L’histoire des territoires est finie », écri(1) Collectif Breaking the Silence (« Briser le silence »), Occupation of the Territories : Israeli Soldier Testimonies 2000-2010, chapitre I, témoignage 45, www.breakingthesilence.org.il

vitaux à tous. Ainsi, le taux de mortalité pour les cas de diabète de type 2 – une maladie qui pourtant ne nécessite pas un traitement coûteux – est cinq fois plus élevé chez les pauvres que dans le reste de la population. Par ailleurs, le taux de mortalité des Arabes israéliens est deux fois supérieur à celui des Juifs (6). Mais s’il y a bien un secteur dont la régression frappe les esprits, c’est celui du logement social. Les politiques publiques en la matière n’ont certes jamais brillé par leur équité, les immigrants séfarades en provenance du monde musulman se voyant parqués dans des habitations à loyer modéré (HLM) exiguës et surpeuplées quand leurs coreligionnaires ashkénazes obtenaient des crédits préférentiels pour l’achat de logements bien situés. Quant aux Arabes israéliens, ils n’ont presque jamais eu accès ni aux logements sociaux ni aux prêts subventionnés : quand l’Etat s’intéresse à eux, c’est pour leur confisquer leurs terres afin d’y bâtir des lotissements réservés aux Juifs. La situation a encore empiré depuis les années 1980. Pour discriminant qu’il fût, le logement social avait alors au moins le mérite d’exister ; désormais, il agonise. En trente ans, on n’en a pas construit un seul. La part du secteur public dans le parc locatif est passée d’un quart en 1980 (40 % de la population en bénéficiait à l’époque) à 2 % de nos jours. De nombreux commentateurs ont donc accueilli avec enthousiasme la mobilisation inédite qui a surgi ces dernières semaines en faveur du changement. On pourrait être tenté de croire que les Israéliens ont pris exemple sur leurs voisins du monde arabe pour réclamer à leur tour plus de justice et moins

que 2,45 % du PIB de l’entité, alors qu’elle représente 33 % de sa population. Dans ces conditions, un observateur extérieur pourra, non sans quelques raisons, voir dans les campeurs du boulevard Rothschild des gens luttant pour des privilèges qu’ils ont partiellement perdus; un peu comme si, estiment certains, dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, les Blancs avaient manifesté pour l’égalité – celle des Blancs entre eux. La protestation, polyphonique, peut surprendre par son mode d’organisation, ou plutôt par son manque d’organisation. Elle réclame plus de justice sociale, mais le contenu exact de ses revendications reste flou. Le boulevard Rothschild est devenu un supermarché à idées : beaucoup de tentes sont dressées pour défendre les causes les plus diverses. Individus et organisations tiennent des conférences et lancent des débats publics ; des artistes apportent leur contribution; des chefs cuisiniers viennent préparer à manger; des tracts envahissent le boulevard. Le site Internet « officiel » annonce des dizaines d’événements, organisés de façon indépendante, partout dans le pays. Sans hiérarchie ni procédures de décision institutionnalisées, la protestation semble ne pas avoir de porte-parole identifié. Une chose est sûre : les deux catégories les plus pauvres de la société, les Palestiniens d’Israël et les juifs ultraorthodoxes, ne sont pas venues planter leurs tentes dans le quartier le plus huppé de la capitale. La crise du logement, par exemple, les frappe bien plus durement que les classes moyennes de Tel-Aviv ; pourtant, il n’est jamais

question d’elles dans ce grand brassage d’idées. Dans un registre plus proche de celui des partis xénophobes européens que des « indignés » grecs ou espagnols, il n’est même pas rare d’entendre des voix s’élever contre les « avantages » dont jouissent « des gens qui ne travaillent pas et qui font beaucoup d’enfants ». Certes, des manifestations de rue qui rassemblent des milliers de jeunes ne peuvent que ranimer l’espoir des militants plus âgés. Quand, de surcroît, ce sont des jeunes femmes qui engagent la lutte, on se réjouit doublement. La convergence des classes moyennes supérieures, majoritairement ashkénazes, et des catégories sociales plus modestes, essentiellement séfarades, constitue un phénomène encourageant. Même s’il se présente comme apolitique, le mouvement a réussi en deux semaines à discréditer trente années de matraquage antisocial. Et, bien que reléguées à la marge, quelques voix arabes se sont fait entendre, concourant à la prise de conscience des manifestants. Il n’est pas déraisonnable d’envisager que cette revendication embryonnaire de justice sociale finisse par grossir et par englober toute la population. La mobilisation ayant pris tout le monde au dépourvu, on peut espérer d’autres surprises.

YAËL L ERER . (1) Cf. Naomi Klein, La Stratégie du choc, Leméac Actes Sud, Montréal-Arles, 2008. (2) Neve Gordon, « The political economy of Israel’s homeland security / surveillance industry », The New Transparency Project, université Ben Gourion, Beer Sheva, avril 2009. (3) Jacques Bendelac, «Average wage and income by locality and by various economic variables 2008 », National Insurance Institute, Jérusalem, octobre 2010. (4) Fédération israélienne des chambres de commerce, 29 juillet 2010, www.chamber.org.il (5) Tuvia Horev et Jonathan Mann, « Oral and dental health. The responsibility of the state towards its citizens», Taub Center for Social Policy Studies in Israel, Jérusalem, juillet 2007. (6) « Working today to narrow the gaps of tomorrow : Goals for decreasing health disparities », Tel-Aviv, avril 2010, www.acri.org.il (7) « Barak backs protests, but not defense cuts », 9 août 2011, www.ynetnews.com (8) Bureau central palestinien de statistiques, www.pcbs.gov.ps

Quelques chiffres • Le seuil de pauvreté en Israël s’établit à 454 euros de revenu mensuel par personne (791 euros en France). Le 1er juillet, le salaire minimum a été relevé de 770 à 820 euros bruts par mois (1 365 euros en France). Dans la mesure où le salarié israélien travaille 186 heures par mois, le salaire horaire minimum en Israël s’élève à 4,40 euros, soit moins de la moitié du smic français. • A la fin des années 1960, Israël comptait 206 000 logements sociaux, qui représentaient 23 % du parc immobilier. Ce chiffre a chuté à 66 000 en 2011, soit moins de 2 % du parc immobilier. Ainsi, le pays compte 8,57 logements sociaux pour 1 000 habitants, bien loin du ratio français (70,1 logements sociaux pour 1 000 habitants). Sources : National Insurance Institute of Israel, Association for Civil Rights in Israel, Union sociale pour l’habitat, Organisation de coopération et de développement économiques.

la loi du silence vait dernièrement l’éditorialiste israélien le plus influent, Nahum Barnea. « Pourquoi Israël se moque de la paix », titrait de son côté l’hebdomadaire américain Time en septembre 2010 (2).

Politique de harcèlement des Palestiniens D’autre part, à ces données politiques s’ajoute un facteur militaire. Depuis le début de la seconde Intifada, et a fortiori depuis la construction du mur de séparation, le contrôle exercé sur les Palestiniens est devenu plus méthodique, plus systématique et plus « scientifique ». Occupation of the Territories tente d’analyser ces méthodes, et de mettre à nu le jargon employé par les militaires. Sur la base des témoignages recueillis, le collectif Briser le silence s’efforce de trouver de nouveaux termes plus adaptés à la réalité. Ainsi, mieux vaut parler de « propagation de la peur au sein de la population civile » que de « mesures de prévention contre le terrorisme » en Cisjordanie et à Gaza ; d’« appropriation et annexion » plutôt que de « séparation » ; de « contrôle de tous les aspects de la vie des Palestiniens » plutôt que de « tissu vivant » (« life fabric », formule militaire désignant le réseau routier desservant la population palestinienne) ; d’« occupation » plutôt que de « contrôle ». « Notre mission était de perturber – c’était le terme utilisé – la vie des citoyens et de les harceler,

révèle l’un des soldats interrogés. C’était la définition de notre mission, parce que les terroristes sont des citoyens et que nous voulions perturber leurs activités ; pour y parvenir, il fallait les harceler. Je suis sûr de cela, et je pense que c’est la formule utilisée encore aujourd’hui, si les ordres n’ont pas changé. » Ces témoignages nous apprennent que la déstabilisation et le harcèlement de la population locale ne sont pas le simple fruit de la négligence ou d’une pure maltraitance (bien qu’elles existent) : ils sont la clé de voûte de la gestion de l’occupation en Cisjordanie et à Gaza. « Si le village produit de l’activité, vous allez créer de l’insomnie dans le village. » M. Stoler est resté près de trois ans dans la région de Hébron. Il y a croisé des soldats qui ont fait sauter des bombes dans le centre d’un village « pour qu’ils sachent qu’on est là ». « Patrouille bruyante », « patrouille violente », « manifestation de présence », « activité discrète », tels sont les termes désignant un mode d’action unique et routinier : pénétrer en force dans un village ou une ville, lancer des grenades, installer des checkpoints improvisés, fouiller les maisons de façon aléatoire, s’y installer pendant des heures ou des jours, « créer [parmi les Palestiniens] un sentiment de persécution, afin qu’ils ne se sentent jamais tranquilles ». Tels étaient les ordres auxquels il devait obéir. M. Stoler et M. Avner Gvaryahu ont servi dans une unité d’élite dont l’activité était évaluée, selon un haut gradé, au nombre de cadavres de terroristes accumulés. Tous deux déplorent le fait que la société refuse d’écouter ce qu’ils ont à dire. Aucune chaîne

de télévision israélienne ne s’est déplacée pour le lancement de leur livre ; seuls étaient présents les médias étrangers, ce qui laisse penser que la détresse des soldats israéliens n’intéresse que les Japonais ou les Australiens. « Mon père appartient à la seconde génération de la Shoah, confie M. Gvaryahu. Pour lui, les persécutés, les malheureux de l’histoire, c’est nous. » Pourtant, l’un et l’autre restent étrangement optimistes : la société finira par comprendre ce qui se fait en son nom, et elle évoluera. Car c’est la société qui doit changer, et non l’armée. « J’ai été interviewé un jour par une journaliste colombienne, se souvient M. Stoler. Elle m’a demandé pourquoi tout cela nous posait problème. En Colombie, les soldats décapitent chaque jour des rebelles dans l’indifférence la plus totale. Mais je pense que la société israélienne veut conserver une certaine moralité. C’est cela qui nous pousse vers l’avant ; sans cette volonté collective, nos actes n’ont plus de sens. »

« La société israélienne a été prise en otage, affirme pour sa part M. Gvaryahu. Les intérêts des preneurs d’otages sont différents des nôtres, et pourtant nous sommes tombés amoureux d’eux, comme si nous étions frappés du syndrome de Stockholm. Il est facile de plaquer le visage des colons sur ce méfait ; mais je n’y crois pas. Le vrai visage des preneurs d’otages, c’est le nôtre. »

M ERON R APOPORT. (2) Karl Vick, « Why Israel doesn’t care about peace », Time, New York, 13 septembre 2010.

Calendrier des fêtes nationales 1er - 30 septembre 2011 1er LIBYE OUZBÉKISTAN SLOVAQUIE 2 VIETNAM 3 QATAR SAINT-MARIN 6 SWAZILAND 7 BRÉSIL 8 ANDORRE MACÉDOINE 9 CORÉE DU NORD TADJIKISTAN 15 COSTA RICA SALVADOR GUATEMALA HONDURAS NICARAGUA 16 MEXIQUE PAPOUASIENLLE-GUINÉE 18 CHILI 19 SAINT-KITTSET-NEVIS 21 ARMÉNIE BELIZE MALTE 22 MALI 23 ARABIE SAOUD. 24 GUINÉE-BISSAU 30 BOTSWANA

Fête nationale Fête de l’indépend. Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête nationale Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête nationale Fête de l’indépend. Fête nationale Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend.


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

16 E NTRE

RIVALITÉS TRIBALES ET INTERVENTION OCCIDENTALE

Libye, les conditions de l’unitÊ nationale Si la fin du rÊgime de M. Mouammar Kadhafi conforte l’Êlan des rÊvoltes dans le monde arabe, en particulier en Syrie, beaucoup reste à faire pour construire la paix. Le Conseil national de transition, qui promet des Êlections, va devoir dÊmonter un à un les piliers du rÊgime et apprendre à travailler avec les tribus – notamment celles de l’Ouest, qui ont jouÊ un rôle dÊcisif dans la bataille.

TUNISIE

Djebel Nefoussa

Mizda

Bani Walid

El-Beida

Tripolitaine

Et pourtant, après plus de six mois de guerre civile et huit mille missions de bombardement de l’Organisation du traitĂŠ de l’Atlantique nord (OTAN), les fronts de Brega et Misrata n’avaient que peu ĂŠvoluĂŠ. Les actions dĂŠcisives au plan

Syrte Taourgha

REMIER de ces leviers : les comitĂŠs rĂŠvolutionnaires, qui pourraient s’apparenter aux partis Baas de l’Irak de Saddam Hussein et de la Syrie des Al-Assad. PrĂŠsents au sein de toutes les structures d’Etat et des grandes entreprises, ils devaient ĂŞtre les garants de la doctrine jamahirienne et de la mobilisation des masses, sur le modèle des gardes rouges chinois ou des gardiens de la rĂŠvolution iranienne. Au nombre de trente mille, leurs membres, cooptĂŠs, bĂŠnĂŠficiaient de promotions et de gratifications matĂŠrielles. Ce sont eux qui sont intervenus Ă Benghazi lors de la rĂŠpression de la première manifestation du 15 fĂŠvrier 2011, ce qui a conduit deux jours plus tard au dĂŠbut de l’insurrection. Les comitĂŠs rĂŠvolutionnaires ĂŠtaient appuyĂŠs sur diffĂŠrentes milices prĂŠsentes dans l’ensemble du pays, regroupĂŠes sous le vocable gĂŠnĂŠrique de ÂŤ gardes rĂŠvolutionnaires Âť. ArmĂŠs et opĂŠrant en tenue civile, ces hommes ont jouĂŠ un rĂ´le dissuasif, voire rĂŠpressif, jusqu’au succès de l’insurrection.

Ensuite, les gardes prĂŠtoriennes, dĂŠvolues Ă la protection du colonel Mouammar Kadhafi et de sa famille, qui ĂŠtaient ĂŠvaluĂŠes avant l’insurrection Ă quinze mille hommes, rĂŠpartis en trois gros bataillons dits ÂŤ de sĂŠcuritĂŠ Âť (dont * Ancien diplomate français Ă Tripoli (2001-2004), auteur de l’ouvrage Au cĹ“ur de la Libye de Kadhafi, Jean-Claude Lattès, Paris, 2011.

Ajdabiya

CyrĂŠnaĂŻque

Ras Lanouf Brega

Waddan Houn

Aoujila

Marada

Soukna

Zelten

Djalo

Sarir

LIBYE Fezzan

militaire qui ont conduit en quelques jours à la chute de Tripoli n’ont pas ÊtÊ conduites par ces populations de l’Est, mais principalement par celles de quelques villes de l’Ouest emmenÊes par une grande tribu arabe des montagnes de l’Ouest (djebel Nefoussa) : les Zintan.

Erg de Rebiana Erg Mourzouk

ALGÉRIE

Sarir Tibesti

Koufra

Mètres 2 000 1 500 1 000 500 200

NIGER

TCHAD

100

Pour comprendre cette guerre civile et les immenses dĂŠfis de l’ère post-Kadhafi, il faut revenir sur les principales spĂŠcificitĂŠs du rĂŠgime en place depuis quarantedeux ans. Le système de pouvoir jamahirien – de Jamahiriya, ÂŤ Etat des masses Âť – reposait sur trois sources de lĂŠgitimitĂŠ : rĂŠvolutionnaire, militaire et tribale. Ces trois leviers, qui ont permis d’assurer sa longĂŠvitĂŠ, ont continuĂŠ Ă fonctionner, quoique sur un mode dĂŠgradĂŠ, au cours des six derniers mois.

celui de Benghazi, qui s’est dĂŠbandĂŠ dès les premiers jours, mais dont bon nombre de cadres et de soldats se sont repliĂŠs en Tripolitaine) et trois brigades interarmes. Les membres de ces unitĂŠs ĂŠtaient recrutĂŠs principalement au sein des deux grandes tribus du Centre et du Sud libyen, rĂŠputĂŠes fidèles au rĂŠgime (Kadhafa et Magariha). Ils disposaient de nombreux avantages financiers ou en nature (voitures, voyages Ă l’Êtranger). Ces unitĂŠs se sont battues pendant près de six mois sur les trois fronts (Brega, Misrata et djebel Nefoussa) et sont intervenues ponctuellement dans les villes de Tripolitaine (Zaouia, Sabratha, Zouara) pour rĂŠprimer les dĂŠbuts d’insurrection en fĂŠvrier et en mars. Le dernier fils du colonel Kadhafi, Khamis, commandait l’une des trois brigades sur le front de Misrata ; son frère aĂŽnĂŠ Mouatassim aurait ĂŠtĂŠ Ă la tĂŞte d’une autre. Enfin, le sentiment d’appartenance tribale demeurera une donnĂŠe majeure. Durant les premières annĂŠes de la Libye rĂŠvolutionnaire, de 1969 Ă 1975, le pouvoir ne fait pas rĂŠfĂŠrence aux tribus. Mais, en 1975, Le Livre vert les remet Ă l’honneur et leur consacre un chapitre entier (1). Elles constitueront par la suite un ĂŠlĂŠment indissociable du clientĂŠlisme, au cĹ“ur du rĂŠgime. Il s’agit de rĂŠpartir la rente pĂŠtrolière en veillant Ă respecter les ĂŠquilibres entre tribus et rĂŠgions, sous peine de menacer la paix sociale, voire l’unitĂŠ du pays.

0

- ' % !* $ - , * $ ,1

200

400 km

SOUDAN

Loin d’être une structure monolithique ou pyramidale, la tribu libyenne s’apparente en temps de paix Ă un rĂŠseau de solidaritĂŠ souple, permettant d’accĂŠder Ă des ressources ou Ă des postes et autorisant des stratĂŠgies personnelles ou collectives. En fonction de la proximitĂŠ ou de la brouille d’un de ses membres avec le prince, l’appartenance Ă une tribu procure des avantages ou, au contraire, reprĂŠsente un handicap. Ainsi les habitants de Misrata (2) – les grandes familles de la ville, mĂŞme si elles ne forment pas une tribu au sens strict (3) – ont-ils ĂŠtĂŠ en grâce auprès de M. Kadhafi jusqu’en 1975. Puis, en raison de divergences personnelles et idĂŠologiques avec le colonel Omar Al-Mehichi, l’un de ses compagnons de la première heure, qui en ĂŠtait originaire, le dirigeant a rompu son alliance avec eux pour se tourner vers leurs adversaires historiques, les Ouarfalla, originaires de Bani Walid. Depuis lors, les habitants de Misrata ont ĂŠtĂŠ ĂŠcartĂŠs des fonctions sensibles (gardes prĂŠtoriennes, services de sĂŠcuritĂŠ) et relĂŠguĂŠs Ă des postes technocratiques.

tribus très impliquĂŠes dans le système Kadhafi se sont peu soulevĂŠes. Certaines ont fourni au rĂŠgime des combattants et des miliciens. C’est notamment le cas des rĂŠgions de Bani Walid, fief des Ouarfalla ; de Tarhouna, fief de l’importante confĂŠdĂŠration tribale des Tarhouna ; de Syrte, fief des Kadhafa ; du Fezzan, fief des populations kadhafa, magariha, hassaouna et touarègue (rĂŠtribuĂŠes et recrutĂŠes de longue date par le rĂŠgime) ; de Taourgha, dont les habitants manifestent une dĂŠfiance ancienne Ă l’encontre des habitants de Misrata ; ou encore de Ghadamès, Ă la frontière algĂŠrienne, dont l’importante population jaramna est demeurĂŠe jusqu’à maintenant fidèle au pouvoir.

En temps de guerre, les tribus peuvent constituer un outil de mobilisation particulièrement efficace en zone rurale et dans les villes, oĂš les populations originaires d’une mĂŞme rĂŠgion se sont regroupĂŠes par quartier. LĂ aussi, elles sont segmentĂŠes en plusieurs dizaines de sous-ensembles disposant chacun d’un cheikh. C’est ainsi que l’on a pu voir au dĂŠbut du conflit les deux camps invoquer les serments d’allĂŠgeance reçus de cheikhs d’une mĂŞme tribu : les membres de la tribu Kadhafa rĂŠsidant Ă Benghazi, par exemple, ont pour certains fait allĂŠgeance au Conseil national de transition (CNT), en s’abstenant nĂŠanmoins de s’engager militairement Ă ses cĂ´tĂŠs. Les listes de tribus ralliĂŠes au CNT ou Ă M. Kadhafi prĂŠsentĂŠes dans la presse n’avaient donc pas grand sens.

L

Au centre, à l’ouest et au sud du pays, les zones rurales et les villes peuplÊes majoritairement de membres de grandes

) )1 - ' * /4 ' /! 4 7 / ' 5%45/ 7 %. 54 5/ % % 08 ': 4 % & 44 5/ ' 0 ' ' (5!0 /4!' %%! *(' 45 % 45/ 0 . 94/ !40 5 /'! / %!7/ % % 08 ': + * / "4/ ' '(7 & / 59 !4!('0 4 0 5 ,-

# !$ % $

%/ 0 !* * * % % - % $*

0

-100

# -$ % . - *$ 0!*

ÉGYPTE

Sebha

Trois sources de lĂŠgitimitĂŠ

P

Tobrouk Oujeilat

Ghat

PRĂˆS les rĂŠvoltes tunisienne et ĂŠgyptienne, qui avaient provoquĂŠ en quelques semaines le dĂŠpart de deux autocrates, de nombreux observateurs ont voulu croire qu’il en serait rapidement de mĂŞme avec l’insurrection libyenne du 17 fĂŠvrier 2011. Devant les images des rebelles de CyrĂŠnaĂŻque s’Êlançant dĂŠbut mars sur leurs pick-up dans le dĂŠsert, en direction de l’ouest, on ne pouvait qu’être ĂŠmu, en effet, par l’enthousiasme et le courage de ces jeunes combattants qui affirmaient pouvoir ÂŤ libĂŠrer Âť Tripoli en deux jours.

Derna

Benghazi

El-Sider

Ghadamès

P A R P AT R I C K H A I M Z A D E H *

A

Bou Saif, les oasis d’Aoujila, Waddan, Houn, Soukna, et Zliten, dont les habitants aoulad shaikh se mÊfient de ceux de Misrata.

MER MÉDITERRANÉE Zouara Sabratha TRIPOLI Tarhouna Sourmane Zaouia Misrata Zintan Gariane Zliten

) -

' * /4 ' /! 4 7 %. (/ + !0(' 0 !'!4! 4!7 0 !4(: '' 0 % !%% '4 // , 4 %. '04!454 5 (' / '!& * / / !' /( $: !/ 4 5/ ' / % #(!'4 %. '04!454 5 (' / - 7 4 * '! 44 %% !04(/! '' 4 *(%!4(%( 5 / 5/ %. '04!454 / / 0 4 . 45 0 05/ % &(' / 4 &505%& ' . !9 ' /(7 ' % % 08 ': /!7 !' +0(50 / 0 /7 , % !' / 0 !/ 4 5/ #(!'4 5 -

'0 ! ' & '40 4 / 0 /7 4!('0 ;) 2 ) 1; ; 5 %5' ! 5 7 ' / ! ) ) % %* *% 0!* % % $ %% * %-$ ! $ $" $ 0!* + . $ ,1 " ( "

///" * $$ $%" 1 ' &1 11

D’autres rÊgions, bien que sympathisantes du rÊgime kadhafiste, ont veillÊ à rester neutres en attendant de voir de quel côtÊ pencherait la balance : la ville de Mizda, fief des Machachiya et des Aoulad

D’un village Ă l’autre, on retrouve donc des stratĂŠgies diffĂŠrenciĂŠes, qui s’expliquent par des antagonismes remontant parfois Ă la colonisation italienne. Celui, par exemple, qui oppose les Zintan Ă leurs grands rivaux historiques, les Machachiya. Des membres de ces deux tribus coexistaient pacifiquement avant l’insurrection dans la ville de Mizda, les mariages entre membres des deux tribus restant exclus. Lorsque la ville de Zintan est entrĂŠe en rĂŠbellion, les Zintan de Mizda ont rejoint leurs camarades dans l’insurrection, tout en veillant Ă ne jamais attaquer Mizda, oĂš les Machachiya sont restĂŠs neutres‌ contrairement Ă ceux d’autres villages, qui ont rejoint les rangs des kadhafistes. On pourrait multiplier les exemples. Ce qu’il faut en retenir, c’est que les mĂŠcanismes traditionnels de nĂŠgociation ont permis de limiter la violence et d’Êviter des situations irrĂŠversibles qui auraient rendu plus difficile la reconstruction d’une communautĂŠ nationale Ă la fin du conflit. S’agissant de la capitale, Tripoli, l’absence de soulèvement gĂŠnĂŠralisĂŠ jusqu’à l’arrivĂŠe des contingents en provenance des villes ÂŤ libĂŠrĂŠes Âť de Tripolitaine s’explique par deux facteurs : d’une part, la densitĂŠ de l’appareil sĂŠcuritaire et rĂŠpressif ; d’autre part, la sociologie mĂŞme de la ville. Contrairement Ă Benghazi, oĂš la cohĂŠsion des grandes tribus de CyrĂŠnaĂŻque, unies par le mĂŞme rejet du pouvoir, a permis l’unitĂŠ dans l’action, Tripoli est constituĂŠe pour moitiĂŠ de populations des grandes tribus originaires des rĂŠgions de Bani Walid, de Tarhouna et du Fezzan, dont le sort ĂŠtait intimement liĂŠ Ă celui du rĂŠgime Kadhafi ; et l’autre moitiĂŠ est composĂŠe de membres de petites tribus ou de citadins, des groupes peu susceptibles de se transformer en structures de mobilisation et de combat.

Un Conseil peu reprĂŠsentatif A ÂŤ rupture tactique Âť annoncĂŠe pendant cinq mois comme imminente sur les fronts de Brega et Misrata par les porte-parole du CNT et de l’OTAN aura finalement ĂŠtĂŠ menĂŠe par la puissante tribu arabe des Zintan, qui ne comptait guère plus de trois mille combattants dĂŠbut mai. Une des clĂŠs de son succès a ĂŠtĂŠ sa capacitĂŠ Ă intĂŠgrer la tradition libyenne de primautĂŠ du local sur le rĂŠgional, et du rĂŠgional sur le national, selon laquelle il revient aux habitants originaires de chaque rĂŠgion ou ville de mener le combat de libĂŠration. Fer de lance et fĂŠdĂŠrateurs de la rĂŠbellion Ă l’Ouest, les Zintan ont veillĂŠ Ă recruter, former et ĂŠquiper des bataillons originaires des villes Ă libĂŠrer (Zaouia, Sourmane et Gariane), qui ont ensuite conduit simultanĂŠment les assauts sur ces trois villes.

Les communicants de l’OTAN et les responsables politiques français et britanniques auront beau saluer le rĂ´le dĂŠcisif de leurs bombardements, ce ne sont ni l’avancĂŠe toujours annoncĂŠe des fronts de Brega et de Misrata, ni le dĂŠlitement proclamĂŠ du rĂŠgime grâce au bombardement des sites stratĂŠgiques de Tripoli ou des rĂŠsidences du colonel Kadhafi qui ont eu une incidence dĂŠcisive sur le cours de la guerre. Ce rĂŠĂŠquilibrage vers l’Ouest de la rĂŠalitĂŠ militaire d´une insurrection qui l’avait tout d’abord emportĂŠ Ă l’Est pose dĂŠsormais la question de la reprĂŠsentativitĂŠ du CNT. Actuellement, celui-ci n’intègre pas dans ses structures de responsables de cette rĂŠbellion victorieuse. S’il souhaite pouvoir continuer Ă se prĂŠvaloir du titre de ÂŤ reprĂŠsentant lĂŠgitime du peuple libyen Âť que lui ont prĂŠmaturĂŠment attribuĂŠ la France et le Royaume-Uni, le CNT devra accorder rapidement aux rebelles de l’Ouest une place conforme Ă leur rĂ´le militaire essentiel dans la victoire finale, sous peine de voir se mettre en place des structures autonomes.

L’autre dĂŠfi consistera Ă intĂŠgrer dans ses futures instances des reprĂŠsentants des rĂŠgions et tribus qui ont longtemps soutenu le rĂŠgime (rĂŠgions de Syrte, Tarhouna, Bani Walid, Sebha, Ghat et Ghadamès). Le CNT devra donc donner des garanties Ă ces populations ainsi qu’aux responsables militaires et membres des comitĂŠs rĂŠvolutionnaires les moins compromis. Au contraire, si les insurgĂŠs, forts de leur victoire militaire, cherchent Ă imposer leur volontĂŠ par les armes Ă des tribus qui disposent d’assises territoriales, la guerre pourrait perdurer. Pour en sortir, les mĂŠcanismes bĂŠdouins de mĂŠdiation et de nĂŠgociation devraient jouer un rĂ´le essentiel. Car, si certaines tribus ont longtemps soutenu M. Kadhafi, rien n’est figĂŠ dans la tradition bĂŠdouine, oĂš le pragmatisme et l’intĂŠrĂŞt du groupe l’emportent souvent sur les logiques d’honneur mises en avant dans les descriptions parfois caricaturales de ces sociĂŠtĂŠs par l’Occident. Il est de l’intĂŠrĂŞt gĂŠnĂŠral que les exportations pĂŠtrolières reprennent rapidement et que les revenus en soient rĂŠpartis de façon transparente et ĂŠquilibrĂŠe entre les rĂŠgions – ce qui pourrait jouer un rĂ´le stabilisateur, Ă condition que le nouveau pouvoir veille Ă laisser aux rĂŠgions et aux villes une autonomie importante dans la gestion de leurs affaires. La sortie de guerre civile constituera un dĂŠfi dans un pays oĂš les armes sont dĂŠsormais en circulation, qui ne dispose d’aucune culture politique et oĂš le local prĂŠdomine encore sur l’intĂŠrĂŞt national.

(1) Cf. l’Êdition arabe du Centre mondial d’Êtudes et de recherches sur Le Livre vert, Tripoli, 1999. (2) Les habitants de Misrata ont pris les armes contre le rĂŠgime immĂŠdiatement après ceux de la CyrĂŠnaĂŻque. Une grande proximitĂŠ sociologique et historique existe entre la population de Misrata et celle de Benghazi, dont il est admis que la moitiĂŠ descend d’immigrĂŠs originaires de Misrata. (3) On entend ici par ÂŤ tribu Âť un groupe partageant un ancĂŞtre ĂŠponyme, dont les membres descendent par une filiation fondĂŠe sur l’ascendance paternelle.


17 U NE

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

ÉCRIVAINE , UN PAYS

Le degré zéro de la patrie 1. Monotonie de la patrie A mon sens, ce qu’on appelle la patrie n’est pas un régime alimentaire : il ne suffit pas d’en éliminer les graisses pour remettre son cœur en ordre. Avec l’âge, votre mal s’aggravant, vous faites fi de tous les conseils des médecins et c’est vous qui lui faites du mal, à cette patrie, et vous vous en voulez parce que vous finissez par la perdre. Je n’aime pas beaucoup ce mot : il me renvoie à une chose qui s’est réduite jusqu’à devenir très lointaine, et ne peut plus me leurrer. Je préfère le mot « pays », qui m’évite de penser à ces hommes de l’Etat irakien, ancien et nouveau, enfermés derrière du béton armé et des tanks américains, et cernés par un Tigre asservi. Je me suis toujours demandé si l’on pouvait n’être qu’à moitié patriote. Peut-on réguler le taux de manque, d’amour et de phobie que l’on a pour sa patrie comme on régule le taux de sucre dans le sang ? Il n’y a pas plus misérable que l’amour à sens unique. En l’occurrence celui d’un être solitaire, citoyen brisé qui bafouille en prononçant le nom de son pays. L’amour ne suffit pas à faire une patrie. Alors que je me bagarre avec la mienne, il y a des choses loin de tous les concepts qui me déroutent encore. Il est stupide de chercher à théoriser sur la patrie, et décrypter son emprise est bien au-dessus de mes forces. Quand elle est placée sous le signe de la perfection, nous nous dépossédons de notre caractère humain. Mais quelle est cette chose dont je ne parviens pas à percer le secret, est-ce la justice, ou bien ce que nous partageons tous : la lassitude de la patrie ? Oui, c’est cela, cette lassitude ressentie si souvent par tous mes membres, mais qui ne m’aide pas à m’en détacher.

blaient à mon français déguenillé, bien que je n’aie jamais cessé de clamer dans cette langue d’une voix éloquente, et de me débattre pour la parler sans fautes. Je me disais : « Le début de la phrase sera relativement correct, le milieu un peu tordu, tant pis, mais je m’arrangerai pour que la fin soit logique. » Au fond, c’était simple : l’apprentissage de la langue épuisait toutes mes ressources, exactement comme mon pays. Linguistiquement, je ne me sentais pas en sécurité, et cela me rendait les choses difficiles en tant qu’étrangère, d’autant que mon pays, lui aussi, me mettait dans l’insécurité et sous la menace. Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Ta mère est syrienne, c’est ton père qui est irakien. Est-ce suffisant pour prétendre à la fierté patriotique ? Quel est ton groupe sanguin ? Le secret de ta confession ? Ta maison est toujours à Al-Adhamiya ? Peut-on se dire aujourd’hui : « Qu’aije à faire de la patrie ? » La vieille, abandonnée, coupable, amputée, et la nouvelle, occupée, servile, irrécupérable. On manipule tout, gènes, pays, croyances. Même l’amour se dicte à travers un réseau virtuel. Alors pourquoi la patrie ne seraitelle pas elle aussi virtuelle ?

PA R A L I A M A M D O U H * Après Beyrouth, Rabat et Londres, l’Irakienne Alia Mamdouh, auteure d’une dizaine de romans et lauréate en 2004 du prix Naguib-Mahfouz de littérature, s’est établie depuis quelques années à Paris. Elle tente d’y vivre avec le souvenir d’un pays anéanti par l’invasion américaine, au prétexte des attentats du 11 septembre 2001.

4. La maison aux fourmis La maison d’Al-Adhamiya n’est plus habitable. On ne peut plus y dormir ni scruter ses recoins. Le plus court chemin qui y mène est celui de mon enfance. Sans elle, si loin, je n’y vois rien. Un chien errant et galeux hurle à la face de ses anciens propriétaires, qui se sont absentés puis sont morts, que l’on a chassés, qui ont fui, qui ont vieilli et disparu. De tout temps, partout, les maisons ont su donner des leçons à leurs habitants. A tout moment, j’extrais de son carrelage ma faim et ma nudité, mes métamorphoses et mon abandon. J’écris, je fais des livres, mais je reviens toujours là-bas, et je laisse cette maison s’immiscer dans mes affaires. Dans chaque roman, elle est l’essence de mon agonie. Soit, me dis-je, je me relèverai et je restaurerai mes fortifications pour y retourner.

Nous n’avons jamais réussi à être aimés par nos pays comme nous l’aurions voulu. Concrètement, j’ai eu beau courir après le mien, j’ai échoué. Et je ne suis pas parvenue à connaître sa nature et ses lois. J’étais et suis encore une étrangère dans mon pays, comme ici en France. Il m’a toujours semblé que le pays pouvait être une matière textuelle extraordinaire, et que nous vivions à la fois à ses dépens et sous son poids. Pourtant il est toujours temps de s’en défaire, sous toutes sortes de prétextes, et l’on ne cesse de se venger en son nom, ou de lui, ou à cause de lui. Je revois encore cette banderole que nous brandissions au temps de notre jeunesse : « Nous mourrons et la patrie vivra ! » Pourquoi les citoyens meurentils pour leur patrie ? Inciterait-elle à ce point à l’anéantissement ?

ARAB MUSEUM OF MODERN ART, QATAR

2. Futur simple et futur proche Ce jour-là, j’ai dit à ma professeure, Claudia, devant vingt-deux étudiants et dans un français encore très balbutiant : « Je suis jalouse de ces deux futurs. Dans mon pays, nous n’avons qu’une lettre, le “s”, qu’il nous suffit de placer avant le verbe pour entrer dans le domaine du futur. Mais dès que le tyran, ou l’occupant, ou le collaborateur, l’aperçoivent, cette lettre, l’usage du verbe en question s’arrête à jamais. » Les étudiants ont éclaté d’un rire courtois : ils croyaient que je plaisantais. J’étais assise au premier rang, à cause de cette maladie dont souffrent mes yeux. Seule Claudia a pu voir les larmes qui les embuaient. Je les ai ravalées en silence, alors qu’elle venait me tapoter l’épaule. « Ne crains rien, tu es ici avec nous… » Dans mon pays, cela fait des décennies que le futur est inspecté à la loupe et qu’il vit seul, alors il a perdu sa spontanéité. Et depuis l’occupation américaine, je crois qu’il est tout bonnement tenu à l’écart du peuple. Quand j’ai reçu cette invitation à écrire, j’ai eu un goût d’amertume dans la gorge, et j’ai ouvert des archives toutes tachées de ce sang qui continue à recouvrir chaque parcelle de l’Irak. Tous les clans me sont apparus : la gauche « chocolat au lait », les religieux aux turbans rutilants, les milices de cette classe politique corrompue, qui a prêché et institué la bigoterie, la vendetta et la turpitude, au point que l’on s’est mis à mépriser la vie avant de la vivre. Quant au Parti communiste irakien, qui a perdu tant de martyrs au cours de son histoire, il a commencé à flirter avec le régime de Saddam Hussein, et maintenant qu’il a vieilli et que ses cadres sont gâteux, il se masturbe contre la poitrine de l’occupant et les remontrances des hommes de religion. Avec tout cela, nous sommes encore quelques-uns à nous retrouver avec notre pays en secret, à l’aimer en cachette, à l’insulter à la dérobée, ou même en public. Je n’ai jamais été intéressée par la politique, ni par les histoires d’héroïsme. Au contraire, ces mots me font peur, car les héros, les martyrs et les victimes ont un pouvoir tyrannique très charnel, qui peut rendre malade et fanatique. Bagdad est une ville fascinante qui vous incite à la ravager. Quelques mois après l’invasion américaine, un chef militaire a déclaré : « Nous ferons de cette capitale historique un simple parking. » Comme c’était bien dit, et quelle exactitude ! Tout s’est passé comme convenu et l’on n’a pas commis plus de crimes qu’il * Romancière. Auteure notamment de La Passion, traduit de l’arabe par Michel Galloux, Actes Sud, Arles, 2003, et de La Garçonne, traduit par Stéphanie Dujols, à paraître aux éditions Actes Sud en février 2012.

SADIK KWAISH ALFRAJI. – « Once Upon a Time », 2010. Extrait de l’installation multimédia « The House That My Father Built »

ne fallait. Car, à toutes les périodes sanglantes qui ont secoué l’Irak, la mort a toujours consisté soit à couper des têtes, soit à les ouvrir, soit à les brûler.

Je continue à téléphoner à une tante restée là-bas, unique gardienne, pour nous autres, de cette maison irakienne et de cette cuisine aux odeurs de muscade, de cannelle et de cumin. Quand je lui parle, je suis assaillie par sa voix faible et esseulée. Elle aussi a reçu le coup de grâce. C’est la voix de ce qu’il reste de la famille. Mais pourquoi me presse-t-elle donc de mettre fin à la conversation ? Pour ne pas me faire dépenser ? C’est ce qu’elle se dit, mais pas moi. C’est vrai qu’elle n’entend plus bien et que sa voix éraillée n’est plus ce qu’elle était, car son âge remonte à la fausse indépendance de l’Irak. Mais moi, je lui pose des tas de questions. Où est-ce que tu dors ? Est-ce que ta chambre est toujours aussi ensoleillée ? Est-ce qu’il y a toujours ces jolis meubles dans le salon, ceux de notre adolescence fougueuse et de notre jeunesse trop vite éteinte ? Qui te rend visite, ma tante ? Là elle se met à sangloter discrètement, et elle dit d’un ton mi-badin, mi-sérieux : «Tu sais, mon enfant, je ne vois personne à part ces fourmis qui avancent en ligne jusqu’à leurs maisons, près de ma tête, quand je suis couchée. Je ne peux plus marcher comme avant. De ma chambre, je vois tomber les branches l’une après l’autre. Elles aussi, comme nous, ont une maladie dont nous ne connaissons pas le nom. Et les murs se sont écaillés, leur chair est à nu, notre chair à tous. » Brusquement elle raccroche. Je suis chassée du champ de sa voix irakienne. Je continue à l’appeler afin de composer un numéro privé là-bas, à Bagdad, à Al-Adhamiya, dans cette maison, la mienne. Mais souvent le téléphone sonne et personne ne répond. Voilà. Le lieu est là à la dérobée, tel un leurre incessant, mais nous, nous n’y existons plus.

3. Imparfait Après les cours, nous restions Claudia et moi à discuter de cette pression que la langue exerçait sur moi, et aussi de celle de la patrie, qui me tenait en apnée. J’étais au bord de l’agonie, écartelée entre la disparition de mon pays et le mystère de cette langue française cachée comme une fortune entre les bégaiements de ma langue arabe. Je me consumais en me répétant à moimême : « Mais si, il est possible qu’un jour une vieille dame comme moi arrive à posséder cette langue qui semble aussi savoureuse qu’un verre de bon vin français. » Or à ce jour, je suis toujours confrontée au même dilemme : je n’ai pas pris ma revanche et la langue n’a pas su se soumettre à moi. Et l’Irakienne que je suis ne peut même plus posséder un brin de son pays lointain dont la chair vole en éclats… Je me suis retranchée avec lui dans le faste et l’intimité de l’enfance, que je n’ai jamais quittée, jusque dans les trébuchements de ma langue. A Paris, je me suis transportée d’un institut à l’autre. J’ai appris, oublié, recommencé, échoué, réussi, abandonné, repris… Qu’est-ce que j’ai pu retenir par cœur, écrire, déchirer, être étourdie, me tromper, réessayer ! C’était comme s’il fallait que j’oublie ma propre langue. Au moment de m’endormir, il me venait à l’esprit que le français était comme un amant très distingué qui délaisserait mon lit si j’écorchais son nom. Cette langue n’a jamais cessé de me trahir, et moi de stagner au même niveau pendant plusieurs sessions. C’est cela, entre autres choses accablantes, qui me faisait me replier sur mon système linguistique à moi, tapi au fond de mon passé parfait et continu, et de mon futur maigre et simple. Tous les deux ressem-

5. Paris, ville fertile J’écris, j’aime, je fais l’amour en arabe, et en arabe je conçois les faits et gestes des personnages de mes romans. Je ne laisse pas ma langue se perdre. Paris, ville vaste et cosmopolite, m’incite à exercer mes personnages à l’acte de liberté, qui est le centre de gravité de tous mes livres. Tout ici m’entraîne vers elle. En écrivant, j’y plonge les hommes et les femmes et je la leur fais goûter, fût-ce une fois, car je sais qu’elle est contagieuse et peut nous faire découvrir le courage que nous possédons à notre insu. Plus que toutes les autres villes où j’ai vécu, Paris m’a fait comprendre que mon potentiel de savoir et de choix pouvait s’agrandir, et que les décisions d’avenir ne tarissaient jamais. C’est ici que j’ai ressenti la beauté de ma féminité, comme un long chemin de joies et de chances. Ici que j’ai permis à ma maturité, et à mon âge avancé, de goûter chaque étape en douceur. L’âge s’intensifie dans la liberté. J’ai vécu ici mes moments les plus heureux. Pourtant, comme dit l’héroïne de mon dernier roman, Un amour pragmatique : « Paris vous rend heureux si vous êtes riche, jeune et en bonne santé. Or moi, je n’ai rien de cela. » Au fond, je suis convaincue que j’ai en moi l’exil le plus dense et la patrie la plus violente, même si tous mes livres sont interdits, depuis des décennies, dans mon propre pays. Voilà le paradoxe : c’est là-bas que sont cachées toutes mes réserves, et malgré tout je continue à être traquée par la culpabilité et la trahison.


LE MONDE diplomatique

18

19

U N VICE - PRÉSIDENT

FACE À L’ EXERCICE DU POUVOIR

PROJECTS GALLERY, MIAMI

Bolivie, ÂŤ les quatre contradictions de notre rĂŠvolution Âť

MARCELLO SUAZNABAR. –  Sans titre , 2010

D

P A R A LVA R O G A R C Ă? A L I N E R A *

E 2000, annÊe des premières mobi-

lisations sociales massives dĂŠnonçant la privatisation de l’eau, Ă 2009, date de la rĂŠĂŠlection du syndicaliste paysan Evo Morales Ă la prĂŠsidence (lire la chronologie et l’encadrĂŠ), la Bolivie a connu un conflit fondamental opposant le peuple Ă l’empire amĂŠricain et Ă ses alliĂŠs de la bourgeoisie bolivienne, attachĂŠe au nĂŠolibĂŠralisme. L’Êlection de 2009, dont l’administration Morales est sortie renforcĂŠe (1), a

* Vice-prÊsident de l’Etat plurinational de Bolivie. Auteur de Pour une politique de l’ÊgalitÊ. CommunautÊ et autonomie dans la Bolivie contemporaine, Les Prairies ordinaires, Paris, 2008.

attĂŠnuĂŠ ces menaces extĂŠrieures. De nouvelles contradictions ont alors surgi, au sein du bloc national-populaire (2), entre les diffĂŠrentes classes qui conduisent le processus de changement, Ă propos des modalitĂŠs de son pilotage. Quatre de ces tensions, secondaires par rapport au conflit central contre l’impĂŠrialisme, se situent nĂŠanmoins au cĹ“ur du processus rĂŠvolutionnaire bolivien : d’un cĂ´tĂŠ, elles en menacent la poursuite ; de l’autre, elles permettent d’imaginer les moyens de passer Ă l’Êtape ultĂŠrieure. La première tension crĂŠatrice concerne le rapport entre l’Etat et les mouvements sociaux. La population attend du gouver-

En juin dernier, le Fonds monĂŠtaire international (FMI) et la Banque mondiale ont louĂŠ la ÂŤ solide gestion macroĂŠconomique Âť du gouvernement bolivien. Quelques mois plus tĂ´t, les rues de La Paz avaient rĂŠsonnĂŠ des cris de manifestants exigeant une revalorisation salariale. Certains dĂŠnonçaient un retour au nĂŠolibĂŠralisme sous l’Êgide du prĂŠsident Evo Morales. En serait-ce fini du virage Ă gauche latino-amĂŠricain symbolisĂŠ notamment par l’Êlection en 2005 de ce syndicaliste paysan et indigène ? En Bolivie, le clientĂŠlisme n’a pas ĂŠtĂŠ ĂŠradiquĂŠ ; les nouvelles ĂŠlites reproduisent certains travers de leurs prĂŠdĂŠcesseurs ; des conflits sociaux ĂŠclatent rĂŠgulièrement. L’administration

nement des actions promptes, qui apportent des rĂŠponses concrètes Ă ses besoins matĂŠriels. Alors que cela exige une centralisation efficace des prises de dĂŠcision, notre gouvernement est constituĂŠ de reprĂŠsentants d’organisations sociales indigènes, paysannes, ouvrières et populaires dont la dynamique propre requiert de ÂŤ prendre le temps Âť. Celui du dĂŠbat, de la dĂŠlibĂŠration et de l’analyse de propositions variĂŠes. Le fonctionnement de ces mouvements implique ĂŠgalement la dĂŠmultiplication du nombre de participants Ă la prise de dĂŠcision. Le gouvernement du prĂŠsident Morales – un ÂŤ gouvernement des mouvements sociaux (3) Âť – est le lieu oĂš s’opposent et doivent se rĂŠsoudre des dynamiques contraires : concentration et dĂŠcentralisation des dĂŠcisions ; monopolisation et socialisation des actions exĂŠcutives ; rapiditĂŠ des rĂŠsultats et lenteur des dĂŠlibĂŠrations. Pour tenter de rĂŠsorber cette contradiction, nous avons avancĂŠ le concept

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

Morales a-t-elle pour autant trahi ? Les difficultĂŠs actuelles ne rĂŠvèlent-elles pas plutĂ´t des tensions propres aux mouvements de transformation sociale ? M. Alvaro GarcĂ­a Linera penche pour cette dernière hypothèse. Vice-prĂŠsident de l’Etat plurinational de Bolivie, il dĂŠfend le bilan du gouvernement. Ancien guĂŠrillero, sociologue, auteur de nombreux ouvrages, il rĂŠflĂŠchit sur les obstacles au changement. Cette dualitĂŠ rend son tĂŠmoignage original : rares sont les intellectuels confrontĂŠs aux rigueurs que la rĂŠalitĂŠ impose Ă leurs thĂŠories ; tout aussi rares, les dirigeants politiques qui examinent les implications thĂŠoriques de leur action.

d’ Etat intĂŠgralÂť : le moment oĂš la sociĂŠtĂŠ s’approprie progressivement les processus d’arbitrage, dĂŠpassant ainsi la confrontration entre l’Etat (en tant que machine Ă centraliser les dĂŠcisions) et le mouvement social (en tant que machine Ă les dĂŠcentraliser et Ă les dĂŠmocratiser). Un tel objectif ne s’envisage pas sur le court terme. Il rĂŠsulte d’un mouvement historique fait d’avancĂŠes et de reculs, de dĂŠsĂŠquilibres qui inclinent l’aiguille tantĂ´t d’un cĂ´tĂŠ, tantĂ´t de l’autre, mettant en jeu soit l’efficacitĂŠ du gouvernement, soit la dĂŠmocratisation des dĂŠcisions. La lutte (et elle seule) permettra de maintenir l’Êquilibre entre ces deux pĂ´les pendant le temps nĂŠcessaire Ă la rĂŠsolution historique de cette contradiction. La deuxième tension crĂŠatrice oppose l’ampleur du processus rĂŠvolutionnaire – qui dĂŠcoule de l’incorporation croissante de diffĂŠrents groupes sociaux ainsi que de la quĂŞte d’alliances larges – et la nĂŠcessitĂŠ d’en cimenter la direction indigène, paysanne, ouvrière et populaire, laquelle garantit l’orientation politique. L’hĂŠgĂŠmonie du bloc national-populaire exige la cohĂŠsion des classes travailleuses. Elle implique ĂŠgalement le rayonnement de leur leadership (historique, matĂŠriel, pĂŠdagogique et moral) sur le reste de la population afin de s’assurer son soutien.

Certes, il y aura toujours un secteur rĂŠticent Ă l’hĂŠgĂŠmonie indigène et populaire, agissant Ă l’occasion comme courroie de transmission des pouvoirs ĂŠtrangers. Mais la consolidation de la direction prolĂŠtarienne exige que l’ensemble de la sociĂŠtĂŠ considère que sa situation progresse lorsque ces classes travailleuses dirigent le pays. Cette nĂŠcessitĂŠ contraint un pouvoir de gauche Ă tenir compte d’une partie des besoins de ses adversaires. Une troisième tension crĂŠatrice s’est manifestĂŠe avec beaucoup d’intensitĂŠ depuis un an. Elle vient de la confrontation entre l’intĂŠrĂŞt gĂŠnĂŠral et celui, particulier, d’un groupe, d’un secteur ou d’un individu. Entre la lutte sociale, commune et communiste et les conquĂŞtes individuelles, sectorielles et privĂŠes. Le large cycle de mobilisations qui a dĂŠmarrĂŠ en 2000, avec la ÂŤguerre de l’eauÂť, a d’abord connu une dimension locale. Mais ce conflit concernait directement l’ensemble du pays, lui aussi menacĂŠ par les projets de privatisation de l’eau. Il y eut, plus tard, la ÂŤ guerre du gaz Âť , la lutte pour une AssemblĂŠe constituante et la construction d’une dĂŠmocratie plurinationale : autant de revendications portĂŠes de manière sectorielle par des indigènes et des ouvriers, qui touchaient nĂŠanmoins l’ensemble des opprimĂŠs, et mĂŞme la nation tout entière.

IntĂŠrĂŞts privĂŠs, intĂŠrĂŞt collectif

L

’ÉMERGENCE de ces exigences – imaginĂŠes sur les barricades, lors des blocages de routes, dans les manifestations et au cours des insurrections populaires – a permis de construire un programme de prise du pouvoir capable de mobiliser et d’unifier progressivement la majoritĂŠ du peuple bolivien. Après la victoire, en 2005, le gouvernement s’est consacrĂŠ Ă le mettre en Ĺ“uvre. Il y eut d’abord l’AssemblĂŠe constituante qui, pour la première fois de l’histoire, a permis que la Constitution soit rĂŠdigĂŠe par les reprĂŠsentants directs de tous les secteurs sociaux du pays. Puis, nous avons procĂŠdĂŠ Ă la nationalisation de grandes entreprises, facilitant ainsi la redistribution d’une part de l’excĂŠdent ĂŠconomique Ă travers les programmes Juancito Pinto, renta dignidad (ÂŤ pension digneÂť) et Juana Azurduy (4). Si nous ĂŠtudions le cycle de la mobilisation comme une courbe ascendante qui, d’après l’expĂŠrience historique, se stabilise puis dĂŠcline peu Ă peu, nous constatons que la première ĂŠtape – ou phase ascendante – se caractĂŠrise par l’agrĂŠgation croissante des secteurs sociaux, la construction d’un programme gĂŠnĂŠral et l’apparition, de la part des classes ÂŤsubalternesÂť, d’une volontĂŠ organisĂŠe et concrète de prendre le pouvoir. La stabilisation de la mobilisation, au plus haut point de la courbe, correspond Ă la fois au moment de la mise en Ĺ“uvre des

premiers objectifs universaux et Ă celui des rĂŠsistances les plus fortes des groupes sociaux appuyant le pouvoir nĂŠolibĂŠral sortant : tentative de coup d’Etat, mouvements sĂŠparatistes, etc. (5). C’est la phase ÂŤjacobineÂť du processus qui, en amenant le mouvement social converti en pouvoir d’Etat Ă se dĂŠfendre, recrĂŠe de nouvelles mobilisations et de nouveaux horizons d’universalitĂŠ de son action. Depuis le dĂŠbut du second mandat de M. Morales, en 2010, nous connaissons (1) Le scrutin de dĂŠcembre 2009 fait suite Ă une pĂŠriode de dĂŠstabilisation politique visant Ă fragiliser le prĂŠsident Morales, candidat Ă sa propre succession : soulèvement de la rĂŠgion orientale de la Media Luna, rĂŠfĂŠrendum rĂŠvocatoire, tentative de coup d’Etat, confrontation avec Washington. M. Morales remporte toutefois l’Êlection avec 64 % des voix, contre 53 % en 2005. (Les notes de bas de page sont de la rĂŠdaction.) (2) Celui-ci regroupe les diffĂŠrents courants que l’Êlection de M. Morales porte au pouvoir : syndicalisme marxiste, indianisme, mouvements paysans et nationalisme rĂŠvolutionnaire. (3) L’expression ÂŤ gouvernement des mouvements sociauxÂť suggère que, avec l’Êlection de M. Morales, ce sont les mouvements sociaux (mobilisĂŠs depuis le dĂŠbut des annĂŠes 2000) qui s’emparent du gouvernement. (4) Respectivement : programme d’accès Ă l’Êducation par la distribution de ÂŤbonsÂť ou vouchers, depuis 2006 ; versement d’une allocation aux personnes de plus de 60 ans, depuis 2007 ; programme de rĂŠduction de la mortalitĂŠ infantile, depuis 2009. (5) A ce sujet, lire Hernando Calvo Ospina, ÂŤ Petit prĂŠcis de dĂŠstabilisation en Bolivie Âť, Le Monde diplomatique, juin 2010.

donc une troisième ĂŠtape de la mobilisation, dĂŠclinante : celle qui se caractĂŠrise par la tension au sein du bloc national-populaire entre les aspects gĂŠnĂŠraux et particuliers. Le dĂŠpassement de cette contradiction proviendra du renforcement de la portĂŠe universelle de notre projet. Si le particularisme corporatiste venait au contraire Ă triompher, la perte de dynamisme de la rĂŠvolution marquerait le point de dĂŠpart d’une restauration conservatrice.

Chronologie 2000. Mobilisation des habitants de la ville de Cochabamba qui rejettent la privatisation de la distribution de l’eau. La ÂŤ guerre de l’eau Âť se poursuit en 2005, avec l’expulsion de la multinationale française Suez - Lyonnaise des eaux.

Cette tension entre revendications universelles et particulières au sein du peuple a toujours existĂŠ. C’est d’ailleurs le propre des rĂŠvolutions : de sujet fragmentĂŠ et individualisĂŠ – aspect dominant –, le peuple est progressivement amenĂŠ Ă se constituer en instance collective. Mais nous abordons de toute ĂŠvidence une nouvelle ĂŠtape de la mobilisation, comme le suggère le rĂŠcent conflit entre deux fractions de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) (6), l’une alliĂŠe au pouvoir, l’autre non. En avril 2011, des professeurs d’Êcole membres de la COB se sont mis en grève avec pour principale revendication le relèvement des salaires. Depuis 2006, l’administration Morales a pourtant augmentĂŠ les traitements des travailleurs de la santĂŠ et de l’Êducation de 12 % net d’inflation. Dans le mĂŞme temps, d’autres branches de l’administration publique (ministères, par exemple) ont vu leurs salaires gelĂŠs. Ceux du vice-prĂŠsident, des ministres et des vice-ministres ont, eux, ĂŠtĂŠ rĂŠduits de 30 Ă 60 %. La baisse a ĂŠtĂŠ encore plus importante pour le prĂŠsident. On peut concevoir que les fonctionnaires de la santĂŠ et de l’Êducation rĂŠclament de nouvelles augmentations, mais elles ne peuvent provenir que d’un accroissement des revenus du pays. La politique menĂŠe par le prĂŠsident Morales vise en effet Ă amĂŠliorer les condi-

2003. ÂŤ Guerre du gaz Âť, PROJECTS GALLERY, MIAMI

SEPTEMBRE 2011 –

MARCELLO SUAZNABAR. –  Sans titre , 2011

tions de vie des plus dĂŠmunis (7) et Ă centraliser les ressources issues des nationalisations et des entreprises d’Etat. Il s’agit de crĂŠer une base industrielle dans le domaine des hydrocarbures, des mines, de l’agriculture et de l’ÊlectricitĂŠ de façon Ă gĂŠnĂŠrer une richesse durable et Ă utiliser les ressources du pays pour amĂŠliorer la qualitĂŠ de vie des travailleurs, tant Ă la ville qu’à la campagne. En rĂŠpondant favorablement aux revendications salariales des enseignants, on utiliserait les ressources obtenues grâce aux nationalisations pour n’amĂŠliorer les revenus que de certaines branches du tertiaire. On laisserait ainsi de cĂ´tĂŠ le reste du pays, c’est-Ă -dire la majoritĂŠ. On rendrait par ailleurs plus difficile une stratĂŠgie d’industrialisation (l’achat de machines ou la construction d’infrastructures, par exemple), permettant d’accroĂŽtre les richesses que produit le pays‌ et de les redistribuer.

Une industrialisation nĂŠcessaire

P

ROFITANT de cette tension à l’intÊrieur

du bloc national-populaire, la droite a apportĂŠ le concours de ses mĂŠdias aux manifestants : des dirigeants syndicaux que les journalistes en vue mĂŠprisaient hier encore en raison de leur origine sociale devinrent du jour au lendemain des vedettes de la tĂŠlĂŠvision. ÂŤ Gouvernement des mouvements sociaux Âť, nous cherchons Ă soumettre au dĂŠbat public les diffĂŠrences qui existent au sein du bloc national-populaire. Nous essayons de rĂŠsoudre les tensions entre tendances corporatistes et universelles par des voies dĂŠmocratiques, en encourageant l’avant-garde (indigènes, paysans, travailleurs, ouvriers et ĂŠtudiants) Ă brandir le drapeau de l’intĂŠrĂŞt commun, lequel ne signifie pas l’effacement de l’individu ou de l’intĂŠrĂŞt privĂŠ, mais son existence raisonnable dans un cadre plus gĂŠnĂŠral.

La quatrième tension crĂŠatrice ĂŠmane de l’opposition entre la nĂŠcessitĂŠ de transformer nos matières premières (l’industrialisation) et celle de respecter la nature, le ÂŤbien vivreÂť (8). On nous reproche de ne pas avoir procĂŠdĂŠ Ă une ÂŤ vĂŠritable Âť nationalisation des ressources naturelles et de laisser des transnationales s’emparer d’une partie des richesses du pays (9). Mais nous passer des sociĂŠtĂŠs ĂŠtrangères impliquerait de maĂŽtriser les technologies dont elles disposent : celles liĂŠes Ă l’extraction, mais ĂŠgalement Ă la transformation des matières premières. Ce n’est pas le cas. Il ne peut donc y avoir de nationalisation totale des ressources naturelles sans phase d’industrialisation. Parvenir Ă engager une telle dynamique garnirait les caisses de l’Etat puisque les biens manufacturĂŠs et les produits semi-

Etapes-clĂŠs 2000 Ă 2003. – ÂŤ Crise de l’Etat Âť Les piliers de la domination traditionnelle s’effondrent. Les contradictions anciennes (Etat monoculturel contre sociĂŠtĂŠ plurinationale, Etat centralisateur contre dĂŠsir de dĂŠcentralisation de la sociĂŠtĂŠ, etc.) s’intensiďŹ ent alors qu’en apparaissent de nouvelles (privatisation contre nationalisation des ressources naturelles, cens politique contre dĂŠmocratie sociale, etc.). 2003 Ă 2005. – ÂŤ Affrontement catastrophique Âť Deux projets de sociĂŠtĂŠ s’opposent, tous deux capables de mobiliser largement. 2005 . – Election d’un Indien paysan Ă la prĂŠsidence de la RĂŠpublique

Cette rupture ne signiďŹ e pas que les classes dominantes aient perdu le pouvoir. NĂŠanmoins, les contradictions entre classes sociales se dĂŠplacent Ă l’intĂŠrieur de l’appareil d’Etat. 2005 Ă 2009. – ÂŤ Point de bifurcation Âť L’antagonisme atteint son paroxysme, c’est l’affrontement. La pĂŠriode s’achève par la victoire du camp de M. Evo Morales, rĂŠĂŠlu en 2009. Depuis 2010. – Contradictions Ă l’intĂŠrieur du bloc nationalpopulaire Phase dĂŠtaillĂŠe dans l’article ci-dessus.

A. G. L.

finis comportent une valeur ajoutĂŠe supĂŠrieure Ă celle des matières premières non transformĂŠes que nous exportons aujourd’hui. La phase d’industrialisation favorise par ailleurs les progrès technologiques et procure un ensemble de savoirs scientifiques susceptibles de constituer un tremplin pour de nouvelles activitĂŠs industrielles, intensives en technologie mais aussi en main-d’œuvre. Il n’est pas simple de progresser sur cette voie. D’abord, parce que nous n’avons pas d’expĂŠrience en ce domaine, ce qui nous oblige Ă apprendre en avançant. Au demeurant, la modernisation industrielle exige des investissements colossaux : une usine pĂŠtrochimique coĂťte près de 1 milliard de dollars, une usine thermoĂŠlectrique entre 1 et 3 milliards. Enfin, il s’agit d’un processus long : trois ans, au moins, sont requis avant que ne fonctionnent les sites industriels les plus petits, cinq ou six pour ceux de taille moyenne et dix (au moins) pour les plus grands. Le gouvernement a pris la dĂŠcision d’Êdifier une industrie du gaz, du lithium (10), du fer et de certaines rĂŠserves d’eau. Des intellectuels ont interprĂŠtĂŠ ce processus de construction d’entreprises publiques comme l’Êmergence d’un capitalisme d’Etat, contraire Ă la consolidation d’une vision ÂŤcommunautaristeÂť et communiste (11). A nos yeux, le capitalisme d’Etat des annĂŠes 1950 a placĂŠ les grandes entreprises au service de clientèles particulières : bureaucratie, groupes patronaux, grands propriĂŠtaires terriens, etc. En revanche, l’utilisation des excĂŠdents gĂŠnĂŠrĂŠs par l’industrialisation que la Bolivie encourage dĂŠsormais donne la prioritĂŠ Ă la valeur d’usage, pas Ă la valeur d’Êchange (12) : la satisfaction des besoins avant le profit. C’est le cas des services de base (eau, ĂŠlectricitĂŠ, etc.), ĂŠlevĂŠs au statut de droits humains et donc distribuĂŠs parce qu’ils sont jugĂŠs nĂŠcessaires, et non pas rentables. C’est aussi le cas de l’achat de produits agricoles par l’Etat, qui vise Ă garantir la souverainetĂŠ alimentaire du pays et la disponibilitĂŠ de denrĂŠes vendues Ă des prix ÂŤ justes Âť : fixĂŠs de façon Ă ce que les produits soient accessibles aux consommateurs, ils n’Êvoluent pas en fonction de l’offre et de la demande. La plus-value issue de l’industria lisation offre ainsi Ă l’Etat la possibilitĂŠ de mettre en cause la logique capitaliste de l’appropriation privĂŠe. La gĂŠnĂŠration de telles richesses provoque nĂŠanmoins un ensemble d’effets nĂŠfastes pour l’environnement, la Terre, les forĂŞts, les montagnes. Et quand la nature se trouve agressĂŠe, les ĂŞtres humains souffrent, en bout de course. Toute activitĂŠ industrielle comporte un coĂťt environnemental. Mais le capitalisme a subordonnĂŠ les forces de la nature, en a abusĂŠ, les plaçant au service des gains privĂŠs, sans tenir compte du fait qu’il dĂŠtruisait ainsi le noyau reproductif de la nature ellemĂŞme. Nous devons ĂŠviter le destin auquel un tel cours nous conduit. Les forces productives du monde rural et l’Êthique professionnelle des agriculteurs portent sur nos rapports Ă la nature un regard opposĂŠ Ă la logique capitaliste. Elles nous proposent de voir la nature comme partie

d’un organisme vivant, total, auquel l’être humain et la sociĂŠtĂŠ appartiennent aussi. Selon cette vision, l’utilisation des capacitĂŠs productives naturelles doit se faire dans le cadre d’une attitude respectueuse de cette totalitĂŠ et de sa reproduction. ÂŤ Humaniser la nature et naturaliser l’être humain Âť, prescrivait Karl Marx (13). C’est le sens de notre projet : utiliser la science, la technologie et l’industrie pour produire des richesses – comment faire autrement pour construire les routes, les centres de soins, les ĂŠcoles qui nous manquent et pour satisfaire les demandes de notre sociĂŠtĂŠ ? – tout en prĂŠservant la structure fondamentale de notre environnement. Pour nous, mais aussi pour les gĂŠnĂŠrations futures. Les tensions crĂŠatrices qui tiraillent le bloc national-populaire au pouvoir en Bolivie caractĂŠrisent les dynamiques de transformation sociale : les rĂŠvolutions ne sont-elles pas des flux chaotiques d’initiatives collectives et sociales, d’Êlans fragmentĂŠs qui se croisent, s’affrontent, s’additionnent et s’articulent pour de nouveau se diviser et se recroiser ? Autant dire que rien n’y est dĂŠfini par avance. ALVARO GARCĂ?A LINERA. (6) La principale centrale syndicale bolivienne, fondĂŠe lors de la rĂŠvolution de 1952. (7) Selon l’annuaire statistique de la Commission ĂŠconomique des Nations unies pour l’AmĂŠrique latine et les CaraĂŻbes (Cepal), le taux de pauvretĂŠ est passĂŠ de 63,9 % Ă 54 % de la population entre 2004 et 2007 (dernières statistiques disponibles). (8) Traduction de sumak kawsay en quechua et sumak qamaĂąa en aymara, un concept inscrit dans la Constitution bolivienne de 2009. (9) En mai 2006, le prĂŠsident Morales annonce la ÂŤ nationalisation des hydrocarbures Âť. Celle-ci n’est toutefois pas complète : soulignant le fait qu’il ne dispose pas de la technologie suffisante pour se passer de partenaires privĂŠs, l’Etat prend le contrĂ´le de 51 %

insurrection dÊclenchÊe par le projet de livrer de vastes rÊserves de gaz naturel à un consortium Êtranger. La lutte, qui fait 67 morts et quelque 400 blessÊs, se solde par le renversement du prÊsident Gonzalo Sånchez de Lozada et l’abandon du projet.

2005. Election, avec 53 % des voix, de M. Evo Morales, dirigeant paysan et indigène, à la tête du Mouvement vers le socialisme - Instrument politique pour la souverainetÊ des peuples (MAS-IPSP ou MAS). LancÊ en 1995, le MAS articule des tendances traditionnellement antagoniques au sein de la gauche.

2006. Election d’une AssemblÊe constituante, qui clôt ses travaux en dÊcembre 2007.

2008. Soulèvement de la rĂŠgion orientale de la Media Luna (dirigĂŠe par l’opposition). Après une tentative de coup d’Etat, M. Morales remporte un rĂŠfĂŠrendum rĂŠvocatoire. L’ambassadeur amĂŠricain est expulsĂŠ.

2009. Approbation de la nouvelle Constitution par rĂŠfĂŠrendum. M. Morales est rĂŠĂŠlu Ă la prĂŠsidence avec 64 % des voix. du capital de tous les exploitants prĂŠsents sur son territoire. Il renĂŠgocie par ailleurs les contrats de façon Ă percevoir 82 % des revenus (taxes et redevances). (10) La Bolivie dispose des plus importantes rĂŠserves de ce mĂŠtal, qui entre notamment dans la composition des batteries ĂŠlectriques. (11) L’auteur ĂŠvoque un groupe d’intellectuels dont une partie a publiĂŠ un manifeste, ÂŤ Pour la rĂŠcupĂŠration du processus de changement pour le peuple et par le peuple Âť, le 18 juin 2011. (12) La valeur d’usage dĂŠcrit l’utilitĂŠ concrète d’un bien ; la valeur d’Êchange renvoie Ă la valeur commerciale d’une marchandise. (13) Karl Marx, Manuscrits de 1844, Editions sociales, Paris, 1972.


LE MONDE diplomatique

18

19

U N VICE - PRÉSIDENT

FACE À L’ EXERCICE DU POUVOIR

PROJECTS GALLERY, MIAMI

Bolivie, ÂŤ les quatre contradictions de notre rĂŠvolution Âť

MARCELLO SUAZNABAR. –  Sans titre , 2010

D

P A R A LVA R O G A R C Ă? A L I N E R A *

E 2000, annÊe des premières mobi-

lisations sociales massives dĂŠnonçant la privatisation de l’eau, Ă 2009, date de la rĂŠĂŠlection du syndicaliste paysan Evo Morales Ă la prĂŠsidence (lire la chronologie et l’encadrĂŠ), la Bolivie a connu un conflit fondamental opposant le peuple Ă l’empire amĂŠricain et Ă ses alliĂŠs de la bourgeoisie bolivienne, attachĂŠe au nĂŠolibĂŠralisme. L’Êlection de 2009, dont l’administration Morales est sortie renforcĂŠe (1), a

* Vice-prÊsident de l’Etat plurinational de Bolivie. Auteur de Pour une politique de l’ÊgalitÊ. CommunautÊ et autonomie dans la Bolivie contemporaine, Les Prairies ordinaires, Paris, 2008.

attĂŠnuĂŠ ces menaces extĂŠrieures. De nouvelles contradictions ont alors surgi, au sein du bloc national-populaire (2), entre les diffĂŠrentes classes qui conduisent le processus de changement, Ă propos des modalitĂŠs de son pilotage. Quatre de ces tensions, secondaires par rapport au conflit central contre l’impĂŠrialisme, se situent nĂŠanmoins au cĹ“ur du processus rĂŠvolutionnaire bolivien : d’un cĂ´tĂŠ, elles en menacent la poursuite ; de l’autre, elles permettent d’imaginer les moyens de passer Ă l’Êtape ultĂŠrieure. La première tension crĂŠatrice concerne le rapport entre l’Etat et les mouvements sociaux. La population attend du gouver-

En juin dernier, le Fonds monĂŠtaire international (FMI) et la Banque mondiale ont louĂŠ la ÂŤ solide gestion macroĂŠconomique Âť du gouvernement bolivien. Quelques mois plus tĂ´t, les rues de La Paz avaient rĂŠsonnĂŠ des cris de manifestants exigeant une revalorisation salariale. Certains dĂŠnonçaient un retour au nĂŠolibĂŠralisme sous l’Êgide du prĂŠsident Evo Morales. En serait-ce fini du virage Ă gauche latino-amĂŠricain symbolisĂŠ notamment par l’Êlection en 2005 de ce syndicaliste paysan et indigène ? En Bolivie, le clientĂŠlisme n’a pas ĂŠtĂŠ ĂŠradiquĂŠ ; les nouvelles ĂŠlites reproduisent certains travers de leurs prĂŠdĂŠcesseurs ; des conflits sociaux ĂŠclatent rĂŠgulièrement. L’administration

nement des actions promptes, qui apportent des rĂŠponses concrètes Ă ses besoins matĂŠriels. Alors que cela exige une centralisation efficace des prises de dĂŠcision, notre gouvernement est constituĂŠ de reprĂŠsentants d’organisations sociales indigènes, paysannes, ouvrières et populaires dont la dynamique propre requiert de ÂŤ prendre le temps Âť. Celui du dĂŠbat, de la dĂŠlibĂŠration et de l’analyse de propositions variĂŠes. Le fonctionnement de ces mouvements implique ĂŠgalement la dĂŠmultiplication du nombre de participants Ă la prise de dĂŠcision. Le gouvernement du prĂŠsident Morales – un ÂŤ gouvernement des mouvements sociaux (3) Âť – est le lieu oĂš s’opposent et doivent se rĂŠsoudre des dynamiques contraires : concentration et dĂŠcentralisation des dĂŠcisions ; monopolisation et socialisation des actions exĂŠcutives ; rapiditĂŠ des rĂŠsultats et lenteur des dĂŠlibĂŠrations. Pour tenter de rĂŠsorber cette contradiction, nous avons avancĂŠ le concept

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

Morales a-t-elle pour autant trahi ? Les difficultĂŠs actuelles ne rĂŠvèlent-elles pas plutĂ´t des tensions propres aux mouvements de transformation sociale ? M. Alvaro GarcĂ­a Linera penche pour cette dernière hypothèse. Vice-prĂŠsident de l’Etat plurinational de Bolivie, il dĂŠfend le bilan du gouvernement. Ancien guĂŠrillero, sociologue, auteur de nombreux ouvrages, il rĂŠflĂŠchit sur les obstacles au changement. Cette dualitĂŠ rend son tĂŠmoignage original : rares sont les intellectuels confrontĂŠs aux rigueurs que la rĂŠalitĂŠ impose Ă leurs thĂŠories ; tout aussi rares, les dirigeants politiques qui examinent les implications thĂŠoriques de leur action.

d’ Etat intĂŠgralÂť : le moment oĂš la sociĂŠtĂŠ s’approprie progressivement les processus d’arbitrage, dĂŠpassant ainsi la confrontration entre l’Etat (en tant que machine Ă centraliser les dĂŠcisions) et le mouvement social (en tant que machine Ă les dĂŠcentraliser et Ă les dĂŠmocratiser). Un tel objectif ne s’envisage pas sur le court terme. Il rĂŠsulte d’un mouvement historique fait d’avancĂŠes et de reculs, de dĂŠsĂŠquilibres qui inclinent l’aiguille tantĂ´t d’un cĂ´tĂŠ, tantĂ´t de l’autre, mettant en jeu soit l’efficacitĂŠ du gouvernement, soit la dĂŠmocratisation des dĂŠcisions. La lutte (et elle seule) permettra de maintenir l’Êquilibre entre ces deux pĂ´les pendant le temps nĂŠcessaire Ă la rĂŠsolution historique de cette contradiction. La deuxième tension crĂŠatrice oppose l’ampleur du processus rĂŠvolutionnaire – qui dĂŠcoule de l’incorporation croissante de diffĂŠrents groupes sociaux ainsi que de la quĂŞte d’alliances larges – et la nĂŠcessitĂŠ d’en cimenter la direction indigène, paysanne, ouvrière et populaire, laquelle garantit l’orientation politique. L’hĂŠgĂŠmonie du bloc national-populaire exige la cohĂŠsion des classes travailleuses. Elle implique ĂŠgalement le rayonnement de leur leadership (historique, matĂŠriel, pĂŠdagogique et moral) sur le reste de la population afin de s’assurer son soutien.

Certes, il y aura toujours un secteur rĂŠticent Ă l’hĂŠgĂŠmonie indigène et populaire, agissant Ă l’occasion comme courroie de transmission des pouvoirs ĂŠtrangers. Mais la consolidation de la direction prolĂŠtarienne exige que l’ensemble de la sociĂŠtĂŠ considère que sa situation progresse lorsque ces classes travailleuses dirigent le pays. Cette nĂŠcessitĂŠ contraint un pouvoir de gauche Ă tenir compte d’une partie des besoins de ses adversaires. Une troisième tension crĂŠatrice s’est manifestĂŠe avec beaucoup d’intensitĂŠ depuis un an. Elle vient de la confrontation entre l’intĂŠrĂŞt gĂŠnĂŠral et celui, particulier, d’un groupe, d’un secteur ou d’un individu. Entre la lutte sociale, commune et communiste et les conquĂŞtes individuelles, sectorielles et privĂŠes. Le large cycle de mobilisations qui a dĂŠmarrĂŠ en 2000, avec la ÂŤguerre de l’eauÂť, a d’abord connu une dimension locale. Mais ce conflit concernait directement l’ensemble du pays, lui aussi menacĂŠ par les projets de privatisation de l’eau. Il y eut, plus tard, la ÂŤ guerre du gaz Âť , la lutte pour une AssemblĂŠe constituante et la construction d’une dĂŠmocratie plurinationale : autant de revendications portĂŠes de manière sectorielle par des indigènes et des ouvriers, qui touchaient nĂŠanmoins l’ensemble des opprimĂŠs, et mĂŞme la nation tout entière.

IntĂŠrĂŞts privĂŠs, intĂŠrĂŞt collectif

L

’ÉMERGENCE de ces exigences – imaginĂŠes sur les barricades, lors des blocages de routes, dans les manifestations et au cours des insurrections populaires – a permis de construire un programme de prise du pouvoir capable de mobiliser et d’unifier progressivement la majoritĂŠ du peuple bolivien. Après la victoire, en 2005, le gouvernement s’est consacrĂŠ Ă le mettre en Ĺ“uvre. Il y eut d’abord l’AssemblĂŠe constituante qui, pour la première fois de l’histoire, a permis que la Constitution soit rĂŠdigĂŠe par les reprĂŠsentants directs de tous les secteurs sociaux du pays. Puis, nous avons procĂŠdĂŠ Ă la nationalisation de grandes entreprises, facilitant ainsi la redistribution d’une part de l’excĂŠdent ĂŠconomique Ă travers les programmes Juancito Pinto, renta dignidad (ÂŤ pension digneÂť) et Juana Azurduy (4). Si nous ĂŠtudions le cycle de la mobilisation comme une courbe ascendante qui, d’après l’expĂŠrience historique, se stabilise puis dĂŠcline peu Ă peu, nous constatons que la première ĂŠtape – ou phase ascendante – se caractĂŠrise par l’agrĂŠgation croissante des secteurs sociaux, la construction d’un programme gĂŠnĂŠral et l’apparition, de la part des classes ÂŤsubalternesÂť, d’une volontĂŠ organisĂŠe et concrète de prendre le pouvoir. La stabilisation de la mobilisation, au plus haut point de la courbe, correspond Ă la fois au moment de la mise en Ĺ“uvre des

premiers objectifs universaux et Ă celui des rĂŠsistances les plus fortes des groupes sociaux appuyant le pouvoir nĂŠolibĂŠral sortant : tentative de coup d’Etat, mouvements sĂŠparatistes, etc. (5). C’est la phase ÂŤjacobineÂť du processus qui, en amenant le mouvement social converti en pouvoir d’Etat Ă se dĂŠfendre, recrĂŠe de nouvelles mobilisations et de nouveaux horizons d’universalitĂŠ de son action. Depuis le dĂŠbut du second mandat de M. Morales, en 2010, nous connaissons (1) Le scrutin de dĂŠcembre 2009 fait suite Ă une pĂŠriode de dĂŠstabilisation politique visant Ă fragiliser le prĂŠsident Morales, candidat Ă sa propre succession : soulèvement de la rĂŠgion orientale de la Media Luna, rĂŠfĂŠrendum rĂŠvocatoire, tentative de coup d’Etat, confrontation avec Washington. M. Morales remporte toutefois l’Êlection avec 64 % des voix, contre 53 % en 2005. (Les notes de bas de page sont de la rĂŠdaction.) (2) Celui-ci regroupe les diffĂŠrents courants que l’Êlection de M. Morales porte au pouvoir : syndicalisme marxiste, indianisme, mouvements paysans et nationalisme rĂŠvolutionnaire. (3) L’expression ÂŤ gouvernement des mouvements sociauxÂť suggère que, avec l’Êlection de M. Morales, ce sont les mouvements sociaux (mobilisĂŠs depuis le dĂŠbut des annĂŠes 2000) qui s’emparent du gouvernement. (4) Respectivement : programme d’accès Ă l’Êducation par la distribution de ÂŤbonsÂť ou vouchers, depuis 2006 ; versement d’une allocation aux personnes de plus de 60 ans, depuis 2007 ; programme de rĂŠduction de la mortalitĂŠ infantile, depuis 2009. (5) A ce sujet, lire Hernando Calvo Ospina, ÂŤ Petit prĂŠcis de dĂŠstabilisation en Bolivie Âť, Le Monde diplomatique, juin 2010.

donc une troisième ĂŠtape de la mobilisation, dĂŠclinante : celle qui se caractĂŠrise par la tension au sein du bloc national-populaire entre les aspects gĂŠnĂŠraux et particuliers. Le dĂŠpassement de cette contradiction proviendra du renforcement de la portĂŠe universelle de notre projet. Si le particularisme corporatiste venait au contraire Ă triompher, la perte de dynamisme de la rĂŠvolution marquerait le point de dĂŠpart d’une restauration conservatrice.

Chronologie 2000. Mobilisation des habitants de la ville de Cochabamba qui rejettent la privatisation de la distribution de l’eau. La ÂŤ guerre de l’eau Âť se poursuit en 2005, avec l’expulsion de la multinationale française Suez - Lyonnaise des eaux.

Cette tension entre revendications universelles et particulières au sein du peuple a toujours existĂŠ. C’est d’ailleurs le propre des rĂŠvolutions : de sujet fragmentĂŠ et individualisĂŠ – aspect dominant –, le peuple est progressivement amenĂŠ Ă se constituer en instance collective. Mais nous abordons de toute ĂŠvidence une nouvelle ĂŠtape de la mobilisation, comme le suggère le rĂŠcent conflit entre deux fractions de la Centrale ouvrière bolivienne (COB) (6), l’une alliĂŠe au pouvoir, l’autre non. En avril 2011, des professeurs d’Êcole membres de la COB se sont mis en grève avec pour principale revendication le relèvement des salaires. Depuis 2006, l’administration Morales a pourtant augmentĂŠ les traitements des travailleurs de la santĂŠ et de l’Êducation de 12 % net d’inflation. Dans le mĂŞme temps, d’autres branches de l’administration publique (ministères, par exemple) ont vu leurs salaires gelĂŠs. Ceux du vice-prĂŠsident, des ministres et des vice-ministres ont, eux, ĂŠtĂŠ rĂŠduits de 30 Ă 60 %. La baisse a ĂŠtĂŠ encore plus importante pour le prĂŠsident. On peut concevoir que les fonctionnaires de la santĂŠ et de l’Êducation rĂŠclament de nouvelles augmentations, mais elles ne peuvent provenir que d’un accroissement des revenus du pays. La politique menĂŠe par le prĂŠsident Morales vise en effet Ă amĂŠliorer les condi-

2003. ÂŤ Guerre du gaz Âť, PROJECTS GALLERY, MIAMI

SEPTEMBRE 2011 –

MARCELLO SUAZNABAR. –  Sans titre , 2011

tions de vie des plus dĂŠmunis (7) et Ă centraliser les ressources issues des nationalisations et des entreprises d’Etat. Il s’agit de crĂŠer une base industrielle dans le domaine des hydrocarbures, des mines, de l’agriculture et de l’ÊlectricitĂŠ de façon Ă gĂŠnĂŠrer une richesse durable et Ă utiliser les ressources du pays pour amĂŠliorer la qualitĂŠ de vie des travailleurs, tant Ă la ville qu’à la campagne. En rĂŠpondant favorablement aux revendications salariales des enseignants, on utiliserait les ressources obtenues grâce aux nationalisations pour n’amĂŠliorer les revenus que de certaines branches du tertiaire. On laisserait ainsi de cĂ´tĂŠ le reste du pays, c’est-Ă -dire la majoritĂŠ. On rendrait par ailleurs plus difficile une stratĂŠgie d’industrialisation (l’achat de machines ou la construction d’infrastructures, par exemple), permettant d’accroĂŽtre les richesses que produit le pays‌ et de les redistribuer.

Une industrialisation nĂŠcessaire

P

ROFITANT de cette tension à l’intÊrieur

du bloc national-populaire, la droite a apportĂŠ le concours de ses mĂŠdias aux manifestants : des dirigeants syndicaux que les journalistes en vue mĂŠprisaient hier encore en raison de leur origine sociale devinrent du jour au lendemain des vedettes de la tĂŠlĂŠvision. ÂŤ Gouvernement des mouvements sociaux Âť, nous cherchons Ă soumettre au dĂŠbat public les diffĂŠrences qui existent au sein du bloc national-populaire. Nous essayons de rĂŠsoudre les tensions entre tendances corporatistes et universelles par des voies dĂŠmocratiques, en encourageant l’avant-garde (indigènes, paysans, travailleurs, ouvriers et ĂŠtudiants) Ă brandir le drapeau de l’intĂŠrĂŞt commun, lequel ne signifie pas l’effacement de l’individu ou de l’intĂŠrĂŞt privĂŠ, mais son existence raisonnable dans un cadre plus gĂŠnĂŠral.

La quatrième tension crĂŠatrice ĂŠmane de l’opposition entre la nĂŠcessitĂŠ de transformer nos matières premières (l’industrialisation) et celle de respecter la nature, le ÂŤbien vivreÂť (8). On nous reproche de ne pas avoir procĂŠdĂŠ Ă une ÂŤ vĂŠritable Âť nationalisation des ressources naturelles et de laisser des transnationales s’emparer d’une partie des richesses du pays (9). Mais nous passer des sociĂŠtĂŠs ĂŠtrangères impliquerait de maĂŽtriser les technologies dont elles disposent : celles liĂŠes Ă l’extraction, mais ĂŠgalement Ă la transformation des matières premières. Ce n’est pas le cas. Il ne peut donc y avoir de nationalisation totale des ressources naturelles sans phase d’industrialisation. Parvenir Ă engager une telle dynamique garnirait les caisses de l’Etat puisque les biens manufacturĂŠs et les produits semi-

Etapes-clĂŠs 2000 Ă 2003. – ÂŤ Crise de l’Etat Âť Les piliers de la domination traditionnelle s’effondrent. Les contradictions anciennes (Etat monoculturel contre sociĂŠtĂŠ plurinationale, Etat centralisateur contre dĂŠsir de dĂŠcentralisation de la sociĂŠtĂŠ, etc.) s’intensiďŹ ent alors qu’en apparaissent de nouvelles (privatisation contre nationalisation des ressources naturelles, cens politique contre dĂŠmocratie sociale, etc.). 2003 Ă 2005. – ÂŤ Affrontement catastrophique Âť Deux projets de sociĂŠtĂŠ s’opposent, tous deux capables de mobiliser largement. 2005 . – Election d’un Indien paysan Ă la prĂŠsidence de la RĂŠpublique

Cette rupture ne signiďŹ e pas que les classes dominantes aient perdu le pouvoir. NĂŠanmoins, les contradictions entre classes sociales se dĂŠplacent Ă l’intĂŠrieur de l’appareil d’Etat. 2005 Ă 2009. – ÂŤ Point de bifurcation Âť L’antagonisme atteint son paroxysme, c’est l’affrontement. La pĂŠriode s’achève par la victoire du camp de M. Evo Morales, rĂŠĂŠlu en 2009. Depuis 2010. – Contradictions Ă l’intĂŠrieur du bloc nationalpopulaire Phase dĂŠtaillĂŠe dans l’article ci-dessus.

A. G. L.

finis comportent une valeur ajoutĂŠe supĂŠrieure Ă celle des matières premières non transformĂŠes que nous exportons aujourd’hui. La phase d’industrialisation favorise par ailleurs les progrès technologiques et procure un ensemble de savoirs scientifiques susceptibles de constituer un tremplin pour de nouvelles activitĂŠs industrielles, intensives en technologie mais aussi en main-d’œuvre. Il n’est pas simple de progresser sur cette voie. D’abord, parce que nous n’avons pas d’expĂŠrience en ce domaine, ce qui nous oblige Ă apprendre en avançant. Au demeurant, la modernisation industrielle exige des investissements colossaux : une usine pĂŠtrochimique coĂťte près de 1 milliard de dollars, une usine thermoĂŠlectrique entre 1 et 3 milliards. Enfin, il s’agit d’un processus long : trois ans, au moins, sont requis avant que ne fonctionnent les sites industriels les plus petits, cinq ou six pour ceux de taille moyenne et dix (au moins) pour les plus grands. Le gouvernement a pris la dĂŠcision d’Êdifier une industrie du gaz, du lithium (10), du fer et de certaines rĂŠserves d’eau. Des intellectuels ont interprĂŠtĂŠ ce processus de construction d’entreprises publiques comme l’Êmergence d’un capitalisme d’Etat, contraire Ă la consolidation d’une vision ÂŤcommunautaristeÂť et communiste (11). A nos yeux, le capitalisme d’Etat des annĂŠes 1950 a placĂŠ les grandes entreprises au service de clientèles particulières : bureaucratie, groupes patronaux, grands propriĂŠtaires terriens, etc. En revanche, l’utilisation des excĂŠdents gĂŠnĂŠrĂŠs par l’industrialisation que la Bolivie encourage dĂŠsormais donne la prioritĂŠ Ă la valeur d’usage, pas Ă la valeur d’Êchange (12) : la satisfaction des besoins avant le profit. C’est le cas des services de base (eau, ĂŠlectricitĂŠ, etc.), ĂŠlevĂŠs au statut de droits humains et donc distribuĂŠs parce qu’ils sont jugĂŠs nĂŠcessaires, et non pas rentables. C’est aussi le cas de l’achat de produits agricoles par l’Etat, qui vise Ă garantir la souverainetĂŠ alimentaire du pays et la disponibilitĂŠ de denrĂŠes vendues Ă des prix ÂŤ justes Âť : fixĂŠs de façon Ă ce que les produits soient accessibles aux consommateurs, ils n’Êvoluent pas en fonction de l’offre et de la demande. La plus-value issue de l’industria lisation offre ainsi Ă l’Etat la possibilitĂŠ de mettre en cause la logique capitaliste de l’appropriation privĂŠe. La gĂŠnĂŠration de telles richesses provoque nĂŠanmoins un ensemble d’effets nĂŠfastes pour l’environnement, la Terre, les forĂŞts, les montagnes. Et quand la nature se trouve agressĂŠe, les ĂŞtres humains souffrent, en bout de course. Toute activitĂŠ industrielle comporte un coĂťt environnemental. Mais le capitalisme a subordonnĂŠ les forces de la nature, en a abusĂŠ, les plaçant au service des gains privĂŠs, sans tenir compte du fait qu’il dĂŠtruisait ainsi le noyau reproductif de la nature ellemĂŞme. Nous devons ĂŠviter le destin auquel un tel cours nous conduit. Les forces productives du monde rural et l’Êthique professionnelle des agriculteurs portent sur nos rapports Ă la nature un regard opposĂŠ Ă la logique capitaliste. Elles nous proposent de voir la nature comme partie

d’un organisme vivant, total, auquel l’être humain et la sociĂŠtĂŠ appartiennent aussi. Selon cette vision, l’utilisation des capacitĂŠs productives naturelles doit se faire dans le cadre d’une attitude respectueuse de cette totalitĂŠ et de sa reproduction. ÂŤ Humaniser la nature et naturaliser l’être humain Âť, prescrivait Karl Marx (13). C’est le sens de notre projet : utiliser la science, la technologie et l’industrie pour produire des richesses – comment faire autrement pour construire les routes, les centres de soins, les ĂŠcoles qui nous manquent et pour satisfaire les demandes de notre sociĂŠtĂŠ ? – tout en prĂŠservant la structure fondamentale de notre environnement. Pour nous, mais aussi pour les gĂŠnĂŠrations futures. Les tensions crĂŠatrices qui tiraillent le bloc national-populaire au pouvoir en Bolivie caractĂŠrisent les dynamiques de transformation sociale : les rĂŠvolutions ne sont-elles pas des flux chaotiques d’initiatives collectives et sociales, d’Êlans fragmentĂŠs qui se croisent, s’affrontent, s’additionnent et s’articulent pour de nouveau se diviser et se recroiser ? Autant dire que rien n’y est dĂŠfini par avance. ALVARO GARCĂ?A LINERA. (6) La principale centrale syndicale bolivienne, fondĂŠe lors de la rĂŠvolution de 1952. (7) Selon l’annuaire statistique de la Commission ĂŠconomique des Nations unies pour l’AmĂŠrique latine et les CaraĂŻbes (Cepal), le taux de pauvretĂŠ est passĂŠ de 63,9 % Ă 54 % de la population entre 2004 et 2007 (dernières statistiques disponibles). (8) Traduction de sumak kawsay en quechua et sumak qamaĂąa en aymara, un concept inscrit dans la Constitution bolivienne de 2009. (9) En mai 2006, le prĂŠsident Morales annonce la ÂŤ nationalisation des hydrocarbures Âť. Celle-ci n’est toutefois pas complète : soulignant le fait qu’il ne dispose pas de la technologie suffisante pour se passer de partenaires privĂŠs, l’Etat prend le contrĂ´le de 51 %

insurrection dÊclenchÊe par le projet de livrer de vastes rÊserves de gaz naturel à un consortium Êtranger. La lutte, qui fait 67 morts et quelque 400 blessÊs, se solde par le renversement du prÊsident Gonzalo Sånchez de Lozada et l’abandon du projet.

2005. Election, avec 53 % des voix, de M. Evo Morales, dirigeant paysan et indigène, à la tête du Mouvement vers le socialisme - Instrument politique pour la souverainetÊ des peuples (MAS-IPSP ou MAS). LancÊ en 1995, le MAS articule des tendances traditionnellement antagoniques au sein de la gauche.

2006. Election d’une AssemblÊe constituante, qui clôt ses travaux en dÊcembre 2007.

2008. Soulèvement de la rĂŠgion orientale de la Media Luna (dirigĂŠe par l’opposition). Après une tentative de coup d’Etat, M. Morales remporte un rĂŠfĂŠrendum rĂŠvocatoire. L’ambassadeur amĂŠricain est expulsĂŠ.

2009. Approbation de la nouvelle Constitution par rĂŠfĂŠrendum. M. Morales est rĂŠĂŠlu Ă la prĂŠsidence avec 64 % des voix. du capital de tous les exploitants prĂŠsents sur son territoire. Il renĂŠgocie par ailleurs les contrats de façon Ă percevoir 82 % des revenus (taxes et redevances). (10) La Bolivie dispose des plus importantes rĂŠserves de ce mĂŠtal, qui entre notamment dans la composition des batteries ĂŠlectriques. (11) L’auteur ĂŠvoque un groupe d’intellectuels dont une partie a publiĂŠ un manifeste, ÂŤ Pour la rĂŠcupĂŠration du processus de changement pour le peuple et par le peuple Âť, le 18 juin 2011. (12) La valeur d’usage dĂŠcrit l’utilitĂŠ concrète d’un bien ; la valeur d’Êchange renvoie Ă la valeur commerciale d’une marchandise. (13) Karl Marx, Manuscrits de 1844, Editions sociales, Paris, 1972.


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

20

21 FAMINE ,

RENCHÉRISSEMENT DES DENRÉES

Quand la Banque mondiale encourage Si les images de la famine en Afrique font le tour de la planète, on sait peu que ce flĂŠau est en partie liĂŠ Ă l’essor des investissements fonciers sur le continent. Ainsi, l’Ethiopie cède des milliers d’hectares Ă des entreprises ĂŠtrangères qui substituent Ă l’agriculture vivrière des plantations destinĂŠes Ă l’exportation. Et la Banque mondiale encourage ce mouvement, comme le montre le cas du Mali.

fait d’un moindre accès au foncier et Ă l’eau, marginalisation, vulnĂŠrabilitĂŠ alimentaire.

PA R B E N O ĂŽ T L A L L A U *

T

ROIS ANS après la crise alimentaire de 2008, la question de la faim resurgit dans la Corne de l’Afrique. Parmi les causes de ce flĂŠau se trouvent les investissements fonciers Ă grande ĂŠchelle visant Ă ĂŠtablir des cultures vivrières et ĂŠnergĂŠtiques lĂ oĂš la terre arable demeure disponible. Leur ampleur est inĂŠdite. Quarantecinq millions d’hectares de terres, soit environ dix fois plus que la moyenne des annĂŠes prĂŠcĂŠdentes, auraient changĂŠ de mains en 2009 (1). Certes, il est malaisĂŠ de distinguer les projets envisagĂŠs de ceux dĂŠcidĂŠs ou plus ou moins engagĂŠs, tant les entreprises et les Etats rechignent Ă livrer leurs chiffres. MĂŞme la Banque mondiale affirme avoir eu les plus grandes difficultĂŠs Ă obtenir des informations fiables, au point qu’elle s’est appuyĂŠe sur les donnĂŠes – très alarmantes – diffusĂŠes

par l’organisation non gouvernementale (ONG) Grain (2) pour rĂŠdiger son rapport sur la question, paru en septembre 2010 (3). A priori, ces achats de terres cadrent bien avec le discours de la Banque mondiale après la crise de 2008 (4). Elle estime que tout apport de capitaux extĂŠrieurs dans un pays souffrant d’un dĂŠficit d’Êpargne favorise son dĂŠveloppement ; donc les investissements privĂŠs dans l’agriculture contribuent au dĂŠveloppement national et Ă la lutte contre la pauvretĂŠ, exigence morale du XXIe siècle. On note d’ailleurs que la SociĂŠtĂŠ financière internationale (SFI), filiale de la Banque mondiale, joue un rĂ´le majeur dans la promotion de tels investissements.

De la rhĂŠtorique du dĂŠveloppement

M

AIS ces dynamiques embarrassent aussi l’institution, et son rĂŠcent rapport en dresse un bilan ĂŠdifiant, confirmant les nombreuses dĂŠnonciations des ONG. Ces critiques portent d’abord sur l’argument d’une exploitation plus rationnelle, et donc plus productive, de terres jusqu’alors sousexploitĂŠes; Ă cette fin, un ensemble de techniques modernes devrait ĂŞtre mis en Ĺ“uvre, qui combine recours aux engrais chimiques, motorisation, amĂŠnagements d’irrigation, cultures pures et variĂŠtĂŠs Ă haut rendement obtenues par hybridation ou, mieux, par modification gĂŠnĂŠtique. Mais l’application indiffĂŠrenciĂŠe de ces techniques fragilise les agroĂŠcosystèmes, qui ne doivent souvent leur fertilitĂŠ qu’aux pratiques agricoles et pastorales de prĂŠservation.

* MaÎtre de confÊrences en Êconomie à l’universitÊ Lille-I.

C’est ensuite sur le plan social que se concentre le feu des ONG, justifiant le terme d’accaparement. Trois cas types de spoliation se dĂŠgagent : soit les investisseurs soutenus par les pouvoirs publics dĂŠclarent les terres sous-exploitĂŠes par les populations, voire perdues pour l’agriculture (cf. le mythe d’un jatropha faisant reverdir le dĂŠsert) ; soit ils profitent du flou des règles foncières en immatriculant des parcelles qui faisaient auparavant l’objet de ÂŤ simples Âť droits coutumiers, avec la complicitĂŠ des autoritĂŠs locales ; soit on mobilise l’ancienne rhĂŠtorique des nĂŠcessitĂŠs du dĂŠveloppement et sa violence lĂŠgitime. Il s’agit alors de passer d’une agriculture familiale ÂŤ archaĂŻque Âť Ă une agriculture modernisĂŠe, malgrĂŠ quelques coĂťts sociaux Ă court terme. Pour les populations concernĂŠes, cela signifie pertes de moyens d’existence du

, "'# , %/ "'# "'# / ,/& "'#

& 0 2 3 /! " / ' & & 4 #

! 0 ,& %/ * &0 ,' /, & ' , 4 )4(-.

, 0 0 1$

Mais, contrairement aux espoirs des thĂŠoriciens libĂŠraux et aux promesses des investisseurs, ces inconvĂŠnients ne constituent pas de simples ÂŤ coĂťts de transition Âť vers un avenir meilleur. En effet, de l’aveu mĂŞme de la Banque mondiale, les retombĂŠes ĂŠconomiques sont limitĂŠes (5). On assiste au contraire Ă une destruction nette d’emplois liĂŠe au remplacement d’agricultures familiales mobilisant prioritairement l’Ênergie humaine par des systèmes latifundiaires fondĂŠs, justement, sur la rĂŠduction du facteur travail. En outre, ces enclaves agricoles ÂŤ modernes Âť soutiennent peu le marchĂŠ local dans la mesure oĂš elles recourent Ă l’importation d’intrants. Enfin, elles ne contribuent pas Ă l’autosuffisance alimentaire puisqu’il s’agit avant tout d’exporter. L’Ethiopie, oĂš sĂŠvit actuellement la famine, est aussi l’un des pays les plus prisĂŠs par les investisseurs fonciers ĂŠtrangers. Depuis 2008, 350 000 hectares ont ĂŠtĂŠ allouĂŠs par le gouvernement, qui projette d’en cĂŠder 250 000 autres en 2012. Par consĂŠquent, comment concilier ce qui semble inconciliable, d’une part l’idĂŠologie du marchĂŠ et de l’investissement libres, et d’autre part la rĂŠduction de la pauvretĂŠ, qui passe par un soutien aux agricultures familiales ? L’aporie peut ĂŞtre levĂŠe, pensent les organismes internationaux, en appelant Ă investir de manière plus ÂŤ responsable Âť. La Banque mondiale, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organi-

ET

L

E MALI a besoin de dĂŠvelopper et de moderniser son agriculture; mais, faute de moyens ďŹ nanciers, il doit faire appel aux investissements ĂŠtrangers. La Libye a ĂŠtĂŠ l’un des premiers pays Ă proposer ses services, avec le projet Malibya en 2008. Les engagements des deux Etats sont ďŹ xĂŠs par une convention qui prĂŠcise les droits et les devoirs des parties, ainsi que les avantages accordĂŠs aux opĂŠrateurs. Bamako fournit des terres (100 000 hectares) dans la zone irrigable de l’OfďŹ ce du Niger (1). Tripoli apporte les capitaux pour les amĂŠnager et les mettre en valeur. Le projet est ďŹ nancĂŠ par la Libya Africa Investment Portfolio (LAP), sociĂŠtĂŠ jusque-lĂ pilotĂŠe par le directeur de cabinet de M. Mouammar KadhaďŹ . Il est mis en Ĺ“uvre par une sociĂŠtĂŠ 100 % libyenne, Malibya, qui bĂŠnĂŠďŹ cie d’avantages liĂŠs au code malien des investissements, mais qui n’ont pas ĂŠtĂŠ rendus publics.

Un premier dĂŠblocage de fonds de 38 millions d’euros a pour objet la rĂŠalisation des infrastructures, d’un canal d’amenĂŠe de 40 kilomètres, de routes, et l’amĂŠnagement de 25000 hectares. L’eau du canal, qui vient d’être construit, provient du euve Niger, d’oĂš elle est dĂŠrivĂŠe au niveau du barrage de Markala. Elle doit ĂŞtre partagĂŠe avec les agriculteurs irrigants de l’OfďŹ ce du Niger, mais aussi avec les autres utilisateurs situĂŠs en aval. Le Mali se fĂŠlicite de ce projet agricole, source de dĂŠveloppement. La Libye, de son cĂ´tĂŠ, renforce ses liens politiques avec l’Afrique subsaharienne Ă travers un chantier qui lui permettra aussi d’assurer sa propre sĂŠcuritĂŠ alimentaire. * Respectivement doctorante en gĂŠographie et chercheur spĂŠcialiste des pĂŠrimètres irriguĂŠs, Centre de coopĂŠration internationale en recherche agronomique pour le dĂŠveloppement (Cirad) Ă Montpellier.

la razzia sur les terres agricoles

Pays en voie de dÊveloppement et Êmergents ayant louÊ ou vendu des terres agricoles à d’autres Etats ou à des intÊrêts privÊs Êtrangers

lances locales (les  Etats à lois faibles  ou  insuffisamment prÊparÊs ), d’une insuffisante consultation des parties prenantes (notamment les populations

Selon les cent trente ONG qui ont signĂŠ en avril 2010 une dĂŠclaration d’opposition aux ÂŤ sept principes Âť (6), de tels appels Ă la responsabilitĂŠ ne constituent qu’un ĂŠcran de fumĂŠe. Cette critique prend plus de consistance encore face Ă l’imbrication parfois ĂŠtroite des intĂŠrĂŞts des entreprises et de ceux des Etats. Ce ne sont donc pas seulement aux entreprises d’investir de manière responsable, mais aussi aux Etats, qui tantĂ´t soutiennent les projets privĂŠs, tantĂ´t investissent eux-mĂŞmes via des fonds souverains. On peut alors douter de la portĂŠe d’appels aux ÂŤ bonnes pratiques Âť lorsqu’il est question de sĂŠcuritĂŠs – alimentaire et ĂŠnergĂŠtique – nationales (lire l’article ci-dessous).

(1) Lire Joan Baxter, RuÊe sur les terres africaines, Le Monde diplomatique, janvier 2010. (2) www.grain.org (3) Banque mondiale,  Rising global interest in farmland. Can it yield sustainable and equitable benefits ? , Washington, DC, septembre 2010. (4) Banque mondiale,  Rapport sur le dÊveloppement dans le monde 2008. L’agriculture au service du dÊveloppement, Washington, DC, septembre 2008. (5) Banque mondiale, 2010, op. cit.

Bien loin de telles critiques, la Banque mondiale propose donc un argumentaire assez proche de celui dĂŠveloppĂŠ après la crise financière de la fin des annĂŠes 2000 : davantage de transparence et d’Êthique, et les vertus des marchĂŠs pourront pleinement s’exprimer. Non seulement ce modèle de dĂŠveloppement agricole n’a pas Ă ĂŞtre remis en cause, mais il doit au contraire ĂŞtre renforcĂŠ. L’essor des

Plus de 30 % entre 20 et 30 % entre 10 et 20 % entre 5 et 10 %

Sources : Programme alimentaire mondial (PAM) ; Programme des Nations unies pour le dÊveloppement (PNUD) ; Etat de l’insÊcuritÊ alimentaire dans le monde 2010, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ; Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Unocha) ; Banque mondiale, Rising global interest in farmland, septembre 2008 ; International Food Policy Research Institute (Ifpri) ; farmlandgrab.org

zation, FAO), la ConfĂŠrence des Nations unies sur le commerce et le dĂŠveloppement (Cnuced) et le Fonds international de dĂŠveloppement agricole (FIDA) ont ainsi ĂŠdictĂŠ, en janvier 2010, les ÂŤ sept principes pour un investissement agricole responsable qui respecte les droits, les moyens d’existence et les ressources Âť (lire l’encadrĂŠ). Mais ces principes demeurent dans la lignĂŠe des politiques libĂŠrales. Ainsi, les problèmes sont d’abord vus comme les consĂŠquences d’un manque de transparence (le ÂŤ voile du secret Âť), de dĂŠfail-

Investisseurs libyens, PA R A M A N D I N E ADAMCZEWSKI JEAN-YVES JAMIN*

ALIMENTAIRES , DÉGRADATION DES SOLS

rurales Ă exproprier, dont les contestations sont souvent rĂŠprimĂŠes) et de l’absence d’Êtudes d’impact conformes aux critères internationaux. De mĂŞme, les correctifs prĂŠconisĂŠs sont de l’ordre du volontariat. Il est question de crĂŠer des labels et des codes de bonne conduite, mais en aucun cas de rĂŠviser – ou de rĂŠtablir – les règles rĂŠgissant les investissements, ĂŠtrangers ou non, ou de s’appuyer sur un texte contraignant. On compte davantage sur les capacitĂŠs d’autorĂŠgulation des marchĂŠs que sur l’action publique. Population sous-alimentĂŠe (pourcentage 2007-2011)

Cependant, les ÂŤ sept principes de durabilitĂŠÂť prĂ´nĂŠs par les institutions internationales ne sont pas respectĂŠs (lire l’encadrĂŠ). L’Etat malien s’est engagĂŠ Ă livrer des terres libres de tout titre de propriĂŠtĂŠ et de toute entrave judiciaire. Les paysans qui exploitaient ces parcelles avant le projet n’ont aucun droit et peuvent donc ĂŞtre expulsĂŠs, moyennant parfois une indemnisation. Le premier des principes ĂŠdictĂŠs est donc bafouĂŠ. De plus, pays importateur de cĂŠrĂŠales, la Libye visera d’abord Ă satisfaire ses propres besoins. Le projet risque ainsi de mettre en danger la sĂŠcuritĂŠ alimentaire du Mali, sans compter que l’eau nĂŠcessaire Ă ces cultures risque de manquer, au moins en saison sèche, pour les terres irriguĂŠes en zone OfďŹ ce du Niger et pour d’autres projets d’irrigation au Mali. Le principe 2 – sur la sĂŠcuritĂŠ alimentaire – ne sera donc pas appliquĂŠ non plus.

gĂŠomètres et l’entreprise chinoise chargĂŠe des travaux se sont installĂŠs sans que les habitants aient reçu la moindre information sur les actions envisagĂŠes. ÂŤ Les Chinois sont venus creuser le canal pour les Libyens. On avait peur pour nos enfants : les machines en ont ĂŠcrasĂŠ. Personne ne sait ce que vont faire les Libyens, mais moi je sais seulement que j’ai perdu le champ qui me permettait de nourrir ma famille Âť, tĂŠmoigne un paysan de Boky-Wèrè (2). Le principe 4 – participation locale – est ignorĂŠ. Les derniers principes prĂ´nĂŠs par les institutions internationales soulignent la nĂŠcessaire viabilitĂŠ ĂŠconomique ainsi que la durabilitĂŠ sociale et environnementale des projets. Mais ces aspects ne peuvent pas ĂŞtre analysĂŠs, puisque aucune information n’est disponible.

Aucune des ĂŠtudes rĂŠalisĂŠes dans le cadre du projet n’a ĂŠtĂŠ rendue publique et les procĂŠdures n’ont pas ĂŠtĂŠ respectĂŠes : l’Êtude prĂŠliminaire pour la construction du canal ainsi que l’Êtude d’impact environnemental et social (EIES) n’ont ĂŠtĂŠ effectuĂŠes que ďŹ n 2008, soit après le dĂŠmarrage des opĂŠrations. Les Libyens ont mĂŞme lancĂŠ le chantier sans avoir obtenu le permis environnemental, qui aurait dĂť ofďŹ cialiser l’accord de Bamako après analyse de l’EIES. En outre, leurs objectifs agricoles restent ous. Le principe 3 – la bonne gestion – n’est donc pas honorÊ‌

Les premières rĂŠalisations laissent cependant craindre que la durabilitĂŠ, l’environnement ou la justice sociale ne soient pas au cĹ“ur des prĂŠoccupations. En effet, le projet a obtenu, Ă travers la convention d’investissement, des droits d’accès privilĂŠgiĂŠ Ă l’eau. L’Etat malien doit en fournir le volume nĂŠcessaire pour la mise en valeur de 100 000 hectares, soit environ les 130 mètres cubes par seconde (m3/s) que demande le projet libyen. Comme l’avoue un responsable malien sous couvert d’anonymat, ÂŤ les Libyens ont rĂŠclamĂŠ, Ă la suite de l’Êtude technique, un dĂŠbit de 130 mÂł/s, mais il n’est pas dit qu’on va le leur donner, ça dĂŠpendra des projets et des besoins en eau de l’ensemble de la zone Âť. Lorsque l’ambassadeur libyen l’appelle Ă ce sujet, notre homme pense surtout Ă prĂŠserver les bonnes relations entre les deux pays et reste ĂŠvasif. L’Etat malien peine dĂŠjĂ Ă assurer l’approvisionnement des paysans. En effet, en saison sèche, l’eau du fleuve Niger disponible pour les irrigants n’est

Le droit malien prÊvoit par ailleurs la consultation des populations. Cela doit permettre l’analyse du contexte humain et l’Êvaluation des rÊpercussions Êventuelles du projet. Or rien n’a ÊtÊ fait en ce sens. Des topographes, des

(1) L’Office du Niger est un pĂŠrimètre hydroagricole de 88 000 hectares crĂŠĂŠ en 1932 par l’administration coloniale française autour du fleuve Niger. Il a pour but l’irrigation et l’expĂŠrimentation. (2) Les personnes interrogĂŠes ont prĂŠfĂŠrĂŠ garder l’anonymat.

Topographes et gÊomètres chinois

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

marchĂŠs fonciers doit en particulier ĂŞtre encouragĂŠ. Relevons toute l’ambiguĂŻtĂŠ du premier principe de l’agro-investissement responsable, posant la reconnaissance et le respect des droits existants : apparemment destinĂŠ Ă mieux protĂŠger les intĂŠrĂŞts des communautĂŠs locales, il peut aussi accroĂŽtre leur vulnĂŠrabilitĂŠ. En effet, d’une part, un droit de propriĂŠtĂŠ foncière dĂťment reconnu constitue souvent un cadeau empoisonnĂŠ pour les paysans pauvres, puisqu’il servira de garantie pour un crĂŠdit

ou sera cĂŠdĂŠ en cas de difficultĂŠs majeures, accroissant donc la concentration des terres. D’autre part, il tend Ă figer les rapports de forces, et exclut donc toute rĂŠforme agraire visant Ă redistribuer le foncier, notamment aux familles disposant de superficies trop petites pour se sortir de la pauvretĂŠ. Et qui dès lors sont considĂŠrĂŠes comme insuffisamment productives, ce qui peut justifier l’acquisition de leurs terres par un investisseur mieux dotĂŠ en capital, en vertu du principe libĂŠral de l’allocation optimale des capitaux (7).

AgroĂŠcologie ou biotechnologies ?

S

I le lien entre concentration foncière et pauvretĂŠ n’est plus Ă dĂŠmontrer (8), le rĂ´le positif des agricultures familiales est paradoxalement mis en exergue par la Banque mondiale elle-mĂŞme : utilisation intensive du facteur travail limitant l’ampleur du sous-emploi et donc l’exode rural ; moindre artificialisation des ĂŠcosystèmes, gĂŠnĂŠrant moins de pollution et de surexploitation ; ancrage territorial, tant en termes de dĂŠbouchĂŠs (marchĂŠs vivriers, activitĂŠs de transformation) qu’en termes d’approvisionnement (artisanat). En outre, en insistant sur la nĂŠcessitĂŠ de la viabilitĂŠ ĂŠconomique des projets (principe 5), l’institution financière internationale prouve, s’il en ĂŠtait besoin, que beaucoup d’investissements Ă grande ĂŠchelle sont effectuĂŠs dans une logique de court terme, fondĂŠe sur la motivation spĂŠculative ou l’arrangement politique, et non sur des visions de long terme.

Une conclusion devrait alors logiquement s’imposer : soutenir les petites et moyennes exploitations, leur accès au crĂŠdit, aux marchĂŠs locaux, Ă des recherches fondĂŠes sur les principes de l’agroĂŠcologie plutĂ´t que sur ceux de biotechnologies importĂŠes, les protĂŠger vis-Ă -vis de marchĂŠs mondiaux aux effets concurrentiels destructeurs et vis-Ă -vis de ces investissements fonciers non viables ĂŠconomiquement et insoutenables aux niveaux ĂŠcologique et social. Ce n’est pourtant pas ce que prĂŠconise la Banque mondiale, qui persiste Ă rechercher les conditions d’une meilleure articulation, ÂŤ gagnant-gagnant Âť, entre des agricultures familiale et agro-industrielle que pourtant tout oppose. Cette articulation pourrait notamment passer, dit-elle, par la contractualisation des rapports entre le paysan et la sociĂŠtĂŠ agro-industrielle. Le premier pourrait ainsi s’insĂŠrer dans les grandes chaĂŽnes internationales, sĂŠcuriser ses

Le dĂŠbit disponible après l’irrigation des terres correspond rarement aux accords prĂŠvus entre le Mali et la Libye, Ă savoir 40 m3. Le partage de la ressource est donc crucial. Malibya entre ainsi en concurrence Ă la fois avec les paysans maliens et avec tous les usagers du euve Niger. ÂŤ Le projet libyen a construit son camp de travailleurs lĂ oĂš passaient nos animaux ; ils font beaucoup de dĂŠgâts. On ne voit aucun impact positif Ă ce projet. MĂŞme l’eau des pompes de leur camp, on n’y a pas accèsÂť, se plaint un ĂŠleveur de MonimpĂŠbougou.

Seize villages Ă dĂŠplacer et Ă rebâtir La Libye nĂŠgocie pour ne pas payer la redevance annuelle de 100 euros par hectare pour l’eau d’irrigation, ďŹ xĂŠe par la convention, en rappelant l’effort ďŹ nancier dĂŠjĂ rĂŠalisĂŠ. Mais ce montant est Ă comparer avec ce que versent les paysans de la zone : 200 euros par hectare et par an, sous peine d’être expulsĂŠs de leur parcelle. Le tracĂŠ du canal a fait l’objet de nombreuses nĂŠgociations. La Libye a exigĂŠ que l’Etat malien prenne en charge l’indemnisation des populations. Un premier tracĂŠ a ĂŠtĂŠ dĂŠcidĂŠ par Tripoli, sans consultation de Bamako. L’Êtude recensait seize villages Ă dĂŠplacer et Ă rebâtir avec des infrastructures de santĂŠ, des ĂŠcoles, etc., pour 24 millions d’euros. Le schĂŠma rĂŠvisĂŠ Ă la demande du Mali a permis de rĂŠduire le coĂťt estimĂŠ Ă 178 000 euros. Mais c’est seulement après deux ans de mobilisation des communes rurales, des associations et des fonctionnaires locaux qu’une partie des paysans touchĂŠs ont pu recevoir des indemnitĂŠs. Au total, la somme versĂŠe n’a ĂŠtĂŠ que de 10000 euros, soit moins de 6 % de ce qui ĂŠtait dÝ‌ Les travaux ont eu des consĂŠ-

quences Ă la fois sur l’environnement et sur les populations. Ainsi, les dĂŠblais du creusement du canal ont ĂŠtĂŠ dĂŠversĂŠs et abandonnĂŠs en vrac dans les champs voisins, empĂŞchant leur exploitation. Comme le conďŹ rme un responsable de l’OfďŹ ce du Niger, ÂŤ Ă Boky-Wèrè, il y a encore beaucoup de banco [argile] en tas dans les champs. Le maire a demandĂŠ Ă les dĂŠplacer, mais ça n’a pas abouti. Les relations avec Malibya sont difďŹ ciles‌. L’EIES pour la mise en valeur des 25 000 hectares de la première tranche du projet n’a dĂŠbutĂŠ qu’en 2009, alors qu’elle aurait dĂť commencer au plus tard trois mois après l’affectation des terres. Les populations de huit villages et trente hameaux seront dĂŠplacĂŠes et revendiquent en consĂŠquence des indemnitĂŠs, des emplois‌ Le rapport EIES prĂŠconise des zones de reboisement, la construction de forages, d’Êcoles, de postes de santĂŠ. Si l’investisseur doit fournir les 2 millions d’euros nĂŠcessaires Ă ces ÂŤ activitĂŠs annexesÂť, le chiffrage des indemnisations et leur prise en charge sont laissĂŠs Ă l’Etat malien. Or l’expĂŠrience prouve que les dĂŠdommagements rĂŠels ne sont pas Ă la hauteur des prĂŠjudices subis, et ne permettent pas aux paysans de se rĂŠinstaller correctement. Pour l’instant, les activitĂŠs concrètes de Malibya se limitent Ă des tests agricoles, qui n’ont concernĂŠ que 7 hectares en 2010‌ par manque de ďŹ nancement. Aucun amĂŠnagement de parcelles n’a ĂŠtĂŠ rĂŠalisĂŠ depuis la mise en eau du canal (sur lequel aucune prise d’eau n’est installĂŠe). Le projet semble donc s’essoufer. Mais l’ambiguĂŻtĂŠ demeure, puisque les responsables libyens chercheraient Ă rĂŠaliser d’autres tests. En outre, les questions fondamentales restent en suspens : quelles seront les cultures ďŹ nalement produites ? A quelle saison et donc avec quels besoins en eau ? A quel pays seront-elles destinĂŠes? Quels seront les emplois pour les populations locales?

A MANDINE A DAMCZEWSKI ET J EAN -Y VES J AMIN .

Un ÂŤaccaparement responsableÂť demeurera donc de l’ordre de l’oxymore, car ces logiques d’investissement Ă grande ĂŠchelle s’inscrivent dans un modèle non durable, faisant peu de cas des dynamiques des sociĂŠtĂŠs paysannes et de la diversitĂŠ des solutions techniques. La spoliation foncière fait ainsi ĂŠcho Ă une vieille antienne, dominant l’Êconomie mondiale : le marchĂŠ libre, les technologies (biotechnologies, ici) et l’investissement privĂŠ (responsable, s’entend) rĂŠunis sauveront l’humanitĂŠ de la pĂŠnurie alimentaire qui la menace. Mais, tout comme la finance dĂŠrĂŠgulĂŠe, mĂŞme ÂŤresponsableÂť, conduit inĂŠvitablement Ă de fortes instabilitĂŠs, le modèle agro-industriel et latifundiaire conduira Ă d’autres crises – il sera toujours temps d’accuser la fatalitĂŠ climatique, la dĂŠmographie des pauvres ou quelque potentat local irresponsable.

B ENOĂŽT L ALLAU . (6) Disponible sur www.farmlandgrab.org (7) ÂŤ Des droits de propriĂŠtĂŠ sĂťrs et sans ĂŠquivoque (...) permettent aux marchĂŠs de cĂŠder les terres pour des utilisations et des exploitants plus productifs Âť (Banque mondiale, 2008, op. cit., p. 138). (8) Cf. Olivier De Schutter, ÂŤAccès Ă la terre et droit Ă l’alimentation Âť, rapport devant la 65e session de l’AssemblĂŠe gĂŠnĂŠrale des Nations unies, New York, aoĂťt 2010.

Pour encadrer l’investissement foncier, Banque mondiale, FAO, Cnuced et FIDA ont adoptĂŠ des principes a minima : Principe 1 : les droits fonciers existants sont reconnus et respectĂŠs. Principe 2 : les investissements ne mettent pas en danger la sĂŠcuritĂŠ alimentaire, mais au contraire la renforcent. Principe 3 : on veille Ă la transparence, Ă la bonne gouvernance et Ă la crĂŠation d’un environnement propice. Principe 4 : consultation et participation (des populations concernĂŠes). Principe 5 : la viabilitĂŠ ĂŠconomique et la responsabilitĂŠ des projets agricoles. Principe 6 : la durabilitĂŠ sociale (les investissements gĂŠnèrent un impact social positif et distributif et n’augmentent pas la vulnĂŠrabilitĂŠ). Principe 7 : la durabilitĂŠ environnementale (quantiďŹ cation et minimisation des impacts environnementaux). Janvier 2010, www.responsibleagroinvestment.org/rai

Les Amis

paysans maliens que de 50 m 3 , et est quasi nulle une annĂŠe sur dix.

revenus et accĂŠder aux intrants modernes. La seconde diversifierait ses sources d’approvisionnement et limiterait ses coĂťts de main-d’œuvre, sachant qu’un paysan ne ÂŤ compte Âť pas son temps de travail. Mais, lĂ encore, on se fonde sur l’hypothèse d’un contrat nĂŠgociĂŠ entre ĂŠgaux, et non sur celle d’un rapport de forces dans lequel chacun tente de capter le maximum de valeur, et qui peut conduire Ă une sousrĂŠmunĂŠration du travail agricole.

Sept principes internationaux

du MONDE diplomatique Forum d’Aubagne Le samedi 8 octobre, en prĂŠambule au Forum mondial local d’Aubagne, la rĂŠdaction du Monde diplomatique propose Ă ses lecteurs une rencontre-dĂŠbat sur le thème de l’information dans le monde. Afin de permettre aux adhĂŠrents des Amis du Monde diplomatique (AMD) d’assister Ă ce moment inĂŠdit, nous vous proposons de rĂŠserver vos places.

Ecrivez Ă : aubagne2011@mondediplomatique.fr Les AMD seront prĂŠsents tout au long de ce Forum social, puisque nous disposerons d’un stand qui nous permettra de mieux faire connaĂŽtre notre association. Nous lançons un appel aux Ami(e)s qui souhaitent participer Ă l’animation de cet espace. Contact : amis@mondediplomatique.fr et 01-53-94-96-66.

BANLIEUE SEINE-ET-MARNE. Le 9 septembre, Ă 20 heures, Ă l’AstrocafĂŠ, brasserie de la mĂŠdiathèque L’Astrolabe, 25, rue du Château, Ă Melun, ÂŤ cafĂŠ historique Âť : ÂŤ Moi, Jean Jaurès, candidat en 2012‌ Âť, de et avec Jean-Pierre FourrĂŠ. (01-60-66-35-92 et amd77@wanadoo.fr) YVELINES. Le 17 septembre, Ă 17 heures, mairie de Versailles, salle ClĂŠment-Ader, rencontre avec Matei Cazacu et Nicolas Trifon autour de leur ouvrage La RĂŠpublique de Moldavie, un Etat en quĂŞte de nation (Non Lieu). (06-07-54-77-35 et eveleveque@wanadoo.fr) HORS DE FRANCE

RÉGIONS COLMAR. Le 15 septembre, Ă 20 heures, centre ThĂŠodore-Monod, 11, rue Gutenberg : ÂŤ La dĂŠsobĂŠissance civileÂť, avec les Faucheurs volontaires. (matthias.herrgott@online.fr et http://rencontrescitoyennescolmar.blogspot.com) DORDOGNE. Le 5 septembre, Ă 20 h 30, foyer municipal de Montpon-MĂŠnestĂŠrol, rue HenriLaborde : dĂŠbat autour d’un article du Monde diplomatique. (05-53-82-08-03 et henri.compain@sfr.fr) FRANCHE-COMTÉ. Dans le cadre des 8es Bio-Jours Ă Lure, sur le thème ÂŤ La logique d’accumulation des profits empoisonne l’homme et la planète Âť. Le 9 septembre, Ă 20 h 30, cinĂŠma MĂŠliès, projection d’Into Eternity, suivie d’un dĂŠbat : ÂŤ Que font-ils des dĂŠchets nuclĂŠaires ? Âť, avec le Collectif contre l’enfouissement des dĂŠchets radioactifs (Cedra). Le 10 septembre, Ă 15 h 30, centre culturel : Ecologie : ces catastrophes qui changèrent le monde, suivi d’un dĂŠbat en prĂŠsence d’Alice Le Roy, corĂŠalisatrice du film. Le 11 septembre, Ă 15 h 30, centre culturel : projection de Les MĂŠdicamenteurs, suivie d’un dĂŠbat avec CĂŠdric Lomba. (03-84-30-35-73 et odile-mangeot@wanadoo.fr) GRENOBLE. Le 19 septembre, Ă 20 h 15, cafĂŠ Le Ness, 3, rue Très-CloĂŽtres : ÂŤ La situation au Japon après Fukushima Âť, avec Hori Jasuo. Programme complet sur le site de l’association. (04-76-88-82-83 et jacques.toledano@wanadoo.fr)

REJOIGNEZ LES AMIS

LILLE. Le 14 septembre, Ă 20 h 30, Ă la MRES, 23, rue Gosselet : rĂŠunion publique sur ÂŤ Le Grand Stade, une bonne idĂŠe ? Âť. (06-2485-22-71 et amdnord@yahoo.fr) METZ. Le 8 septembre, Ă 18 h 30, espace Les Coquelicots, 1, rue Saint-ClĂŠment (entrĂŠe face au parking de la place d’Arros), ÂŤ cafĂŠ Diplo Âť : ÂŤ La valeur de l’engagement militant et les propositions d’action Âť, suivi d’un repas en commun. (03-87-76-05-33 et pollmann@univ-metz.fr) MONTPELLIER. Le 22 septembre, Ă 19 h 30, salle Guillaume-de-Nogaret (espace Pitot) : ÂŤ La dĂŠmocratie reprĂŠsentative est malade. Quels problèmes, quelles pistes Ă explorer ? Âť, avec Etienne Chouard. (04-6796-10-97.) TOULOUSE. Le 29 septembre, Ă 20 h 30, salle du SĂŠnĂŠchal, 17, rue de RĂŠmusat : ÂŤ Notre santĂŠ face au nĂŠolibĂŠralisme Âť, avec Christian Celdran et Jean-Claude Marx. En partenariat avec Attac. (05-34-52-24-02 et amdtoul@free.fr) TOURS. Le 9 septembre, Ă 20 h 30, Ă l’association Jeunesse et Habitat, 16, rue BernardPalissy : ÂŤ La tuerie d’Oslo et l’extrĂŞme droite en Europe Âť. Le 14 septembre (13 heures), le 15 septembre (20 heures) et le 19 septembre (11 heures), sur Radio BĂŠton (93.6), prĂŠsentation du Monde diplomatique du mois. (02-4727-67-25 et pjc.arnaud@orange.fr)

BRUXELLES. Le 2 septembre, Ă 19 heures, cinĂŠma Arenberg, passage de la Reine : ÂŤ Quel modèle ĂŠconomique pour les mĂŠdias ? Âť, film et dĂŠbat avec Marcel Trillat et Hugues Lepaige. En partenariat avec Ecran total, la revue Politique, CinĂŠma Attac et les ĂŠditions Aden. (amd-b@skynet.be et 02-231-01-74) BURKINA FASO. Le 10 septembre, Ă 16 h 30, Bourse du travail de Bobo Dioulasso : rencontre-dĂŠbat sur la dette et projection du film de Michel Crozas Kel dette ?, tournĂŠ au Forum social mondial 2011 de Dakar. (christian.darceaux@laposte.net) GENĂˆVE. Le 13 septembre, Ă 19 heures, cafĂŠ de la Maison des associations, 15, rue des Savoises, ÂŤ cafĂŠ Diplo Âť : ÂŤ Le pouvoir mis Ă nu par ses crises Âť, dĂŠbat autour de l’article de Denis Duclos (Le Monde diplomatique, juillet 2011). (Association suisse des Amis du Monde diplomatique : comite@amd-suisse.ch et www.amd-suisse.ch) LUXEMBOURG. Le 13 septembre, Ă 19 heures, au Circolo Curiel, 107, route d’Esch, Luxembourg/Hollerich, ÂŤ mardis du Diplo Âť : ÂŤVent de fronde en Europe. Faut-il payer la dette ? Âť. Discussion Ă partir des articles du Monde diplomatique de juillet 2011. (deckertr@pt.lu) MONTRÉAL. Le 27 septembre, Ă 18 h 30, au Commensal, 1720, rue Saint-Denis, discussion autour du dossier sur la dĂŠmographie paru dans Le Monde diplomatique de juin 2011. (514-273-0071 et dreault@cooptel.qc.ca ou delicemugabo@hotmail.com)

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris – TÊl. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

20

21 FAMINE ,

RENCHÉRISSEMENT DES DENRÉES

Quand la Banque mondiale encourage Si les images de la famine en Afrique font le tour de la planète, on sait peu que ce flĂŠau est en partie liĂŠ Ă l’essor des investissements fonciers sur le continent. Ainsi, l’Ethiopie cède des milliers d’hectares Ă des entreprises ĂŠtrangères qui substituent Ă l’agriculture vivrière des plantations destinĂŠes Ă l’exportation. Et la Banque mondiale encourage ce mouvement, comme le montre le cas du Mali.

fait d’un moindre accès au foncier et Ă l’eau, marginalisation, vulnĂŠrabilitĂŠ alimentaire.

PA R B E N O ĂŽ T L A L L A U *

T

ROIS ANS après la crise alimentaire de 2008, la question de la faim resurgit dans la Corne de l’Afrique. Parmi les causes de ce flĂŠau se trouvent les investissements fonciers Ă grande ĂŠchelle visant Ă ĂŠtablir des cultures vivrières et ĂŠnergĂŠtiques lĂ oĂš la terre arable demeure disponible. Leur ampleur est inĂŠdite. Quarantecinq millions d’hectares de terres, soit environ dix fois plus que la moyenne des annĂŠes prĂŠcĂŠdentes, auraient changĂŠ de mains en 2009 (1). Certes, il est malaisĂŠ de distinguer les projets envisagĂŠs de ceux dĂŠcidĂŠs ou plus ou moins engagĂŠs, tant les entreprises et les Etats rechignent Ă livrer leurs chiffres. MĂŞme la Banque mondiale affirme avoir eu les plus grandes difficultĂŠs Ă obtenir des informations fiables, au point qu’elle s’est appuyĂŠe sur les donnĂŠes – très alarmantes – diffusĂŠes

par l’organisation non gouvernementale (ONG) Grain (2) pour rĂŠdiger son rapport sur la question, paru en septembre 2010 (3). A priori, ces achats de terres cadrent bien avec le discours de la Banque mondiale après la crise de 2008 (4). Elle estime que tout apport de capitaux extĂŠrieurs dans un pays souffrant d’un dĂŠficit d’Êpargne favorise son dĂŠveloppement ; donc les investissements privĂŠs dans l’agriculture contribuent au dĂŠveloppement national et Ă la lutte contre la pauvretĂŠ, exigence morale du XXIe siècle. On note d’ailleurs que la SociĂŠtĂŠ financière internationale (SFI), filiale de la Banque mondiale, joue un rĂ´le majeur dans la promotion de tels investissements.

De la rhĂŠtorique du dĂŠveloppement

M

AIS ces dynamiques embarrassent aussi l’institution, et son rĂŠcent rapport en dresse un bilan ĂŠdifiant, confirmant les nombreuses dĂŠnonciations des ONG. Ces critiques portent d’abord sur l’argument d’une exploitation plus rationnelle, et donc plus productive, de terres jusqu’alors sousexploitĂŠes; Ă cette fin, un ensemble de techniques modernes devrait ĂŞtre mis en Ĺ“uvre, qui combine recours aux engrais chimiques, motorisation, amĂŠnagements d’irrigation, cultures pures et variĂŠtĂŠs Ă haut rendement obtenues par hybridation ou, mieux, par modification gĂŠnĂŠtique. Mais l’application indiffĂŠrenciĂŠe de ces techniques fragilise les agroĂŠcosystèmes, qui ne doivent souvent leur fertilitĂŠ qu’aux pratiques agricoles et pastorales de prĂŠservation.

* MaÎtre de confÊrences en Êconomie à l’universitÊ Lille-I.

C’est ensuite sur le plan social que se concentre le feu des ONG, justifiant le terme d’accaparement. Trois cas types de spoliation se dĂŠgagent : soit les investisseurs soutenus par les pouvoirs publics dĂŠclarent les terres sous-exploitĂŠes par les populations, voire perdues pour l’agriculture (cf. le mythe d’un jatropha faisant reverdir le dĂŠsert) ; soit ils profitent du flou des règles foncières en immatriculant des parcelles qui faisaient auparavant l’objet de ÂŤ simples Âť droits coutumiers, avec la complicitĂŠ des autoritĂŠs locales ; soit on mobilise l’ancienne rhĂŠtorique des nĂŠcessitĂŠs du dĂŠveloppement et sa violence lĂŠgitime. Il s’agit alors de passer d’une agriculture familiale ÂŤ archaĂŻque Âť Ă une agriculture modernisĂŠe, malgrĂŠ quelques coĂťts sociaux Ă court terme. Pour les populations concernĂŠes, cela signifie pertes de moyens d’existence du

, "'# , %/ "'# "'# / ,/& "'#

& 0 2 3 /! " / ' & & 4 #

! 0 ,& %/ * &0 ,' /, & ' , 4 )4(-.

, 0 0 1$

Mais, contrairement aux espoirs des thĂŠoriciens libĂŠraux et aux promesses des investisseurs, ces inconvĂŠnients ne constituent pas de simples ÂŤ coĂťts de transition Âť vers un avenir meilleur. En effet, de l’aveu mĂŞme de la Banque mondiale, les retombĂŠes ĂŠconomiques sont limitĂŠes (5). On assiste au contraire Ă une destruction nette d’emplois liĂŠe au remplacement d’agricultures familiales mobilisant prioritairement l’Ênergie humaine par des systèmes latifundiaires fondĂŠs, justement, sur la rĂŠduction du facteur travail. En outre, ces enclaves agricoles ÂŤ modernes Âť soutiennent peu le marchĂŠ local dans la mesure oĂš elles recourent Ă l’importation d’intrants. Enfin, elles ne contribuent pas Ă l’autosuffisance alimentaire puisqu’il s’agit avant tout d’exporter. L’Ethiopie, oĂš sĂŠvit actuellement la famine, est aussi l’un des pays les plus prisĂŠs par les investisseurs fonciers ĂŠtrangers. Depuis 2008, 350 000 hectares ont ĂŠtĂŠ allouĂŠs par le gouvernement, qui projette d’en cĂŠder 250 000 autres en 2012. Par consĂŠquent, comment concilier ce qui semble inconciliable, d’une part l’idĂŠologie du marchĂŠ et de l’investissement libres, et d’autre part la rĂŠduction de la pauvretĂŠ, qui passe par un soutien aux agricultures familiales ? L’aporie peut ĂŞtre levĂŠe, pensent les organismes internationaux, en appelant Ă investir de manière plus ÂŤ responsable Âť. La Banque mondiale, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (Food and Agriculture Organi-

ET

L

E MALI a besoin de dĂŠvelopper et de moderniser son agriculture; mais, faute de moyens ďŹ nanciers, il doit faire appel aux investissements ĂŠtrangers. La Libye a ĂŠtĂŠ l’un des premiers pays Ă proposer ses services, avec le projet Malibya en 2008. Les engagements des deux Etats sont ďŹ xĂŠs par une convention qui prĂŠcise les droits et les devoirs des parties, ainsi que les avantages accordĂŠs aux opĂŠrateurs. Bamako fournit des terres (100 000 hectares) dans la zone irrigable de l’OfďŹ ce du Niger (1). Tripoli apporte les capitaux pour les amĂŠnager et les mettre en valeur. Le projet est ďŹ nancĂŠ par la Libya Africa Investment Portfolio (LAP), sociĂŠtĂŠ jusque-lĂ pilotĂŠe par le directeur de cabinet de M. Mouammar KadhaďŹ . Il est mis en Ĺ“uvre par une sociĂŠtĂŠ 100 % libyenne, Malibya, qui bĂŠnĂŠďŹ cie d’avantages liĂŠs au code malien des investissements, mais qui n’ont pas ĂŠtĂŠ rendus publics.

Un premier dĂŠblocage de fonds de 38 millions d’euros a pour objet la rĂŠalisation des infrastructures, d’un canal d’amenĂŠe de 40 kilomètres, de routes, et l’amĂŠnagement de 25000 hectares. L’eau du canal, qui vient d’être construit, provient du euve Niger, d’oĂš elle est dĂŠrivĂŠe au niveau du barrage de Markala. Elle doit ĂŞtre partagĂŠe avec les agriculteurs irrigants de l’OfďŹ ce du Niger, mais aussi avec les autres utilisateurs situĂŠs en aval. Le Mali se fĂŠlicite de ce projet agricole, source de dĂŠveloppement. La Libye, de son cĂ´tĂŠ, renforce ses liens politiques avec l’Afrique subsaharienne Ă travers un chantier qui lui permettra aussi d’assurer sa propre sĂŠcuritĂŠ alimentaire. * Respectivement doctorante en gĂŠographie et chercheur spĂŠcialiste des pĂŠrimètres irriguĂŠs, Centre de coopĂŠration internationale en recherche agronomique pour le dĂŠveloppement (Cirad) Ă Montpellier.

la razzia sur les terres agricoles

Pays en voie de dÊveloppement et Êmergents ayant louÊ ou vendu des terres agricoles à d’autres Etats ou à des intÊrêts privÊs Êtrangers

lances locales (les  Etats à lois faibles  ou  insuffisamment prÊparÊs ), d’une insuffisante consultation des parties prenantes (notamment les populations

Selon les cent trente ONG qui ont signĂŠ en avril 2010 une dĂŠclaration d’opposition aux ÂŤ sept principes Âť (6), de tels appels Ă la responsabilitĂŠ ne constituent qu’un ĂŠcran de fumĂŠe. Cette critique prend plus de consistance encore face Ă l’imbrication parfois ĂŠtroite des intĂŠrĂŞts des entreprises et de ceux des Etats. Ce ne sont donc pas seulement aux entreprises d’investir de manière responsable, mais aussi aux Etats, qui tantĂ´t soutiennent les projets privĂŠs, tantĂ´t investissent eux-mĂŞmes via des fonds souverains. On peut alors douter de la portĂŠe d’appels aux ÂŤ bonnes pratiques Âť lorsqu’il est question de sĂŠcuritĂŠs – alimentaire et ĂŠnergĂŠtique – nationales (lire l’article ci-dessous).

(1) Lire Joan Baxter, RuÊe sur les terres africaines, Le Monde diplomatique, janvier 2010. (2) www.grain.org (3) Banque mondiale,  Rising global interest in farmland. Can it yield sustainable and equitable benefits ? , Washington, DC, septembre 2010. (4) Banque mondiale,  Rapport sur le dÊveloppement dans le monde 2008. L’agriculture au service du dÊveloppement, Washington, DC, septembre 2008. (5) Banque mondiale, 2010, op. cit.

Bien loin de telles critiques, la Banque mondiale propose donc un argumentaire assez proche de celui dĂŠveloppĂŠ après la crise financière de la fin des annĂŠes 2000 : davantage de transparence et d’Êthique, et les vertus des marchĂŠs pourront pleinement s’exprimer. Non seulement ce modèle de dĂŠveloppement agricole n’a pas Ă ĂŞtre remis en cause, mais il doit au contraire ĂŞtre renforcĂŠ. L’essor des

Plus de 30 % entre 20 et 30 % entre 10 et 20 % entre 5 et 10 %

Sources : Programme alimentaire mondial (PAM) ; Programme des Nations unies pour le dÊveloppement (PNUD) ; Etat de l’insÊcuritÊ alimentaire dans le monde 2010, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ; Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (Unocha) ; Banque mondiale, Rising global interest in farmland, septembre 2008 ; International Food Policy Research Institute (Ifpri) ; farmlandgrab.org

zation, FAO), la ConfĂŠrence des Nations unies sur le commerce et le dĂŠveloppement (Cnuced) et le Fonds international de dĂŠveloppement agricole (FIDA) ont ainsi ĂŠdictĂŠ, en janvier 2010, les ÂŤ sept principes pour un investissement agricole responsable qui respecte les droits, les moyens d’existence et les ressources Âť (lire l’encadrĂŠ). Mais ces principes demeurent dans la lignĂŠe des politiques libĂŠrales. Ainsi, les problèmes sont d’abord vus comme les consĂŠquences d’un manque de transparence (le ÂŤ voile du secret Âť), de dĂŠfail-

Investisseurs libyens, PA R A M A N D I N E ADAMCZEWSKI JEAN-YVES JAMIN*

ALIMENTAIRES , DÉGRADATION DES SOLS

rurales Ă exproprier, dont les contestations sont souvent rĂŠprimĂŠes) et de l’absence d’Êtudes d’impact conformes aux critères internationaux. De mĂŞme, les correctifs prĂŠconisĂŠs sont de l’ordre du volontariat. Il est question de crĂŠer des labels et des codes de bonne conduite, mais en aucun cas de rĂŠviser – ou de rĂŠtablir – les règles rĂŠgissant les investissements, ĂŠtrangers ou non, ou de s’appuyer sur un texte contraignant. On compte davantage sur les capacitĂŠs d’autorĂŠgulation des marchĂŠs que sur l’action publique. Population sous-alimentĂŠe (pourcentage 2007-2011)

Cependant, les ÂŤ sept principes de durabilitĂŠÂť prĂ´nĂŠs par les institutions internationales ne sont pas respectĂŠs (lire l’encadrĂŠ). L’Etat malien s’est engagĂŠ Ă livrer des terres libres de tout titre de propriĂŠtĂŠ et de toute entrave judiciaire. Les paysans qui exploitaient ces parcelles avant le projet n’ont aucun droit et peuvent donc ĂŞtre expulsĂŠs, moyennant parfois une indemnisation. Le premier des principes ĂŠdictĂŠs est donc bafouĂŠ. De plus, pays importateur de cĂŠrĂŠales, la Libye visera d’abord Ă satisfaire ses propres besoins. Le projet risque ainsi de mettre en danger la sĂŠcuritĂŠ alimentaire du Mali, sans compter que l’eau nĂŠcessaire Ă ces cultures risque de manquer, au moins en saison sèche, pour les terres irriguĂŠes en zone OfďŹ ce du Niger et pour d’autres projets d’irrigation au Mali. Le principe 2 – sur la sĂŠcuritĂŠ alimentaire – ne sera donc pas appliquĂŠ non plus.

gĂŠomètres et l’entreprise chinoise chargĂŠe des travaux se sont installĂŠs sans que les habitants aient reçu la moindre information sur les actions envisagĂŠes. ÂŤ Les Chinois sont venus creuser le canal pour les Libyens. On avait peur pour nos enfants : les machines en ont ĂŠcrasĂŠ. Personne ne sait ce que vont faire les Libyens, mais moi je sais seulement que j’ai perdu le champ qui me permettait de nourrir ma famille Âť, tĂŠmoigne un paysan de Boky-Wèrè (2). Le principe 4 – participation locale – est ignorĂŠ. Les derniers principes prĂ´nĂŠs par les institutions internationales soulignent la nĂŠcessaire viabilitĂŠ ĂŠconomique ainsi que la durabilitĂŠ sociale et environnementale des projets. Mais ces aspects ne peuvent pas ĂŞtre analysĂŠs, puisque aucune information n’est disponible.

Aucune des ĂŠtudes rĂŠalisĂŠes dans le cadre du projet n’a ĂŠtĂŠ rendue publique et les procĂŠdures n’ont pas ĂŠtĂŠ respectĂŠes : l’Êtude prĂŠliminaire pour la construction du canal ainsi que l’Êtude d’impact environnemental et social (EIES) n’ont ĂŠtĂŠ effectuĂŠes que ďŹ n 2008, soit après le dĂŠmarrage des opĂŠrations. Les Libyens ont mĂŞme lancĂŠ le chantier sans avoir obtenu le permis environnemental, qui aurait dĂť ofďŹ cialiser l’accord de Bamako après analyse de l’EIES. En outre, leurs objectifs agricoles restent ous. Le principe 3 – la bonne gestion – n’est donc pas honorÊ‌

Les premières rĂŠalisations laissent cependant craindre que la durabilitĂŠ, l’environnement ou la justice sociale ne soient pas au cĹ“ur des prĂŠoccupations. En effet, le projet a obtenu, Ă travers la convention d’investissement, des droits d’accès privilĂŠgiĂŠ Ă l’eau. L’Etat malien doit en fournir le volume nĂŠcessaire pour la mise en valeur de 100 000 hectares, soit environ les 130 mètres cubes par seconde (m3/s) que demande le projet libyen. Comme l’avoue un responsable malien sous couvert d’anonymat, ÂŤ les Libyens ont rĂŠclamĂŠ, Ă la suite de l’Êtude technique, un dĂŠbit de 130 mÂł/s, mais il n’est pas dit qu’on va le leur donner, ça dĂŠpendra des projets et des besoins en eau de l’ensemble de la zone Âť. Lorsque l’ambassadeur libyen l’appelle Ă ce sujet, notre homme pense surtout Ă prĂŠserver les bonnes relations entre les deux pays et reste ĂŠvasif. L’Etat malien peine dĂŠjĂ Ă assurer l’approvisionnement des paysans. En effet, en saison sèche, l’eau du fleuve Niger disponible pour les irrigants n’est

Le droit malien prÊvoit par ailleurs la consultation des populations. Cela doit permettre l’analyse du contexte humain et l’Êvaluation des rÊpercussions Êventuelles du projet. Or rien n’a ÊtÊ fait en ce sens. Des topographes, des

(1) L’Office du Niger est un pĂŠrimètre hydroagricole de 88 000 hectares crĂŠĂŠ en 1932 par l’administration coloniale française autour du fleuve Niger. Il a pour but l’irrigation et l’expĂŠrimentation. (2) Les personnes interrogĂŠes ont prĂŠfĂŠrĂŠ garder l’anonymat.

Topographes et gÊomètres chinois

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

marchĂŠs fonciers doit en particulier ĂŞtre encouragĂŠ. Relevons toute l’ambiguĂŻtĂŠ du premier principe de l’agro-investissement responsable, posant la reconnaissance et le respect des droits existants : apparemment destinĂŠ Ă mieux protĂŠger les intĂŠrĂŞts des communautĂŠs locales, il peut aussi accroĂŽtre leur vulnĂŠrabilitĂŠ. En effet, d’une part, un droit de propriĂŠtĂŠ foncière dĂťment reconnu constitue souvent un cadeau empoisonnĂŠ pour les paysans pauvres, puisqu’il servira de garantie pour un crĂŠdit

ou sera cĂŠdĂŠ en cas de difficultĂŠs majeures, accroissant donc la concentration des terres. D’autre part, il tend Ă figer les rapports de forces, et exclut donc toute rĂŠforme agraire visant Ă redistribuer le foncier, notamment aux familles disposant de superficies trop petites pour se sortir de la pauvretĂŠ. Et qui dès lors sont considĂŠrĂŠes comme insuffisamment productives, ce qui peut justifier l’acquisition de leurs terres par un investisseur mieux dotĂŠ en capital, en vertu du principe libĂŠral de l’allocation optimale des capitaux (7).

AgroĂŠcologie ou biotechnologies ?

S

I le lien entre concentration foncière et pauvretĂŠ n’est plus Ă dĂŠmontrer (8), le rĂ´le positif des agricultures familiales est paradoxalement mis en exergue par la Banque mondiale elle-mĂŞme : utilisation intensive du facteur travail limitant l’ampleur du sous-emploi et donc l’exode rural ; moindre artificialisation des ĂŠcosystèmes, gĂŠnĂŠrant moins de pollution et de surexploitation ; ancrage territorial, tant en termes de dĂŠbouchĂŠs (marchĂŠs vivriers, activitĂŠs de transformation) qu’en termes d’approvisionnement (artisanat). En outre, en insistant sur la nĂŠcessitĂŠ de la viabilitĂŠ ĂŠconomique des projets (principe 5), l’institution financière internationale prouve, s’il en ĂŠtait besoin, que beaucoup d’investissements Ă grande ĂŠchelle sont effectuĂŠs dans une logique de court terme, fondĂŠe sur la motivation spĂŠculative ou l’arrangement politique, et non sur des visions de long terme.

Une conclusion devrait alors logiquement s’imposer : soutenir les petites et moyennes exploitations, leur accès au crĂŠdit, aux marchĂŠs locaux, Ă des recherches fondĂŠes sur les principes de l’agroĂŠcologie plutĂ´t que sur ceux de biotechnologies importĂŠes, les protĂŠger vis-Ă -vis de marchĂŠs mondiaux aux effets concurrentiels destructeurs et vis-Ă -vis de ces investissements fonciers non viables ĂŠconomiquement et insoutenables aux niveaux ĂŠcologique et social. Ce n’est pourtant pas ce que prĂŠconise la Banque mondiale, qui persiste Ă rechercher les conditions d’une meilleure articulation, ÂŤ gagnant-gagnant Âť, entre des agricultures familiale et agro-industrielle que pourtant tout oppose. Cette articulation pourrait notamment passer, dit-elle, par la contractualisation des rapports entre le paysan et la sociĂŠtĂŠ agro-industrielle. Le premier pourrait ainsi s’insĂŠrer dans les grandes chaĂŽnes internationales, sĂŠcuriser ses

Le dĂŠbit disponible après l’irrigation des terres correspond rarement aux accords prĂŠvus entre le Mali et la Libye, Ă savoir 40 m3. Le partage de la ressource est donc crucial. Malibya entre ainsi en concurrence Ă la fois avec les paysans maliens et avec tous les usagers du euve Niger. ÂŤ Le projet libyen a construit son camp de travailleurs lĂ oĂš passaient nos animaux ; ils font beaucoup de dĂŠgâts. On ne voit aucun impact positif Ă ce projet. MĂŞme l’eau des pompes de leur camp, on n’y a pas accèsÂť, se plaint un ĂŠleveur de MonimpĂŠbougou.

Seize villages Ă dĂŠplacer et Ă rebâtir La Libye nĂŠgocie pour ne pas payer la redevance annuelle de 100 euros par hectare pour l’eau d’irrigation, ďŹ xĂŠe par la convention, en rappelant l’effort ďŹ nancier dĂŠjĂ rĂŠalisĂŠ. Mais ce montant est Ă comparer avec ce que versent les paysans de la zone : 200 euros par hectare et par an, sous peine d’être expulsĂŠs de leur parcelle. Le tracĂŠ du canal a fait l’objet de nombreuses nĂŠgociations. La Libye a exigĂŠ que l’Etat malien prenne en charge l’indemnisation des populations. Un premier tracĂŠ a ĂŠtĂŠ dĂŠcidĂŠ par Tripoli, sans consultation de Bamako. L’Êtude recensait seize villages Ă dĂŠplacer et Ă rebâtir avec des infrastructures de santĂŠ, des ĂŠcoles, etc., pour 24 millions d’euros. Le schĂŠma rĂŠvisĂŠ Ă la demande du Mali a permis de rĂŠduire le coĂťt estimĂŠ Ă 178 000 euros. Mais c’est seulement après deux ans de mobilisation des communes rurales, des associations et des fonctionnaires locaux qu’une partie des paysans touchĂŠs ont pu recevoir des indemnitĂŠs. Au total, la somme versĂŠe n’a ĂŠtĂŠ que de 10000 euros, soit moins de 6 % de ce qui ĂŠtait dÝ‌ Les travaux ont eu des consĂŠ-

quences Ă la fois sur l’environnement et sur les populations. Ainsi, les dĂŠblais du creusement du canal ont ĂŠtĂŠ dĂŠversĂŠs et abandonnĂŠs en vrac dans les champs voisins, empĂŞchant leur exploitation. Comme le conďŹ rme un responsable de l’OfďŹ ce du Niger, ÂŤ Ă Boky-Wèrè, il y a encore beaucoup de banco [argile] en tas dans les champs. Le maire a demandĂŠ Ă les dĂŠplacer, mais ça n’a pas abouti. Les relations avec Malibya sont difďŹ ciles‌. L’EIES pour la mise en valeur des 25 000 hectares de la première tranche du projet n’a dĂŠbutĂŠ qu’en 2009, alors qu’elle aurait dĂť commencer au plus tard trois mois après l’affectation des terres. Les populations de huit villages et trente hameaux seront dĂŠplacĂŠes et revendiquent en consĂŠquence des indemnitĂŠs, des emplois‌ Le rapport EIES prĂŠconise des zones de reboisement, la construction de forages, d’Êcoles, de postes de santĂŠ. Si l’investisseur doit fournir les 2 millions d’euros nĂŠcessaires Ă ces ÂŤ activitĂŠs annexesÂť, le chiffrage des indemnisations et leur prise en charge sont laissĂŠs Ă l’Etat malien. Or l’expĂŠrience prouve que les dĂŠdommagements rĂŠels ne sont pas Ă la hauteur des prĂŠjudices subis, et ne permettent pas aux paysans de se rĂŠinstaller correctement. Pour l’instant, les activitĂŠs concrètes de Malibya se limitent Ă des tests agricoles, qui n’ont concernĂŠ que 7 hectares en 2010‌ par manque de ďŹ nancement. Aucun amĂŠnagement de parcelles n’a ĂŠtĂŠ rĂŠalisĂŠ depuis la mise en eau du canal (sur lequel aucune prise d’eau n’est installĂŠe). Le projet semble donc s’essoufer. Mais l’ambiguĂŻtĂŠ demeure, puisque les responsables libyens chercheraient Ă rĂŠaliser d’autres tests. En outre, les questions fondamentales restent en suspens : quelles seront les cultures ďŹ nalement produites ? A quelle saison et donc avec quels besoins en eau ? A quel pays seront-elles destinĂŠes? Quels seront les emplois pour les populations locales?

A MANDINE A DAMCZEWSKI ET J EAN -Y VES J AMIN .

Un ÂŤaccaparement responsableÂť demeurera donc de l’ordre de l’oxymore, car ces logiques d’investissement Ă grande ĂŠchelle s’inscrivent dans un modèle non durable, faisant peu de cas des dynamiques des sociĂŠtĂŠs paysannes et de la diversitĂŠ des solutions techniques. La spoliation foncière fait ainsi ĂŠcho Ă une vieille antienne, dominant l’Êconomie mondiale : le marchĂŠ libre, les technologies (biotechnologies, ici) et l’investissement privĂŠ (responsable, s’entend) rĂŠunis sauveront l’humanitĂŠ de la pĂŠnurie alimentaire qui la menace. Mais, tout comme la finance dĂŠrĂŠgulĂŠe, mĂŞme ÂŤresponsableÂť, conduit inĂŠvitablement Ă de fortes instabilitĂŠs, le modèle agro-industriel et latifundiaire conduira Ă d’autres crises – il sera toujours temps d’accuser la fatalitĂŠ climatique, la dĂŠmographie des pauvres ou quelque potentat local irresponsable.

B ENOĂŽT L ALLAU . (6) Disponible sur www.farmlandgrab.org (7) ÂŤ Des droits de propriĂŠtĂŠ sĂťrs et sans ĂŠquivoque (...) permettent aux marchĂŠs de cĂŠder les terres pour des utilisations et des exploitants plus productifs Âť (Banque mondiale, 2008, op. cit., p. 138). (8) Cf. Olivier De Schutter, ÂŤAccès Ă la terre et droit Ă l’alimentation Âť, rapport devant la 65e session de l’AssemblĂŠe gĂŠnĂŠrale des Nations unies, New York, aoĂťt 2010.

Pour encadrer l’investissement foncier, Banque mondiale, FAO, Cnuced et FIDA ont adoptĂŠ des principes a minima : Principe 1 : les droits fonciers existants sont reconnus et respectĂŠs. Principe 2 : les investissements ne mettent pas en danger la sĂŠcuritĂŠ alimentaire, mais au contraire la renforcent. Principe 3 : on veille Ă la transparence, Ă la bonne gouvernance et Ă la crĂŠation d’un environnement propice. Principe 4 : consultation et participation (des populations concernĂŠes). Principe 5 : la viabilitĂŠ ĂŠconomique et la responsabilitĂŠ des projets agricoles. Principe 6 : la durabilitĂŠ sociale (les investissements gĂŠnèrent un impact social positif et distributif et n’augmentent pas la vulnĂŠrabilitĂŠ). Principe 7 : la durabilitĂŠ environnementale (quantiďŹ cation et minimisation des impacts environnementaux). Janvier 2010, www.responsibleagroinvestment.org/rai

Les Amis

paysans maliens que de 50 m 3 , et est quasi nulle une annĂŠe sur dix.

revenus et accĂŠder aux intrants modernes. La seconde diversifierait ses sources d’approvisionnement et limiterait ses coĂťts de main-d’œuvre, sachant qu’un paysan ne ÂŤ compte Âť pas son temps de travail. Mais, lĂ encore, on se fonde sur l’hypothèse d’un contrat nĂŠgociĂŠ entre ĂŠgaux, et non sur celle d’un rapport de forces dans lequel chacun tente de capter le maximum de valeur, et qui peut conduire Ă une sousrĂŠmunĂŠration du travail agricole.

Sept principes internationaux

du MONDE diplomatique Forum d’Aubagne Le samedi 8 octobre, en prĂŠambule au Forum mondial local d’Aubagne, la rĂŠdaction du Monde diplomatique propose Ă ses lecteurs une rencontre-dĂŠbat sur le thème de l’information dans le monde. Afin de permettre aux adhĂŠrents des Amis du Monde diplomatique (AMD) d’assister Ă ce moment inĂŠdit, nous vous proposons de rĂŠserver vos places.

Ecrivez Ă : aubagne2011@mondediplomatique.fr Les AMD seront prĂŠsents tout au long de ce Forum social, puisque nous disposerons d’un stand qui nous permettra de mieux faire connaĂŽtre notre association. Nous lançons un appel aux Ami(e)s qui souhaitent participer Ă l’animation de cet espace. Contact : amis@mondediplomatique.fr et 01-53-94-96-66.

BANLIEUE SEINE-ET-MARNE. Le 9 septembre, Ă 20 heures, Ă l’AstrocafĂŠ, brasserie de la mĂŠdiathèque L’Astrolabe, 25, rue du Château, Ă Melun, ÂŤ cafĂŠ historique Âť : ÂŤ Moi, Jean Jaurès, candidat en 2012‌ Âť, de et avec Jean-Pierre FourrĂŠ. (01-60-66-35-92 et amd77@wanadoo.fr) YVELINES. Le 17 septembre, Ă 17 heures, mairie de Versailles, salle ClĂŠment-Ader, rencontre avec Matei Cazacu et Nicolas Trifon autour de leur ouvrage La RĂŠpublique de Moldavie, un Etat en quĂŞte de nation (Non Lieu). (06-07-54-77-35 et eveleveque@wanadoo.fr) HORS DE FRANCE

RÉGIONS COLMAR. Le 15 septembre, Ă 20 heures, centre ThĂŠodore-Monod, 11, rue Gutenberg : ÂŤ La dĂŠsobĂŠissance civileÂť, avec les Faucheurs volontaires. (matthias.herrgott@online.fr et http://rencontrescitoyennescolmar.blogspot.com) DORDOGNE. Le 5 septembre, Ă 20 h 30, foyer municipal de Montpon-MĂŠnestĂŠrol, rue HenriLaborde : dĂŠbat autour d’un article du Monde diplomatique. (05-53-82-08-03 et henri.compain@sfr.fr) FRANCHE-COMTÉ. Dans le cadre des 8es Bio-Jours Ă Lure, sur le thème ÂŤ La logique d’accumulation des profits empoisonne l’homme et la planète Âť. Le 9 septembre, Ă 20 h 30, cinĂŠma MĂŠliès, projection d’Into Eternity, suivie d’un dĂŠbat : ÂŤ Que font-ils des dĂŠchets nuclĂŠaires ? Âť, avec le Collectif contre l’enfouissement des dĂŠchets radioactifs (Cedra). Le 10 septembre, Ă 15 h 30, centre culturel : Ecologie : ces catastrophes qui changèrent le monde, suivi d’un dĂŠbat en prĂŠsence d’Alice Le Roy, corĂŠalisatrice du film. Le 11 septembre, Ă 15 h 30, centre culturel : projection de Les MĂŠdicamenteurs, suivie d’un dĂŠbat avec CĂŠdric Lomba. (03-84-30-35-73 et odile-mangeot@wanadoo.fr) GRENOBLE. Le 19 septembre, Ă 20 h 15, cafĂŠ Le Ness, 3, rue Très-CloĂŽtres : ÂŤ La situation au Japon après Fukushima Âť, avec Hori Jasuo. Programme complet sur le site de l’association. (04-76-88-82-83 et jacques.toledano@wanadoo.fr)

REJOIGNEZ LES AMIS

LILLE. Le 14 septembre, Ă 20 h 30, Ă la MRES, 23, rue Gosselet : rĂŠunion publique sur ÂŤ Le Grand Stade, une bonne idĂŠe ? Âť. (06-2485-22-71 et amdnord@yahoo.fr) METZ. Le 8 septembre, Ă 18 h 30, espace Les Coquelicots, 1, rue Saint-ClĂŠment (entrĂŠe face au parking de la place d’Arros), ÂŤ cafĂŠ Diplo Âť : ÂŤ La valeur de l’engagement militant et les propositions d’action Âť, suivi d’un repas en commun. (03-87-76-05-33 et pollmann@univ-metz.fr) MONTPELLIER. Le 22 septembre, Ă 19 h 30, salle Guillaume-de-Nogaret (espace Pitot) : ÂŤ La dĂŠmocratie reprĂŠsentative est malade. Quels problèmes, quelles pistes Ă explorer ? Âť, avec Etienne Chouard. (04-6796-10-97.) TOULOUSE. Le 29 septembre, Ă 20 h 30, salle du SĂŠnĂŠchal, 17, rue de RĂŠmusat : ÂŤ Notre santĂŠ face au nĂŠolibĂŠralisme Âť, avec Christian Celdran et Jean-Claude Marx. En partenariat avec Attac. (05-34-52-24-02 et amdtoul@free.fr) TOURS. Le 9 septembre, Ă 20 h 30, Ă l’association Jeunesse et Habitat, 16, rue BernardPalissy : ÂŤ La tuerie d’Oslo et l’extrĂŞme droite en Europe Âť. Le 14 septembre (13 heures), le 15 septembre (20 heures) et le 19 septembre (11 heures), sur Radio BĂŠton (93.6), prĂŠsentation du Monde diplomatique du mois. (02-4727-67-25 et pjc.arnaud@orange.fr)

BRUXELLES. Le 2 septembre, Ă 19 heures, cinĂŠma Arenberg, passage de la Reine : ÂŤ Quel modèle ĂŠconomique pour les mĂŠdias ? Âť, film et dĂŠbat avec Marcel Trillat et Hugues Lepaige. En partenariat avec Ecran total, la revue Politique, CinĂŠma Attac et les ĂŠditions Aden. (amd-b@skynet.be et 02-231-01-74) BURKINA FASO. Le 10 septembre, Ă 16 h 30, Bourse du travail de Bobo Dioulasso : rencontre-dĂŠbat sur la dette et projection du film de Michel Crozas Kel dette ?, tournĂŠ au Forum social mondial 2011 de Dakar. (christian.darceaux@laposte.net) GENĂˆVE. Le 13 septembre, Ă 19 heures, cafĂŠ de la Maison des associations, 15, rue des Savoises, ÂŤ cafĂŠ Diplo Âť : ÂŤ Le pouvoir mis Ă nu par ses crises Âť, dĂŠbat autour de l’article de Denis Duclos (Le Monde diplomatique, juillet 2011). (Association suisse des Amis du Monde diplomatique : comite@amd-suisse.ch et www.amd-suisse.ch) LUXEMBOURG. Le 13 septembre, Ă 19 heures, au Circolo Curiel, 107, route d’Esch, Luxembourg/Hollerich, ÂŤ mardis du Diplo Âť : ÂŤVent de fronde en Europe. Faut-il payer la dette ? Âť. Discussion Ă partir des articles du Monde diplomatique de juillet 2011. (deckertr@pt.lu) MONTRÉAL. Le 27 septembre, Ă 18 h 30, au Commensal, 1720, rue Saint-Denis, discussion autour du dossier sur la dĂŠmographie paru dans Le Monde diplomatique de juin 2011. (514-273-0071 et dreault@cooptel.qc.ca ou delicemugabo@hotmail.com)

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris – TÊl. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr


22

23 TROIS ANS APRÈS

Indétrônables SCALA ARCHIVES

zombies dans les films d’horreur, guidées par leurs zélateurs, pour perpétrer de nouveaux ravages (3).

LE CARAVAGE. – « Méduse », vers 1596-1598

(Suite de la première page.) Résultat : l’économie mondiale se retrouve à nouveau au bord du précipice. L’été 2011 rappelle à bien des égards l’automne 2008. Il commence par quelques bonnes nouvelles, pour les marchés s’entend. L’Autorité bancaire européenne (ABE), chargée d’évaluer la solidité du secteur financier en cas de crise, rend un verdict rassurant : quatre-vingt-deux établissements européens sur quatre-vingtdix, soumis à des tests de résistance, ont réussi haut la main. Quelques jours plus tard, la Grèce est sauvée de la faillite par

un plan combinant sacrifices de la part de la population et renflouement par les contribuables européens. L’accord ne déclenchera pas le règlement des contrats de couverture contre le défaut de paiement, les fameux credit default swaps (CDS), ce qui aurait été désastreux pour les banques. Et, pour l’avenir, on fait serment d’austérité, en promettant une « règle d’or » de rigueur budgétaire pour les dix-sept pays de la zone euro. Aux Etats-Unis, un compromis sur le plafond de la dette, signé in extremis, avant l’échéance du 2 août, par le président Barack Obama et l’opposition républicaine, prévoit de sabrer dans les dépenses sans augmenter les impôts.

Une contrition sans suite

M

AIS rien n’y fait. L’agence de notation Standard & Poor’s décide de dégrader la note de la dette américaine, qui passe de AAA à AA+. Même si la décision est fondée sur des chiffres fantaisistes (au déficit budgétaire sur dix ans, l’agence a ajouté par erreur 2000 milliards de dollars, soit 1 389 milliards d’euros), la décision provoque un nouvel affolement des marchés. Avec, dans le collimateur – c’est à n’y plus rien comprendre –, les principales banques européennes qu’on disait saines un mois plus tôt…

Le poids de la financiarisation est tel qu’une inversion de tendance paraît

impossible. D’une part, le rapport de forces entre Etats et marchés est plus que jamais défavorable aux premiers ; d’autre part, les dogmes établis après plus de trois décennies de déréglementation financière semblent indestructibles. Presque toutes les interventions publiques cherchent d’abord à rassurer les marchés et à protéger le secteur financier, lequel malmène les Etats et leurs dettes. L’insuccès de ces stratégies n’empêche pas leur éternel recommencement. Car plutôt que de disparaître pour laisser la place à d’autres, plus pertinentes, ces idées, qui auraient dû être mises hors d’état de nuire, resurgissent comme les

Ceux qui étaient aux commandes en 2008 contrôlent toujours le système, armés du même arsenal idéologique. Les géants de la finance, sauvés parce qu’ils étaient «trop gros pour échouer » (« too big to fail »), sont plus gigantesques que jamais, et toujours fragiles. L’économiste Paul Krugman le souligne : « Les leçons de la crise financière de 2008 ont été oubliées à une vitesse vertigineuse, et ces mêmes idées qui sont à l’origine de la crise – toute réglementation est nocive, ce qui est bon pour les banques est bon pour l’Amérique, les baisses d’impôt sont la panacée – dominent à nouveau le débat (4). » A cet égard, le parcours des héros d’avant la crise est révélateur. MM. Alan Greenspan, Robert Rubin et Lawrence Summers, respectivement président de la Réserve fédérale, secrétaire et secrétaire adjoint au Trésor en février 1999, lorsque l’hebdomadaire Time, sur une couverture restée célèbre, sacra le trio « comité pour sauver le monde», ont connu une trop brève éclipse. Le premier était républicain, les deux autres démocrates ; tous trois symbolisaient la suprématie incontestée de la sphère financière sur le monde politique. Peu après son élection, en 1992, M. William Clinton avait en effet choisi de se plier aux diktats du marché obligataire. Le boom sans précédent qui s’ensuivit semblait confirmer les vertus de la financiarisation, ce qui incita les deux partis à se livrer à une surenchère effrénée : c’était à qui récolterait le plus de contributions électorales de la part des grandes institutions financières, et à qui leur ferait le plus de cadeaux. C’est sous une administration démocrate que furent adoptées, en 1999 et 2000, les grandes réformes qui ouvrirent la voie à la création des « produits toxiques » à l’origine de l’effondrement financier (5). L’administration républicaine de M. George W. Bush, plus proche encore de Wall Street, s’empressa de détruire ce qu’il restait de contrôles en nommant à des postes-clés des « dérégulateurs » zélés. L’arrimage des gouvernements aux décisions des agences de notation s’est opéré dans ce cadre (6).

Après la panique de l’automne 2008, les élites financières ont assurément été montrées du doigt, mais leur pouvoir effectif n’a pas été entamé pour autant. En octobre 2008, l’air accablé, M. Greenspan, le héros incontestable du boom économique, avoua devant une commission du Sénat qu’il venait de réaliser que ses croyances économiques étaient fondées sur une « erreur ». La contrition fut brève et sans suite : deux ans et demi plus tard, il avait retrouvé sa superbe, tirant à boulets rouges sur la législation Dodd-Frank, qui cherchait – pourtant bien timidement – à ramener un peu d’ordre dans le système (7). Quant à M. Rubin, il a conservé des liens étroits et lucratifs avec l’establishment financier, ce qui ne l’empêche pas de dispenser via le Financial Times des conseils économiques à ses compatriotes (8). M. Summers, lui, n’a jamais véritablement quitté le devant de la scène. Lors de l’élection présidentielle de 2008, il fut l’un des principaux conseillers du candidat Obama ; puis, une fois ce dernier entré en fonction, il présida

le Conseil économique de la Maison Blanche. Depuis sa démission, fin 2010, il a retrouvé sa chaire de professeur d’économie à Harvard. Même après l’effondrement financier, explique le journaliste Michael Hirsh, « le régime antérieur et les constructions intellectuelles – mélange de friedmanisme [doctrine de l’économiste libéral Milton Friedman], de greenspanisme et de rubinisme – dominaient toujours, par défaut (9) ».

(3) Lire Serge Halimi, « Quatre ans après… », Le Monde diplomatique, mai 2011. Cf. aussi John Quiggin, Zombie Economics : How Dead Ideas Still Walk Among Us, Princeton University Press, 2010.

(6) Lire « Ces puissantes officines qui notent les Etats », Le Monde diplomatique, février 1997. (7) Alan Greenspan, « Dodd-Frank fails to meet test of our times », Financial Times, Londres, 30 mars 2011. (8) Robert Rubin, «America’s dangerous budget track », Financial Times, 29 juillet 2011. (9) Michael Hirsh, Capital Offense. How Washington’s Wise Men Turned America’s Future Over to Wall Street, Wiley, New York, 2010. (10) Alan Beattie et Julie Macintosh, « Summers “outrage” at AIG bonuses », Financial Times, 15 mars 2009.

(4) Paul Krugman, « Corporate cash con », The New York Times, 3 juillet 2011. (5) En particulier l’abolition de la loi Glass-Steagall, en 1999, qui établissait des barrières entre banques commerciales et banques d’investissement, et l’adoption en 2000 du Commodity Futures Modernization Act, qui permettait aux produits dérivés les plus risqués d’échapper à toute réglementation.

Depuis 2010, plus de la moitié des échanges boursiers européens s’effectuent via des systèmes opaques. Grâce à la déréglementation impulsée par Bruxelles. PA R PA U L LAGNEAU-YMONET E T A N G E L O R I VA *

L

UNDI 20 septembre 2010, Bruxelles.

Rue de la Loi, bâtiment Charlemagne, salle Alcide-De-Gasperi, la foule des grands jours se presse. Le commissaire chargé du marché intérieur et des services, M. Michel Barnier, ouvre la réunion par «un souvenir personnel» : «Il y a quelques mois, lorsque je me suis préparé à mes futures fonctions de commissaire européen, j’ai entrepris de longues séances de travail avec mes services. Le directeur général m’a indiqué alors : “Il faudra réviser la MIF.” Oserai-je dire que cette affirmation ne me parut pas totalement limpide ? » Depuis, M. Barnier a bachoté. La Commission européenne a donc entamé la révision de la directive Marché d’instruments financiers (MIF), qui, depuis quatre ans, a dérégulé l’organisation des places boursières en Europe. Dans une pure logique néolibérale de construction du cadre de la concurrence, la directive MIF institue une sorte de « marché pour les marchés » européens. Pour ce faire, elle abolit – dans les pays où elle existait, comme la France – la règle de concentration des ordres selon laquelle les transactions s’effectuaient en Bourse. Adoptée en 2004, cette directive entre en vigueur le 1er novembre 2007. Ironie suprême, ce texte emblématique de la déréglementation acquiert force de loi au moment même où éclate la crise financière. Historiquement, les Bourses ont pourtant été des instruments de régulation * Respectivement sociologue (Paris-Dauphine) et économiste (European Business School, Paris).

LE KRACH FINANCIER

fauteurs de crise Dans un ouvrage expliquant « pourquoi les marchés échouent », John Cassidy, journaliste économique au New Yorker, voit dans cette idéologie non pas l’accomplissement du libéralisme économique classique, mais sa perversion. Il rappelle que « le concept de marchés financiers rationnels et autocorrecteurs est une invention des quarante dernières années (11) ». Si la profession financière cherche à se situer dans la lignée d’Adam Smith, un auteur qu’on a tendance à

vénérer sans le lire, elle viole allègrement les principes qu’il a énoncés en matière de réglementation financière. Quelques années avant la parution de sa célèbre Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), le père de l’économie classique avait assisté à l’éclatement d’une bulle financière qui devait anéantir vingt-sept des trente banques d’Edimbourg. Smith savait donc que, livrée aux seules forces du

Ainsi, alors même que, de par le monde (comme récemment en Grèce, ou aux EtatsUnis dans l’industrie automobile), gouvernements et entreprises abrogeaient sans états d’âme le contrat social les liant à leurs populations ou à leurs salariés, M. Summers, alors conseiller de M. Obama, expliquait que les bonus faramineux de la compagnie d’assurance AIG (renflouée par l’Etat) seraient intouchables : « Nous sommes un pays de lois. Ce sont des contrats. Le gouvernement n’est pas en mesure d’abroger tout simplement des contrats (10). »

Une directive institués par des marchands et des gouvernants soucieux de contrôler la marche des affaires. Ainsi la Bourse de Paris naît-elle officiellement en 1724, après la faillite du système de Law, pour contenir les opérations qui se négociaient auparavant dans le chahut de la rue Quincampoix. Ces lieux officiels d’échange organisaient donc l’égalité formelle des acheteurs et des vendeurs, leur mise en concurrence réglée et la publicité des informations relatives aux transactions, sous le contrôle d’une autorité et sur un territoire donnés. En lieu et place de ce modèle classique, la directive MIF a instauré la concurrence entre les Bourses (transformées au tournant du XXIe siècle en entreprises privées et souvent cotées… en Bourse) et d’autres dispositifs privés d’échange où les transactions se font de gré à gré, de manière opaque, pour le bonheur des plus gros financiers. Au premier rang de ces nouveautés, les bien nommés dark pools (« platesformes opaques »). Développés par les principales institutions financières dans les interstices de la réglementation européenne, ceux-ci permettent de réaliser des transactions sans en dévoiler les conditions, c’est-à-dire les quantités et le prix. Les crossing networks (« moteurs d’appariement ») servent aux banques à mettre directement en rapport les ordres de leurs clients. Quant aux plates-formes envisagées par la directive MIF pour concurrencer les Bourses, elles pullulent. En Europe, il existe désormais plus d’une centaine de systèmes multilatéraux de négociation (multilateral trade facilities, MTF). Autorisant des transactions dans des conditions de surveillance bien moins strictes, et donc à moindre coût, ils ont largement entamé l’activité des Bourses historiques. Sans doute les professionnels désireux d’échanger discrètement de gros blocs de titres ontils toujours opéré en marge des Bourses traditionnelles ; mais, avec la directive MIF, l’exception devient la règle : dès 2010, moins de la moitié des transactions se font en Bourse (1). Les banques trouvent là le moyen de s’affranchir des marchés organisés. En Europe, la deuxième plate-forme d’échange d’actions se nomme Chi-X. (1) « La structure, la régulation et la transparence des marchés des actions européens dans le cadre de la directive MIF», CFA Institute, janvier 2011.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

marché, la finance faisait courir de graves dangers à la société. Tout favorable qu’il fût au principe de la « main invisible », il stipula expressément que la logique d’un marché libre et concurrentiel ne devait pas s’étendre à la sphère financière. D’où l’exception bancaire au principe de la liberté d’entreprendre et de commercer, et la nécessité d’un cadre réglementaire strict : « Ces règlements peuvent à certains

S’aligner sur la colère des citoyens

U

LE CARAVAGE. – « David avec la tête de Goliath », 1607

égards paraître une violation de la liberté naturelle de quelques individus, mais cette liberté de quelques-uns pourrait compromettre la sécurité de toute la société. Comme pour l’obligation de construire des murs pour empêcher la propagation des incendies, les gouvernements, dans les pays libres comme dans les pays despotiques, sont tenus de réglementer le commerce des services bancaires (12). »

NE ascendance intellectuelle au fondamentalisme dénué de base empirique qui règne en ce moment pourrait être trouvée du côté d’Ayn Rand (1905-1982) (13). Dogmatique et sectaire, prônant l’égoïsme comme vertu suprême et fustigeant toute forme d’intervention des pouvoirs publics, la publiciste et romancière russo-américaine compta parmi ses disciples un certain Greenspan. En 1963, déjà, celui-ci rejetait comme un « mythe collectiviste » l’idée selon laquelle, livrés à eux-mêmes, les hommes d’affaires vendraient des aliments ou des médicaments dangereux, des titres frauduleux ou des bâtiments de mauvaise qualité : «Au contraire, il va de l’intérêt de chaque homme d’affaires d’avoir une réputation d’honnêteté et de ne vendre que des produits de qualité (...) L’intervention de l’Etat sape un système hautement moral. Car sous une pile de formulaires à remplir, il y a toujours la crainte du fusil. » En mai 2005, peu avant la fin de son mandat

à la Réserve fédérale, il n’avait pas changé d’avis : « La réglementation prudentielle est beaucoup mieux assurée par le secteur privé, à travers l’évaluation et le contrôle des contreparties, que par l’Etat » (14). Le raisonnement circulaire qui s’ensuit fait toujours recette : si le marché ne fonctionne pas correctement, c’est qu’il n’y a pas suffisamment de marché. Les discours ardents que l’on entend actuellement contre les «excès» de la finance offrent aux politiques un moyen de s’aligner à bon compte sur la colère des citoyens; ils sonnent comme des constats d’impuissance. Le 17 août dernier, à la suite de leur minisommet consacré à la crise de la dette, M. Nicolas Sarkozy et Mme Angela Merkel ont ainsi annoncé en termes sibyllins l’adoption d’une taxe sur les transactions financières, cette fameuse taxe Tobin qui horrifiait le secteur financier (15). Pourtant, la décision, qui doit d’abord être entérinée

SCALA ARCHIVES

LE MONDE diplomatique

SCALA ARCHIVES

SEPTEMBRE 2011 –

LE CARAVAGE. – « David et Goliath », 1599

par les autres membres de l’Union, est bien moins hardie qu’il n’y paraît. Elle ne vise ni à jeter un grain de sable dans les rouages de la spéculation financière, ni à générer des fonds pour l’aide au développement, mais, dans la meilleure des hypothèses, à faire payer aux banques une part infime de leurs renflouements à venir. Lesquels, nous le savons déjà, ne manqueront pas.

I BRAHIM WARDE . (11) John Cassidy, How Markets Fail : The Logic of Economic Calamities, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2010. (12) Livre II, chapitre II. (13) Lire François Flahault, «Ni dieu, ni maître, ni impôts» et «Parabole du génie entravé par des parasites», Le Monde diplomatique, août 2008 et juin 2010. (14) Cité par David Corn, «Alan shrugged », Mother Jones, San Francisco, 24 octobre 2008. (15) Lire « Le projet de taxe Tobin, bête noire des spéculateurs, cible des censeurs », Le Monde diplomatique, février 1997.

européenne pour doper la spéculation Son capital réunit le gratin de la finance : Instinet, filiale du japonais Nomura, qui a racheté les activités européennes de Lehman Brothers ; mais aussi Goldman Sachs, UBS, le Crédit suisse, BNP Paribas, la Société générale et deux fonds spécialisés dans la spéculation à très grande vitesse, l’américain Citadel et le néerlandais Optiver. Face à cette concurrence, les Bourses traditionnelles choient leurs principaux clients – ces banques et fonds qui constituent également leurs premiers concurrents – en réduisant les commissions qu’elles prélèvent sur chaque négociation. Elles reportent alors sur les plus petits opérateurs boursiers, ainsi que sur les sociétés cotées, une part croissante de leurs dépenses statutaires de surveillance des transactions.

Gonfler les prix et vendre aux gogos Pour reconquérir leur position privilégiée, les Bourses grossissent : celle de Londres a tenté d’acheter son homologue canadienne ; Deutsche Börse s’allie à NYSE Euronext, elle-même issue de la fusion des Bourses de New York et d’un aréopage réunissant Paris, Amsterdam, Bruxelles, Lisbonne, ainsi que le marché des produits dérivés de Londres. Le London Stock Exchange a également acquis un MTF, et NYSE Euronext a développé son propre dark pool. C’est donc là le premier effet délétère de la concurrence instituée par la directive MIF : elle brouille les frontières entre les échanges de gré à gré et les Bourses réglementées. Lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire sur les mécanismes de la spéculation, M. Dominique Cerruti, directeur général adjoint de NYSE Euronext, en est d’ailleurs convenu : « Notre objectif est de survivre (…). Alors, nous nous adaptons. Si la régulation autorise les dark pools et les MTF, et si des petits malins veulent utiliser le système pour nous attirer en enfer, nous jouerons au même jeu qu’eux (2). » La dispersion des transactions induite par la concurrence entre les centaines de dispositifs d’exécution des ordres a, par ailleurs, considérablement détérioré les informations disponibles pour les sociétés cotées, mais aussi pour les autorités de

régulation (3). M. Martin Bouygues, président de la société du même nom, a ainsi déclaré à l’Autorité des marchés financiers (AMF) : «Je ne sais pas ce qui se passe sur mes titres. (…) Il se fait tous les jours des opérations sur nos titres dont on ne peut avoir de données claires (4).» Plus grave, le président de l’AMF, M. JeanPierre Jouyet, a reconnu devant des députés sidérés : « Depuis un an, nous nous sommes rendu compte que nous ne sommes plus à même de remplir notre tâche fondamentale de surveillance des marchés financiers (5).» En fait, seuls les plus grands opérateurs transnationaux peuvent investir dans les coûteux équipements informatiques et rémunérer les professionnels – très gourmands – capables de traiter une information dispersée, condition préalable à la spéculation ultrarapide sur une myriade de systèmes d’échange (6). Comme le constatait franchement un banquier, «les marchés actions ne financent plus l’économie. Ils sont faits pour permettre aux professionnels d’arbitrer les amateurs (7) ». « Arbitrer les amateurs » signifie grosso modo les plumer : les professionnels profitent de leur surcroît d’information, lié à leur supériorité technologique, pour jouer sur des écarts de cours qui échappent aux amateurs et même aux professionnels de petite et moyenne tailles. L’une des manipulations les plus simples rappelle la pêche à l’appât vivant. En passant une grande quantité d’ordres d’achat, vous « réveillez » le cours d’un titre dont vous voulez vous défaire. Cela fait venir des acheteurs et là, en quelques fractions de microseconde, vous annulez vos ordres d’achat et vendez vos titres aux gogos à un prix artificiellement gonflé. Outre les possibilités décuplées de manipulation de cours, les transactions à haute fréquence accroissent le risque pour l’ensemble du système. Le 6 mai 2010, aux Etats-Unis, l’indice Dow Jones plongea de plus de 9 % en une seule séance, les actions du lessivier Procter & Gamble et du cabinet de conseil Accenture, notamment, s’effondrant en quelques minutes. Au terme de cinq mois d’investigation, les deux régulateurs boursiers américains ont reconstitué l’enchaînement des événements. L’algorithme d’un opérateur du Kansas a automatiquement généré soixante-quinze mille contrats à terme sur les variations d’un indice boursier.

Leur exécution automatique, sans limite de prix, a ensuite semé la panique sur les autres ordinateurs surpuissants des banques et des fonds d’investissement : en quatorze secondes, les contrats ont changé de mains vingt-sept mille fois, précipitant l’effondrement des cours. L’incident illustre, une fois de plus, l’échec de la coordination des marchés par la généralisation de la concurrence entre opérateurs financiers bardés d’informatique. Il n’a cependant pas provoqué de remise en cause du principe contemporain d’organisation des activités boursières : l’impératif de liquidité. Selon ce principe, les détenteurs de capitaux, ou plus précisément ceux qui participent à leur maniement professionnel, devraient pouvoir investir et désinvestir instantanément au gré de leurs intérêts. Ce faisant, on impose l’immédiateté du marché comme horizon temporel aux cycles de l’entreprise, au temps de l’action publique et aux existences des populations.

Dans la perspective de la révision de la directive MIF, l’ancienne ministre française des finances Christine Lagarde a mandaté M. Pierre Fleuriot, président du Crédit suisse en France et exdirecteur général de la Commission des opérations de Bourse (COB), pour définir la position commune de la place financière de Paris. Son rapport, rendu public en février 2010, reprend la logique de la (dé)réglementation communautaire. A Bruxelles, la situation n’est pas meilleure. Le rapport prélégislatif de Mme Kay

Swinburne énumère les conséquences néfastes de la directive MIF, sans toutefois ébranler la croyance de son auteure dans les bienfaits de la concurrence (8). Faut-il rappeler que l’eurodéputée conservatrice britannique avait, dans une vie antérieure, embrassé une carrière financière dont l’interruption ne fut due qu’à la misogynie caractérisée de son supérieur hiérarchique ?

(2) Audition de MM. Dominique Cerrutti et Fabrice Peresse par la commission d’enquête parlementaire sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies, Assemblée nationale, Paris, 24 novembre 2010, www.assemblee-nationale.fr (3) Laurent Grillet-Aubert, «Négociation d’actions : une revue de la littérature à l’usage des régulateurs de marché», Les Cahiers scientifiques, n° 9, Autorité des marchés financiers (AMF), Paris, juin 2010. (4) Les Echos, Paris, 17 décembre 2009. (5) Audition par la commission d’enquête, op. cit., 8 septembre 2010.

(6) Environ deux cents intermédiaires opèrent dans toute l’Europe, mais les dix plus importants, anglosaxons pour la plupart, concentrent les trois quarts des transactions (Association française des marchés financiers, « Révision de la directive MIF », 7 janvier 2010).

PAUL L AGNEAU -Y MONET ET A NGELO R IVA .

(7) Le Figaro, Paris, 11 novembre 2010. (8) Kay Swinburne, «Rapport sur une réglementation des transactions sur les instruments financiers – platesformes d’échanges anonymes», Commission des affaires économiques et monétaires, Parlement européen, 16 novembre 2010.


22

23 TROIS ANS APRÈS

Indétrônables SCALA ARCHIVES

zombies dans les films d’horreur, guidées par leurs zélateurs, pour perpétrer de nouveaux ravages (3).

LE CARAVAGE. – « Méduse », vers 1596-1598

(Suite de la première page.) Résultat : l’économie mondiale se retrouve à nouveau au bord du précipice. L’été 2011 rappelle à bien des égards l’automne 2008. Il commence par quelques bonnes nouvelles, pour les marchés s’entend. L’Autorité bancaire européenne (ABE), chargée d’évaluer la solidité du secteur financier en cas de crise, rend un verdict rassurant : quatre-vingt-deux établissements européens sur quatre-vingtdix, soumis à des tests de résistance, ont réussi haut la main. Quelques jours plus tard, la Grèce est sauvée de la faillite par

un plan combinant sacrifices de la part de la population et renflouement par les contribuables européens. L’accord ne déclenchera pas le règlement des contrats de couverture contre le défaut de paiement, les fameux credit default swaps (CDS), ce qui aurait été désastreux pour les banques. Et, pour l’avenir, on fait serment d’austérité, en promettant une « règle d’or » de rigueur budgétaire pour les dix-sept pays de la zone euro. Aux Etats-Unis, un compromis sur le plafond de la dette, signé in extremis, avant l’échéance du 2 août, par le président Barack Obama et l’opposition républicaine, prévoit de sabrer dans les dépenses sans augmenter les impôts.

Une contrition sans suite

M

AIS rien n’y fait. L’agence de notation Standard & Poor’s décide de dégrader la note de la dette américaine, qui passe de AAA à AA+. Même si la décision est fondée sur des chiffres fantaisistes (au déficit budgétaire sur dix ans, l’agence a ajouté par erreur 2000 milliards de dollars, soit 1 389 milliards d’euros), la décision provoque un nouvel affolement des marchés. Avec, dans le collimateur – c’est à n’y plus rien comprendre –, les principales banques européennes qu’on disait saines un mois plus tôt…

Le poids de la financiarisation est tel qu’une inversion de tendance paraît

impossible. D’une part, le rapport de forces entre Etats et marchés est plus que jamais défavorable aux premiers ; d’autre part, les dogmes établis après plus de trois décennies de déréglementation financière semblent indestructibles. Presque toutes les interventions publiques cherchent d’abord à rassurer les marchés et à protéger le secteur financier, lequel malmène les Etats et leurs dettes. L’insuccès de ces stratégies n’empêche pas leur éternel recommencement. Car plutôt que de disparaître pour laisser la place à d’autres, plus pertinentes, ces idées, qui auraient dû être mises hors d’état de nuire, resurgissent comme les

Ceux qui étaient aux commandes en 2008 contrôlent toujours le système, armés du même arsenal idéologique. Les géants de la finance, sauvés parce qu’ils étaient «trop gros pour échouer » (« too big to fail »), sont plus gigantesques que jamais, et toujours fragiles. L’économiste Paul Krugman le souligne : « Les leçons de la crise financière de 2008 ont été oubliées à une vitesse vertigineuse, et ces mêmes idées qui sont à l’origine de la crise – toute réglementation est nocive, ce qui est bon pour les banques est bon pour l’Amérique, les baisses d’impôt sont la panacée – dominent à nouveau le débat (4). » A cet égard, le parcours des héros d’avant la crise est révélateur. MM. Alan Greenspan, Robert Rubin et Lawrence Summers, respectivement président de la Réserve fédérale, secrétaire et secrétaire adjoint au Trésor en février 1999, lorsque l’hebdomadaire Time, sur une couverture restée célèbre, sacra le trio « comité pour sauver le monde», ont connu une trop brève éclipse. Le premier était républicain, les deux autres démocrates ; tous trois symbolisaient la suprématie incontestée de la sphère financière sur le monde politique. Peu après son élection, en 1992, M. William Clinton avait en effet choisi de se plier aux diktats du marché obligataire. Le boom sans précédent qui s’ensuivit semblait confirmer les vertus de la financiarisation, ce qui incita les deux partis à se livrer à une surenchère effrénée : c’était à qui récolterait le plus de contributions électorales de la part des grandes institutions financières, et à qui leur ferait le plus de cadeaux. C’est sous une administration démocrate que furent adoptées, en 1999 et 2000, les grandes réformes qui ouvrirent la voie à la création des « produits toxiques » à l’origine de l’effondrement financier (5). L’administration républicaine de M. George W. Bush, plus proche encore de Wall Street, s’empressa de détruire ce qu’il restait de contrôles en nommant à des postes-clés des « dérégulateurs » zélés. L’arrimage des gouvernements aux décisions des agences de notation s’est opéré dans ce cadre (6).

Après la panique de l’automne 2008, les élites financières ont assurément été montrées du doigt, mais leur pouvoir effectif n’a pas été entamé pour autant. En octobre 2008, l’air accablé, M. Greenspan, le héros incontestable du boom économique, avoua devant une commission du Sénat qu’il venait de réaliser que ses croyances économiques étaient fondées sur une « erreur ». La contrition fut brève et sans suite : deux ans et demi plus tard, il avait retrouvé sa superbe, tirant à boulets rouges sur la législation Dodd-Frank, qui cherchait – pourtant bien timidement – à ramener un peu d’ordre dans le système (7). Quant à M. Rubin, il a conservé des liens étroits et lucratifs avec l’establishment financier, ce qui ne l’empêche pas de dispenser via le Financial Times des conseils économiques à ses compatriotes (8). M. Summers, lui, n’a jamais véritablement quitté le devant de la scène. Lors de l’élection présidentielle de 2008, il fut l’un des principaux conseillers du candidat Obama ; puis, une fois ce dernier entré en fonction, il présida

le Conseil économique de la Maison Blanche. Depuis sa démission, fin 2010, il a retrouvé sa chaire de professeur d’économie à Harvard. Même après l’effondrement financier, explique le journaliste Michael Hirsh, « le régime antérieur et les constructions intellectuelles – mélange de friedmanisme [doctrine de l’économiste libéral Milton Friedman], de greenspanisme et de rubinisme – dominaient toujours, par défaut (9) ».

(3) Lire Serge Halimi, « Quatre ans après… », Le Monde diplomatique, mai 2011. Cf. aussi John Quiggin, Zombie Economics : How Dead Ideas Still Walk Among Us, Princeton University Press, 2010.

(6) Lire « Ces puissantes officines qui notent les Etats », Le Monde diplomatique, février 1997. (7) Alan Greenspan, « Dodd-Frank fails to meet test of our times », Financial Times, Londres, 30 mars 2011. (8) Robert Rubin, «America’s dangerous budget track », Financial Times, 29 juillet 2011. (9) Michael Hirsh, Capital Offense. How Washington’s Wise Men Turned America’s Future Over to Wall Street, Wiley, New York, 2010. (10) Alan Beattie et Julie Macintosh, « Summers “outrage” at AIG bonuses », Financial Times, 15 mars 2009.

(4) Paul Krugman, « Corporate cash con », The New York Times, 3 juillet 2011. (5) En particulier l’abolition de la loi Glass-Steagall, en 1999, qui établissait des barrières entre banques commerciales et banques d’investissement, et l’adoption en 2000 du Commodity Futures Modernization Act, qui permettait aux produits dérivés les plus risqués d’échapper à toute réglementation.

Depuis 2010, plus de la moitié des échanges boursiers européens s’effectuent via des systèmes opaques. Grâce à la déréglementation impulsée par Bruxelles. PA R PA U L LAGNEAU-YMONET E T A N G E L O R I VA *

L

UNDI 20 septembre 2010, Bruxelles.

Rue de la Loi, bâtiment Charlemagne, salle Alcide-De-Gasperi, la foule des grands jours se presse. Le commissaire chargé du marché intérieur et des services, M. Michel Barnier, ouvre la réunion par «un souvenir personnel» : «Il y a quelques mois, lorsque je me suis préparé à mes futures fonctions de commissaire européen, j’ai entrepris de longues séances de travail avec mes services. Le directeur général m’a indiqué alors : “Il faudra réviser la MIF.” Oserai-je dire que cette affirmation ne me parut pas totalement limpide ? » Depuis, M. Barnier a bachoté. La Commission européenne a donc entamé la révision de la directive Marché d’instruments financiers (MIF), qui, depuis quatre ans, a dérégulé l’organisation des places boursières en Europe. Dans une pure logique néolibérale de construction du cadre de la concurrence, la directive MIF institue une sorte de « marché pour les marchés » européens. Pour ce faire, elle abolit – dans les pays où elle existait, comme la France – la règle de concentration des ordres selon laquelle les transactions s’effectuaient en Bourse. Adoptée en 2004, cette directive entre en vigueur le 1er novembre 2007. Ironie suprême, ce texte emblématique de la déréglementation acquiert force de loi au moment même où éclate la crise financière. Historiquement, les Bourses ont pourtant été des instruments de régulation * Respectivement sociologue (Paris-Dauphine) et économiste (European Business School, Paris).

LE KRACH FINANCIER

fauteurs de crise Dans un ouvrage expliquant « pourquoi les marchés échouent », John Cassidy, journaliste économique au New Yorker, voit dans cette idéologie non pas l’accomplissement du libéralisme économique classique, mais sa perversion. Il rappelle que « le concept de marchés financiers rationnels et autocorrecteurs est une invention des quarante dernières années (11) ». Si la profession financière cherche à se situer dans la lignée d’Adam Smith, un auteur qu’on a tendance à

vénérer sans le lire, elle viole allègrement les principes qu’il a énoncés en matière de réglementation financière. Quelques années avant la parution de sa célèbre Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), le père de l’économie classique avait assisté à l’éclatement d’une bulle financière qui devait anéantir vingt-sept des trente banques d’Edimbourg. Smith savait donc que, livrée aux seules forces du

Ainsi, alors même que, de par le monde (comme récemment en Grèce, ou aux EtatsUnis dans l’industrie automobile), gouvernements et entreprises abrogeaient sans états d’âme le contrat social les liant à leurs populations ou à leurs salariés, M. Summers, alors conseiller de M. Obama, expliquait que les bonus faramineux de la compagnie d’assurance AIG (renflouée par l’Etat) seraient intouchables : « Nous sommes un pays de lois. Ce sont des contrats. Le gouvernement n’est pas en mesure d’abroger tout simplement des contrats (10). »

Une directive institués par des marchands et des gouvernants soucieux de contrôler la marche des affaires. Ainsi la Bourse de Paris naît-elle officiellement en 1724, après la faillite du système de Law, pour contenir les opérations qui se négociaient auparavant dans le chahut de la rue Quincampoix. Ces lieux officiels d’échange organisaient donc l’égalité formelle des acheteurs et des vendeurs, leur mise en concurrence réglée et la publicité des informations relatives aux transactions, sous le contrôle d’une autorité et sur un territoire donnés. En lieu et place de ce modèle classique, la directive MIF a instauré la concurrence entre les Bourses (transformées au tournant du XXIe siècle en entreprises privées et souvent cotées… en Bourse) et d’autres dispositifs privés d’échange où les transactions se font de gré à gré, de manière opaque, pour le bonheur des plus gros financiers. Au premier rang de ces nouveautés, les bien nommés dark pools (« platesformes opaques »). Développés par les principales institutions financières dans les interstices de la réglementation européenne, ceux-ci permettent de réaliser des transactions sans en dévoiler les conditions, c’est-à-dire les quantités et le prix. Les crossing networks (« moteurs d’appariement ») servent aux banques à mettre directement en rapport les ordres de leurs clients. Quant aux plates-formes envisagées par la directive MIF pour concurrencer les Bourses, elles pullulent. En Europe, il existe désormais plus d’une centaine de systèmes multilatéraux de négociation (multilateral trade facilities, MTF). Autorisant des transactions dans des conditions de surveillance bien moins strictes, et donc à moindre coût, ils ont largement entamé l’activité des Bourses historiques. Sans doute les professionnels désireux d’échanger discrètement de gros blocs de titres ontils toujours opéré en marge des Bourses traditionnelles ; mais, avec la directive MIF, l’exception devient la règle : dès 2010, moins de la moitié des transactions se font en Bourse (1). Les banques trouvent là le moyen de s’affranchir des marchés organisés. En Europe, la deuxième plate-forme d’échange d’actions se nomme Chi-X. (1) « La structure, la régulation et la transparence des marchés des actions européens dans le cadre de la directive MIF», CFA Institute, janvier 2011.

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

marché, la finance faisait courir de graves dangers à la société. Tout favorable qu’il fût au principe de la « main invisible », il stipula expressément que la logique d’un marché libre et concurrentiel ne devait pas s’étendre à la sphère financière. D’où l’exception bancaire au principe de la liberté d’entreprendre et de commercer, et la nécessité d’un cadre réglementaire strict : « Ces règlements peuvent à certains

S’aligner sur la colère des citoyens

U

LE CARAVAGE. – « David avec la tête de Goliath », 1607

égards paraître une violation de la liberté naturelle de quelques individus, mais cette liberté de quelques-uns pourrait compromettre la sécurité de toute la société. Comme pour l’obligation de construire des murs pour empêcher la propagation des incendies, les gouvernements, dans les pays libres comme dans les pays despotiques, sont tenus de réglementer le commerce des services bancaires (12). »

NE ascendance intellectuelle au fondamentalisme dénué de base empirique qui règne en ce moment pourrait être trouvée du côté d’Ayn Rand (1905-1982) (13). Dogmatique et sectaire, prônant l’égoïsme comme vertu suprême et fustigeant toute forme d’intervention des pouvoirs publics, la publiciste et romancière russo-américaine compta parmi ses disciples un certain Greenspan. En 1963, déjà, celui-ci rejetait comme un « mythe collectiviste » l’idée selon laquelle, livrés à eux-mêmes, les hommes d’affaires vendraient des aliments ou des médicaments dangereux, des titres frauduleux ou des bâtiments de mauvaise qualité : «Au contraire, il va de l’intérêt de chaque homme d’affaires d’avoir une réputation d’honnêteté et de ne vendre que des produits de qualité (...) L’intervention de l’Etat sape un système hautement moral. Car sous une pile de formulaires à remplir, il y a toujours la crainte du fusil. » En mai 2005, peu avant la fin de son mandat

à la Réserve fédérale, il n’avait pas changé d’avis : « La réglementation prudentielle est beaucoup mieux assurée par le secteur privé, à travers l’évaluation et le contrôle des contreparties, que par l’Etat » (14). Le raisonnement circulaire qui s’ensuit fait toujours recette : si le marché ne fonctionne pas correctement, c’est qu’il n’y a pas suffisamment de marché. Les discours ardents que l’on entend actuellement contre les «excès» de la finance offrent aux politiques un moyen de s’aligner à bon compte sur la colère des citoyens; ils sonnent comme des constats d’impuissance. Le 17 août dernier, à la suite de leur minisommet consacré à la crise de la dette, M. Nicolas Sarkozy et Mme Angela Merkel ont ainsi annoncé en termes sibyllins l’adoption d’une taxe sur les transactions financières, cette fameuse taxe Tobin qui horrifiait le secteur financier (15). Pourtant, la décision, qui doit d’abord être entérinée

SCALA ARCHIVES

LE MONDE diplomatique

SCALA ARCHIVES

SEPTEMBRE 2011 –

LE CARAVAGE. – « David et Goliath », 1599

par les autres membres de l’Union, est bien moins hardie qu’il n’y paraît. Elle ne vise ni à jeter un grain de sable dans les rouages de la spéculation financière, ni à générer des fonds pour l’aide au développement, mais, dans la meilleure des hypothèses, à faire payer aux banques une part infime de leurs renflouements à venir. Lesquels, nous le savons déjà, ne manqueront pas.

I BRAHIM WARDE . (11) John Cassidy, How Markets Fail : The Logic of Economic Calamities, Farrar, Straus and Giroux, New York, 2010. (12) Livre II, chapitre II. (13) Lire François Flahault, «Ni dieu, ni maître, ni impôts» et «Parabole du génie entravé par des parasites», Le Monde diplomatique, août 2008 et juin 2010. (14) Cité par David Corn, «Alan shrugged », Mother Jones, San Francisco, 24 octobre 2008. (15) Lire « Le projet de taxe Tobin, bête noire des spéculateurs, cible des censeurs », Le Monde diplomatique, février 1997.

européenne pour doper la spéculation Son capital réunit le gratin de la finance : Instinet, filiale du japonais Nomura, qui a racheté les activités européennes de Lehman Brothers ; mais aussi Goldman Sachs, UBS, le Crédit suisse, BNP Paribas, la Société générale et deux fonds spécialisés dans la spéculation à très grande vitesse, l’américain Citadel et le néerlandais Optiver. Face à cette concurrence, les Bourses traditionnelles choient leurs principaux clients – ces banques et fonds qui constituent également leurs premiers concurrents – en réduisant les commissions qu’elles prélèvent sur chaque négociation. Elles reportent alors sur les plus petits opérateurs boursiers, ainsi que sur les sociétés cotées, une part croissante de leurs dépenses statutaires de surveillance des transactions.

Gonfler les prix et vendre aux gogos Pour reconquérir leur position privilégiée, les Bourses grossissent : celle de Londres a tenté d’acheter son homologue canadienne ; Deutsche Börse s’allie à NYSE Euronext, elle-même issue de la fusion des Bourses de New York et d’un aréopage réunissant Paris, Amsterdam, Bruxelles, Lisbonne, ainsi que le marché des produits dérivés de Londres. Le London Stock Exchange a également acquis un MTF, et NYSE Euronext a développé son propre dark pool. C’est donc là le premier effet délétère de la concurrence instituée par la directive MIF : elle brouille les frontières entre les échanges de gré à gré et les Bourses réglementées. Lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire sur les mécanismes de la spéculation, M. Dominique Cerruti, directeur général adjoint de NYSE Euronext, en est d’ailleurs convenu : « Notre objectif est de survivre (…). Alors, nous nous adaptons. Si la régulation autorise les dark pools et les MTF, et si des petits malins veulent utiliser le système pour nous attirer en enfer, nous jouerons au même jeu qu’eux (2). » La dispersion des transactions induite par la concurrence entre les centaines de dispositifs d’exécution des ordres a, par ailleurs, considérablement détérioré les informations disponibles pour les sociétés cotées, mais aussi pour les autorités de

régulation (3). M. Martin Bouygues, président de la société du même nom, a ainsi déclaré à l’Autorité des marchés financiers (AMF) : «Je ne sais pas ce qui se passe sur mes titres. (…) Il se fait tous les jours des opérations sur nos titres dont on ne peut avoir de données claires (4).» Plus grave, le président de l’AMF, M. JeanPierre Jouyet, a reconnu devant des députés sidérés : « Depuis un an, nous nous sommes rendu compte que nous ne sommes plus à même de remplir notre tâche fondamentale de surveillance des marchés financiers (5).» En fait, seuls les plus grands opérateurs transnationaux peuvent investir dans les coûteux équipements informatiques et rémunérer les professionnels – très gourmands – capables de traiter une information dispersée, condition préalable à la spéculation ultrarapide sur une myriade de systèmes d’échange (6). Comme le constatait franchement un banquier, «les marchés actions ne financent plus l’économie. Ils sont faits pour permettre aux professionnels d’arbitrer les amateurs (7) ». « Arbitrer les amateurs » signifie grosso modo les plumer : les professionnels profitent de leur surcroît d’information, lié à leur supériorité technologique, pour jouer sur des écarts de cours qui échappent aux amateurs et même aux professionnels de petite et moyenne tailles. L’une des manipulations les plus simples rappelle la pêche à l’appât vivant. En passant une grande quantité d’ordres d’achat, vous « réveillez » le cours d’un titre dont vous voulez vous défaire. Cela fait venir des acheteurs et là, en quelques fractions de microseconde, vous annulez vos ordres d’achat et vendez vos titres aux gogos à un prix artificiellement gonflé. Outre les possibilités décuplées de manipulation de cours, les transactions à haute fréquence accroissent le risque pour l’ensemble du système. Le 6 mai 2010, aux Etats-Unis, l’indice Dow Jones plongea de plus de 9 % en une seule séance, les actions du lessivier Procter & Gamble et du cabinet de conseil Accenture, notamment, s’effondrant en quelques minutes. Au terme de cinq mois d’investigation, les deux régulateurs boursiers américains ont reconstitué l’enchaînement des événements. L’algorithme d’un opérateur du Kansas a automatiquement généré soixante-quinze mille contrats à terme sur les variations d’un indice boursier.

Leur exécution automatique, sans limite de prix, a ensuite semé la panique sur les autres ordinateurs surpuissants des banques et des fonds d’investissement : en quatorze secondes, les contrats ont changé de mains vingt-sept mille fois, précipitant l’effondrement des cours. L’incident illustre, une fois de plus, l’échec de la coordination des marchés par la généralisation de la concurrence entre opérateurs financiers bardés d’informatique. Il n’a cependant pas provoqué de remise en cause du principe contemporain d’organisation des activités boursières : l’impératif de liquidité. Selon ce principe, les détenteurs de capitaux, ou plus précisément ceux qui participent à leur maniement professionnel, devraient pouvoir investir et désinvestir instantanément au gré de leurs intérêts. Ce faisant, on impose l’immédiateté du marché comme horizon temporel aux cycles de l’entreprise, au temps de l’action publique et aux existences des populations.

Dans la perspective de la révision de la directive MIF, l’ancienne ministre française des finances Christine Lagarde a mandaté M. Pierre Fleuriot, président du Crédit suisse en France et exdirecteur général de la Commission des opérations de Bourse (COB), pour définir la position commune de la place financière de Paris. Son rapport, rendu public en février 2010, reprend la logique de la (dé)réglementation communautaire. A Bruxelles, la situation n’est pas meilleure. Le rapport prélégislatif de Mme Kay

Swinburne énumère les conséquences néfastes de la directive MIF, sans toutefois ébranler la croyance de son auteure dans les bienfaits de la concurrence (8). Faut-il rappeler que l’eurodéputée conservatrice britannique avait, dans une vie antérieure, embrassé une carrière financière dont l’interruption ne fut due qu’à la misogynie caractérisée de son supérieur hiérarchique ?

(2) Audition de MM. Dominique Cerrutti et Fabrice Peresse par la commission d’enquête parlementaire sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies, Assemblée nationale, Paris, 24 novembre 2010, www.assemblee-nationale.fr (3) Laurent Grillet-Aubert, «Négociation d’actions : une revue de la littérature à l’usage des régulateurs de marché», Les Cahiers scientifiques, n° 9, Autorité des marchés financiers (AMF), Paris, juin 2010. (4) Les Echos, Paris, 17 décembre 2009. (5) Audition par la commission d’enquête, op. cit., 8 septembre 2010.

(6) Environ deux cents intermédiaires opèrent dans toute l’Europe, mais les dix plus importants, anglosaxons pour la plupart, concentrent les trois quarts des transactions (Association française des marchés financiers, « Révision de la directive MIF », 7 janvier 2010).

PAUL L AGNEAU -Y MONET ET A NGELO R IVA .

(7) Le Figaro, Paris, 11 novembre 2010. (8) Kay Swinburne, «Rapport sur une réglementation des transactions sur les instruments financiers – platesformes d’échanges anonymes», Commission des affaires économiques et monétaires, Parlement européen, 16 novembre 2010.


SEPTEMBRE 2011 –

LE MONDE diplomatique

24

EUROPE

ASIE

AMÉRIQUES

DANILO DOLCI, UNA RIVOLUZIONE NONVIOLENTA. – Giuseppe Barone

KAL. Un abécédaire de l’Inde moderne. – JeanJoseph et Flora Boillot

Altreconomia, Milan, 2010, 198 pages, 14 euros.

Buchet-Chastel, Paris, 2011, 275 pages, 23 euros.

VARGAS LLOSA AND LATIN AMERICAN POLITICS. – Sous la direction de Juan E. De Castro et Nicholas Birns

Dans les années 1950, Danilo Dolci, surnommé le Gandhi italien, a permis à la vallée de Trappeto – un petit village sicilien – de retrouver une société démocratique, des infrastructures et la considération des pouvoirs publics. Ce fut par des méthodes nouvelles pour l’époque : la nonviolence, l’utilisation de la maïeutique afin d’impliquer les citoyens en leur faisant prendre en main leur destin. L’ouvrage brosse le portrait d’un homme plein de bon sens et d’humanisme, à l’écoute d’autrui, et qui se refuse à accepter la distinction entre le prêche et l’action. Dolci est le premier à mettre la main à la pâte. Comme principe d’action, il appliquait un précepte simple : voir de quelle façon un rêve pouvait devenir hypothèse pour ensuite se transformer en projet.

Quand un économiste croise ses connaissances avec celles d’une spécialiste du développement culturel, cela donne un ouvrage sympathique, tout à la fois savant et agréable à lire. Cet Abécédaire permet de découvrir l’Inde contemporaine, loin des clichés. On y revisite les grands récits épiques tels que Mahabharata ou Ramayana et les séries télévisées qu’ils ont inspirés. On découvre des « avatars » très particuliers – du sanscrit avatara, qui désigne la « descente » sur Terre de divinités pour y faire le bien –, tel Krishna, huitième avatar de Vichnou. On prend la mesure de la jeunesse indienne, des couches moyennes, mais aussi de la corruption, du rôle de l’individu dans une société hiérarchisée ; sans oublier les rapports tumultueux de New Delhi avec ses voisins, dont la Chine. Le tout ponctué de contrepoints, souvent extraits d’œuvres littéraires ou cinématographiques. Au total, Flora et Jean-Joseph Boillot – la fille et le père – ont recensé quatre-vingt-trois mots-clés, certains inattendus, peignant progressivement une Inde multicultuelle et multiculturelle.

LIDIA FALCUCCI

RICOSTRUIRE IL PARTITO COMUNISTA. – Oliviero Diliberto, Vladimiro Giacché et Fausto Sorini Edizioni Simple, Macerata (Italie), 2011, 288 pages, 346 euros. « La disparition de l’Union soviétique n’a guère amélioré le sort de la planète », selon les auteurs de ce volume d’analyse politique. Après l’effondrement de l’URSS et la défaite des socialismes en Europe, il n’est toutefois pas facile d’indiquer le chemin à suivre vers une autre voie. L’Italie en est un exemple : les recettes néolibérales ont produit un modèle prédateur. « Peu nombreux, vaincus, privés de guide et de points de repère, mais toujours insoumis », estiment les auteurs, les communistes savent qu’il est nécessaire de passer un cap. Mais sur quelles bases et avec quels instruments ? Entre histoire, économie et politique, le livre propose à la réflexion collective un cadre de questionnement. Ces « notes de discussion adressées surtout aux jeunes » puisent dans un marxisme tout compte fait traditionnel, basé sur ce « renouvellement dans la continuité » qui a été celui du Parti communiste de Palmiro Togliatti et d’Enrico Berlinguer : une vision à tout le moins éloignée des expériences de la nouvelle gauche des années 1970. GERALDINA COLOTTI

L’EMPREINTE COMMUNISTE. PCF et société française, 1920-2010. – Roger Martelli Les Editions sociales, Paris, 260 pages, 2010, 12 euros. Comment un parti qui a récolté jusqu’à 28,6 % des voix aux élections législatives (en novembre 1946) a-t-il pu sombrer à 4,4 % (en 2007) ? L’« empreinte communiste » sur la société française est-elle morte ? C’est à ces questions – parmi d’autres – que répond l’historien Roger Martelli. Il retrace l’histoire de l’influence du Parti communiste français (PCF), apporte un éclairage neuf sur ses liens avec le parti de Lénine et les traditions révolutionnaires, ses amours soviétiques et ses racines françaises, ainsi que sur son implantation communale et son inévitable déclin. Il montre également le décrochage du PCF au sein des couches populaires, et notamment chez les ouvriers. Martelli fait le parallèle avec l’évolution du capitalisme ; ce qui le conduit à penser que l’idée communiste n’est pas morte. Mais il se garde bien – et avec raison – de conclure à un renouveau… MAUD PASCAL

SARKOZY M’A EXPULSÉ. – Réseau éducation sans frontières. (Charlie Hebdo - Les Echappés, Paris, 2011, 160 pages, 10 euros.) L’ouvrage reprend les récits, publiés depuis 2008 dans Charlie Hebdo, d’hommes, de femmes et d’enfants « sans-papiers » venus du monde entier pour fuir la misère ou la guerre et qui sont confrontés à la brutalité de l’administration française et de sa politique des quotas.

PROCHE-ORIENT JIHADIST IDEOLOGY : The Anthropological Perspective. – Farhad Khosrokhavar Centre for Studies in Islamism and Radicalisation, université d’Aarhus, 2011, 251 pages, 150 couronnes danoises. Le sociologue libanais Farhad Khosrokhavar analyse le djihadisme (chiite ou sunnite) comme un courant minoritaire de l’islam, aux côtés du fondamentalisme et du réformisme. Selon lui, une vision du phénomène limitée à sa dimension terroriste ne permet pas sa compréhension globale. L’approche anthropologique que privilégie Khosrokhavar permet donc de combler un vide. L’existence de l’Etat iranien prouve le réalisme des chiites et l’idéalisme des djihadistes sunnites, dont l’objectif est de créer un califat global. Ces mouvements partagent cependant l’ambition d’instaurer un « ordre islamique international » et la croyance dans le caractère absolu des prescriptions, ce qui les conduit à percevoir la démocratie comme une religion idolâtre. Enfin, leur lecture « fermée » du Coran se fonde sur une herméneutique excluant toute ambiguïté. Le djihadisme constitue un contre-exemple criant pour les théories de la « fin des idéologies » ou de la « fin de l’histoire ». CLÉMENT THERME

MARTINE BULARD

NO MONEY, NO HONEY. Economies intimes du tourisme sexuel en Thaïlande. – Sébastien Roux La Découverte, Paris, 2011, 268 pages, 22 euros. Difficile d’aborder l’étude du tourisme sexuel quand on est un homme, blanc, jeune et issu d’un pays riche. Les signes extérieurs de domination collent à la peau. Courageusement, le sociologue Sébastien Roux s’est aventuré dans une longue enquête à Patpong, quartier « chaud » de Bangkok. « Plus qu’une prostitution définie, standardisée, reproduite, ce sont davantage des échanges qui s’observent. [Ils] ne peuvent se résumer à la seule rétribution monétaire d’un service sexuel. » La relation tarifée peut en effet singer le couple, l’argent se travestissant alors en cadeaux, en repas, voire en mariage. Autant que l’écart de richesse avec les étrangers, c’est la dépendance financière et sociale des Thaïlandaises qui permet le déploiement de cette « industrie du malentendu » qui conduit les femmes de Patpong à voir dans certains de leurs clients (euphémisés sous les appellations « Blanc », « copain », « petit ami »...) une solution à leur situation. XAVIER MONTHÉARD

L’ARROGANCE CHINOISE. – Erik Izraelewicz Grasset, Paris, 2011, 254 pages, 18 euros. Pour donner l’image d’une puissance pacifique et bienveillante, la diplomatie chinoise utilise deux concepts : la non-ingérence et le syndrome de Zhen He. L’amiral Zhen He, un eunuque musulman, fut envoyé par Yongle, le troisième empereur de la dynastie Ming (1368-1644), conquérir le monde avec une flotte de soixante-dix navires. Il n’a jamais voulu soumettre les pays « barbares » par la force. Dans son second essai sur la Chine, Erik Izraelewicz analyse cette approche, inspirée de la célèbre phrase de Deng Xiaoping : « Garder la tête froide et conserver un profil bas, ne jamais prétendre dominer », qu’il cite à plusieurs reprises. L’actuel directeur du Monde, qui ne croit pas au « consensus de Pékin », estime que le pays est entré dans un processus de transformation qui l’a fait passer de puissance émergente à puissance « arrogante ». Pour prouver que le dragon a « la grosse tête », Izraelewicz souligne que Pékin ne veut plus recevoir de leçons de l’Occident (économie, environnement, relations internationales). Et de conclure : « L’éléphant est désormais dans le magasin, il reste à jouer avec lui. Jouer avec l’éléphant, c’est le connaître, le respecter, inventer aussi de nouveaux jeux. » ANY BOURRIER

BANDE

Palgrave Macmillan, New York, 2010, 248 pages, 85 dollars. Publiée avant que l’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa ne reçoive le prix Nobel de littérature, en 2010, cette étude universitaire présente son œuvre, son militantisme néolibéral et les rapports entre ces deux activités qui structurent sa vie depuis le milieu des années 1950. L’ouvrage décortique le lien de ses personnages avec le marché, examine l’influence de la culture française (qu’il admire) sur ses romans, et analyse son traitement de l’homosexualité, bien peu « libéral » selon les auteurs. On (re)découvre également ses commentaires sur les « dérives romantiques » du mouvement indigéniste : la description d’« un véritable paradis perdu [inca] n’a rien d’historique », selon lui. « Elle implique l’excision de tout ce qui aurait pu enlaidir ou amoindrir la perfection de cette société idéale. » Au passage, les auteurs écornent un mythe : comme bien des repentis fiers de leur « maturation » politique, Vargas Llosa porte ses convictions d’antan en sautoir. « Dans la légende qu’il élabore à son propre sujet, à travers ses romans et ses Mémoires, il fait grand cas de son passé d’homme de gauche, observe la chercheuse Fabiola Escárzaga. Dans la réalité, cette période n’a duré qu’à peine plus d’un an. » RENAUD LAMBERT

WILL THE LAST REPORTER PLEASE TURN OUT THE LIGHTS. The Collapse of Journalism and What Can Be Done To Fix It. – Sous la direction de Robert W. McChesney et Victor Pickard Free Press, New York, 2011, 372 pages, 19,95 dollars. Baisse de la diffusion, diminution des revenus publicitaires, licenciements dans les rédactions… La crise qui frappe la presse écrite aux EtatsUnis est profonde. Dans cet ouvrage collectif, Robert McChesney et Victor Pickard rassemblent des suggestions pour sortir de l’ornière. « Il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir si l’Etat doit jouer un rôle ou pas, mais bien de définir le rôle exact qu’il va jouer », annoncent les deux universitaires en introduction. Pour la majorité des contributeurs, la nécessité d’une intervention publique ne fait en effet aucun doute. Leurs propositions sont diverses, de la création d’une aide financière mensuelle aux journalistes à la mise en place de bourses destinées aux meilleurs reportages, en passant par la diminution des tarifs postaux pour la distribution des journaux. Mais, pour d’autres, l’idée d’une aide directe de l’Etat est à la fois irréaliste et anachronique : l’avenir se situe, selon eux, sur Internet. Le professeur de droit Yochai Benkler préconise ainsi la création d’incitations fiscales facilitant les dons aux associations de presse à but non lucratif qui foisonnent sur la Toile, comme WikiLeaks ou ProPublica. ANGÈLE CHRISTIN

UNASUR. Un espacio de desarrollo y cooperación por construir. – Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal). (Mai 2011, Santiago du Chili, téléchargeable à www.eclac.cl) Ce rapport consacré à l’Union des nations sud-américaines (Unasur) éclaire les défis de ce bloc politique constitué en mai 2008 et composé de douze pays (Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Colombie, Equateur, Guyana, Paraguay, Pérou, Surinam, Uruguay et Venezuela). Notamment : les inégalités, une charge fiscale limitée (22,9 % du produit intérieur brut) et un risque de « reprimarisation » d’économies tirées par les exportations de matières premières.

L I T T É R AT U R E S

Exploration européenne La Carte de Guido. Un pèlerinage européen de Kenneth White Traduit de l’anglais par Marie-Claude White, Albin Michel, Paris, 2011, 211 pages, 19 euros.

E

N TANT qu’auteur – poète, essayiste et voyageur –, Kenneth White nous abouche au monde quand d’autres l’ensevelissent sous la « culture ». Il n’est d’ailleurs pas de ceux qui s’en remettent à l’imagination, qualité « littéraire » s’il en est. « L’imagination, écrit-il, est le résultat d’une existence en vase clos, elle n’appartient pas à l’ouvert, à la mer ou à la plaine, qui sont tellement remplis d’éléments intéressants, même si l’on ne possède que des rudiments de botanique, de géologie, d’ichtyologie. Ce qui est nécessaire aussi, ce n’est pas la simple rêverie, mais la capacité d’“embrasser l’ensemble”, de prendre conscience des interconnexions et des rapports. »

Dans La Carte de Guido, une errance savamment organisée à partir d’un document du XIIe siècle consulté à Bruxelles lui permet de parcourir l’Europe dans toute son épaisseur temporelle et physique. L’Europe, oui, car qui s’en soucie vraiment ? On songe à des philosophes : Massimo Cacciari, Jean-François Mattéi, dont les analyses plongent dans le mythe et l’Antiquité. A des écrivains et essayistes : le regretté Robert Lafont, Eduardo Lourenço ou Predrag Matvejevitch. A ces derniers, avec qui il partage une grande érudition, nous pouvons ajouter un Européen inactuel : Kenneth White. Le cheminement du fondateur de la « géopoétique », dans ce livre, passe par des villes – Glasgow, Munich, Bruxelles, Dublin, Bilbao, Venise, Trieste, Belgrade, Podgorica, Pula, Stockholm, Edimbourg – et des espaces naturels. Les uns et les autres ne s’opposent pas : sous la couche de civilisation, l’auteur fait affleurer le monde, lequel interroge à son tour le regard posé sur lui. Au fil des rencontres, des lectures et des chemins, White cherche à montrer qu’il est encore possible, sous l’Euroland dont la trivialité s’étale de Bilbao à Bruxelles et Belgrade, de trouver des points cardinaux afin d’habiter l’Europe en toutes ses dimensions. La singularité de cet ouvrage, dans l’œuvre construite depuis un demisiècle et par laquelle White veut réconcilier l’homme et le monde, tient à l’enjeu personnel qui fait de ce livre de circulation un ouvrage circulaire (de Glasgow à la côte ouest de l’Ecosse). Explorateur des espaces physiques et mentaux de son époque, White partage son temps entre le Dehors à la large figure (« jeune fille au large visage », tel est le sens étymologique du mot « Europe ») et son atelier atlantique à Trébeurden, en Bretagne. La Carte de Guido, comme souvent les lieux chez White, fonctionne à la façon d’un mandala (1). Mais de la carte, dans le temps de l’écriture de ces voyages, on n’apercevra que les effets sur le narrateur. Pour le dessin, pour les motifs, chacun est renvoyé à soi. Il ne s’agit pas d’un guide de voyage (ou alors à l’usage de son auteur seulement) : il s’agit de lire ces traces d’un autre que nous-même évoluant au sein d’un paysage mental et physique auquel nous ne sommes censément pas étrangers mais que nous méconnaissons pourtant. A chacun donc de dessiner sa carte de Guido comme on habiterait poétiquement la Terre.

R ÉGIS P OULET. (1) Le mot sanskrit mandala signifie « cercle » et sert, dans l’hindouisme et le bouddhisme, à représenter symboliquement le cosmos.

DESSINÉE

« Petite Histoire des colonies françaises » LA parution du premier tome de ce désopilant « essai graphique » qui retrace l’histoire de la colonisation française, en 2006, les auteurs, facétieux, avaient prévenu : « Petite Histoire des colonies françaises passe en revue cinq siècles de colonisation en rentrant bien dans les détails pour qu’on ne loupe pas un seul aspect positif. [C’]est un livre sain, qui remet bien les choses à leur place. En plus, il est distrayant et conviendra bien aux enfants, généralement mal renseignés sur ces questions. » Cinq ans plus tard, le résultat est là : quatre tomes – et plus de cinq cents pages – d’ironie cinglante et de coups de crayon ravageurs qui réduisent en poussière les supposés « bienfaits » de l’« œuvre coloniale » (1).

A

Confiant la narration à un Charles de Gaulle étonnamment barbichu, puis à un François Mitterrand tout aussi mal rasé, Grégory Jarry (texte) et Otto T. (dessin) ne négligent aucun épisode de cette « glorieuse » épopée. Depuis la décimation des Indiens d’Amérique, au XVIe siècle, jusqu’à l’instauration d’un vicieux système néocolonial en Afrique, au XXe, en passant par la conquête de l’Algérie, la soumission des « indigènes » ou les quantités de sang versées pour freiner la décolonisation, tout est raconté sur un ton badin et décalé. Les grincheux relèveront sans doute quelques approximations. C’est la loi du genre.

Mais l’objectif de cette série, aussi décapante que documentée, n’est pas de se substituer aux manuels scolaires défaillants. Il s’agit plutôt d’arracher par l’humour quelques couches de cette culture coloniale entretenue par les mystifications officielles.

T HOMAS D ELTOMBE . (1) Grégory Jarry et Otto T., Petite Histoire des colonies françaises, tome 4, « La Françafrique », Editions Flblb, Poitiers, 2011, 128 pages, 13 euros.


25

POLITIQUE

DU MONDE

La rumeur des orphelins Mon nom est lÊgion d’António Lobo Antunes

C

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

Traduit du portugais par Dominique NĂŠdellec, Christian Bourgois, Paris, 2011, 511 pages, 23 euros.

’EST un gros rapport de police, rĂŠdigĂŠ par un ic Ă la ďŹ n d’une carrière pas bien brillante, Ă propos de huit suspects, tous issus du quartier du Premier-Mai, au nord-ouest de Lisbonne, un quartier ÂŤ malheureusement connu pour son dĂŠlabrement et les problèmes sociaux y affĂŠrents Âť. Six mĂŠtis, un ÂŤ nègre Âť, un Blanc : huit jeunes de 12 Ă 19 ans, huit enfants. Ils sont bardĂŠs de fusils, de couteaux, ils sont ignorants, ils n’ont d’autre avenir imaginable que celui de leurs parents – quand ils en ont –, ils s’ennuient. Parfois, ils parlent avec les morts et les morts leur parlent. Et, de temps en temps, ils partent en expĂŠdition. Ils n’ont rien, alors ils prennent. Ils volent, violent, torturent, tuent avec une parfaite inhumanitĂŠ. Il est vrai que personne ne leur a appris ce que pourrait ĂŞtre l’humanitĂŠ. Depuis toujours, ils sont mĂŠprisĂŠs, condamnĂŠs. Parce que nègres, parce que pauvres. Ils sont les dĂŠbris de l’histoire, de la guerre coloniale en Angola, les rejetons de ceux que la ÂŤ rĂŠvolution des Ĺ“illets Âť, trahissant ses promesses, a laissĂŠs dans le fossĂŠ. Ils sont la racaille de toutes les banlieues minables de toutes les grandes villes. Le rapport, commencĂŠ dans les règles, dĂŠrape très vite : le policier vieillissant y consigne le dĂŠsastre de sa vie. Et puis, alors que l’enquĂŞte commence Ă peine, la hiĂŠrarchie envoie quelques jeunes flics pressĂŠs d’en dĂŠcoudre. Ils se planquent dans les figuiers sauvages Ă l’orĂŠe du quartier, au milieu des oiseaux, des belettes et des chiens maigres. Ils abattent les enfants un par un et mettent le feu aux baraques, afin que tout cela n’ait jamais existĂŠ. Parallèlement au carnage, les tĂŠmoignages d’une foule de gens dressent un

HISTOIRE

SARKOBERLUSCONISME, LA CRISE FINALE ? – Pierre Musso

tableau saisissant de ce monde en marge de la grande ville, si proche, si loin, et viennent faire dĂŠborder le rapport comme un fleuve. Le vieux flic laisse faire ; parfois, il s’introduit dans leurs discours, Ă l’improviste, sans se nommer. Il sait qu’il est des leurs. Il ĂŠcrit son rapport, et il est aussi Antunes ĂŠcrivant. Tous deux se commentent, raturent, tentent le coup – ÂŤ au moment oĂš je m’apprĂŞtais Ă gagner la rue j’ai entraperçu par la porte entrebâillĂŠe / (j’ai entraperçu par la porte entrebâillĂŠe bravo fallait la trouver celle-lĂ ) du salon / (change le verbe) j’ai distinguĂŠ / (change le verbe) j’ai remarquÊ‌ Âť Mais l’auteur, c’est aussi le lecteur, bien sĂťr, qui doit faire son chemin dans le labyrinthe. En 2000, Antunes dĂŠclarait au Magazine littĂŠraire : ÂŤ Je suis incapable de parler de moi et plus incapable encore de parler de mes livres : je ne les ai pas lus, je les ai seulement ĂŠcrits. Âť Il faut le prendre au mot. L’auteur n’est pas un dĂŠmiurge, il n’est propriĂŠtaire de rien ; son travail est de donner forme Ă l’immense bruit des ĂŞtres qui n’ont pas la parole, le bruit du monde d’en bas. Et, ce faisant, il invente une langue neuve, une musique inouĂŻe : un style. Comme seuls en sont capables les plus grands, William Faulkner ou Marcel Proust ou Cormac McCarthy‌ Son ĂŠcriture prolifĂŠrante, sans trace de ces bons sentiments qui ĂŠtouffent la littĂŠrature bien-pensante, dĂŠploie dans la langue mĂŞme les violences, les cocasseries, la vie matĂŠrielle et la mort des laissĂŠs-pour-compte, avec une hauteur poĂŠtique formidable, ici magnifiquement traduite. Au fil de ses ĂŠchappĂŠes, on rĂŞve longtemps – ÂŤ C’Êtait le bĂŞlement d’un corbeau, c’Êtait le vent dans les hĂŞtres, c’Êtait un chevreau qui n’hĂŠsitait plus sur le chemin et libĂŠrĂŠ filait au trot en direction de la nuit. Âť A la fin du rapport, quelqu’un s’en va dans une voiture volĂŠe. On ne sait pas trop si c’est un enfant rescapĂŠ du carnage, le vieux flic, Antunes : comment savoir ? Quelqu’un, c’est tout, avec Ă son cĂ´tĂŠ une vieille, morte depuis longtemps, qui l’appelait ÂŤ mon petit Âť.

M ARIE -N OĂ‹L R IO.

AFRIQUE

Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2011, 170 pages, 8,50 euros. On a relevĂŠ bien des similitudes entre MM. Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy : narcissisme, proximitĂŠ avec les milieux ĂŠconomiques, ďŹ nanciers et mĂŠdiatiques, conception autoritaire (et jouisseuse) de l’action politique. Mais ces ressemblances relèvent-elles du hasard ou dĂŠďŹ nissent-elles une fonction structurelle dans l’ordre politique mondialisĂŠ ? Pour le chercheur Pierre Musso, le ÂŤ sarkoberlusconisme Âť constitue un ÂŤ modèle politique nĂŠolibĂŠral euro-mĂŠditerranĂŠen Âť caractĂŠrisĂŠ par une idĂŠologie : l’exaltation de l’entreprise et du management. Les deux dirigeants assurent la promotion de cet ÂŤ aziendalisme Âť (de l’italien azienda, ÂŤ entreprise Âť) qu’ils dĂŠploient au sein des institutions et de l’espace public. Il ne s’agit plus uniquement de promouvoir l’esprit d’entreprise, mais de procĂŠder Ă la transformation de l’Etat, depuis l’Etat, aďŹ n de le façonner en acteur nĂŠolibĂŠral de la guerre ĂŠconomique mondiale. Un thatchĂŠrisme ÂŤ adaptĂŠ Ă l’Europe du Sud latine et catholique Âť, en quelque sorte. Affaibli, ce modèle pourrait se rĂŠvĂŠler rĂŠsilient ÂŤ tant que les centres-gauches n’auront pas construit une alternative (‌) en dehors des simplistes fronts “anti-Sarkozyâ€? ou “anti-Berlusconiâ€? qui ne feraient que les conforter Âť. CHRISTOPHE VENTURA

ÂŤ MOI, JAURĂˆS, CANDIDAT EN 2012... Âť – Jean-Pierre FourrĂŠ Editions de Matignon, Paris, 2011, 88 pages, 10 euros Le titre pourrait passer pour une plaisanterie. Mais tous ceux qui, Ă gauche comme Ă droite, se rĂŠfèrent Ă Jean Jaurès connaissent-ils vraiment sa pensĂŠe ? Jean-Pierre FourrĂŠ, dĂŠputĂŠ socialiste de 1981 Ă 1993, et dĂŠsormais retirĂŠ de la vie politique, propose d’en rappeler quelques ĂŠlĂŠments fondamentaux. Dans cet opuscule aussi bref que dense, il rassemble sans commentaires des dĂŠclarations de Jaurès qui sonnent comme autant de rĂŠponses Ă la crise politique que traverse la France actuelle. La professionnalisation de la politique serait inĂŠvitable ? ÂŤ Les dĂŠputĂŠs ouvriers qui n’ont pas ĂŠtĂŠ rĂŠĂŠlus ou qui n’ont pas demandĂŠ le renouvellement de leur mandat ont donnĂŠ un bel exemple : ils ont tout simplement repris leur mĂŠtier. (‌) Chauvin, le coiffeur Chauvin, comme disaient dĂŠdaigneusement les feuilles ĂŠlĂŠgantes, a repris le peigne et le rasoir. Âť Le suffrage universel est sujet Ă critique ? ÂŤ Le pouvoir exĂŠcutif a une double fonction, exĂŠcuter les volontĂŠs de la Chambre et ĂŞtre le centre vivant qui coordonne les idĂŠes ĂŠparses et fait aboutir l’œuvre lĂŠgislative. Par suite, c’est de l’AssemblĂŠe que le pouvoir exĂŠcutif doit ĂŠmaner. Et pour agir sur elle, avec elle, il faut qu’elle soit responsable‌ Âť JÉRÉMY MERCIER

Une arme pour le futur

Q

UI est cette femme blanche, une machette plantĂŠe

dans la tĂŞte ? Et ces deux hommes, noirs, qui l’encadrent en rigolant ? Avec son grain crade, cela pourrait ĂŞtre un snuff movie (1) surgi d’un enfer tropical. En fait, c’est l’une des pièces de la compilation In/Flux. Mediatrips From the African World, premier opus d’une sĂŠrie française consacrĂŠe aux vidĂŠos et films expĂŠrimentaux issus du monde africain, Ă l’initiative du collectif congolais Mowoso. Les Ĺ“uvres rĂŠunies dans ce DVD (2) – sud-africaines, mozambicaines, algĂŠriennes, camerounaises – ÂŤ refusent d’être classĂŠes, ĂŠtiquetĂŠes, expliquĂŠes Âť. Ce sont des ÂŤ interzones Âť, explique Dominique Malaquais, l’auteur du livret. On y navigue d’un moment postcolonial Ă un autre, oĂš ÂŤ passĂŠ, prĂŠsent et futur s’entrechoquent Âť. Cette femme blanche exhibĂŠe ne rappelle-t-elle pas Patrice Lumumba (3), sur le camion qui l’emmène vers la mort ? Vocabulaires et grammaires visuelles s’emmĂŞlent aussi, tout comme les langues, jusqu’à l’hypnose. Le temps se courbe. L’AlgĂŠrien Neil Beloufa filme un Mali envahi par les vaches. Sur la Lune, l’ectoplasme du rĂŠalisateur et plasticien camerounais rĂŠcemment disparu Goddy Leye possède, lentement, le scaphandre de l’astronaute Neil Armstrong. L’Afrique du Sud y intervient en force, fidèle Ă sa rĂŠputation de plate-forme de tous les possibles dans le domaine de la crĂŠation artistique. Dans un parking, la vidĂŠaste Julia Raynham convoque Sade et Frantz Fanon autour d’un poème en langue sepedi, glissant sur deux hommes, en tenue sadomasochiste, exhibant un faucon lui-mĂŞme encagoulĂŠ.

Ces films restent à la marge de la crÊation grand public continentale. Pour autant, ils attestent que l’Afrique est en train de se rÊapproprier des thÊmatiques dont elle avait ÊtÊ expropriÊe, en premier lieu celle de l’afrofuturisme. On pensait ce concept – brassant geste historique, science-fiction, magie, afrocentrisme, Êgyptologie, technoculture – rÊservÊ à une bande de gÊniaux et fantasques musiciens afro-amÊricains, du jazzman Sun Ra au DJ techno Derrick May en passant par le maÎtre funky George Clinton. Comment les artistes du continent auraient-ils pu, en effet, dans l’antiutopie ambiante, s’offrir le luxe d’une telle cosa mentale : fantasmer l’avenir ? Mais, dÊsormais, l’Afrique commence elle aussi à inventer sa propre

mythologie futuriste, sa science-f iction/diction compressant l’espace temps. Le compositeur franco-camerounais Franck Biyonga commencĂŠ Ă tirer le fil de la pulsation afro-beat, ce style nigĂŠrian dont son grand propagateur, le dĂŠfunt Fela Kuti, voulait justement faire ÂŤ l’arme du futur Âť. Le fil est devenu pelote, jusqu’à ce que son collectif – hier Massak, aujourd’hui Afrolectric Orkestra – se mette lui aussi Ă parler en langues. DĂŠsormais, Biyong et son groupe jouent des rythmes bikutsi, techno-assiko, afro-jazz, rap, soul, croisent Ornette Coleman et les Camerounais des TĂŞtes brĂťlĂŠes, Frank Zappa et le GhanĂŠen K. Frimpong. L’univers du groupe de jazz-rock Magma n’est pas loin. Tout comme, bien sĂťr, les brĂťlots de Fela. C’est Ă l’occasion d’un retour au pays, Ă Douala, fin 2009, dans le studio d’un autre alchimiste, le musicien Jean-Marie Ahanda, que tout s’est dĂŠfinitivement mis en place. Le sĂŠjour fut en effet l’occasion d’ un vrai choc Âť pour Biyong. Il y dĂŠcouvrit un autre prĂŠsent, apprit un autre passĂŠ que celui qu’il connaissait en tant que ÂŤ nĂŠgropolitain Âť, en premier lieu les arcanes de la guerre secrète française des annĂŠes 1955-1971. Son disque Visions of Kamerun (4) est le fruit de cette transmutation. Les femmes y règnent, assurĂŠes, par les voix de Gladys Gambie et Sandra Nkake, de faire battre les‌ chĹ“urs de ces histoires retrouvĂŠes-passĂŠes, prĂŠsentes, futures. VidĂŠastes ou musiciens, ces afronautes composent l’Êquipage d’une station spatiale qui orbite souvent autour de l’ovni sud-africain Chimurenga. Avec son festival de musiques de traverse au Cap, ses blogs – dont le Panafrican Space Station –, la revue fondĂŠe en 2002 par le Camerounais Ntone Edjabe (5) est en train de devenir le cap Canaveral de cette Afrique qui a repris goĂťt au(x) futur(s). Enfin !

A LAIN V ICKY. (1) Film, le plus souvent pornographique, mettant en scène tortures ou meurtres (rĂŠels). L’authenticitĂŠ des snuff movies est sujette Ă caution. (2) In/Flux. Mediatrips From the African World, Lowave, Paris, 2011, 25 euros. (3) Ancien premier ministre du Congo-Kinshasa, assassinĂŠ en 1961. (4) Franck Biyong et Massak, Visions of Kamerun, AkhetAton Records, 2010. (5) www.chimurenga.co.za

FRANCOPHONIE ET MONDIALISATION. Histoire et institutions des origines à nos jours. – Trang Phan et Michel Guillou. (Belin Agence universitaire de la francophonie, Paris, 2011, 472 pages, 37 euros.) Premier manuel universitaire consacrÊ à la francophonie, cet ouvrage en prÊsente l’histoire, la philosophie et les institutions. L’analyse est agrÊmentÊe de citations bien choisies, de cartes et de tableaux. Les auteurs soulignent Êgalement les enjeux politiques et Êconomiques de la francophonie. Bien loin de la citadelle assiÊgÊe qu’on dÊcrit parfois, elle constitue un atout à la fois culturel et commercial sousestimÊ, en particulier à Paris.

ON CHINA. – Henry Kissinger The Penguin Press, New York, 2011, 586 pages, 36 dollars. Conseiller Ă la sĂŠcuritĂŠ nationale de Richard Nixon, l’auteur avait organisĂŠ la venue historique du prĂŠsident amĂŠricain en Chine en 1972. Depuis cette date, il y a effectuĂŠ une cinquantaine de visites et rencontrĂŠ Ă cinq reprises le ÂŤ philosophe roi Âť Mao Zedong, ainsi que tous ses successeurs. Dans un ouvrage massif qui se veut Ă la fois livre d’histoire, de rÊexion et de MĂŠmoires, il entend expliquer les concepts stratĂŠgiques qui ont guidĂŠ l’empire du Milieu depuis des millĂŠnaires. La grille de lecture centrale oppose deux conceptions : d’une part le wei qi (ou jeu de go), fondĂŠ sur une logique d’encerclement patient, privilĂŠgiĂŠ par les Chinois ; d’autre part le jeu d’Êchecs pratiquĂŠ par les Occidentaux, bâti sur des confrontations ponctuelles visant Ă une victoire totale, souvent ĂŠphĂŠmère. Comprendre ces diffĂŠrences permettrait aux EtatsUnis de mieux gĂŠrer leurs relations avec la Chine. Car si leur rivalitĂŠ ressemble Ă celle opposant l’Allemagne impĂŠriale Ă la Grande-Bretagne avant 1914, un modus vivendi serait possible avec un peu de realpolitik. On retrouve ici la complaisance de l’auteur envers les violations des droits humains, jugĂŠes nĂŠcessaires Ă la stabilitĂŠ, et son dĂŠsintĂŠrĂŞt pour les questions ĂŠconomiques – il avait affirmĂŠ en 1972 que les ĂŠchanges commerciaux entre les Etats-Unis et la Chine ĂŠtaient vouĂŠs Ă rester ÂŤ inďŹ nitĂŠsimaux Âť. IBRAHIM WARDE

LA POINTE DU COUTEAU. MĂŠmoires, tome I. – GĂŠrard Chaliand Robert Laffont, Paris, 2011, 460 pages, 21 euros. Voici l’itinĂŠraire d’un enfant du second XXe siècle. En 1952, l’auteur, adolescent, part sans son baccalaurĂŠat pour l’AlgĂŠrie française. Il va dĂŠcouvrir le monde mais aussi l’injustice coloniale. D’abord exploration, le voyage deviendra progressivement politisation. Sans se soucier des analyses thĂŠoriques qui font les joies du Quartier latin, Ă Paris, il rencontre les dirigeants et juge de visu les hommes, les mĂŠthodes et les organisations. S’interroger en 1964 sur le caractère socialiste de l’AlgĂŠrie indĂŠpendante, c’est briser l’image sacralisĂŠe d’un modèle de dĂŠveloppement. Douter en 1970 de la capacitĂŠ organisationnelle de la rĂŠsistance palestinienne, c’est avoir raison trop tĂ´t. Ecrire dans Partisans, revue-phare du tiers-mondisme, que les guĂŠrillas sud-amĂŠricaines ĂŠchoueront par machisme et dĂŠfaut d’implantation paysanne, c’est se heurter au mythe guĂŠvariste. Sa thèse de doctorat sur ÂŤ les mythes rĂŠvolutionnaires du tiers-monde Âť est refusĂŠe par les ĂŠditeurs français et sera publiĂŠe d’abord aux Etats-Unis, oĂš on reconnaĂŽt la valeur de ses travaux et lui propose d’enseigner dans des universitĂŠs prestigieuses. Il en garde une affection critique pour la civilisation amĂŠricaine. La France, qui l’a adoptĂŠ comme enfant de rĂŠfugiĂŠ armĂŠnien, mettra beaucoup plus de temps. A 75 ans, Chaliand, toujours aussi vaillant et aussi frugal, rĂŠinvestit encore ses droits d’auteur dans ses voyages. PIERRE CONESA

LES MISES EN SCĂˆNE DE LA GUERRE AU XXe SIĂˆCLE. ThÊâtre et cinĂŠma. – Sous la direction de David Lescot et Laurent VĂŠray. (Nouveau Monde, Paris, 2011, 685 pages, 49 euros.) Peut-on reprĂŠsenter la violence, la mort, la souffrance sans tomber dans le registre convenu de la dĂŠnonciation et de l’indignation ? Cet ouvrage collectif analyse une ÂŤ esthĂŠtique de la guerre Âť qui, naviguant entre spectacularisation et distanciation, renvoie le cinĂŠma et le thÊâtre Ă leurs propres limites.

Ăˆ " -

ÂŁĂ“ &

Âł 1

i Â…ÂœĂ€ĂƒÂ‡ĂƒjĂ€Âˆi `Ă• œ˜`i

 > `jVi˜˜ˆi i˜ >`i˜ ‚ ½jÂ?ˆ“ˆ˜>ĂŒÂˆÂœÂ˜ `½"Ă•ĂƒĂƒ>“> i˜ >`i˜] Â?i ÂŁiĂ€ “>ˆ] > ÂŤÂ?œ˜}j Â?i “œ˜`i `>Â˜Ăƒ Ă•Â˜ ĂƒÂœĂ•Â?>}i“iÂ˜ĂŒ `ˆvvĂ•Ăƒ° *ÂœĂ•Ă€ >Ă•ĂŒ>Â˜ĂŒ] ViĂŒĂŒi >VĂŒÂˆÂœÂ˜ ˜i `ÂˆĂƒĂƒÂˆÂŤi ÂŤ>Ăƒ Â?iĂƒ ÂˆÂ˜ÂľĂ•ÂˆjĂŒĂ•`iĂƒ ¾Õ½ÂˆÂ˜ĂƒÂŤÂˆĂ€i Â?‡+>ˆ`>° +Ă•iÂ? iĂƒĂŒ ViĂŒ i˜˜i“ˆ Âś ½ÂœĂ™ Ă›ÂˆiÂ˜ĂŒÂ‡ÂˆÂ? Âś œ““iÂ˜ĂŒ Ă€iVĂ€Ă•ĂŒiÂ‡ĂŒÂ‡ÂˆÂ? Âś +Ă•iÂ?Â?iĂƒ ĂƒÂœÂ˜ĂŒ ĂƒiĂƒ >ÂˆĂ€iĂƒ `½ÂˆÂ˜vÂ?Ă•i˜Vi Âś ĂŒ >ÂŤĂ€mĂƒ Âś Ă›iV Â?iĂƒ “ÕÂ?ĂŒÂˆÂŤÂ?iĂƒ VÂœÂ˜ĂŒĂ€ÂˆLĂ•ĂŒÂˆÂœÂ˜Ăƒ] Vi Â…ÂœĂ€ĂƒÂ‡ĂƒjĂ€Âˆi `Ă• œ˜`i Ăƒ½>ĂŒĂŒ>VÂ…i D Ă€jÂŤÂœÂ˜`Ă€i D ViĂƒ ¾ÕiĂƒĂŒÂˆÂœÂ˜Ăƒ° 6>Â?iĂ•Ă€ Ç]xä F

Lœ˜˜iâÂ‡Ă›ÂœĂ•Ăƒ ĂƒĂ•Ă€


SEPTEMBRE 2011 – LE

MONDE diplomatique

ENVIRONNEMENT

26

ASIE

DANS LES REVUES

Réfléchissez, les miroirs

C’EST QUOI C’TARMAC ? Projet d’aéroport au nord de Nantes. Profits, mensonges et résistances. – Collectif Sudav No Pasaran, Paris, 2011, 168 pages, 10 euros. A Nantes, le projet d’un nouvel aéroport date des années 1970. Suspendu en 1979, crise pétrolière oblige, il réapparaît en 1998. Les arguments pour sa construction à Notre-Dame-des-Landes « ont changé avec le temps. Certains s’évanouissent, d’autres apparaissent ou resurgissent » : accueillir le Concorde, modifier le survol de la ville, prévenir la saturation… Toutefois, l’un d’eux retient l’attention : l’aéroport actuel « gêne le développement urbain », une partie du centreville étant classée en zone d’exposition au bruit. Si ce projet pharaonique, estimé à 4 milliards d’euros, risque d’ensevelir sous le béton deux mille hectares de terres agricoles – où l’on voit « le matin à cinq heures et demie, l’été, au pré, les renards qui sont parmi les vaches (…), à laper [les pertes de] lait » –, il est aussi un outil de réappropriation de la cité par les classes dominantes. Pour les auteurs, l’objectif du député-maire socialiste Jean-Marc Ayrault se résume à « propulser Nantes dans le cercle restreint et convoité des villes les plus attrayantes pour les marchés ».

Q

UAND la violence est-elle justifiée

? Cette question obsède l’écrivain-reporter William T. Vollmann. Il la pose le plus souvent possible durant ses enquêtes en Asie du Sud-Est (1). Un drôle d’oiseau, ce Vollmann. Le genre d’homme qui, lorsqu’un chef yakuza mimenaçant, mi-maître zen lui demande « Quelle est votre vie ? », répond crânement « Je veux être bon. Je veux faire le bien. » Il prend ainsi de gros risques pour escamoter une gamine prisonnière dans un bordel thaïlandais « par une nuit humide et piquante dont les dangers frétillaient comme les poils grouillants d’un litchi ». Hautement méritoire, à coup sûr. Mais, comme par ailleurs l’apologie de l’autodéfense voisine avec des considérations aussi peu subtiles que : « Les prostituées volontaires (...) peuvent ne pas aimer leur profession en elle-même ; c’est également vrai de la plupart des concierges, des éboueurs et des dactylos », on hésite à lui décerner ne serait-ce qu’un brevet d’honorabilité. A quel système de valeurs se réfère donc cet individualiste ambigu ?

FRANÇOIS MALIET

LARZAC. De la lutte paysanne à l’altermondialisme. – Pierre-Marie Terral Privat, Toulouse, 2011, 432 pages, 25 euros. En novembre 1971, le gouvernement français annonce l’extension d’un camp militaire situé au cœur du plateau du Larzac. L’expropriation des agriculteurs semble inévitable. Mais, très vite, un bras de fer s’engage : le plateau aveyronnais devient un haut lieu de la France militante, où naissent des formes de contestation originales. Dix années de lutte au cours desquelles le quotidien des Caussenards se teinte fortement de politique. 1981 marque la fin du conflit : François Mitterrand, élu président de la République, avait fait part de son engagement à sauvegarder le plateau. Mais l’activisme ne s’évapore pas pour autant. La nouvelle ère consacre les débuts de l’altermondialisme, avec pour figure de proue José Bové. Le groupe militant est sur tous les fronts, y compris à l’international. Tout au long de l’ouvrage, la place est largement donnée aux subjectivités, à la cristallisation des mémoires, desquelles se dégagent idéalisation et nostalgie. En occitan, on répétait « Gardarem Io Larzac » (« Nous garderons le Larzac ») : « C’était la revendication d’une terre, d’une identité, d’une histoire, d’une tradition. »

Vollmann questionne l’auteur ou la victime des brutalités (il ne s’intéresse pas aux violences qu’on commet contre soi-même, comme le suicide ou la culpabilité) dans leur altérité même : il les perçoit moins comme des êtres voués à l’échange que comme des figures muettes – comment alors briser la glace ? Que nous trouvions justifié tel acte violent, ou qu’à l’inverse nous le considérions comme non fondé, sommes-nous sûrs d’être passés de l’autre côté de la psyché ? « Il est si facile de prendre connaissance des atrocités, d’en voir les preuves, comme beaucoup de visiteurs à Phnom Penh ont vu les crânes sur les étagères, et même d’en être ému, mais cela ne veut pas dire qu’elles sont comprises. » Faisant de nécessité vertu, Vollmann se sert de l’extériorité de l’étranger, une position qui permettrait de suspendre le temps du jugement et de promener partout un miroir, même déformant. Et il restitue avec une grande force, indéniablement, l’Asie du Sud-Est de toutes les marginalités – celle des tueurs assermentés ou non, avec ses totems comme Pol Pot et le roi de l’opium birman Khun Sa – par le cynisme d’une écriture oscillant entre le véridique et le grotesque (à propos des mutilés au Cambodge : « Tous voulaient des jambes en plastique ; celles de bois absorbaient trop l’eau

des rizières »), sans jamais chercher à en finir, surtout pas avec son damné problème – « Pour un esprit ouvert, toute question demeure ouverte. » Mais pour parvenir à quelle réponse ? L’interrogation sur la violence parcourt également Le Maître des aveux, consacré au tortionnaire en chef des Khmers rouges, Douch. Le portrait, sobre et rigoureux, penche vers le document historique ; il en apprendra beaucoup à l’honnête homme qu’émeuvent les massacres de masse. L’écriture clinique du journaliste Thierry Cruvellier (2), spécialiste de la justice pénale internationale, bute cependant sur l’opacité de Douch, retranché derrière les vitres en Plexiglas du tribunal de Phnom Penh et protégé par l’écran mental qui coupe du monde ce Grand Rationalisateur. Dans la même zone géographique, le politologue Eric Frécon, quant à lui, a mené une étude fouillée sur les pirates indonésiens (3) avec une rafraîchissante absence de gravité académique (« Salut à toi le sorcier, salut à toi le financier, salut aussi sacrés esprits et tous les amis de la nuit »). Quelles motivations animent ceux que notre si occidentale imagination confondrait volontiers avec les descendants des chasseurs de têtes ? « Ni terroriste, ni guérillero, ni mafieux remettant en cause le commerce régional, ni héros local aux pouvoirs surnaturels, le pirate-contrebandier des côtes d’Insulinde (...) ôte l’écume de la globalisation qu’il voit défiler sous ses fenêtres. » Une telle conclusion autorisée élargit vers la dimension politique, que l’attention portée à la figure de l’étranger peut paradoxalement faire oublier. Les réflexions des uns sur la vie des autres, entre surface et profondeur, ne diluent-elles pas en effet les responsabilités ? A Vollman la balle doit être renvoyée : de semblables odyssées, revient-on meilleur ?

X AVIER M ONTHÉARD. (1) William T. Vollmann, Le Roi de l’opium et autres enquêtes en Asie du Sud-Est, Tristram, Auch, 2011, 400 pages, 24 euros. (2) Thierry Cruvellier, Le Maître des aveux, Gallimard, Paris , 2011, 373 pages, 21 euros. (3) Eric Frécon, Chez les pirates d’Indonésie, Fayard, Paris, 2011, 384 pages, 20 euros.

ROMAIN ZLATANOVIC

SOCIÉTÉ

POLITIQUE

La démocratie en sursis ?

LES SENTIERS DE L’UTOPIE. – Isabelle Fremeaux et John Jordan Zones, Paris, 2011, 256 pages, et DVD, 109 minutes, 25 euros. Sobre récit de voyage, ce livre-film au format insolite retrace plusieurs mois de pérégrinations en Europe et la visite, souvent fascinée, d’une dizaine de lieux de vie « alternatifs ». Les auteurs vont vivre chacune de ces « utopies réalisées », questionner inlassablement, s’enthousiasmer ou émettre des doutes. « Il n’est pas question d’atteindre l’autosuffisance pour vivre détaché du monde, mais de choisir ses propres réseaux d’interdépendance afin d’être autant que possible maître de ses choix et de sa vie. » Vivre autrement est un engagement politique, contre « la tendance grandissante à maintenir (de gré ou de force) une population dans son ensemble dans une conformité dont il est évident, malgré les discours pompeux sur la démocratie et la liberté, qu’on n’a pas le droit d’en contester les normes sans risquer un violent rappel à l’ordre ». Un récit stimulant qui, avec l’appui de nombreuses références et d’un film illustratif, invite à soutenir ces expériences et communautés – comme l’école anarchiste Paideia, la ferme autogérée de Cravirola ou la « libre ville » danoise Christiania – et même, pourquoi pas, à s’y mettre soi-même, à l’instar des auteurs, qui ont quitté leur appartement de Londres pour acquérir des terres collectives en France. BENJAMIN CALLE

DVD La Presse de la Commune de 1871, DVD-ROM édité par l’association Radar (Rassembler, diffuser les archives des révolutionnaires) Surprenante recommandation du Journal officiel le 20 mars 1871 : « Les habitants limitrophes des grandes voies de communication servant au transport des vivres pour l’alimentation sont invités à disposer leurs barricades de manière à laisser la libre circulation des voitures. » Nouvelle annonce le lendemain : « Jusqu’à nouvel ordre, (…) les propriétaires et les maîtres d’hôtel ne pourront congédier leurs locataires. » Réunis sur un DVD, classés et indexés, les plus importants titres de l’époque (Le Journal officiel, Le Père Duchêne, Le Patriote, Le Cri du peuple, Le Vengeur, La Sociale, etc.) offrent un voyage passionnant dans le quotidien de la Commune de Paris.

2011, 15 euros, www.association-radar.org

’INQUIÉTER des risques qui pèsent sur la démocratie apparaissait, il y a peu, comme une sorte de blasphème. Ceux qui s’y essayaient passaient pour farfelus, surtout s’ils questionnaient à ce propos la construction européenne. Aujourd’hui, au contraire, s’interroger sur ce qu’on appelle pudiquement le « déficit démocratique » est devenu une banalité. Cet euphémisme tente, mine de rien, d’amoindrir le problème : « Rien n’est parfait, bien sûr, mais en y travaillant, on devrait parvenir à une amélioration »…

S

Le Pourhiet, Bertrand Mathieu et Dominique Rousseau (3) passent au crible, au travers de petits chapitres synthétiques, les défis lancés à une démocratie qui ne peut se résumer au dépôt d’un bulletin dans l’urne : respect des droits fondamentaux, montée en puissance du juge, vote électronique, Internet, etc. Comment se recompose le corps social et à quel type de société politique cela conduit-il ? La critique est aiguë, même si certains des auteurs se sont montrés moins lucides quant à la réforme constitutionnelle cosmétique décidée par le gouvernement en 2008.

Heureusement, la domination des litotes commence à être contestée. Il n’est plus question, pour un nombre croissant d’auteurs, de demander des réformettes : il s’agit de dénoncer franchement ce qui n’est plus seulement une dérive, mais l’abandon (voire le rejet) de la démocratie comme système politique par une partie des classes dirigeantes, de droite comme de gauche.

Georges Ferrebœuf questionne quant à lui la démocratie participative, dont il démontre qu’elle tient trop souvent à l’écart les ouvriers, les salariés, les couples actifs avec enfants ou les jeunes (4). Il formule des propositions pour sortir de ce qu’il qualifie d’« apartheid social ».

Ainsi, Salomé Zourabichvili présente (1), à travers son expérience de diplomate, la réalité de la démocratie, aussi bien aux Etats-Unis et en Europe (qui semblent ne plus y croire) que dans les anciens pays du bloc soviétique. Dans ces derniers, des régimes parodiques, entre mafia et paillettes, se sont installés, souvent avec le soutien des chancelleries européennes et américaine. La démocratie au nom de laquelle les pays occidentaux n’hésitent pas à déclencher des guerres, du Kosovo à la Libye, n’est souvent qu’un théâtre d’ombres. Le mal est profond et les pathologies générales, révélatrices d’un moment historique. L’historien Antonio Gibelli sort de la présentation caricaturale, mais bien pratique, qui est faite de M. Silvio Berlusconi pour montrer comment le président du conseil italien a façonné une société séduite par les modèles oligarchiques en jouant sur le besoin de changement de ses concitoyens (2). Un cercle vicieux se met alors en place : l’épouvantail qu’il représente simplifie les débats politiques (« pour ou contre Berlusconi »), justifiant des coalitions de circonstance qui empêchent toute refondation sérieuse de la démocratie. Un tel péril n’est pas sans guetter la France, où une dénonciation commode de M. Nicolas Sarkozy justifie la paresse intellectuelle de ses opposants, ainsi que leurs sempiternels jeux tactiques. Quand le suffrage universel est marginalisé et la souveraineté populaire bafouée – comme cela s’est produit après le vote du 29 mai 2005 sur le projet de Constitution européenne en France –, comment sortir de ce qui semble n’être plus qu’une impasse ? Alain Delcamp, Anne-Marie

Mais c’est peut-être au-delà du continent européen qu’il faut aller chercher l’inspiration démocratique. Les bouleversements de la Tunisie sont présentés, de façon très vivante, par Olivier Piot (5), selon les méthodes du reportage. Ses discussions avec les témoins, sa rencontre avec la famille du jeune Mohamed Bouazizi, la rue, ses tensions avec des policiers qui cherchaient la carte mémoire de son appareil photo : autant d’épisodes vécus. Au-delà des anecdotes, on perçoit une société en ébullition qui cherche à inventer sa démocratie et qui, à cette fin, élira une Assemblée constituante en octobre prochain. Manière de recréer des règles du jeu respectant, enfin, la volonté populaire. Ces réflexions, dont on sent qu’elles n’en sont qu’à leurs prémices, contribueront-elles à changer les us d’une droite méprisante et d’une gauche française engoncée dans les pratiques institutionnelles léguées par François Mitterrand ? On pensait la démocratie acquise pour toujours. Pourtant, dans les soubresauts de notre monde, il faudra sans doute la réinventer, sans la trahir.

J THE NEW YORK REVIEW OF BOOKS. Rôle de l’abstention dans l’explication des élections américaines ; le discours (fou) sur la nécessaire réduction de la dette des Etats-Unis ; comment Google nous domine et que faire ? (Vol. LVIII, n° 13, 18 août, bimensuel, 5,95 dollars. – PO Box 23022, Jackson, MS 39225-3022, Etats-Unis.) J COLUMBIA JOURNALISM REVIEW. Dans son dossier principal, la revue s’interroge sur l’avenir de la télévision publique américaine et conclut notamment à la nécessité d’un service public de l’information internationale. Voir aussi l’entretien avec Liz Cox Barrett : comment les journalistes doivent-ils couvrir la course aux dollars électoraux du prochain scrutin présidentiel ? ( Juilletaoût, bimestriel, 4,95 dollars. – 2950 Broadway, Columbia University, New York, NY 10027, Etats-Unis.) J EXTRA ! Aux Etats-Unis, les médias minimisent le rôle du changement climatique dans les catastrophes naturelles ; les mirages de la « guerre humanitaire » en Libye ; un portrait au vitriol du rédacteur en chef du New York Times, Bill Keller. (Vol. 24, n° 8, août, mensuel, 4,95 dollars. – 104 West 27th Street, New York, NY 100016210, Etats-Unis.) J MOTHER JONES. Un dossier sur le contreterrorisme américain, particulièrement sur le Federal Bureau of Investigation (FBI). On y découvre un surprenant portrait de M. Brandon Darby, militant de la gauche radicale devenu informateur du FBI. Lire aussi l’article de Tim Murphy qui dépeint Mme Michele Bachmann comme la favorite des primaires républicaines de l’Iowa en janvier prochain. (Septembre-octobre, bimestriel, 3 dollars. – 222 Sutter St, Suite 600, San Francisco, CA 94108, Etats-Unis.) J LES CARNETS DU CAP. Cette revue éditée par le ministère des affaires étrangères propose un dossier « Vers un monde 2.0 ? », avec notamment des textes de Samir Aita (économiste et directeur des éditions arabes du Monde diplomatique), Yves Gonzalez-Quijano (animateur du blog Culture et politique arabes), et un article de l’universitaire Laurence Allard sur « Smart power, philanthropocapitalisme et téléphonie mobile ». (N° 14, printemps-été, ni périodicité ni prix indiqués. – Ministère des affaires étrangères.) J CULTURES & CONFLITS. Du Pays basque à l’Italie, en passant par la Roumanie ou la Bulgarie, la question ethnolinguistique constitue une composante essentielle des mobilisations identitaires et politiques, dont ce numéro présente une large palette. (N° 79-80, hiver, trimestriel, 14,50 euros. – Université Paris-OuestNanterre, bâtiment F, bureau 515, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre.) J DE L’AUTRE CÔTÉ. En Israël-Palestine, un Etat binational est-il possible ? « Rien n’est moins sûr », souligne la revue de l’Union juive française pour la paix (UJFP). Pour autant, l’idée « n’est pas disqualifiée parce qu’elle serait utopique » et pourrait même être « la seule issue dans un monde bloqué ». (N° 7, été, trimestriel, 13 euros. – 21 ter, rue Voltaire, 75011 Paris.) J MOYEN-ORIENT. Cette livraison dresse le bilan géopolitique et économique de la situation au Maghreb et au Proche-Orient, à la lumière de la vague révolutionnaire qui a marqué ces derniers mois, afin d’en présenter « les enjeux existants ou qui s’y dessinent » et de remettre en perspective les dynamiques qui traversent la région. (N° 11, juillet-septembre, bimestriel, 10,95 euros. – 88, rue de Lille, 75007 Paris.) J MONDE CHINOIS. Ce numéro interroge ce qu’il est convenu d’appeler le « consensus de Pékin » – une sorte de modèle de décollage pour les pays en voie de développement, participant au rayonnement chinois. A noter l’analyse de JeanPierre Cabestan sur « La Chine entre intégration et affirmation de sa puissance ». (N° 25, printemps, trimestriel, 20 euros. – Editions Choiseul, 28, rue Etienne-Marcel, 75002 Paris.) J DÉMOCRATIE & SOCIALISME. Dix questions (et dix réponses) relatives à la dette publique : que représente-t-elle ? qui sont les créanciers ? d’où vient-elle ? etc. Egalement au sommaire de cette publication animée par des militants du Parti socialiste : fusionner l’impôt sur le revenu et la contribution sociale généralisée (CSG), comme l’annonce l’engagement 17 du projet socialiste, serait une « fausse bonne idée ». (N° 186, juin-août, mensuel, 3 euros. – 85, rue Rambuteau, 75001 Paris.)

Imprimerie du Monde 12, r. M.-Gunsbourg 98852 IVRY

A NDRÉ B ELLON . (1) Salomé Zourabichvili, L’Exigence démocratique. Pour un nouvel idéal politique, Bourin, Paris, 2011, 134 pages, 19 euros. (2) Antonio Gibelli, Berlusconi ou la démocratie autoritaire, Belin, Paris, 2011, 160 pages, 15 euros. (3) Alain Delcamp, Anne-Marie Le Pourhiet, Bertrand Mathieu et Dominique Rousseau (sous la dir. de), Nouvelles Questions sur la démocratie, Dalloz, coll. « Thèmes », Paris, 2011, 162 pages, 35 euros. (4) Georges Ferrebœuf, Participation citoyenne et ville, L’Harmattan, Paris, 2011, 152 pages, 14 euros. (5) Olivier Piot, La Révolution tunisienne. Dix jours qui ébranlèrent le monde arabe, Les Petits Matins, Paris, 2011, 150 pages, 14 euros.

Commission paritaire des journaux et publications : nº 0514 I 86051 ISSN : 0026-9395 PRINTED IN FRANCE A la disposition des diffuseurs de presse pour modification de service, demandes de réassort ou autre, utiliser nos numéros de téléphone verts : Paris : 0 805 050 147 Banlieue/province : 0 805 050 146.


27

LE MONDE diplomatique – SEPTEMBRE 2011

I M AG E

Eloge du flou DANS LES REVUES

Proposer au spectateur des images le plus nettes possible peut sembler le minimum que l’on soit en droit d’attendre d’un cinĂŠaste. Par leur qualitĂŠ comme dans leur enchaĂŽnement, elles doivent ĂŞtre sans ambiguĂŻtĂŠ, propres, limpides, rassurantes. Mais est-on si sĂťr que cette approche soit la mieux Ă mĂŞme de rendre fidèlement la vĂŠritĂŠ du rĂŠel ?

J REVUE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. Comprendre les raisons de l’abstention, du rĂŠtablissement du Front national et de la conďŹ rmation de l’inuence des ĂŠcologistes lors des ĂŠlections cantonales françaises de mars 2011 ; le prĂŠsident de la commission des ďŹ nances Ă l’AssemblĂŠe nationale expose ce que serait une ÂŤ fiscalitĂŠ juste, progressive et simplifiĂŠe Âť ; un entretien avec M. Abdou Diouf sur la francophonie, qu’il juge en progression. (N° 1059, avril-juin, trimestriel, 24 euros. – 3, rue Bellini, 92800 Puteaux.) J TÉMOINS CGT. La revue des journalistes du SNJ-CGT s’intĂŠresse aux rĂŠdacteurs Web, jeunes et prĂŠcaires, et relate l’enquĂŞte dans le Nord-Pasde-Calais sur la souffrance au travail. Elle revient ĂŠgalement sur la ÂŤ guerre des chefs Âť qui a opposĂŠ Christine Ockrent et Alain de Pouzilhac Ă la tĂŞte de l’Audiovisuel extĂŠrieur de la France (AEF). (N° 44, avril-juin, trimestriel, 2,30 euros. – 263, rue de Paris, Case 570, 93514 Montreuil Cedex.) J ESPACES DE LIBERTÉ. Le magazine du Centre d’action laĂŻque de Belgique consacre un dossier au sport et Ă son rĂ´le dans la construction du lien. Si le sujet est classique, les auteurs le mettent Ă l’Êpreuve de nouveaux dĂŠďŹ s tels que la santĂŠ publique et le chĂ´mage. A signaler aussi, l’Êditorial de Pierre Galand qui souligne la prĂŠsence croissante des Eglises chrĂŠtiennes dans les institutions europĂŠennes. (N° 399, juillet, 11 numĂŠros par an, 2 euros. – Campus de la plaine, ULB, CP 236, avenue Arnaud-Fraiteur, 1050 Bruxelles, Belgique.) J URBANISME. ÂŤ Les villes inspirent inĂŠgalement les ĂŠcrivains. Certaines sont peu poĂŠtiques et d’autres crouleront sous les tonnes de livres ĂŠcrits Ă leur gloire Âť, constate Thierry Paquot en ouverture du dossier. D’Emile Zola Ă Italo Calvino en passant par Pier Paolo Pasolini, les multiples contributions mettent en lumière les liens ĂŠtroits entre l’urbain et la littĂŠrature. (N° 379, juillet-aoĂťt, bimestriel, 18 euros. – 176, rue du Temple, 75003 Paris.) J SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES. Ce numĂŠro propose un questionnement sur la vocation, qu’il s’agisse de celle de footballeur professionnel ou de petit rat de l’OpĂŠra. Il publie ĂŠgalement une critique cinglante des dĂŠterminants ÂŤ culturels Âť de la dĂŠlinquance invoquĂŠs par le sociologue Hugues Lagrange. (N° 82, avril-juin, trimestriel, 16 euros. – 117, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris.) J GÉOÉCONOMIE. Instrument de soft power, le cinĂŠma reÊterait la puissance d’une nation. La revue analyse ainsi le dĂŠclin du septième art amĂŠricain comme un reet des difficultĂŠs ĂŠconomiques, sociales, etc., que traversent les Etats-Unis. A noter en particulier l’article de Nolwen Mingant sur les rapports historiques entre Washington et Hollywood. (N° 58, ĂŠtĂŠ, trimestriel, 20 euros. – 28, rue Etienne-Marcel, 75002 Paris.) J E SPRIT. Dans ce numĂŠro consacrĂŠ Ă l’œuvre de Claude LĂŠvi-Strauss, on retrouve ĂŠgalement plusieurs articles portant sur l’usage du tirage au sort en politique : le hasard permet-il de lutter contre la conďŹ scation du pouvoir ? Faut-il s’inspirer du système judiciaire, qui utilise cette pratique quotidiennement ? (N° 8-9, aoĂťt-septembre, mensuel, 24 euros. – 212, rue Saint-Martin, 75003 Paris.) J L E M ATRICULE DES ANGES. Dans son numĂŠro estival, le mensuel littĂŠraire consacre un dossier Ă l’auteur des Papiers collĂŠs, Georges Perros, disparu en 1978. Egalement un entretien avec le fondateur de 13e Note Editions et une double page sur Walter Benjamin, Ă l’occasion de la rĂŠĂŠdition de cinq ouvrages du philosophe allemand. (N° 125, juillet-aoĂťt, mensuel, 5,50 euros. – BP 20225, 34004 Montpellier Cedex 1.)

Retrouvez, sur notre site Internet, une sĂŠlection plus ĂŠtoffĂŠe de revues : www.monde-diplomatique.fr/revues

)AO ÂŚ@EPEKJO

NA?DAN?DAJP @A

+,23" 25 ÂŚ /&3 &+0 ÂŚ@EPEKJ !EBBQOEKJ -NAOOA 0ANRE?A I=JQO?NEPO ÄĄ )AO ÂŚ@EPEKJO 1DĂ€HÂżO NQA *=NPAH Ä * !

-=NEO 1Ă€H

P A R G É R A R D M O R D I L L AT *

C

E qui, dans le cinĂŠma, dit le cinĂŠma, c’est ce qui ĂŠchappe Ă la dramaturgie, Ă la machinerie ; c’est l’imprĂŠvu, le vague, le ou. C’est ce que le cinĂŠaste ne cherche pas Ă montrer ; ce qui dĂŠserte le cadre, le dĂŠpasse, le dĂŠborde. C’est le territoire inexplorĂŠ de l’image, ce qu’elle saisit par inadvertance. Ce qui n’est ni au premier ni au deuxième plan, mais au loin : les fonds, les ciels, la ďŹ guration involontaire, la nature, le vide. Cette matière noire, impalpable, qui protège la part maudite des ďŹ lms, leur chair profonde, leur ĂŠpaisseur. C’est ÂŤ ce grand voile de brume rouge (1) Âť qui nous fait voir avec le cĹ“ur ce que les yeux ne peuvent saisir.

Pourtant, le ou demeure un des tabous les plus puissants du cinĂŠma. Concrètement, c’est l’exemple mĂŞme de la faute professionnelle grave. C’est le plan qu’il faut refaire, qui coĂťte cher Ă la production et contrarie les acteurs. C’est, surtout, le plan qui dĂŠment l’infaillibilitĂŠ technique Ă laquelle prĂŠtend la profession. Filmer ou, c’est apparaĂŽtre vulnĂŠrable. Le ou est au cinĂŠma ce que l’apostasie est Ă la religion. L’accepter, c’est tout renier. Tout remettre en cause. MalgrĂŠ cela, devant une image oue de ma ďŹ lle, je suis ĂŠmu. Comme si, en ne distinguant pas clairement ses traits, je saisissais quelque chose de plus intime, de plus secret. Peut-ĂŞtre aussi que ce ÂŤ bougĂŠ Âť atteint Ă la sensation pure du vĂŠritable tremblement de la vie. Le ou nous permet ÂŤ d’atteindre la rĂŠalitĂŠ dans ses profondeurs, de la rendre dans sa violence Âť, disait le peintre Francis Bacon, dans ses entretiens avec David Sylvester. Il existe un portrait mĂŠdiocre d’Arthur Rimbaud, en Abyssinie, Ă Harar, en 1883. Les traits de l’homme sont difficilement discernables. Est-ce Rimbaud, n’est-ce pas lui ? Impossible d’avoir une certitude. C’est ce qui fait la troublante beautĂŠ de cette photographie. Le flou prononce l’Êloge du doute. Il ne propose rien d’autre que de s’interroger sur ce que l’on voit, que ce soit Rimbaud, quelqu’un ou quelque chose d’autre. De s’interroger sur le rĂŠel, sur l’image, la sociĂŠtĂŠ qui la produit, le monde qui l’expose. Le flou, c’est la question, l’essence mĂŞme de la philosophie, or c’est le net, son contraire, qui est sacralisĂŠ. Le flou, c’est l’impur dans l’image. C’est aussi la tare qui doit ĂŞtre ĂŠliminĂŠe du scĂŠnario par l’application inflexible de la loi de cause Ă effet. Georges Feydeau, en son temps, avait fait de cette règle le moteur mĂŞme du comique de ses pièces. A Hollywood, pas question de rire, il faut qu’un plan ouvre toujours sur la comprĂŠhension du suivant et ĂŠclaire celui qui prĂŠcède. Rien ne doit ĂŞtre flou, il faut que tout s’explique, que le scĂŠnario soit ÂŤ au point Âť. Un certain cinĂŠma – amĂŠricain en particulier – transmet un mĂŞme message fondamentalement politique en direction du public supposĂŠ ignorant et dĂŠbile : n’ayez pas peur, tout est sous contrĂ´le, nous savons. Ceux qui ĂŠcrivent savent, ceux qui tournent savent, ceux qui financent savent. Dans la plus tempĂŠtueuse des aventures, dans la plus horrible affaire criminelle, dans la guerre la plus atroce, tout est clair, maĂŽtrisĂŠ, expliquĂŠ. Tandis que la vie n’est faite que d’incertitudes, de doutes, d’angoisses, il n’y a ni ombres ni flous sur l’Êcran. Le spectateur paye sa place pour sortir rassurĂŠ. Le cinĂŠma agit ainsi comme un formidable anxiolytique et un tout aussi formidable moyen de contrĂ´le des masses.

SSS PDAHAO BN * Ecrivain et cinĂŠaste. Dernier ouvrage paru : Rouge dans la brume, Calmann-LĂŠvy, Paris, 2011.

LAURENT MILLET. –  NuÊe , 2008

La nettetĂŠ technique se veut garante de la nettetĂŠ morale des Ĺ“uvres. Et ce d’autant plus que le cinĂŠma, nĂŠ dans les cafĂŠs, les baraques foraines, les bordels, s’est dès l’origine senti le besoin de se purifier. Le flou, c’est sale, illĂŠgitime, bâtard ; le point, c’est propre. Mieux, comme disent les Suisses, c’est ÂŤ propre en ordre Âť.

lement l’effacent. Dans un imaginaire oÚ dÊsormais tout se vaut, les films deviennent inoffensifs. Ce que l’image a gagnÊ en dÊfinition, elle le perd en profondeur, en pugnacitÊ, comme ces visages remodelÊs par la chirurgie esthÊtique qui ne sont plus que  des trous d’ombre creusÊs en forme d’hommes (2) .

L’image nette sait se tenir en sociĂŠtĂŠ. Elle ne s’essuie pas les pieds sur les tapis de l’imagination. Dans le champ de la reprĂŠsentation, elle intervient toujours entre le ÂŤ bon goĂťt Âť bourgeois et l’Êtiquette d’une cour royale. L’image au point ne touche – parfois avec talent – que la surface des choses et frĂ´le les ĂŞtres sans chercher Ă les connaĂŽtre. C’est une illustration sans affects. Plus exactement, ses affects sont dissimulĂŠs par sa nettetĂŠ. Dans le double sens du terme : dĂŠďŹ nition de l’image et ÂŤ propretĂŠ Âť des visages, des costumes, des dĂŠcors, tous passĂŠs Ă l’eau de Javel de la distance respectueuse – qui va tenir du mĂŞme coup le spectateur en respect. Ce choix-lĂ , de l’illusion manipulatrice, aide Ă maintenir l’ordre en place : le ÂŤ focus Âť est rentable‌ D’ailleurs, lorsqu’il y a trois acteurs dans un plan et que l’opĂŠrateur hĂŠsite sur celui qu’il faut favoriser, les AmĂŠricains ont une formule qui vaut sur tous les plateaux du monde : ÂŤ focus on money Âť – le point sur l’acteur qui rapporte le plus‌

Les images qui dominent actuellement le cinĂŠma sont les hĂŠritières de l’art pompier du XIXe siècle dont Ernst Gombrich ĂŠcrivait : ÂŤ L’image est d’une facilitĂŠ de lecture pĂŠnible et il est dĂŠsagrĂŠable qu’on nous prenne pour de pareils nigauds. Nous trouvons passablement insultant qu’on s’attende Ă ce que nous soyons abusĂŠs par un leurre d’une telle mĂŠdiocritĂŠ, qui est tout juste bon, peut-ĂŞtre, Ă attirer le vulgaire, mais non point ces complices raffinĂŠs des secrets de l’artiste que nous nous piquons d’être. Mais je suis d’avis que ce ressentiment masque un trouble plus profond. Nous n’Êprouverions un tel malaise si nous ne pouvions opposer une certaine rĂŠsistance aux mĂŠthodes de sĂŠduction qu’on a pratiquĂŠes Ă notre endroit (3). Âť

Les cinÊastes sentent bien pourtant que rien n’est  au point  dans le monde, qu’aucun effet ne s’explique totalement par une cause. Que le  focus , le point, n’est pas qu’homophoniquement un  faux cul .

I

La tĂŠlĂŠvision aussi privilĂŠgie la nettetĂŠ. Mais celle-ci n’y joue pas exactement le mĂŞme rĂ´le qu’au cinĂŠma. Dans le monde entier, les journaux tĂŠlĂŠvisĂŠs sont filmĂŠs pleins feux, avec une très grande profondeur de champ et une nettetĂŠ parfaite. Ces choix techniques portent un discours bien plus puissant que le babil du prĂŠsentateur. Le message du dispositif est limpide : ce qui s’expose ici en pleine lumière est une parole de vĂŠritĂŠ. Dans tous les rĂŠgimes du monde, le journal tĂŠlĂŠvisĂŠ parle la voix du pouvoir, dit la vĂŠritĂŠ du pouvoir.

Quelle rÊsistance les cinÊastes peuvent-ils donc opposer à cet Êquarrissage hygiÊniste, à cette convention collective de l’œil ?

L SERAIT Êvidemment sot d’imaginer qu’il suffit de griffer la pellicule, de la blesser, de la salir pour, miraculeusement, lui rendre d’un coup sa puissance de pÊnÊtration du rÊel. Il s’agit bien plutôt, comme le firent les impressionnistes, les fauves, les abstraits, de se poser la question de l’expressivitÊ. De rompre avec la dimension religieuse du  net  (il n’y a pas de portrait flou de JÊsus), avec la morale, l’idÊologie qui la portent. De dÊcouvrir par quelles voies le cinÊma peut s’affranchir des faux-semblants qui l’Êtouffent.

Faux-semblant du point. Faux-semblant de la cause à effet, dont la grammaire obligatoire n’est qu’une illusion comique, un mensonge. La vie n’est pas nette.

L

A TÉLÉVISION, cependant, n’ignore pas totalement l’image floue. Plus prÊcisÊment l’image  floutÊe , c’est-à -dire rendue partiellement illisible pour le spectateur au nom de la confidentialitÊ, des bonnes mœurs, de la protection des mineurs ou des personnes recherchÊes par la police. Le floutage, apparu d’abord pour cacher les nuditÊs, sert dÊsormais à montrer ce qui ne devrait pas se montrer mais doit quand même l’être, au nom de l’information, de la libertÊ d’expression, du dÊbat dÊmocratique, etc., tout en respectant la protection des sources, la sensibilitÊ des spectateurs, etc. Une merveilleuse hypocrisie ! Ce sont majoritairement les plus dÊmunis, les marginaux, les exclus dont le visage est floutÊ, la tÊlÊvision disqualifiant par avance leur parole puisque leur discours est  flou . Que ne fait-on du floutage pour les hommes politiques, dont chaque intervention mÊriterait d’être mise en doute ?

Image outĂŠe, spectateur ouĂŠ. A la tĂŠlĂŠvision comme au cinĂŠma, les images dressent un mur d’illusions, derrière lequel la souffrance des vivants et la violence de l’histoire sont occultĂŠes. Elles rabotent la rĂŠalitĂŠ, la nient et fina-

La vie n’est pas raccord. Pourquoi faudrait-il que le cinĂŠma le soit ? Le vrai geste de l’artiste n’est pas le geste parfait, mais le geste unique. Ce qui est fondamentalement diffĂŠrent. Un geste pĂŠrilleux. Du travail sans ďŹ let, sans garanties bancaires ni professionnelles. Un saut dans le vide. ÂŤ Je tombe. Je tombe mais je n’ai pas peur, ĂŠcrivait Antonin Artaud. Je rends ma peur dans le cri de la rage, dans un solennel barrissement (4). Âť Sauter dans le ou, dans le noir, dans la peur qui nous habitent, c’est faire le saut de l’ange. C’est dĂŠserter le rang des petits ĂŠpargnants des salles obscures. Affronter cinĂŠmatographiquement une image de soi, une image de l’autre, au pays des grands montreurs d’ombres. Une image parfaitement sensible. Parfaitement douloureuse. OĂš s’Êcorcher.

(1) Roger Gilbert-Lecomte, Testament, Gallimard, Paris, 1955. (2) Ibid. (3) Ernst Gombrich, L’Ecologie des images, Flammarion, Paris, 1983. (4) Antonin Artaud, Le ThÊâtre et son double, suivi de Le ThÊâtre de SĂŠraphin, Gallimard, coll. ÂŤ Folio Essais Âť, Paris, 1985.


xsw57681

SEPTEMBRE 2011 – LE

MONDE diplomatique

28

des « experts » retenus pour animer débats et tables rondes (et dont il ne souhaite pas dévoiler trop tôt l’identité, car l’engagement a été pris de réserver à « certains médias » la primeur de certaines informations) vaut lui aussi gage d’une irréprochable objectivité, en même temps que de la recherche d’un équilibre entre des sensibilités diverses.

UNE VISION PARTICULIÈRE DU TERRORISME

Au nom des victimes PA R S É B A S T I E N F O N T E N E L L E *

Les précédentes éditions, dont la première a eu lieu en 2004, se sont pour la plupart tenues en Espagne – en présence, à chaque fois, d’éminents représentants du très droitier Parti populaire, dont le moindre ne fut pas l’ancien chef du gouvernement espagnol, M. José María Aznar. Mais il est aussi arrivé par deux fois qu’elles se délocalisent en Colombie : à Bogotá, en 2005, puis à Medellín, en 2009. En ces deux occasions, les organisateurs purent compter sur l’amicale participation, lors des cérémonies d’ouverture, d’un homme que nul ne saurait suspecter de n’avoir pas lutté de toutes ses forces contre le terrorisme, puisqu’il s’agit du président colombien de l’époque, M. Alvaro Uribe, sur qui pèse le lourd soupçon d’avoir (dans le meilleur des cas) toléré, durant son règne, que des escadrons d’assassins paramilitaires commettent impunément, et sous le sceau, précisément, de la guerre à la terreur, d’atroces tueries (2). Mais de ces précédents, où des observateurs insuffisamment conciliants pourraient presque distinguer l’esquisse d’un parti pris idéologique chez les promoteurs de ces colloques, M. Guillaume Denoix de Saint-Marc, directeur général et porte-parole de l’AFVT, ne se sent pas comptable : il a, certes, participé il y a deux ans, en tant qu’invité, au congrès de Medellín – où il se rappelle d’ailleurs avoir « vu des victimes des paramilitaires » –, mais n’a pris aucune part dans son organisation. De sorte que les épisodes colombiens ne le « regardent pas ». Au reste, il se prévaut, quant à lui, et pour ce qui concerne le rassemblement parisien dont il souhaite manifestement millimétrer l’organisation, d’une stricte « neutralité politique et religieuse ». Il comprendrait donc assez mal qu’on veuille « politiser » la réception d’une manifestation qui a pour unique ambition de « dénoncer le terrorisme » en faisant « parler ses victimes » – soit un programme * Journaliste.

qui, énoncé comme cela, ne peut guère susciter qu’une pleine et entière adhésion. Et pourtant, des voix s’élèvent pour s’étonner d’oublis quelque peu troublants. De fait, le site de l’AFVT retient par exemple, au nombre des tragédies qui ont jalonné depuis soixante ans l’histoire du terrorisme, les « deux attentats conjoints » du 30 septembre 1956 contre le Milk Bar et la Cafétéria d’Alger, où des bombes déposées par le Front de libération nationale (FLN) ont fait « cinq morts et une soixantaine de blessés », mais ne dit rien de celui, commis un mois et demi plus tôt par des partisans de l’Algérie française, qui avait quant à lui fait seize morts et cinquante-sept blessés dans la casbah, inaugurant un long et sanglant cycle de représailles. De même, l’association n’évoque nulle part la pourtant longue série de crimes perpétrés par l’Organisation armée secrète (OAS), après que le peuple français s’est massivement prononcé en faveur de l’autodétermination de l’Algérie le 8 janvier 1961. Qu’on se rassure, cependant. Contrairement à ce que l’on pourait supputer – sur la foi de hâtifs présupposés –, il n’y a rien de délibéré, bien au contraire, dans cette apparente hémiplégie mémorielle, qui s’explique très simplement, assure M. Denoix de Saint-Marc, par le mutisme de certains rescapés : lui-même connaît ainsi « des victimes d’attentats de l’OAS », mais, regrette-t-il, « elles refusent de témoigner ».

D

ÈS LORS, on aurait mauvaise grâce de se formaliser des apparentes insuffisances de l’association lorsque, poursuivant son tri sélectif, elle néglige aussi d’évoquer le terrorisme des Etats – pour la plus grande satisfaction de certains supporteurs du gouvernement israélien, qui se réjouissent sur Internet, et par anticipation, de la tenue du si prometteur congrès de Paris.

Puisqu’en effet, loin de refléter une quelconque volonté d’occulter des pans entiers d’une réalité contrastée, ces impasses trahissent, comme M. Denoix de Saint-Marc le souligne avec un peu de persévérance, la pusillanimité de certaines victimes quand le moment vient de rapporter publiquement ce qu’elles ont subi. Est-ce de sa faute si l’AFVT n’a ainsi trouvé,

Bien sûr, M. Denoix de SaintMarc n’est pas sans parfaitement savoir que les griefs souvent faits au juge Bruguière – qui fut (en toute neutralité) un candidat RENÉ MAGRITTE. – « Les Cicatrices de la mémoire », 1927 malheureux de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) à de récentes élections – ne portent point tant sur ses éventuels différends avec le juge jusqu’à présent, pour témoigner des complexités du Trévidic que sur ses méthodes expéditives : il a ainsi Proche-Orient, qu’une association de solidarité avec orchestré, au mitan des années 1990, et au prétexte les victimes du « terrorisme palestinien » ? de prévenir des attentats, ce qu’un reportage de D’ailleurs, ajoute son directeur général, l’imparCanal+ qualifiait de « rafles sans discernement » tialité de l’association se mesure non seulement à ce ayant « traumatisé des innocents » (4). Mais, là non qu’elle dit haut et clair sa « volonté de dépolitiser le plus, le directeur général de l’AFVT ne souhaite pas débat », mais également à ce qu’elle a reçu, pour « rentrer dans les polémiques ». Au demeurant, il l’organisation de ses journées de septembre, le soutien « aime bien » M. Bruguière (qui est membre du de personnalités venues de bords politiques variés. conseil scientifique de l’association) et souhaite lui « A gauche », le maire socialiste de Paris, M. Bertrand conserver toute l’attention des congressistes, car « sa Delanoë, outre qu’il a apporté une appréciable « aide connaissance des mouvements terroristes en général logistique », a bien voulu se laisser inscrire, avec l’exest intéressante ». premier ministre Lionel Jospin, au « comité d’honEt d’ajouter encore, à l’adresse de qui s’obstineneur » du congrès (3) ; et l’ancienne ministre de la rait, malgré ses explications, à ne pas vouloir justice Elisabeth Guigou a accepté de donner, le comprendre qu’aucun préjugé n’entachera la confé16 septembre, son « avis d’experte » sur l’« évolurence : « Vous verrez, parmi les victimes israéliennes, tion de la menace terroriste ». Cependant que, « à il y aura des victimes palestiniennes. » droite, tout le gouvernement » se mobilisait pour la réussite de l’événement. Comment pourrait-on, après cela, qui est si ingénument dit, continuer de douter ? Cette admirable mixité, où trois socialistes de renom se mélangent donc à la droite gouvernementale au grand complet, atteste que ces trois jours (1) www.afvt.org d’échanges seront bel et bien placés sous le signe (2) Lire Laurence Mazure, « Dans l’inhumanité du conflit d’une parfaite « neutralité politique ». colombien », Le Monde diplomatique, mai 2007. ADAGP

C

E SERA, d’après l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT), qui l’organise, l’un des plus importants rendez-vous (de « dimension internationale ») de la rentrée : Paris accueille, du 15 au 17 septembre, dans le prestigieux cadre de l’Ecole militaire et « sous le haut patronage de Nicolas Sarkozy », le Congrès international des victimes du terrorisme, septième du nom (1).

Ainsi, deux magistrats antiterroristes connus pour n’avoir que peu d’affinités, puisqu’il s’agit de MM. Marc Trévidic et JeanLouis Bruguière, s’exprimeront, nonobstant leurs possibles désaccords, à quelques heures d’intervalle : le premier sur « l’efficacité de la collaboration entre les Etats dans la lutte contre les organisations terroristes » et le second, le lendemain, sur « le recrutement de la jeunesse » par de telles organisations.

Mais, par un surcroît de précaution où se devine toute sa détermination à ne pas se laisser entraîner sur le terrain d’une vaine controverse, M. Denoix de Saint-Marc tient également à certifier que le choix

SOMMAIRE PAGE 2 : La raison du plus fou, par PIERRE RIMBERT. – Courrier des lecteurs. – Coupures de presse.

présente Prendre parti

JOHN KENNETH GALBRAITH

L’Art d’ignorer les pauvres suivi de

Économistes en guerre contre les chômeurs LAURENT CORDONNIER

L’Art d’ignorer les pauvres est le premier titre de la collection « Prendre parti » : une sélection de textes marquants issus des archives du Monde diplomatique, abordant les questions cruciales d’aujourd’hui et de demain.

Du bon usage du cannibalisme JONATHAN SWIFT

LLL

LES LIENS QUI LIBÈRENT

80 pages – 6 €

Le 7 septembre en librairie. Commander en ligne : www.monde-diplomatique.fr/prendreparti

(3) Où ils seront notamment en compagnie de « M. Nicolas Sarkozy, président de la République », et de l’incontournable « M. José Aznar, ancien président du gouvernement espagnol ». (4) Canal+, 6 novembre 1999. Cité dans Thomas Deltombe, L’Islam imaginaire, La Découverte, Paris, 2005.

Septembre 2011 PAGE 17 : Le degré zéro de la patrie, par ALIA MAMDOUH.

PAGE 3 : Les urnes et le peuple, par BLAISE MAGNIN.

PAGES 18 ET 19 : Bolivie, « les quatre contradictions de notre révolution », par ALVARO GARCÍA LINERA.

PAGES 4 ET 5 : Controverses sur l’apprentissage de la lecture, par J EAN -P IERRE T ERRAIL . – Pourquoi veulent-ils casser l’école ?, par C HRISTIAN LAVAL.

PAGES 20 ET 21 : Quand la Banque mondiale encourage la razzia sur les terres agricoles, par B ENOÎT L ALLAU. – Investisseurs libyens, paysans maliens, par AMANDINE ADAMCZEWSKI ET JEAN-YVES JAMIN.

PAGE 6 : Patrons de presse en campagne, par MARIE BÉNILDE.

PAGES 22 ET 23 : Indétrônables fauteurs de crise, suite de l’article d’IBRAHIM WARDE. – Une directive européenne pour doper la spéculation, par PAUL LAGNEAU-YMONET ET ANGELO RIVA.

PAGES 7 À 12 : DOSSIER : MIRAGE DES SERVICES À LA PERSONNE. – La malédiction du balai, par FRANÇOIS-XAVIER DEVETTER ET FRANÇOIS HORN. – Syndicaliser les aides à domicile, un travail de fourmi, par PIERRE SOUCHON. – Profession, domestique, suite du reportage de JULIEN BRYGO. – Eternelles invisibles, par GENEVIÈVE FRAISSE. PAGE 13 : L’ordre moral britannique contre la « racaille », par OWEN JONES. PAGES 14 ET 15 : Indignation (sélective) dans les rues d’Israël, par YAËL LERER. – Ces soldats qui brisent la loi du silence, par MERON RAPOPORT. PAGE 16 : Libye, les conditions de l’unité nationale, par PATRICK HAIMZADEH.

www.monde-diplomatique.fr

PAGES 24 À 26 : LES LIVRES DU MOIS : « La Carte de Guido », de Kenneth White, par RÉGIS POULET. – « Petite Histoire des colonies françaises », par T HOMAS D ELTOMBE . – « Mon nom est légion », d’António Lobo Antunes, par MARIE-NOËL RIO. – Une arme pour le futur, par ALAIN VICKY. – Réfléchissez, les miroirs, par XAVIER MONTHÉARD. – La démocratie en sursis ?, par ANDRÉ BELLON. – Dans les revues. PAGE 27 : Eloge du flou, par GÉRARD MORDILLAT. Supplément Qatar, pages I à IV.

Le Monde diplomatique du mois d’août 2011 a été tiré à 231 176 exemplaires. A ce numéro sont joints deux encarts destinés aux abonnés : « Rue des étudiants » et « Sortir du nucléaire ».


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.