Innuendo, catalogue de l'exposition, NEAR, 2010

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EXPOSITION COLLECTIVE ARIANE POLLET curatrice

INNUENDO est organisée par NEAR association suisse pour la photographie contemporaine www.near.li

VILLA DUTOIT Genève, novembre 2010


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EFFET DE FICTION 1

L’un des aspects les plus fascinants de la photographie réside dans la faculté qu’elle possède de mélanger la vérité et la fiction, et de transformer des lieux communs en lieux insolites 2 . Nathalie Herschdorfer

Innuendo signifie allusion, sous-entendu en anglais et se réfère au champ lexical de l’insinuation, de la suggestion. La racine latine de ce terme, ou plus précisément sa forme gérondive, marque l’action par laquelle la fiction s’immisce dans le réel. En écho à cette définition, les démarches des sept artistes réunis dans l’exposition Innuendo – Dorothée Baumann, Mathieu Bernard-Reymond, Marion Burnier, Nicolas Delaroche, Lorenzo Menoud, Virginie Otth et Annaïk Lou Pitteloud – s’accordent à délivrer une réalité tantôt retouchée, tantôt fragmentée ou décalée qui s’écarte d’une mimésis parfaite sans dévoiler frontalement la construction dont elle est issue. La fiction détourne le réel de manière diffuse et ambiguë, par implication indirecte. Ce mouvement oblique indique un trouble issu de la porosité des frontières entre réalité et fiction. Il décrit un territoire interstitiel, une zone limite qui nécessite une certaine immersion avant de se révéler dans toute sa complexité. L’oscillation offre une proposition intéressante pour aborder le clivage. Face aux images présentées, de prime abord rigoureusement ancrées dans le réel, 3


on sent un vacillement de la fiction en train de se construire, attestant la juxtaposition ou la cœxistence de ces deux entités. Se pose alors la question de la séparation entre les deux. Ici, la limite est aussi importante que le passage de la limite, et signale l’ambition artistique de troubler les frontières. Au lieu de produire une stabilité, de fixer une confrontation, cette attitude ouvre l’image et invite le spectateur à venir s’immerger dans ces propositions de mondes. Comme des adresses, ces expériences esthétiques mobilisent l’attention et annoncent un prolongement, une résonance dans l’imaginaire du public. Cette posture suit d’ailleurs une idée importante énoncée par Marcel Duchamp, lors d’une conférence en 1957 : « Somme toute, l’artiste n’est pas le seul à accomplir l’acte de création car le spectateur établit le contact de l’œuvre avec le monde extérieur en déchiffrant et en interprétant ses qualifications profondes et par là ajoute sa propre contribution au processus créatif »3. L’intention d’interagir avec le spectateur s’affirme comme principe. De là peut découler une seconde envie, plus ambitieuse, celle d’engager un rapport critique au monde, de se demander quel est l’impact d’une image. Est-ce qu’elle change quelque chose ? Est-ce qu’elle rend le monde4 plus compréhensible ? En somme, photographier, certes, mais pour qui, pour quoi ? Malgré la singularité des approches, la fiction proposée dans Innuendo s’immisce de deux manières, soit par contagion soit par immersion. La première joue avec la coprésence de la réalité et de la fiction dans une même image. La fiction s’insinue de manière labile dans cette zone malléable qu’est le réel. L’accident – ou ce que l’histoire de la photographie entend comme erreur, comme raté – sert de vecteur à cette fiction virale. En effet, le reflet, les taches, le flou servent 4


de clef pour déconstruire le pouvoir mimétique de la photographie et ouvrent une brèche en introduisant de manière fortuite une réalité autre, voisine de l’abstraction. La seconde englobe, transporte le spectateur dans un imaginaire. L’immersion se traduit par le recours au dispositif scénographique : tant par la mise en scène de l’espace d’exposition, faisant écho aux méthodes du théâtre ou à celles de l’installation, sinon par la vidéo (projetée dans une salle obscure ou sur des moniteurs face aux tirages). Ces deux types de dispositifs ont pour point commun de produire chez le récepteur des émotions imbriquées dans un schéma psychologique particulier: projection, identification, distance, relayé par une progression narrative qui atteste l’existence de la fiction 5. Avant de passer à la présentation des travaux, il faut encore évoquer la présence de la vidéo dans cette exposition de photographie. Il semble important de ne pas complètement séparer les médiums, étant donné les avancées de la technologie numérique le geste photographique peut instantanément se transformer en un geste cinématographique. Il s’agit de sonder la relation particulière qu’entretiennent l’image fixe et l’image en mouvement, l’une constitutive de l’autre, et d’interroger ce rapport en créant une confrontation spatiale dans des salles qui les séparent ou les font se jouxter, afin que le visiteur par sa déambulation s’imprègne puis oublie ce qu’il a vu, suivant un jeu de va-et-vient constant. Virginie Otth propose une intervention sur mesure (site specific) qui réunit une réflexion sur la notion d’installation et de reflet comme vecteurs de fiction. En d’autres termes, l’artiste investit la salle d’exposition, soit le salon de la Villa Dutoit, avec des jeux de miroirs, de glace sans tain, de 5


fumée et de verre brisé qui retournent voire détournent l’apparence du lieu. Cette mise en scène multiplie les points de fuite, les points de vue, et développe une stratégie de vrais-faux-semblants. Une tension s’insinue, le réel est mis à l’envers par son propre reflet et, contrairement aux apparences, renvoie une image oblique et biaisée qui se détache lentement de la ressemblance pour s’engager vers une autre réalité. Ce dispositif s’imprègne de l’atmosphère du lieu. Les rappels domestiques, les lustres, les cheminées sont pris comme des signes d’une histoire passée et sont réélaborés par l’artiste. Une même recherche photographique sur le reflet engage la démarche de Lorenzo Menoud dans la tradition qui unit le train et la photographie, depuis leur invention. La fragmentation du paysage à travers la vitre associée à la vitesse troublent la perception et accueillent des occurrences accidentelles, comme la projection du photographe et les inscriptions de secours. Deux mondes se juxtaposent sur la vitre, le dedans et le dehors. Cet effet de montage hasardeux fait coïncider l’image et le texte, que l’artiste prolonge dans un poème. Les structures du texte et de l’image volent en éclats, les mots et les objets se télescopent, les formes se fragmentent, se combinent, puis se décomposent jusqu’à leur dissolution complète dans l’abstraction. La vision fragmentaire, délimitée, encadrée, décompose le réel, dans un geste furtif. Mathieu Bernard-Reymond quant à lui expérimente les accidents (taches, pixels et autres poussières), afin d’explorer les possibilités du médium photographique. La fiction n’intervient pas ouvertement, mais se glisse depuis les seuils, les projets contrariés, et est éprouvée par les matériaux importés pour édifier une image. Des accidents accompagnent systématiquement la découverte d’une nouvelle technique. C’est pourquoi l’artiste 6


décide de faire intervenir les outils de retouche numérique dans la série Eléments. Le remplissage et la sélection (options proposées par les logiciels de traitement d’image pour réduire les “imperfections”) viennent expliciter le travail que le photographe opère en post-production. Ces tirages attestent de la construction de l’image, tant par le cadrage, le support que par des interventions plus fortes, en l’occurrence le montage. Mathieu Bernard-Reymond se prête au jeu des vraisemblances et fait cohabiter une multiplicité de formes. Un univers insolite en découle, dont les strates se révèlent au fil de la contemplation laissant libre cours à toutes formes de spéculation et d’interprétation. Marion Burnier offre un pendant intéressant aux recherches sur la rencontre imprévisible des éléments naturels – pluie, brume, neige notamment – et du médium tant photographique que filmique. On peut définir sa démarche par un terme, celui de sérendipité : « appelé parfois “effet Serendip”, [qui] désigne la probabilité de voir ses erreurs commuées en réussites, ou de trouver quelque chose sans l’avoir véritablement cherché. C’est en somme la fécondité du hasard »6. Cette utilisation de l’accident permet d’influer sur la pellicule, et donc sur le réel, sauf qu’à l’inverse de Mathieu Bernard-Reymond qui cherche, construit et travaille cette matière, Marion Burnier laisse faire et profite de l’expérience. Dans une recherche spatiale, cette artiste propose d’établir un rapport entre l’image fixe et animée. L’arrêt sur image disparaît une fois passé dans la salle de projection, il se perd dans le flux du film, on perd tout, de la capture au souvenir de l’image même. Le fractionnement du flot d’images permet à la perception de s’aiguiser, aux émotions de se révéler. Le son vient en règle générale rythmer le film, ici on est face à des vidéos muettes ou presque. 7


Comme un écho au mutisme des épreuves photographiques, le flot visuel n’est donc pas scandé par le son. Annaïk Lou Pitteloud propose un dispositif composé d’une vidéo : Non-Specific Target et d’une série de photographies réalisées pendant le tournage, intitulées Curve of Pursuit. Ces deux entités sont respectivement installées dans des salles qui se jouxtent. Les épreuves montrent le portrait d’une jeune femme saisie sous cinq angles différents, marquant cinq temps, cinq expressions faciales ou corporelles, allant d’une contenance neutre jusqu’au cri. Ces positions ne constituent pourtant pas un cercle parfait et laissent percevoir d’une identité ce qui normalement n’appartient pas à la photographie d’identification, une sorte de hors champ de la photo passeport. On retrouve les mêmes préoccupations que chez Marion Burnier, le dialogue entre les images, le passage entre les salles, entre deux scansions engage une réflexion sur la perception et le mouvement, sur le souvenir que l’on garde d’un flux d’images. En d’autres termes, ce dispositif interroge l’intervalle qui sépare les tirages et leur annulation dans la continuité du film. Entre la vidéo et les photos, quelles expressions garde-t-on en mémoire ? Qu’est-ce qui est visible dans le mouvement et disparaît dans l’immobilité ? Difficile à dire. Ces expressions mouvantes ne font qu’agrandir le gouffre avec l’image fixe et laissent émerger une sensation de perte. Cet espace, cet entre-deux sollicite la perception du spectateur qui réunit mentalement ces deux versions. Et l’hybridité du médium met en abyme l’hybridité de l’identité de la jeune femme. L’absence de son, ainsi que le métissage de son visage, brouillent les pistes. On ne saurait dire d’où elle vient et le mouvement renforce cette idée de changement perpétuel. 8


Annaïk Lou Pitteloud joue avec notre besoin de créer du sens, elle avive notre curiosité en supprimant le son, ne laissant que l’intensité de l’expression faciale et notre pouvoir de projection pour assouvir ce besoin. L’exposition Innuendo permet à Nicolas Delaroche d’expérimenter une nouvelle dimension de sa recherche artistique. En effet, il investit l’espace d’exposition au point de le transformer en reflet ou plutôt en miroir grossissant du contenu de ses tirages. Après avoir enquêté dans les salles de la Skulpturhalle de Bâle, le photographe s’installe dans la salle d’exposition et met en scène son monde. Autant il se permet d’intervenir physiquement sur les sculptures bâloises en plaçant des éléments de décor (des monochromes de grande envergure) au pied des socles, autant il s’applique à reconstituer par touches allusives l’atmosphère du musée, dans la salle d’exposition. L’intention majeure est de réaliser une alternance entre le contenu de l’image et l’espace d’exposition, de créer une véritable correspondance entre l’espace physique et l’espace représenté. Chez Dorothée Baumann, l’immersion est constitutive de la démarche artistique. Grâce à son projet Don’t kill the crocodile, elle s’invite durant trois ans dans un laboratoire de recherche fondamentale. Cette expérience permet à l’artiste de se confronter au monde scientifique, dans un temps et un lieu déterminés. Cette rencontre est le seul point d’ancrage entre le monde de l’art et de la science. Ensuite, chacun explore son domaine d’investigation propre, de manière autonome, sans se soucier des préoccupations respectives. Dans une tentative de mettre en valeur les spécificités de ces champs de connaissances, elle réussit par son regard à transformer le laboratoire en atelier, sans chercher à réconcilier la création artistique et l’innovation technoscientifique. 9


Elle essaie, par le décalage, et la narration de mettre en balance la force de la science avec les références artistiques. Au gré des coïncidences du quotidien, Dorothée Baumann réussit à s’approprier cet espace par l’imaginaire. L’accrochage de trois tirages et de trois vidéos reproduit l’immersion à travers le dispositif et offre une mise en abyme, une interprétation de l’immersion du scientifique dans la recherche fondamentale. Plus que jamais les technosciences développent des stratégies, des outils (dont nombre d’appareils créent de l’image) qui poussent si loin dans l’abstraction et la projection, qu’elles en viennent à déréaliser la réalité dont elles sont censées être l’image, paradoxe de la rencontre entre science et fiction. En tant que projet collectif, Innuendo se propose de reproduire la forme d’une partition de musique, avec une ligne, un fil conducteur suffisamment souple pour que les différentes démarches puissent s’y inscrire sans distorsion. La conception de la thématique s’est articulée autour des approches artistiques et non d’une sélection de travaux préétablie. Elle s’est développée au fur et à mesure des discussions, avec la possibilité de produire de nouvelles œuvres. Dans cet esprit de modulation, l’espace d’exposition joue un rôle actif. Aux antipodes du white cube, le mobilier et l’atmosphère ont inspiré des expérimentations spécifiques. Le lieu a souvent conduit à l’élaboration d’une surface ou plutôt d’un volume photographique original. Le catalogue vient s’inscrire, dans ce processus, en tant que plate-forme. Il poursuit d’une part le questionnement sur la fiction sur la base de la définition de Lorenzo Menoud et des entretiens d’artistes et, d’autre part, prolonge la portée de cet événement éphémère qu’est l’exposition, 10


par la reproduction des tirages exposés, souvent inédits. Enfin, la richesse des univers proposés par Innuendo démontre que l’imagination est une alternative à la réalité et qu’elle permet de déployer une infinité d’interprétations qui viennent décaler ou renouveler notre appréhension du monde. Ariane Pollet, curatrice

Les notes de ce texte figurent à la page 71 du catalogue. 11



TABLES DES MATIÈRES

INTRODUCTION IMAGES DOROTHÉE BAUMANN NICOLAS DELAROCHE LORENZO MENOUD VIRGINIE OTTH ANNAÏK LOU PITTELOUD MARION BURNIER MATHIEU BERNARD-REYMOND

ENTRETIENS LA FICTION DE LA FICTION PHOTOGRAPHIQUE REMERCIEMENTS

3-11 14-47 14-19 20-25 26-27 28-31 32-34 35-39 40-47 49-59 61-72 74


Dorothée Baumann, Roue, série Don’t kill the crocodile, 2010, 82.5x110 cm 14


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Dorothée Baumann, Cadre, série Don’t kill the crocodile, 2010, 82.5x110 cm 16


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Dorothée Baumann, An Octopus, série Don’t kill the crocodile, 2010, 82.5x110 cm 18


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Nicolas Delaroche, Summer Girl, 2010, 50x38 cm Nicolas Delaroche, Ode To Echo III, 2010, 100x73 cm page prĂŠcĂŠdente: Nicolas Delaroche, Ode To Echo II, 2010, 100x73 cm Nicolas Delaroche, Ode To Echo I, 2010, 51x70 cm

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Nicolas Delaroche, À quarante degrÊs audessus de dada, 2009, 40x30 cm

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Nicolas Delaroche, Lousonna 1, 2010, 30x20 cm Nicolas Delaroche, Lousonna 2, 2010, 30x20 cm

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Lorenzo Menoud, Accès de secours I, 2010, 45x45 cm

Lorenzo Menoud, Accès de secours II, 2010, 45x45 cm

Lorenzo Menoud, Accès de secours III, 2010, 45x45 cm

Lorenzo Menoud, Issue de secours III, 2010, 45x45 cm

Lorenzo Menoud, Issue de secours IV, 2010, 45x45 cm

Lorenzo Menoud, Issue de secours I, 2010, 45x45 cm

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Lorenzo Menoud, Issue de secours II, 2010, 45x45 cm


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Virginie Otth, Fig. 1, 2010

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Virginie Otth, Fig. 2, 2010, 100x120 cm (dimensions adaptĂŠes au lieu)

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Virginie Otth, Verre 01, 2010, 24x30 cm

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Virginie Otth, Equivalent 05, 2010, 80x100 cm


Virginie Otth, Equivalent 02, 2010

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Anna誰k Lou Pitteloud, Dispositif II, 2010 Anna誰k Lou Pitteloud, Dispositif I, 2010

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Anna誰k Lou Pitteloud, Curve of Pursuit, 2010, 75x100 cm (par image)

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Marion Burnier, Triptyque AM, 2009, 70.9x47 cm (par image)

Pages suivantes: Marion Burnier, Diptyque, Sans Titre III (DĂŠconstruit-reconstruit), 2010, 70.9x100 cm (par image) Marion Burnier, Mur de Beten, papier peint, 2010, 325.5x222.25 cm 35



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Mathieu Bernard-Reymond, Dust, série Eléments, 2010, 70x90 cm 40


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Mathieu Bernard-Reymond, Fill, série Eléments, 2010, 70x90 cm 42


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Mathieu Bernard-Reymond, Select, série Eléments, 2010, 70x90 cm 44


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Mathieu Bernard-Reymond, Noise, série Eléments, 2010, 70x90 cm 46


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VIRGINIE OTTH

Le miroir peut servir de métaphore au procédé photographique, du moins ils partagent une stratégie commune, celle de réfléchir leur environnement. Le dispositif élaboré par Virginie Otth fait écho aux intentions d’Innuendo, à savoir de développer un discours autour de la fiction en tant que reflet biaisé de la réalité, lentement transformé, doucement réapproprié, par l’appareil et par l’artiste. Plus largement, sa démarche se caractérise par son goût pour les sciences et la « démonstration par l’image de phénomènes qui n’existent pas ». Quelle est la démarche qui trame les œuvres présentées dans Innuendo ? Y a-t-il une idée directrice ? La photographie comme miroir fixe. Utiliser le lieu d’exposition comme sujet, puis le transformer subtilement, subrepticement. Induire le doute dans la perception de cet espace (Villa Dutoit) déjà chargé de signes. Proposer un récit construit sur des indices. Cette demeure a sans doute connu des épisodes intimes, familiaux, avant de devenir un espace d’art. Je m’empare du décor, interprète sa fonction, son histoire potentielle, afin de me l’approprier et d’en jouer. De quelles manières la fiction intervient-elle dans votre travail ? La fiction intervient comme un moyen de remettre en question notre perception visuelle ainsi que notre compréhension du temps. La notion d’échelle et de reproduction photographique comme un leurre existe déjà dans mon travail, particulièrement dans la pièce : la reproduction fidèle d’une image dont personne n’a jamais vu l’original présentée au Musée Jenisch de Vevey (2005). Mais cette fois-ci, il y aura une dimension narrative dans ces trompe-l’œil, ces vrais-faux miroirs. Pourriez-vous détailler le processus de création des images (technique, temps) ? Pour ce travail, c’est d’abord une reproduction précise des lieux, de très haute qualité et ensuite des altérations, de légères distorsions de l’image par les moyens de postproduction informatiques et enfin un grand soin dans l’installation des images du lieu, dans le lieu. Quel est votre rapport au spectateur ? Le spectateur est un cobaye que j’aimerais d’abord, comme un magicien, ensorceler, émerveiller. Dans un deuxième temps, je veux lui offrir quelques indices afin qu’il puisse douter de ce qu’il perçoit, remettre en question la magie sans pour autant donner de réponses. Douter de ce que l’on voit pour mieux regarder. Douter pour mieux imaginer. 49


Le spectateur se reflète aussi dans de vrais miroirs, ce qui l’intègre forcément à l’installation. Je joue avec la notion de point de vue mobile, dans le cas du spectateur, fixe pour celui de la prise de vue dans le temps et dans l’espace. J’espère que de la confrontation de ces points de vue naîtra un trouble intéressant. Considérez-vous la fiction comme une notion critique ? De quelle manière la fiction peut-elle changer, éroder, notre manière de voir et plus largement de vivre ? Pour moi la fiction est un moyen de remettre en question notre perception d’une image. La difficulté naît d’une volonté : pouvoir remettre en question les images, le « comment donner à voir » sans que l’on s’attache au sujet de l’image. Démontrer en image des phénomènes qui n’existent pas est une jolie manière de parler de mon travail. Mon intention est de réussir, par l’image, à induire le doute chez le spectateur quant au niveau de perception qu’il est en train d’expérimenter. Plus généralement, le paradoxe comme mode de pensée ou encore les labyrinthes et les mises en abyme me passionnent. _______________________________________________________ MATHIEU BERNARD-REYMOND

Mathieu Bernard-Reymond présente une série inédite de tirages, produite par l’association NEAR, intitulée Eléments (2010). Après avoir largement investigué le champ des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ainsi que celui des médias de masse en général, cet artiste bifurque en opérant un retour réflexif sur le médium lui-même et, plus particulièrement, sur les modalités actuelles de fabrication d’une image. Eléments dévoile le savoir-faire du photographe et neutralise les accès de suspicion en énonçant les astuces et autres retouches possibles. Il joue avec les accidents, les agrandit, les renforce, les multiplie et enregistre ces moments de trouble, cette marque indélébile et transformatrice. La fiction émerge de ces anomalies pour s’immiscer dans la notion de représentation. Quelle est la démarche qui trame les œuvres présentées dans Innuendo ? Y a-t-il une idée directrice ? Dans la série Eléments, l’image photographique est une réalité construite, une tentative plastique de retournement des outils de fabrication d’une image sur eux-mêmes, une appropriation des spécificités visuelles de l’image telle qu’elle est utilisée, transmise et manipulée aujourd’hui. De quelles manières la fiction intervient-elle dans votre travail ? Les outils de manipulation (logiciels de retouche par exemple) ou les artefacts (les 50


accidents comme les taches, les pixels ou la poussière) dus à la transmission et au traitement de l’image deviennent indiciels. Pourriez-vous détailler le processus de création des images (technique, temps) ? Les sources visuelles sont multiples : prises de vues argentiques ou numériques, ou encore appropriations d’images existantes (presse, internet, etc.). Aucune restriction de ce côté-là, ni en termes d’origine, ni en termes de « qualité ». Quel est votre rapport au spectateur ? J’aime considérer mes images comme des énigmes dont la réponse n’est pas exigée du spectateur. Ce sont des propositions dont la nature est proche du questionnement philosophique. Je crois aussi que les images doivent être séduisantes pour attirer et maintenir l’attention. Considérez-vous la fiction comme une notion critique ? De quelle manière la fiction peut-elle changer, éroder, notre manière de voir et plus largement de vivre ? Il me semble que la fiction est une manière de vivre en surface des expériences inaccessibles. Elle nous permet donc d’accéder à ces expériences, et dans le même temps, de les vivre avec une distance critique génératrice de sens. Notre légende intérieure se nourrit probablement plus de fiction que d’expériences réelles. Qu’est-ce qui vous distingue des autres ? Ma chair Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ? Oui À quoi vous sert l’art ? À me questionner Mes héroïnes préférées dans la vie réelle Ma fille Mes héros dans la vie réelle Les pendulaires _______________________________________________________ ANNAÏK LOU PITTELOUD

Selon ses propres termes, Annaïk Lou Pitteloud tente de « documenter la réalité à travers la fiction », dans un jeu avec le plausible. Le renversement des attentes est une constante dans son travail. Pour Innuendo, l’artiste présente un travail inédit, co-produit par NEAR. Il s’agit d’une réflexion en deux volets – une série de cinq images : Curve of Pursuit et une vidéo : Non-Specific Target – portant sur l’identification culturelle et les préjugés, les transferts qu’elle 51


suscite. « À la manière d’un panoptique inversé, des images tournent autour d’un personnage féminin induisant d’innombrables associations », ce dispositif engage une réflexion sur le féminin et met en abyme la place du spectateur dans la réception d’une œuvre. Une narration semble apparaître, bien que rien n’implique son existence, créant une tension qui questionne les apparences. Déjà avec la série Prototype (2008), l’attrait de la narration s’avère paradoxal étant donné que rien ne lie ces tirages entre eux. Les résonances formelles se rejoignent de manière inversement proportionnelle, car si Prototype suppose une réunion temporelle dans un seul cliché – résultat d’un montage minutieux de centaines de prises – avec Non-Specific Target, on est dans la formule inverse, soit une vidéo morcelée en images fixes. Quelle est la démarche qui trame les œuvres présentées dans Innuendo ? Y a-t-il une idée directrice ? L’observation d’un phénomène au sein d’un dispositif, soit un cadre définit dans l’espace-temps. De quelles manières la fiction intervient-elle dans votre travail ? La fiction est à la racine de tout travail artistique. L’art est une fiction en soi, même lorsque sa valeur s’échange à hauteur de millions de dollars sur les marchés. Dans le cas des travaux présentés pour Innuendo, la fiction permet d’approcher un phénomène d’aliénation. Pourriez-vous détailler le processus de création des images (technique, temps) ? La vidéo Non-Specific Target, 2010, 6’24’’ video loop a nécessité quatre mois de travail. Il a d’abord fallu construire un dispositif mécanique en mesure de réaliser un shooting circulaire, puis inviter une figurante pour un shooting de quatre jours. La post-production a demandé d’opérer un tri du matériel pour arriver à une séquence parfaite sans aucune coupe apparente. Le film a ensuite été monté, retravaillé et testé sur différents supports de projection, pour aboutir à la réalisation d’un dvd. Le photoshoot Curve of Pursuit, 2010, fut réalisé durant le tournage de la vidéo. Puis retravaillé sur ordinateur et élaboré au fil de pré-tirages d’essais. Quel est votre rapport au spectateur ? En adressant le propos en ces termes, on a tout et rien dit en même temps. Un essai serait nécessaire pour répondre à cette question de façon exhaustive. Le, la spectateur-trice est la condition d’existence du travail, sans lui, elle, il n’y a pas de phénomène artistique. Je considère mes spectateurs-trices comme des alter ego. Considérez-vous la fiction comme une notion critique ? De quelle manière la fiction peut-elle changer, éroder, notre manière de voir et plus largement de vivre ? Tout travail implique un positionnement critique, esthétique, contextuel, conceptuel, formel. Si ces notions ne sont pas directement adressées par l’artiste, elles le seront par les observateurs-trices à la lecture de l’œuvre. Qu’est-ce qui vous distingue des autres ? Tout et rien 52


Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ? Oui et non À quoi vous sert l’art ? À tout et à rien Mes héroïnes favorites dans la fiction Je n’ai aucune attraction pour tout ce qui touche de près ou de loin à la notion d’héroïsme. _______________________________________________________ LORENZO MENOUD

Dans le cadre d’Innuendo, Lorenzo Menoud présente des photos de secours qui jouent avec la transparence et la superposition de textes lapidaires, de paysages et de reflets – grande vitesse, vitre, train, glace sans tain tendant à déformer le réel, à créer un champ poétique, une accumulation de mondes transposés dans un texte de secours. En parallèle, Lorenzo Menoud lit une version de son récit Antarctica. Ce travail reprend les images d’une webcam posée sur la base Scott (NZ) et construit, à partir de ce matériau, une nébuleuse fictionnelle qui associe des données scientifiques à des productions imaginaires. Quelle est la démarche qui trame les œuvres présentées pour Innuendo ? Y a-t-il une idée directrice ? J’ De quelles manières la fiction intervient-elle dans votre travail ? interviens Pourriez-vous détailler le processus de création des images (technique, temps) ? à la volée Quel est votre rapport au spectateur ? aucun De quelle manière la fiction peut-elle changer, éroder, notre manière de voir et plus largement de vivre? Considérez-vous la fiction comme une notion critique ? oui Mes héros dans la fiction Don Quichotte et Ma devise poésie partout ©

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je m’issue, vers je monde, cherche du secours, sors, quelle issue ? quel monde ? je pour commencer, entre les verres, double, vitrage puis prisonnier, vois regarde, et me vois, regarde me, reflet dans la vitre, le verre le train, sans tain, lame rapide du train, lame obscure du train, de la vitre, tranche tain, le monde au-delà, me floue, le monde, tenu entre ciel et terre, flou, tenu entre ce qui ne tient pas et ce qui tient, foncé et clair, fou, me vois alors les cheveux en broussaille, dedans — dehors, sortir par là, me remettre en jeu, vers le monde qui fuit, les arbres et les prés, luit, et le monde qui vient, animaux magiques, vous, la possibilité d’arriver à moi, de derrière les choses, à l’envers de ma langue, de me libérer, briser la vitre avec le petit marteau rouge et pousser un nom sur les rails du sens, nous, c’est quand on est en équilibre, arrête de courir, et l’occasion unique de ne pas nous taire, à la fois issue et accès, à la fois accès et issue, ô secours. Lorenzo Menoud, octobre 2010

_______________________________________________________ NICOLAS DELAROCHE

Nicolas Delaroche poursuit une enquête sur les coulisses de la conservation du patrimoine artistique. Plus spécifiquement, il s’intéresse aux réserves des musées, aux appartements de collectionneurs ou encore au destin des œuvres achetées par des multinationales. Son regard fragmente et recompose le réel, il offre une nouvelle approche des œuvres canoniques, il les 54


remet en jeu, les met en scène par le cadrage, se les approprie et brouille les pistes, au point que le résultat tend à l’abstraction. Ce jeu de citation déforme le réel ou plus exactement le reforme. Son intervention à la Villa Dutoit, inédite et produite par NEAR, prolonge cette démarche tant par les œuvres exposées que par leur accrochage. En effet, Nicolas Delaroche tient à développer deux notions clefs : l’installation, le jeu avec le volume de la salle ainsi que l’implication du spectateur dans le dispositif d’exposition. Son projet permet d’investir cette demeure, en écho à ses enquêtes chez les collectionneurs privés, et d’activer une nouvelle dimension dans son travail, celui de l’appropriation physique de l’espace. Inspiré par l’atmosphère du lieu, il élabore une sorte de salon, de studiolo, invitant le spectateur à la contemplation et à l’imagination. Quelle est la démarche qui trame les œuvres présentées dans Innuendo ? Y a-t-il une idée directrice ? Il y a bientôt trois ans, j’ai exploré les réserves de diverses institutions muséales suisses (à Genève : Mamco, Centre d’Art contemporain, Musée d’Art et d’Histoire; à Bâle : Museum der Kulturen, Kunstmuseum; à Berne : Naturhistorisches Museum). Le mouvement qui trame cette recherche est assez simple ou du moins commun, il s’agit d’aller à la découverte de la « face cachée » de ces lieux discrets voire secrets, pour assouvir ma curiosité. Puis, la route s’est orientée vers des lieux plus confinés, soit les intérieurs de collectionneurs d’art. Un nouvel univers s’ouvrait à moi, rythmé par des rencontres passionnantes, riches d’intentions et de parcours divers. Le dialogue avec ces personnes, la découverte de leurs lieux de vie m’a conduit à chercher une forme pouvant signifier cette intimité, traduite par des plans serrés d’œuvres accompagnées d’éléments d’architecture ou de décoration. Le résultat révèle, entre les œuvres et leur environnement, des associations invisibles de prime abord. Pour la série produite dans le cadre d’Innuendo, les deux paramètres évoqués plus haut – musée et intimité – sont prolongés et amplifiés. L’enquête institutionnelle se poursuit, à la Skulpturehalle de Bâle, tandis que l’atmosphère particulière offerte par la Villa Dutoit charge l’espace de signes évoquant l’intime. Cette rencontre permet de développer différents types de citations à travers un dispositif jouant sur les correspondances entre les lieux et leurs fonctions. Pourriez-vous détailler le processus de création des images (technique, temps) ? La technique doit assouvir mes exigences et dans la contrainte m’offrir une certaine liberté. De quelles manières la fiction intervient-elle dans votre travail ? La fiction doit créer une impression de réel. Quel est votre rapport au spectateur ? Cher spectateur, le résultat vous appartient. Je vous prie de jouer avec. Qu’est-ce qui vous distingue des autres ? Mon ADN 55


DOROTHÉE BAUMANN

Les préoccupations actuelles de Dorothée Baumann la poussent à se positionner en porte-à-faux entre deux mondes dissemblables, les arts et les sciences. Cherchant des correspondances sans toutefois vouloir atteindre une quelconque réconciliation, sa démarche nuancée joue et se joue de toute forme de catégorisation. Autrement dit, elle problématise l’idée même de catégorie, de limite, dans un équilibre subtil de documentation et de fiction, une sorte de documentation sans aucune intention documentaire. L’immersion en lieu étranger semble dessiner une ligne directrice dans son processus créatif. En effet, autant la série Projections (2006) que son actuelle enquête Don’t kill the crocodile (en cours) s’articulent autour d’une posture qui conduit l’artiste à se placer comme observatrice et actrice d’une rencontre avec l’autre, dans un contexte particulier, afin de saisir des parcelles de son être, de son intimité. La technologie la plus avancée l’intéresse comme sujet et comme outil. Grâce à la technique numérique, elle réunit le médium photographique et la vidéo, dans un même et unique geste, qui lui permet de produire des films avec son appareil photo et viceversa, l’un étant le prolongement de l’autre. Quelle est la démarche qui trame les œuvres présentées pour Innuendo ? Le projet Don’t kill the crocodile établit un cadre, une expérience dans laquelle je m’introduis pour une longue durée, dans ce cas précis, trois ans. Immergée dans un laboratoire de recherche fondamentale explorant les technologies les plus pointues en matière d’image – IRM, salle de réalité virtuelle, EEG, neuro-psychophysiologie, laboratoire de sommeil, etc. – je cherche à déconstruire, déplacer, questionner cet univers scientifique ultra spécialisé en m’introduisant comme une sorte de spectateur lambda, afin de créer une rencontre, ou plus exactement un décalage, une vision en contre-plongée entre le monde des arts et des sciences. Ici, la science élabore des images, établit des hypothèses sur ce que pourrait être l’homme de demain. Ces disciplines changent le regard sur l’humain, poussent les conjectures vers les limites de la science et de la fiction. Elles nous font croire, nous annoncent des choses incroyables, construisent et transforment l’image de l’humain et naviguent entre fascination et spéculation, entre réalité et fiction. Y a-t-il une idée directrice ? Il s’agit d’inventer des stratégies, trouver des nouvelles règles propres au lieu qui permettent de déplacer le regard, déconstruire les références propres à un environnement donné, à un cadre (par le cadrage), en un mot questionner. 56


De quelles manières la fiction intervient-elle dans votre travail ? Don’t kill the crocodile. Ce laboratoire fait rêver et attire un très grand nombre de jeunes chercheurs toutes disciplines confondues. Dans un complexe unique en Europe, par l’ampleur de ses moyens – le dernier cri de la technologie y est rassemblé – je montre au spectateur ce que nous pouvons percevoir dans un lieu de recherche de dernière génération, un lieu souterrain, fonctionnel et vide de signes culturels. Je cherche ce que nous pouvons comprendre en tant que néophyte et citoyen. J’essaie de trouver une passerelle, un moyen de sortir de cet univers scientifique en le connectant à d’autres champs de connaissances. À force d’y être immergée, j’y trouve des signes culturels qui me racontent des histoires. C’est une manière de pouvoir garder une distance dans un milieu, où les gens plongent littéralement dans la matière et se fondent avec le lieu. Pourriez-vous détailler le processus de création des images (technique, temps) ? Dans le cadre du projet Don’t kill the crocodile, la photographie témoigne de mon expérience, elle est aussi un prolongement de mes films de courte durée. La notion de durée dans mon travail est très importante, je cherche à expérimenter plusieurs pistes, dans un seul et même cadre (espace-temps), jusqu’à ce que les éléments se connectent naturellement. La fiction (narration) me permet de prendre une certaine distance dans un lieu où les chercheurs sont souvent plongés dans la matière. Quel est votre rapport au spectateur ? C’est un « miroir émancipé », un regard critique qui vit dans un monde immergé d’images et d’informations. Considérez-vous la fiction comme une notion critique ? De quelle manière la fiction peut-elle changer, éroder, notre manière de voir et plus largement de vivre ? La fiction est une notion, une idée qui peut devenir très forte. Elle est à la base de n’importe quelle construction idéologique. Pour la démonter, la critiquer, la balancer, la modifier, la transformer, il faut une autre idée qui soit aussi forte afin de la mettre en tension, la mettre en question. La fiction (narration) nous permet de sortir d’un contexte, d’une inquiétude que nous devons supporter, d’une violence proche qu’il faut mettre à distance par le récit/la fiction. Qu’est-ce qui vous distingue des autres ? Peu de chose, sauf que je ne peux pas me mettre dans leur peau, alors tout me distingue. Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ? Oui, je le pense. À quoi vous sert l’art ? Il s’agit pour moi d’une forme de réflexion qui me permet de me transformer, de questionner la société dans laquelle je vis. Mes héros dans la fiction Je n’ai pas d’héroïnes ni de héros. Mais certaines personnes m’inspirent et me font découvrir des nouvelles choses. Avec les 15 minutes de gloires (Andy Wahrol) de plus en plus accessibles, les héros se multiplient. 57


MARION BURNIER

Marion Burnier s’intéresse à l’imperceptible et à « la déconstruction du visible; on ne voit rien de ce que l’on devrait voir. C’est quelque chose de paradoxal car la photographie comme la vidéo permettent de montrer le monde dans lequel on vit, ce que l’on y voit. Mes prises de vue jouent à la limite de divers seuils : apparition-disparition, matière-immatière, opacité-transparence. Pour que ces différents seuils puissent apparaître, des éléments éphémères et fragiles sont saisis. Par exemple, de la pluie, de la neige, du brouillard, de la brume, ou encore de la glace ». Pour capter la nuance, l’infime, l’artiste laisse les mouvements atmosphériques influer sur la pellicule, les couleurs et l’espace. Cette exploration des territoires interstitiels conduit à la perte de repères. Le spectateur doit se plonger dans la contemplation, ce n’est qu’au terme d’une longue immersion visuelle que les diverses couches du réel se dégagent et se laissent appréhender. Quelle est la démarche qui trame les œuvres présentées pour Innuendo ? L’image-fixe, l’image-mouvement, l’image-texte Y a-t-il une idée directrice ? Une certaine réalité issue d’images aux apparences abstraites. De quelles manières la fiction intervient-elle dans votre travail ? La fiction transforme les paysages captés par un glissement d’un médium (photographie) à un autre (vidéo). Un jeu entre l’aspect actif et l’aspect passif du spectateur. D’un côté, je le plonge dans un monde imagé direct et de l’autre je le mets en suspens pour susciter sa contemplation et son imagination. L’important est de trouver la juste tension entre image perçue et narration mentale. Un échange de singularité, un échange entre des pensées et un affect. C’est un entrelacement de deux manières de produire, une mise en valeur de la présence d’un art (photographie) dans un autre (vidéo). Pour ma part, ce n’est pas la fiction qui construit une image, ou une image qui construit la fiction, c’est une combinaison insolite qui se passe entre les deux, des fusions, des écarts. Pourriez-vous détailler le processus de création des images (technique, temps) ? Mes prises de vues sont intactes. Les images que je montre sont extraites du réel, une certaine réalité mettons, un laps de temps ne révélant aucun événement particulier si ce n’est le passage du temps quasiment imperceptible. Je ne fais aucun travail de retouche durant la post-production. Je travaille en petit et grand format. Cela dépend dans quelle situation je me trouve, les circonstances imposent le choix du médium. Entre deux séances, le temps peut être très long. Par contre, le moment de la prise de vue est très court car je capte de la matière à travers un paysage et dépends d’éléments naturels, fragiles et éphémères. 58


Quel est votre rapport au spectateur ? J’essaie de le désarçonner. En photographie, comme en vidéo, je donne la possibilité aux spectateurs de s’émanciper de toutes les habitudes visuelles qu’il a pu construire. C’est une manière de mettre en crise ses repères habituels pour qu’il puisse en acquérir de nouveaux. Il n’y a pas de récit, pas d’événement concret, c’est un entrelacement entre l’image captée et le regard du spectateur. Je déconstruis le visible, pour que le spectateur se le réapproprie. Une vibration, si infime qu’elle soit, s’installe entre le spectateur et ce qu’il regarde. L’image fixe ou l’image en mouvement devient un espace de tâtonnement pour son regard. Considérez-vous la fiction comme une notion critique ? Non, je la considère comme une certaine forme de pensivité (en référence à la notion d’image pensive développée par Jacques Rancière, dans Le spectateur émancipé). De quelle manière la fiction peut-elle changer, éroder, notre manière de voir et plus largement de vivre ? C’est, sans cesse, un aller-retour entre ce que l’on perçoit et ce que l’on désire voir. Comme l’écrit Charles Ferdinand Ramuz : « Qui regarde ne voit plus. Qui regarde cesse de voir » (C.F. Ramuz, Remarques). Pour moi, cette réflexion souligne le fait que, ce n’est pas le spectateur qui ne voit plus, mais son regard ne saurait plus être précis et suffisamment aiguisé dans ce qu’il désire voir ou dans ce qu’il veut regarder. Qu’est-ce qui vous distingue des autres ? Mon être Pensez-vous que tout le monde puisse être artiste ? Il suffit d’oser aller gratter là où ça fait mal. À quoi vous sert l’art ? C’est une échappatoire. Mes héros dans la fiction Hiro Ma devise Création, dissolution, dissipation, reconstruction _______________________________________________________ Ce questionnaire a été proposé par correspondance aux artistes. Néanmoins, certaines réponses ont suscité quelques discussions pour développer le discours. Les questions en italique reprennent deux questionnaires fameux, celui de Marcel Proust et de Sophie Calle, les cinq autres ont été proposées, par AP. .

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FICTION DE LA FICTION PHOTOGRAPHIQUE Lorenzo Menoud, octobre 2010

Une des thèses les plus contestées de mon ouvrage sur la fiction est celle qui consiste à affirmer que les images fixes, peintures ou photographies notamment, ne se prêtent pas à l’opposition entre fiction et non-fiction. Autrement dit, pour des raisons que je vais rappeler, je considère qu’une photographie n’est ni fictionnelle ni non fictionnelle : elle ne joue pas ce jeu-là1. UN CRITÈRE : LA DISCURSIVITÉ

Il y a des œuvres qui s’inscrivent dans l’espace de la fictionalité, c’est-à-dire des œuvres dont il est possible de dire qu’elles sont fictionnelles ou non fictionnelles et d’autres œuvres pour lesquelles une telle distinction n’a aucune pertinence. Ce qui selon moi détermine le champ de la fictionalité est la discursivité d’un moyen artistique. Autrement dit, serait fictionnel (ou non fictionnel) tout ce qui s’apparente à un discours, c’est-à-dire à une séquence (linguistique) signifiante2. Si ce critère est pertinent, il doit être en mesure d’expliquer la raison pour laquelle les seules pratiques qui peuvent être fictionnelles (ou non fictionnelles) sont le texte et l’image en mouvement. Ainsi, un roman ou un article de journal disent quelque chose, alors que seul le premier est fictionnel. Pour ce qui concerne le cinéma, son caractère temporel, à savoir la succession des images et de plans organisés pour raconter, l’apparente à un discours. Ainsi, dans la plupart des films, il y a un fil narratif à suivre3. On pourrait penser à d’autres critères mieux à même de délimiter cet espace conceptuel, notamment aux notions d’assertabilité et de narrativité. Mais ni l’assertabilité d’un média, ni sa narrativité ne constituent des paramètres déterminants. En effet, l’hypothèse qui consiste à soutenir que seul un ensemble de phrases ou d’assertions serait fictionnel (ou non fictionnel) est insuffisante : le cinéma n’asserte rien et il est indéniable qu’il y a des films fictionnels et des films non fictionnels. Par ailleurs, le discours argumentatif, bien qu’il ne soit pas narratif, est non fictionnel, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans cet espace d’opposition entre fiction et non-fiction. Il y a donc plusieurs types de discours (narratif, argumentatif, injonctif, etc.) qui se situent dans le champ fiction/nonfiction4, mais seules certaines narrations peuvent être reconnues comme fictionnelles. C’est pourquoi, si l’on peut extraire d’un film ou d’un livre de science-fiction l’information fictionnelle que des extraterrestres ont attaqué la Terre, il n’y a aucun sens défini 61


qui serait attaché à la photographie d’un objet volant non identifié, hors d’un contexte pragmatique de témoignage d’une rencontre du troisième type, comme pièce à conviction accompagnant un discours, par exemple. Il s’agit simplement d’une preuve ou d’une trace qui atteste de l’existence d’un objet et révèle la nature fondamentalement indicielle de la photographie5 — toute photographie étant un enregistrement, la capture mécanique d’un « avoir-été-là »6. De même, la galerie d’art ou le musée qui exposerait de telles photographies, qu’elles soient présentées comme des pièces à conviction ou en tant que créations, leur donnerait un statut non pas d’images fictionnelles (ou non fictionnelles), mais d’œuvres d’art7. L’absence de toute succession temporelle et de toute structure spatiale multiple interdit en conséquence d’y voir un quelconque déroulement discursif. En effet, autant à partir de La guerre des mondes d’Herbert G. Wells, pour prendre un exemple paradigmatique d’invasion, que de n’importe quelle adaptation de ce roman, nous pourrons retracer le mouvement des Martiens depuis leur arrivée sur la Terre jusqu’à leur disparition, c’est-à-dire en raconter l’histoire; autant de la photographie d’une soucoupe volante, nous ne pourrons rien dire, car elle ne dit rien. Certes, elle montre quelque chose, mais nous ne pouvons la rattacher à aucun discours — référentiel ou fictionnel —, à aucun moment d’aucune histoire. Et si nous franchissions le pas, nous ne ferions, parlant de cette image, que construire des hypothèses insensées, du type : ceci est la manifestation d’extraterrestres, ceci est le moment précis de l’attaque contre la Terre, ceci est un photomontage qui me permettra de me rendre intéressant, ceci est un photogramme d’un film de science-fiction, ceci est une assiette, etc. L’absence de discursivité rend donc toute tentative d’inclure la photographie dans une de ces catégories rédhibitoire. Ainsi, la fameuse photographie que Man Ray a prise de Marcel Duchamp en 1919, « Tonsure », peut être considérée comme une représentation fidèle, précise et ressemblante de l’artiste ou, au contraire, peut être jugée comme une photographie peu significative, il est de dos, ou atypique, dans la mesure où il aurait toujours été réservé, mais en aucun cas elle ne peut être considérée comme référentielle. C’est un document qui témoigne d’un instant et ce n’est que lorsqu’il sera placé dans un contexte discursif qu’il contribuera à un texte ou un film fictionnel (ou référentiel). Il existe une sorte de preuve indirecte du fait qu’il est justifié de limiter la fictionalité à l’écrit et au cinéma. Ce sont les « préambules », ces petits textes préliminaires qui visent à prévenir le lecteur ou le spectateur de la fictionalité de l’œuvre qui lui est présentée et à protéger l’auteur de toute poursuite éventuelle : « toute ressemblance de […] avec […] ne serait que pure coïncidence ». Ces préambules n’apparaissent qu’au générique de certains films ou au début de certains livres. Non seulement il n’y a pas d’avertissements devant une photographie, mais ils seraient déplacés dans un tel contexte, dans la mesure même où ces œuvres ne pourraient être prises pour ce qu’elles ne prétendent pas être, à savoir un discours sur le réel8. 62


QUATRE OBJECTIONS : LA PARTIALITÉ, LE FAIRE-SEMBLANT, LA NARRATIVISATION ET L’EXTENSION

Néanmoins, comme je l’ai dit, ce point de vue est loin d’être partagé. Dans ce qui suit, je commencerai par discuter des objections les plus courantes pour ensuite aborder celles de certains philosophes contemporains. a) la partialité On dit parfois d’une photographie qu’elle est fictionnelle, car elle opère un découpage de la réalité, elle la cadre, ou parce qu’elle la met en scène, organise les éléments qui la composent. Ce qui est commun à ces critiques, c’est qu’elles ne reconnaissent pas mon critère de discursivité et qu’elles lui substituent un critère que je nommerais de partialité. Autrement dit, de telles photographies seraient fictionnelles dans la mesure où elles procèdent d’une intention humaine qui (i) sélectionne ou qui (ii) transforme a) l’objet représenté (la réalité) ou b) la représentation elle-même (la photographie). (i) L’imposition d’un cadre ne peut pas fictionnaliser une photographie. En effet, ce n’est ni l’amplitude d’une représentation, ni sa précision qui vont déterminer sa fictionalité (ou non-fictionalité). Bien que tout article de journal soit limité par un certain point de vue, puisqu’il sélectionne des informations, un thème et, qui plus est, ne restitue qu’une infime partie de son sujet, ce n’est pas pour autant qu’il perd sa référentialité. Et même si, par hypothèse, l’on admettait qu’il existe une différence entre une photographie fictionnelle et une photographie non fictionnelle, toutes deux borneraient par nature leur objet de représentation. C’est pourquoi le cadre ne peut pas constituer un critère de fictionalité. (ii) a) Il arrive que l’auteur d’une photographie agisse sur les objets qu’il reproduit, en les déplaçant ou en les modifiant. Néanmoins, un tel acte ne transformerait pas la nature d’une photographie que l’on croyait jusqu’alors référentielle en une photographie fictionnelle. Il suffit de penser au fameux « baiser de l’hôtel de ville » de Robert Doisneau. A l’origine, cette photographie constituait avec d’autres « baisers parisiens » la partie visuelle d’un reportage paru dans le magazine américain Life. Le fait que l’on ait appris par la suite que le photographe avait demandé à des amoureux, par ailleurs élèves au cours Simon, de poser ne rend pas la photographie fictionnelle. Elle devient simplement douteuse comme prétendu document. Cette mise en scène en fait un faux, plus proche du mensonge (langagier) que de la fiction. Il est par ailleurs à noter que dans le cinéma, la distinction entre « mis en scène » et « pas mis en scène » s’ajoute à celle entre « fictionnel » et « non fictionnel », et ne s’y superpose pas. Ainsi, il y a des acteurs ou des décors dans certains films documentaires. Autrement dit, ce qui ferait la soi-disant fictionalité d’une photographie, son montage ou sa composition, n’est pas ce qui fait la fictionalité d’un film. Il semble donc peu plausible que la nature de la fiction doive changer en fonction du média considéré. b) Si l’on modifie une photographie insérée dans un discours documentaire en supprimant des éléments de cette image ou en les remplaçant par d’autres, on ne peut pas 63


dire que cette transformation en ferait une photographie fictionnelle. Prenons l’exemple de certaines images de groupe de la période soviétique où le portrait de Léon Trotski a été effacé par la censure stalinienne. De telles photographies sont truquées. Ce sont des faux. Elles sont partielles, ne représentant qu’une partie des dignitaires présents ce jour-là. Mais elle ne sont assurément pas fictionnelles9. Par ailleurs, de nombreux films sont truqués, mais ce n’est pas pour cela qu’ils sont tous fictionnels. Les deux critères ne coïncident pas, puisque, dans nombre de documentaires, le metteur en scène va agir sur les images avec un certain nombre d’effets10. Plus généralement, l’ensemble de ces critiques pointe le défaut de réalité de telles photographies, par limitation ou modification. Mais non seulement toute représentation (fictionnelle ou non fictionnelle) est incomplète par définition11, mais qui plus est ces transformations ne coïncident pas avec les enjeux de la fictionalité. Elles ont des raisons politiques, techniques, esthétiques, etc. qui n’ont rien à voir avec la fiction. Ces critiques commettent, ceteris paribus, la même erreur que ceux qui cherchent à expliquer la fictionalité d’un texte par son absence de référentialité. Il ne suffit pas de déconnecter ou de détendre les liens entre la réalité et sa représentation pour obtenir une représentation fictionnelle12. Comme l’écrit Kendall Walton : « les faits peuvent être de la fiction et la fiction des faits »13. b) le faire-semblant Walton soutient, sur le modèle des jeux d’enfants, que toute fiction est une œuvre dont la fonction est d’être le support à l’imagination dans un jeu de faire-semblant. Par conséquent, il ne peut pas y avoir selon lui d’image non fictionnelle. « Les images sont des fictions par définition », écrit-il14, dans la mesure où le fait d’utiliser les images dans des jeux visuels précède la possession d’un contenu sémantique. C’est en utilisant une image dans un jeu que nous établissons quelle information elle contient. Lorsque nous voyons une image comme un cerf ou un cerf en elle, donc quand nous imaginons voir un cerf, alors nous la reconnaissons comme représentant un cerf et comme rendant fictionnelle la proposition qu’un cerf bondit sur l’herbe. « Lire » une image sans s’engager dans le faire-semblant, en relevant simplement ses couleurs et ses formes, est quelque chose de difficile. Le cas des arts visuels se distingue donc de celui de la littérature pour Walton — les mots pouvant informer sans faire-semblant. Lorsque je lis Madame Bovary, bien que je puisse imaginer voir Emma, je n’imagine pas mon acte perceptuel de lecture comme une perception d’Emma. Gregory Currie, quant à lui, explique également le caractère fictionnel des œuvres d’art visuelles en termes de faire-semblant. Par contre, il existe d’après lui des photographies fictionnelles et d’autres non. Ce qui rend une photographie fictionnelle, c’est le fait que l’artiste a l’intention que son public fasse semblant de croire au contenu de ce qui est représenté. Au contraire, dans le portrait de Duchamp par Ray, par exemple, on perçoit, en plus des qualités esthétiques de la photographie, une intention assertive : Ray dit, c’est ainsi qu’est Duchamp. 64 64


En outre, Currie ne définit pas le caractère représentationnel des œuvres d’art visuelles de la même façon que Walton. Selon lui, notre reconnaissance de l’artiste (ou du moins d’un personnage avec une tonsure) précède notre emploi dans un jeu de fairesemblant. L’idée de faire-semblant n’explique donc pas l’idée de représentation dans les arts visuels. Au contraire, la notion de faire-semblant présuppose celle de représentation. La fictionalité d’une œuvre visuelle doit alors être abordée comme celle d’un texte : nous faisons semblant, dans les deux cas, que l’auteur fictionnel nous présente des informations qu’il sait être vraies. La différence entre les fictions visuelles et non visuelles réside uniquement dans la façon dont ces informations nous sont données. Contrairement à ces deux auteurs, je ne crois pas que la fictionalité (ou non-fictionalité) d’une œuvre d’art soit tributaire d’un jeu de faire-semblant. Notre rapport aux jeux, lorsque nous faisons semblant que cette racine est un ours ou que Julie est le loup, diffère radicalement de notre rapport à la fiction. Autrement dit, c’est le support lui-même, l’œuvre, qui fait l’objet de notre commerce avec la fiction, et non pas les jeux auxquels il permettrait de jouer. En effet, en lisant de la littérature, on n’a pas le sentiment de participer à des jeux de faire-semblant. On ne prend pas les mots d’une histoire pour jouer à quoi que ce soit, même s’il arrive que l’on se mette à la place du héros ou que l’on imagine les actes qu’il est en train d’accomplir. C’est pour cette raison que l’entrée dans la fiction par les jeux de faire-semblant des enfants ne me semble pas appropriée. Ainsi, lire Madame Bovary, par exemple, n’implique pas que j’imagine qu’il y a quelqu’un qui s’appelle Madame Bovary, ni lire “Emma épousa Charles” n’implique que j’imagine qu’Emma épousa Charles. S’il est vrai, comme le dit Walton, qu’avec les poupées nous ne sommes pas intéressés aux poupées en elles-mêmes, mais aux jeux auxquels on peut jouer avec leur aide, aux vérités fictionnelles générées par ces poupées, il en va tout autrement avec les œuvres d’art. Sinon, toute photographie de couple ou toute histoire d’amour serait équivalente en ce qu’elle fournirait un support identique à l’imagination. En effet, à travers ces couples, on peut réfléchir à son passé amoureux, mesurer une relation présente ou se donner un idéal, etc. Mais les amants photographiés par Robert Doisneau ne sont pas ceux d’André Kertesz et Tristan et Iseult se distingue de Roméo et Juliette. Ce qui fait que chacune de ces œuvres est unique, en tant qu’œuvre, ce n’est pas le jeu auquel elles nous permettraient de jouer, mais bien la façon dont sont représentés ces amoureux, écrites ces histoires. Un roman n’est pas fonctionnellement le support d’une activité autre que la lecture, et même s’il est générateur de vérités fictionnelles, celles-ci ne sont pas l’objet central de notre attention, elles existent indépendamment de ce qui est imaginé. Ainsi, non seulement, contrairement à Walton, de telles représentations sont différentes, les unes des autres, mais, de plus, l’acte perceptif de voir ne peut pas être assimilé à l’acte mental d’imaginer — on peut voir sans imaginer tout comme imaginer sans voir. Autrement dit, on ne lit pas Madame Bovary pour se procurer un support imaginatif ou un stock de vérités fictionnelles (ce serait alors plutôt lire comme Madame Bovary), 65


on lit Madame Bovary pour le lire ou, tout simplement, on lit Madame Bovary… Enfin, comme le signale Christopher New, en s’en tenant à la définition de Walton, n’importe quel compte rendu journalistique pourrait être considéré comme de la fiction dans la mesure où il pourrait susciter notre imagination15. c) la narrativisation Cependant, d’autres tentatives ont été faites pour fictionnaliser l’image fixe, j’en mentionnerai deux. 1) Premièrement, on fait appel aux implications qui se trouveraient contenues dans une image. Nous avons vu que pour Walton, il est impossible de lire une image sans s’engager dans un jeu de faire-semblant dans lequel, écrit-il, les personnages d’un tableau, par exemple, auraient du sang dans les veines sur le modèle de ce qui se passe dans la réalité. Dans un registre similaire, le critique d’art Clement Greenberg pense que la figuration picturale implique la narration dans la mesure où « une fois qu’on a affaire à des personnages et des choses semblables à celles de la vie […], on ne peut pas [les] tenir à distance […]. On commence à se demander ce qu’on pense des gens qui sont montrés dans les portraits de Rembrandt, en tant que personnes […]. Et lorsque l’on commence à faire cela, on commence à participer d’une façon pour ainsi dire pratique à l’œuvre d’art »16. Quant à l’écrivain et critique Gotthold E. Lessing, bien qu’il attribue la peinture à l’espace et la poésie au temps, il reconnaît que les corps, le propre de la peinture, existent aussi dans le temps et donc qu’il est possible, pour la peinture, d’imiter les actions, le propre de la poésie, de façon indirecte, à partir des corps. Ainsi écrit-il : « pour ses compositions, qui supposent la simultanéité, la peinture ne peut exploiter qu’un seul instant de l’action et doit par conséquent choisir le plus fécond, celui qui fera le mieux comprendre l’instant qui précède et celui qui suit »17. Ce « moment le plus fécond » dans la mesure où il serait susceptible de pointer au-delà de lui-même vers un avant et un après, peut suggérer une narration. Une telle lecture de l’image, prolongement temporel, peut être assistée par le recours à des connaissances encyclopédiques (Josef Koudelka, Prague, 1968) ou par la compréhension du comportement logique et physique des objets qui dicterait une succession d’actions (ainsi, un homme seul suspendu dans le vide devra lâcher prise). C’est notamment de cette attente que joue le Narrative Art (William Wegman, Dropping milk, 1971). 2) Deuxièmement, on rappelle qu’il existe des photographies dans lesquelles cœxistent plusieurs moments de la vie d’un même individu18. Ainsi, par exemple, les deux photographies de Duane Michals « Hommes violents » (1983) et « Femmes violentes » (1983) où un couple d’hommes nus (respectivement de femmes nues) s’empoignent trois fois dans ce qui semble être une action successive. De telles photographies seraient donc narratives dans la mesure où s’y raconterait une histoire (ou un moment d’une histoire). Cependant, ces deux tentatives échouent à fictionnaliser l’image fixe. Premièrement, les prétendues implications ne prouvent rien d’autre que nos capacités récognitionnelles (Walton19) ou imaginatives (Greenberg). L’image fixe ne raconte 66


aucune histoire (ou toutes les histoires). En effet, soit, comme dans la représentation d’une scène mythologique ou historique, le récit précède l’image et celle-ci n’est alors que l’illustration d’un moment saillant sans qu’elle ne raconte rien. Soit on est sans repères et on ne peut qu’imaginer alors différents parcours de lectures. C’est ce qu’exprime malgré lui l’historien de l’art Daniel Arasse lorsqu’il écrit, parlant de la peinture de genre, « leurs fictions ne demandent pas de culture particulière pour être comprises et leurs spectateurs peuvent donc, en toute liberté, produire le récit qu’elles impliquent »20. Le paradoxe étant en l’occurrence celui d’une implication en toute liberté. Et même si l’on admettait qu’une photographie puisse être discursive, les histoires qu’une image raconterait dépendraient de celui qui la regarde, ce qui n’est pas le cas — ou dans une très moindre mesure — pour un film ou un livre. Plus généralement, je pense qu’il faut limiter les inférences au maximum. L’avantage de cette conception immanente, par rapport à une vision comme celle de Walton, c’est que non seulement elle empêche un certain nombre d’inférences délirantes (si les personnages d’une peinture ont du sang dans les veines, alors ils peuvent avoir le virus de la grippe)21, mais surtout qu’elle nous permet d’apprécier une œuvre pour ses caractéristiques spécifiques et de développer une stylistique22. Deuxièmement, je propose de considérer les photographies synoptiques comme une série d’images. Autrement dit, elles possèdent des parties spatiales que l’on peut découper et analyser de la même façon qu’une multiplicité d’images — le fait que le même personnage s’y trouve représenté à plusieurs reprises nous incitant à les voir ainsi. Il n’y a donc pas de différences significatives entre elles dans la mesure où les pages d’un livre ou le mur d’une galerie présentant une série de photographies peuvent être reconsidérés, de façon analogue, comme un dispositif ou support unique. C’est pourquoi il ne s’agit plus, avec ces photographies, d’images singulières mais d’une multiplicité d’images, pouvant alors être narratives. En résumé, une image fixe ne peut pas être narrative (et, partant, fictionnelle). Elle est néanmoins capable selon Jean-Marie Schaeffer d’induire une activité de narrativisation chez le spectateur23. Autrement dit, si une image fixe singulière est incapable de montrer autre chose qu’un instantané, ce qu’elle représente peut projeter un avant et un après cet instantané. Ainsi, on peut représenter la chute du mur de Berlin tout en ne montrant qu’un seul moment dans le déroulement de cet événement. d) l’extension Il y a certains théoriciens qui souhaitent étendre le champ de la fiction, de façon à y inclure des objets ou des pratiques fort éloignés des conceptions habituelles : ainsi, selon eux, les jeux et les modèles mathématiques pourraient être fictionnels24. Lorsque l’on cherche à répondre à une telle approche, la difficulté tient de la nature de notre enquête. Même si habituellement la contingence de la sociologie est loin des nécessités philosophiques, il reste que la notion de fiction dépend principalement de déterminations institutionnelles et sociales. En effet, contrairement à l’or ou au tigre, par exemple, les 67


fictions ne sont pas des espèces naturelles. Et lorsque l’on établit la liste du mobilier du monde, on ne trouvera pas de fiction parmi les artefacts, mais juste de la pellicule et du papier. La fiction ne peut pas être uniquement caractérisée de façon normative, on se doit d’avoir aussi une approche descriptive. Une approche sociale semble donc se justifier. Toutefois, on ne peut pas se contenter du fait qu’il existe de nouvelles pratiques ludiques pour élargir automatiquement le champ de la fictionalité. Alors comment faire? Je pense qu’il est vain, vu la différence des présupposés en jeu, de répondre point par point à ces objections, mais qu’il faut présenter une alternative viable à cette fictionalité élargie. Pour résumer ma conception, la fictionalité d’un texte (ou d’un film) est l’émanation institutionnelle d’interactions complexes. Plus précisément, elle provient d’un besoin ou d’une envie immémoriale et universelle de raconter et d’écouter des histoires. Je ne préciserai pourtant pas ici ce point anthropologique. Il suffit de reconnaître l’existence d’une telle inclination pour indiquer l’origine de la fictionalité25. Par ailleurs, il est légitime de penser que l’ontologie26 d’un groupe humain, à un moment précis de son histoire et dans un espace donné, en spécifiant ce qu’elle admet comme entités existantes, va déterminer en conséquence un champ de pratiques linguistiques. Dans ce champ, une place privilégiée sera accordée aux énoncés assertoriques27, puisque le langage référentiel est nécessaire non seulement pour représenter des faits, échanger des informations à leur sujet et coordonner nos actions sur la réalité, mais également à la constitution de certains faits (institutionnels)28. C’est donc parce que l’ontologie de notre société a divisé le monde (au moins) en deux que trouve à s’exprimer ce besoin ou cette envie de narration. Mais, et c’est là un point important, il n’y a pas dans l’ontologie un élément positif ou plus spécifique qui permettrait d’expliquer la fiction. L’ontologie partagée ne fait que créer l’espace nécessaire au discours fictionnel. Autrement dit, toute conception du monde, en séparant ce qui existe de ce qui n’existe pas, donne la possibilité à ce besoin ou à cette envie de raconter des histoires de se manifester institutionnellement (c’est-à-dire comme un fait institutionnel réitéré), dans le cadre de structures plus ou moins étatiques (les imprimeurs, les éditeurs, les diffuseurs, les libraires, mais aussi les commissions d’aide à la création, sous forme de bourses, de résidences, de prix, etc. pour le livre) — séparant ainsi les textes en fictionnels et non fictionnels. La fiction peut alors se caractériser comme la mise en forme institutionnelle et sociale de notre envie de raconter des histoires dans un cadre ontologique donné. Au contraire, Olivier Caïra, bien qu’il retienne l’aspect pragmatique de ma définition, caractérise la fiction comme des instructions qui lèvent les contraintes de preuves sur les messages échangés au sein d’un cadre29. Le problème d’une telle approche, c’est que les messages référentiels ne se définissent pas par de telles contraintes de recoupement et d’isomorphisme, mais par le fait qu’ils prétendent dire ce qui est le cas dans un domaine spécifique (bien que l’on puisse faire appel à ces contraintes en cas de doute). Ainsi, un énoncé physique prétendra décrire le comportement de la matière 68


à une certaine échelle. La vérité ou la fausseté de cet énoncé sera le signe du succès ou de l’échec d’une telle prétention. Alors qu’un roman, par exemple, raconte également quelque chose sans prétendre pourtant dire ce qui est le cas. C’est pourquoi, on ne peut pas lui reprocher une soi-disant erreur factuelle, puisqu’il n’énonce aucun fait — les événements narrés ou les objets décrits fussent-ils des homonymes d’événements ou d’objets réels. Il n’y a donc pas, contrairement à ce qu’affirme Caïra, de mathématiques fictionnelles ou documentaires, mais des usages fictionnels ou documentaires des mathématiques30. De même, une partie d’échec n’est pas une fiction, c’est une activité bien réelle, généralement sans nécessité productive, qu’on appelle « jeu » — pratique que l’on peut certes fictionnaliser31. Dire que le jeu d’échecs est un système fictionnel, dans la mesure où « il n’est explicatif d’aucun phénomène »32, c’est appauvrir la singularité de ce jeu. Ce n’est tout simplement pas son but. Une pierre ou un baiser n’expliquent également aucun phénomène, ce n’est pas pour autant que ce sont des fictions (ni des non-fictions). De la même façon que l’on a dit d’une photographie qu’elle pouvait être truquée (ou non), on pourrait trouver d’autres concepts que la fictionalité pour caractériser les jeux et les modèles mathématiques. Ainsi, par exemple, un jeu peut impliquer notre participation sous la forme d’un avatar ou de notre corps, etc. Alors qu’un modèle mathématique aura ou non un isomorphisme externe, etc. Prenons un exemple pour montrer en quoi la conception élargie de Caïra ne détermine pas la fictionalité d’une pratique. Imaginons que la personne qui interprète un personnage dans un jeu de rôle meure en effectuant un acte requis par le jeu, par exemple écrasée par une voiture en traversant la route. Devrait-on dire qu’elle est morte fictionnellement ou qu’elle est morte dans la fiction puisque ce jeu est censé être une fiction? Cela est absurde. Si fiction il y a, elle est constituée par le récit, plus ou moins complet, se trouvant dans le cahier qui donne le script du jeu, voir par les ajouts qu’invente, par exemple, le meneur de ce jeu. Ainsi, Molière est mort sur une scène de théâtre en interprétant une fiction, mais pas dans celle-ci, ne s’y étant jamais trouvé. En résumé, je peine à comprendre pourquoi le concept de fiction devrait subsumer toute représentation ou toute pratique un tant soit peu distante des comportements strictement utilitaires. (Certes, c’est le pendant du reproche que Caïra fait à la conception mimétique dominante de la fiction, mais il se trouve que c’est à lui d’expliquer pourquoi il veut changer nos pratiques linguistiques.)33 Il y a des termes plus appropriés que celui de fiction pour qualifier une modélisation mathématique sans isomorphisme externe, le jeu d’échecs ou une image photographique manipulée. Vouloir procéder autrement et baptiser tout du label de « fiction », c’est réduire la complexité et la multiplicté des activités et artefacts humains. Pour conclure, j’aimerais donc réitérer l’idée qu’une seule image fixe ne raconte rien, mais qu’elle montre quelque chose — à partir de quoi on peut, certes, (se) raconter ce que l’on veut. 69


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NOTES: EFFET DE FICTION Ariane Pollet

Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, n° 11, 1968, pp. 84-89. L’effet de fiction, en tant que pendant conceptuel de l’effet de réel, plonge le spectateur dans une réalité élaborée ouvrant sur des mondes possibles. 2 Nathalie Herschdorfer, « Une hygiène de l’espace : Les lieux communs de Juraj Lipscher », Juraj Lipscher. Body Shops, Plouha, GwinZegal, 2008. 3 Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Flammarion,1975, p. 189. 4 Questions posées aux artistes invité(e)s: Considérez-vous la fiction comme une notion critique ? De quelle manière la fiction peutelle changer, éroder, notre manière de voir et plus largement de vivre ? Leurs réponses figurent dans les Entretiens, pp. 49-60. 5 Pour une définition de la notion de fiction, voir Lorenzo Menoud, « La fiction de la fiction photographique », pp. 61-71. 6 Clément Chéroux, Fautographie, Crisnée, Yellow Now, 2003, p. 110. 1

FICTION DE LA FICTION PHOTOGRAPHIQUE Lorenzo Menoud 1 Cet article reprend une partie de mon Qu’est-ce la fiction? (Paris, Vrin, 2005) et tente de répondre à un certain nombre de critiques concernant le statut de l’image fixe. 2 Je suis conscient de ce

que cette catégorisation a de schématique au regard des études narratologiques contemporaines, mais je pense cependant que les indications sommaires que je donne suffisent à soutenir mon propos. Pour plus de détails, lire par exemple le numéro 170 de la revue Langages, « Discours et sens commun », juin 2008. 3 La bande dessinée et la peinture narrative, ce que Nelson Goodman nomme les « narrations picturales », peuvent être traitées comme le cinéma. Cf. L’art en théorie et en action, 1984, Combas, L’éclat, 1996, p. 12. Voir également la note 18. 4 Si je parle de « champ », d’ « espace » de la fictionalité et de « jouer le jeu » du fictionnel et du non fictionnel, c’est parce la fictionalité n’a de sens que s’il y a possibilité de référentialité (à savoir de non-fictionalité). Autrement dit, la photographie, par exemple, ne peut être fictionnelle que si elle peut être référentielle. C’est une opposition qui va de pair. La raison en est simple : il se peut qu’au cours du temps une production change de statut, comme ce fut le cas pour la mythologie grecque, ou que l’on se trompe lorsqu’il s’agit d’en déterminer la nature et de la classifier. Ceci serait impossible si le champ n’était pas totalement couvert pas la distinction fiction/non-fiction. 5 Pour Charles S. Peirce, les signes indiciels sont les traces sensibles d’un

phénomène, l’expression directe de la chose manifestée, par exemple la fumée pour le feu. 6 Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », en ligne, http://www. valeriemorignat.net/ telechargements/ roland_ barthes_rhetorique_ image.pdf, 1964, p. 6. Avec ce type de message iconique dénoté, l’humanité connaîtrait pour la première fois dans son histoire, nous dit Barthes, des messages sans code. 7 Selon la définition institutionnelle de l’art, « une œuvre d’art au sens classificatoire est 1) un artefact 2) auquel une ou plusieurs personnes agissant au nom d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) ont conféré le statut de candidat à l’appréciation », George Dickie, « Définir l’art », 1973, dans Esthétique et Poétique, 1992, Paris, Seuil, p. 22. 8 Il arrive certes que l’on floute des visages sur des photographies, mais ce n’est pas pour se prémunir d’une correspondance possible entre une fiction et la réalité, mais simplement afin de protéger l’intimité des personnes en question. 9 Il en va de même avec les images de synthèse dont le fait qu’elles ne témoignent pas d’un avoir-été-là, mais qu’elles inventent leur objet, n’en fait pas des fictions (comment pourraient-elles être référentielles?). Elles sont artificielles ou virtuelles. 10 Lire par exemple

l’entretien en ligne avec un des responsables des effets spéciaux du documentaire Océans à l’adresse suivante : http:// vfxsoupe.foruminute.com/ archive-interviews-f19oceans-arno-fouquet-superviseur-vfx-l-est-t3611.htm. 11 « Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elles l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. » Jorge L. Borges, Histoire universelle de l’infamie/Histoire de l’éternité, Paris, Union générale d’éditions, collection 10/18, 1994, p. 107. 12 C’est ce qui motive la différence entre littérarité constitutive (fiction) et littérarité conditionnelle (diction) chez Gérard Genette. Autrement dit, si le style du Code Civil peut le rendre littéraire (aux yeux de Stendhal), ça ne fait pas de ce texte juridique une fiction. Voir G. Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, pp. 11-40. 13 Mimesis as MakeBelieve,Harvard University Press, 1990, p. 74. 71


Kendall Walton, op. cit., p. 351. On pourrait également prétendre qu’une photographie serait fictionnelle par immersion de son spectateur dans un monde différent du nôtre. Je ne peux pas m’étendre sur ce sujet d’une grande actualité. Mais pour le dire rapidement, ce qui me dérange avec cette notion d’immersion, c’est le fait que c’est une approche psychologique qui prend en compte la réaction individuelle des récepteurs (lecteurs, spectateurs, etc.), alors que selon moi la fiction se caractérise par une sorte de contrat social implicite. Autrement dit, nous n’avons pas besoin d’une caractérisation psychologique de notre interaction avec la fiction. D’une part, l’état actuel de la psychologie (cognitive) sous-détermine largement notre fonctionnement psychique. D’autre part, les réactions des récepteurs sont très variables d’un individu à l’autre, certains ne se laissant jamais immerger et d’autres se projetant dans des nonfictions. Plus fondamentalement, je l’ai dit, cette notion n’est pas pertinente dans la mesure où l’individu ne possède pas seul la capacité, hors d’un système, de déterminer ce qui est fictionnel et ce qui ne l’est pas. Je trouve que ce tournant psychologiste plonge la philosophie (analytique) contemporaine dans un

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abîme d’insignifiance et d’études empiriques hasardeuses dont on ne peut qu’espérer qu’elle se sortira. 15 « Walton on Imagination, Belief and Fiction », British Journal of Aesthetics, vol. 36, 2, avril 1996, p. 164. 16 Time, Narrative and the Fixed Image (Faux Titre), Amsterdam, Rodopi, 2001, p. 100; alors que ce qui compte pour lui dans la nouvelle peinture moderne (Mark Rothko, Jackson Pollock, etc.), c’est sa réflexivité, son autoréférentialité, c’est-à-dire son matériau. 17 Laocoon, 1776, Hermann, Paris, 1990, pp. 120-1. 18 Certains tableaux de Hans Memling constituent l’exemple paradigmatique d’une telle simultanéité. Voir La passion du Christ (1470) et Les Sept Joies de la Vierge (1480), ce dernier tableau évoquant vingt-cinq scènes différentes de la vie de Marie. Voir aussi la note 3. 19 Walton confond, me semble-t-il, le fait que lorsqu’on regarde une peinture, on en a une double perception (twofoldness) comme dit Richard Wollheim avec le fait d’imaginer une image (fiction). « Cette thèse [de la double perception] consiste en ceci que, si je regarde une représentation en tant que représentation, je n’ai pas seulement le droit, mais le devoir d’être attentif simultanément à

l’objet et au médium », R. Wollheim, L’Art et ses objets, 1980, Paris, Aubier, 1994, p. 194. 20 « Le peintre écrivain », Art Press, avril 2002, p. 12. 21 Excédé par des propositions de ce genre, j’ai écrit un texte fictionnel (?) qui joue justement des possibilités à partir d’une même image fixe : « Versions », dans Fictions & médias, intermédialités dans les fictions artistiques, Publications de la Sorbonne, à paraître, automne 2010. 22 Quant à Gregory Currie, il propose vaguement de s’en tenir aux « inférences raisonnables ». 23 À la suite de Roger Odin, De la fiction, Bruxelles, 2000; voir Jean-Marie Schaeffer, « Narration visuelle et interprétation », dans Time, Narrative and the Fixed Image (Faux Titre), pp. 19 et sq. 24 Voir, par exemple par exemple, la thèse de doctorat du sociologue Olivier Caïra, Définir la fiction, à paraître. 25 J’ai trouvé une idée similaire chez Dickie lorsqu’il parle « du besoin d’art ressenti par les hommes », op. cit., p. 19. 26 Par « ontologie », il faut considérer à la fois un domaine d’objets dont l’existence est communément acceptée et un domaine de vérités partagées, ce que l’on entend ordinairement par idéologie. 27 Ce sont les énoncés

qui nous parlent du monde, qui font référence à ce qui existe et qui peuvent être, en vertu de leur succès ou de leur échec, vrais ou faux. 28 Un fait institutionnel pour John Searle est un fait qui n’existe qu’à l’intérieur d’un système de règles constitutives du type : « X est compté comme Y dans un contexte C » (l’argent en est un exemple). J. Searle, La construction de la réalité sociale, 1995, Paris, Gallimard, 1998. 29 Définir la fiction, pp. 66 et sq. 30 « Ainsi, par exemple, en architecture (statique), on peut expliquer la répartition des forces d’un bâtiment à l’aide des mathématiques. Concernant un usage fictionnel des mathématiques, lire « Goutte à goutte » d’Alice Guionnet où l’auteur tente de modéliser par des formules mathématiques les taches produites par un enfant qui a secoué son biberon de grenadine; Le volume, Ces lignes, 1998.» 31 Voir Lewis Carroll, De l’autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva. 32 Définir la fiction, p. 54. 33 Walton en est même arrivé à défendre « Le sport comme fiction », Les arts visuels, le web et la fiction, Publications de la Sorbonne, Paris, 2009, pp. 46-52.


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REMERCIEMENTS

IMPRESSUM

Jérôme Baratelli, Philippe Botteau, Nassim Daghighian, Lauro Foletti, Karim Forlin, Renée Furrer, Matthieu Gafsou, Olivier Lugon, Nalini Menamkat, Danaé Panchaud, Laura Sanna, Carole Varone et l’espace culturel : la Villa Dutoit

Conception : Ariane Pollet

Photographies : Dorothée Baumann, Mathieu Bernard-Reymond, Marion Burnier, Nicolas Delaroche, Lorenzo Menoud, Virginie Otth et Annaïk Lou Pitteloud

Textes : Ce catalogue a été publié grâce au soutien de la Fondation Butticaz, Lausanne Innuendo est réalisée avec le soutien de :

Dorothée Baumann, Mathieu Bernard-Reymond, Marion Burnier, Nicolas Delaroche, Lorenzo Menoud, Virginie Otth, Annaïk Lou Pitteloud et Ariane Pollet

Graphisme : linda@database59.ch Le programme 2010 de NEAR reçoit le soutien de :

Impression : Look Graphic S.A.

Tirage : 150 tirages © images et textes : Dorothée Baumann, Mathieu Bernard-Reymond, Marion Burnier, Nicolas Delaroche, Lorenzo Menoud, NEAR, Virginie Otth, Annaïk Lou Pitteloud et Ariane Pollet, 2010

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