Sandra Caponi & Annick Opinel
De la Géographie Geographie Médicale Medicale àá la Médecine Medecine Tropicale
Coleção Rumos da Epistemologia 18
DE LA GÉOGRAPHIE MÉDICALE À LA MÉDECINE TROPICALE Sandra Caponi & Annick Opinel
COLEÇÃO RUMOS DA EPISTEMOLOGIA VOL. 18
Sandra CAPONI* & Annick OPINEL**
* Professeur de philosophie Département de sociologie et de science politique Université fédérale de Santa Catarina, Florianópolis, Brésil
** Chercheur, histoire et philosophie des sciences UMR 1181 Biostatistique, Biomathématique, Pharmacoépidémiologie et Maladies Infectieuses (B2PHI) Institut Pasteur/Inserm/UVSQ
Núcleo de Epistemologia e Lógica – NEL Universidade Federal de Santa Catarina - UFSC Florianópolis, 2017
COLEÇÃO RUMOS DA EPISTEMOLOGIA Volumes publicados
1. Nos Limites da Epistemologia Analítica, Luiz Henrique Dutra (org.) 2. Ceticismo: Perspectivas Históricas e Filosóficas, Luiz Henrique Dutra e P. J. Smith (orgs.) 3. Princípios: Seu Papel na Filosofia e nas Ciências, Luiz Henrique Dutra e Cézar Mortari (orgs.) 4. Psicologia Experimental e Natureza Humana: Ensaios de Filosofia da Psicologia, Hugh Lacey 5. Argumentos Filosóficos, Marco Frangiotti e Dalamar Dutra (orgs.) 6. Linguagem e Filosofia, A. O. Cupani e Cézar Mortari (orgs.) 7. Epistemologia, Luiz Henrique Dutra e Cézar Mortari (orgs.) 8. Ética, Luiz Henrique Dutra e Cézar Mortari (orgs.) 9. Anais do V Simpósio Internacional Principia, Cezar Mortari e Luiz Henrique Dutra(orgs.) 10. Linguagem, Ontologia e Ação, Luiz Henrique Dutra, Alexandre M. Luz (orgs.) 11. Temas de Filosofia do Conhecimento, Luiz Henrique Dutra, Alexandre M. Luz (orgs.) 12. Racionalidade e Objetividade Científicas, Osvaldo Pessoa Jr., Luiz Henrique Dutra (orgs.) 13. Temas em Filosofia Contemporânea I, Jaimir Conte, Cezar Mortari (orgs.) 14. Temas em Filosofia Contemporânea II, Jonas Rafael Becker Arenhart, Jaimir Conte, Cezar A. Mortari (orgs.) 15. Álgebra Línear: com um pouco de Mecânica Quântica, Décio Krause 16. Ensaios sobre a filosofia de Hume, Jaimir Conte. Marília Côrtes de Ferraz, Flávio Zimmermann (Orgs.). 17. El darwinismo de Ameghino: uma lectura de Filogenia. Gustavo Caponi.
Coleção dirigida por Jaimir Conte Professor do Departamento de Filosofia da UFSC
Universidade Federal de Santa Catarina - UFSC Reitor: Ubaldo César Balthazar Departamento de Filosofia Chefe: Nazareno Eduardo de Almeida Programa de Pós-Graduação em Filosofia Coordenador: Roberto Wu NEL – Núcleo de Epistemologia e Lógica Coordenador: Jonas Becker Arenhart Coleção rumos da epistemologia Editor: Jaimir Conte Conselho Editorial Alberto O. Cupani Alexandre Meyer Luz Cezar A. Mortari Décio Krause Gustavo A. Caponi José A. Angotti Luiz Henrique A. Dutra Marco A. Franciotti Sara Albieri Núcleo de Epistemologia e Lógica -NEL Universidade Federal de Santa Catarina - UFSC http://nel.ufsc.br / nel@cfh.ufsc.br fax: (48) 37219751 / (48) 37218612
NEL - Núcleo de Epistemologia e Lógica, foi criado pela portaria 480/PRPG/96, de 02/10/2006. Tem por objetivo integrar grupos de pesquisa nas áreas de lógica, teoria do conhecimento, filosofia e história da ciência, e áreas afins, na Universidade Federal de Santa Catarina ou em outras instituições. O NEL é responsável pela publicação da revista Principia, fundada em julho de 1997, e pelas séries Rumos da Epistemologia e Nel-lógica.
NEL – Núcleo de Epistemologia e Lógica, UFSC Centro de Filosofia e Ciências Humanas, CFH © 2017, Sandra Caponi & Annick Opinel Photographie de couverture: Albert Berg, Volcan El Tolima, 1855
ISBN 978-85-87253-34-7 (impresso) ISBN 978-85-87253-35-4 (e-book) Endereço Bloco D, 2o andar, sala 209 Florianópolis, SC – Caixa Postal 476 CEP: 88010970 nel@cfh.ufsc.br http://nel.ufsc.br Ficha catalográfica Catalogação na fonte pela Biblioteca Universitária da Universidade Federal de Santa Catarina C246g Caponi, Sandra De la géographie médicale à la médicine Tropicale / Sandra Caponi, Annick Opinel. – Florianópolis : NEL, 2017. (Coleção Rumos da Epistemologia, v. 18). 186 p. ISBN: 978-85-87253-34-7 (papel) ISBN 978-85-87253-35-4 (e-book) Inclui bibliografia 1. Medicina tropical – História 2. Medicina tropical – Brasil. 3. Medicina tropical – Argentina. 4. Geografia médica. 5. Doenças ambientais. I. Opinel, Annick. II. Título. II. Série. CDU : 61(213) (091)
Página na internet:
http://nel.ufsc.br/rumos 2017
Sommaire Avant-propos Dédicace Introduction
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Chapitre 1 – Acclimatation et géographie médicale
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De l’acclimatation des races humaines et des plantes L’acclimatation, corollaire de l’adaptation au climat Acclimatation et représentation humboldtienne du climat Variabilité et immutabilité des espèces dans l’acclimatation Geoffroy Saint-Hilaire et la variabilité du type spécifique Boudin et l'immutabilité des espèces La botanique humboldtienne, un paradigme pour Boudin La répartition géographique des maladies : les “espèces nosologiques” comme espèces botaniques Exubérance des plantes sous les tropiques et dégénérescence des hommes Les fièvres et la chimie Mutation des théories explicatives : du climatique vers l’étiologique
28 30 35 39 41 45 49
Chapitre 2 – Le pessimisme climatique
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Acclimatation ou pessimisme climatique Le paludisme, maladie exemplaire des théories climatiques Le paludisme dans la littérature médicale après la découverte de Plasmodium L'Anophèle, le nouvel élément explicatif Les transformations du pessimisme climatique Le vecteur intégré aux théories climatiques Du pessimisme climatique vers le pessimisme racial Une redéfinition de l’influence du climat sur la physiologie humaine
65 68
7
49 54 57 59
69 74 79 80 83 87
Chapitre 3 – Elements d’epistemologie de la medecine tropicale De la médecine tropicale L’Institut Pasteur et les Instituts Pasteur d’outre-mer La nécessité des missions Les rapports entre l’Institut Pasteur et ses filiales Outre-Mer Le parasite, organisme vivant, pathogène et changeant La Tropical Medicine de Manson, un concept non scientifique mais approprié Entomologie médicale et climat Tropiques et morale “L’économie morale du climat” La médecine tropicale: un concept polymorphe
Chapitre 4 – L’emergence de la medecine tropicale sous les tropiques: l’ exemple du Brésil et de l’Argentine
93 93 98 100 102 107 110 114 118 118 120 125
Les microbes et les vecteurs La recherche au Brésil et en Argentine L’hygiénisme et la bactériologie en Argentine Les recherches à Manguinhos, Rio de Janeiro La malveillance des tropiques Le Brésil et l’entomologie médicale L’Argentine et les maladies cosmopolites Les maladies tropicales vues du Brésil et de l’Argentine Une idéologie scientifique
125 127 129 131 133 137 143 147 155
Conclusion Bibliographie
161 169
Les Auteurs
183
Avant-propos
Ce livre doit son histoire à la rencontre des deux auteurs à Paris en 2004. Sandra Caponi, avait alors été invitée à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (Ehess) par Gérard Jorland, directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l’Ehess. Elle a poursuivi ses travaux au Centre de recherches historiques de l’Institut Pasteur où une collaboration s’est établie avec Annick Opinel, responsable du Centre, et dont les recherches portaient sur des champs communs : l’histoire des maladies parasitaires et tropicales. Une des étapes importante de cette collaboration fut la coorganisation d’un colloque en 2005 à Paris, à l’Institut Pasteur, par les auteurs et Gabriel Gachelin, intitulé Les maladies parasitaires au Brésil : naissance d’une nosographie (1880-1935). En 2006, Sandra Caponi a été invitée par Anne FagotLargeault, Professeur au Collège de France, pour y donner un séminaire sur l’histoire de la médecine tropicale. Cela a constitué le noyau de ce travail, poursuivi conjointement avec Annick Opinel. Le présent ouvrage est le résultat de cette longue recherche commune. Que les acteurs de cette rencontre en soient ici remerciés.
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Ă€ notre ami Gerard Jorland
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Introduction
Dans son introduction à cette jeune spécialité disciplinaire qu’est l’histoire de la science coloniale, (MacLeod, Introduction, Osiris, 2001, 15: 1-13), Roy MacLeod souligne la rareté des travaux français sur cette question, même s’il indique aussi que, depuis le milieu des années 1980, cette histoire commence à constituer un sujet d’études pour les historiens1. Depuis 1990, affirme-t-il, ce domaine de recherches s’est sophistiqué, le modèle centre-périphérie du monde (Europe-colonies) qui y régnait jadis a été dépassé, et on a rompu avec les modèles eurocentriques simplificateurs. Les “sciences exactes” ont souvent été vécues comme des “vecteurs” de l’impérialisme culturel, notamment européen (mais c’est avec précaution qu’il faut entendre ce terme de “vecteur”, lourd de sens dans le contexte d’une histoire des maladies tropicales). La science coloniale est donc façonnée par la métropole, se situant dans le “vieux débat internalisme/externalisme” (MacLeod, 2001: 89), et est ainsi collectivement vue comme une extension du nationalisme européen. On peut cependant faire valoir contre cette conception des avis sensiblement différents, ou qui du moins nuancent le propos, comme celui de Michael A. Osborne, par exemple, qui affirme que l’usage colonisateur de la science est exceptionnel dans le cas français (Osborne, 1994: xiii). Osborne s’accorde néanmoins avec la plupart des thèses de MacLeod, notamment lorsqu’il s’interroge sur l’utilité du modèle centre-périphérie et qu’il met en 1
On se reportera à l’excellente et très utile bibliographie qu’il a publiée à ce sujet l’année précédente
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avant les activités coloniales régionales et la prévalence des intérêts locaux (technologiques, scientifiques, militaires) dans la construction de l’empire français, ainsi que les relations historiques complexes entre la science métropolitaine et la science coloniale française. Ainsi parle-t-il d’une coévolution asymétrique, “asymmetric coevolution” (Osborne 2005: 82). Pourquoi alors parler de science coloniale quand le titre du présent ouvrage semble annoncer des analyses portant sur la géographie médicale et la médecine tropicale? Se rendrait-on ici coupable d’utiliser ce raccourci – contesté – qui lie métropole et périphérie, c’est-à-dire de recourir à ce mode de relation considéré comme organique par certains experts de l’histoire coloniale entre science et colonisation? Notre propos n’est pas, dans ce petit livre, de dénouer cette trame complexe. Mais il paraît raisonnable d’évoquer les concepts de métropole et de colonie dans un travail où l’intervention, les recherches, les travaux des scientifiques et des médecins sur le terrain tropical trouvent incontestablement leur origine en Europe. Pour autant, nous reviendrons aussi sur l’existence souvent négligée dans les travaux en langue française, d’une science coloniale autonome, à ses débuts du moins, dans les régions non occidentales, conformément au modèle proposé par George Basalla. Autre justification possible du recours au modèle métropole-colonie, la colonie n’est pas toujours l’ailleurs ou l’exotique. Si le terrain tropical est pour l’Européen une terre de colonie, pour le scientifique français, allemand ou encore britannique un terrain, un environnement, radicalement différent, il en va autrement pour les Sud-Américains, pour les scientifiques des pays tropicaux, c’est-à-dire des anciennes colonies, pour qui le mot colonial ne revêt pas un sens géographique, exotique, mais bien chronologique. C’est ainsi qu’au Brésil, la période coloniale est avant tout une borne historique et non topique. Par exemple, lorsque l’Académie nationale de 14
De la géographie médicale à la médecine tropicale
médecine brésilienne parle de médecine coloniale, elle se réfère à la médecine pratiquée au Brésil au temps de la colonisation portugaise. Il sera donc question, tout au long de cet exposé, de géographie, de tropiques, de voyageurs, de scientifiques, de médecins et de militaires et donc naturellement de leurs corollaires, c’est-à-dire des colonies et la science coloniale, réalités qui excédent largement le cadre politique. George Basalla, dans un article publié en 1967 dans Science, “The Spread of Western Science. A Three-Stages Model Describes the Introduction of Modern Science into any NonEuropean Nation”, propose un modèle d’explication de la réception de la “science coloniale”. Comme l’indique le titre de l’article, cette introduction de la science occidentale dans “une nation non européenne quelle qu’elle soit” s’effectue en trois phases: la première est une phase préliminaire d’exploration, la seconde est une période de dépendance coloniale, la dernière est une phase de maturité, d’indépendance scientifique et d’autonomie nationale. La première phase, celle de” l’extension de l’exploration géographique”, est une période d’exploration, de collecte d’informations et de spécimens. Basalla fait courir cette phase de la fin du XVIe siècle à la première moitié du XIXe siècle. En relèvent des explorateurs et naturalistes tels Humboldt, Bonpland ou encore Darwin. La seconde phase renvoie à ce moment crucial qu’est la science coloniale. Basalla s’explique sur le terme colonial, en affirmant que la science coloniale est une “science dépendante” mais, et c’est important, que “le terme de science coloniale n’est pas péjoratif” (Basalla, 1967: 613). En effet, il n’implique pas ici la notion d’impérialisme, parce que le terme “colonial” se trouve nuancé par la part réduite qu’y joue l’intervention européenne et parce que la science coloniale peut intervenir hors de ce contexte colonial. Qu’est ce alors qu’un scientifique colonial? Il peut être européen, natif ou colon, 15
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mais en tous cas son éducation et sa formation n’ont pas été faites dans le pays où il effectue ses recherches. Il a été formé dans une institution européenne, ses réseaux et publications sont européens. Reste que cette formation “européenne” crée malgré tout cette dépendance par rapport à la métropole, que ce soit au XVIIIe et XIXe siècles en Amérique du Nord et du Sud, au XIXe siècle en Autriche et en Inde, et au XX e siècle en Chine et Afrique. Néanmoins, la science coloniale avance moins vite (Basalla prend comme exemple l’Amérique latine et particulièrement le Brésil), entravée qu’elle est par le handicap d’une concurrence européenne forte. Il y a peu de grands centres scientifiques créés par la science coloniale, même si elle ouvre des champs nouveaux pour les pays concernés. La troisième phase est celle de l’indépendance de la tradition scientifique nationale. C’est, toujours selon Basalla, la phase la moins bien comprise et la moins bien étudiée. Il s’agit du passage (idéal?) d’une science dépendante à une science indépendante. Le scientifique de cette troisième phase développe ses réseaux dans le pays où il travaille, est formé dans ce pays, évolue dans sa communauté scientifique propre et aspire aux honneurs nationaux. Or, même si le propos de notre essai ne porte pas directement sur cette phase d’autonomie scientifique nationale, il nous importait néanmoins ici d’exposer ce modèle, souvent cité, probablement limité – comme toute proposition théorique –, mais toujours valide (Petitjean, 1992). La première question qui apparaît lorsque nous faisons référence aux “tropiques”, c’est l’ambiguïté d’un terme qui ne se limite certainement pas à une localisation géographique précise. Certains lieux qu’on ne peut pas circonscrire géographiquement ont cependant été considérés comme tropicaux par la médecine moderne, comme l’Algérie. Cet imaginaire des tropiques s’est renforcé et transformé tout au long du XIXe 16
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siècle, jusqu’à en venir à signifier, comme l’affirme Nancy Stepan, le lieu radicalement différent par rapport au monde tempéré, celui qui, contrastant avec les régions tempérées, aide celles-ci à construire, par opposition, leur propre identité. Les tropiques, leur image, leur histoire et les récits qui s’y réfèrent ont contribué à la construction d’une identité européenne définie par sa différence par rapport à la surabondance et à l’excès qui caractérisent les régions torrides. Les tropiques sont, pendant une grande partie du XIX e siècle, définis par leur ambiguïté. S’ils représentent d’une part la tiédeur, la fertilité, la sensualité, la variété des espèces, ils représentent aussi le danger, les excès fatals, l’étrange, le pathogénique et la dégénérescence raciale. C’est en opposition à cette ambiguïté et à ce caractère extrême que se sont définies plusieurs représentations européennes.” La nature tropicale a contribué, dans un sens, à la formation de l’identité européenne comme espace de tempérance, de contrôle, de travail dur et de prospérité par opposition à l’humidité, la chaleur, l’extravagance et la superfluité des zones torrides” (Stepan, 2001: 36). Autre image forte et répandue, l’idée des tropiques comme endroit fatal aux Blancs. Les tropiques constituent en effet pour les Européens “la tombe de l’homme blanc”, expression reprise à l’envi dans la littérature, dont il nous paraît utile et important de rappeler ici l’origine. L’expression “The white man’s grave” a été popularisée par Philip Curtin dans son livre de 1964, The Images of Africa, British Ideas and Action, 1780-1850, qui en explique l’origine et le contexte d’apparition. La première occurrence de cette formule se trouve, d’après Curtin, dans le livre de J. C. de Figaniere e Morao, Descripçao de Serra Leon (Lisboa, 1822), dans lequel il est fait référence aux colonies comme “sepulcro dos Européos” (Curtin, 1964: 179). Curtin évoque aussi le titre du livre de F. Harrison Rankin, The White Man’s Grave: A Visit to Sierra Leone in 1834 (Londres 1836), dont 17
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il rappelle qu’il “devint une accroche fameuse” (Curtin 1964: 234), même si Rankin lui-même l’avait employé de manière ironique. Dans les pages qui suivent, nous nous demanderons jusqu’à quel point cette image des tropiques, au XIXe et au début du XXe siècles, a constitué un obstacle à la découverte et au contrôle des maladies transmises par des vecteurs et de quelle façon elle a structuré les stratégies biomédicales et biopolitiques concernant les populations locales. Pour comprendre cette problématique, il nous faudra d’abord saisir l’articulation des maladies tropicales avec le milieu externe, c’est-à-dire nous interroger sur la manière dont les premières études de géographie médicale ont restitué les particularités des tropiques et du climat tropical, analyser les différentes stratégies mises en place pour pouvoir surmonter les difficultés que les maladies tropicales présentent pour les habitants des régions chaudes. Dans son ouvrage publié en 1947, Les fondements de la géographie humaine, Maximilien Sorre souligne l’importance du climat dans les problèmes sanitaires. Érigeant le traité d’Hippocrate Des Airs, Eaux et Lieux comme “premier monument de l’écologie humaine” (Sorre, 1947: I,7), il donne encore plus de substance, dans son analyse de l’action de l’homme sur son entourage, à ce lien direct entre science et voyageurs en évoquant les figures de Humboldt, Candolle, Lamarck puis Darwin, et le foisonnement de découvertes qui coïncide avec “l’expansion du groupe blanc sur toute la planète” (Sorre, 1947: I,8). Citant les Principes de géographie humaine (1922) de Vidal de la Blache, Sorre introduit ce concept essentiel de milieu “qui se résumait jadis en une formule trop simple, et ne cesse de se compliquer par les progrès de notre connaissance du monde vivant; mais cette complication permet de la serrer au plus près”. L’acclimatation, tout autant que le cosmopolitisme, repose sur des théories mises au point par des naturalistes, des 18
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botanistes ou des zoologistes. L’analyse des théories d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire sur l’acclimatation, permettra de voir, dans un premier chapitre, comment, partant de l’observation des plantes, on assiste à une application du modèle botanique à l’espèce humaine. Le recours au concept de climat, hérité de Humboldt, est essentiel dans le travail de Saint-Hilaire tout comme dans celui de Jean Christian Boudin (1806-1867), médecin militaire, anthropologue, adepte des statistiques médicales, et auteur en 1857 du Traité de géographie médicale et en 1860 des Recherches sur l’acclimatement des races humaines sur divers points du globe, ouvrages qui explorent le vaste domaine de la géographie médicale et explicitent le problème de l’acclimatation humaine, plus précisément celui de l’adaptation de l’Européen aux Tropiques. En mettant en lumière les différences des modèles mis au point par ces deux auteurs pour rendre raison de la variabilité et de la flexibilité des organismes dans l’adaptation aux exigences climatiques, en approchant le problème majeur de ce qu’on peut appeler l’emboîtement tropiques/acclimatation, on peut toucher du doigt les enjeux de l’acclimatation, tant au point de vue de la science, des théories raciales que de l’économie coloniale. Entre 1857, date de parution du Traité de géographie médicale de Boudin, et 1908, moment où Laveran crée l'Institut de Pathologie exotique, diverses théories sur les maladies des climats torrides s’affrontent dans les pages de revues scientifiques telles que les Archives de médecine navale, les Annales de l’Institut Pasteur ou le Bulletin de la Société de pathologie exotique. Diverses théories, soucieuses de définir les limites de l'acclimatation et de vérifier l'impossibilité du cosmopolitisme, ont persisté. Elles ont défendu ce que nous appellerons un certain ‘pessimisme - ou déterminisme – climatique’, expression que nous élaborons à partir du travail de Sambon (Westenra-Sambon, 1901). Cette notion a dominé la géographie médicale et s’est souvent dressée comme un obstacle à la 19
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compréhension et au contrôle de la maladie tropicale paradigmatique, le paludisme. Les théories climatiques occultent en effet les explications parasitaires des maladies tropicales proposées par la biologie naissante. Elles font surtout le lit d’un certain déterminisme racial. Moins que leur existence, c’est la persistance de ces théories après la découverte du rôle des vecteurs dans la transmission des maladies parasitaires qui étonne. Niant l’évidence, certains scientifiques ou médecins militaires s’entêtent dans leur déterminisme climatique. Ils tentent aussi de construire des théories hybrides, qui acceptent le vecteur mais préservent le pessimisme tropical comme explication de la dégénérescence et de l’incapacité de l’Européen à travailler sous les climats chauds. Certaines solutions d’adaptation du Blanc sont aussi proposées, comme par exemple la possibilité de mariages interraciaux ou de métissages qui assureraient une meilleure résistance ou une meilleure survie sous les tropiques (Corre, Sambon). Cependant, ces théoriciens introduisent aussi de fait, mais sans pouvoir le formuler, l’idée d’environnement ou de milieu comme paramètre explicatif indispensable à la biologie du vecteur. Comme le souligne Maximilien Sorre dans l’exposé qu’il consacre à ces complexes pathogènes, il existe une dépendance plus ou moins marquée à l’égard des conditions du milieu et en général, “c’est le vecteur qui présente la sensibilité la plus apparente” (Sorre 1947: 323). C’est ainsi que nous pouvons trouver dans une théorie régressive, ou même réactionnaire, des éléments explicatifs dont nous ne pouvons évidemment souligner la modernité qu’a posteriori. Comme souligné précédemment, l’identification souvent opérée entre colonies et tropiques brouille le débat. Certes, tous les tropiques ne sont pas colonisés (le Brésil en est un exemple) mais les colonies sont souvent situées en pays chauds. C’est à partir de cette identification, dont la validité 20
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semblait incontestée, que s’est forgée la médecine tropicale. Nous devrons, et c’est l’objet du troisième chapitre, établir l’épistémologie de cette médecine tropicale et en reconstituer le cadre. À cet égard, il est nécessaire de garder à l’esprit la complexité du problème, qui est tout à la fois contextuel, scientifique et institutionnel. On verra aussi comment une institution vient soutenir l’action d’un individu sur le terrain au lieu de l’envoyer en mission. Notre analyse s’appuiera en l’occurrence sur deux modèles de recherche illustrés respectivement par l’Institut Pasteur et la London School of Hygiene and Tropical Medicine. En effet, les missions scientifiques ou médicales, leur concomitance avec le développement des théories pasteuriennes, la proximité des grands instituts de recherche avec l’armée coloniale, induite par la formation le plus souvent militaire des médecins coloniaux et des scientifiques, sont autant de témoins de cette intrication. Cette complexité, souvent réduite à l’hypothèse unique du biopouvoir, peut aussi expliquer l’émergence tardive de la médecine tropicale. Pour autant, le souci de faire science est aussi une réalité: la bactériologie trouve avec les tropiques, ou les colonies, un laboratoire (les correspondances de Manson, de Roubaud ou de Mesnil attestent de l’autonomie de leurs recherches). La découverte des vecteurs (Laveran, Ross, Manson entre autres), souvent analysée comme une véritable rupture épistémologique mais résultant en fait d’une nécessaire maturation, signe enfin le recul des théories climatiques. Parallèlement aux recherches microbiologiques souvent effectuées en métropole, un recours à la géographie médicale sur le terrain s’impose, nécessaire par exemple pour l’estimation de la répartition des arthropodes (Laveran, Roubaud). Les entomologistes médicaux, héritiers des naturalistes et zoologistes du Muséum, soulignent l’influence indirecte de la température élevée pour la compréhension de la biologie des vecteurs et 21
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posent ainsi les bases d’un modèle qui deviendra celui du biotope. C’est cette notion qu’avaient entrevue, paradoxalement, les résistants à la théorie des vecteurs. En effet, débouchant sur une problématique plus spécifiquement biologique, plus “pasteurienne”, on voit que la théorie des vecteurs met à mal la théorie climatique. C’est ce qui constituera l’avènement de l’entomologie médicale et de la microbiologie. La recherche glisse alors progressivement vers une adaptabilité qui n’est plus celle de l’homme, mais celle du vecteur, en ramenant sur le devant de la scène l’argument écarté par les “non déterministes”, à savoir l’influence du climat ou de l’environnement. Dans cette histoire, la notion de vecteur a été déterminante. Du miasme, on est passé au microbe, puis au parasite. Mais l’épistémologie du vecteur a été longue à établir. Le vecteur a conduit à une autre réalité, celle du parasite, confirmant “la substitution du microscope au baromètre et au thermomètre” (Blanc et Bordes, 1938). Le problème complexe des cycles de développement des parasites et le rôle des insectes comme hôte intermédiaire ou vecteur de parasite vecteur de parasite s’est ainsi trouvé posé2. Comme Canguilhem le précise, “les concepts appropriés de germe, de véhicule, d’hôte 2
Posons quelques repères: La Société d’entomologie est créée en 1832. En 1884, Patrick Manson (1844-1922) découvre le rôle du moustique dans la transmission de l’agent du paludisme, Plasmodium, découvert en 1880 par Alphonse Laveran (1845-1922). Cette découverte est confirmée par Ronald Ross (1857-1932) en 1895 1898: Giovanni Battista Grassi (1854-1925) prouve que c’est le moustique genre Anophèles qui transmet l’agent du paludisme 1881: Carlos Finlay (1833-1915) énonce l’hypothèse du rôle du moustique dans la propagation de la fièvre jaune. 1900: Walter Reed (1851-1902) vérifie cette hypothèse et confirme le rôle du moustique comme hôte intermédiaire du parasite et le temps d’incubation dans le corps du vecteur 1902: découverte du premier trypanosome pathogène humain, Trypanosoma gambiense par Forbes et Dutton. 1895: David Bruce (1855-1931) démontre que le Trypanosome, agent responsable de la maladie du sommeil, est inoculé à l’homme par la piqûre de la glossine (mouche Tsé-tsé) 1909: Carlos Chagas (1879-1934) décrit le premier cas de trypanosomiase humaine américaine, le cas Bérénice.
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intermédiaire ont été laborieusement élaborés par observation, analogie, expérimentation, réfutation” (Canguilhem, 1989: 12), ce qui doit nous inciter à “ne pas confondre mot et concepts, transport et cycle de transmission”. Accordons-nous donc avec Canguilhem grâce à l’énoncé limpide qui suit: il y a vecteur s’il y a transformation ou altération de l’objet. Deux concepts apparaissent alors dans le mot vecteur: le véhicule et l’hôte. Cette mise au point épistémologique a aussi été opérée par François Delaporte quand il souligne qu’un “agent de transmission diffère d’un hôte intermédiaire comme un moyen mécanique diffère d’un processus biologique” (Delaporte, 1999: 23). Autre particularité du vecteur à prendre en compte, sa spécificité, c’est-à-dire qu’il transmet une pathologie déterminée et pas une autre. C’est le cas de Glossina palpalis pour la maladie du sommeil, c’est le cas de Stegomya pour la fièvre jaune; en fait, c’est le cas de presque chaque vecteur: La fièvre jaune rentre dans le cadre des maladies parasitaires (...) l’agent est spécifique c’est-à-dire qu’il transmet la fièvre jaune et aucune autre maladie (...) il en découle fatalement que la cause est toujours la même et qu’elle se multiplie quand elle se propage – ce qui est une particularité des organismes vivants (Delaporte, 1999: 31).
Les recherches sur le rôle du vecteur dans la transmission (transporteur), mais aussi et surtout dans l’évolution ou la reproduction de l’agent (transformateur), ont pris du temps et ont parfois été tâtonnantes. La médecine tropicale a été le laboratoire de ces hésitations. Elle a permis, selon Delaporte, de faire apparaître des disciplines nouvelles, comme la parasito-
1911: Brumpt démontre le cycle du parasite et sa parenté avec celui de la trypanosomiase africaine.
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logie comparative, la parasitologie expérimentale ou l’entomologie médicale. Dans le dernier chapitre, nous aborderons l’émergence de la médecine tropicale sous les Tropiques avec l’exemple du Brésil et de l’Argentine, illustrant ainsi cette troisième phase d’expansion de la science occidentale modélisée par Basalla. Pays tropicaux, non colonisés, échappant donc au contexte impérialiste, les pays d’Amérique latine, le Brésil et, dans une moindre mesure, l’Argentine ont, à la fin du XIX e et début du XXe siècle, incorporé la science coloniale européenne pour progressivement développer des champs propres de recherche inédits dans le domaine des maladies parasitaires. Nous verrons comment le Brésil, où les théories hygiénistes étaient basées sur des programmes et des principes pasteuriens, a résolu les crises sanitaires en élaborant un nouveau programme de recherches intégrant les derniers développements en bactériologie, parasitologie et entomologie médicale (Lutz). L'Argentine a, pour sa part, négligé les problèmes spécifiques aux maladies tropicales, doutant de leur étiologie et traitant les problèmes sanitaires sur le mode de l’hygiénisme classique, restant fidèle en cela aux théories aéristes. La microbiologie, pourtant très présente en Argentine, soutien utile aux programmes de prophylaxie antipaludique, de diagnostic et de vaccination, n’a pas servi la science argentine, en fait occupée à redéfinir une carte raciale argentine nationale. Les représentants argentins aux premiers Congrès latino-américains apparaissent comme les héritiers tardifs de cette conception datée des tropiques, conçus comme espace pathogène. Cette image, construite en grande partie par le discours médical, a contribué à la formation d’une identité nationale argentine qui, tout comme l’identité européenne, véhicule le mythe d’un pouvoir civilisateur et moralement thérapeutique du climat tempéré.
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Nous nous sommes appuyées, tout au long de cette étude, sur la construction, la transformation et la persistance de ces explications climatiques, qui ont longtemps fonctionné comme des obstacles à la compréhension des maladies tropicales, pour mettre à jour une évolution, une lente mutation de la carte pathologique de la terre tropicale. Une cartographie de lignes isothermes, révélatrice des lieux malsains, de la malignité des tropiques (la fameuse tombe de l’homme blanc) a ainsi laissé place aux sites où désormais le vecteur est visible, aux espaces identifiés comme pathogènes où, comme l’affirme Canguilhem, “la mort a des ailes”.
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Chapitre 1 Acclimatation et Géographie Médicale
L’acclimatation, ou encore le cosmopolitisme, principe autorisant une économie coloniale, repose sur des théories mises au point par des naturalistes, botanistes ou zoologistes, et par des médecins. Il existe une filiation directe et légitime du naturaliste (Geoffroy Saint-Hilaire mais aussi Lamarck ou Cuvier), de l’explorateur (Humboldt ou Bonpland) vers la géographie médicale, de la nature vers le climat. Partant de l’observation des plantes, de leur variabilité ou flexibilité vers le climat pour s’intéresser ensuite à l’acclimatation humaine, via celle des animaux (démarche expérimentale des jardins d’acclimatation), on assiste à une application du modèle botanique à l’espèce humaine. L’analyse des théories de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’acclimatation permettra d’une part de dégager la filiation des théories géoclimatiques de Boudin, et d’autre part, de mettre à jour, à la fois, les convergences de ces deux approches de la science humboldtienne, et de son réception en France, et leurs divergences sur la question de la variabilité des espèces. En s’appuyant sur les écrits des observateurs et des contemporains à qui traitent de l’emboîtement (articulation?) climat/acclimatation, l’émergence de la géographie médicale et partant les enjeux de l’acclimatation (l’adaptation de l’Européen aux Tropiques), sera ainsi replacée dans son contexte.
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De l’acclimatation des races humaines et des plantes Le Traité de géographie et de statistiques médicales et des maladies endémiques: comprenant la météorologie et la géologie médicales, les lois statistiques de la population et de la mortalité, la distribution géographique des maladies, et la pathologie comparée des races humaines, est publié par Jean Christian Boudin en 1857 et constitue, selon son auteur, la première étude systématique de géographie médicale. Pour Boudin (1806-1867)3, médecin militaire, médecin chef de l’hôpital du Roule à Paris, anthropologue, adepte des statistiques médicales, cette science nouvelle consiste en l’étude de la santé et la maladie selon la répartition humaine sur l’ensemble de la Terre. Et c’est d’abord sur cette géographie médicale qu’il s’est appuyé pour élaborer sa théorie de l’acclimatation des hommes à leur milieu. De nombreux paramètres entrent comme variables dans son étude: météorologie, géographie physique, “lois statistiques de la population” (Boudin, 1857, XXXV), pathologie comparée des races, distribution géographique et migration des maladies et enfin l’étude des sols et du climat. D’autres travaux traitant de ces questions avaient été publiés avant cette 3
Sur J.Ch. Boudin, voir Patricia M. E. Lorcin, Imperialism, Colonial Identity, and Race in Algeria, 1830-1870: The Role of the French Medical Corps, Isis, Vol. 90, No. 4 (Dec., 1999), pp. 673-674; Claire Fredj, Cerner une épidémie: le travail des médecins militaires sur la fièvre jaune au Mexique en 1862 et 1867, Genèses, 38, mars 2000; Michael A. Osborne, The Geographical Imperative in Nineteenth-Century French Medicine, in N. A. Rupke (ed) Medical Geography in Historical Perspective, Medical History, suppl. 20, 2000; Frank A. Barrett, The role of French-language contributors to the development of medical geography (1782–1933), Social Science & Medicine, Vol 55, Issue 1, July 2002, Pages 155-165. On notera d’autres publications de Boudin: Essai de pathologie ethnique: De l’influence de la race sur la fréquence, la forme et la gravité des maladies, Paris, Baillière, 1846; Hygiène militaire comparée et statistique médicale des armées de terre et de marine, Paris, 1848, De la foudre: considérée au point de vue de l'histoire, de la médecine légale, et de l'hy giène publique, J.-B. Baillière, 1855; Des races humaines considérées du point de vue de l’acclimatement et de la mortalité dans les différents climats, in Journal de la société de statistique de Paris, Paris, n 2, 1862.
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date mais presque rien en français ni surtout aucun ouvrage traitant de l’ensemble de la géographie médicale, dans le sens que lui donne Boudin4. Le livre de Boudin est en fait une reprise très augmentée de son ouvrage principal, Essai de géographie médicale ou Études sur les lois qui président à la distribution géographique des maladies, ainsi qu'à leurs rapports topographiques entre elles, lois de coïncidence et d'antagonisme, paru chez Baillière en 1843. Cet ouvrage, très commenté par les contemporains, constituera notre référence principale dans ce chapitre. Boudin, poursuit le même objectif que bon nombre de médecins du XIXe siècle: définir avec précision les relations entre les particularités géographiques d’un lieu, les différents climats, et les phénomènes réputés pathogènes. Il s’appuie dans ses recherches, conformément au véritable programme qui donne son sous-titre à son ouvrage, sur “la météorologie et la géologie médicales, les lois statistiques de la population et de la mortalité, la distribution géographique des maladies et la pathologie comparée des races humaines”. Le Traité de 1857 présente ainsi une série de discours et de savoirs à première vue hétéroclites, comme on le verra plus loin, concernant aussi 4
On rappellera notamment: L.-H. Fincke, Versucheiner allgemeinen medizinisch-practischen Geographie, Leipzig, 1792-1795; F.Schnurrer, Geographische Nosologie, Stuttgart, 1813 (Schnurrer est également l’un des premiers à produire une carte de la distribution globale des maladies (1827; H. Marshall, Sketch of the geographical distribution of diseases, Edin. Med.and surg. Journal, oct. 1832; J. Clark, The sanative influence of climate, London, 1841; C.-F. Fuchs, Medizinische Geographie, Berlin, 1853, J. R. Martin, The influence of tropical climates, London, 1856. H. Berghaus, Physikalischer Atlas, Verlag von Justus Perthes in Gotha, 1849 et 1852 De façon peut-être plus périphérique, David Arnold signale la traduction française parue en 1785 de l’ouvrage de 1768 de James Lind, Essai sur les maladies des Européens dans les pays chauds (…), traduit de l’anglais par Thion de la Chaume, Paris, Barrois, 1785 et cité par Thévenot dans son Traité des maladies des Européens dans les pays chauds et spécialement au Sénégal, Paris, Baillière, 1840 (D.Arnold (ed.), Warm climates and Western medicine: the emergence of Tropical Medicine, 1500-1900, Amsterdam, Rodopi, 1996, p12. Voir aussi G. Chamayou, Les Corps vils, La Découverte, 2008.
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bien la statistique, la médecine clinique, la géographie, la météorologie, l’astronomie que la parasitologie ou l’ethnographie. La question centrale traitée par Boudin est celle de l’acclimatation. Un texte de 1860, intitulé Recherches sur l’acclimatement des races humaines sur divers points du globe (Boudin, 1860: 310341), explicite le problème de l’acclimatation humaine: L'homme est-il cosmopolite, comme on l'a cru jusqu'ici, ou bien est-il lié, pour la conservation de son existence et la propagation de sa race, à certaines contrées plus ou moins semblables au pays de sa provenance? En d’autres termes, l'homme peut-il s'acclimater sur tous les points du globe, ou bien son acclimatement est-il circonscrit, limité, subordonné à certaines conditions de climat, de localité, de milieu? (Boudin, 1860: 310)
L’enjeu de la question de l’acclimatation, qui est bien sûr militaire et colonial, mais qui est également scientifique, est de déterminer la capacité des hommes à “s’acclimater” à un environnement profondément différent et tenu pour pathogène. La réponse à cette question importe dans la mesure où elle permettra aussi de définir les stratégies de colonisation, par exemple le peuplement de l’Algérie, de procéder au recrutement des hommes à envoyer dans les territoires tropicaux, et d’assurer la santé des troupes coloniales. L’acclimatation, corollaire de l’adaptation au climat Il est nécessaire, pour comprendre la spécificité des études sur l’acclimatation menées par Boudin dans le cadre de ce qu’on appellera par convention “géographie médicale”, d’identifier ce qui les différencie des théories d’acclimatation des plantes et des animaux défendues, à la même époque, par Isidore Geof-
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froy Saint-Hilaire5. Geoffroy Saint-Hilaire, dans Acclimatation et domestication des animaux utiles (1861), estime nécessaire de formuler une définition claire du terme, afin de pouvoir le différencier d’autres concepts assez proches, comme ceux de domestication ou de naturalisation. On notera que Boudin utilise indifféremment le mot “acclimatation” ou “acclimatement” ce que ne fait pas Geoffroy Saint-Hilaire qui prend la peine de distinguer ces notions car “l’une ne saurait être moins générale que l’autre”. S’appuyant sur les définitions de l’Académie française, il précise que l’acclimatation est “l’accoutumance (...) à la température et (...) à l’influence d’un nouveau climat (...) la mise en harmonie d’un individu (...) L’acclimatement est l’état d’être pour lequel a été réalisée cette harmonie.” (I. Geoffroy Saint-Hilaire 1861: 147) Entre 1850 et 1860, deux positions s’opposent sur la question de l’acclimatation. Elles sont représentées ici par Geoffroy Saint-Hilaire et par Boudin. Il est important de noter que cette période se situe cinquante ans après Lamarck et sa formulation du transformisme (Corsi, 1997), et dans un contexte où le fixisme de Cuvier reste une opinion admise. L’Origine des Espèces est publiée par Darwin en 1859 et ce livre est traduit en français l’année suivante. Le débat sur l’acclimatation a donc lieu au moment même où les notions d’adaptation 5
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861), fils d’Etienne, anatomiste, zoologiste, et tératologue, titulaire de la chaire de Zoologie (Mammifères et Oiseaux, chaire de son père) au Muséum d’histoire naturelle en 1841, à la Sorbonne (chaire de Blainville) en 1851, devient directeur du Muséum en 1860. Il soutient la thèse du transformisme. Ses travaux concernent, entre autres, la domestication des animaux et la variabilité des espèces. On relève parmi ses principales publications: Histoire générale et particulière des anomalies de l'organisation chez l'homme et les animaux (18321836), Essai de zoologie générale (1841), Rapport sur les questions relatives à la domestication et naturalisation des animaux utiles (1849), réédité en 1854 sous le titre Domestication et naturalisation des animaux utiles et en 1861 sous le titre légèrement différent de Acclimatation et domestication des Animaux utiles; Histoire naturelle générale des Règnes organiques, en 3 vol., 1854-1862. Nous utiliserons par commodité l’abréviation GSH dans les renvois bibliographiques.
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et de variation gagnent en contenu scientifique. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dans son étude Domestication et naturalisation des animaux utiles, datant de 1854, défend le cosmopolitisme (la thèse qui affirme la capacité de l’homme à vivre sous tous les climats et dans tous les pays) et la mise au point de stratégies locales d’acclimatation. De son côté, Boudin se propose d’établir les limites de l’acclimatation à partir des études de géographie médicale réalisées en différents points du globe et tient le cosmopolitisme pour une hypothèse indémontrable. “On peut, sans risquer de se tromper beaucoup, admettre que la presque totalité des médecins en sont, encore de nos jours, à l’hypothèse de Malte-Brun, c’est-à-dire qu’ils croient généralement à l’homme cosmopolite. Si l’idée du cosmopolitsme, pour ceux qui la professent, signifiait seulement que l’on trouve des hommes sous tous les méridiens (...) cette idée n’aurait rien de contraire à la vérité; mais si l’on prétend que toutes les variétés humaines sont aptes à vivre et à se perpétuer sous tous les climats, une telle assertion se trouve démentie par l’histoire et par les faits modernes les plus concluants” (Boudin, 1857a, II: 143) Un des enjeux majeurs de la question de l’acclimatation, qui est le corollaire de l’adaptation au climat, est celui de la connaissance de la résistance des hommes aux maladies locales, et en particulier tropicales. Le lien entre maladie et climat, peu présent chez Geoffroy Saint-Hilaire, est en revanche la base de la réflexion de Boudin. En effet, l’association entre climat et maladies est une référence récurrente dans la médecine depuis le traité hippocratique Des Airs, des eaux, des lieux, et le programme de recherches suivi pas les médecins militaires français, dont Boudin, est nourri de ces théories hippocratiques. “La pratique médicale métropolitaine et coloniale était fortement influencée par l'hippocratisme, ce qui était particulièrement évident dans la géographie médicale, surtout pour ses références à la doctrine climatique de Airs, 32
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Eaux, Lieux” (Osborne, 1997: 82). Ce néo-hippocratisme est favorisé par la traduction et la publication en dix volumes des Œuvres complètes d’Hippocrate par Emile Littré, de 1839 à 1861. L’influence exercée par cette publication n’a pu en revanche s’appliquer, comme cela a pu être écrit, sur les auteurs de la première moitié du siècle. Il paraît hardi d’attribuer à Littré la seule responsabilité de cette influence, d’autant plus que Littré lui-même, dans son introduction au traité Des Airs…, émet quelques réserves sur la théorie hippocratique de l’influence du climat. Commentant Geoffroy Saint-Hilaire, il précise: Hippocrate se tait ici sur les races, dont les modernes se sont, dans ces derniers temps, occupés exclusivement; et il rapporte tout aux inégalités des habitations. Le point de vue hippocratique mérite une attention particulière; et celle de M. Geoffroy-Saint-Hilaire, à l’article Domestication (Encyclopédie nouvelle, publiée sous la direction de MM. Leroux et Raynaud, Paris 1838) a montré que les animaux domestiques qui, parmi nous, présentaient entre eux tant de dissemblances, les devaient aux conditions diverses auxquelles la volonté humaine les soumettait, et que ces dissemblances s’effaçaient par le retour à l’état sauvage (...) Il (Geoffroy Saint-Hilaire) ajoute: ‘Pour les races humaines comme pour les animaux domestiques, les modificateurs sont toujours les circonstances locales’ (...) La doctrine d’Hippocrate, sur les différences des hommes, a beaucoup de points de contact avec celle de M. Geoffroy-Saint-Hilaire, sur les différences des animaux domestiques; et si, d’une part, suivant le naturaliste français, le nombre et le degré des variétés dans les animaux expriment le nombre et le degré des influences diverses auxquelles ils ont été soumis, d’autre part, suivant le médecin grec, les dissemblances entre les peuples représenteraient les dissemblances du sol et du climat. (Littré, 1840, II: 5)
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La théorie climatique énoncée dans Des Airs… avait déjà été relayée dans les écrits de Thomas Sydenham, dans les Rapports du physique et du moral de l'homme (1802) de Georges Cabanis et avant eux par Montesquieu dans son Esprit des Lois (1748)6. Dans le courant du XVIIIe siècle, le climat s’entend comme un ensemble de facteurs géophysiques, mesurables et interdépendants. Malgré la persistance des idées hippocratiques, comme celle de l’importance donnée à la température et aux vents, à l'altitude, à l'astronomie, aux marécages, aux différents types de race ainsi qu’à l'influence de l'environnement sur les maladies et sur l'esprit des habitants, on remarque à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, comme le souligne Canguilhem, une transformation significative du rapport entre la notion de milieu et la biologie. De nouvelles variables alors mesurables permettent à Auguste Comte de quantifier le problème biologique en établissant le rapport de l’organisme et de son milieu telles que “la pesanteur, la pression de l'air et de l'eau, le mouvement, la chaleur, l'électricité, les espèces chimiques, tous facteurs capables d'être expérimentalement étudiés et quantifiés par la mesure” (Canguilhem, 1965, éd. 1998: 133). Pour cela, il faut utiliser les nouveaux instruments, mis au point au cours du XVIIIe siècle, qui sont capables de déterminer la latitude, la longitude, l’altitude, la température, la distance lunaire, la déclinaison magnétique au moyen de mesures précises (Drouin, 2001). Toutes ces mesures sont caractéristiques de la pratique scientifique typique de Humboldt et de ses contemporains. Les résultats que l’on obtient 6
Jouanna (1992) souligne que Montesquieu n’y fait malgré tout pas explicitement référence à Hippocrate. Pour la fortune des théories hippocratiques, voir Geneviève Miller, “‘Air, waters, and Places’ in History”, 1962. Sur les théories hippocratiques de l’influence du climat relayées par Montesquieu, on notera que la référence à l’auteur de l’Esprit des Lois est récursive et souvent peu explicitée. On renverra à la lecture de Jacques Roger et plus récemment à l’article de Jean-Patrice Courtois, “La théorie du climat chez Montesquieu” dans l’ouvrage de Thierry Hoquet et Céline Spector (2004), Lectures de l’Esprit des Lois.
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ainsi sont incorporés dans la description de la géographie des lieux et dans les théories climatiques de la géographie médicale. A partir du moment où ces facteurs peuvent être mesurés et calculés, il est envisageable de les modifier, de prévoir alors les conséquences que ces modifications entraîneraient sur les organismes ainsi que sur le contrôle des maladies les plus fréquentes dans les climats torrides, et donc sur l’acclimatation. Acclimatation et représentation humboldtienne du climat Le contenu du concept d'acclimatation, bien évidemment étymologiquement lié au climat mais récemment introduit dans la science, va donc dépendre du contenu attribué à la notion de climat. Pour mieux distinguer les schémas explicatifs de l’acclimatation selon Boudin et selon Saint-Hilaire, il est donc indispensable d’analyser le concept de climat, hérité de Alexandre de Humboldt, que ces deux auteurs prennent comme principe initial, pour examiner ce qui les oppose leurs divergences sur la question de la variabilité des organismes ou de leur capacité à s’adapter aux exigences climatiques. La définition du mot “acclimater” que donne l’Académie française, et que cite Geoffroy Saint-Hilaire, renvoie à une acception du mot climat qui évoque d’une part la notion de température, et d’autre part la notion plus générale d’influence: “Acclimater c'est habituer un être vivant à la température et à l'influence d'un nouveau climat” (GSH, 1861: 144). Il faut revenir au mot climat, à sa définition comme “ensemble des circonstances atmosphériques et météorologiques propres à une région du globe” pour saisir ce que cette notion embrasse. Geoffroy Saint-Hilaire a recours au concept de climat énoncé par Humboldt: “Le climat est la réunion de conditions atmosphériques et météorologiques qui ont une action générale et constante sur les êtres organisés” (GSH, 1861: 146). C’'est à partir de cette définition de Humboldt que l’on 35
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pourra dire du climat qu’il renvoie à une variété de phénomènes associés, désignant par là: l'ensemble de variations atmosphériques qui affectent nos organes d’une manière sensible: la température, l'humidité, les changements de la pression barométrique, le calme de l'atmosphère, les vents, la tension plus ou moins forte de l'électricité atmosphérique, la pureté de l'air, ou la présence de miasmes plus ou moins délétères, enfin le degré ordinaire de transparence et de sérénité du ciel (GSH, 1861: 146).
Mais surtout, et c’est essentiel, c’est la notion “d’action générale et constante” ou d’affection sur les “organes d’une manière sensible” qui est introduite par Humboldt et reprise par Saint-Hilaire comme composante supplémentaire, ou complémentaire, à la définition du climat donnée par l’Académie, qui introduit implicitement la relation organisme/milieu. Si “la quantité de chaleur que reçoit une planète, et dont la distribution inégale détermine les variations météorologiques de l'atmosphère, dépend à la fois, de la force photogénique du soleil, c'est-à-dire, de l'état de ses enveloppes gazeuses et de la position relative de la planète et du corps central” (Humboldt, 1845-1864: 27). Pour Humboldt, de multiples facteurs physiques exercent une influence directe sur les variations climatiques, comme la proximité des astres et satellites, le magnétisme terrestre ou l'action des volcans. C’est à ce concept de climat enrichi/élargi que se réfère Geoffroy Saint-Hilaire lorsqu'il parle d'acclimatation. Il infléchit ainsi la définition de l'Académie française, ramenant la question moins vers la température que vers les influences multiples et complexes associées au climat. L’acclimatation est, pour lui, l’accoutumance à un nouveau climat ou, citant Richard du Cantal dans le Nouveau dictionnaire d’architecture de 1854, “l'art de disposer des êtres organisés de manière à les rendre 36
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aptes à vivre et à se reproduire dans les lieux où ils n'existaient pas, où ils ont été importés.” (GSH, 1861: 147). Autrement dit, “c'est la mise en harmonie d’un individu, d’une race avec toutes les conditions physiques du nouveau pays où elle est destinée à vivre.” (GSH, 1861: 147). Ces conditions physiques ne se réfèrent donc pas exclusivement à la température, mais elles désignent aussi les multiples variables étudiées par Humboldt. C'est par cette même référence, partagée avec Geoffroy Saint-Hilaire, à Humboldt et à son livre Cosmos (1846) que commence le Chapitre I du Livre Sixième du Traité de géographie et de statistique médicales de 1857 de Boudin, intitulé “De la température à surface du Globe” relatif au climat et cité en termes identiques à l’ouvrage de Saint-Hilaire: M. Humboldt définit le climat, “l'ensemble des variations atmosphériques qui affectent nos organes d’une manière sensible: la température, l'humidité, les changements de la pression barométrique (...) 7
De cette définition, Boudin tire des conclusions différentes de celles de Geoffroy Saint-Hilaire. Comme lui, il constate qu'il existe une variété de causes géophysiques qui déterminent la nature d’un climat et sa distribution géographique. Pour Boudin, certaines causes contribuent à élever la température, comme l'existence de mers internes, la présence de golfes, les vents, les montagnes, les marécages, les courants maritimes. En revanche, d'autres causes contribuent à la baisse des températures, comme les hautes et moyennes latitudes, une étendue de terre orientée vers un des pôles, un ciel d'hiver dégagé, un ciel d'été nuageux. On le voit, c’est bien l’analyse des paramètres relatifs à la température qui distingue 7
Humboldt, Cosmos, Paris, 1846, t1, p 377 et 380, cité in Boudin, Traité de géographie et de statistique, op.cit. p 217. Voir également Ch. Minguet (1969), Alexandre de Humboldt, historien et géographe de l’Amérique espagnole, 1799-1804.
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l’approche de Boudin de celle de Geoffroy Saint-Hilaire. D'autres éléments interviennent aussi, tels les observations astronomiques, le magnétisme terrestre associés à l'apparition de divers appareils de mesure à miroirs. A cet égard, on notera la diversité des appareils et le soin appporté par Humboldt à en définir la liste pour une meilleure adéquation à la mission 8. Tous les résultats de ces mesures ont été analysés par Boudin dans son Traité, dans un cadre théorique qui accorde à la température du lieu une influence causale majeure/ prépondérante. L’existence de cet ensemble d’observations distinctes utilisé par Humboldt pour rendre compte des différences climatiques, explique la diversité de sujets traités dans le Livre Premier du Traité de Boudin, à savoir une succession de thèmes (le soleil, la lune, la terre, les mouvements de la terre, tremblements de terre et volcans, magnétisme terrestre, relief des continents, etc. (Boudin 1857, 562-563), qui semblaient, à première vue, n’avoir que peu de points communs entre eux. Boudin prend appui sur les raisonnements de Humboldt, notamment sa définition des isothermes comme système explicatif novateur de la distribution des plantes selon l’altitude et la latitude, pour souligner l’importance de la température en ce qui concerne l’acclimatation: M. de Humboldt est le premier qui ait réuni par des lignes les di vers points du globe, situés dans le même hémisphère et ayant une égale température annuelle moyenne. Ce système de courbes auquel il a donné le nom de lignes isothermes et qui fait époque en météorologie, a servi de base aux lois de la distribution géographique de la chaleur à la surface de la Terre. (Boudin, 1857a, I: 246) 8
Pour l’étude des instruments de Humboldt, voir le catalogue de l’exposition Humboldt et Bonpland 1799-1804, Une aventure savante aux Amériques, La Boussole et l’orchidée, (commissaires: J-M Drouin et T. Lalande), Musée des arts et métiers. La Revue, n 39-40, 2003
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Ainsi, Geoffroy Saint-Hilaire et Boudin, en dépit de leurs théories divergentes sur l'acclimatation, partagent le même souci de l'analyse des facteurs géophysiques qui déterminent les différences climatiques. Cependant, ils en tirent des conséquences divergentes, structurées par le lien entre organisme et milieu pour le premier, et focalisées sur les effets de la température pour le second. Geoffroy Saint-Hilaire et Boudin partagent pourtant le même champ épistémologique hérité de la “science humboldtienne”9. Il est toujours hasardeux de réduire une œuvre scientifique à une dénomination unique: le terme de science humboldtienne est utilisé pour désigner généralement une science basée sur le travail de terrain, essentiellement un ensemble de mesures et de relevés, par opposition au travail de laboratoire, une approche plus globalisante des savoirs et la mise au point d’une cartographie grâce à des innovations techniques et instrumentales. On soulignera, ce faisant, le caractère théorique de l’appropriation par Boudin de la pensée humboldtienne là où d’autres géographes et médecins utilisent les acquis “humboldtiens” comme méthode de description. Un médecin comme Jean François Xavier Sigaud, dans son ouvrage sur la géographie médicale du Brésil (Sigaud, 1844), tire de sa description humboldtienne du climat de ce pays, des conséquences très voisines de celles de Geoffroy Saint-Hilaire, tout en y ajoutant des paramètres sociaux et économiques. Variabilité et immutabilité des especes dans l’acclimatation Lorsqu’on analyse l'interaction des phénomènes physiques et des êtres vivants, on voit apparaître des différences supplé9
Sur ce problème, voir A. Buttimer, “Airs, Waters, Places”, in Rupke (2000). On peut aussi, pour affiner le propos, parler de représentation humboldtienne (voir, N.A. Rupke et K. E. Wonders, “Humboldtian Representations in Medical Cartography”, in Rupke (2000).
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mentaires et des distances difficilement conciliables entre l'idée d'acclimatation défendue par Geoffroy Saint-Hilaire et les critiques adressées par Boudin aux “utopies cosmopolites”. Pour tous d’eux, l'adaptation à un nouvel espace géographique est exclusivement liée à la capacité de pouvoir survivre aux différences climatiques, de s’y reproduire. Cette capacité est associée à l'idée de variabilité du type spécifique, c'est-àdire aux variations physiologiques de l'organisme individuel soumis à un processus d'acclimatation. Mais, alors que Geoffroy Saint-Hilaire, qui fait siennes les théories de son son père, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, de Buffon (1766) et de Lamarck (1802), est un défenseur de la théorie de la variabilité limitée du type spécifique10, Boudin, proche des théories de Cuvier (1812), réfute le fondement de la soi-disant flexibilité capacité??? de l'individu à se modifier selon les exigences climatiques, en y opposant la thèse de la dégradation des races. Pour ceux qui, comme Geoffroy Saint-Hilaire, admettent la réalité de l'acclimatation, les variations individuelles advenant aux plantes et aux animaux se transmettent à leurs descendants, qui jouissent alors des bénéfices de la variabilité ou de la flexibilité organique et engendrent d'autres espèces résistantes aux conditions exigées par le nouveau climat. Il existe donc pour Saint-Hilaire une variation graduelle des organismes lors de l’acclimatation, qui n’est pas sans rappeler le transformisme lamarckien. Selon Boudin, cette flexibilité organique a ses limites et elle peut difficilement se transmettre à la descendance sans provoquer une dégénération du type spécifique (ou de la race). Les deux approches du problème de l'acclimatation, divergent ainsi radicalement lorsqu’il est question des 10
I. Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire générale des Règnes organiques, 2e partie, vol 2,1859. Ce livre est dédié à la mémoire de son père Etienne, cité tout au long du livre sous le nom de Geoffroy Saint-Hilaire, ce qui entretient ainsi la confusion pour le lecteur. L’empathie étant complète entre père et fils, ou du moins revendiquée par le fils, on s’autorise à perpétuer la confusion des deux noms, au moins dans ce contexte.
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altérations physiologiques induites par les changements climatiques, chez les individus et les races humaines. Geoffroy Saint-Hilaire et la variabilité du type spécifique Pour Geoffroy Saint-Hilaire, le processus d'acclimatation peut concerner tous les règnes organiques11, même si l’acclimatation se révèle plus difficile chez les plantes que pour les individus ou les races humaines ou que chez les animaux. À la différence d'autres naturalistes pour qui les plantes ne peuvent être acclimatées, Geoffroy Saint-Hilaire accorde à l’acclimatation une influence à large spectre. Même si dans certains cas, il lui semble que certaines plantes, bien qu’habituées à vivre dans un milieu nouveau (acclimatées donc), n’auront jamais la capacité de résister à un climat excessivement froid. Il admet cependant la possibilité d'acclimatation pour la descendance. “Une plante n’acquerra jamais (...) la faculté de ne pas être tuée par un certain degré de froid. Mais, parmi les enfants de cette plante, il y aura, on pourrait l’affirmer a priori (...) des différences notables dans la limite du froid que chaque individu pourra supporter. En continuant dans les générations successives à choisir dans cet ordre d’idées, on arrivera à modifier la température de la race, ou plutôt à façonner une race modifiée qui aura acquis une propriété qui n’appartient pas à la race primitive, et qui, dans ce sens-là, sera bien positivement acclimatée” (GSH, 1861: n148). L'acclimatation ne pouvant être conçue comme un phénomène immédiat, elle exige donc la création d'un ensemble de stratégies d'application sur le long terme. L'acclimatation présuppose, selon Saint-Hilaire, la reconnaissance d'une certaine flexibilité des organismes. S’inscrivant, on l’a vu, dans la lignée d’auteurs comme Buffon 11
Sur la notion très discutée des différents règnes organiques, voir I. Geoffroy Saint-Hilaire (1859), Histoire générale des Règnes organique et P. Corsi (2000), Lamarck.
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et Lamarck, il soutient que plus grande est cette flexibilité organique, plus simple serait le processus d'acclimatation. L’acclimatation est donc, pour lui, possible, comme il l’explicite dans Acclimatation et domestication, “nonseulement chez l'homme et chez les animaux, mais dans les trois règnes organiques. Il est, sans nul doute, des êtres, dont l'organisation, moins flexible, s’accommode plus difficilement à de nouvelles circonstances extérieures; il peut en exister à l’égard desquels la possibilité de l’acclimatation se trouve restreinte entre des limites très-étroites” (GSH, 1861: 147). Très logiquement, Saint-Hilaire défend, dans l’Histoire naturelle ce qu'il appelle la théorie de la variabilité de l'espèce. Il affirme que les espèces tendent à reproduire les mêmes caractéristiques de génération en génération tant que les conditions extérieures (les conditions du milieu) ne sont pas modifiées et, dans le cas d’une modification du milieu, les organismes démontrent une aptitude à varier et à s'adapter aux exigences du nouveau milieu. “Les caractères nouveaux de l’espèce sont, pour ainsi dire, la résultante de deux forces contraíres: l'une, modificatrice, est l'influence des nouvelles circonstances ambiantes; l'autre, conservatrice du type, est la tendance héréditaire à reproduire les mêmes caractères de génération en génération” (GSH, 1859, II: 431). On parle ainsi d'acclimatation lorsque l'influence modificatrice prédomine sur la tendance conservatrice. Pour que cela se produise, “il faut donc qu'une espèce passe, des circonstances au milieu desquelles elle vivait, dans un ensemble nouveau et très différent, de circonstances; qu'elle change (...) de monde ambiant (...) De là les limites très étroites de variations observées chez les animaux sauvages. De là aussi l'extrême variabilité des animaux domestiques” (GSH, 1859, II: 432). Dans le premier cas, il y a permanence des mêmes circonstances environnementales, avec lesquelles les organismes se trouvent en harmonie; dans le second cas, il y a désaccord 42
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entre les individus et un nouveau milieu dont les caractéristiques géographiques et climatiques diffèrent du milieu où ils vivaient initialement. Il faut alors inévitablement, pour que soit rétablie l'harmonie, que des différences soient introduites dans le régime alimentaire et dans les habitudes, ce qui a pour résultat des variations transmises de génération en génération si les conditions sont maintenues à l’identique. L’idée de race et de variations apparaît alors dans le débat. La théorie d’espèce différente est avancée plutôt que de races. Cette terminologie recèle évidemment plus que de simples subtilités sémantiques, et elle a donné lieu à des épistémologiques très fournies. Contentons-nous de préciser le sens que donne Saint-Hilaire à ces notions. Il donne du mot race la définition suivante: “l’ensemble des individus qui ont la même origine (...) la famille dans toute son extension. (...) La notion de race, en ce sens, repose donc essentiellement sur un fait, et un seul: la filiation des individus, abstraction faite de leur ressemblance. Les descendants fussent-ils très différents de leurs ancêtres, ils seraient encore dits de la même race”. Il restreint ensuite le terme au plan scientifique, en affirmant qu’ “il faut qu’ils (les êtres) se ressemblent, qu’ils soient de même type comme de même sang. Communauté d’origine et transmission héréditaire des mêmes conditions organiques, tels sont donc les deux caractères de la race en Histoire naturelle” (GSH, 1859, II: 334). Il disserte ensuite longuement, et de manière érudite, de la fortune du mot espèce, rappelant la définition de chaque naturaliste (Linné, Cuvier, Buffon, Lamarck, Geoffroy SaintHilaire…). Il propose enfin la définition suivante “dégagée de toute notion hypothétique”: “L’espèce est une collection ou une suite d’individus caractérisés par un ensemble de traits distinctifs dont la transmission est naturelle, régulière et indéfinie dans l’ordre actuel des choses” (GSH, 1859, II: 437).
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La flexibilité de l'organisme autorise donc ces modifications. Saint-Hilaire mène, dans le jardin d'Acclimatation de Paris, plusieurs expériences avec différentes espèces d'animaux: cochon d'Inde, chevaux, lamas et animaux domestiques. D’après ces expériences, lorsque l'intervention de l'homme amène les animaux sauvages à vivre sous des climats très différents du leur, “les effets obtenus ont eu raison des causes: il s’est formé une multitude de races très distinctes.” (GSH, 1859, II: 433). Dans une seconde série d’expérience “inverses des précédentes (...) donnant la contre-épreuve”, Saint-Hilaire note “Si des animaux domestiques sont replacés dans des circonstances au milieu desquelles avaient vécu leurs ancêtres sauvages, les descendants reprennent, après quelques générations, les caractères de ceux-ci.” (Id.). Ce qui précède révèle jusqu'à quel point Geoffroy SaintHilaire est redevable au transformisme lamarckien. Il s'en rapproche dans la mesure où il attribue aux organismes des caractéristiques de flexibilité et de variabilité et où il reconnaît les influences modificatrices du milieu. Il s’éloigne cependant de Lamarck quand il défend moins la variabilité illimitée des espèces que leur variabilité limitée, c'est-à-dire, la faculté qu’ont celles-ci de retrouver le type spécifique de leurs ancêtres. En revanche, pour ce qui est de la force conservatrice du type, il rejoint les vues de Buffon, qui, s’il accepte la théorie de la variabilité des espèces, refuse comme Saint-Hilaire, l’idée de variabilité illimitée. Il existe en effet, parallèlement aux espèces dérivées, des “générations mères” (GSH, 1862, III: 239), portant les traits distinctifs de l’espèce qui persiste pendant des générations et qui limitent la variabilité organique. Une autre question rapproche également Geoffroy Saint-Hilaire de Buffon: “Ce que Buffon attribue d’une manière générale à l'action du climat, Lamarck le donne surtout pour les animaux, à l’influence des habitudes: tellement que, selon lui, ils ne seraient pas, à proprement parler, modifiés par 44
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les circonstances, mais seulement excités par elles à se modifier eux-mêmes.” (GSH, 1859, II: 411). Ce ne sont pas les habitudes qui produisent des changements dans les organismes, mais le climat (pris dans le sens d'Humboldt). Cependant, bien qu'il y ait entre Lamarck et Buffon des différences significatives, leurs conceptions participent d'un “principe commun”, partagé d’ailleurs par Geoffroy Saint-Hilaire: “ “L'espèce n'est pas absolue et perpétuelle, mais relative et temporaire”. Autrement dit: “l'espèce est variable sous l'influence des variations du milieu ambiant” (idem). Boudin et l'immutabilité des espèces Le point de vue de Boudin diverge sensiblement de ce qui vient d’être exposé. Tandis que Geoffroy Saint-Hilaire défend l’idée de races acclimatées, Boudin préfère parler de variations de races et d’efforts ponctuels d’acclimatation. À la théorie de la variabilité du type, il oppose celle de la permanence et de l'immutabilité des espèces, défendue initialement par Linné, puis par Cuvier (1812) et radicalisée, dans les années 1850, par Flourens (Flourens, 1844). Comme nous le verrons, Flourens est une référence capitale pour Boudin, alors qu’I. Geoffroy Saint-Hilaire le considère comme le principal représentant du principe de l'immutabilité des espèces et lui est donc opposé. Pour les défenseurs du principe d’immutabilité, autrement dit du fixisme, les espèces consistent en une collection d'individus similaires qui restent identiques dans le temps et dans l'espace, quoiqu’il puisse y avoir entre eux quelques rares variations secondaires et accidentelles. Pour Geoffroy SaintHilaire, “la doctrine de l'immutabilité de l’espèce, affirmée dans les classiques ouvrages de Cuvier, comme elle l’avait été dans ceux de Linné, est restée admise par l’immense majorité 45
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des naturalistes; elle prévaut encore aujourd’hui dans la science.” (GSH, 1859, II: 422). La position de Boudin sur ce problème de l'immutabilité des espèces n’est ni univoque ni constante. Il peut la défendre de façon modérée en certaines occasions, de manière radicale en d’autres circonstances. Pour lui, le problème de l'acclimatation présente une difficulté qui va croissant, les êtres plus simples ayant une adaptabilité plus grande à un milieu nouveau que les plus complexes. Bien qu'il soit possible de parler d'une certaine flexibilité chez les plantes, cette flexibilité diminue donc dans le cas des animaux et est encore moindre quand il s'agit d’hommes. Prenant ses distances par rapport à la Société d’Acclimatation de Paris dont le principal souci est de mesurer la capacité d’acclimatation des plantes et les animaux, Boudin déclare: On s’est exagéré singulièrement la facilité d'acclimatement des plantes et des animaux. Ainsi, pour être acclimaté, un végétal a besoin de se reproduire spontanément, c'est-à-dire sans le secours de l’homme. Or qui ne sait que, abandonnées à elles- mêmes, les céréales ne se reproduisent pas, mais disparaissent; les fruits à couteau deviennent acerbes; la vigne dégénère? (Boudin, 1860: 312)
Cette rigidité est encore accentuée dans le cas des animaux. D’une longue citation tirée par Boudin d’un texte de 1855 de Flourens, extrait de De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe, on retiendra” que l’on considère les causes externes: la succession de temps, des années, des siècles, les révolutions du globe, ou les causes internes, c'està-dire le croisement des espèces, les espèces ne s'altèrent point, ne changent point, ne passent point de l'une à l'autre: les espèces sont fixes.” (Boudin, 1857a, II: 222). Pour autant, Bou46
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din reconnaît la validité de certaines des expériences réalisées par la Société d'Acclimatation, expériences qui s’inscrivent en faux contre cette affirmation de Flourens. Ainsi, dans le chapitre du Traité dédié à L'acclimatation des plantes et animaux, il finit par admettre le fait que les modifications climatiques peuvent produire des changements chez certaines plantes; il prétend que, dans le cas des animaux, l'acclimatation s’avère être bien plus complexe. Cependant, se démarquant nettement de la Société, il n’accepte pas que l’on fasse découler de telles données quelque conclusion que ce soit sur l'acclimatation des races humaines. “En faveur de l'hypothèse du cosmopolitisme de l'homme, on a cru pouvoir invoquer l'acclimatement d'un certain nombre de plantes et d’animaux. Mais d’abord aucune raison ne permet de conclure du cosmopolitisme d'une plante ou d'un animal au cosmopolitisme de l'homme” (Boudin, 1860, 311). La distinction conceptuelle entre variabilité et immutabilité des espèces, apparemment sans intérêt lorsque l’on se réfère à des lapins ou à des arbres, prend toute sa signification lorsque l’on fait référence à des groupes humains. Pour Geoffroy Saint-Hilaire: La théorie de la variabilité limitée (de l’espèce) peut conduire à des solutions rationnelles, à l’égard de questions qui sont complètement insolubles pour les partisans de la fixité absolue, ou que ceux-ci ne résolvent qu’à l’aide des hypothèses complexes et invraisemblables (...) Il en est ainsi du cas de la question fondamentale de l'anthropologie. L'origine commune des diverses races humaines est rationnellement admissible au point de vue de la variabilité, et à ce point de vue seul. (GSH, 1859, 434).
Il ne semble pas que Boudin veuille défendre la thèse d’une origine commune aux diverses races humaines Au contraire, son insistance sur la rigidité des organismes indivi47
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duels et sur les caractéristiques immuables de chaque race (il utilise alternativement les concepts de race et d'espèce) le rapproche des défenseurs des idées, postérieurement appelées polygénistes, de certains auteurs “‘comme Voltaire’ (qui) soutiennent que les Blancs, les Noirs et les Jaunes ont été créés séparément et forment des espèces distinctes” (Roger, 1995: 274) ou de Bory de Saint Vincent, militaire comme lui, naturaliste, géographe et co-auteur, avec Etienne Geoffroy SaintHilaire, du Dictionnaire classique d'Histoire naturelle, dont les dix-sept volumes ont été écrits de 1822 à 1831. Dans son Traité Boudin admet que le cosmopolitisme se vérifie au moins dans un cas. Dans le chapitre intitulé “Les Juifs,” à l’article “Cosmopolitisme et statistique des Juifs”, Boudin affirme ainsi que” (leur) ubiquité (...) est donc aujourd‘hui un fait à la fois accompli et officiellement constaté par les recensements” (Boudin, 1857a, II: 131) 12. Le caractère exceptionnel de ce “cosmopolitisme de la race juive” ainsi que l'acclimatation de certains individus isolés aux variations climatiques, ne sauraient être cependant significatifs pour Boudin. Paradoxalement il est alors question pour lui de modifications se produisant dans les organismes individuels et il affirme qu’il est, par conséquent, impossible de tirer des conclusions sur l'adaptation des groupes puisque, toujours selon Boudin, rien n'indique qu'il y ait permanence de ces variations dans la descendance de ceux-ci. Cette contestation de la théorie de la variabilité organique est aussi évidente dans la critique qu'il oppose aux déclarations d’un officier français, Louis Cazalas, médecininspecteur, prosélyte des théories de l’acclimatation, lorsque que ce dernier déclare, à propos de l’acclimatement des soldats de l’armée française en Algérie, qu’ “(...) à raison de la mer12
Boudin (1857a, II: 131) tempère cette exception par une explication pour le moins hasardeuse: “mais ce cosmopolitisme dont seuls (les Juifs) ils possèdent le privilège, et qui confond la raison humaine, n’est-il pas plutôt l’indice d’une grande mission providentielle qu’un simple hasard?”
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veilleuse flexibilité de son organisation, propre à se plier aux exigences des latitudes les plus extrêmes, l'homme peut vivre et se perpétuer dans tous les climats” (Boudin, 1857a, II: 176). Boudin ironise, à propos de cette prétendue flexibilité, en imaginant les difficultés que Cazalas rencontrerait pour acclimater un Esquimau sous les tropiques. Il affirme que quelle que soit la flexibilité accordée à l'homme, il est permis de douter, jusqu'à preuve du contraire, qu'elle parvienne jamais à réaliser un pareil tour de force. Pour admettre le bien-fondé de la flexibilité organique, il est indispensable de se reporter aux modifications physiologiques produites dans les organismes individuels et c'est dans ce contexte que se situe cette affirmation d'un partisan de l'acclimatation, le géographe Conrad Malte-Brun que cite Boudin à titre de contre-exemple: “Notre corps n’attend que les ordres de l’intelligence (...) Sous chaque climat, les nerfs, les muscles, les vaisseaux, en se relâchant ou en se tendant, en se dilatant ou en se resserrant, prennent bientôt l’aspect habituel qui convient au degré de chaleur ou de froid que le corps éprouve”13. Boudin s'oppose à cette théorie et dit que même s’il peut y avoir chez l'homme la faculté de s'adapter, dans une certaine mesure, à un climat différent de celui où il est né, on ne peut pour autant en déduire qu'il est cosmopolite, comme on l'a cru depuis si longtemps. La botanique humboldtienne, un paradigme pour Boudin La répartition géographique des maladies: les “espèces nosologiques” comme espèces botaniques 13
J. Boudin, “De l’importance de l’étude de la géographie médicale”, Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1857, série 2, n 07, p 242-271, p 244. Boudin cite de nouveau cette phrase de Malte-Brun dans son ouvrage de 1857, Traité de géographie et de statistique médicale (p142) et de nouveau en 1860, dans “Recherches sur l’acclimatement des races humaines…”, p 311 citant l’origine: Malte-Brun, Géographie universelle, 5e édition, Paris, 1853, p 560.
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Lorsqu’il s’agit d’établir la manière dont les influences climatiques affectent les organismes et dont ces phénomènes s'articulent avec la répartition géographique des êtres vivants, l’importance de Humboldt est sans question et la méthode qu’il utilise est sans conteste une référence, tout particulièrement une référence de nature “botanique”. Jean-Marc Drouin rappelle que Humboldt demande aux botanistes de prendre en compte les liens entre végétaux et facteurs physiques (Drouin, 2001: 849), eux-mêmes liés à l'altitude et à la latitude. “L’illustration la plus frappante de l’influence du climat sur la végétation et, secondairement, de celle-ci sur la faune” se trouve dans une gravure accompagnant son Essai sur la géographie des plantes paru en 1807, intitulée “Tableau physique des Andes et des pays voisins” et représentant une coupe des Andes à la latitude du Chimborazo (haut de 6267m et gravi par Humboldt et Bonpland jusqu’à 5878 m, lors de leur expédition en Amérique espagnole de 1799 à 1804). Cette “très belle planche”, souligne Drouin, “visualise toute une conception de la biogéographie naissante. A mi-chemin de l’image et du graphique avec en abscisse les distances au sol et en ordonnées les altitudes (...) cette gravure déploie les splendeurs végétales de la Cordillière (...) tandis qu’une colonne à droite permet le rappel des données physiques et de leur variation avec l’altitude. (...)” (Drouin, 1993: 116). Grâce à Humboldt et sa géographie botanique, “un schéma explicatif global se trouve mis en place: les paramètres physiques (température, humidité, etc.) eux-mêmes déterminés par des données spatiales (altitude, latitude, etc.) déterminent à leur tour le caractère de la végétation, qui influe ensuite sur les animaux et les hommes.” (Drouin, 1993: 68). Comme le suggère Drouin, nous ne devons pas réduire l'explication de Cosmos à un schéma causal mécaniste. Pour Humboldt, il est aussi important de comprendre l'effet des facteurs physiques sur le milieu que d'étudier l'interaction de l'homme avec ce milieu. 50
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Boudin tente donc d'expliquer la répartition des maladies qui affectent les hommes en se servant de la théorie de la répartition des plantes de Humboldt, c'est-à-dire, en prenant comme référence les lignes isothermes qui sous-tendent les différences climatiques des diverses parties du globe. Le soin de Humboldt, manifeste dans les pages de l'Essai sur la géographie des plantes (1805) ainsi que dans Cosmos (1846) – quand il s’attache à l’étude du réseau complexe de relations entre les facteurs physiques et chimiques et les changements climatiques - se retrouve dans ce qu’on pourrait appeler la théorie distributive des pathologies dans différentes régions élaborée par Boudin. En 1843 déjà, dans l'Essai de géographie médicale, Boudin établit des rapports entre la distribution nosologique et la distribution botanique. Dans la préface, nous pouvons lire: “De même que les règnes végétal et animal, le règne pathologique, si je puis ainsi m’exprimer, est subordonné, lui aussi, à certaines conditions de saisons, de latitude et de longitude géographiques, ainsi qu’à la condition de sol, envisagé du point de vue de sa texture géologique.” (Boudin, 1843: 9). Il se propose donc d'étudier les lois qui déterminent la distribution géographique des maladies. (...) plusieurs de ces principes, que nous aurons l’occasion de développer dans le courant de ce travail, présentent une analogie frappante avec certaines lois de géographie botanique: ainsi, les circonstances de latitude et longitude géographiques, d’élévation et de structure géologique du sol, exercent une influence prononcée sur les manifestations végétales; on verra bientôt qu’il en est de même pour les manifestations pathologiques (Boudin, 1843: 8).
Parmi ces lois, il cite ce qu'il appelle les “loi du voisinage et loi de l’exclusion”. De même qu’il n’y a pas de plantes isolées, il n'y a pas non plus de pathologies isolées. Là où 51
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pousse un végétal déterminé, on trouve immanquablement, à proximité, un certain nombre d'autres espèces végétales, toujours les mêmes. Dans le domaine pathologique, on peut également observer ce voisinage entre maladies. A l’inverse, là où apparaissent certaines espèces végétales, d'autres espèces sont inexistantes ou se trouvent en nombre insignifiant. Pour Boudin, dans le cas des maladies, cette loi appelée d'exclusion ou d'opposition se vérifie également. On ne signale pas, par exemple, dans les régions où prédominent les fièvres paludiques, de maladies respiratoires. La géographie médicale se donne pour objectif d’étudier la distribution des maladies et de connaître les “modifications imprimées à l'organisme par l'influence des climats” (Boudin, 1843: 5). Boudin observe aussi que ce n’est pas uniquement dans la distribution des maladies que cette influence du climat est décelable, mais qu’elle agit aussi sur leur gravité et sur le nombre de maladies proches. En prenant cette loi de voisinage et d'exclusion comme principe de base pour étudier la distribution des pathologies, Boudin procède à des regroupements de maladies, ce qui le mène à plusieurs conclusions. La rage n'existe pas dans les localités de climat torride; dans celles où la chaleur est associée à un climat marécageux, “on peut être certain de rencontrer des cas plus ou moins fréquents de choléra” (Boudin, 1843: 12). Il y a une proximité entre le groupe de maladies dues à l'intoxication des marécages: il est possible de regrouper, selon la loi du voisinage, la fièvre jaune, le choléra, la peste et les fièvres paludiques, toutes dérivées de l'inhalation de miasmes morbides. L'agglomération urbaine, condition indispensable au développement du typhus en Europe, n'a aucune interférence avec la peste. L'acclimatation n'a d'effet ni sur le typhus, ni sur les maladies de climat froid, mais peut avoir un rôle agissant dans les cas de peste ou de fièvre paludique. Enfin, Boudin, insistant jusqu’à se répéter, signale que “le sol, considéré sous le point de vue de sa structure géologique, exerce sur les manifestations 52
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morbides de l’homme une influence très-remarquable, et dont on ne saurait révoquer en doute la haute importance.” (Boudin, 1843: 36). Ces lois qui, pour Boudin, régissent la distribution des maladies, sont reprises dans ses considérations sur la peste qui, selon lui, règne et se répand dans les lieux marécageux, cohabitant avec les fièvres paludiques intermittentes, assurant que, dans les localités où les marécages ont été asséchés, on les a vu diminuer et disparaître, comme dans le cas de Londres. Il observe que pendant les saisons chaudes, les cas de peste et de fièvres paludiques augmentent et que, comme pour toutes les maladies associées aux infections des marécages, leur gravité, leur nombre, leur propagation régressent en fonction de l'élévation de l’altitude et la diminution de la température. L’ensemble de ces corrélations entre altitude, température, pression barométrique, caractéristiques topographiques et direction des vents et une distribution d'espèces pathologiques proches et antagonistes, doivent être comprises en tenant compte de la grille d’interprétation de Humboldt de la “distribution des végétaux sur la planète et du type de sociabilité de chaque plante” (Kury, 2001: 865). Cette analogie entre les maladies considérées comme espèces et espèces végétales est explicitement énoncée par Boudin dans son Essai de Géographie médicale, conformément à une pratique noso-taxonomique de l’époque14. La stratification des maladies peut être rapprochée, dans une perspective méthodologique, de la représentation de la coupe transversale des Andes, que nous avons évoquée plus haut, transcrivant la distribution des plantes selon l’altitude. Ainsi Boudin reconnaît-il une nouvelle fois sa dette à l’égard de Humboldt quand il développe sa représentation stratigraphique de l’expression des maladies: 14
Voir par exemple Alibert, dermatologue, Précis théorique sur les maladies de la peau (1818)
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Sandra Caponi & Annick Opinel C’est ainsi, qu’au rapport de Leblond et de M. Humboldt, les Cordillères, naturellement divisées en plusieurs étages de vallées offrent, à l’étage supérieur qui correspondant aux régions polaires, des maladies inflammatoires; l’étage immédiatement au-dessous (...) produit, à l’exemple de la zone tempérée, des affections catarrhales; enfin l’étage inférieur, véritable zone équatoriale, offre aussi la pathologie réelle des régions de tropique, c'est-à-dire des affections bilieuses tantôt franches tantôt plus ou moins mariées avec l'intoxication des marais, suivant la nature sèche ou paludéenne du sol (Boudin, 1843: 26).
Les maladies seraient ainsi directement associées à l'altitude et à la longitude, à la température et à la pression mais aussi à la présence d'animaux et aux différentes formes d'intervention humaine, précision de Boudin qui constitue une différence notable avec Humboldt. C’est ici que s’inscrit la résolution de Boudin d’entreprendre l’étude de la distribution et des effets pathologiques des insectes et des parasites. Nous mettrons ici de côté l'étude des insectes et des parasites, qu’a réalisée Boudin dans le Livre huit (Chapitres 4 et 5) du Tome I du Traité, pour nous en tenir à l’intérêt qu’il témoigne à la définition, fondée sur les statistiques et les travaux d'Humboldt, de l'influence qu’exerce le climat sur différentes pathologies, la dégénérescence des races et les fièvres. Exubérance des plantes sous les tropiques et dégénérescence des hommes Le problème de la dégénérescence des races liée au climat, forme de pathologie, peut également se saisir dans la logique botanique de Humboldt. À partir des différences, observées lors de l'acclimatation des diverses races, Boudin conclut qu'il n'est pas possible de parler d'uniformité de la capacité d’acclimatation pour tous les êtres vivants (hommes, plantes et 54
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animaux) comme le fait Geoffroy Saint-Hilaire. Parlant des plantes et des animaux, il suffit d’assurer la conservation de l'espèce pour qu'ils soient considérés comme étant “acclimatés”. En revanche, dans le cas de l'homme, ce n'est pas la conservation de l'espèce qui importe, mais bien ce que Boudin appelle la persistance de ses facultés physiques, intellectuelles et morales. Or, à propos des natifs des colonies, Boudin souligne dans une note que “les facultés intellectuelles de la population créole de certaines colonies de l’Océan indien paraissent baisser à tel point, que le gouvernement de la métropole est contraint de confier presque tous les emplois à des Européens” (Boudin, 1857a: 150). C'est aussi à partir de l'utilisation d'arguments statistiques qu'il justifie ce qu'il appelle une dégradation croissante des facultés intellectuelles chez les soldats européens envoyés dans les colonies de climat tropical. Selon ses études de géographie médicale, cette dégradation augmenterait de façon directement proportionnelle au temps passé sous les tropiques. Pour ce qui concerne la question des différences raciales Boudin valide et justifie un argument déjà présent, on l’a vu précédemment, dans le corpus hippocratique, ravivé, selon certains, par Montesquieu15, ensuite repris par Cabanis, et défendu durant tout le XIXe siècle par une grande partie des hygiénistes et des médecins militaires français: l'association des conditions physiques (prioritairement climatiques) et du moral (capacités mentales et psychiques) des populations. Humboldt fournit lui une explication botanique de phénomène. Humboldt a réitéré les peurs de son temps et bon nombre de ses héritiers admettent ses affirmations sur les habitants des tropiques. Même s’il fait état de la magnificence des tropiques, il reproduit les craintes qui y sont associées lorsqu'il 15
Encore que Boudin ne fasse jamais référence ni à L’Esprit des Lois ni à son auteur.
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s'agit pour lui d'expliquer le développement des débilités mentales des populations qui y vivent, aussi bien blanches que noires ou créoles. Il a hérité de Montesquieu, défenseur malgré tout du “pacte colonial”16, l'idée que les régions tropicales sont impropres au développement de la civilisation. Et, bien qu’anti-esclavagiste, indigéniste comme le qualifie Charles Minguet, il avalise la thèse qui affirme que seules les régions tempérées stimulent le cerveau humain et l’incitent à concevoir les inventions nécessaires au développement de la civilisation. Comme l’analyse Nancy Stepan (Stepan, 2001), Humboldt soutient que la fertilité du sol retarde le progrès des nations vers la civilisation et que les facultés intellectuelles s’y développent moins bien que dans les climats rigoureux. Toujours selon la lecture de Stepan, Humboldt considère, grâce à l’étude des divers facteurs, la prodigalité du monde végétal comme présentant l’ obstacle majeur: la densité forestière qui dresse des barrières naturelles à la communication entre les peuples et ce sont précisément son extrême variété et sa fertilité qui font des tropiques un espace improductif. Tandis que les climats tempérés stimulent la production d'une même espèce de végétaux sur de grandes étendues, sous les tropiques, on voit cohabiter une variété infinie d'exemplaires et d’espèces différentes. Et selon lui, la difficulté de fonder, dans ces régions, des organisations sociales stables est liée à cette impossibilité d’y garantir la production d'une même espèce végétale: “la force de la nature des tropiques, si attrayante pour le naturaliste visiteur, perpétue la misère et le barbarisme des hordes solitaires.” 17
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Le pacte colonial s’entend, selon Montesquieu comme une sorte de reversement naturel des produits coloniaux sur la métropole. (Ch. Minguet, A. de Humboldt, 1969: 236.) Sur la dette de Humboldt envers les philosophes des Lumières, voir également Ch. Minguet, 1969: 67. Humboldt, Personal Narrative of Travels to the Equinoctial Regions of the New Continent during the Years 1799-1804, cité in Stepan, 2001: 42
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Les fièvres et la chimie La description de Humboldt des conditions climatiques prévalentes à Caracas, faite au cours du voyage en Amérique latine en compagnie de Bonpland, révèle un usage nouveau de la chimie placée sous le contrôle du climat tropical. Considérons par exemple l’évocation suivante: La lagune Campona est un grand étang qui dans les périodes de sé cheresse se divise en trois bassins (...) Des émanations fétides se dégagent sans arrêt de l'eau stagnante (...) Les miasmes se forment dans la vallée de Cariaco de même que dans la campagne de Rome, mais l'ardeur du climat des tropiques y ajoute une énergie délétère. Ces miasmes sont probablement des combinaisons ternaires, phosphore, hydrogène, carbone et soufre. Des millésimes d'hydrogène sulfureux mélangés à l'air atmosphérique suffisent pour asphyxier un chien (…). Nous ne pouvons pas non plus mettre en doute son influence lorsque nous observons que les fièvres intermittentes se dégénèrent en fièvres typhoïdes à mesure qu'on va vers le foyer principal des miasmes putrides (Humboldt, 1807, éd.1941: 142).
Pour Humboldt autant que pour Boudin, la grande conquête de la chimie moderne réside dans sa contribution à la physiologie. Grâce aux études de Lavoisier sur la respiration, auxquelles Boudin fait référence dans le Traité (Boudin, 1857a, I: 161) et que Humboldt cite dans l'introduction de Cosmos, ainsi qu’à celles de chimistes contemporains tels Boussingault et Gay-Lussac, il est possible d’établir un lien entre la composition chimique de l'atmosphère et sa pathogénicité, la salubrité et les foyers locaux de propagation de maladies épidémiques. Que l’intensité de la putréfaction pathogène dépende de la température est connu. Les fièvres intermittentes de Caracas sont donc déterminées par le climat. 57
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On retrouve également chez Boudin une discussion de l’incidence de l’acclimatation des races sur l’issue d’une épidémie liée au climat, ici la fièvre jaune, dans un contexte climatique très voisin de celui de Caracas, celui des Antilles. Boudin rassemble de nombreuses observations, citant au passage les observations de Humboldt sur la fièvre jaune au Mexique. Sur le problème spécifique de la transmission et de l’importation de la fièvre jaune, Boudin présente au lecteur les éléments du débat en s’appuyant sur un document officiel britannique, le rapport du Conseil général de santé d'Angleterre 18. Il en livre de larges extraits, identifiant ainsi deux causes à la transmission de la fièvre jaune. Ce rapport attribue à la fièvre jaune des causes externes directement liées au climat, comme la proximité des tropiques, les températures élevées, le voisinage d'étangs, et les appelle causes localisantes: “Elles sont, en substance, les mêmes que les causes localisantes du choléra et de toutes les autres maladies épidémiques. Comme dans les autres maladies épidémiques, à mesure qu’on éloigne ou qu’on diminue ces causes localisantes, la fièvre jaune cesse de paraître, ou ne revient qu’à des intervalles plus éloignés et sous des formes plus bénignes” (Boudin, 1857, II: 498). Ce rapport insiste sur le fait que ces causes externes ne suffisent pas à expliquer la transmission de la fièvre jaune et qu’il est nécessaire de leur ajouter une cause relative aux individus, appelée cause constitutionnelle prédisposante, qui est directement liée au problème de l’acclimatation. Ainsi, selon Boudin, c'est leur incapacité à s’acclimater, ou plutôt le fait qu’ils ne sont pas déjà acclimatés, qui a conduit tant de soldats à la maladie et à la mort en 1853 “(...) sur 433 hommes qui composaient la garnison de Basse-Terre pendent l’épidémie, 318 acclimatés ont fourni 49 malades, et 115 non 18
Second rapport sur la quarantaine (fièvre jaune), présenté aux deux chambres par ordre de sa Majesté, éd. Fr., Londres 1853, cité in Boudin, 1857, II: 498.
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acclimatés en ont donné 98. Sur 57 morts, 45 appartenaient aux non acclimatés; les acclimatés n’ont fourni que 12 décès”. Cela démontre “l'influence funeste du non acclimatement et l’immunité de l’acclimatement” (Boudin, 1857a, II: 513) et renforce l’idée de la différence de nature entre races acclimatées aux conditions climatiques d’un lieu donné et races issues d’une autre zone climatique. Mutation des théories explicatives: du climatique vers l’étiologique Il existe en 1860, malgré les divergences d’opinion entre les partisans de l'acclimatation et ses détracteurs, un terrain d’entente, ou du moins de débat: celui de l’analyse de la manière dont une multiplicité de phénomènes physiques (température, humidité, changements de pression atmosphérique, vents ou présence des miasmes délétères) associés au climat régissent l’acclimatation des individus en agissant sur les organismes. Dans ce schéma explicatif, parmi les paramètres qui autorisent ou non l’acclimatation, les phénomènes du vivant n’occupent qu’un espace réduit et sont en tout état de cause dépendants de facteurs géophysiques. Ainsi, les pathologies comme le paludisme et la fièvre jaune sont avant tout liées, on vient de le voir, à des causes physiques et chimiques. Sans parler de changement radical, on note un net infléchissement de la relation de la médecine au climat quarante ans plus tard avec l'émergence de la médecine tropicale. Tandis que la géographie médicale s’attache à déterminer la distribution de ces facteurs physiques et à réaliser des études statistiques montrant son impact sur la santé des populations, la médecine tropicale se préoccupe de la distribution et de la classification des vecteurs et des parasites, c'est-à-dire de facteurs proprement biologiques, dont le contrôle permet, par le 59
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biais d’une lutte antivectorielle ou de traitement prophylactique, de diminuer la mortalité dans les colonies. Il est généralement admis que la publication en 1898 du livre de Manson, Tropical Diseases, marque l’avènement de la médecine tropicale. Ce qui est souvent annoncé comme un changement radical doit être replacé dans un processus évolutif – comme toute “rupture épistémologique” –, en l’occurrence d’éléments préalablement acquis et transformés en une théorie synthétique par Manson. L’étude du processus évolutif de la relation médecine/climat dans la période qui sépare Boudin de Manson, fait apparaître une multitude d’acteurs et de notions relais.19 Les questions de la variabilité du type ou de la flexibilité des organismes individuels responsables de l’adaptation aux changements climatiques cessent progressivement d’être préoccupantes. Pas plus que la variabilité des individus, défendue par Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, la rigidité de l'espèce, défendue par Cuvier et Boudin, ne s’avérera explicative, à la fin du XIXe siècle, pour comprendre la nature des maladies dans les tropiques. L’hypothèse de la flexibilité des organismes individuels est remplacée par une autre: celle de la capacité d'adaptation des espèces dans la lutte pour la vie. Manson, dans l’introduction de Tropical Diseases, justifie tout d’abord l’emploi du “terme ‘tropical’ dans un sens météorologique plutôt que géographique, c’est-à-dire une haute température atmosphérique “(...) et du terme ‘maladie tropicale’ pour désigner les maladies qui ne se produisent que sous les climats chauds”20. Il estime que les “germes des maladies, leurs agents de transmisVoir la belle analyse de Flavio Edler, “De Olho no Brasil: A Geografia Médica e a viagem de Alphonse Rendu”, História, Ciencia e Saúde: Manguinhos Vol VIII, suppl.2001, Rio de Janeiro. Fiocruz,925-945. 20 “I employ the term ‘tropical’ in a meteorological rather than in a geographical sense, meaning by it sustaining high atmospheric temperature; and by the term ’tropical diseases’ (…) diseases occurring only (…) in warm climates”, Patrick Manson, Tropical Diseases, A manual of the diseases of warm climates, 1900: XV. 19
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sion, ou leurs hôtes intermédiaires, étant des organismes vivants, sont, durant leurs phases extra-corporelles, nécessairement des organismes en compétition, et donc susceptibles d’être la proie, ou d’être détruits, par d’autres organismes dans la lutte pour la vie.”21 L’importance accordée au climat comme cause exclusive de la maladie diminue. Avec la médecine tropicale, les facteurs physiques n'ont de sens que s'ils s’intègrent aux facteurs biologiques comme éléments de causalité Les arguments de la flexibilité organique de l’acclimatation perdent du terrain, les populations et les espèces remplacent en importance les organismes individuels quand il s'agit d'expliciter l'adaptation au milieu (G. Caponi, 2006). Les arguments en faveur d’une adaptation graduelle au climat, que l’on pourrait désigner par commodité comme lamarckiens, sont peu à peu remplacés par les explications de type darwinien dans lesquelles le climat joue un rôle clairement secondaire. Selon Darwin en 1859: “Quand nous allons du sud au nord, ou que nous passons d’une région humide à une région desséchée, nous remarquons toujours que certaines espèces deviennent de plus en plus rares et finissent par disparaître; le changement de climat frappant nos sens, nous sommes tout disposés à attribuer cette disparition à son action directe. Or, cela n’est point exact; nous oublions que chaque espèce, dans les endroits même où elle est le plus importante, éprouve constamment de grandes pertes à certains moments de son existence, pertes que lui infligent des ennemis ou des concurrents pour le même habitat et pour la même nourriture (...) Le climat agit principalement de façon indirecte en favorisant d'autres espèces” (Darwin, 1859, éd. 1992: 118). Or, comme le 21
“Disease germs, their transmitting agencies, or their immediate hosts, being living organisms, are, during their extracorporeal phases, necessarily competing organisms, and therefore liable to be preyed upon, or otherwise crushed out, by other organisms in the struggle for existence.”, Manson, Tropical Diseases, 1900: XIX.
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souligne Canguilhem, la position darwinienne signe l’élimination du climat de la définition du milieu: Le rapport biologique fondamental, aux yeux de Darwin, est un rapport de vivant à d’autres vivants; il prime le rapport entre le vivant et le milieu, conçu comme ensemble de forces physiques. Le premier milieu dans lequel vit un organisme, c’est un entourage de vivants qui sont pour lui des ennemis ou des alliés, des proies ou des prédateurs. (Canguilhem, 1998: 137).
La notion d’isotherme, utilisée par Boudin pour établir un lien de causalité physique entre température et maladie, va elle-même se trouver utilisée dans un cadre épistémologique radicalement différent. Ainsi, Alphonse Laveran utilise cette représentation humboldtienne du climat par les lignes isothermes, pour interpréter la carte de la distribution du paludisme en fonction de la température (Browne, 2001: 964, et prouver ainsi que le paludisme n’existe pas dans des conditions de température incompatibles avec l’existence continue des anophèles. L’isotherme est désormais doté d’une signification biologique. On retrouve cette utilisation de l’isotherme humboldtien chez les chercheurs qui prennent en compte la spécificité biologique des insectes vecteurs, déterminant ainsi leur écologie, tels que Marchoux, Sergent, ou Lutz (Benchimol, Romero Sà, 2004: 41), sans qu’ils songent à en faire l’emblème d’une théorie climatique des maladies. On voit ainsi que la référence au climat a de fait perdu beaucoup de sa valeur explicative pour ce qui concerne l'émergence de nouvelles maladies au tout début du XXe siècle. Cependant, la notion d’acclimatation aux pays chauds ménage un espace où les paramètres explicatifs climatiques subsistent, où le recours aux facteurs physiques et climatiques continue de s’imposer mais auquel s’ajoutent des paramètres explicatifs supplémentaires, ce que Cabanis (1805) a appelé “l'association 62
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entre les conditions physiques et les conditions morales ou mentales”. Cette association persiste jusque dans les premières décennies du XXe siècle, avec une force comparable à celle qu’elle avait dans le corpus hippocratique, au XVIIIe siècle22 dans le Traité de Boudin, dans celui de Bordier (1884) au XIXe siècle, et jusque dans l’enseignement général. Les anciennes explications concernant les caractéristiques morales des habitants des tropiques restent identiques. La paresse et l'indolence apparaissent quelquefois comme étant un effet inévitable de l'action des conditions climatiques sur les organismes. Ces changements physiologiques dérivés du climat torride laissent leurs marques sur les conduites et sur les comportements, comme l’avait proposé, on l’a évoqué précédemment, Humboldt lorsqu’il établit une analogie entre société végétale et société humaine. L’exubérance tropicale empêche la civilisation, la monotonie végétale des climats tempérés la favorise. C'est à partir de ce jeu d'opposition entre une nature extraordinaire mais excessive et une humanité condamnée à l'incivilité, que la géographie médicale s’est développée et consolidée. Le changement s’opère à partir de deux thèmes tenus pour primordiaux: la question raciale et l'émergence de nouvelles maladies.
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Voir à ce propos l’article de Courtois (in Hoquet, Spector, 2004). Il met en avant, dans l’Esprit des Lois ou dans l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères de Montesquieu, ce qu’il appelle moins un déterminisme du climat sur le physique et donc sur le moral que, citant C. Larrère et P. Blandin, une “transaction”.
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Chapitre 2 Le pessimisme climatique
Le pessimisme climatique, expression modelée d’après Sambon (1901), est une théorie qui imprègne la géographie médicale. Nous verrons comment ce genre de théorie climatique a occulté, au moins dans un premier temps, les explications des maladies tropicales proposées par la parasitologie naissante. L’exemple du paludisme permettra d’illustrer cette progression épistémologique, de comprendre ce point crucial dans la compréhension de l’étiologie des maladies parasitaires qu’est la prise en compte de l’action des parasites et des vecteurs qui les transforment. En complément à leurs théories vectorielles, les biologistes devront aussi accepter de voir se développer un axe de recherche essentiel, l’entomologie médicale, domaine qui réintègre le climat comme paramètre dans l’évolution du biotope ainsi constitué. Il serait cependant réducteur, et naïf, de penser la biologie comme un rempart contre le pessimisme climatique et son corollaire, le déterminisme racial. L’analyse de la littérature contemporaine fournira des exemples de la porosité de ces théories et de la coexistence des positions jugées a posteriori contradictoires. Acclimatation ou pessimisme climatique Entre 1857, date de la parution en France du Traité de géographie médicale de Boudin et 1908, année de la création de la Société 65
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de Pathologie exotique par Laveran, on envisage pour expliquer les maladies des climats chauds, différentes théories, successives ou intriquées les unes dans les autres. L’émergence de la notion de maladie tropicale, la découverte de leurs agents étiologiques, vient complexifier les concepts de géographie médicale, d’acclimatation des individus et des populations. Si l’on se réfère à la lecture des Archives de médecine navale, l’étude des limites et des difficultés de l’acclimatation initiée par Boudin, continue à être, pendant plusieurs années encore, l’objectif prioritaire aux yeux des médecins et des chercheurs français envoyés outre-mer.. Dans ce qui suit, nous tenterons de faire émerger la différence nette qui existe entre une perspective axée sur la définition des effets du climat sur les êtres vivants, et en particulier sur le corps humain, et une autre perspective focalisée sur la distribution des êtres vivants, sur leur spécificité, leur façon d’interférer et sur la présence ou non de prédateurs. Nous verrons ici comment se transforment les diverses théories qui définissent les limites de l'acclimatation et qui tentent de démontrer l'impossibilité du cosmopolitisme en défendant ce que nous appellerons un ‘pessimisme ou déterminisme climatique’. Cette dénomination, héritée de Luigi Sambon (1865-1931), qui dans son article de 1901 “Acclimatation des Européens” évoquait les “opinions pessimistes que l’on a sur le climat” (Sambon, 1901: 45), nous permettra d’identifier tout un ensemble d’idées qui ont souvent constitué un obstacle à la compréhension des maladies tropicales, en particulier du paludisme. Peu à peu, au cours du XIXe siècle, les thèses héritées de la tradition médicale qui voient dans la chaleur et dans l'humidité des tropiques les causes de la maladie et de l'échec (du déclin/dépérissement?) auxquels sont fatalement vouées les populations habituées à vivre sous des climats plus tempérés, se modifient sous l’effet de nouvelles théories. 66
De la géographie médicale à la médecine tropicale
Les thèses sur l'acclimatation, qui sont vérifiées quand on considère la capacité adaptative et la variabilité naturelle des plantes et animaux, paraissent avoir une limite lorsqu'il s'agit de populations et de races. Quelques auteurs commencent alors à parler des limites de la capacité d'acclimatation et à avancer une thèse contrariant les idées cosmopolites. Parmi les défenseurs de ce pessimisme climatique, citons Rochard, pour qui il existe une difficulté constitutive empêchant l'homme européen d'habiter les régions tropicales: Dans les pays chauds mais salubres, le séjour peut se prolonger beaucoup plus longtemps; cependant les forces s'épuisent peu à peu, et l'Européen, qui se faisait remarquer à son arrivée par son activité, son ardeur au travail, son insouciance pour la fatigue et le soleil, voit peu à peu sa vigueur décliner, son teint pâlir, ses forces décroître. Il est envahi par l'anémie des pays chauds, qui ne lui laisse plus que tout juste la force de vivre, à moins qu’il ne puisse aller se refaire sous un ciel moins brûlant. (Rochard, 1886, 77: 655)
A partir du moment où les agents étiologiques sont identifiés, entre autres le parasite, et le mode de transmission de plusieurs maladies découvert, le vecteur, de nombreuses stratégies sont imaginées pour assurer la santé des expatriés et renforcer leur résistance à ces maladies. Celles-ci ne condamnent plus aussi formellement les Européens à leur perte, mais supposent que l’altérité radicale que représentent les tropiques peuvent être, si on a recours à/use de certaines stratégies spécifiques, refaçonnée selon des modèles hygiénistes importés d’Europe. La perception que l’on a des tropiques est donc marquée par des positions extrêmes. Toutefois ce différentiel est loin d’être dépourvu de signification. Au contraire, il est porteur de marques et de signes laissant sup67
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poser que, soit les colonies sous les tropiques sont condamnées à la décadence, soit elles peuvent être transformées et modelées à l’image de la métropole. Cette alternative ne concerne pourtant pas toutes les maladies tropicales. Il semble opportun, à cet égard, de parler de “biais” à propos de la formation des théories explicatives climatiques des maladies tropicales. Le paludisme, par sa prégnance et sa proximité, a ”formaté” la pensée médicale, biaisant ainsi son application à l’étude des maladies des tropiques. Ainsi, ce sont pour la plupart des observations liées à l’existence du paludisme dans d’autres contrées que l’on retrouve dans les ouvrages et dans les théories climatiques. La manière dont le paludisme est compris au cours du XIX ème siècle constitue la trame de notre analyse de la persistance du pessimisme climatique. Le paludisme, maladie exemplaire des theories climatiques À la différence de la variole, de la rage ou du choléra, le paludisme, et à un moindre degré la fièvre jaune, continuent à être expliqués selon des schémas qui ne sont jamais réellement éloignés des doctrines climatiques classiques. Le paludisme est l'exemple le plus significatif23 de cette continuité explicative fondée sur la thèse du pessimisme climatique, et cela même après la publication d’autres études, d’abord celles portant sur l’identification de l’agent responsable, le Plasmodium, puis sur sa transmission. L’intrication des hypothèses de travail et des propositions des médecins pour résoudre les problèmes posés par le paludisme est évidente chez Laveran. Il identifie en 1880 23
Comme chacun sait, le paludisme n’est malheureusement pas endémique uniquement sous les tropiques, l’impaludation du bassin méditerranéen, comme d’ailleurs celle de l’Europe septentrionale, constituant un problème majeur de santé publique depuis l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle. Nous avons cependant choisi de traiter du paludisme dans ce cadre en raison de son caractère paradigmatique.
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De la géographie médicale à la médecine tropicale
la nature de l’agent du paludisme: il s’agit d’un protozoaire, le Plasmodium, et non un miasme. Afin d’en déterminer le mode de transmission, Laveran propose d’abord des hypothèses mêlant théories climatiques de propagation du parasite par l’eau et hypothèses du moustique/vecteur, perspective/approche partagée par un géographe médical tel que le Français Bordier, avant la découverte définitive de l’Anophèle/vecteur par Ross et Grassi entre 1895 et 1898. Par exemple, dans le cas du paludisme, étant donné la difficile restitution du mode complexe de transmission qui exige l'intervention d’êtres vivants, le vecteur et l’hôte, pour que se réalise le cycle vital de l’hématozoaire, de nombreux aspects des théories anciennes conservent une valeur explicative: ainsi en va-t-il de l’action des marais, de la chaleur, de l'eau, de l'air ou des explications miasmatiques traditionnelles, complétées mais non remplacées par la découverte du Plasmodium et de son vecteur. Le paludisme dans la littérature médicale après la découverte de Plasmodium Cette prégnance est tangible dans les études de géographie médicale relatives au paludisme, effectuées dans différentes régions du monde dès 1857. L’ouvrage de Boudin sert alors de référence à une théorie purement climatique du paludisme. Dans le livre III du Traité de géographie et statistique médicale, consacré à l'acclimatation, on peut lire, au chapitre IV (De l'acclimatation en régions palustres): “Les habitants (des régions paludéennes), loin de s'acclimater aux émanations miasmatiques, ont fourni au contraire un nombre toujours croissant de malades (...) La presque totalité des pays chauds se compose de foyers paludéens, circonstance qui, à elle seule, constitue déjà un grave obstacle à l'acclimatation.” (Boudin, 1857a, II: 150). 69
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La distribution et les limites géographiques de la maladie sont directement liées au climat et à l'existence de marais, Boudin développant ici les théories de Humboldt sur les fièvres des marais à Caracas: En thèse générale, les fièvres paludéennes endémiques diminuent de fréquence et de gravité à mesure qu’on s’élève au-dessus du niveau de la mer. Il y a plus, de même que le type s’écarte de plus en plus de la continuité à mesure que l’on s’éloigne de l’été, de même le type de fièvre paludéennes varie également avec l’altitude; en sorte que, dans les pays chauds et marécageux, on peut trouver successivement, en montant, une série graduée, véritable stratification morbide, depuis le type continu jusqu'à l'intermittence la plus rare (Boudin, 1857a, II: 517).
Boudin évoque également l'effet du vent dans la transmission de miasmes palustres, également, est rapporté par Boudin, ainsi que la “distribution des fièvres paludéennes selon les races”. Il présente les taux différentiels de mortalité chez les Blancs et les Noirs, en notant “la constance de l'infériorité des décès des nègres” (Boudin, 1857a, II: 529), fait qui confirmerait l'impossibilité d'acclimatation des Européens aux régions palustres. Quelques articles clés parus dans les Annales de l’Institut Pasteur et le Bulletin de l’Institut Pasteur nous aideront à analyser la bibliographie contemporaine et mesurer ainsi l’état des connaissances et la pénétration des idées et théories, notamment celles sur la transmission. En juillet 1888, dans les Annales de l’Institut Pasteur, Laveran livre une revue critique très utile des publications récentes à propos des hématozoaires du paludisme (il avait déjà livré l’année précédente un résumé de l’état des connaissances sur la question). Analysant les articles de plusieurs de ses confrères américains (Councilman, Osler, James) 70
De la géographie médicale à la médecine tropicale
ou anglais (Vandyke Carter) dans des revues américaines, britanniques, allemandes ou françaises, ou encore russes (Danilewsky), Laveran commente les différentes descriptions de l’hématozoaire faites par ces biologistes, tous admettant donc comme démontrée la présence de l’hématozoaire observé dans le sang des paludiques. Laveran fait également part des résistances à cette hypothèse, qu’il dit être de plus en plus rares et qu’il récuse point par point, soit pour défaut d’observation rigoureuse (doutes sur le lien causal hématozoaire/paludisme), soit pour mauvaise foi (de façon assez surprenante, il reproche à Celli et Marchiafava, les deux grands parasitologues italiens, “de nier l’évidence” Laveran, 1888, 7: 384). Il range dans le registre des contestataires absolus tels Klebs et Tommasi-Crudelli, qui persistent à affirmer que ce sont des bacilles (Bacillus malariæ) qui sont les véritables parasites du paludisme24. Si la théorie de l’hématozoaire est largement admise en 1888, ce n’est qu’en 1899 que le rôle du moustique devient largement connu dans la communauté scientifique. Dans un article de 1899, intitulé “Du rôle des moustiques dans le paludisme”, Ronald Ross (1857-1932) qui précise que cette note a été présentée à l’Académie de médecine de Paris le 24 janvier 1899 et a fait l’objet d’un rapport de Laveran lu lors de la séance suivante, retrace la chronologie de la découverte et rappelle avec déférence sa dette à l’égard de Manson. En 1884, Patrick Manson (1844-1922) avait découvert le rôle du moustique dans la filariose asiatique. Ross s’appuie sur ces “remarquables inductions” pour démontrer que, ce qu’il appelle des corps pigmentés “constituent un stade du développement de l’hématozoaire dans le moustique”, et concluant que la théorie de Laveran et Manson est ainsi prouvée (Ross, 1899, 138), il “réclame pour les illustres savants l’honneur d’avoir édifié la théorie du rôle des moustiques: pour le Dr Laveran, qui l’a 24
Klebs, Die allgemeine Pathologie, Iena, 1887, cité par Laveran, 1888,7: 385.
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conçue; pour le Dr Manson, qui a deviné la fonction des corps flagellés et clairement indiqué la direction précise dans laquelle les recherches devaient être conduites.” (Ross, 1899, 144). Il existe cependant des résistances à la théorie de l’hématozoaire ainsi qu’à sa transmission par l’Anophèle. On en citera deux exemples. Le premier, “Aperçu hygiénique sur le Laos”, publié dans les Archives de médecine navale en 1896, par Estrade, médecin de deuxième classe de la Marine, est une étude classique de géographie médicale qui analyse l'assainissement, les foyers, la topographie, le climat, les différences des saisons, le problème de l'acclimatation, les pathologies les plus fréquentes. Cet article nie, en 1896, le rôle de l’hématozoaire. Ainsi peut-on y lire: Au point de vue anthropologique, l'homme est loin d'être le civis totius mundi, dont on a tant parlé. Il ne peut vivre dans les colonies torrides qu’à l’état de minorité aristocratique en menant une vie tout artificielle, à l’abri des éléments qui le minent et l’accablent (...) mais qu’il ne songe pas à faire souche; dans cet ordre d’idée, l’avenir colonial est aux métis. Un type humain est organisé pour résister au froid, un autre à la chaleur. Nous trouvons dans les colonies torrides deux ennemis par lesquels nous serons toujours vaincus: la chaleur et le miasme palustre. Nous sommes ici des candidats à l'anémie et à la cachexie palustre, comme le nègre est en France candidat à la phtisie. (Estrade, 1896: 25)
Ce texte, écrit seize ans après la découverte du Plasmodium, persiste à dégager des causes climatiques: “L’impaludisme (sic) est ici lié à une foule de causes contre lesquelles la main de l’homme ne peut rien. Le jour où l’on arrêtera les énormes crues de Mékong, où l’on empêchera les vents de balayer des centaines de kilomètres carrés de forêts en putréfaction, on atténuera dans une grande mesure l’influence 72
De la géographie médicale à la médecine tropicale
paludéenne. Ce jour-là est malheureusement bien loin!!!” (Estrade, 1896: 26). Ces éléments climatiques, mais aussi environnementaux, permettent à l'auteur d’étayer son argument central: “La théorie du cosmopolitisme de l'Européen est une thèse bien difficile à soutenir (...) s’il est vrai que l’Européen peut s’acclimater dans les régions torrides, comment se fait-il qu’il n’y fait pas souche; c’est en vain que l’on cherchera les rejetons de la troisième génération, l'individu se maintient artificiellement, mais la race est appelée à disparaître.” (Estrade, 1896: 25). Un second exemple également tiré des Archives de médecine navale de 1900, “Note sur le Paludisme”, minimise le rôle du moustique au profit d’une explication climatique et raciale. L’auteur, H. Gros, est un médecin de première classe de réserve de la Marine et médecin colonial à Lourmel, en Algérie, qui avait déjà publié diverses Contributions à la géographie médicale relatives au Loango (Guinée méridionale), à la Cochinchine et à l’Algérie. Gros annonce avec un ton impérieux l’objet de son étude étiologique: “a) les rapports de la maladie avec la météorologie; b) le rôle des insectes; c) la distribution topographique; d) l’approvisionnement d’eau; e) l'influence de la race, de la profession, des conditions sociales, etc.” Ironique et volontiers donneur de leçons, il affirme que “les bactériologistes ont étudié avec minutie et complaisance l'influence du milieu extérieur, des actions physiques et du terrain sur les microbes emprisonnés dans leurs tubes ou dans leurs plaques. À l'aurore de la nouvelle science, on crut pouvoir tout expliquer par des expériences de laboratoire; il fallut bientôt en rabattre. Le froid, les impressions vives, l'action des saisons, le traumatisme, etc., reprirent peu à peu la place perdue. L’explication seule différa. Pourquoi donc les médecins praticiens qui étudient les réactions des germes morbides sur l’homme (...) ne noteraient-il pas avec le même soin le rapport des maladies 73
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avec toutes les circonstances qui paraissent en favoriser le développement? Cette étude a encore plus d'importance pour les agents qui, comme celui du paludisme, n'ont jamais pu être cultivés artificiellement.” (Gros, 1900: 162). En se référant plus spécifiquement à une épidémie de paludisme qui eut lieu en 1900 en Algérie, Gros affirme que les pluies d'été exceptionnelles en ont été la cause déterminante. Elles ont donné à “l'agent malarien (Plasmodium) assoupi dans le sol une virulence nouvelle, ou bien elles ont permis sa multiplication telle qu'il devienne extraordinairement offensif pour l'homme.” (Gros, 1900: 166). L’hypothèse de transmission par le moustique a été écartée parce que ces insectes n'ont pas été trouvés à Oran, et que “les eaux stagnantes où ils pourraient déposer leurs œufs manquent.” Gros affirme qu’un très grand nombre de malades dit n'avoir nullement souffert de leurs piqûres. (Gros, 1900: 167). Le Plasmodium peut dès lors s'intégrer au réseau explicatif de la géographie médicale: saisons, pluies, météorologie, topographie, races; mais l'Anophèle, le vecteur, n’a pas sa place dans ce modèle. On retrouve ici l’étiologie du paludisme décrit par exemple en 1884 par Arthur Bordier (1841-1910), professeur de médecine à l’Institut d’anthropologie de Paris, qui intègre le rôle de l’hématozoaire dans le cadre explicatif de géographie médicale (Bordier, 1884; Gachelin, 2005). L'Anophèle, le nouvel élément explicatif Le texte de Ronald Ross, La découverte de la transmission du paludisme par le moustique, écrit en 1902 à l’occasion de la réception de son Prix Nobel, est un témoignage de première main sur les raisons de la ténacité des explications climatiques même une fois l'agent causal du paludisme identifié, ainsi que de l’impossibilité de les conserver comme telles après la découverte du vecteur. 74
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La description des conditions sanitaires du sol, du climat, de l'eau peut en effet facilement intégrer les études issues de la bactériologie, presque toutes relatives aux micro-organismes transportés par l'eau ou l'air. Même si le cycle de l’évolution du paludisme s’avère complètement distinct des formes de transmissions connues par les hygiénistes, la découverte de Laveran s’est intégrée sans difficulté dans l’espace d’intelligibilité propre à l’épistémé hygiéniste. Confrontés à la difficulté à définir le mode de transmission spécifique à l’hématozoaire, les chercheurs ont insisté de manière récurrente, entre 1880 et 1899, sur le fait que la découverte de Laveran viendrait confirmer, et non réfuter, l'hypothèse – déjà présente dans les textes hippocratiques - d’un rapport des fièvres avec le “mauvais air”, c'est-à-dire, avec la menace que représentaient les marécages et un climat torride. Ronald Ross analyse attentivement cette continuité. En premier lieu, il résume les explications avancées dans les textes antérieurs et qui avaient été reprises et renforcées par les hypothèses sur la nature chimique des miasmes. On sait d’abord que la fièvre paludéenne est essentiellement une maladie endémique (...) ensuite on sait que le paludisme a une prédilection spéciale pour les localités chaudes où il y a beaucoup d’eaux stagnantes, comme celles des marais. Sur ces faits, parfaitement exacts, on a construit de nombreuses hypothèses; d’après l’une d’elles en particulier, qui date de l’époque de Lancisi et de Morton, le paludisme serait dû aux miasmes émanés de l'eau stagnante, d'où l’origine du mot malaria; plus tard, naquit la théorie du miasme tellurique, voisine de la précédente, d’après laquelle le sol de certains endroits contiendrait des effluves délétères assez puissants pour donner la fièvre à l’homme. On croyait même que quand on remuait la terre, ces effluves s’échappaient comme un gaz et infectaient tous ceux qui vivaient à proximité (Ross, 1929: 35).
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Jusqu'ici, Ross se borne à relater des faits connus de tous. Mais, très vite, il entreprend l’analyse de l'étroite complémentarité qui a existé pendant près de 20 ans entre ces explications largement admises par les médecins et la découverte du Plasmodium. La découverte par Laveran de l'organisme pathogène ne modifia que peu les idées sur cette question; on pensa simplement que les parasites pouvaient vivre à l’état de saprophytes dans l'eau stagnante, et pouvaient pénétrer dans l'organisme avec l’inhalation de la vapeur aqueuse, ou par l’ingestion de l'eau infectée. Aussi les chercheurs s’efforcèrent-ils rapidement d’obtenir la preuve expérimentale de ces conceptions; Calandruccio, Marino, Agenore et Celli entre autres, essayèrent d’infecter des sujets bien portants au moyen d’eau provenant de sources notoirement impures. Toutefois, les expériences furent complètement négatives, à l’étonnement de ceux qui les suivaient (...). En même temps, on commençait des recherches parallèles pour déterminer le stade saprophyte des parasites; dans une amibe (...), Grassi et Feletti crurent reconnaître la forme libre du parasite. Dans leur mémoire, ils rappellent le travail de Crudeli et Klebs; ceux-ci, avant la découverte de Laveran, prétendaient avoir trouvé la cause de la malaria dans un bacille qui (...) abonde dans l’eau et le sol des lo calités paludéennes, et en particulier dans les couches inférieures de l’air (...) Il est prouvé maintenant que toutes ces observations étaient erronées. (Ross, 1929: 36).
Il suffirait de trouver, dans l'eau du sol ou dans la vapeur d’eau, l’hématozoaire découvert par Laveran. On pourrait alors définir exactement sa forme de transmission. De nombreuses expériences sont réalisées dans ce sens, mais toutes échouent. Les mesures prophylactiques proposées par les hygiénistes entre 1880 et 1891 restent les mêmes:
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assainissement, contrôle des eaux stagnantes, assèchement des marécages. “Quand le parasite du paludisme fut découvert, tous ceux qui n'avaient pas oublié les vieilles hypothèses du tellurisme et des miasmes, pensèrent que ce parasite pouvait vivre en saprophyte dans les marais, et jusqu'en 1894 on considéra que l'Amoeba guttula de Grassi pouvait bien être la forme libre du parasite dans l'eau.” (Ross, 1929: 39).
Ross démontre qu'il est nécessaire de dépasser les hypothèses avancées par les hygiénistes et les climatistes si l’on veut trouver l’explication de la transmission de certaines maladies, et plus particulièrement du paludisme. A ce moment, la résolution du problème du paludisme pose une équation à deux inconnues: le Plasmodium et son mode de transmission. Le Plasmodium étant identifié, Ross doit alors rechercher un mode de transmission différent de celui qui caractérise les infections microbiennes: C'est à cette époque que je commençai pour la première fois à observer plusieurs faits qui ne cadraient pas avec l'hypothèse du tellurisme, qui m'avait été inculquée au cours de mes études. Je notais, en particulier, qu'aucune théorie de transmission par l'air ne pouvait expliquer pourquoi la maladie ne se montrait que dans certains endroits, et d'une manière tout à fait limitée. (Ross, 1929: 37).
La principale inconnue étant le mode de transmission, pour pouvoir s’émanciper de la perspective/approche climatique, Ross formule autrement la question: “Nous savions que les parasites sont dans le sang, mais comment y pénètrent-ils? (...) Comment exactement l'infection paludéenne atteint-elle le sang de l'homme?” (Ross, 1929: 34). 77
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La suite, bien connue, est rapportée par Ross. C’est au cours d’un séjour à Londres en 1894-1895, que Ross est informé, par Manson, de l’hypothèse du rôle d’un moustique dans la transmission de l’hématozoaire, hypothèse issue des travaux de King, Laveran et Manson. Le nouvel élément explicatif du mode de transmission d’un agent infectieux réside dans l’hypothèse d’un vecteur et de l’existence d’un cycle parasitaire à l’intérieur non seulement d’un insecte mais aussi de l’hôte. Ross vérifie cette hypothèse sur le terrain en Inde entre 1895 et 1898. On notera cependant (mais faut-il l’envisager comme un exemple de scepticisme scientifique légitime?) la réserve d’un biologiste, grand pasteurien, Emile Roux (1853-1933), face à la nouvelle théorie vectorielle. Même après les communications de Ross et de Laveran, en principe non contestées, on pourrait en effet penser qu’un doute subsistât sur la généralité des observations de Ross. En effet, en 1900, Emile Roux, alors sous-directeur de l’Institut Pasteur, envoie dans une Algérie en proie au paludisme une mission dirigée par les frères Edmond (1876-1969) et Etienne (1878-1948) Sergent, tous deux biologistes, afin de “vérifier ‘la découverte de Ross’ sur place” (Sergent, 1964: 13). La découverte du vecteur conduit à une autre difficulté; il est désormais nécessaire d’établir un lien entre la science de l’entomologiste et la science du parasitologue. Ross recherche des informations scientifiques sur l’identification, l'anatomie et la physiologie des moustiques, informations qui lui sont difficilement accessibles. Il doit inventer ses méthodes personnelles de classification “assez grossières”. Cette difficulté à ajuster un savoir scientifique à un savoir empirique constitue une réalité chez les parasitologues contemporains (Opinel, 2008b). Comme Ross l'affirme lui-même, “ce n'était que la classification de travail d'un amateur qui n'avait pas d'ouvrage pour le guider.” (Ross, 1929: 74). 78
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La reconnaissance de l'espèce de moustique et les études (en un certain sens, intuitives) des tissus cellulaires et de l'anatomie du moustique ont contribué à reconstituer l’ensemble complexe de la transmission du Plasmodium. Le souci de déterminer le rôle de ces êtres vivants intervenant dans la transmission du paludisme exige en effet que soient réalisées des recherches d'entomologie et de parasitologie médicales. C’est précisément parce que l’entomologie associe la vie d’un insecte à un lieu défini par son climat et de manière plus générale son écosystème, que l’existence des insectes vecteurs perpétue certains aspects des théories climatiques du paludisme. Cette nécessité d’allier l’entomologie à la médecine est mise en évidence par les nombreuses études alors engagées par les médecins et parasitologues. On peut citer par exemple plusieurs ouvrages en s’en tenant aux auteurs français: le livre de Blanchard, Les moustiques: histoire naturelle et médicale, paru en 1905, les ouvrages d’identification et de biologie des anophèles des frères Sergent, Moustiques et maladies infectieuses. Guide pratique sur l’étude des moustiques paru en 1903 et surtout les travaux sur la physiologie et la biologie des glossines en relation avec la maladie du sommeil réalisés sur le terrain en Afrique équatoriale française par Emile Roubaud (La Glossina palpalis, sa biologie, son rôle dans l’étiologie des trypanosomes, 1909). Les transformations du pessimisme climatique A partir du moment où l’hypothèse du vecteur et de l’hématozoaire est plus largement admise, on assiste à une transformation de la référence aux thèses climatiques en deux courants complémentaires:
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– le premier incorpore à la persistance de la théorie climatique la nouvelle donne vectorielle, dessinant le schéma d’influence climat>vecteur>homme – le second insiste sur la réalité de l’influence directe du climat sur la physiologie humaine, dessinant alors la chaîne climat>homme<vecteur. Le vecteur intégré aux théories climatiques Pour une appréciation des théories circulant dans la communauté des médecins coloniaux, nous nous appuierons sur les articles publiés dans deux revues spécialisées en médecine coloniale, les Archives de médecine navale et coloniale (1890-1896) puis dans les Archives de médecine navale, qui leur ont succédé, entre 1897 et 1910. Ces textes témoignent de la transformation des théories climatiques, c'est-à-dire de la manière dont les explications proposées auparavant pour les maladies tropicales ont dû se rallier aux données nouvelles, ou tout simplement ont été remplacées, d'abord par des étiologies mettant en jeu des germes (bactéries, bacilles, parasites) et, ensuite par la reconnaissance du rôle des vecteurs. Entre 1890 et 1901, on observe un maintien sans ambiguïté des explications climatiques fournies pour les maladies les plus diverses. Parmi les articles publiés alors, il y a prédominance de textes consacrés à la géographie médicale bien qu’ils traitent tous a priori d’objets différents. On trouve, parmi d’autres, des rapports comme celui du “Service de santé de la division de la Cochinchine” (1901), les “Notes sur le paludisme en Algérie” (1900), une “Contribution à la géographie médicale sur le Laos” (1890) ou une étude intitulée “Géographie médicale: Dakar” (1908). En certaines occasions, ces études prennent comme référence privilégiée le rapport entre une maladie (la malaria, la fièvre jaune ou la peste) et les caractéristiques géographiques et climatiques d'un lieu déterminé. 80
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Dans d'autres cas, le centre d'analyse se trouve être la région géographique et les multiples maladies qui s’y propagent. La structure de ces textes est double: description de la géographie, du sol, de la topographie, du climat, description de la population habitant la région, de ses habitudes et de l'état sanitaire-hygiénique de l’endroit, description des infirmités les plus communes et de leurs formes de transmission ou alors d’une maladie spécifique à analyser et son rapport avec d'autres maladies communes dans la région, presque toujours suivies de réflexions sur la possibilité ou l'impossibilité pour les Européens de s'adapter à ces contrées. Un extrait du Rapport médical d’inspection générale de 1900 du Dr Reboul, médecin de 1ère classe de la Marine, publié dans les Archives de médecine navale en 1901 sous le titre “Service de santé de la Division navale de Cochinchine” témoigne de cette interrogation. Au chapitre “Influence spéciale du climat”, il expose le changement de l’opinion publique en ce qui concerne l’inhospitalité de la Cochinchine “terre de mort (...) d’où l’on ne revient pas ou peu” (...) “D’un pessimisme qui n’était exagéré que par suite de l’insuffisance de l’effort public en matière d’hygiène, elle (l’opinion publique) a passé à l’optimisime le mieux caractérisé” (Reboul, 1901, LXXV: 333). Selon Reboul, il faut attribuer à ce revirement les nombreuses erreurs commises: on a pensé pouvoir envoyer les soldats et leurs familles en Cochinchine, y installer des colons en vue de travailler la terre, on a cru qu’il était viable de prolonger le temps de séjour des soldats (réduit de dix-huit à douze mois au Sénégal, il est porté à vingt-quatre mois en Cochinchine). Reboul analyse les différentes causes de ce changement: une réelle amélioration des conditions hygiéniques et sanitaires dans la région, la distribution d'eau potable ainsi que les transformations considérables des habitations mais “quelques réelles que soient ces améliorations morales, intellectuelles ou matérielles, quelque bienfaisante qu’en soit l’action pour soutenir la 81
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volonté, écarter le spleen, garder en forme le corps, elles n’ont pu supprimer ni modifier le climat, qui reste offensif, rude, et rongeant la cellule vivante comme la rouille le fer” (Reboul, 1901: 334). Reboul oppose à ce que nous pourrions appeler cette fois un optimisme climatique soutenu par une volonté politique colonialiste, le pessimisme le plus noir. Il affirme que la chaleur agit directement sur l'organisme, affecte le système nerveux, bloque la pensée, anéantit la volonté et provoque le “spleen, le taedium vitae” (Reboul, 1901: 337). Cependant, près de vingt ans après la création de l'Institut Pasteur, il était plus que nécessaire d’actualiser ces thèses, très proches de celles de Boudin, en y intégrant celles récemment développées par la bactériologie. Reboul se charge donc de rendre complémentaires ces deux théories. Il établit, d’une part, un lien entre les altérations que le climat produit sur les individus et les menaces externes, représentées par les micro-organismes: Sous ces influences (la chaleur constante et ses conséquences), l'énergie vitale s'en va, la résistance physiologique diminue, le terrain est préparé pour toutes les infections. Vienne l'invasion des infiniment petits, la place se rendra presque sans combattre, car ces phagocytes - c'est son artillerie à elle - sont dans un état lamentable. (...) (A la) fin de la saison sèche et (le) commencement des premières pluies, c'est le moment où dans le sous-sol, même à fleur de terre, les colonies de germes s'agitent pour monter à l'assaut de l'organisme épuisé. (Reboul, 1901: 336).
D’autre part, il met en rapport la malpropreté, le climat, la putréfaction et l'émergence de ce qu'il nomme la vie parasitaire: “(...) la baisse des eaux met à découvert de grands espaces où les pluies avaient disséminé des débris végétaux ou animaux, débris qui, mis à l'air, se décomposent rapidement. 82
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(...) Les odeurs de Cholon proclament la vérité de ces faits (...) On croit presque entendre le grouillement de cette vie parasitaire si intense.” (Reboul, 1901: 336). Sans craindre le paradoxe, ou du moins la contradiction, Reboul n'abandonne pas l'hypothèse du moustique vecteur du paludisme, “désormais une vérité scientifique”, lorsqu'il considère la fréquence de maladies dans les bateaux démunis de protection contre les insectes. Pour lui, le climat de Saigon transforme le paludisme en menace permanente bien que jusqu'ici, il ait été impossible d'en avoir la preuve bactériologique. Et dans le même temps, il observe que, “les affections nerveuses ou mentales trouvent dans ce climat un élément qui favorise leur éclosion ou leur développement. Elles ont, au cours de la présente année, entraîné deux décès et plusieurs rapatriements anticipés.” (Reboul, 1901: 355). La lecture des Archives met en évidence une observation des tropiques lato sensu. Plusieurs stratégies explicatives sont élaborées, des liens et des assemblages inattendus sont établis, ou plutôt avancés. C’est aussi à cette époque que des chercheurs comme Laveran, Manson, Mesnil, Ross et bien d’autres, trouvent pour les maladies tropicales des explications en rupture avec les anciens schémas climatiques hérités de la géographie médicale. Du pessimisme climatique vers le pessimisme racial En dépit de la découverte du parasite et du vecteur, l’examen des Archives de médecine navale indique que le recours aux paramètres climatiques subsiste. En 1908, l’année de la création de la Société de Pathologie exotique et du Bulletin de Pathologie exotique, les Archives publient un texte du Dr Sisco, médecin de première classe de la Marine, intitulé “Géographie médicale: Dakar”. Ce texte reproduit fidèlement toutes les topiques auxquelles on peut s’attendre dans un traité de géographie médicale depuis l'époque de Boudin: situation géographique, 83
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climat, configuration du sol, histoire sanitaire, contamination du sol, population indigène, habitation, village, distribution des diverses catégories de population, état sanitaire, paludisme, fièvre jaune, améliorations possibles, colonies d'exploitation. L'auteur y montre comment on a tenté de concilier les explications étiologiques issues de la médecine tropicale et les idées défendues par la géographie médicale. En 1908, cinq ans après l’attribution du Prix Nobel à Ross pour la découverte du rôle du moustique dans la propagation du paludisme, plus personne ne doute de la découverte du Plasmodium de Laveran; la mission de Simond, Marchoux et Salimbeni au Brésil de 19011903, ne laisse aucun doute sur le rôle du moustique dans la propagation de la fièvre jaune. Sisco connaît bien chacune des conquêtes de la médecine tropicale mais continue à les penser comme complémentaires des explications climatiques classiques, qui comprennent, on l’a vu précédemment, outre les températures élevées, une série de phénomènes physiques considérés comme pathologiques: l’altitude, l'humidité, le sol, la malpropreté, etc. Ainsi, l'apparition des moustiques et leur association avec la fièvre jaune et le paludisme n’est pas refutée, mais transformée. L’intérêt démontré par Sisco pour les moustiques ne se rapproche en rien des études d’entomologie médicale. Sisco ne s’intéresse pas à la connaissance des caractéristiques des moustiques, à leur distribution, à leur classification ou à l’identification d’espèces. Ses références à l’Anophèle ou à Stegomya, le moustique transmetteur du virus de la fièvre jaune, le virus amaril, n’enrichissent pas les études entomologiques mais répondent plutôt à la logique explicative reliant les maladies zymotiques à des allégations d’un racisme des plus crus: Nous avons touché un mot des moustiques. L’histoire (...) de cette région peut éclairer (...) l’origine de son insalubrité. L’indigène est
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De la géographie médicale à la médecine tropicale le noir (...) Comme tous les noirs, il a étalé là sa malpropreté, son ignorance de toute hygiène; il a imprégné le sol des détritus de sa vie, il a enterré ses morts partout à fleur de terre, il a laissé pourrir sur place les cadavres d’animaux (...) il a respecté les marais. Et ceci pendant des siècles. Sont venus l’Espagnol et le Portugais, qui n’étaient ni plus propres ni plus agriculteurs (...) À la faveur de cette association de la négligence humaine et du développement des marais, des virus variés ont prospéré dans le sol. Les plus redoutables, parce qu’ils ont pour véhicule des êtres presque insaisissables, les moustiques, sont le paludisme et le poison amaril. L’Anophèle et le Stegomya fasciata se sont implantés dans le pays (...) Sous des influences que nous connaissons mal, à part la chaleur et la demi-humidité qui suit les pluies, l’hématozoaire, ou l’agent inconnu de la fièvre jaune, exaltent leur virulence et un état épidémique prend naissance (Sisco, 1908: 245).
Finalement, après avoir évoqué les effets de la malpropreté, de la chaleur et des marais sur les virus qui se trouvent dans le sol, il émet une hypothèse expliquant l'immunité de la race noire à la fièvre jaune: “ la race noire est le terrain de culture permanente du virus amaril” et par conséquent “il en résulte la nécessité d'opérer une ségrégation, aussi complète que possible, de la population noire et d'en séparer les quartiers habités par les blancs.” (Sisco, 1908: 246). A la lumière de cet exemple, on peut s’autoriser à conclure que la thèse du pessimisme climatique possède un pouvoir explicatif susceptible de surmonter tous les obstacles et tous les arguments qui pourraient ou voudraient la contredire. Pour la défense des explications climatiques, n’importe quelle alliance est admissible. Ainsi, initialement, l’alliance avec la microbiologie semble efficace. Elle permet d'interpréter l’étiologie bactérienne des maladies cosmopolites et laisse la voie ouverte à un doute sur les maladies dont l’étiologie microbienne est ignorée ou dont le mode de transmission ne se 85
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limite pas au contact direct avec un malade ou avec des vêtements infectés. Cela permet de maintenir vivantes les explications miasmatiques et telluriques liées aux températures élevées, aux vents et à la putréfaction pour ce qui est des maladies des marais ou des maladies propres aux climats chauds. Comme nous l’avons vu, même le Plasmodium peut s’intégrer à ce schéma qui trouve une justification dans les sols putréfiés et les détritus organiques qui, sous l’effet de la chaleur, se multiplient et se répandent. Le rapprochement du déterminisme climatique et de la découverte de l’hématozoaire du paludisme semble parfaitement acceptable. Il en est ainsi tout au long de la période durant laquelle les références au mystérieux “germe amaril” comme soi-disant agent de la fièvre jaune prévalent. Du coup, le recours au climat et à la putréfaction comme références peut être utile pour combler le vide laissé par ce mystérieux agent causal. Mais ces alliances ou insertions subsistent, que cela concerne le paludisme ou la fièvre jaune, après que le rôle joué par l’Anophèle et par le Stegomya fasciata dans la transmission de ces maladies est reconnu. Comme on le voit, ces arguments n’ont pas amoindri le pouvoir explicatif du déterminisme climatique et le discours de nombreux médecins envoyés aux colonies d’Outre-mer relèvent d’une idéologie scientifique alliant un pessimisme climatique et une médecine tropicale balbutiante. Cela n’ est possible qu’en raison de la commodité d’usage de ces théories pour compléter les connaissances, encore fragmentaires, des maladies parasitaires ou infectieuses, telles la fièvre jaune ou la maladie du sommeil, mais aussi pour expliquer d’autres pathologies non épidémiques et qu’il faut combattre: la paresse, la folie et l’alcoolisme
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Une redéfinition de l’influence du climat sur la physiologie humaine L’historien britannique Mark Harrison, qui étudie la persistance de ce modèle d'analyse en Angleterre, et plus spécifiquement dans le contexte de l’Inde, démontre que plusieurs des arguments avancés par les défenseurs du pessimisme climatique perdurent, cela même après la parution de Tropical Diseases de Patrick Manson en 1898, considéré par les contemporains comme le texte fondateur des études de médecine tropicale. C’est ce dont témoigne la presse en 1899, à propos des difficultés d’adaptation rencontrées lors de la colonisation de Calcutta (Harrison, 1999: 209). Comme le démontre Harrison, Aldo Castellani (1874-1971), parasitologue d’origine italienne, défend avec véhémence une nouvelle variante de pessimisme climatique et expose des arguments tendant à confirmer l'impossibilité dans laquelle se trouveraient les Européens à coloniser certaines régions aux températures élevées. Castellani, en poste à la London School of Hygiene and Tropical Medecine et à l’université romaine La Sapienza, publie en 1910 un Manual of Tropical Medecine en collaboration avec le médecin colonial britannique Albert Chalmers (18701920). Ils s'opposent tous les deux dans ce texte à l'idée, diffusée et acceptée par la plupart des chercheurs et praticiens tels que Manson, Sambon et William Crawford Gorgas (18541920), que l'éradication du paludisme et de la maladie du sommeil dans les territoires conquis, est possible, et particulièrement au Congo. Tout en reconnaissant l'importance du rôle des parasites et des vecteurs, ils soutiennent que la différence climatique peut, à elle seule, mettre en échec la colonisation européenne sous les tropiques. Dans un livre publié en 1903, Climat et Acclimatation, Castellani critique et déplore le manque d’attention accordé au climat: 87
Sandra Caponi & Annick Opinel Jusqu'il y a à trente ans, les effets du climat des tropiques sur l'homme blanc ont été surévalués; puis est venu le travail de Manson, Gorgas et Sambon et il était à la mode de nier l'influence nocive du climat sur la santé des Européens vivant sous les tropiques. Une importance exclusive fut alors attribuée aux parasites en tant qu’agents causaux ainsi qu’à la mauvaise hygiène. Chalmers et moi-même, bien que reconnaissant l'importance du rôle joué par les parasites et les conditions d'hygiène, insistons sur l'idée que le climat per se joue un rôle déterminant, et des signes tendant à montrer que l'importance des facteurs climatiques doit de nouveau être reconnue sont apparus récemment (Harrison, 1999: 211).
Pour Manson et Ross, en matière de médecine tropicale, le rôle de la température, de la chaleur et du climat importe moins que les relations existant entre prédateurs possibles, parasites, vecteurs et micro-organismes. Castellani, sans se poser en défenseur tardif du déterminisme climatique, intègre les données de Manson et de Ross et y ajoute la notion d’'incompatibilité biologique entre climats et peuples, et de différences biologiques insurmontables entre les races, se rapprochant ainsi d’un déterminisme racial. Selon lui, rappelle Harrison, les glandes endocrines jouent un rôle important dans l'évolution de certaines caractéristiques raciales. Ainsi la race européenne ne s'adapte pas au climat tropical en raison d’une réduction de la stimulation des glandes endocrines, privant ainsi de leur vigueur habituelle les races vivant sous un climat tempéré et diminuant leur résistance aux infections. On constate chez les races adaptées au climat tropical que la glande thyroïde exerce une action limitée ou lente, que le métabolisme se fait plutôt lourd, que le tonus vasomoteur se réduit. Ces caractéristiques raciales, qui se perpétuent depuis des générations, permettent d'affirmer que les conditions climatiques en soi peuvent produire des effets sur 88
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l'organisme et expliquer, en quelque sorte, “ l'apparente lassitude et l'indolence communes aux natifs.” (Harrison, 1999: 212). Harrison montre, à partir des études de Chalmers, Castellani et d'autres auteurs, qu'en Angleterre coexistent, s’affrontent et se succèdent deux façons différentes de penser la relation entre le corps humain et la diversité des climats, et plus particulièrement le climat tropical. Jusqu'au début du XIXe siècle, on conçoit le plus souvent le corps humain en fonction de sa malléabilité et de sa capacité à s'adapter à de nouvelles circonstances et à de nouveaux environnements. Si l’on suit Harrison, cette conception découle des thèses monogénistes, c'est-à-dire de la thèse d'un lignage unique des différentes races, à partir de l'existence de géniteurs communs. Petit à petit, le monogénisme, que nous avons évoqué précédemment, cède la place aux thèses polygénistes qui font référence aux origines multiples et diverses des différentes races. La thèse qui voit en l'adaptabilité (mot difficile et polysémique que nous manierons avec précaution) ou malléabilité du corps humain une solution, est relayée par un intérêt porté aux différences raciales, pensées à partir d’un point de vue aussi bien physique que mental. Cependant, ces différences entre les races sont expliquées en fonction de divers facteurs sociaux et environnementaux, parmi lesquels le climat joue un rôle proéminent. Progressivement, on ne parle plus de malléabilité ou d’acclimatation des individus, mais de populations humaines, de races et, par conséquent, dès la première moitié du XIXe siècle, les thèses défendant un déterminisme et un pessimisme climatique et racial plus ou moins stricts commencent à émerger. On observe ainsi, à partir de ces documents, la coexistence de deux approches différentes des maladies tropicales. Pour les défenseurs du pessimisme climatique, généralement des médecins familiers des études de géographie médicale, les 89
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difficultés d'adaptabilité, l'incapacité à résister aux maladies et les problèmes de l'adaptation des Européens dans les colonies, sont directement liés au climat. En revanche, pour les médecins formés à une toute jeune médecine tropicale, ce n'est pas le climat per se mais plutôt les relations complexes entre les êtres vivants qu’ils soient parasites, insectes, animaux ou plantes, qui doivent être observées. On voit se dessiner clairement la démarcation entre une perspective visant à définir les effets du climat sur les êtres vivants et en particulier sur le corps humain et une autre axée sur la distribution des êtres vivants, leur spécificité, leur façon d’interférer, l'existence ou non de prédateurs à proximité. On peut en déduire que les études descriptives et les statistiques de la géographie médicale ainsi que les études bactériologiques et microbiologiques ont coexisté et ensuite seulement s’y sont agrégées les études de parasitologie et d’entomologie médicale. Le conflit entre ces deux stratégies explicatives, la géographie médicale et la médecine tropicale, qui, à certains moments, se sont cotoyées, devient évident lorsqu’on reconstitue le processus argumentaire développé pour comprendre les causes d’une des menaces réelles des Tropiques, le paludisme. C’est alors, à partir du constat de ces autres maux, que le pessimisme climatique retrouve toute sa vigueur et sa vieille et classique complicité avec les thèses du déterminisme racial. Ainsi, les thèmes liés à la dégénérescence des races habitant sous les tropiques sont repris de façon identique en 1857 par Boudin, en 1896 par Estrade et en 1908 par Sisco. Le discours adoptant ce que Bourdieu définit comme une “rhétorique de la scientificité” (Bourdieu, 1982: 227-239) pour défendre la supériorité de la race européenne, c’est-àdire celle des habitants de climats tempérés, face à la dégénérescence raciale à laquelle on assisterait sous les tropiques, se maintient jusqu’en 1908. Ces théories fondent leur légitimité 90
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sur des connaissances scientifiques alors admises, formulées d’ailleurs par la Société de Pathologie exotique aussi bien que par the London School of Hygiene and Tropical Medecine. Elles s’appuient sur des signes extérieurs de scientificité et, faisant référence aux parasites, aux vecteurs, aux microorganismes, ces doctrines conservent ce que Bourdieu a caractérisé comme une cohérence mythique interne. Pour des auteurs comme Sisco, les maladies tropicales, comme tous les problèmes rencontrés dans les colonies, renvoient à cette question justement “mythique” qui trouve son origine dans la question raciale. Il est nécessaire, pour comprendre la persistance de la thèse du pessimisme climatique comme modèle explicatif des maladies prévalentes en pays chauds, d’admettre qu’elle est indissolublement liée à la conception d’une acclimatation restreinte, à la négation du cosmopolitisme, aux idées polygénistes et enfin, au déterminisme racial25.
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Cette question du déterminisme racial soulève évidemment la question de la sensibilité raciale aux maladies, et ne peut être traitée sans envisager l’enjeu éthique immédiatement impliqué. Nous ne pouvons, dans le cadre de ce travail, le traiter plus largement. Nous renvoyons, pour une approche de la question à la lecture des travaux de Warwick Anderson (1996), Immunities of Empire: Race, Disease, and the New Tropical Medicine, 1900-1920, et Anderson (2006), Colonial Pathologies: American Tropical Medicine, Race, and Hygiene in the Philippines.
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Chapitre 3 Elements d’epistemologie de la Médecine Tropicale
Pour essayer de comprendre la nouveauté, en termes théoriques et épistémologiques, représentée par l'émergence de la médecine tropicale, nous appuierons notre analyse sur deux modèles de recherche illustrés respectivement par les Instituts Pasteur Outre-mer et la London School of Hygiene and Tropical Medicine. En détaillant les arguments et concepts utilisés, la mise au point des protocoles de recherche, les différences et les convergences, nous nous interrogerons sur la possibilité de parler de “nouveauté épistémologique” à propos de l’institutionnalisation/établissement la médecine tropicale comme espace disciplinaire consolidé. De la médecine tropicale Qu’est ce qui différencie la “médecine tropicale” des auteurs anglais ou la “pathologie exotique” des Français, des autres spécialités médicales? La question se pose au médecin contemporain: un numéro spécial du British Medical Bulletin publié en 1998, “Tropical Medicine: achievements and prospects” est entièrement consacré à la commémoration du centenaire de la création des premières écoles de médecine tropicale, the London School of Hygiene & Tropical Medicine et The Liverpool School of Tropical Medicine, fondées en 1898 (Warrell, 1998; Coluzzi, 1999). Mais cette question se pose 93
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également à l’historien. Nous assistons depuis quelques années à une volonté de redéfinition, ou du moins à une analyse à nouveaux frais, des concepts de maladie tropicale et de médecine tropicale marquée par la publications de plusieurs ouvrages importants sur le sujet, en lien avec, mais pas exclusivement, le réexamen thématiques relevant des “ études coloniales”. L’éditeur scientifique de ce numéro spécial du British Medical Bulletin, D. Warrell, introduit les débats en rappelant qu’au cours des dernières années, “la définition et la signification de la médecine tropicale ont été vivement débattues.” (Warrell, 1998: 265). Ce questionnement avait été initié par Manson lui-même qui, dans l’introduction de son traité, constatait que si l’on s’en tenait aux maladies trouvées seulement sous les tropiques, l’ouvrage n’aurait que quelques pages. Une abondante littérature, surtout anglo-saxonne (et très rarement française) est consacrée aux aspects historiques de la médecine des colonies, aux médecins de l'Empire britannique, aux maladies exotiques, etc. La difficulté qu’il y a à définir cet espace thématique et disciplinaire semble donc une notion consensuelle. L’effet direct des politiques impériales sur l’émergence de la notion de médecine tropicale n’est pas contestable. David Arnold (1996) affirme que l'émergence de la médecine tropicale a été l'effet direct et exclusif de cette politique ainsi que des nouveaux besoins d’ordre social et économique de la métropole par rapport aux domaines d'outre-mer. Et c’est dans le même sens que l’on peut interpréter ce que déclare Laveran lors de la première session de la Société de pathologie exotique du 22 janvier 1908: “À aucune époque, l'utilité de l'étude des maladies exotiques ne s'est imposée avec plus d'évidence qu'à la nôtre, en raison de l'extension des Empires coloniaux, en raison aussi de la multiplicité et de la rapidité des moyens de transport qui favorisent la dissémination des maladies.” (Lave94
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ran, 1908, I: 1). Le besoin et l'urgence de recréer dans des régions de climats torrides les conditions sanitaires et hygiéniques nécessaires à l'accomplissement des objectifs des politiques colonialistes sont-ils les seuls éléments qui expliquent l’apparition de la médecine coloniale? Philip Curtin tempère la théorie de l’influence unique de l’impérialisme sur le développement de la médecine tropicale en rappelant que si un lien causal existe, il reste à en démontrer la substance (Curtin, 1996: 106). Ce lien n’est donc pas exclusif, ce qui nous engage à en envisager la réciprocité et surtout à se souvenir que le lien entre médecine des colons et maladies des colonies n’est pas univoque (la difficulté à définir cette spécialité médicale se fait jour jusque dans l’appellation actuelle des consultations de médecine tropicale qui tend à être remplacée par celle de “médecine des voyages”). Quelles conditions historiques et épistémologiques nous permettent de parler de ces nouvelles maladies que seraient les maladies tropicales, de ces nouvelles formes de transmission que seraient les vecteurs et, par conséquent, existerait-il de nouvelles formes de contrôle et de prévention spécifiques des régions de climat chaud? Ou, comme l’écrit Worboys, à quel moment et dans quelles conditions historiques ou épistémologiques le passage d'un modèle explicatif, fondé sur la notion de “maladies dans les tropiques”, à un autre, fondé sur des “maladies tropicales”, ou des “pathologies exotiques”, s’est-il opéré? C'est en tout état de cause dans l'affrontement entre deux mondes, ou plutôt dans l’extension d’un monde vers un autre, que les théories médicales jusqu'alors surtout élaborées par les métropoles seront mises à l’épreuve. Le mouvement s’accélère clairement au cours du dernier tiers du XIX ème siècle. Les instituts de recherche européens les plus réputés suivent et initient souvent ce processus en envoyant outre-mer leurs chercheurs, leurs équipes, en créant parfois, même si ce mou95
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vement n’est lancé qu’à la fin du XIXème siècle, des laboratoires de recherche dans de nouveaux centres outre-mer et en établissant tantôt dans la métropole, tantôt outre-mer, des structures d’enseignement spécialisées. L’analyse des conditions de leur création impose de nuancer le tableau et invite à se garder d’une relation trop simple métropole/colonie (comme y incite trop aisément le modèle sociologique centre/périphérie) d’autant qu’il faut compter avec les singularités régionales et nationales. Par exemple, le paludisme domine le tableau italien, il y est une priorité nationale. Le paludisme est en revanche exotique pour les Anglais aux Indes et possède un statut mixte pour les Français en Algérie. La Scuola tropicalista de Salvador de Bahia est certainement une des premières écoles de médecine à s’appeler “tropicaliste”, mais son activité s’adresse à des maladies locales, en l’occurrence des infections vermineuses. La Belgique et l’Allemagne se situent dans une dimension presque exclusivement coloniale. Ceci exclut de facto une analyse qui s’appuierait exclusivement sur l’étude des personnalités pionnières de grands chercheurs. Leurs découvertes s’insèrent dans un paysage en mouvement. Manson est chargé de la protection sanitaire de comptoirs britanniques en Chine et son habileté chirurgicale l’amène à s’interroger sur l’origine des éléphantiasis (filarioses) qu’il opère. Laveran est un médecin militaire dans une zone fortement impaludée en Algérie et sa formation d’hématologiste lui fait observer ce que ses collègues n’avaient ni vu, ni recherché auparavant dans le sang des malades, dans le mesure où euxmêmes n’avaient été missionnés ni pour découvrir les microfilaires ni pour identifier l’hématozoaire. La même remarque pourrait s’appliquer à Carlos Finlay à la Havane, lorsqu’il découvre en 1881 le rôle du moustique (Aedes egypti) dans la transmission de la fièvre jaune. En revanche, Grassi, à Rome, est malariologiste de formation. La manière dont les travaux des médecins vont s’insérer sur place dans les colonies varie 96
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donc significativement d’un pays colonisateur à un autre. Le service de santé indien existe depuis le début du XIX ème siècle: c’est à l’intérieur de ce service que se résout le problème de la propagation du paludisme ou l’origine des leishmanioses. Le service de santé coloniale est créé en France en 1894, la même année que le Ministère des colonies, réponse institutionnelle à l’expansion tardive des colonies françaises. Le problème de l’Allemagne est plus complexe. Robert Koch est envoyé en mission par le gouvernement allemand en 1899 pour une étude sur le paludisme en Italie, puis à Java, en Nouvelle-Guinée. En 1903, il est envoyé en Rhodésie pour le compte cette fois du Colonial Office pour une mission sur la peste équine. Peu après son retour à Berlin en 1904, il retourne dans les colonies allemandes d’Afrique orientale pour y étudier la maladie du sommeil avant de rentrer en Allemagne en 1905 y recevoir le Prix Nobel, puis de repartir l’année suivante poursuivre son travail sur la maladie du sommeil en Afrique orientale. On voit ainsi que le lien colonial n’est pas le paramètre dominant ou l’unique élément explicatif de la mission gouvernementale et que les centres de recherches sur les maladies tropicales sont aussi bien créés dans les colonies que dans les capitales européennes (Paris, Institut Pasteur; Londres, London School of Hygiene and Tropical Medicine, Berlin, Institut für Infektionskrankheiten “Robert Koch”, par exemple). Le réseau de ces interactions étant esquissé, nous nous intéresserons à la manière dont les maladies tropicales, avec leurs agent et vecteur, se constituent en des entités identifiées au sein ou au contact des grandes institutions de microbiologie qui apparaissent à la fin des années 1880 en France et en Angleterre. Pour mieux saisir la nouveauté représentée par l'émergence de la médecine tropicale, nous nous concentrerons sur les sources françaises, relativement moins connues et nous analyserons, brièvement, l’élaboration du savoir sur les mala97
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dies tropicales à l’Institut Pasteur et les instituts Pasteur d'Outre-mer. La London School of Tropical Medicine, et particulièrement, la pensée de Manson, son fondateur en 1898, nous tiendra lieu de borne comparative. Les stratégies de recherche microbiologiques et parasitologiques que ces instituts ont mis en place ne sont pas, loin s’en faut, identiques et l’ensemble éclaire la genèse de la notion de médecine tropicale. L’Institut Pasteur et les Instituts Pasteur d’outre-mer Les travaux qui sont menés à l’Institut Pasteur de Paris dès 1888 (et précédemment rue d’Ulm) sont essentiellement d’ordre microbiologique et concernent les maladies infectieuses européennes. Des maladies, qui peuvent être alors considérées comme exotiques, ne sont cependant pas ignorées. Le choléra est étudié à partir de 1883 avec une mission d’études à Alexandrie lors de l’épidémie. Au cours d’autres missions, Yersin identifie le bacille de la peste à Hong-Kong en 1894 et Pierre-Louis Simond découvre le vecteur de la peste à Calcutta en 1896. Pasteur lui-même s’intéresse aux cas sporadiques de fièvre jaune à Nantes et à Bordeaux. Ces maladies sont considérées comme des maladies microbiennes comme les autres et analysées comme telles avec les méthodes et les stratégies expérimentales de la microbiologie. Le paludisme est essentiellement absent de l’intérêt des chercheurs parisiens avant 1895 environ. Un laboratoir se singularise cependant par ses intérêts et ses méthodes, celui d’Elie Metchnikoff (1845-1916). Formé à la zoologie au laboratoire de Naples, en Autriche et en Allemagne, Metchnikoff comprend que les problèmes nouveaux posés par l’identification de l’agent du paludisme nécessite une approche naturaliste. Il accueille dans son laboratoire Laveran en 1896 puis Mesnil en 1899, ces deux chercheurs créant un cours de parasitologie la 98
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même année. La greffe, sur la microbiologie, de l’étude des protozoaires parasites à l’Institut Pasteur s’effectue donc dans un laboratoire largement orienté vers les études zoologiques. A partir de ce laboratoire, la protozoologie médicale d’abord, l’entomologie médicale avec Mesnil et Roubaud ensuite, acquiérent un statut reconnu à l’Institut Pasteur avec la création en 1912 du laboratoire d’entomologie médicale et de parasitologie (Opinel, 2008b). La situation des instituts Pasteur outre-mer est plus complexe. Il nous faut d’abord mettre à part les dizaines d’instituts de ce nom créés après 1885 pour vacciner contre la rage et qui n’ont aucun lien institutionnel avec Paris. Les autres instituts Pasteur forment le complexe des Instituts Pasteur de la France d’Outre mer (IPOM). Chacun de ces instituts trouve le plus souvent son origine dans une demande des autorités locales confrontées à une pathologie dominante (Etat ou protectorat concerné - Grèce, Iran, Maroc, Tunisie etc.- ou de l’autorité de tutelle, gouvernorats généraux en Afrique, par exemple). La création peut également répondre à une initiative pasteurienne. Ainsi, en 1891, Albert Calmette crée le premier Institut Pasteur à l’étranger à Saigon, centre vaccinogène contre la variole et laboratoire de recherches sur les venins. La création d’un Institut Pasteur peut aussi être la conséquence d’une mission, comme celle de Yersin par exemple, dont le laboratoire devient Institut Pasteur de Nha-Trang en 1905. Ce qui leur est commun est la présence d’un personnel dirigeant formé en France, à l’Institut Pasteur, et qui reste sous la tutelle administrative de l’Institut Pasteur. La mission officielle de ces instituts est la même qu’à Paris: contribuer à la lutte contre les maladies infectieuses dominantes dans le contexte local. Ils sont de ce fait des pôles de production de sérums et de vaccins, en même temps que des lieux de recherche, ce qui correspond objectivement à un transfert de la technologie pasteurienne
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vers les pays en question. Ils ont également une mission d’enseignement et de formation. L’activité des IPOM s’insère aussi dans le contexte de prise en charge de la santé publique au sein d’un réseau institutionnel et d’influences qui mèle autorités civiles et militaires et initiatives privées. Il s’agit dès lors de déterminer la spécificité des activités des IPOM par rapport à celles, essentiellement microbiologiques, menées à l’Institut Pasteur de Paris, que ce soit à travers le type de pathogènes étudiés, les enquêtes épidémiologiques, la contribution à la santé publique ainsi que la revendication d’une autonomie par rapport à la maison-mère. La nécessité des missions Une partie de cette spécificité se trouve dans les missions d’étude sur le terrain qui souvent ont précédé la création des institutions elles-mêmes. Ces envois de mission pour étudier une maladie là où elle se manifeste sont une pratique bien antérieure à la découverte du vecteur du paludisme. C’était le cas de la mission à Alexandrie de 1883 pour étudier le choléra, de celle en Chine du sud et à Calcutta entre 1894 et 1896 pour étudier la peste. La seconde donne naissance à l’Institut Pasteur de Nha-Trang, qui complète au plan infectieux local les activités de l’Institut de Saigon. Après la découverte des vecteurs de paludisme et de la maladie du sommeil, la pratique des missions s’intensifie et prend un caractère multi-institutionnel marqué entre 1901 et 1914. Certaines, comme celle d’Edmond et Emile Sergent en Algérie en 1901 pour “vérifier l’hypothèse de Ross” sur la transmission du paludisme, sont à l’initiative d’Emile Roux, alors sous-directeur de l’Institut Pasteur. Les frères Sergent réorganisent l’Institut de sérothérapie d’Alger, qui dépendait de la Faculté de médecine, pour créer en 1909 un Institut Pasteur dont l’activité sera très largement orientée 100
De la géographie médicale à la médecine tropicale
vers les maladies parasitaires locales dans un contexte climatique para-tropical. Les autres missions sont plutôt des commandes de gouvernorats ou du ministère des colonies impliquant l’Institut Pasteur d’une façon ou d’une autre, et au moins sous la forme de personnels et de direction scientifique. Il en est ainsi de la mission sur la fièvre jaune à Rio de Janeiro entre 1901 et 1903, commanditée par le Gouverneur général de l’AOF pour étudier les mesures prises par le Brésil dans ce domaine, programme auquel s’ajoute le programme scientifique de Roux: vérifier la validité de la découverte de Reed, c'est-àdire l’existence d’un diptère vecteur de la maladie. Les protagonistes sont des médecins militaires détachés de l’AOF, la direction scientifique demeure pasteurienne. Le soutien local est apporté par les institutions scientifiques et médicales brésiliennes (Löwy, 2001). Les missions organisées en Afrique équatoriale française et en Afrique occidentale française pour enquêter sur la maladie du sommeil illustrent l’importance accordée à des sciences fondamentales comme la parasitologie et l’entomologie pour cette étude et la complexité du réseau institutionnel impliqué (l’armée, particulièrement le service de santé navale, l’Institut Pasteur et la liste croissante de ses satellites dans les colonies africaines et les autorités civiles). La première mission en Afrique équatoriale française (Congo 1906-1908) est organisée par la Société de géographie et l’Institut de médecine coloniale mais placée pour partie sous la tutelle scientifique de Roux (Martin, Leboeuf, Roubaud, 1909). La seconde mission, la mission Bouet-Roubaud (Sénégal 1909-1912) est commanditée par le gouvernement général d’Afrique occidentale française et placée également sous la tutelle scientifique de l’Institut Pasteur26. Ces missions ont toutes un objet scientifique et médical précis: étudier une maladie sous tous ses 26
AIP, Fonds Mesnil, A.S. de la mission Bouet-Roubaud, Dakar le 13 août 1909 Med Inspecteur de services Callay au Gouverneur général de l’AOF.
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aspects et proposer une stratégie de prévention. Elles comprennent toutes un ou plusieurs spécialistes de l’objet d’étude. Ainsi, Roubaud est zoologiste et entomologiste de formation; et puisqu’il est formé à l’étude des diptères, il étudie la biologie de la glossine. Un des frères Sergent, Edmond, médecin de formation, devient un entomologiste réputé, spécialiste des diptères (Sergent, 1909). Dans ces deux cas, les institutions autres que l’Institut Pasteur ont une fonction de soutien technique (financement, organisation logistique) d’une opération qui échappe pour l’essentiel à leur contrôle. La base arrière de Roubaud à Brazzaville devient en 1908 l’Institut Pasteur de Brazzaville largement spécialisé dans l’étude de la maladie du sommeil. Les rapports entre l’Institut Pasteur et ses filiales OutreMer Les Instituts Pasteur de la France d’Outre-Mer sont donc bien les lieux où sont “exportées” les connaissances et les techniques microbiologiques de la métropole. Tous revendiquent les mêmes missions: recherche, santé publique adaptée aux conditions locales et formation de bactériologistes autochtones capables d’assurer la continuité des modèles de recherche et de production européens. Ils sont rapidement dotés des moyens nécessaires à une production autonome des sérums et vaccins pasteuriens et au développement de nouveaux agents prophylactiques et thérapeutiques (contre les venins, la peste, la fièvre jaune par exemple). Dans les toutes dernières années du XIX ème siècle, l’intégration de la recherche en parasitologie à la microbiologie s’organise à Paris autour de Laveran et Mesnil, et s’institutionnalise dans les colonies et territoires d’Outre-mer d’abord par les missions puis par la spécialisation de secteurs locaux de recherches. L’activité de recherche et de prévention se déplace 102
De la géographie médicale à la médecine tropicale
pour l’essentiel là où sévissent les maladies tropicales (paludisme, fièvre jaune, maladie du sommeil) et y prend des formes spécifiques avec lesquelles l’Institut Pasteur parisien n’est pas vraiment familier. Cette activité se déroule moins sous contrôle scientifique qu’administratif de la maison parisienne, le plus souvent par le biais des médecins militaires formés à Bordeaux, à Marseille et à l’Institut Pasteur en ce qui concerne les instituts situés en dehors du Maghreb. Il est important de noter que les Instituts Pasteur ne sont pas les seuls à s’intéresser aux maladies exotiques. Un mouvement similaire s’opère à la Faculté de médecine de Paris sous la pression de Raphaël Blanchard, qui aboutit à un enseignement de parasitologie à partir de 1897 et un enseignement spécifique de médecine tropicale à l’Institut de médecine coloniale crée en 1902 à Paris, tous deux indépendants de l’Institut Pasteur. De la même manière, apparaissent rapidement des enseignements de médecine dans les colonies (Indochine, AOF, Madagascar). Les milieux universitaires et pasteuriens sont peu liés entre eux et n’opèrent pas dans les mêmes zones géographiques. La création en 1908 de la Société de pathologie exotique et de son Bulletin de pathologie exotique permet un rapprochement. Cette Société va occuper une place essentielle dans la vie de la médecine tropicale, occultant progressivement les Annales de médecine navale et coloniale. Sa création marque ainsi la reconnaissance institutionnelle d’une médecine des pays chauds en France (sous le nom de “pathologie” ou “médecine exotique”). On peut cependant se demander si l’usage du mot “exotique” plutôt que “tropical” ne dissimule pas un système de référence (ce qui est hors de France ou hors d’Europe) qui ne se réfère pas explicitement à la climatologie, mais plutôt à une situation géographique dont la France occupe le centre. C’est ainsi que le traité de médecine exotique d’A. Le Dantec de 1909 discute géographie et climatologie mais inclut 103
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un chapitre sur les maladies des pays froids. Cette précision sémantique, exotique vs tropical, (mais, on l’a dit, l’exotique n’est pas toujours tropical) témoigne d’une réalité. Néanmoins elle tend à s’effriter et finalement régresser totalement au profit d’une synonymie. Cette distinction pourrait s’expliquer, en partie, à cause du statut politique ambigu de l’Algérie, zone dominante de l’étude du paludisme pour les Français, colonisée depuis 1830, alors que la colonisation de l’Afrique et de l’Asie du Sud-Est, zones réellement tropicales, est toute récente et n’a pas encore été intégrée à la culture française (Charle, 2006). C'est dans ce contexte, où se mêlent intentions/ motivations??? coloniales, médicales et scientifiques, qu’a été définie la principale stratégie de combat contre les maladies tropicales: le contrôle des vecteurs Au regard de la synthèse mansonnienne de 1898, i.e. la reconnaissance de la spécificité du rôle des vecteurs, on ne peut plus soutenir que la médecine exotique n’est qu’une branche de la microbiologie. La médecine tropicale n’est certainement pas la continuation de la microbiologie, Si c’était le cas, le statut épistémologique assigné à la médecine exotique aurait été subordonné aux programmes propres à la bactériologie pasteurienne, ce qui n’a pas été le cas. Même si Latour affirme que “(l)es pastoriens, occupés (...) à traverser les différentes sciences, pouvaient, sans surprise, ajouter de nouvelles petites bêtes au pullulement des microbes: toutes les grandes découvertes de cette période consistent d’ailleurs à retrouver le chemin par lequel un parasite, un insecte et un homme peuvent être reliés.” (Latour, 2001,226), considérer une telle évolution sans solution de continuité est cependant discutable. Le problème de la contagion et celui de la dissémination des agents pathogènes, tels que les microbes, sont certes communs à la microbiologie et à la parasitologie. En revanche, les parasitologues se sont trouvés confrontés aux 104
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limites des études bactériologiques réalisées jusqu'alors: le Plasmodium n'est pas une bactérie, il ne peut être isolé in vitro, ni être cultivé dans un milieu microbiologique, ni être facilement transféré à l’animal; les chaînes de transmission ne sont pas les chaînes classiques, l’eau ou l’air. L'hypothèse de la transmission par un insecte suceur de sang avancée par Laveran implique forcément que la recherche prenne en compte l’existence d’êtres intermédiaires, vivants, entre l'homme et le protozoaire et admettre donc la nécessité d’un cycle biologique. Il semblerait donc que les différences entre les programmes de recherche de la bactériologie et de la médecine tropicale soient considérables et significatives et que, comme le dit Michel Worboys: “Toute relation entre la théorie des germes, ses pratiques et significations et la médecine tropicale mansonnienne nécessite une approche rigoureuse.” (Worboys, 1996: 182). Il ne nous paraît ainsi pas abusif de reconnaître qu’il n’existe pas de véritable continuité constitutive entre microbiologie et médecine tropicale, contrairement à une thèse souvent avancée. L’affirmation d’une continuité repose en réalité sur le mythe d’ une médecine pasteurienne qui se résumerait en à une lutte, relativement efficace, contre certains microbes de maladies européennes ou cosmopolites (diphtérie, tétanos, tuberculose, rage, variole, par exemple). Le respect de certains protocoles de recherche bien établis, tel le dépistage et l’isolement du germe spécifique, la culture in vitro de ces germes, leur inoculation chez l’animal, permet de reproduire la maladie, de rechercher des vaccins (à partir de 1882) et des sérums (à partir de 1894), spécifiques à chaque maladie. “L’époque pastorienne fut une époque privilégiée. On découvrit avec émerveillement qu’à chaque maladie correspondait un microbe spécifique, et qu’en neutralisant le microbe on pouvait prévenir la maladie: loin de résulter d’un environnement 105
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‘miasmatique’ multiforme, les affections épidémiques tenaient à des causes simples.” (Fagot-Largeault, 1986: 86). Tous les espoirs paraissaient être fondés sur les conquêtes de la “révolution bactériologique”. En parallèle à ces résultats, la recherche sur les maladies exotiques progresse. Le bacille du choléra est découvert en Egypte en 1883, Yersin gagne une deuxième bataille en 1894 à Hongkong, lorsqu'il découvre le bacille de la peste. Autre source de confusion confortant l’hypothèse de la continuité, celle bien connue de la convergence du développement d’une discipline, la microbiologie, et de la colonisation. Comme l’affirme Noel Bernard en 1951, “L’émergence et le développement de la microbiologie furent contemporains de l'expansion coloniale française. Par une coïncidence dont les conséquences sont incalculables, c’est au moment où l'expansion européenne prend un nouvel élan que Pasteur arrive au point culminant de son œuvre” (Dedet, 2001: 14). Certes, les découvertes pasteuriennes sont immédiatement adaptées aux colonies dans les Instituts Pasteur d’Outremer; cependant la rage, la variole, la tuberculose ou la diphtérie demeurent la préoccupation primordiale des pastoriens métropolitains. Après la mise au point de la théorie vectorielle de la transmission de ces maladies, et l’envoi immédiat de missions “vérificatrices” des hypothèses (Roubaud pour la maladie du sommeil, les frères Sergent pour le paludisme, Simond et Marchoux pour la fièvre jaune), la recherche sur les maladies tropicales endémiques (paludisme, maladie du sommeil, fièvre jaune) s’ajoute très vite aux études microbiologiques et à l’activité de production menées dans les Instituts Pasteur d’Outremer, les engageant ainsi dans ce qui va constituer leur spécificité, à rebours ce que suggère le schéma centre/périphérie On aurait donc tort de conclure que l’énoncé de la théorie des vecteurs a amené une modification progressive des protocoles classiques de recherche microbiologiques: les pro106
De la géographie médicale à la médecine tropicale
tocoles de recherche en parasitologie ont dû être inventés. Peut-on avancer que les pasteuriens n’ont pas perçu cette discontinuité entre méthode microbiologique et étude d’une maladie à vecteur? Pour Michel Morange, “[l]a première difficulté pour les pasteuriens était d'ordre culturel: il s'agissait de comprendre que des méthodes applicables en France étaient inadaptées aux autres pays” (Morange, 1991: 240). Ainsi, une éventuelle inaptitude culturelle leur aurait fait récuser des résultats obtenus en particulier par les parasitologues et les naturalistes sur des protozoaires parasites et leurs vecteurs. L’erreur serait de présenter à tout prix les Pasteuriens dans un rôle de microbiologistes formatés par leur discipline. En fait, la parasitologie s’est organisée dans les Instituts Pasteur à côté de la microbiologie. Le parasite, organisme vivant, pathogène et changeant Un autre élément est à considérer si l’on veut comprendre les difficultés impliquées dans cette tentative de réduction de la médecine tropicale à l'espace des études micro-biologiques en laboratoire. Il existe un grand nombre de maladies tropicales parasitaires dues à des vers macroscopiques. A la fin du XIXe siècle, certains parasites humains étaient déjà bien connus, y compris le mode de transmission par un moustique de la filaire asiatique. Mais les études de microbiologie et de parasitologie étaient indépendantes et paraissaient avoir peu de point et objet communs. François Delaporte (1989) évoque la séparation alors existante entre ces deux univers de recherche quand il affirme que “la parasitologie classique était la science des organismes de biotope vivant, l'étude des cycles avec un ou plusieurs hôtes, à travers lesquels se transmettent les parasites; et la microbiologie était la science des agents des maladies, l'étude des causes des altérations organiques et des affections”. Selon lui, la para107
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sitologie et la microbiologie n'avaient donc pas le même objet d'étude. (1989: 125). Les parasites microscopiques que l’on découvre après le Plasmodium, et leur variabilité morphologique, suscitent de nouveaux problèmes qui échappent à une microbiologie classique, laquelle, en guise de changements de forme, ne connaît que la sporulation de certains microbes comme le bacille du charbon. C’est une des difficultés qu’Alphonse Laveran a dû surmonter. Ses collègues microbiologistes ne paraissent pas avoir voulu accepter le fait qu'une forme de vie changeante et extrêmement mobile, comme le Plasmodium, puisse jouer le même rôle que les bacilles et les bactéries connus jusqu'alors comme agents causals de différentes maladies. Laveran lui-même, médecin militaire, est envoyé en Algérie en quête d'une réponse micro-biologique au paludisme. Reed a de même été envoyé à La Havane pour chercher une réponse microbiologique à la fièvre jaune. En 1880, Laveran découvre le Plasmodium, qui n’était pas une bactérie comme on l’imaginait, mais un protozoaire mobile et de forme variable, plus semblable en cela à ces organismes qui pullulent dans les eaux stagnantes, qu’à un microbe pasteurien de forme fixe, la bactérie. Notons que ce n’est pas sa pratique de microbiologiste qui lui fait examiner le sang de ses malades, mais son expérience d’histologiste, acquise au Collège de France chez Ranvier. Laveran est conscient de cet apport et prônait l’examen hématologique des malades sous les tropiques. De fait, la lecture d’un frottis sanguin implique une étude visuelle avec l’identification de nombreuses cellules de type différent et leur comptage: cette pratique n’a pas de rapport épistémologique avec la mise en culture de gouttes de sang pour y rechercher des microbes, ce qui aurait bien constitué un examen microbiologique du sang. Cette différence de stratégie expérimentale explique en partie pourquoi pendant plusieurs années, Laveran 108
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a dû faire face à bien des objections et à de fortes critiques: ses collègues pasteuriens ne pouvaient pas, dans un premier temps, accepter qu’un scientifique puisse adopter d’autres stratégies que microbiologiques, et par conséquent une découverte liée à une pratique différente 27. Desowits décrit ces difficultés: La découverte a été vue avec mépris et discrédit. (...) Des anneaux, des filaments qui dansent. Comment peut-il être si différent morphologiquement de tout autre micro-organisme pathogène connu? Rien de similaire n'avait été vu jusqu'à ce moment-là. D'autre part, Laveran n'était personne; et le fait d'être un artiste médiocre ne l'aidait pas du tout. Les dessins qui accompagnaient les notes étaient d'une naïveté peu convaincante. (Desowits, 1993: 168).
Cette hostilité n’a cependant pas été aussi persistante qu’on veut bien le rapporter. Dès 1884, Grassi se rallie à la théorie du Plasmodium. Un auteur climatologiste déjà cité, Bordier, n’élève aucun doute en 1884 quant à la nature causale du Plasmodium dans le paludisme et comme on l’a vu précédemment, l’affaire est entendue en 1888. Ainsi donc, l’insistance que l’on met sur un soi-disant long déni de reconnaissance relève peut-être davantage d’un mythe du “génie méconnu” que d’un réel aveuglement de la communauté scientifique. Laveran entre à l’Institut Pasteur en 1897 avec à son actif la découverte du Plasmodium, la formulation de l’hypothèse du moustique intermédiaire qui orientera la réflexion de Manson, et une pratique anatomo-pathologique tout à fait différente des procédures microbiologiques habituelles. Il retrouve Mesnil dans le laboratoire de Metchnikoff, lui-même 27
Nous remercions Gabriel Gachelin d’avoir attiré notre attention sur ce point.
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physiologiste, embryologiste et, de manière générale rompu à l’étude microscopique des organismes pluricellulaires, et poursuit avec lui ses recherches sur les hématozoaires pathogènes (du paludisme, puis de la maladie du sommeil). Il crée le cours de parasitologie de l’Institut Pasteur, un sous ensemble du grand cours de microbiologie (Opinel, 2008a). Son laboratoire de pathologie exotique est fondé en 1908 avec le financement du prix Nobel. L’ensemble s’est développé dans un laboratoire, certes important, mais marginal par rapport à la recherche microbiologique conventionnelle. Il est le résultat de la conjonction de sciences anatomiques, histologiques, médicales, protistologiques (donc de biologie cellulaire) et d’entomologie. L’étude du passage de la zoologie médicale à la parasitologie et à l’entomologie à la faculté de médecine de Paris a permis d’atteindre une conclusion identique. En France, la conjonction entre ces disciplines paraît arriver à maturité en 1908, avec la création de la Société et du Bulletin de pathologie exotique, qui font suite à celle de l’Institut de médecine coloniale. Blanchard avait souhaité la séparation de l’helminthologie du reste de la médecine parasitaire exotique. Il n’est pas suivi dans les faits mais la notion de pathologie ou médecine exotique donne une place essentielle aux maladies dues à des parasites microscopiques transmis par des vecteurs. La Tropical Medicine de Manson, un concept non scientiscientifique mais approprié On ne reviendra pas ici sur l’histoire de la création en 1898 et du développement des deux premiers centres d'études et d’enseignement de médecine tropicale. La Liverpool School of Tropical Medicine et la London School of Hygiene & Tropical Medicine ont été créés en 1898. Nous nous intéresserons plutôt à 110
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l’évolution de la démarche de Manson, considéré comme l’organisateur principal de la pensée britannique en matière de médecine tropicale. Manson avait commencé ses études sur les maladies tropicales vingt ans auparavant, lorsqu'il avait développé ses travaux sur la “filaria de l'éléphantiasis et sa métamorphose chez le moustique” (Power et al, 1998: 54). Cependant, comme nous le verrons, ce sera sur l’hypothèse de Laveran de la transmission du paludisme par un diptère que Manson s’appuie pour concevoir le modèle de maladie tropicale qui est encore aujourd’hui le nôtre et qui se définit essentiellement par le lien parasite-vecteur. Cette hypothèse a permis à Ross de découvrir peu après le rôle du moustique dans le paludisme aviaire. L'Italien Grassi définit ensuite le rôle des Anophèles dans la transmission du paludisme chez les êtres humains: on retrouve ici le paludisme comme paradigme de la pensée des maladies parasitaires. Manson confère au mot “tropical”, et c’est là l’un de ses apports majeurs, un sens qui légitime son association à la médecine. Les recherches de Manson s’attachent à certains types de maladies qu’on retrouve surtout dans les pays chauds et c’est dans ce cadre qu’il parle de maladies tropicales. L’étiologie de ces maladies, leur prophylaxie et les mesures nécessaires à prendre pour les combattre ne peuvent se réduire ni à une transposition des explications étiologiques connues, ni aux cadres nosologiques des maladies cosmopolites, et c’est là leur particularité. Ce n’est pas de l’exotique dont il s’agit mais d’une particularité climatique et géographique: le climat de la zone intertropicale. La précision a son importance dans la mesure où elle transforme le paludisme du bassin méditerranéen en un substitut du paludisme “tropical”. Dans la première édition de Tropical Diseases en 1898, Manson précise qu’il emploie le terme tropical dans un sens météorologique (température de l’air élevée) plutôt que géo111
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graphique. Il rappelle que la science moderne a démontré que la plupart des maladies sont, directement ou indirectement, provoquées par des germes (germs). Inférant un lien direct entre cette étiologie et le climat, il en tire une conséquence importante: “les germes sont organisés, sont des êtres vivants et, comme toutes les choses vivantes, ils requièrent certaines conditions physiques. L'une de ces conditions est une certaine température, une autre certains milieux et la troisième, certaines occasions”28. Il ne s’agit donc pas d'un retour aux explications climatiques classiques. Le climat n'occupe pas ici la place qu'il occupait dans les textes hippocratiques, dans le discours des défenseurs de l'acclimatation ou dans la géographie médicale. Manson se pose sincèrement la question: “Dans quel sens les influences tropicales affectent-elles la maladie, comme elles le font sans aucun doute; et pourquoi se fait-il que certaines maladies soient propres aux climats tropicaux et que certaines soient prévalentes sous de tels climats?”29 Attentif à définir précisément le terme de maladie tropicale, Manson introduit son livre par cette affirmation: ce mot ne désigne pas exclusivement les maladies qui surviennent sous les tropiques car peu de maladies mériteraient alors ce nom. “Si” dit-il, “(…) l’expression ‘maladies tropicales’ incluait toutes les maladies qui surviennent sous les tropiques, alors on devrait intégrer presque toute la médecine; parce que, dans presque tous les cas, les maladies des climats tempérés se retrouvent dans les climats tropicaux.”30 “Germs are organized and living beings, and, like all living things, demand certains physical conditions for their well-being. One of these conditions is a certain temperature; another is certain media; and a third is certain opportunities”. (Manson, 1898: xii) 29 “In what way do tropical influences affect disease, as they undoubtedly do; and why should it be that some diseases are peculiar to tropical climates, or are specially prevalent in such climates?” (Manson, 1898: xii). 30 “If (…) the expression “tropical diseases” be held to include all diseases occurring in the tropics, then the work would require to cover almost the entire range of medicine; for the diseases of temperate climates are also, 28
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Ce concept de “maladies tropicales”, plus commode que précis (“more convenient than accurate” Manson, 1898: xi), permet de réunir une série de discours et de savoirs qui s'articulent autour des maladies soit spécifiques aux régions chaudes (comme la maladie du sommeil), soit ayant une plus grande prévalence dans ces régions (comme le choléra). Il s'agit, finalement, d'un domaine de connaissance et d'intervention qui, dès ses débuts, résulte de la rencontre entre des disciplines diverses. Si d'un côté, cette spécialité découle des conquêtes faites dans l'un des domaines qui a le plus avancé au XIXe siècle, celui de l'hygiène, elle est, en même temps, liée aux voyages et aux explorations scientifiques entrepris par les naturalistes, à l'histoire naturelle et à la théorie de l'évolution. Elle est, en dernier lieu, directement associée à l'acquisition de connaissances précises sur l'étiologie microbienne des maladies infectieuses. D’un autre côté, “les développements de la parasitologie clinique qui ont suivi les travaux de Laveran, Manson, Ross et d'autres, se sont superposés à cette toile de fond complexe, permettant ainsi la genèse de la médecine tropicale” (Cook, 2003: 1). Manson, tout comme Laveran dans son intervention lors de la première session de la Société de Pathologie exotique en 1908, met en lumière l’imbrication de ces différents savoirs qui ont permis l'émergence d'un nouveau modèle de propagation et de contrôle des maladies infectieuses. Manson explicite “la nécessaire participation”, entre le malade et les agents microbiens, d’une série d'intermédiaires vivants, et totalement différents, en particulierdes arthropodes, et capables d’assurer la transmission de ces maladies.
and in almost every instance, to be found in tropical climates”. (Manson, 1900: XV)
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Entomologie médicale et climat On a évoqué précédemment la persistance des thèses relevant du pessimisme climatique dans les Archives de Médecine navale et coloniale et l’idée, défendue par certains médecins militaires, qu’il était, possible d’établir des liens entre bactériologie et déterminisme climatique. Pour sa part, Manson, à l’instar de Laveran, ne retient de l’influence du climat que ce qui contribue à créer des conditions idéales à l'émergence et à la dispersion de certains germes déterminés (connus ou encore inconnus), responsables des maladies propres aux tropiques (paludisme, fièvre jaune, maladie du sommeil). Pour lui, les températures élevées ne sont pas la cause directe, mais plutôt indirecte de l'existence de ces maladies. Et si la température extérieure, élevée, peut provoquer certains problèmes physiques, épuisement, fatigue, fièvre, ces derniers ne peuvent pas être définis comme ‘maladies’ dans un sens strict du terme, mais plutôt comme ‘affaiblissement’.31 Manson rappelle la condition de parasite “vrai” des germes “qui, pour exister, ont besoin de passer d'hôte en hôte. Si pendant ce passage d’un hôte à l’autre, la température du milieu – eau, air ou aliment - est trop élevée ou trop basse pour répondre aux exigences du germe en question, celui-ci mourra et cessera d’être infectieux.”32 Il postule l’existence d’un troisième élément dans la chaîne qui lie l'homme (ou les animaux) aux micro-organismes, élément qui n’est plus transmis par les canaux classiques, comme l'air, l'eau ou les aliments ou vêtements infectés. Plusieurs maladies ont besoin d'un troisième animal 31 32
“Ill-defined conditions of debility” (Manson, 1900: xvi). “In the majority of instances disease germs are true parasites and therefore to keep in existence as species requires to pass from host to host, the temperature of the transmitting medium –be it air, water, or food- be too high or too low for the special requirements of the germ in question, that germ dies and ceases to be infective.” (Manson, 1900: xvii).
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totalement différent (“third and wholly different animal”) pour se propager d'un individu à l'autre. Si ce troisième animal appartient à des espèces tropicales, la maladie sera nécessairement une maladie tropicale. Mais pour procéder à la classification de ces maladies, il est nécessaire de connaître la distribution géographique et les caractéristiques de ces Arthropodes. Quand des températures élevées et une certaine distribution biogéographique des vecteurs, c'est-à-dire des conditions propres aux régions tropicales, sont les conditions nécessaires à sa propagation, on peut laors dire d’une maladie qu’elle est tropicale. De la même manière, et comme nous l’avons déjà évoqué, Laveran utilise les lignes isothermes de Humboldt pour étudier la distribution du paludisme par rapport à la température. Son objectif est de montrer que la maladie n'est pas une conséquence des conditions atmosphériques et climatiques, mais est due à des vecteurs biologiques actifs vivant dans des endroits particuliers et dont la survie dépend de conditions climatiques, ce qui est le cas des moustiques-vecteurs. C’est un lien de ce genre que la mission Marchoux avait établi entre la distribution de Stegomyia (le diptère vecteur de la fièvre jaune), l’altitude et la distribution de la maladie. Pour Laveran, comme pour Manson, l'association d’une maladie à des températures élevées est indirecte et il faut intégrer les recherches des naturalistes aux études médicales. En raison du grand rôle joué par les Insectes et les Arthropodes suceurs de sang dans la propagation des maladies exotiques, les médecins et les vétérinaires doivent aujourd'hui avoir recours sans cesse aux naturalistes. Grâce au concours de nos éminents collègues MM. Perrier, Giard, Bouvier et Railliet, les questions d'histoire naturelle médicale qui se poseront devant la Société pourront être facilement résolues.(Laveran, 1908, I: 8).
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De même, pour Manson, la distribution géographique des maladies provoquées par des germes dépend non seulement de l'existence de conditions climatiques favorables, mais aussi “de l'absence de conditions défavorables”. La détermination de ces conditions constitue un champ d'études peu exploré par l’épidémiologie. Ce champ d’études doit être abordé d’un point de vue darwinien car, comme il l’observe, quand les parasites sont dans leur phase extracorporelle, ils sont en compétition avec d’autres et susceptibles d'être menacés par des prédateurs, c’est-à-dire d'être détruits par d'autres organismes dans leur lutte pour l’ existence 33. La théorie connaît des exceptions. Manson rappelle l’absence du paludisme dans plusieurs endroits où, apparemment, toutes les conditions climatiques parfaitement favorables à son développement sont réunies. Il s’interroge sur les raisons de cette absence dans ces régions où, certainement, d'une façon ou d'une autre, la maladie aurait pu être introduite. “Je voudrais suggérer que dans certaines circonstances ce parasite, ainsi que les germes d'autres maladies ou les organismes qui permettent leur transmission, ont été capturés par leurs ennemis naturels.”34 Manson considère donc comme indiscutable que les études des naturalistes ne sont pas des éléments accessoires ou secondaires. “Il est évident que l'étudiant en médecine doit être un naturaliste avant d’espérer devenir un épidémiologiste, un pathologiste ou un médecin capable d'exercer sa pratique.” 35 Ce n’est qu’à partir de l'identification de l’immense variété “Disease germs, their transmitting agencies, or their intermediate hosts (…) are during their extra-corporeal phases, necessarily competing organisms, and therefore liable to be preyed upon, or otherwise crushed out, by other organisms in the struggle for existence.” (Manson,1898: xv). 34 “I would suggest that in some instances this, and other disease germs, or the organisms subtending them, are kept under by natural enemies (…)” (Manson, 1898: xv). 35 It is evident from has been advanced that the student in medicine must be a naturalist before he can hope to become a scientific epidemiologist, or pathologist, or a capable practitioner.” (Manson,1898: xvi). 33
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zoologique tropicale, que l’on a pu commencer à comprendre ces maladies. Quand, en 1904, Laveran et Mesnil publient leur ouvrage Trypanosomes et trypanosomiases, qui utilise le même modèle explicatif, ils consacrent une large et minutieuse annexe à la description des mouches tsétsé: “L’étude des Trypanosomiases africaines est liée d’une façon intime à celle des mouches tsétsé (...) Un livre sur les Trypanosomiases doit donc contenir des renseignements morphologiques, biologiques et taxonomiques sur les Glossina.” (Laveran, Mesnil,1904: 401). Il fait ainsi référence à la distribution, aux habitudes, à la classification, aux caractéristiques morphologiques, aux phases de métamorphoses, aux différences sexuelles, à la direction de vol, ainsi qu’à la situation géographique des sept espèces alors connues du genre Glossina. Il expose dans cette annexe le travail réalisé par le naturaliste anglais E. Austen (1903) dans A Monograph of the Tsetse-flies (genus Glossina) based on the collection in the British Museum. La mission Roubaud en Afrique se situe dans la continuation exacte de ces travaux liminaires pionniers/novateurs. Le fait de vouloir expliquer les maladies transmises par des vecteurs n'exclut pas l’intérêt porté par la London School of Hygiene and Tropical medecine ainsi que par la Société de pathologie exotique aux maladies dites “cosmopolites”, comme la lèpre et la peste. Ces maladies qui paraissent alors avoir disparu d'Europe et des régions tempérées de l'Amérique, sont désormais confinées aux régions tropicales ou subtropicales. Pour Manson, c’est l’application des mesures hygiéniques apportées “par la civilisation” qui ont déterminé leur disparition dans certaines régions, tandis que dans les régions tropicales, les conditions sociales et sanitaires précaires qui permettent leur propagation ont persisté. C’est toutefois dans l’étude des maladies transmises par les vecteurs que les jeunes médecins “trouveront certainement 117
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des occasions d’entreprendre des recherches originales et de faire des découvertes bien plus innovantes et plus intéressantes que celles réalisées dans les centres de recherche européens ou américains”.36 En fait, non seulement les hôtes intermédiaires, certaines espèces de mouches ou de moustiques, les puces, les tiques, mais encore les parasites eux-mêmes sont maintenant vus comme des êtres vivants qui entrent en compétition avec les autres organismes dans la lutte pour la vie. Tropiques et morale “L’économie morale du climat” Mais, tout comme les travaux de la médecine tropicale mansonienne et de la Société de Pathologie exotique s'éloignent des protocoles de la microbiologie, elles se différencient aussi des études antérieures consacrées aux maladies des climats torrides et qui perpétuent la tradition de la géographie médicale. Nous avons vu que plusieurs études réalisées par les missions médicales envoyées aux colonies, en l’occurrence l’Afrique et l’Indochine, telles que celles publiées dans les Archives de médecine navale et coloniale (1890-1891) et dans les Archives de médecine navale (1897-1908) ont reproduit les thèmes classiques des études de géographie médicale. Il est certain que les conditions requises pour habiter de façon permanente sous les tropiques sont pensées presque exclusivement en relation au climat. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule cause à toutes les craintes, peurs, pathologies et menaces que l'on puisse ou non y remédier: ce sont les températures élevées. Si en 1857, lors de la publication du Traité de 36
“In this matter of the ætiology of disease, he certainly enjoys opportunities for original research and discovery far superior in novelty and interest to those at the command of his fellow inquirer in the well worked field of European and American research.” (Manson, 1898: xvi)
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Géographie médicale de Boudin, les températures étaient vues comme la cause de la propagation et de la multiplication des miasmes, à la fin du siècle, nombre de médecins envoyés outre-mer en mission scientifique les associeront, dans une presque continuité, à la propagation et à la multiplication de germes, de bacilles, de bactéries ou de parasites. Dans la mesure où la médecine tropicale impose une observation attentive du cycle évolutif et reproductif des êtres vivants (insectes, parasites et micro-organismes), elle permet du même coup la mise en place de stratégies de prophylaxie et ouvre les portes à une nouvelle perspective ethnographique. La défense de stratégies ponctuelles (le combat mené contre les vecteurs étant l'une d'elles), qualifiées par Manson d’’acclimatationnistes’, permet d'affirmer que, indépendamment de toute caractéristique raciale, n’importe quel être humain peut habiter aussi bien sous les tropiques que dans les régions tempérées. Ces stratégies permettront de récupérer les idées cosmopolites qui avaient été remises en question, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, par les statistiques mettant en évidence la haute mortalité des soldats européens atteints de maladies tropicales dans les colonies. Pourtant, et bien que la médecine tropicale aide à démythifier la thèse qui voyait dans les tropiques “la tombe de l'homme blanc”, même si différents auteurs comme Manson ou Simond insistent sur l’importance qu’il y a à observer les habitudes des populations autochtones pour connaître et apprendre avec elles les méthodes ancestrales de guérison, le pessimisme climatique est toujours présent. Le climat n’atteint plus physiquement mais il atteint moralement. On pourrait multiplier les exemples de cette association climat-moral que David Livingstone a appelé l’ “économie morale du climat” (the moral economy of climate (Livingstone, 1999: 105). Nous verrons que cette économie morale se retrouve encore chez les auteurs qui, comme Luigi Sambon, 119
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étaient soucieux de décrire les parasites et les vecteurs responsables des maladies tropicales. Pour lui, à l'hygiène urbaine et au contrôle de vecteurs, il faut associer l'hygiène morale: Les habitudes personnelles sont de grande importance: la sobriété et la moralité sont des armes déterminantes dans la lutte pour l'existence (...) L'immoralité sexuelle produite sous l'influence du climat tropical et la présence d'une population servile et moralement sous-développée constituent l'une des causes les plus importantes de la prostration physique (Livingstone, 1999: 104).
Si l’on résume l’analyse de Livingstone, en 1898 encore, comme du temps d’Hippocrate, on continuait d’associer climat torride et “individus timides, serviles et superstitieux” (Felkin cité par Livingstone) d’une part et, de l’autre, climat tempéré et “sujets courageux, entreprenants et audacieux” (idem). On faisait correspondre l’intensité de l’activité cérébrale aux effets des variations climatiques. Cette association sera également défendue par les représentants de la médecine tropicale qui, comme c’est le cas de Sambon, ont voulu trouver des arguments censés rendre compatibles leurs recherches sur les vecteurs avec les effets supposés du climat sur la physiologie et par conséquent, sur le moral des individus. Livingstone souligne qu’après avoir subi une défaite en tant qu’hypothèse apte à saisir la cause des maladies tropicales, l’explication climatique va chercher refuge dans le vieil amalgame climat-moral déjà exprimé suggéré/défendu/introduit par Hippocrate. La médecine tropicale: un concept polymorphe Pendant la plus grande partie du XIXe siècle, les températures élevées des tropiques étaient considérées comme la cause de la propagation et de la multiplication des miasmes. A la fin du siècle, elles ont été associées à la propagation et à la multiplica120
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tion de germes, bacilles ou parasites. Finalement, au début du XXème siècle, on les a rendues responsables de la propagation et de la multiplication des mouches et des moustiques du paludisme et de la fièvre jaune. La médecine tropicale qui se constitue dans ce contexte évolutif est une spécialité essentiellement multidisciplinaire, qui exige que convergent et s’imbriquent différents domaines du savoir: santé publique (et hygiène), entomologie et biologie médicale, théorie de l’évolution, connaissances précises sur l’étiologie microbienne des maladies infectieuses et des développements de la parasitologie clinique. On ne peut réduire cet espace de savoir ni aux explications climatiques classiques, ni au simple approfondissement des recherches sur la microbiologie faites en laboratoire. C’est un espace qui se définit par l’importance accordée au vecteur et à la biologie au sens large où vivent humains, vecteurs et parasites. Cependant, comme on l’aura noté dans les chapitres précédents, les explications de type climatique ont persisté en prenant diverses formes. Cette persistance à vouloir tout expliquer par le climat, et qui s’ étend sur des siècles, est souvent due à la conjonction entre les découvertes modernes faites dans les laboratoires de microbiologie et les références classiques à des foyers de putréfaction découlant de températures élevées. Elle est également de au fait incontournable que ces maladies sont observées dans une zone climatique précise. Il est difficile d’échapper à ce constat. Tout comme il est difficile d’échapper au constat de l’influence débilitante des climats intertropicaux, laquelle mène à une “théorie morale du climat”. Pour comprendre cette persistance du recours aux thèmes climatiques dans le monde médical, il faut observer les liens qui se sont noués entre discours scientifique et discours non-scientifique, précisément au moment où il s’agissait de consolider la conquête des territoires d’outre-mer. Il est clair que la persistance de l’association “climat-pathologie-race” 121
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était étroitement associée aux objectifs politiques de contrôle et d’administration des territoires coloniaux. Mais, si elle a pu se maintenir indépendamment des acquis de la microbiologie et de la parasitologie, c’est à cause de la complexité des phénomènes caractérisant l’apparition, la transmission et le contrôle des maladies tropicales. Même s’il est possible de reconnaître dans les stratégies mises en œuvre pour contrôler les maladies parmi les populations, métropolitaines comme autochtones implantées sous les tropiques37, les attributs de politiques coloniales, on ne peut réduire exclusivement ce domaine du savoir scientifique et médical à des stratégies de pouvoir et de gestion. Cependant, comme nous avons essayé de le montrer, alors que la découverte des agents causaux spécifiques et la reconstitution des canaux de transmission des maladies tropicales sortent du domaine du mystère, les explications provenant du champ de la géographie médicale sont récupérées et et ont proliféré. Cette dernière, à la différence de la médecine tropicale, véhicule l’idée de l’émergence des phénomènes pathologiques ayant des causes chimiques, physiques, raciales et sociales, sans se préoccuper des interactions complexes et variées entre les êtres vivants, c’est-à-dire en écartant le rôle joué par les facteurs biologiques dans la propagation des pathologies. Il est aussi possible que le prestige mondial qu’ont connu les protocoles de recherche microbiologiques pour découvrir les agents causals d’une grande partie des maladies cosmopolites, les vaccins et les sérums contre certaines d’entre elles, pousse à croire, au moins en métropole qu’il n’y a, pour la connaissance médicale, qu’un espace possible: celui du laboratoire. Tout ce qui lui est étranger et extérieur pouvait être considéré comme secondaire et aléatoire pour les études des 37
On se référe à la prévention spécifique des Blancs, à la ségrégation ra ciale comme à Douala, au débroussaillage des rives, au traitement du bétail, etc.
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maladies infectieuses. Il ne faudrait pas en effet minimiser le fait qu’en France du moins, le corps des médecins tropicalistes formés à partir de 1903 pour les civils et 1906 pour les militaires, reste marginal en médecine si on le compare au reste du domaine médical et à la prégnance des maladies cosmopolites. Les missions, tout comme l’implantation des instituts de recherche d’outre-mer, sont le produits d’initiatives issues du domaine politique pour résoudre un problème local spécifique, la fièvre jaune en 1903, le paludisme en Algérie en 1901, la maladie du sommeil en 1906 par exemple, qui peuvent se situer en zone tropicale. Encore une fois, l’absence d’intérêt de la France pour ses colonies se traduit par un retard considérable sur l’Angleterre dans l’établissement d’une politique sanitaire coloniale. Cette série de faits, politiques, institutionnels et scientifiques, est l’une des raisons pour lesquelles des médecins, missionnés dans les colonies pour y étudier des pathologies locales, préfèrent alors établir des alliances commodes entre microbiologie et géographie médicale (toujours soucieuse des limites de l’acclimatation et du cosmopolitisme). Ils ne prennent pas en compte, de fait, l’intégration des études de laboratoire et celles d’histoire naturelle, ni celles de classification et d’observation des espèces locales.
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Chapitre 4 L’émergence de la médecine tropicale sous les Tropiques: l’exemple du Brésil et de l’Argentine
On analyse dans ce chapitre la construction des programmes de recherche, dans le domaine des maladies tropicales, initiés et développés par les chercheurs argentins et brésiliens à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Héritier direct des programmes d’hygiène et des principes pasteuriens, le Brésil fait face à ses problèmes sanitaires en élaborant un nouveau programme de recherche qui intègre la bactériologie, la parasitologie et l'intérêt pour les vecteurs. En revanche, les Argentins défendent encore, pour les maladies transmises par des vecteurs, les stratégies classiques de contrôle: l’assainissement, la distribution d’eau potable, le contrôle des égouts et la vaccination. Ces mesures, utiles pour le contrôle des maladies comme la tuberculose, le choléra ou la variole, mais inefficaces pour empêcher les maladies transmises par des vecteurs, seront encore défendues par les hygiénistes argentins en 1916. Les microbes et les vecteurs Nous sommes à présent amenés à nous demander comment ces questions théoriques et pratiques, conduisant à ce qu’on peut appeler la conceptualisation de la médecine tropicale en Europe, influencent le développement de la médecine latinoaméricaine de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. On exa125
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minera plus particulièrement dans ce qui suit la manière dont les chercheurs brésiliens et argentins construisent leurs programmes de recherche dans ce domaine. Quelles sont les maladies qui les préoccupent? Comment comprennent-ils et reçoivent-ils les études étrangères traitant des maladies tropicales qui frappent les populations de leurs pays respectifs? Comment pensent-ils faire face aux épidémies récurrentes de fièvre jaune et de paludisme? Quels types de protocoles de recherche privilégient-ils? L’intégration des influences étrangères par les organisations locales de santé publique et de recherche s’est réalisée suivant plusieurs axes. Lors du développement de la microbiologie, on note l’influence des chercheurs français, surtout ceux de l’Institut Pasteur, sur la formation des chercheurs locaux, mais aussi, et surtout, la forte influence allemande dans ce même domaine. L’émergence de la médecine tropicale, l’attention croissante portée à l’étude des arthropodes comme vecteurs nécessaires à la propagation de certaines maladies infectieuses engagent certes des recherches plus aiguisées/pointues, mais les microbiologistes doivent surtout incorporer à leurs connaissances acquises au laboratoire les avancées de l’entomologie, de la protozoologie et de l’histoire naturelle. On peut dire avec Nancy Stepan (1976) que de solides liens se sont noués entre les intellectuels d’Amérique latine, en particulier positivistes et les hygiénistes français, ce qui, dans certains cas, a entraîné une véritable interdépendance de la médecine, de l’urbanisme latino-américains et des stratégies adoptée par les hygiénistes et les urbanistes français. Cette évolution du lien entre pratiques d’urbanisme et d’hygiénisme d’une part, microbiologie et parasitologie (au sens large, qui inclut toutes les maladies à vecteur) ne se développe pas sans conflits. L’analyse des controverses qu’a suscitées, dans différents pays, la définition de stratégies de 126
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prophylaxie, révèle des avis inconciliables et des prises de position théoriques conflictuelles. C’est le cas par exemple du vif débat qui a eu lieu en 1904 entre l’Argentine et le Brésil à propos de la prophylaxie internationale de la fièvre jaune: la théorie des vecteurs occupait la place centrale dans le débat. François Delaporte affirme que “le rôle des vecteurs, tel qu’il fut perçu à la fin du XIXe siècle, n’a pu se définir qu’à partir d’une organisation du savoir. Et cette organisation a vu le jour dans les travaux de Manson et Finlay” (Delaporte,1989: 120). Reste que l’intégration de cette organisation du savoir dans un corpus de pratiques ne s’est réalisée que plus tardivement. Du côté des microbiologistes, les résistances ont été vives. Comme Benchimol l’affirme, “au mélange de facteurs comme le sol, l’eau, l’air, les aliments, les habitations et les hommes, où les microbes de ces maladies étaient supposés tisser leurs nids, il était compliqué d’en incorporer de nouveaux. Cet enchevêtrement se transformait, de nouveaux composants s’y additionnaient, mais les insectes restaient étrangers à ces nids. La logique qui dominait la recherche de pointe en médecine tropicale anglaise paraissait être ni mesurable ni compatible avec la logique de la reproduction des théories microbiennes” (Benchimol, 1999: 396) L’avènement d’une “médecine des vecteurs” n’est pas lié au simple prolongement du programme de recherche microbiologique pasteurien: il ne s’agit pas plus d’une observation plus aiguë, que d’un perfectionnement des modèles expérimentaux de la microbiologie. En Amérique latine comme en Europe, il s’agit réellement d’une nouveauté. La recherche au Brésil et en Argentine Une analyse comparative de certains arguments avancés par les hygiénistes et les chercheurs brésiliens et argentins, entre 1890 et 1916, à propos des modèles explicatifs et des stratégies 127
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de prophylaxie à adopter face à des maladies comme la fièvre jaune, le paludisme et la trypanosomiase américaine (nommée à partir de 1909 “maladie de Chagas”) nous permettra de décrire, en partie au moins, la spécificité que revêt, pour l’Amérique latine, le mode de problématisation défini par Manson. Le caractère novateur de ce programme de recherche et du contrôle des maladies qu’on peut en déduire, est évident si l’on examine les résistances qu’il a suscitées parmi les défenseurs de l’hygiénisme, lui-même en pleine transformation à la lumière des nouvelles découvertes de la microbiologie. L’analyse de ce moment d’affrontement entre ces deux stratégies d’explication fait apparaître deux modèles d’intelligibilité des maladies, ou “espaces de visibilité” différenciés: d’une part, le mode propre à l’étude de la médecine tropicale et des maladies transmises par les vecteurs et, d’autre part, le mode de compréhension des maladies et l’élaboration des stratégies de prévention défendues par les hygiénistes et les microbiologistes. Leur réception est différente en Argentine et au Brésil. Les deux modèles explicatifs sont adoptés par les chercheurs brésiliens comme des stratégies complémentaires, utiles à l’étude et à la compréhension des différentes maladies qu’ils doivent combattre. En revanche, l’Argentine a, de tout temps, préféré suivre un programme de recherche lancé par Pasteur et par Koch, et cela même pour traiter des maladies dites tropicales, comme le paludisme, la fièvre jaune et la trypanosomiase. Cette différence théorique et épistémologique se retrouve dans le choix des mesures de prophylaxie que prennent chacun des deux pays. Ces positions différentes entraînent d’ailleurs d’importantes controverses scientifiques et administratives entre l’Argentine et le Brésil à chaque fois qu’on essaie d’instaurer des mesures internationales de prévention, comme on peut le noter à la lecture des Annales des premiers congrès médicaux latino-américains. 128
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L’hygiénisme et la bactériologie en Argentine Pendant les années 1890, l’Argentine développe son plan de réorganisation urbaine afin d’exercer un meilleur contrôle sanitaire sur l’habitat et partant un meilleur contrôle des maladies les plus fréquentes en milieu populaire comme la syphilis et la tuberculose. Au cours des années suivantes, les chercheurs argentins centrent leurs efforts sur la construction de laboratoires et d’un institut de bactériologie. Les études bactériologiques permettent d’assurer la continuité des travaux d’urbanisme entrepris par les hygiénistes classiques, Guillermo Rawson (1821-1890) et Eduardo Wilde (1844-1913), et de leur conférer une légitimité scientifique. Les nouveaux hygiénistes du début du XXe siècle, parmi lesquels figurent Emilio Coni (1855-1918) et José Penna (18551919), vont approfondir les études statistiques d’occurrence des maladies. Ils placent tous leurs espoirs dans les progrès de la microbiologie. En ce qui concerne les études quantitatives, il faut noter que les chercheurs argentins du XIXe siècle s’étaient taillés une place remarquable lors des congrès médicaux internationaux de Philadelphie (1876) et de Paris (1878). Ainsi Rawson a-t-il participé, en tant que vice-président, au Congrès d’hygiène et de démographie de Paris, où il a présenté son étude sur la “Statistique vitale de Buenos Aires”. Ces travaux trouveront leur continuation au début du XXe siècle avec la création, par Emilio Coni, de la Société statistique argentine. Coni, à la différence de Rawson, superpose les recherches microbiologiques aux études statistiques.La consigne est d’isoler et de décrire de nouveaux microbes, de créer des vaccins et des sérums qui leur sont spécifiques, d’assurer la continuité des mesures classiques de désinfection, d’assainissement et de réorganisation urbaine – toutes mesures légitimes et renforcées par les études de la microbiologie. Avec cette intégration de la microbiologie à l’hygiène urbaine, Buenos Aires apparaît dès lors comme un 129
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modèle de ville hygiénique destiné à être suivi par les autres capitales latino-américaines. Une ville comparable à Paris, Londres ou New-York, en somme. On estime à l’époque que les problèmes sanitaires de Buenos Aires doivent être semblables à ceux des grandes métropoles des climats tempérés. La préoccupation des hygiénistes est fixée sur les maladies originaires des agglomérations populaires et des conditions de vie précaires d’un prolétariat peu éduqué; en fait, les hygiénistes classiques mais aussi les nouveaux hygiénistes portent essentiellement leurs efforts sur les maladies que l’on trouve aussi en Europe: la tuberculose, la variole, la syphilis, l’alcoolisme. L’Argentine ne se résume cepedant pas à une BuenosAires désormais assainie. A l’intérieur du pays, il y a alors, comme actuellement d’ailleurs, des villes extrêmement pauvres, continuellement menacées à la fois par ces maladies et par celles propres aux climats chauds. En ce qui concerne Buenos-Aires elle-même, la fièvre jaune, qui s’inscrit dans la catégorie des maladies tropicales, suscite les plus grandes craintes. Au cours des deux épidémies dramatiques de fièvre jaune qui ont sévi en Argentine, en 1871 et en 1890, on applique les mêmes stratégies que pour n’importe quelle autre maladie infectieuse à transmission directe. L’alliance établie alors entre les mesures d’assainissement et de désinfection proposées par l’hygiène classique, ainsi que les avancées des études microbiologiques dues aux vaccins et aux sérums, paraissent suffire pour répondre à tous les problèmes sanitaires que connaît le pays. D’une certaine manière, en Argentine, les maladies des pays chauds apparaissent comme les maladies des provinces arriérées du Nord du pays, suscitant en pratique un intérêt bien moindre.
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Les recherches à Manguinhos, Rio de Janeiro Alors que le centre économique de l’Argentine est de climat tempéré, le Brésil est presque tout entier situé entre Tropiques et Equateur. La tradition médicale a pris en compte les maladies locales, comme le paludisme bien entendu, mais aussi l’hypoanémie intertropicale et bien d’autres. La fièvre jaune a progressé le long des côtes et atteint Rio en 1850. Ces maladies s’ajoutent aux maladies bien connues des Européens (variole, tuberculose, etc.). Le contexte tropical est ainsi bien connu du monde médical et les auteurs médicaux climatologistes du XIXème siècle y font abondamment référence comme cause étiologique. Ce n’est certainement pas un hasard si l’Ecole de médecine de Salvador de Bahia s’appelle Scuola tropicalista de Bahia et s’intéresse aux parasites, en particulier aux helminthes. Tout comme l’Argentine, le Brésil possédait une tradition hygiéniste positiviste forte, attestée par exemple par l’urbanisation “hausmannienne” de la ville de Rio à partir de 1890 (Benchimol 1990). Le Brésil possède dès le début du XXème siècle, en plus de l’important institut de production de sérums de Sao-Paulo à Butantan, le plus grand centre d’études bactériologiques d’Amérique Latine. L’Instituto Soroterápico Federal de Manguinhos, fondé en 1900, à Rio de Janeiro, dans le but spécifique, mais aussi limité, de produire des vaccins et des sérums pour combattre l’une des épidémies qui menace alors le Brésil: à savoir, la pandémie mondiale de la peste, surgie en Extrême-Orient en 1894, apparue dans la ville portuaire de Santos en 1899. C’est un jeune bactériologiste, Oswaldo Cruz, fraîchement débarqué de France où il a suivi le Grand Cours de l’Institut Pasteur et avait été chaudement recommandé par le professeur Émile Roux, qui en assure la direction. Il manifeste immédiatement son désaccord face aux limitations imposées à son travail, c’est-à-dire, la production de sérums, et sollicite 131
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formellement, quoiqu’en vain, que son Institut soit rattaché à l’institut Pasteur. En 1906, après le succès des campagnes contre la fièvre jaune qu’il avait dirigées en tant que directeur du Département fédéral de la Santé publique et sur lesquelles nous reviendrons, il réussit finalement à étendre les missions assignées à son Institut devenu, deux ans plus tard l’Instituto Oswaldo Cruz. Ce centre avait pour mission fondamentale d’entreprendre des études sur les sérums et les vaccins, mais il devait aussi créer des programmes de recherche et de prophylaxie sur les grandes épidémies qui menaçaient le Brésil: la fièvre jaune, la peste et la variole, ainsi que sur le paludisme. Trois de ces maladies se transmettent par des vecteurs et exigent des protocoles de recherche différenciés ainsi que des stratégies prophylactiques spécifiques de combat et de contrôle de vecteurs comme les rats, les puces et les moustiques. À partir de 1909, une autre maladie épidémique, largement rurale, est venue s’ajouter à cette liste: la trypanosomiase américaine, ou maladie de Chagas, également transmise par un insecte, une punaise du genre Triatoma, populairement appelé barbeiro. Cette maladie est également identifiée par des médecins chercheurs de Manguinhos. La maladie de Chagas sera reconnue un peu plus tard dans le Nord de l’Argentine. Cette liste de maladies étudiées à Manguinhos témoigne bien de la capacité d’un grand institut de microbiologie à devenir en peu d’années un institut de parasitologie et d’études des vecteurs. Bien que les épidémies qui menacent les populations argentines et brésiliennes soient plus ou moins identiques – non seulement la variole et la tuberculose, mais aussi la fièvre jaune, la peste, le paludisme et la maladie de Chagas – les stratégies de recherche et de contrôle élaborées par chacun de ces deux pays s’avèrent radicalement différentes. Là où, en Argentine, on privilégie la production de vaccins alliée à l’application de mesures d’hygiène et d’assainissement, au Brésil ces me132
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sures sont complétées par d’autres études, qui ne sont pas uniquement réalisées en laboratoire. L’éventualité du vecteur va de pair avec les études d’histoire naturelle et d’entomologie qui permettent la classification, la systématique et la distribution géographique des arthropodes concernés (Coluzzi et al. 2008, Opinel-Gachelin 2005). Afin de comprendre ces différents choix en matière de santé publique, il est certes utile de se remémorer l’histoire des médecines brésilienne et argentine, avant 1900, mais il est aussi pertinent de procéder à une analyse comparative qui considère aussi la microbiologie européenne, les études microbiologiques développées outremer dans les colonies d’Afrique et d’Asie, ainsi que la médecine tropicale anglo-saxonne (celle de Manson). La malveillance des tropiques On l’a vu dans les chapitres précédents, pendant le XIXe et au début du XXe siècle, les médecins européens ont cerné les menaces que représentent les maladies des colonies en mettant l’accent sur le manque de salubrité, sur les températures élevées qui favorisent une putréfaction rapide des résidus organiques, ainsi que sur une diversité et une variété animale et végétale moins connue que soupçonnée. Vers la fin du XIXe siècle, cette attitude change pour faire place aux études de médecine tropicale qui ont débuté avec la filariose et trouvent leur modèle épistémologique dans l’identification du processus de transmission du paludisme. David Arnold, dans son analyse de l’émergence de la médecine tropicale (Arnold, 1996), met en lumière deux caractéristiques de cette médecine coloniale des climats chauds. Il souligne le sentiment d’étrangeté éprouvé par les Européens devant les espaces tropicaux et les pays chauds, qui transparaît dans leur classification des animaux et des plantes nouveaux, 133
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dans la description des coutumes des populations indigènes et de maladies nouvelles. Les pressions exercées en un lieu par les spécificités locales définissant leur “localisme”. On voit les influences mutuelles, d’un côté, les voyageurs et les commerçants européens qui ont recours à des pratiques médicales et à des remèdes locaux; de l’autre, une médecine européenne qui implante des services médicaux et des écoles de médecine dans les colonies. On se fait dès lors une idée des débuts d’une médecine tropicale qui ne peut plus être réduite à la médecine pratiquée en métropole mais doit tenir compte d’éléments locaux. La convergence de ces deux caractéristiques (étrangeté et localisme) aboutit à la transformation de la perception des tropiques initialement comme un espace paradisiaque en un espace pestilentiel et dangereux. Les premiers voyageurs ont établi des comparaisons entre la faune et la flore européennes et celles des colonies, et vanté l’exubérance et la beauté de ces dernières. Puis, “au XVIIIe siècle, un type de représentation négative, en réalité exotique, des tropiques s’est transformé en quelque chose de banal dans la littérature médicale, surtout par rapport à l’Afrique occidentale et aux Indes occidentales” (Arnold: 1996,7). La “malveillance” des tropiques devient alors un thème médical. Par extension ou par analogie, on fait mention d’effroyables orages et d’animaux féroces pour en venir enfin à la gravité extrême des maladies qu’on y trouve. Comme on l’a déjà dit, la notion de “maladie tropicale” ainsi que celle de “tropiques”, n’est pas géographique mais culturelle. Dans le cas concret du Brésil, “à la fin du XIXe siècle, on ne voyait plus, et depuis longtemps, le Brésil comme un paradis tropical; dans les esprits, le climat était devenu non seulement la cause principale des maladies mais encore le principal obstacle à l’émergence de la civilisation dans ce pays” (Stepan, 1976: 54).
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La notion de “tropique” cerne quelque chose qui apparaît aux Européens comme leur “autre”, quelque chose de culturellement, géographiquement et politiquement différent de l’Europe. Des constructions théoriques sont, à cette époque, renforcées et contribuent ainsi à façonner cette notion. En premier lieu, les études statistiques qui démontrent, à partir de données quantitatives, l’extrême vulnérabilité de la population blanche par rapport aux populations locales, vulnérabilité reflétée dans les taux différents de mortalité. Et à propos du Brésil, il existe un texte de référence, publié à Paris en 1844, par le médecin français Joseph Sigaud, Du climat et des maladies du Brésil: ou Statistique médicale de cet empire (in Stepan, 1976: 64). En deuxième lieu, le développement des travaux de géographie et de topographie légitime l’idée de l’existence de causes locales, liées à la topographie, à la végétation, aux insectes et aux animaux spécifiques qui doivent jouer un rôle dans l’avènement de certaines maladies. Cette hypothèse déclenche un vif intérêt pour l’étude et la classification de la faune et de la flore, dans leur immense variété, ainsi que pour celles du sol et de la topographie, avec une précision scientifique qui permet la corrélation avec les pathologies locales. Enfin, on ne peut négliger dans ce schéma ni la persistance des théories des miasmes, ni la persistance des études hippocratiques sur le danger particulier que présentent les régions chaudes. Le climat définit le type d’homme et de société, sa morale et ses capacités politiques. Il y a continuité entre le climat, la morale et la pathologie. Par conséquent, les médecins et les hygiénistes du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle sont convaincus que, pour pouvoir penser une transformation médicale et morale des humains, il est indispensable d’établir un lien clair entre les comportements et le milieu physique. Pour comprendre cette continuité, il est nécessaire de l’inscrire à l’intérieur d’un “champ épistémique” global, où il n’est pas en135
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core possible de parler d’un espace social ni d’un espace naturel différenciés, bien que, peu à peu, tout au long du XIXe siècle, on ait commencé à les penser comme des espaces autonomes qui avaient leurs règles et leurs objets propres (Caponi, 2002). Dans le cas particulier du Brésil, à chaque fois que les explications médicales climatiques sont acceptées, le pays connaît une sorte de pessimisme historique: On a considéré le climat tropical comme responsable des maladies endémiques et épidémiques du pays. On a aussi présumé que la population du Brésil, un mélange de races, était sensuelle et passive, sujette aux maladies et incapable de se contrôler ou de faire preuve de la rationalité individuelle ou collective qu’imposent le progrès et la civilisation. (Stepan, 1976: 63).
Ce genre d’idées qui vouent le Brésil à la maladie et au retard du simple fait d’être situé sous les tropiques se multiplient chez les médecins et les hygiénistes du XIXe siècle, comme l’atteste ce texte de 1850: Les habitants des pays marécageux sont débiles, ont la peau incolore ou jaune, les chairs molles et sans élasticité, infiltrées de sérosités, présentant une enflure répulsive; les yeux sans expression (...). leur taille est petite et présente des vices de conformation. (...) L’influence des effluves paludéens sur la morale fait de cet homme un libertin. On observe aussi un indice élevé d’avortements et d’infanticides. (Ferreira França, 1850 in Machado, 1987).
Ce réseau tissé entre climat, particularités géographiques et physiques locales et pathologies propres aux climats chauds se défait à la toute fin du XIXe siècle avec l’émergence de la médecine tropicale. Comme on l’a vu, les explications cli136
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matiques perdent leur importance et sont remplacées par les explications modernes: on passe des explications miasmatiques et climatiques à la définition d’agents causals spécifiques: les germes, les bactéries et les parasites. Comme le remarque Nancy Stepan dans son étude sur le développement de la recherche médicale brésilienne, “la capacité de l’Institut Oswaldo Cruz à remplacer l’explication climatique traditionnelle par une explication microbiologique de la maladie, a été l’un des motifs du prestige qu’a connu Oswaldo Cruz au Brésil, dans les années précédant la Première Guerre mondiale” (Stepan, 1976: 54) Le Brésil et l’entomologie médicale L’optimisme politique et les idées nouvelles du début du siècle font entrevoir la capacité du Brésil à devenir une future puissance mondiale. Tout cela coïncide avec le nouvel intérêt porté aux sciences microbiologiques et avec l’espoir qu’on y a placé. Il serait cependant inexact d’imaginer que seule l’introduction des études de bactériologie au Brésil par Oswaldo Cruz ait pu être la cause de l’éradication des maladies appelées jusqu’alors “maladies des climats chauds”, comme la fièvre jaune, dont l’agent microbiologique spécifique, un virus filtrant invisible au microscope, le virus amaril, allait rester inidentifié jusqu’en 1930. Si les campagnes de 1903 contre la fièvre jaune ont été couronnées de succès, ce n’est pas dû à la découverte d’un sérum ou d’un vaccin spécifique, pas plus qu’à celle de l’agent causal, mais bien à l’identification de l’espèce du moustique transmetteur de l’agent pathogène et, surtout, aux mesures élaborées pour combattre et contrôler cet insecte vecteur. S’il n’avait pu décoder les particularités entomologiques de l’Aedes aegypti, les seules études microbiologiques auraient difficilement permis à Oswaldo Cruz d’annoncer, en 1905, que “la fièvre jaune n’existe plus sous une forme épidé137
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mique à Rio”. Cette affirmation contribue à relativiser l’idée d’une simple transposition des programmes de recherche des métropoles vers les territoires d’outre-mer. En effet, si l’on considère l’importance fondamentale acquise par les études des naturalistes pour déterminer si le vecteur de la fièvre jaune appartient à une espèce déterminée de moustiques et non à une autre, ou si la maladie de Chagas se transmet par un insecte aux habitudes domiciliaires, on doit conclure qu’il s’agit moins d’un savoir extérieur transposé ou imposé que de la construction d’un nouveau savoir, s’appuyant sur un éventuel schéma de relations centre/périphérie. Il est certain que pendant une grande partie du XIXe siècle, l’hygiène brésilienne se contente de reproduire le discours des métropoles européennes. On tient pour indiscutablement vrai le fait que le climat chaud limite le développement de la science et de la culture. Ce que Nancy Stepan a appelé pessimisme racial paraît “confirmer la croyance de plusieurs anthropologues européens pour qui les populations mélangées du Brésil et le climat tropical condamnaient cellesci à la maladie et au retard” (Stepan, 1976: 26) Cette thèse est restée ancrée dans l’esprit des médecins et des intellectuels locaux jusqu’en 1890, quand un médecin positiviste, Luiz Pereira Barreto, s’est mis à défendre l’idée de la nécessité de développer des études scientifiques originales au Brésil, particulièrement en vue de contrôler et de combattre des épidémies comme celle de la fièvre jaune. Les épidémies de peste à Santos, puis de fièvre jaune à Rio, ont imposé leur mise en oeuvre. Les instituts de bactériologie de São Paulo et de Rio de Janeiro, fondés au début du XXème siècle et dirigés respectivement par Adolfo Lutz (Benchimol, 2004) et par Oswaldo Cruz, démontrent que plusieurs maladies attribuées auparavant, sous des dénominations diverses, au climat torride, sont dues en fait à des agents causals spécifiques déjà connus et trouvent 138
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leur place dans la classification internationale des maladies au même titre que la peste, le choléra, la tuberculose et la fièvre typhoïde (Benchimol, 2004). Ensuite, dès l’énonciation de la théorie des vecteurs, puis de la découverte de Reed concernant le vecteur de la fièvre jaune, des études entomologiques de classification et d’identification des arthropodes locaux sont entreprises d’abord par Oswaldo Cruz lui-même, et plus tard par Adolfo Lutz et Carlos Chagas, pour ne citer qu’eux. Il ne s’agit pas de vérifier qu’au Brésil sévissent les mêmes maladies qu’en Europe, transmises par les mêmes agents bactériologiques mais de rechercher les particularités de certaines maladies dépendantes de la médiation de vecteurs, qui possèdent des caractéristiques particulières et se trouvent dans certaines régions du monde. Les caractères anatomiques et physiologiques de ces espèces vectrices inconnues, leur habitat et leurs habitudes, requièrent une observation minutieuse, en fait un savoir entomologique. Pour sa part, Oswaldo Cruz, bien qu’ayant orienté la majeure partie de ses recherches initiales sur les études bactériologiques et sérologiques relatives au choléra, à la peste, à la variole, etc., entame des études d’entomologie dès le début du siècle. Son intérêt se trouve ainsi peu à peu déplacé, délaissant les conditions d’hygiène de Rio de Janeiro et leur rapport avec les maladies connues en Europe, pour se porter sur des études de médecine tropicale. Ce sont les épidémies de fièvre jaune se succédant alors dans la capitale qui sont à l’origine de ce changement d’optique. Ce glissement dans l’intérêt scientifique et médical d’Oswaldo Cruz est manifeste dans la liste de ses publications. De 1890 à 1900, les questions centrales qui suscitent son intérêt se retrouvent, par exemple, dans les textes suivants: “Conditions d’hygiène et état sanitaire de Gávea” (1894), “Un microbe des eaux putréfiées trouvé dans les eaux destinées à la consommation de notre ville” (1892), “Causes et moyens de 139
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persévérance du Choléra” (1894), Contribution à l’étude de la microbiologie tropicale” (1894). Au cours des dix années suivantes, de 1900 à 1910, on voit croître l’intérêt de Cruz pour les études d’entomologie médicale, dans la mesure où elles portent sur des insectes vecteurs ou possibles vecteurs de plusieurs maladies. Citons pour exemple “Entomologie, contribution à l’étude des culicidés de Rio de Janeiro” (1910), “Entomologie: un nouveau genre de la sous-famille des Anophèles” (1906), “Prophylaxis of malaria in Central and South Brazil” (1910). Ajoutons plusieurs travaux qui analysent le mode de transmission de la fièvre jaune et qui établissent des stratégies de lutte contre son vecteur, ainsi que des études sur la peste (1906), dans lesquelles Oswaldo Cruz s’interroge sur la solidité de l’hypothèse du pasteurien Paul-Louis Simond selon laquelle la puce des rats serait le vecteur du bacille pesteux de Yersin. Mais les études les plus minutieuses et les plus détaillées sur le rôle des vecteurs dans la transmission de maladies sont dues à d’autres chercheurs, comme Adolfo Lutz et Arthur Neiva. Dès le début de sa carrière de chercheur, Adolfo Lutz (Benchimol, Romero-Sà 2004) avait déjà consacré une grande partie de son travail à la parasitologie et à l‘identification des spécificités tropicales. Ces études de classification des parasites avaient précédé les minutieux travaux de classification et d’identification d’insectes, particulièrement de moustiques, entamées en 1903, avec les “Notes préliminaires sur les insectes suceurs de sang observés dans les États de São Paulo et Rio de Janeiro”, et poursuivis un an plus tard avec le “Synopsis et systématisation des moustiques au Brésil”. Ces études se prolongent avec la publication de “Nouvelles espèces de moustiques du Brésil” en 1905, “La transmission de maladies par les suceurs de sang et les espèces observées parmi nous” en 1907, “Contributions à la connaissance de la faune indigène” en 1910, “Contribution pour l’étude 140
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de la biologie des diptères hématophages. Sur les parties buccales des nématocères qui sucent le sang” en 1911, ainsi que de nombreuses autres études réalisées jusqu’à sa mort en 1940, dans lesquelles s’intercalent et se conjuguent des études bactériologiques réalisées en laboratoire et des études de terrain visant à identifier puis classer toutes espèces et tous genres d’arthropodes propres aux différentes régions du Brésil (Benchimol, Romero-Sà 2004). Les travaux de Carlos Chagas se situent à l’intersection de deux types de savoir et de programmes de recherche: les études microbiologiques de laboratoire et les études entomologiques de terrain basées sur le modèle de classification des naturalistes. En 1909, Chagas fait, dans la localité de Lassance, dans le Minas Gerais, la découverte d’un agent infectieux nouveau, Trypanosoma cruzi, à l’origine de la maladie connue sous le nom de Maladie de Chagas, qui reste, aujourd’hui encore, un grave problème de santé publique en Amérique latine (Opinel, Gachelin 2005b; Gachelin, Opinel 2009). Pour la première fois, dans l’histoire de la médecine tropicale, un groupe de scientifiques découvre en quelques mois une nouvelle maladie, reconnaît en même temps son agent étiologique (Trypanosoma cruzi), identifie l’insecte transmetteur (Triatoma ou barbeiro) et ses réservoirs dans la nature (tatou, animaux domestiques). Il importe assez peu que la découverte de l’association de Trypanosoma cruzi avec les signes cliniques d’une nouvelle maladie n’ait pas été absolument concluante sur le moment, et que l’entité nosographique qui lui est associée ne soit clairement définie qu’en 1935 par Romaña (Delaporte, 1999). L’examen des cas cliniques, dont le dossier est conservé aux archives de l’Instituto Oswaldo Cruz, montre en revanche que les signes cliniques chroniques ont été identifiés dès 1910 chez des malades hébergeant le trypanosome (megacolon et troubles cardiaques) sans pour autant que l’entité nosographique soit définie sur cette base. Ce qui importe, c’est la 141
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combinaison d’approches épistémologiques différentes qui permettent d’identifier le parasite et la maladie: examen microscopique du sang, élimination de l’agent bactérien par l’échec des cultures microbiennes, utilisation d’un modèle animal - le singe - en conformité d’avec les études antérieures de Chagas sur Trypanosoma minasense, recherche du lien parasite nouveau/nouveaux signes cliniques chez les patients de la même région, puis généralisation du phénomène. Dans le cas de la maladie de Chagas, on peut dire que l’émergence “epistémique” (la prise de conscience de l’épidémie) est postérieure à l’émergence “ontologique” (les premiers cas réels de la maladie). Comme le souligne Anne Fagot-Largeault, On peut être tenté de soutenir que l’émergence n’est qu’épistemique, que toutes les maladies étant toujours là, à l’état latent, non diagnostiquées parce que les cas sporadiques sont trop rares, ou qu’ils se produisent dans de zones dépourvues des ressources médicales suffisantes, jusqu’a ce qu’un foyer plus important attire l’attention de la communauté scientifique. Mais cette opinion n’est pas tenable au regard d’une biologie de l’évolution. Les virus évoluent, les maladies évoluent. Un virus mutant est un être émergent. (Fagot-Largeault, 2002: 1028).
Dans le cas de la maladie de Chagas, on peut dire que les controverses au sujet de l’existence même d’une nouvelle entité nosographique ont fait que, pendant longtemps en Argentine, mais également au Brésil (Kropf 2005), on a négligé aussi bien l’émergence “epistémique” que l’émergence “ontologique” de la Trypanosomiase américaine. Le fait qu’il s’agit d’une maladie rurale et non urbaine, qui ne touche que les habitants les plus pauvres de l’intérieur du pays, explique largement qu’elle fut pendant très longtemps ignorée en tant que problème de santé publique. 142
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Quoi qu’il en soit, et bien qu’il ne connaisse pas encore la spécificité clinique de la maladie, Chagas propose des mesures prophylactiques orientées sur la lutte contre le vecteur. Ces mesures restent jusqu’à présent le seul moyen connu de lutte valide, dans la mesure où nous manquons de sérums ou de vaccins voire de traitements sans risques. La mise au point de cette mesure exige le partage de connaissances scientifiques sur les différentes espèces de punaises, associées à la transmission de Trypanosoma cruzi, ce qui s’effectue avant la Première Guerre mondiale. La définition des habitudes de vie du vecteur en tant qu’insecte domiciliaire ou péridomiciliaire met en évidence, pour le corps médical et les politiques, la précarité des conditions de vie des familles rurales, leurs graves problèmes sociaux et le lien étroit entre conditions de vie et développement des maladies dont elles souffrent. L’Argentine et les maladies cosmopolites Face à ces problèmes sanitaires, dont certains sont semblables à ceux du Brésil, l’Argentine réagit tout autrement. À la différence de la tâche accomplie par Oswaldo Cruz à Rio de Janeiro, il n’y a pas en Argentine d’affrontement entre les hygiénistes classiques et le nouvel hygiénisme étayé par la microbiologie. L’ankylose intellectuelle des hygiénistes brésiliens en activité avant Adolfo Lutz et Oswaldo Cruz, qui peut s’expliquer, en grande partie, par ce recours aux idées de pessimisme social associé aux maladies et aux débilités des climats chauds, ne s’est pas manifestée de la même manière en Argentine. En effet, au Brésil, la recherche sur les maladies tropicales s’appuie sur une volonté de changement qui balaye ce qu’on imagine être l’effet inévitable des tropiques, et qui consiste à proposer une explication en termes d’agents infectieux, ce qui permet la mise en place de stratégies de lutte en contradiction avec l’idée 143
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d’une inexorabilité du déterminisme climatique. Afin que cette lutte soit décisive, pas plus la connaissance fine de ces agents que la production de vaccins et de sérums ne sont suffisants. Il faut observer la façon dont se transmettent les micro-organismes et trouver comment interrompre leur chaîne de transmission grâce à l’étude minutieuse de leurs vecteurs et de leur biologie. En revanche, l’hygiène argentine du XIXe siècle, bien que basée sur les théories de miasmes et gaz délétères, n’établit pas un lien direct entre la situation sanitaire du pays et la fatalité géographique ou climatique. La diversité des climats présents en Argentine et la situation de la capitale et des villes principales dans des régions de climat tempéré, conduisent à soutenir la thèse de ce pessimisme climatique évoqué précédemment, même s’il ne concerne que certaines zones géographiques. Les craintes qu’inspirent les tropiques sont dues au voisinage du Brésil et une proximité géographique facilitant la contagion des pestilences constitue le seul problème retenu par les médecins argentins. Ceux-ci semblent oublier que, si une grande partie du pays se situe dans des régions de climat subtropical, la partie la plus au nord (les actuelles provinces de Salta, Formosa et Jujuy) jouit d’un climat tropical identique à celui du Brésil. De ce fait, la nouvelle hygiène argentine héritière de la microbiologie n’a besoin ni de rompre avec les mythes climatiques, ni de surmonter les idéologies du pessimisme sanitaire. Elle ne tend pas à nier mais plutôt à légitimer les interventions des hygiénistes classiques préoccupés par l’assainissement urbain, les îlots d’insalubrité, les logements populaires et les maladies qui y prospèrent: la tuberculose, la syphilis, la variole. Entre Guillermo Rawson (1891), défenseur de la statistique, de l’assainissement et des miasmes, et Emilio Coni (1918), un pneumologue de formation qui pense en termes de statistiques, d’assainissement et de microbes, la continuité est parfaitement assurée. Peu à peu, et 144
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tout au long des années 1890, Rawson ajoute à son discours, déjà fortement imprégné des théories miasmatiques, “les éminentes découvertes du sage Docteur Pasteur à propos des microbes vus comme germes capables de produire certaines maladies, telles que la pustule maligne et l’hydrophobie” (Rawson, 1891: 203). L’Argentine est “pasteurisée” sans conflit, et cela lui permet de mettre en avant Buenos-Aires, sa capitale, comme un modèle d’assainissement, d’hygiène et de modernité. Toutefois, depuis la grande épidémie de 1871, en passant par les épidémies de 1890 et les cas sporadiques répertoriés au début du siècle, la fièvre jaune demeure la maladie plus redoutée; c’est elle qui a coûté le plus de vies. Cette maladie est associée, dès le début, à la carence de l’assainissement et à la proximité du Brésil: “le ou les malades qui sont entrés dans la ronde infernale venaient du Brésil, comme on l’a déjà dit” (Bellora, 1972: 32). En outre, les hygiénistes argentins mettent en avant le fait que la première épidémie de 1871, terrible, s’est abattue sur une Buenos-Aires pas encore assainie, et affirment que l’on doit la virulence moindre des épidémies ultérieures aux nouvelles mesures proposées par les hygiénistes. Cet argument est défendu en 1884 par Rawson et de 1904 à 1916, par José Penna. Ce que nous voulons souligner ici, c’est qu’il y a d’abord eu une méconnaissance, suivie d’une opposition totale, à la thèse de la transmission de la fièvre jaune par un vecteur. Personne n’accepte le fait qu’il faille réunir au moins deux conditions pour la propagation de la maladie à partir d’un foyer infectieux: l’agent spécifique (le virus amaril) et son vecteur (l’Aedes agypti). Autrement dit, il faut admettre que la fièvre jaune peut exister en Argentine tout simplement parce que le vecteur s’y trouve. Les raisons pour lesquelles l’Argentine n’a pas envisagé sérieusement cette possibilité sont difficiles à comprendre. On peut les comparer à la résistance de certains 145
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microbiologistes convaincus aux thèses du vecteur, dont on a vu des exemples et dont Freire est le représentant au Brésil. De fait, l’Argentine reproduit fidèlement les programmes de type pasteurien, respecte leurs protocoles de recherche et prétend être, du moins en ce qui concerne Buenos-Aires, l’Europe de l’Amérique latine. Il semble plus probable que les chercheurs, convaincus de la similitude des problèmes sanitaires argentins et des problèmes européens tels que la tuberculose, la variole, le choléra et la syphilis, sont persuadés que les moyens mis en œuvre dans les centres de recherches européens, permettraient aussi de résoudre leurs problèmes argentins: identification des microbes, atténuation de la morbidité par la production de vaccins, assainissement et désinfection des lieux. Nous avons discuté plus haut du fait que la profonde altérité des Tropiques impose une démarche différente de la microbiologie, nouvelle par ses méthodes et surtout par le recours nécessaire à des pratiques liées à l’histoire naturelle, pratique dont l’entomologie, mais aussi la protistologie, font partie. Cette altérité ne peut pas être comprise, transformée et modelée à l’image de la métropole. Et c’est bien là que réside le problème argentin. Les chercheurs argentins s’accrochent à l’idée que la menace des tropiques provient, non plus des territoires d’outre-mer, mais de l’autre rive du fleuve les séparant de leur voisin, le Brésil tropical et de sa “forêt paludique”. En conséquence, ils pensent pouvoir calquer les problèmes d’une Buenos-Aires de climat tempéré sur le reste de l’Argentine, y compris l’Argentine subtropicale, et confondent ainsi les problèmes sanitaires de leur pays avec ceux d’une Europe menacée exclusivement par des maladies cosmopolites. Un article, publié en 1895 dans les Annales du Département national d’hygiène de Buenos-Aires, atteste de ce débat, Il s’agit d’une étude comparative des conditions sanitaires des deux capitales, Rio de Janeiro et Buenos-Aires. On y trouve une 146
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réponse donnée aux hygiénistes brésiliens qui atteste de cet accord tacite entre Argentins et Français pour privilégier, aux yeux du monde, l’image de la capitale argentine assainie, contrastant avec le danger sanitaire potentiel qu’est le Brésil. L’empoisonneur, c’est toujours l’autre. Ainsi, la même année, un texte de Rochard publié dans l’Encyclopédie d’hygiène et de médecine publique, précise que “le Brésil, dans ses provinces du Sud, était autrefois un pays agréable et assez salubre; mais depuis une quarantaine d’années les choses ont changé, en raison de la fièvre jaune qui menace les Guyanes et tout le littoral argentin” (Rochard, 1895: 476). La perception argentine de ses différences avec le Brésil est ainsi semblable à celle de Rochard, pour qui l’empoisonneur est le Brésil: La ville de Rio est située dans la zone chaude et même si la température n’y est pas très élevée, les journées sont fréquemment suffocantes et l’on doit supporter les conditions nocives du sol auxquelles sont liés le paludisme et autres maladies similaires, [c’est-à-dire, les maladies tropicales ou exotiques.] (...) Buenos Aires, située dans la zone tempérée, dans l’immense plaine des pampas a, selon les auteurs cités, un climat salubre. Les bords du Plata sont extrêmement salubres (Rochard, 1895: 477).
Le pessimisme climatique n’agit donc pas en Argentine comme un véritable obstacle épistémologique: son domaine d’application ou d’exercice se trouve chez le voisin. C’est la continuité hygiénisme classique-microbiologie qui peut freiner l’acceptation de la théorie des vecteurs. Les maladies tropicales vues du Brésil et de l’Argentine La crainte du paludisme et de la fièvre jaune venus du Brésil sont, en Argentine, du même ordre que celles que les pesti147
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lences d’Afrique et du Moyen-Orient ont inspiré à l’Europe: on y voit la menace de l’élément différent. En 1895, on soupçonne à peine le rôle des vecteurs dans la transmission de ces maladies. L’identification des problèmes sanitaires avec la bactériologie européenne n’a pas connu de changements depuis le rapport de 1895 de Rochard, qui traduit fidèlement la pensée des médecins argentins, jusqu’à la création en 1916 de l’Institut bactériologique argentin temps des verbes à revoir. Avec la création de l’Institut et la possibilité de recherches indépendantes, se clôt la période “fusionnelle” entre hygiénisme et microbiologie. Quelle que soit la précision des dates concernant une évolution de la pensée médicale, cette création répond à la nécessité de réaliser des études bactériologiques indépendantes de l’hygiénisme. Son directeur, Rudolf Kraus, de l’Université de Vienne, reçoit certes la mission de préparer les sérums et les vaccins connus, mais il a une totale liberté d’action pour toute étude qu’il voudrait réaliser. Il doit en outre former un personnel spécialisé en bactériologie et parasitologie. Jusqu’à cette époque, les laboratoires bactériologiques sont annexés aux hôpitaux et ont comme seul rôle d’identifier les maladies infectio-contagieuses dont l’agent est connu de la communauté scientifique européenne. Les années du milieu de la Première Guerre mondiale marquent bien un tournant dans la prise en charge des maladies tropicales par l’Argentine. José Penna, directeur du Département national d’hygiène de 1910 à 1916, publie, en 1916 son livre Le Paludisme et sa prophylaxie en Argentine, écrit avec Antonio Barbieri, chef de la section de prophylaxie du paludisme. Ce texte tardif ouvre des horizons aux chercheurs argentins qui se préoccupent des maladies tropicales. On y trouve des références à Ross, à Grassi et à Manson. Cette étude de Penna et Barbieri, qui mériterait une analyse plus détaillée, présente une excellente conjonction des différents niveaux de discours. Une étude épidémiologique ra148
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pide met en évidence la gravité du problème: les provinces de Tucumán, Salta, Jujuy ont été plusieurs fois atteintes par le paludisme; à Catamarca, en 1878, une épidémie de grande ampleur s’est déclenchée, à Santiago del Estero entre 1900 et 1902, lors d’une épidémie plus grave encore, 72,3% de la population ont souffert du paludisme. Une rapide analyse sociologique montre la réitération de l’ancienne association causale entre conditions physiques et morales: Le paludisme a constitué, pendant plusieurs années, une barrière aux courants d’immigration et a découragé l’étranger à s’installer dans ces régions auxquelles la réputation a attribué des teintes sinistres. Pendant plusieurs générations, la malaria a frappé le visage des habitants de ces régions du poinçon caractéristique de sa forme chronique, affaiblissant les activités physiques et intellectuelles, débilitant l’organisme, laissant l’homme indifférent et apathique dans la lutte pour la vie (Penna, 1916: 35).
Les stratégies prophylactiques proposées étaient essentiellement basées sur une quininisation préventive (pour les moins de 8 ans, deux chocolats par jour, pour les plus grands, deux comprimés sucrés comprenant 3 et 5 grammes de quinine chacun) et sur la lutte contre les moustiques et contre leurs larves. On parle pour la première fois dans cet ouvrage de la nécessité d’entreprendre des “études et une description des insectes” argentins; et, étant donné les lacunes existantes en Argentine dans ce domaine, on cite les entomologistes médecins du Brésil: Lutz, Oswaldo Cruz, Chagas, Fajardo, lesquels, on l’a vu, ont travaillé sur le lien entre insectes et maladies quinze ans plus tôt. Le Département d’hygiène engage l’entomologiste Arthur Neiva, de l’institut Oswaldo Cruz, pour travailler à 149
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l’Institut national de bactériologie argentin. En 1915, Neiva publie “Études de quelques anophèles argentins et leur rapport avec le paludisme” (Penna, 1916: 42). Ce nouveau domaine d’études est donc initié en Argentine par un chercheur brésilien. Cependant, pour ce qui est de la fièvre jaune, José Penna s’obstine à refuser le rôle du moustique dans la propagation de la fièvre jaune et maintient la position qu’il avait défendue lors du deuxième Congrès latino-américain de médecine de 1904 et dans ses cours de médecine clinique de 1912: “Les opinions sur l’étiologie et la pathogénie de la fièvre jaune ne sont pas démontrées, je continue à croire que les faits doivent être prouvés, ce qui ne s’est pas encore produit” (Penna, 1916: 224). Il est intéressant de noter que les résistances de Penna sont presque identiques à celles de Freire, responsable de la santé publique de l’Etat de Sao Paulo à la même époque. Comme nous le voyons, même une fois accepté le rôle de l’Anophèle comme vecteur du paludisme, on continue à douter de l’étiologie vectorielle des maladies tropicales et de la signification de ce fait. Ainsi Emílio Coni, probablement l’hygiéniste le plus prestigieux et reconnu dans son pays et à l’étranger (surtout au Brésil et en France) livre-t-il une véritable bataille contre Penna à propos du paludisme: il considère la campagne anti-paludéenne mise au point par ce dernier comme inadéquate et inutile. Selon Coni, ce ne sont pas les maladies tropicales comme le paludisme ou la fièvre jaune que l’État doit combattre mais les “trois grandes fléaux: la tuberculose, l’alcoolisme et les maladies vénériennes” (Coni, 1918: 517). “Je ne suis pas d’accord avec l’affirmation de Penna quand il dit que la tuberculose ne peut être éradiquée par manque de fonds. Sans doute ne croit-il pas que le Parlement a voté l’octroi de grandes sommes appliquées dans la lutte antipaludéenne?” (Coni, 1918: 519). Pour lui cette somme serait mieux utilisée dans la lutte anti-tuberculose. 150
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Les doutes et soupçons émis à l’égard de la nature spécifique des maladies tropicales se répètent en ce qui concerne la maladie de Chagas. Il est significatif que celle-ci ne figure pas parmi les maladies transmises par les insectes énumérées dans le texte de Penna. L’Argentine doit attendre 1926, époque où deux Argentins, Salvador Mazza et Cecilio Romaña, en ont étudié et défini les formes cliniques les plus fréquentes, pour accepter enfin l’existence de cette maladie en Argentine, le point final de l’évolution de la nosographie de la maladie étant établi par Romaña en 1935 (Delaporte, 1999). Comme nous l’avons déjà dit, la maladie de Chagas est au centre de débats aussi âpres au Brésil qu’en Argentine. Les débats tournent autour de l’existence de sérieux problèmes dans les explications données par Chagas et les Argentins hésitent en outre à accepter la punaise ou barbeiro comme vecteur du trypanosome. Le débat entre Argentins et Brésiliens a lieu à Buenos-Aires lors du Congrès médical panaméricain de 1916. C’est le bactériologiste Rudolf Kraus, alors directeur de l’Institut de Bactériologie de Buenos-Aires qui remet en question la véracité de l’existence de cette maladie dans le cadre nosographique de thyroïdite parasitaire fixé par Chagas. “Kraus allègue que lors de ses recherches entreprises dans la région du Chaco argentin, il a trouvé plusieurs barbeiro infectés par les Trypanosoma Cruzi, mais, malgré cela, aucun cas de la maladie n’a été observé” (Chagas, éd.1981). Aujourd’hui, nous savons que, chez la plupart des individus, l’infection aiguë se manifeste par un œdème oculaire bipalpébral unilatéral, le signe de Romaña, qui cède et laisse la place à une phase chronique sans symptômes particuliers, ou plutôt avec le développement de signaux facilement retrouvés dans d’autres cadres cliniques (atteintes cardiaques et du colon). Cette phase chronique peut durer des années, parfois jusqu’à la vieillesse.
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De toutes façons, alors que les difficultés à accepter cette maladie sont claires aussi bien au Brésil qu’en Argentine, il est important de constater que les Argentins attribuent en fait très peu de valeur à l’analyse du rôle joué par les vecteurs dans les maladies tropicales, surtout celui du triatome ou punaise dans la maladie de Chagas mais aussi celui de l’Aedes aegypti dans la fièvre jaune. C’est seulement dans le cas du paludisme que le rôle du vecteur a été admis, et encore n’a-t-on manifesté aucun intérêt fort à déterminer les spécificités de l’Anophèle, pas plus qu’à entreprendre des études d’entomologie médicale. Si nous regardons de plus près la composition des centres de défense anti-paludiques financés par le Département national d’hygiène, nous pouvons constater que le personnel engagé comprenait une secrétaire, des bactériologistes, des bactériologistes auxiliaires, des médecins, des gardiens sanitaires, des auxiliaires, des chefs de métier et des ouvriers. L’absence de zoologistes, de médecins entomologistes, de spécialistes en protozoologie et parasitologie est très significative. Héritières directes des programmes et des principes de la microbiologie européenne, l’hygiène brésilienne et argentine réagissent différemment: le Brésil fait face à ses problèmes sanitaires spécifiques – qui ne trouvent pas de réponse dans ce programme – en soulevant de nouvelles questions et en lançant un nouveau programme de recherche où s’intégrent la bactériologie, la parasitologie et l’intérêt porté aux vecteurs tandis que l’Argentine minimise les problèmes posés par les maladies tropicales et persiste à vouloir restreindre tous ses problèmes sanitaires à ceux de la microbiologie. La façon dont le Brésil et l’Argentine ont déplacé leur attention des conflits sanitaires des capitales vers les problèmes de l’intérieur de chaque pays, illustre également la différence des approches. Le Département national d’hygiène, 152
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sous la direction de Penna, est convaincue de l’importance qu’il y a à connaître les conditions sanitaires de l’intérieur du pays, surtout en raison des problèmes provoqués par le paludisme. Penna fait installer, dans les régions les plus nécessiteuses, des services de désinfection et d’assainissement et des dispensaires anti-paludiques appelées stations sanitaires dont la fonction est d’assurer la vaccination et la revaccination, l’inspection des établissements publics, la distribution de sérums pour parer aux besoins, la captation d’échantillons d’eau envoyés à la Direction centrale de salubrité pour des analyses chimiques et bactériologiques. En 1913, dans les Actes du Vème Congrès médical latino-américain, il est stipulé que les stations sanitaires comprendront, dans le futur, des laboratoires bactériologiques annexes qui serviront à diagnostiquer les maladies infectio-contagieuses et à distribuer des sérums et des vaccins préparés par le laboratoire de bactériologie qui, très bientôt, devra commencer à fonctionner dans la capitale sous la direction de R. Kraus. La Direction centrale de salubrité comprend également un train sanitaire composé de trois wagons destinés à transporter les instruments de désinfection, à réaliser les premiers secours et à transporter un petit hôpital. Cette “station ambulante” doit procurer des soins médicaux jusque dans les localités les plus distantes de la capitale. C’est clairement un projet d’assistance et non de recherche ou de reconnaissance de l’état sanitaire de ces régions. Ces stratégies sanitaires destinées à l’intérieur des terres en Argentine sont à comparer avec les voyages scientifiques réalisés au même moment, dans le Brésil, par l’Institut Oswaldo Cruz à Manguinhos. À partir de 1909, cet Institut a envoyé d’importantes expéditions à l’intérieur du Brésil dans le but d’en connaître la réalité sanitaire et de permettre l’occupation de ses régions les plus reculées. Ces campagnes, qui au début avaient une fonction de repérage à des fins prophylac153
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tiques, ont été commandées par des organismes du gouvernement national ainsi que par des entreprises privées (chemin de fer, exploitation de ressources agricoles, etc.). Plus tard, à partir de 1912, plusieurs expéditions ont été envoyées dans différents Etats du Brésil; elles n’ont pas uniquement un objectif prophylactique, mais aussi et surtout un objectif de recherche scientifique. La première, coordonnée par Arthur Neiva et Belisario Penna, consacre neuf mois de voyage à répertorier la flore, la faune, les maladies les plus fréquentes et les conditions de vie des populations de Bahia, Pernambuco et Goiás. Au même moment, Adolpho Lutz et Astrogildo Machado descendent le fleuve São Francisco et visitent la plupart des villages riverains. En septembre, à la demande de la Superintendência da Borracha, Carlos Chagas et d’autres scientifiques partent vers le bassin amazonien. Ces recherches scientifiques culminent avec la réalisation de minutieux rapports photographiques, de travaux de recueil et de classification de la faune et la flore natives, d’analyses sociologiques préliminaires des conditions de vie de la population ainsi qu’avec la réalisation d’études bactériologiques et parasitologiques. On note dans ces recherches, cette perspective globale et environnementale essentielle à la compréhension des maladies tropicales. Ces études ne conduisent pas seulement à une connaissance de la variété et de la richesse naturelle des tropiques, mais montrent aussi l’abandon, la pauvreté et la misère de l’intérieur du Brésil. On sait alors que, pour combattre cette misère, il faut connaître la particularité et la diversité des circonstances naturelles et sociales qui s’y trouvent conjuguées, qu’il faut déplacer vers l’intérieur du pays les études de terrain de la parasitologie, l’identification et l’étude des vecteurs transmetteurs de maladies et leurs cycles naturels. Cela exige de disséquer les complexités des interactions environnementales. On sait aussi qu’il ne suffit pas d’installer des 154
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laboratoires bactériologiques ou des dispensaires pour prodiguer les premiers soins à l’intérieur du pays, et aussi que ces centres ne pourraient vraiment être efficaces que s’ils sont précédés d’une connaissance globale de l’espace, d’une analyse des interactions complètes entre la microbiologie, les conditions de vie de la population et les savoirs fondés sur des connaissances d’histoire naturelle, comme l’entomologie, la zoologie, l’helminthologie (Benchimol, Romero-Sà, 2004).
Une idéologie scientifique Si nous voulons cerner les difficultés rencontrées par les chercheurs argentins dans l’étude des maladies tropicales en Argentine, nous ne pouvons nous limiter à considérer exclusivement les arguments présentés alors dans les débats scientifiques. Il est aussi nécessaire d’analyser la relation existant à ce moment, et dans ce pays, entre la science et la nonscience. Nous devons nous interroger sur ce que Canguilhem appelle une idéologie scientifique: “L’histoire des sciences, dans la mesure où elle s’applique à l’objet (...) délimité, n’a pas seulement rapport à un groupe de sciences sans cohésion intrinsèque, mais aussi à la non-science, à l’idéologie, à la pratique politique et sociale.” (Canguilhem, 1991: 125). Les chercheurs argentins identifient, on l’a dit, leurs problèmes médicaux à ceux de l’Europe: tuberculose, syphilis, variole. Et il est vrai que toutes ces maladies cosmopolites existent et représentent de sérieux défis en matière de santé publique. Mais ils croient également que les problèmes médicaux argentins ne se rapprochent en rien de ceux existant sous les tropiques. Il s’agit bien d’une croyance, puisque les maladies tropicales, paludisme et fièvre jaune d’abord, maladie de Chagas ensuite, existent bel et bien en Argentine. La volonté 155
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d’être Européen rend aveugle aux Tropiques. Pour comprendre cette identification à l’Europe tempérée, cette cécité devant l’évidence, on peut se reporter à un texte publié en 1915 (un an avant la publication du texte de Penna et Barbieri consacré au paludisme) par José Ingenieros, sociologue de renom en Argentine pendant la première moitié du siècle dernier. Nous y trouvons l’exemple d’une idéologie scientifique construite à partir de l’idée de pessimisme climatique que nous avons explorée dans les chapitres précédents et que nous avons identifiée comme un obstacle au développement n d’études efficaces sur les maladies tropicales. Ingenieros a pris connaissance du Traité de géographie et statistique médicale de Boudin, ainsi que d’autres écrits de géographie médicale. Dans “La formation de la race argentine”, il soutient des thèses semblables à celles défendues par Boudin, en particulier pour ce qui est de l’impossibilité qu’éprouve la race blanche à s’acclimater sous les tropiques. La formation d’une race argentine blanche et le processus de blanchiment des races indigènes originaires de certaines régions d’Amérique sont un objectif-clé pour Ingenieros. Et ce souci qu’il manifeste, et que partagent les hommes politiques argentins, a donné lieu à ce que nous pourrions appeler une bio-politique de la population, mise en place en Argentine au cours de ces années. Selon Ingenieros, “Dans les régions tempérées, il existe une substitution progressive des races indigènes par les races immigrées (...) ce processus ethnique et sociologique ne peut réussir en Amérique tropicale, pour des raisons climatiques” (Ingenieros, 1915: 323). À ses yeux, la formation de la race argentine est le résultat de la variation de races européennes ayant émigré vers un territoire propice à leur acclimatation. Il traduit ainsi dans une langage de naturaliste ce que nous pourrions appeler, en langage militaire, une “conquête”, et, faisant référence à Humboldt, il soutient les thèses sui156
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vantes: dans les régions tempérées de l’Amérique, situées sur les mêmes lignes isothermes que leur pays d’origine, les races blanches de souche européenne, plus civilisées, ont pu se substituer aux races indigènes; dans les régions tropicales ne se trouvant pas sur les mêmes lignes isothermes que leur pays d’origine, les races blanches ne pourront pas remplacer les races indigènes; ainsi que l’ethnologie l’aurait démontré à l’époque, il existe une nette supériorité de la race blanche vivant sous des climats tempérés. (Ingenieros, 1915) À partir de ces thèses, Ingenerios construit l’histoire de ce qu’il appelle la “transfusion ethnique régénératrice” (Ingenieros, 1915: 308). Comme dans une étude classique de géographie médicale, Ingenieros utilise des statistiques, des schémas et des cartes afin d’expliquer les divers courants migratoires qui se sont succédés après la colonisation initiale. Il analyse et compare la population de la région en partant de trois recensements, l’un réalisé en 1869, le second en 1895 et le troisième en 1914. Les comparaisons entre ces recensements, chacun d’eux ayant été effectué après l’une des grandes vagues d’immigration connues par l’Argentine, mènent Ingenieros à conclure que la construction d’une race argentine blanche (sans Indigènes ni Africains) est le résultat de l’acclimatation des Européens au climat tempéré. Il est clair que la logique de l’explication bio-politique de la structure de la population dont il est ici question, entièrement organisée autour de la notion d’européanisation climatique, ne peut prendre en compte les maladies tropicales (elles sont rejetées de facto dans les zones de non-acclimatation), et rend par conséquent inutile une recherche tendant à déterminer le type spécifique d’insecte suceur de sang qui pourrait transmettre le virus amaril, ou le Plasmodium ou encore le Trypanosome cruzi en Argentine. C’est à partir d’une structure explicative absolument différente que le Brésil se reconnaît comme pays tropical et se 157
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revendique comme tel. Une fois surmonté le pessimisme climatique propre au XIXe siècle, ce pays s’est acharné à trouver des stratégies qui, tout en étant susceptibles de contrer les maladies comme le paludisme, la fièvre jaune et, plus tard, la maladie de Chagas, intègrent études en laboratoire et études d’entomologie pour donner lieu à des mesures efficaces de contrôle des vecteurs, comme celles qu’a appliquées Oswaldo Cruz lors de l’épidémie de 1903. Les initiatives de mesures de prophylaxie internationales pour le contrôle des maladies tropicales, prises dans le cas concret de la fièvre jaune, sont vouées à l’échec. Il n’existe en effet aucune stratégie capable de concilier les idées acclimatationnistes et anti-cosmopolites prévalentes en Argentine, avec les nouvelles stratégies de contrôle des parasites et des vecteurs, qui permettraient d’appliquer des mesures efficaces de contrôle des maladies tropicales acceptables pour les deux pays. Et c’est pour ce motif que l’Argentine a persisté à défendre et à prendre des mesures classiques mais inutiles de désinfection et d’assainissement qui, en revanche, sont d’excellents alliés de la bactériologie dans le contrôle des maladies cosmopolites. De l’étude d’Ingenieros sur la formation d’une race argentine blanche, nous pouvons tirer la conclusion suivante: les tropiques représentent, pour l’Argentine, un obstacle politique, ethnique et stratégique et non pas un problème scientifique. Dans le sillage de cette bio-politique de la population obsédée par la formation d’une race euro-américaine blanche, il est impératif pour les Européens qu’ils puissent trouver en Argentine un espace d’identification et non pas la menace du différent: un climat tempéré, semblable à celui de l’Europe, une végétation uniforme que, depuis Humboldt, on associe à la civilisation, et bien sûr, les maladies cosmopolites étrangères aux terribles pestes tropicales. Le prix à payer pour avoir admis cette idéologie scientifique est élevé: elle force les 158
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Argentins à nier et à méconnaître la dimension réelle du problème que représentent les maladies tropicales dans une grande partie de leur pays.
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Conclusion
L’intérêt médical pour les tropiques, qui paraissent avoir obsédé les médecins militaires des colonies européennes durant les dernières décennies du XIXe siècle, traduit une fascination mais aussi une certaine crainte face au spectacle de l’inconnu ou du différent. Les images de terres, de coutumes, d’animaux et de races exotiques se succèdent dans ces récits, accompagnées de différentes tentatives d’explication scientifique de cette diversité qui représentait une menace pour la santé des colons européens désirant s’établir Outre-mer. Dans ce contexte, deux éléments occupent une place centrale: d’une part les discours élaborés par la géographie médicale et la médecine coloniale; d’autre part, la réalisation d’études bactériologiques et microbiologiques. Nous avons vu que c’est dans l’affrontement entre ces deux positions que les connaissances médicales jusqu’alors patiemment élaborées par les centres urbains sont mises à l’épreuve. Les géographes médicaux multiplient les études de statistiques, les cartes de distribution des maladies; ils établissent des corrélations entre le climat, la pathologie, les races et se préoccupent de définir des limites précises pour l’acclimatation des Européens dans les colonies. En outre, les instituts de recherche les plus réputés participent à ce processus et exportent leurs recherches, leurs laboratoires, leurs équipes, leurs programmes de recherche dans les nouveaux centres qui seront créés Outre-mer. Mais, comme nous avons tenté de le montrer, ni les statistiques, ni les explications climatiques, ni les études bac161
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tériologiques ou microbiologiques réalisées en laboratoire, ne permettaient de saisir les rapports complexes de causalité qui interviennent dans les maladies tropicales. Nous avons sondé les conditions de l’avènement de la médecine tropicale, perçu comme espace de connaissance autonome distinct, aussi bien des études classiques de géographie médicale héritières de Boudin que des études de microbiologie réalisées en laboratoire. Ce nouvel ensemble de connaissances constitué à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle implique un nouveau mode de compréhension, non seulement des maladies tropicales mais aussi du concept même de “tropique”. Une véritable démystification des tropiques devient alors nécessaire pour affiner des stratégies de combat efficaces contre les maladies tropicales. Les territoires situés sous des climats chauds ne doivent alors pas être considérés comme des endroits chargés de stigmates qui pointent leur différence, si on les compare à un territoire européen au climat tempéré. Afin de comprendre les maladies prévalentes sous les tropiques, il devient primordial de minimiser l’importance de facteurs physiques liés aux températures élevées et de s’attacher à une étude des interactions biologiques. Interactions qui, du fait de l’infinie variété et de la richesse des espèces biologiques de ces régions exigent le regard du naturaliste. Mais cela exige aussi que le concept de climat lato sensu, comme le comprend Humboldt, perde une partie de sa force explicative souveraine. Ce pouvoir explicatif du climat sur le corps, les pathologies et la moralité est clairement énoncé par Boudin dans son Traité de géographie et de statistique médicale et apparaît plus tard dans plusieurs études de géographie médicale réalisées dans les colonies, pour être finalement repris dans diverses études bactériologiques et microbiologiques réalisées sous les tropiques.
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Ronald Ross souligne, à propos de la découverte de l’agent du paludisme, Plasmodium, que plusieurs études réalisées après 1880 adoptent encore l’explication de l’émergence de cet agent à partir de théories telluriques, se référant aux eaux putréfiées et à la production spontanée de microorganismes sous l’effet de la chaleur sur les déchets organiques. Les théories miasmatiques, qui avaient pourtant perdu toute force explicative pour les maladies cosmopolites, subsistent inaltérées/persistent intactes quand il s’agit des régions tropicales et des effets “putrides’’ du climat chaud. Nous avons aussi vu que les effets “maléfiques” du climat tropical réapparaissent aussi dans les études de pathologie exotique et de médecine tropicale, non pas pour expliquer les pathologies mais pour marquer des frontières définitives entre peuples et races et pour justifier les classifications humaines. Et cela sera le dernier refuge des explications climatiques. Pendant des siècles, les tropiques ont été définis comme un espace symbolique et politique plus que géographique, un espace directement lié à l’association “climatpathologie-race’’. Même après que les nouveaux modèles explicatifs des maladies tropicales ont cessé de se référer aux lignes isothermes, l’association “climat-race-moralité’’ est restée inchangée. Les explications climatiques fonctionnent pour classer et construire des stéréotypes: celui des habitants des tropiques, à la peau foncée, peu travailleurs et à la moralité douteuse; et son contraire, celui qui caractérise les habitants des pays au climat modéré par leur aptitude au travail, leur esprit de progrès et leur peau blanche. Cependant, ces classifications ne sont pas l’apanage des régimes politiques impérialistes. Les discours se référant à malignité des tropiques, on l’a vu, ont pour fonction de préserver l’identité des groupes impériaux. De la même manière, ces discours permettent à l’Argentine de construire son identité comme un pays euro163
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américain au climat modéré, radicalement différent des tropiques. C’est peut-être la raison pour laquelle l’Argentine a déconsidéré pendant longtemps l’étude et le contrôle des maladies tropicales qui touchaient une grande partie de sa population. Buenos-Aires se distingue comme un modèle de ville hygiéniste à suivre pour toutes les capitales de l’Amérique latine. L’existence d’études statistiques et bactériologiques conjointement aux mesures d’hygiène et de réorganisation urbaine permettent à l’Argentine d’apparaître au reste du monde comme un idéal d’émigration européenne en quête d’une race argentine blanche. Pour les hygiénistes comme Penna, Barbieri ou Coni, et pour un sociologue prestigieux comme José Ingenieros, l’association climat-pathologie-race-moralité est indiscutable. Si l’Argentine persiste dans sa volonté de modèle, il ne subsiste aucune marge pour la reconnaissance des maladies tropicales, ni pour la création de programmes de recherche et de stratégies de combat de ces maladies En Argentine, les études médicales continuent à respecter les protocoles pasteuriens, à isoler les microorganismes, à les cultiver, à les atténuer, à produire des vaccins. Les études entomologiques n’ont pas de place dans cet horizon explicatif, initiées plus tard en Argentine par un chercheur brésilien, Arthur Neiva. On soulignera néanmoins qu’en France, à l’Institut Pasteur, l’entomologie médicale a pris sa place avec Emile Roubaud, entomologiste travaillant dans le laboratoire de Mesnil, avec ses belles études de terrain sur la biologie de la glossine, le vecteur de la maladie du sommeil. L’Argentine se limite aussi, paradoxalement, à réitérer les mythes du pessimisme climatique fondés par la géographie médicale et la médecine coloniale. Le Brésil est observé par les Européens comme un exemple de pays tropical et beaucoup des observations réali164
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sées par des scientifiques européens dans le pays, comme Louis Agassiz ou Bates dans leur voyage en Amazonie, paraissent confirmer les stéréotypes classiques véhiculés sur les tropiques. Face à cette perception généralisée de l’obscurité et de l’ inhospitalité des tropiques, le Brésil revendique sa tropicalité. Son objectif est de mettre à bas le mythe de la dégénérescence raciale et du pessimisme climatique et de s’affirmer en parangon de la civilisation sous les tropiques. Le premier pas dans cette direction sera de dissocier la question raciale de l’étude des pathologies des explications climatiques classiques. Les discours chargés d’éléments racistes, de stigmatisations et de préjugés concernant la population noire et indigène continuent pourtant dans un pays qui a maintenu l’esclavage jusqu’en 1880. Les idées de blanchiment de la race et d’un mixage régénérateur apparaissent aussi au Brésil énoncées avec autant de clarté qu’en Argentine. C’est le discours défendu entre autres par Lacerda, directeur du Musée d’anthropologie, partisan de la craniométrie et des théories du blanchiment racial. Cependant, ce discours coexiste avec d’autres qui défendent la possibilité de l’intégration entre les races et la négation des idées de dégénérescence raciale défendues en Europe. Comment ne pas trouver paradoxal que “le dernier pays à abolir l’esclavage soit le premier pays à s’auto-proclamer démocratie raciale” (Stepan, 137). Nous pouvons observer avec méfiance le fait que pendant plus de 40 ans, depuis 1890, la mention de la catégorie raciale ait été retirée des recensements nationaux et imaginer, comme le fait Nancy Stepan, qu’il s’agit d’une stratégie pour attirer les migrants européens au Brésil. Beaucoup de ceux qui constituent l’élite intellectuelle brésilienne sont mulâtres et cela a certainement pour conséquence une perception de la question raciale différente de celle répandue en Europe. Avec le début le la République, les 165
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transformations urbaines de la capitale et les nouvelles conquêtes de la bactériologie et de la médecine tropicale, le Brésil se revendique comme une civilisation tropicale capable de produire des connaissances scientifiques et technologiques et de recevoir ces migrants européens candidats à l’installation. Se détachant du discours du déterminisme racial ou climatique, des scientifiques tels Oswaldo Cruz, Carlos Chagas, Adolfo Lutz ou Artur Neiva insistent sur le lien causal biologique et social des maladies tropicales. C’est ce regard que Lutz privilégie, au détriment des explications climatiques et acclimatationistes caractéristiques des convictions des médecins militaires européens chargés d’étudier les pathologies récurrentes dans les régions tropicales: En considérant les effets chroniques de la chaleur, permettez-moi une petite digression sur le chapitre de l’acclimatation, un terrain où l’on trouve développées des idées vaines et des points de vue purement spéculatifs au lieu de concepts précis et d’observations rigoureuses. L’expression climat doit être limitée à l’ensemble de facteurs météorologiques; de son côté, la faune et la flore porteurs d’agents pathogènes devront constituer le genius loci endimicus et epidemicus (caractéristiques endémiques et épidémiques du lieu). Tous ces facteurs doivent être pris en considération, car il n’y a pas de plus grande erreur que d’imputer simplement au climat le fait qu’une colonie commerciale ou agricole ne se développe pas audelà de la deuxième ou troisième génération (Lutz, 1891).
Bien que les relations entre climat, race et maladies soient le thème apparemment le plus séduisant pour les Européens (Benchimol, 2006), les chercheurs brésiliens comme Lutz, Chagas ou Cruz, demeurent attentifs à l’étude des parasites, à la classification des insectes et à la distribution de la pauvreté. 166
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Ayant traversé cent ans de cette histoire, il apparaît nécessaire d’insister sur ces mêmes maladies tropicales qui préoccupent tant les entreprises coloniales et qui persistent non seulement dans les anciennes colonies d’Asie et d’Afrique mais aussi au Brésil et en Argentine. Ces derniers n’ont pas encore pu solder la dette envers les populations affectées par les menaces toujours actuelles que sont le paludisme, la dengue et la maladie de Chagas. Tout comme nous ne pouvons toujours pas solder la dette envers les populations indigènes et noires qui ont subi une longue histoire de domination.
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Les auteurs
Les auteurs, Sandra Caponi et Annick Opinel sont historiennes et philosophes des sciences, elles ont travaillĂŠ plus prĂŠcisĂŠment dans le domaine des maladies parasitaires et infectieuses.
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Sandra Caponi, est titulaire d’un doctorat en logique et
philosophie des sciences à l'UNICAMP (1992, Université d'État de Campinas, Brésil). Elle a commencé sa carrière d'enseignante à l’Université nationale de Rosario, Argentine et l’a poursuivie à l'Université fédérale de Santa Catarina [UFSC] où elle occupe actuellement un poste de professeur au Département de Sociologie et Sciences Politiques. Elle est chercheur du CNPq et ses domaines de recherche, d'orientation et d'enseignement sont la philosophie, l'histoire et la sociologie des sciences de la santé. De septembre 1999 à août 2000, elle a été chercheur invitée dans l'équipe REHSEIS à Paris VII. Elle a été professeur invité à l'Université nationale de Colombie-Medellin, à l'Université nationale de Rosario, au Collège de France et à l'École des hautes études en sciences sociales à Paris. Elle a publié plusieurs articles dans des revues latino-américaines et européennes, et plus de trente chapitres de livres, ainsi que deux ouvrages “Da compaixao à solidariedade, uma genealogía da asistencia médica” (Fiocruz, 2002), “Loucos e Degenerados: uma genealogía da psiquiatría ampliada” (Fiocruz, 2012, 2014), “Locos y Degenerados: una genealogía de la psiquiatría ampliada”(Ed Lugar, 2015). Sandra Caponi a dirigé plusieurs livres, parmi eux: “Vigiar e Medicar. Estrategias de medicalización de la infância” (Liber Ars, 2015); “A medicalizaçao da vida como estrategia biopolitica” (Liber Ars, 2016), “Medicalizaçao da vida: ética, saúde pública e industria farmacêutica” (Ed Unisul, 2014) http://lattes.cnpq.br/2467216114324122
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Annick Opinel, docteur en histoire (Université Paris 10-
Nanterre) et titulaire d’une HDR en histoire et philosophie des sciences (Paris 7-Diderot), est chercheur en sciences humaines et sociales à l’Institut Pasteur à Paris. Elle a rejoint une unité de pharmaco-épidémiologie et maladies infectieuses en mars 2010 après avoir dirigé le Centre de recherches historiques de l’Institut Pasteur. Elle a travaillé sur l’histoire des maladies infectieuses et parasitaires et de l’entomologie médicale, ainsi que sur la constitution du savoir des maladies parasitaires. Elle est l’auteur, co-auteur et co-éditeur de nombreux articles et publications, notamment sur la question des maladies tropicales (Insects and Illnesses : Contributions To The History of Medical Entomology, guest ed. M. Coluzzi, G. Gachelin, A. Hardy, A. Opinel, Parassitologia 2008, 50, 3-4 et Parasitic diseases in Brazil: the birth of a nosography (1880-1935), Parassitologia, 47, December 2005, guest ed, A. Opinel, G. Gachelin), des maladies infectieuses (A. Opinel et al. The evolution of methods to assess the effects of treatments, illustrated by the development of treatments for diphtheria, 1825-1918, International Journal of Epidemiology, 2013 June 42(3):) ainsi que sur des problèmes de santé publique (G. Gachelin, Y. BottineauFuchs, A. Opinel, Y. Rivoirard, P. Bourdelais, La naissance des biotechnologies en France (1887-1914), Presses universitaires de France, 2013 (https://hal-pasteur.archives-ouvertes.fr/pasteur-01588486). Ses thématiques de recherches actuelles portent sur la décision en santé publique, notamment dans le domaine des anti-infectieux. Elle s’intéresse notamment aux mécanismes de décision politique (approche institutionnelle) et aux comportements vaccinaux https://research.pasteur.fr/en/member/annick-opinel/
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On trouvera dans cet ouvrage, intitulé “De la géographie médicale à la médecine tropicale”, une histoire de l'acclimatation de l’Européen sous les Tropiques, de la naissance de la géographie médicale au XIXe siècle et de son évolution vers la médecine tropicale au début du XXe siècle. La construction, la transformation et la persistance des explications climatiques y sont analysées pour mettre à jour une évolution, lente mutation de la carte pathologique de la terre tropicale. L'analyse du modèle métropolecolonies (l’intervention, les recherches, les travaux des scientifiques et des médecins sur le terrain tropical trouvent souvent leur origine en Europe) permet de mettre à jour la notion de pessimisme ou déterminisme climatique dominant la géographie médicale et qui s’est souvent dressée comme un obstacle à la compréhension de la théorie des vecteurs et au contrôle des maladies parasitaires tropicales (paludisme, maladie de Chagas). Les auteurs reviennent également sur l’existence, souvent négligée dans les travaux en langue française, d’une science coloniale autonome, à ses débuts du moins, dans les régions non occidentales. Photographie de couverture Albert Berg, Volcan El Tolima, 1855