LE PENSER PAR LE FAIRE

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Université Catholique de Louvain Faculté d’architecture, d’ingénierie architecturale et d’urbanisme LOCI Tournai

LE PENSER PAR LE FAIRE Pour la production d’une architecture de sens

Mémoire écrit par Nicolas Cartier en vue de l’obtention du diplôme d’architecte

Promoteur : Bernard Wittevrongel Lecteurs : Pierre Accarain Van Eric Overstraetn Année académique 2015-2016



Je tiens tout d’abord à remercier mon promoteur, Bernard Wittevrongel, pour l’intérêt qu’il a porté au sujet de mon écrit, ses réflexions des plus pertinentes et ses conseils toujours avisés, ainsi que pour sa bienveillance et les connaissances qu’il a pu me transmettre. Je remercie également Pierre Accarain et Eric Van Overstraeten pour avoir accepté de faire la lecture de ce mémoire, lecture qui ne fait nul doute, sera des plus intéressées. Je souhaite aussi remercier tout particulièrement ma famille et mes amis, mes proches, pour leur soutien infaillible, leur ouverture d’esprit et la considération sans égard dont ils font preuve.


Table des matières Préambule

p. 9

Introduction

p. 13

Définitions

p. 16

Construire l’habiter L’architecture pour l’être au monde

p. 19

Le dialogue entre l’habiter et le construire

p. 25

Systèmes productifs et dispositifs constructifs dans l’édification

p. 31

Conception et production, deux composantes de l’acte architectural Architectura, ou l’union de fabrica et ratiocinatio

p. 37

La séparation de la conception et de la production, l’oeuvre et le labeur

p. 41

Art, industrie et technique

p. 47

Edification et évolution technique, des positions architecturales face aux systèmes productifs Le Crystal Palace, symbole du XIXè, entre métallurgie et lumière éternelle p. 55 Jean Prouvé, intelligence pratique, industrie et relogement

p. 63

Quelles postures architecturales à l’ère du numérique ?

p. 75


L’artisanat et ses fondements comme nouveau paradigme L’artisanat, un savoir-faire inscrit dans une culture

p. 91

L’artisanat et le regard global dans le processus de réalisation

p. 103

Le Vorarlberg, une symbiose entre architecture et identité

p. 111

Réintroduire du sens dans l’architecture de demain Un sens politique, culturel et social pour une architecture humaniste

p. 121

Le penser par le faire

p. 128

Ouverture

p. 137

Notes

p. 139

Iconographie

p. 145

Annexes

p. 147



Préambule En préambule de cet écrit, il me semble important de faire l’état des lieux de ma pensée, d’expliciter mes motivations, afin de présenter clairement le choix et le traitement du sujet choisi. A l’aube de mon master en architecture, j’ai voulu jeter un regard en arrière, effectuer une sorte de bilan sur ces trois années de baccalauréat passées à l’université. Durant cette période d’étude, différentes théories architecturales ou urbanistiques m’ont été présentées ; l’occasion m’a été donnée de traverser et de comprendre divers points de vue sur notre matière, points de vue qui ont pour certains traversé les âges, en influençant nos prédécesseurs et qui continuent d’exercer un poids non négligeable sur nos contemporains. Alors que je m’exerçais à la pratique du projet, des professeurs m’ont communiqué, transmis leurs passions pour ce vaste domaine qu’est l’architecture. Si je devais faire un bilan de ces années, je dirais que j’ai pu dessiner, assimiler les codes de représentation propres à notre corps de métier, cultiver une certaine sensibilité, ou encore apprendre à mettre en place un processus de création, de conception. Aujourd’hui, il me parait important de faire aussi le constat d’un manque, non pas comme critique des différents apprentissages que j’ai rencontrés durant ces années d’étude, mais véritablement comme un besoin personnel. C’est au cours d’un projet de troisième année que ce manque m’est apparu. Alors que nous devions réaliser, avec mon groupe de travail, une maquette du Johnson Wax Building de F.L. Wright, bâtiment caractérisé par sa structure remarquable de poteaux-champignons, nous avons décidé, dans un souci du détail et de vraisemblance, de réaliser ces derniers en plâtre. Alors que nous pensions les réaliser sans trop de difficulté, le processus s’est révélé beaucoup plus complexe que nous l’avions pensé. En effet, il fallait, dans un premier temps, façonner l’un de ces poteaux, réaliser ensuite son négatif en silicone, afin d’obtenir le moule qui allait nous servir à la réalisation. Durant cette semaine de travail, nous avons bénéficié de l’aide d’étudiants de la section Sciences et Techniques de l’Objet de St Luc, que je remercie vivement une nouvelle fois, pour leur patience et le temps qu’ils nous ont donné, nous expliquant les manières de faire et nous fournissant de Préambule 9


précieux conseils. Après plusieurs jours et nuits de travail, certains instants d’inquiétude et de doutes, nous sommes enfin arrivés à assembler cette maquette. Le constat était clair, nous manquions cruellement de connaissance et de savoir-faire à propos des techniques dont nous avions voulu faire usage, et de fait, un temps considérable fut perdu lors de la réalisation. C’est à partir de cet instant que je me suis questionné sur la place de la pratique concrète au sein du cursus d’apprentissage architectural. Certes nous participons à des stages sur chantier au cours du baccalauréat. Cependant, durant ces années d’étude, mis à part une semaine d’exercice à l’échelle 1.1, le travail en maquette, que ce soit en carton, en bois, ou encore en plâtre ou en béton ; qu’aurai-je produit de mes propres mains? Durant ces années où m’ont été enseignées les utilisations possibles et les caractéristiques de tel ou tel matériaux, je n’aurai pas appris à les côtoyer intimement et encore moins à les façonner, et n’en tirerai qu’une connaissance théorique. Ce manque de pratique concrète, ce besoin de l’expérience de fabrication me vient probablement de mon passé et surtout de mon enfance, durant laquelle j’ai passé de longs moments dans l’atelier de mon père, tapissier d’ameublement. J’ai sans nul doute eu la possibilité, ces heures durant, d’exercer ma sensibilité à la matière, ainsi qu’au travail de celle-ci. D’emblée, lorsque l’on pénètre dans l’atelier d’un artisan, on y ressent une atmosphère particulière. Il apparait une correspondance presque mystique entre l’artisan, son lieu de travail, sa personne et ses mains. En effet ; l’artisan semble bien entretenir une relation particulière à ses mains, qui lui permettent de faire, mais qui sont aussi en tant que médiateur, un moyen d’apprentissage au contact de la matière.

10 Préambule


Les relations entre la main de l’hôte et son esprit, sa pensée créatrice, semblent bien plus intimes qu’on pourrait le penser. De nombreuses discussions ont déjà été faites quant aux relations que mène l’homme avec sa main et son esprit, mais je m’appuierai ici sur Henri Focillon : « L’homme a fait la main, je veux dire qu’il l’a dégagée peu à peu du monde animal, qu’il l’a libérée d’une antique et naturelle servitude, mais la main a fait l’homme. [...] L’esprit a fait la main, la main fait l’esprit. »1 En effet, notre main, si particulière avec son pouce préhenseur, ainsi que la pensée créatrice, serait ce qui nous sépare, intrinsèquement, du reste du monde animal ; notre main et notre faculté de penser sont indissociables. Pour Martin Heidegger, « Penser, est du même ordre que travailler un coffre. C’est en tout cas un travail de la main. [...] Seul un être qui parle, c’est à dire pense, peut avoir une main, et accomplir, dans le maniement, le travail de la main. »2 Le penser et le faire, que l’on imaginer si distincts se retrouvent en fait liés dans le même organe, notre main. Au-delà de ce questionnement personnel sur la place du processus de fabrication dans l’apprentissage architectural, la problématique des relations entre l’architecture et sa production m’est apparue comme prépondérante. Ces relations supposent de nombreux questionnements et interrogations, à remettre en perspective avec le contexte dans lequel l’édification se met en place. J’essaierai donc, à travers cet écrit, d’apporter différents éléments de réponse à ces divers questionnements sur la pratique architecturale, la relation à l’être humain qu’elle se doit d’accueillir, ainsi que les différents modes de production qui détermine cette pratique.

Préambule 11


« Tiens, et l’esprit ?

L’esprit commence et finit ... au bout des doigts. » Paul Valéry, L’idée fixe


Introduction Actuellement, l’architecture et ceux qui participent à sa mise en place sont parfois incompris, et, dans notre société d’images et de surconsommation, leurs places peuvent sembler floues. En effet, depuis la révolution industrielle, les manières de concevoir et de fabriquer l’architecture, comme toute autre production d’objet, ont été fortement bouleversées. Certes, notre société, et ses paradigmes de pensées se sont métamorphosés, mais à la différence de nombreux biens, il serait erroné de voir l’architecture comme un simple produit de consommation. Cependant, à travers les âges et les décisions politiques, le point de vue de l’urbanisme progressiste et de l’esprit moderne s’est peu à peu imposé dans notre société européenne, comme étant l’unique point de vue valide. C’est ainsi que Françoise Choay explique l’impact de ce basculement de paradigme, ce dernier promouvant alors le progrès. Ce dernier s’est développé de manière exponentielle à travers l’ensemble de nos territoires qui, aujourd’hui, ont perdu toute structure régionale. « L’architecture qui occupe les médias a aujourd’hui changé de statut et elle n’a plus vocation locale. Elle obéit à une logique de l’objet autonome [...] l’architecture a disparu, qui œuvrait à l’échelle locale, et qui, quelles que fussent les techniques employées, exigeait une expérience de la tridimensionnalité, un investissement du corps entier, celui de l’architecte et celui des habitants, qu’aucune simulation ne peut remplacer. »3 En effet, de nos jours seuls l’esthétique et le grand nom d’un architecte, que nous appellerons « archistar », semblent importer tant aux médias qu’aux politiques, et de fait, au grand public. Mais si l’architecte se doit de répondre aux attentes de son époque, le cercle est sans fin ; celui-ci doit alors produire une architecture d’image parfois « tape à l’œil », et il doit produire toujours plus rapidement afin de répondre à la demande croissante de notre société. Nous pouvons nous questionner sur les outils donnés à l’architecte pour la conception et la production de son architecture. L’image de l’architecte d’autrefois travaillant à la main, sur son calque, semble bien loin ; aujourd’hui les bureaux sont envahis d’outils numéIntroduction 13


riques, cette super-technologie occupant de plus en plus l’espace de la conception architecturale, et de sa réalisation. Dans notre société hyperindustrialisée et son illusion postindustrielle, il semblerait qu’à travers ces nouvelles technologies, l’architecture se mette au service du système productif contemporain. Il apparait alors légitime de s’inquiéter sur nos pratiques architecturales à l’ère de la culture numérique ; et le présage de Victor Hugo, bien que quelque peu pessimiste, résonne de façon assez percutante : « Ceci tuera cela. » A l’heure actuelle, les moyens employés tant pour la conception que pour la production de notre architecture soulèvent quelques questionnements. Ainsi, l’usage et le détournement de logiciels aéronautiques parfois utilisés pour la conception d’une architecture porte à confusion ; avons-nous réellement besoin de ces outils normés pour le monde des transports ? La réflexion architecturale n’est-elle pas plus simple, et à la fois plus subtile que la mise en place de calculs pour la sureté et la performance des fuselages d’avions ? A travers cette confusion et la recherche d’une image parfaite de séduction, la part de sensorialité que se doit d’accueillir l’architecture semble se dégrader petit à petit, à mesure que la technologie progresse, ne laissant pas aux architectes le temps de l’apprivoiser ; favorisant alors la croissance d’une architecture de spectacle, nous faisant habiter de vastes sculptures, élevées au rang d’œuvres d’art par leurs concepteurs. La prophétie d’Adolf Loos semble se vérifier un peu plus chaque jour, « Par la faute de l’architecte, l’art de bâtir s’est dégradé, il est devenu un art graphique. »4 Si l’architecture connait aujourd’hui une véritable crise d’identité, les nouveaux paradigmes sociaux-économiques contemporains semblent remettre en question la généralisation d’un modèle architectural décontextualisé et d’une production industrialisée telle que l’avait générée la pensée moderne. En tant qu’architecte de demain, je me refuse à voir notre futur architectural de cette manière, je crois que la tradition et la culture, le geste et la matière, les sens et la pensée font que l’Architecture est « Cosa Mentale ». 14 Introduction


Comme le souligne Livio Vacchini, les questionnements éternels que sont ceux de l’acte architectonique n’ont que faire des histoires de modes, seule l’architecture perdure. « L’architecture est un rituel, une question éthique, non esthétique, c’est une question mentale, c’est un instrument, elle n’a pas de temps, elle détermine le contexte. »5 Je me demanderai donc, à travers cet écrit, De quelle manière, dans un monde globalisé en perte d’identité culturelle ; la critique d’un mode de production permet-elle la réalisation d’une architecture de sens ? Nous analyserons tout d’abord, par le regard phénoménologique, le rôle de toute architecture envers l’être humain et sa sensibilité ; et comment l’acte de la construction, régi par nos systèmes productifs, se met en dialogue avec l’acte d’habiter, pour accueillir l’activité humaine. Il s’agira ensuite d’observer, au fil des âges, de quelles manières cohabitent conception et production architecturale ; ces deux composantes étant liées tant à la question artistique qu’au domaine de la technique. Puis, j’essaierai de montrer, à travers les travaux de Paxton et de Jean Prouvé, et leurs prises de positions, comment une posture architecturale peut s’exprimer vis-à-vis d’un système productif ; avant de me questionner sur les conditions actuelles de la production architecturale. Ces conditions montrant quelques faiblesses et limites dans la réalisation d’une véritable architecture, nous verrons par la suite, comment les fondements et les préceptes de l’artisanat peuvent-ils permettre la mise en place d’un nouveau paradigme, et comment ce dernier est envisagé dans la région autrichienne du Vorarlberg. J’entreprendrai, pour finir, de montrer comment ce nouveau paradigme, et les différentes prises de positions qu’il induit, grâce au penser et au faire, peut permettre à l’architecture de garder sens, dans son accueil de « l’être au monde. »6

Introduction 15


Je définirai tout d’abord deux termes importants à la lecture de cet écrit, et qui doivent d’entrée être entendus. Il s’agit de culture et de tradition.

« Culture : The cultivation of land, and derived senses. [...]Refinement of mind, taste, and manners; artistic and intellectual development. Hence: the arts and other manifestations of human intellectual achievement regarded collectively. »7 L’acte de cultiver la terre et les sens dérivés ; raffinement de l’esprit, le goût et les mœurs; développement artistique et intellectuel. Par conséquent: les arts et les autres manifestations de la réussite intellectuelle humaine considérés collectivement. En son sens premier, la culture se rapporte au fait de cultiver la terre et donc d’en tirer parti, au vu des récoltes. Ce sens premier est intéressant à explorer car il permet, par extrapolation, d’imaginer à travers le sens second, un enrichissement certain, tel celui apporté par la terre et sa production. La culture est aussi définie par l’esprit artistique et les autres manifestations qui seraient l’expression de l’intellectuel collectif. Il s’agit de voir à travers cette notion, l’ensemble des représentations et des jugements qui sont transmis à l’intérieur d’une communauté humaine. Cette communauté étant inscrite sur une portion du territoire, nous pouvons donc affirmer que les cultures dites « de l’âme », tout comme celle de la terre, sont changeantes suivant le lieu et le temps où elles prennent forme. La culture, tout comme la tradition, se transmet au sein d’une communauté, et, appartenant à l’ordre de l’idéologie, peut être reliée à l’acte du penser, alors que la tradition appartient au domaine du faire.

16 Définitions


« Tradition : A belief, statement, custom, etc., handed down by non-written means from generation to generation; such beliefs, etc., considered collectively. [...] Any practice or custom which is generally accepted and has been established for some time within a society, social group ; such practices, etc., considered collectively. »8 Une croyance, déclaration, coutume, etc., transmise par des moyens non-écrits de génération en génération ; de telles croyances, etc., considérées collectivement. Toute pratique ou coutume qui est généralement acceptée et a été mise en place depuis un certain temps au sein d’une société, groupe social ; de telles pratiques, etc., considérées collectivement. La tradition consiste pour sa part, en la transmission d’une certaine forme de savoir ou d’usages propres à une communauté ; une tradition se rapportant donc à une culture donnée. En architecture, nous entendrons par tradition, la référence à l’art d’édifier et à son aspect technique. Et bien que tradition et innovation puissent sembler en opposition, elles sont pourtant intimement mêlées ; la tradition, dans la compréhension heideggerienne du terme, permettant à l’homme de revenir à lui-même et de découvrir les possibilités de se réaliser dans la plénitude de son essence et de sa vérité.

Définitions 17



Construire l’habiter L’entièreté des activités et des pratiques architecturales englobant de nombreux paramètres, qu’ils soient politiques, socio-économiques ou bien encore constructifs, il est primordial de se demander quelles sont les raisons essentielles de l’acte architectural, son origine et son essence même, à travers ce pourquoi il prend forme.

L’architecture pour « l’être au monde » Je voudrai d’abord définir clairement la notion d’architecture. Cette dernière a été définie à de nombreuses reprises à travers son histoire, de manière plus ou moins objective, et je m’appuierai ici sur l’Oxford English Dictionary, afin de tenir cette définition comme élément clef tout au long de ma réflexion. « Architecture: The art or science of building or constructing edifices of any kind for human use. The action or process of building. »1 L’art ou la science de la construction, ou la construction d’édifices de toute nature pour l’usage humain. L’action ou processus de construction. A travers cette définition il est important de remarquer les deux points essentiels caractérisant l’architecture ; celle-ci se réfère d’une part à une construction, d’autre part servant à accueillir l’usage humain. Il s’agit donc, de tout temps et en tous lieux, de construire un abri à notre corps ; l’architecte se devant d’inventer l’espace nous entourant, celui-là même au sein duquel l’être humain pourra s’épanouir. En effet, en architecture, comme dans toute autre forme d’art, la problématique de son fondement se rapporte aux questions métaphysiques du soi et du monde, d’une introversion et d’une extraversion, du temps et du rapport animal entre la vie et la mort. L’architecture apparait comme instrument premier qui nous relie à l’espace et au temps, pour leur donner une dimension humaine. L’architecture pour « l’être au monde » 19


Système de proportions pour l’architecture, Aulis Blomstedt

L’être au monde, son reflet, le monde extérieur

20 Construire l’habiter


La question alors posée à l’architecte est : comment construire cet espace ? Sur quoi s’appuyer ? Ce qui nous rattache au monde, en tant que mammifère, est notre condition d’être de chair qui évolue sur le sol et dans l’espace. C’est la terre qui précède et constitue la chair des hommes et c’est sur cette même terre que s’édifient les constructions. Selon Merleau-Ponty, nous sommes au monde par le corps. En effet, le corps humain se présente comme le référent de base dans la constitution de l’espace, et on peut déjà remarquer que certains systèmes de mesure, comme par exemple la coudée ou plus récemment le modulor de Le Corbusier, ont longtemps été basés sur le corps humain. Inventer l’espace, c’est inventer celui-ci pour un corps, dans le sens où cet espace est vécu et perçu par nos sens. Selon Husserl, il s’agit de donner un sens à l’espace où nous vivons. Mais alors que l’espace architectural est fixe, il est habité par un corps qui s’y déplace ; l’espace est continu, abritant les mouvements du corps. Comme l’affirme Le Corbusier, « L’architecture est jugée par les yeux qui voient, la tête qui tourne, les jambes qui marchent. »2 Selon la pensée de Heidegger, une véritable interaction se crée entre l’homme et la spatialité qui l’accueille ; l’être engendre l’espace et il est de cet espace. « L’espace n’est pas pour l’homme un vis-à-vis. Il n’est ni un objet extérieur ni une expérience intérieure. Il n’y a pas les hommes, et en plus de l’espace [...] Le rapport de l’homme à des lieux et, par des lieux, à des espaces réside dans l’habitation. La relation de l’homme et de l’espace n’est rien d’autre que l’habitation pensée dans son être. Quand nous réfléchissons, ainsi que nous venons de l’essayer, au rapport entre lieu et espace, mais aussi à la relation de l’homme et de l’espace, une lumière tombe sur l’être des choses qui sont des lieux et que nous appelons des bâtiments. »3

L’architecture pour « l’être au monde » 21


Une expĂŠrience sensorielle forte

22 Construire l’habiter


Bâtir est donc, dans son essence même, faire habiter. Il faut ici entendre le terme habiter comme étant la condition même de l’existence humaine sur terre. La réalisation du bâtir revenant à édifier des lieux par l’assemblage de leurs espaces, alors, inventer l’espace architectural, c’est construire un projet qui donne corps à un idéal, c’est concevoir l’espace de l’action, de la locomotion, de la vision. Cette création de lieu induit un caractère poétique à l’espace, l’homme habitant l’espace en poète, grâce à une compréhension du monde et des objets qui nous entourent, via la perception du vécu. Cette poétique met en place la notion d’espace-temps, car l’espace architectural suppose l’expérience du corps, la mémoire de ses positions et des expériences vécues. Si, en tant qu’être, nous sommes la source absolue, alors tout ce que nous voyons, tout ce que nous percevons devient nôtre et la conscience se dépasse. Merleau-Ponty ajoute que c’est en communiquant avec le monde que nous communiquons avec nous-mêmes. Il s’agit d’une réelle communication entre la conscience de l’être et ce qui l’entoure, qui s’érige au sein de l’espace habité. Alors, si l’architecture se doit d’exacerber le rapport de l’homme au monde, c’est à travers notre faculté de perception et notre sensorialité qu’elle peut le faire. Nos cinq sens occupent une place fondamentale dans la conception architectonique, et nous pouvons admettre qu’il n’est de qualité architecturale que par l’atmosphère créée par le bâtiment ; c’est-à-dire le rapport émotionnel immédiat à l’espace comme à la matière, aux sons, aux odeurs. Ce rapport, entre sensorialité et spatialité, mais aussi entre l’homme et le monde extérieur, engage notre être tout entier et le met à l’unisson de ce qui nous entoure. Nait alors « L’être au monde » que Heidegger nommait « le dasein ». Cet être s’enquiert du monde et se rapporte à ce dernier, il sous-tend une ouverture à la réalité humaine. Pour que l’espace permette cette ouverture et devienne libérateur, il lui faut une ambition car il abrite un être à stimuler, à émouvoir. L’espace doit être adapté aux besoins corporels, psychologiques et émotionnels de ceux qui l’occupent. Ainsi, notre corps devient le point central de notre monde personL’architecture pour « l’être au monde » 23


nel, dans le sens où celui-ci devient lieu de référence, tant pour notre mémoire que pour notre imagination. Nos cinq sens sont sans-cesse en alerte, et l’architecture doit être perçue comme l’expérience nécessaire à la réalisation du soi, permettant, à travers les édifices et les villes, de nous confronter à la condition de l’existence humaine. Juhani Pallasma énonce ainsi que « La signification ultime de tout bâtiment se situe au-delà de l’architecture ; il ramène notre conscience au monde. Une architecture signifiante nous permet de faire l’expérience de nous-mêmes en tant qu’êtres complets, incarnés et spirituels. »4 L’échange particulier entre nos émotions et l’espace vécu crée une intime relation entre nature humaine et architecture, entre corps vivant et espace géométrique à trois dimensions en tant que lieu de vie. Nous apprécions une œuvre architecturale par son expression spirituelle, mais surtout par son essence matérielle et corporelle, ce qui nous renvoie inéluctablement vers la relation de dépendance qui lie l’acte d’habiter et celui de construire. Il convient alors d’explorer comment, dans toute édification, s’élèvent et dialoguent ensemble ces deux évènements.

24 Construire l’habiter


Le dialogue entre l’habiter et le construire Le terme d’habiter fait écho aux relations qu’entretient l’être humain avec son lieu d’existence, mais aussi aux rapports qu’il entretient au monde, à travers son inscription dans une culture propre. Le terme de construire, pour sa part, se réfère à la mise en place d’objets ou de structures géométriques dans l’espace. Selon Paul Ricoeur, ces deux termes sont intimement liés et il en résulte une dialectique entre l’acte d’habiter et celui de construire, qu’il explora, à travers le parallèle entre architecture et narrativité. Il faut envisager l’architecture comme étant à l’espace ce que la narrativité est au temps, c’est-à-dire une opération configurante ; avec d’une part, le construire comme édification dans l’espace, et d’autre part, le fait de narrer comme mise en intrigue dans le temps. « Le temps du récit se déploie au point de rupture et de suture entre le temps physique et le temps psychique, étirement de l’âme entre le présent du passé – la mémoire –, le présent du futur – l’attente –, et le présent du présent – l’attention. [...] De même, l’espace construit est une sorte de mixte entre des lieux de vie qui environnent le corps vivant et un espace géométrique à trois dimensions dans lequel tous les points sont des lieux quelconques. »5 A l’origine du temps narratif donc, nous retrouvons un mixte de l’instant qui apparait comme étant à la fois une césure dans le temps universel, mais aussi du présent vif, maintenant. L’espace construit, lui, s’extrait de l’espace cartésien, et du site comme lieu de vie. Temps narratif et espace construit présentent alors tous deux des articulations, où la mixité se joue, l’une étant représentée par le présent et l’autre par le site. La lecture de la dialectique entre les actes d’habiter et de construire se fait à travers trois stades clefs. Tout d’abord vient le stade de la préfiguration, où l’idée de l’habiter arrive en présupposition du construire ; pour ensuite laisser place au Le dialogue entre l’habiter et le construire 25


Espace habité, orienté vers le territoire

26 Construire l’habiter


stade de la configuration, où le construire se charge de permettre l’habiter ; et enfin, le stade de refiguration, qui apparait comme une relecture de nos lieux d’habitation, à travers la mémoire du construire. Au stade de la préfiguration de l’espace architectural, avant tout projet ou conscience architecturale, l’être humain a construit parce qu’il a habité. En effet, c’est avant tout l’espace habité que le projet d’architecture redessine, et c’est donc le complexe habiter-construire qui importe en premier lieu. Il est important de souligner que ce complexe est caractérisé par une multiplicité d’opérations qui convoquent l’artifice architectonique, telles la protection de l’habitat par le toit, sa délimitation par la clôture, qui définit la mise en place de seuil et de limites, permettant des rapports entre intérieur et extérieur ou bien encore le jeu de l’ombre et de la lumière. Ces opérations relèvent de nécessités engendrées par le fait d’habiter, et pour ne pas énoncer une liste interminables de ces différentes opérations, je limiterai celles-ci à la mise en place des quatre éléments fondamentaux et indispensables à toute architecture tels que les a décrits Semper : le terrassement, la clôture, la toiture et le foyer. Mais au-delà de la simple construction, la définition d’un site comme lieu de fixation de l’abri relève, lui aussi, de l’acte d’habiter, dans le sens où « Habiter est fait de rythmes, d’arrêts et de mouvements, de fixation et de déplacements. Le lieu n’est pas seulement le creux où se fixer, mais aussi l’intervalle à parcourir. »6 Le fait d’habiter s’ancre en un lieu défini par sa fonction d’abri, mais aussi à travers un territoire sur lequel l’édification est mise en place en une temporalité donnée. Cette notion de temporalité renvoie à la narrativité et au fait que toute histoire de vie s’écoule dans un espace habité, il y a interaction entre l’espace et le temps.

Le dialogue entre l’habiter et le construire 27


L’édifice portera en sa chair les stigmates de sa construction

28 Construire l’habiter


Au stade de la configuration, le projet architectural adopte une dimension temporelle et narrative. Il s’agit de donner une unité aux éléments architectoniques, via la combinaison de diverses variables telles que les cellules spatiales, les formes ou encore les surfaces. C’est par la réalisation de ces opérations que la configuration de l’espace architectonique permet de s’affranchir du seul acte d’habiter pour alors pénétrer pleinement la sphère architecturale. Ainsi, alors que le phénomène de l’habiter apparaît premièrement comme causalité du construire ; durant un temps, l’acte de la construction s’émancipe de l’habiter, afin de permettre sa réalisation en tant qu’architecture. Mais l’acte de l’édification, de la construction, a sa temporalité non discutable, et l’on retrouve inéluctablement la mémoire pétrifiée de l’édifice se construisant, dans le bâtiment fini. Se façonnent donc, en même temps, l’acte d’habiter et l’édification qui résulte de l’acte de construire, tout en s’inscrivant dans un réseau d’édifices préexistants, qui permettent la contextualisation de ces deux actes. Comme le souligne Ricoeur, « C’est au cœur de cet acte d’inscription que se joue le rapport entre innovation et tradition. [...] Et, dans la mesure où le contexte bâti garde en lui-même la trace de toutes les histoires de vie qui ont scandé l’acte d’habiter, le nouvel acte « configurant » projette de nouvelles manières d’habiter qui viendront s’insérer dans l’enchevêtrement de ces histoires de vies déjà déchues. »7 Ce rapport entre innovation et tradition proposé par Ricoeur prend tout son sens dans la mesure où le territoire sur lequel s’inscrit le projet est sans cesse en mutation ; la notion de tradition servant alors de référent pour un nouvel acte de configuration. En relation avec ce nouvel acte configurant, deux lectures, ou deux doctrines résultantes d’une théorisation, allant au-delà du simple fait de bâtir et de l’acte d’habiter, sont alors à mettre en exergue. La première résiderait dans une préoccupation purement formelle, avec le risque d’un certain oubli des attentes et des besoins de l’acte d’habiter. Cette lecture, via une interprétation des sédiments du passé projetterait le projet architectural vers le futur de l’art de la construction, en le liant aux valeurs de civilisations pour lesquelles il serait destiné, avec le souci d’inscription de son art dans l’histoire de la culture.

Le dialogue entre l’habiter et le construire 29


C’est ainsi que certains architectes modernes ont pensé leur art de bâtisseurs, en liaison avec les valeurs traditionnelles de civilisations passées et de leurs inscriptions dans l’histoire de l’art. La deuxième lecture quant à elle, prend racine dans une théorisation certaine des besoins des populations. Si cette exploration n’affectait, dans le passé, que quelques catégories d’habitants et leurs attentes de visibilité dans la société, elle s’étend, de nos jours à la prise en charge de populations de masses. L’une ou l’autre de ces lectures n’est pas plus idéologique qu’une autre, et seule la prise en compte de ces revendications et des problématiques qui participent à l’essence même de l’architecture pourront permettre à cette dernière de se réaliser pleinement. Enfin, pour clôturer cette dialectique entre l’habiter et le construire, il faut, à travers le stade de refiguration, voir l’acte d’habiter comme réplique au construire, dans le sens où cet acte est générateur de besoins, mais aussi d’attentes. En ce sens, l’habiter implique alors une relecture de l’environnement construit, et de fait, des histoires de vies dont il porte les traces. A l’architecte, de faire en sorte que ces traces ne soient pas seulement des résidus, des éléments factices, mais qu’elles apparaissent comme des témoignages réactualisés du passé. Alors, l’acte de construire se doit de s’appuyer sur un travail de mémoire, non pas dans une recherche d’expression de ce qui est passé et qui n’a plus lieu d’être, mais dans une idée d’héritage, de témoignage à travers les âges.

30 Construire l’habiter


Systèmes productifs et dispositifs constructifs dans l’édification L’acte d’habiter, intimement lié à nos sens et perceptions, entretient une dépendance au fait de bâtir. Et puisque l’architecture se veut une expérience sensorielle pour nos êtres en rapport au monde, il devient alors légitime de se questionner sur la manière dont elle est produite et mise en place. Je voudrais tout d’abord, définir les deux notions que sont celles du «système productif» et du «dispositif constructif». Le système productif est l’ensemble structuré des agents économiques qui créent des biens et des services destinés à satisfaire des consommations individuelles ou collectives. Leur but principal étant, bien entendu, la production. Le dispositif constructif quant à lui, représente l’ensemble des acteurs de la construction, tels que les entreprises de construction, les bureaux d’études, les programmateurs, ou bien encore les promoteurs... Selon Pierre Caye, « Au point de vue du système productif, l’architecture apparait comme un simple élément fonctionnel, une machine au service du fonctionnement global du système productif. Du point de vue du dispositif constructif, on voit alors l’architecture en tant que chantier, ce à partir de quoi l’architecture doit s’arracher pour devenir de l’architecture. Le dispositif constructif est en fait le système productif installé au cœur même de l’édification, comme l’une de ses conditions de possibilité. »8 Le dispositif constructif est donc, par relation de cause à effet, un élément prépondérant de la mise en place de l’édification que l’on peut appréhender comme étant l’ensemble des éléments qui va à la fois dicter et permettre la réalisation d’une architecture. En effet, l’édifice ne peut exister sans chantier, mais un édifice réduit aux seules possibilités du dispositif constructif ne peut être une architecture. Ce dispositif constructif est en réalité fortement lié aux demandes ainsi qu’aux contextes socio-économiques, il en est, en quelque sorte, dépendant du système productif et de ses changements. Le système productif est en perpétuelle mutation, au rythme de l’innovation technique qui, bien souvent, est perçue comme étant purement technologique. Cette mutation est complexe puisqu’elle ne touche pas que le secteur de production, mais aussi l’organisation des entreprises. La Système productif et dispositifs constructif dans l’édification 31


Impact de nos sytèmes productifs sur le territoire

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mondialisation est l’un des facteurs principaux de la mue en cours de nos systèmes productifs et semble même remettre en cause nos systèmes territoriaux. Cette globalisation a fait perdre au territoire son importance quant à l’implantation d’une production, et a indubitablement impacté sur le développement de celui-ci, à travers l’éclosion de strates territoriales que l’on qualifiera de prospères, les métropoles ; le reste du territoire semblant peu à peu perdre son caractère propre. Je ne souhaite pas ici rentrer plus en détail dans les complexes métamorphoses du système productif mais je remarquerai seulement son importance sur notre manière d’habiter le territoire et de fait un certain paradoxe, dans le sens où la dépendance de l’un à l’autre semble s’être inversée. En effet, il apparait que notre environnement contemporain est façonné comme l’est un objet. L’homme, à force d’interventions sur son environnement, l’a peu à peu métamorphosé en un véritable artefact généré par les différents systèmes productifs qui se sont succédés au fil des âges, le tout impactant inévitablement nos comportements collectifs et notre manière d’habiter, d’être au monde. Je reviendrai plus précisément sur ce point dans la suite de mon écrit, mais à la lecture de Vitruve, nous pouvons définir l’architecture comme étant le principe de la production. Celle-ci naissant du chantier et du projet, il apparaît légitime d’énoncer que cette architecture se doit alors d’adopter une dimension critique vis-à-vis de la société et de son système productif. Je préciserai ici que cet aspect critique ne doit pas être réservé à la simple édification architecturale, mais qu’au contraire, toute forme d’art se doit, pour mériter cette appellation, d’entrer dans cette dimension critique. En effet, l’architecture est le résultat d’un processus qui prend en compte les forces politiques et économiques, techniques et culturelles, et se veut donc en adéquation avec problématiques posées.

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Dispositif constructif, le système productif au coeur du chantier

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Il apparait clairement que dans notre société actuelle, l’architecture n’est plus envisagée ni envisageable comme elle le fut auparavant. La pratique architectonique est changeante, tout comme les paradigmes de ceux qui la conçoivent ou qui l’habitent, mais le tournant de la révolution industrielle et du fonctionnalisme, tel celui induit par l’informatique, semblent marquer une véritable fracture avec ce que nous pourrons nommer l’architecture vitruvienne. Les musées et les campus de bureaux remplacent aujourd’hui les églises ou autres théâtres d’une époque qui semble révolue. Le statut de l’architecte évolue fortement ; ainsi, les commandes privées telles que la maison unifamiliale se font de plus en plus rares, et c’est aux concours publics qui fleurissent de plus en plus que les agences se dédient le plus souvent. Or, ces concours sont dans la majorité des cas des commandes pour des territorialités ou des institutions élues qui, peuvent poser question quant à leurs desseins. En effet, dans le système politique actuel, il apparait clairement que l’objectif principal d’un territoire, quant à l’architecture, est fréquemment son utilisation comme symbole. Alors, les territorialités de notre monde globalisé font appel aux grands noms de l’architecture, pour asseoir un objet, une image attractive à travers le monde. Les architectes locaux sont alors les oubliés de ce système, ce dernier engendrant de nouveaux discours architecturaux et de nouveaux processus de production que je qualifierai non pas d’industriels, mais de technologiques, dans une certaine continuité de la pensée moderne de l’urbanisme progressiste. Puisque les systèmes productifs en place impactent tant l’édification architecturale que nos sociétés et nos modes de vies ; il est nécessaire d’analyser la manière dont ces systèmes ont pu, à travers leurs évolutions, régir nos rapports sociétaux à l’art et à la technique, mais aussi influencer la relation entre conception et production architecturale.

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Conception et production, deux composantes de l’acte architectural De nos jours, l’acte architectural semble être scindé en plusieurs entités ou phases, au sein desquelles nous retrouvons les processus de conception et de production. Mais cette scission entre le penser d’un côté, et le faire de l’autre, n’a pas toujours été. Nous aborderons ici la manière dont cette séparation s’est établie, les différentes problématiques qu’elle présuppose ainsi que son incidence dans la réalisation architectonique.

Architectura, ou l’union de fabrica et ratiocinatio J’aimerais en premier lieu, remonter au temps de l’Antiquité de Vitruve. Celui-ci, à travers De Architectura et ses dix livres, considéré comme l’énoncé théorique le plus ancien, nous éclaire sur les règles que se doit de respecter toute architecture. L’auteur y présente trois qualités élémentaires et indispensables à toute structure architecturée : firmitas, la solidité ; venustas, la beauté et l’esthétique ; commoditas, l’utilité. A travers ces parties, nous sont exposées les caractéristiques des matériaux de l’architecture ainsi que les différents aspects résultant de diverses mises en œuvre. Tous les éléments architecturaux sont ainsi décrits en une seule et même forme, s’intégrant dans une unité, et non pas selon une vision analytique qui reprendrait les différentes caractéristiques de ces éléments. Vitruve nous présente ensuite la mise en œuvre architecturale, la manière d’édifier à travers des systèmes de compositions ou de proportions. Pour finir sont énoncés les différents usages de l’architecture et le respect des fonctions que celle-ci se doit d’accueillir en son sein. Vitruve traite ainsi du « avec quoi », les différents éléments constitutifs du projet, et du « comment », l’organisation et le rapport entre ces différents éléments. Ainsi, pour prétendre au terme d’architecture, chaque édification devra répondre à ces qualités essentielles.

Architectura, ou l’union de fabrica et ratiocinatio 37


Etude de procédés de construction, selon Vitruve

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Analysons, à la lumière de Pierre Caye le terme « Architectura » employé par l’auteur. Ses racines grecques permettent de le décomposer, tout d’abord Arkhè, signifie le principe absolu ; puis Tektonia, la production. A savoir qu’en grec ancien, Tekton, est un terme employé pour désigner les artisans, en particulier ceux de la construction. Il est à noter que Vitruve ne s’attache pas qu’à la notion d’édifice architectural en particulier, mais bien à l’ensemble des ouvrages résultant d’une production, tels que des éléments d’infrastructure, des machines ou bien encore des outils. Ainsi, à travers De Architectura, Vitruve nous explique l’essence même de l’architecture et écrit au sujet du principe de la production : « L’Architecture est une science qui doit être accompagnée d’une grande diversité d’études et de connaissances par le moyen desquelles elle juge de tous les ouvrages des autres arts qui lui appartiennent. Cette science s’acquiert par la Pratique et par la Théorie. »1 La pratique, littéralement fabrica, désigne la construction, le chantier dans son ensemble ; alors que la théorie ratiocinatio, porte sur la réflexion, la manière de projeter. J’envisagerai ici une explication induite de ces deux termes. Il faut voir à travers la fabrica, certes la construction au sens premier du terme, mais surtout, dans son ensemble, l’activité artisanale instaurée sur le chantier, jusqu’au mode de vie, et plus encore, des usages et des fonctionnalités traditionnelles. Ratiocinatio s’attache, quant à lui, au travail de la raison dont le but est de rassembler, de construire des objets cohérents à partir de ce qui, de fait, se trouve sur le chantier ; ces derniers devant alors répondre aux usages particuliers. Pierre Caye nous explique que la finalité de l’architecture serait alors de « Déplacer des formes artisanales, traditionnelles, mais aussi tout le chantier et ce qui l’accompagne en matières de traditions, de coutumes et de modes de vie, dans le but de produire des formes inédites de par leur harmonie. »2

Architectura, ou l’union de fabrica et ratiocinatio 39


Ainsi, une définition possible de l’édification architectonique correspond à la mise en place harmonieuse de formes traditionnelles, dont le but est d’accueillir et de représenter une culture, une manière d’être au monde, à travers un procédé artisanal. De cette manière, l’architecture et la manière dont elle est produite, les modes de vie et ses traditions, la culture en elle-même, seraient intimement liés. En effet, on ne retrouve pas chez Vitruve de démarcation entre architectes et artisans, ni même avec les ingénieurs. De fait, l’architecture serait la résultante de l’ouvrage d’une corporation, formée de différents corpus œuvrant vers un même but, une pérennité culturelle, sans distinction aucune entre le fait de projeter, de penser, et le fait d’édifier, l’acte de produire. Nous pouvons imaginer que cette vision des choses a pu perdurer un temps, du moins jusqu’au XIIIème siècle où différentes confréries s’étaient formées au cœur des chantiers, en sociétés de protection mutuelle. C’est ainsi que Villard de Honnecourt nous présente son traité technique dans lequel sont expliquées les méthodes de construction des édifices religieux. « Villard de Honnecourt vous salue et prie tous ceux qui travailleront aux divers genres de ces ouvrages contenus en ce livre, de prier pour son âme et de se souvenir de lui ; car dans ce livre on peut trouver grand secours pour s’instruire des principes fondamentaux de la maçonnerie et de la construction en charpente. Vous y trouverez aussi la méthode pour dessiner au trait, selon que l’art de géométrie le commande et l’enseigne. »3 Bien qu’à travers ses écrits, Villard n’expose pas réellement de scission entre la conception et la production, nous pouvons néanmoins noter les prémices de cette rupture, en remarquant la nuance exprimée, entre les principes fondamentaux de la construction d’un côté, et l’art de la géométrie de l’autre. Nous pouvons alors mettre la vision de la fin du moyen-âge en perspective avec les définitions données par l’Oxford Dictionnary, qui distingue « l’action ou processus de construction » de « l’art ou la science de la construction ». Cette distinction met en place une ambiguïté certaine entre, d’un côté, l’action de la construction, et de l’autre, le fait de théoriser, à travers une science, cette construction même.

40 Conception et production, deux composantes de l’acte architectural


La séparation de la conception et de la production, l’œuvre et le labeur Le terme d’architecture tel que nous l’entendons à l’heure actuelle est né au milieu du XVe siècle. Auparavant, nous prendrons comme postulat l’unicité de la conception et de la production telle que Vitruve l’a écrite. L’apparition du terme présente une coupure, un changement de paradigme, non pas dans les pratiques architectoniques, mais à travers la mise en place d’un concept. Ce concept va permettre la distinction entre ce qui est architecture et ce qui ne l’est pas ; allant même jusqu’à désolidariser architecture et art de bâtir. En effet, l’aspect conceptuel des sciences en elles-mêmes produit une coupure épistémologique, comme l’a relevé Kenneth Frampton : « Alors que la fabrication concernait invariablement, dans le monde antique, aussi bien un instrument d’usage qu’un objet d’art, avec l’apparition de la science empirique et de son processus méthodologique d’investigation, celle-ci est alors éliminée de la réalisation des objets abstraits de la connaissance. »4 Nait alors une pratique intellectuelle que nous pouvons qualifier d’autonome, plaçant d’un côté la théorie, et de l’autre, la réalisation. J’aimerais mettre ici, en parallèle, la fragmentation entre conception et production, avec ma lecture de Hanna Arendt dans La condition de l’homme moderne. A travers cet écrit, l’auteur effectue une distinction entre les termes de travail ou labeur, et d’œuvre. Sur le travail, Arendt énonce le fait que « Le travail est l’activité correspondant au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et la décadence finale sont liés aux nécessités vitales produites et alimentées par le travail dans le processus de la vie. La condition humaine du travail est la vie en elle-même. »5 Notion de travail donc, qu’elle distingue de la notion d’œuvre : « L’œuvre est l’activité qui correspond à l’artificiel de l’existence humaine, à ce qui n’est pas immergé dans la constante répétition du cycle vital de l’espèce. L’œuvre fournit un monde artificiel, clairement distinct de toute chose naturelle. La condition humaine de l’œuvre est la mondanité. »6

l’œuvre et le labeur

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Processus antiques de pose de marbre et travertin

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Ainsi, la notion de travail est assimilable à un processus répétitif, mais en constante transformation, en analogie au cycle biologique, qui est intrinsèquement une affaire de processus privé et éphémère. Alors que l’œuvre en tant que telle, devient la condition préalable à l’instauration d’une communauté humaine, étant alors à la fois stable, publique et permanente. En mettant en correspondance les définitions des termes labeur et œuvre avec celles du terme architecture, il apparait clairement que « l’action de construction » se réfère à un travail, impliquant un acte continu de construction, similaire à l’interminable processus biologique; alors que « l’art de la construction d’édifices pour l’usage humain » se rapporte pour sa part au fait d’œuvrer à l’élaboration d’édifices comme représentations publiques et permanentes. A ces deux notions d’œuvre et de travail, il nous est permis de juxtaposer deux versants de l’être humain présentés par Hanna Arendt. Ces deux facettes opposent d’un côté l’homo faber, étant celui qui œuvre, qui contribue à la mise en place d’objets pérennes, assurant ainsi la stabilité d’une culture ; de l’autre, l’animal laborans étant celui qui participe à la production d’objets consommables, alors voué au processus vital, ce qu’il produit étant détruit à chaque cycle, pour être renouvelé au suivant. Ainsi, avec l’apparition de la science empirique, la Renaissance, qui a vu s’instaurer la fracture entre les arts libéraux et les arts mécaniques, s’apparente à une avant-garde de la division industrielle du travail. Cette rupture fait apparaître l’homo faber comme un homme d’invention et, inéluctablement, relègue les artisans traditionnels au statut d’animal laborans. Pour Guilio Carlo Argan, « Brunelleschi pensait qu’une nouvelle technique ne pouvait être dérivée du passé, mais devait, en revanche, venir d’une expérience culturelle distincte de l’histoire. De fait, il réfutât les vieilles techniques mécaniques et créa une nouvelle technique libérale, basée sur les actions typiquement individualistes que sont l’investigation historique et l’inventivité. Il abolit la hiérarchie traditionnelle de la loggia des constructeurs, dont le représentant était le coordinateur de plusieurs groupes de travailleurs formés, et forma alors la loggia des maîtres. Maintenant, il n’y aurait plus qu’un unique planificateur ou inventeur, les autres devenant alors des simples travailleurs manuels. »7 l’œuvre et le labeur

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La Renaissance, mise en place d’une réduction

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Avec Alberti, cette division semble s’accentuer puisque, pour lui, le peintre ne sera plus artisan mais artiste ; et que de par son érudition, le peintre pourra, à travers une pratique libérale de la peinture, s’élever intellectuellement et socialement. Ainsi, cette distanciation délibérée entre le fait de concevoir et le fait de fabriquer s’étend à toute la Renaissance et marque une différence effective entre, d’un côté l’apparence, et de l’autre l’être. S’établit alors une fragmentation du monde, et de fait, un changement de paradigme, créant inéluctablement deux catégories, l’une obligatoirement subordonnée à l’autre puisque le faire devient la main ouvrière du penser. Ce bouleversement entre les points de vue du «quoi» et celui du « comment » amène ainsi une troisième catégorie d’acteurs dans le processus architectural, les ingénieurs. Cette distinction se fit, entre autres, à travers l’Académie Royale d’Architecture, fondée en 1677, et l’Ecole de Ponts et Chaussée, formant les ingénieurs. En suivant cette évolution, la question de l’articulation entre les trois catégories vitruviennes que sont structure, usage et forme, va se poser. Puisque l’objet n’a plus besoin d’être pensé en tant qu’entité répondant dans le même temps à la solidité, à l’utilité et à la beauté, celui-ci peut dorénavant être pensé en différentes catégories séparées, la structure, la fonction et la forme. Ainsi, trois types de contributeurs participent à l’architecture. D’un côté, l’architecte et l’ingénieur, tous deux homo faber, l’un s’appliquant au « quoi » à travers un point de vue que l’on pourra qualifier d’esthétique ; l’autre se penchant sur le « comment ». Le troisième contributeur, l’artisan ou l’ouvrier de la construction, relégué au rang de simple outil de production et d’animal laborans, se devant uniquement de participer à la production d’un édifice, une construction, pensés par d’autres que lui. Avec la révolution industrielle, l’animal laborans et sa non-mondanité est perçu comme un véritable outil de production devant répondre à la demande de la société et de la consommation de masse.

l’œuvre et le labeur

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D’après Arendt, « Avec notre nécessité de remplacer chaque fois plus rapidement les choses qui nous encadrent, nous ne pouvons plus nous permettre de les user, les respecter et préserver leur durabilité ; nous devons consommer, dévorer, nos maisons, meubles et voitures, comme s’ils étaient les « bonnes choses » de la nature qui s’abiment inutilement si elles ne sont pas remplacées avec la vitesse maximale de l’interminable cycle sans fin du métabolisme entre l’homme et la nature. »8 Ainsi notre société ne distingue plus les différents processus de production et tout est assimilé au processus de production de la nature, fournissant indéfiniment nos matières premières. Apparait alors très clairement le fait que notre ère moderne a sacrifié peu à peu les idées de permanence et de durabilité en faveur de l’abondance de l’animal laborans. On peut alors se demander si même les œuvres d’art, intrinsèquement fabriquées pour traverser les âges et instaurer stablement une culture, n’auraient pas perdu leur identité propre en se réduisant elles-mêmes à un simple produit de consommation. Le point de vue selon lequel l’animal laborans ne peut construire un monde humain en-dehors de ses valeurs, semble se confirmer avec la tendance se développant actuellement, une tendance à la production de masse et à la consommation à outrance, qui met en péril la durabilité de notre monde, et qui compromet aussi la possibilité d’établir une culture permanente, propre à un lieu donné.

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Art, industrie et technique Alors que la Renaissance met en place une rupture entre les processus de conception et de production, la révolution industrielle semble accentuer encore un peu plus et généraliser cette fragmentation. La métamorphose du système productif au XIXe siècle s’accompagne de révolutions scientifiques, sociales, d’un véritable basculement des modes de vies, faisant de ce siècle le précurseur de la modernité. Nous appréhenderons ici l’industrie comme étant la mise en place de la division du travail, caractérisée par la mécanisation et la standardisation d’une production d’objet à grande échelle, dans l’optique de répondre à une demande de masse. Il est alors légitime de questionner le rapport entre le geste artistique et la mécanisation de la production et sa fabrication standardisée. La question du rapport entre l’art et l’industrie va provoquer de nombreux débats, et de nombreuses discussions comme a pu l’être le mouvement contestataire anglais des Arts & Craft. Je mettrai cette problématique en perspective avec une polémique au sein du Deutscher Werkbund, entre Muthesius et Van de Velde, au début du XXème siècle. Ce mouvement, composé d’artistes et d’industriels visait à l’établissement de nouveaux liens entre le concepteur et le producteur, et de fait entre l’art et l’industrie, sur le plan de leurs modes d’organisation. Cette discussion intervient dans une époque de remise en question de l’art et de recherche de nouveaux styles, et nous pouvons voir ici la volonté d’émergence d’une culture où les productions seraient le reflet de l’assimilation de la créativité artistique au sein du processus industrialisé. Au sein de ce mouvement, vont s’opposer les points de vue de Muthesiues et de Vande Velde, l’un prônant l’inscription du style nouveau dans un cadre nationaliste en utilisant le système productif de l’époque, de manière à créer un art fondamentalement allemand. L’autre plaçant la liberté de l’artiste comme composante de la créativité de ce dernier, pour l’exaltation de ce nouveau style.

Art, industrie et technique 47


Muthesius émettra l’idée que l’architecture et les autres types de créations artistiques doivent se standardiser afin de mettre en place une culture en tant que telle, laquelle permettrait au plus grand nombre d’y accéder. « La standardisation, interprétée comme la résultante d’une concentration bénéfique pourra seulement rendre possible le développement d’un infaillible bon gout universellement valide [...] Les articles créés individuellement par des artistes ne pourraient même pas satisfaire les besoins domestiques. »9 La standardisation ici exige la notion de qualité, élément essentiel pour Muthesius, dans sa volonté d’associer artistes, industriels et marchands. Cette association est possible, selon lui, via la mise en place de grandes firmes reprenant les compétences du monde artistique. Nous pouvons déceler, dans la recherche de Muthesius, une certaine préoccupation économique, en filigrane du capitalisme, qui pourrait, à terme, convertir peu à peu l’art en un marché économique, et ses productions en purs produits de consommation. A l’opposé de cette opinion, se dresse celle de Van de Velde, qui proclame très clairement le droit à la liberté de l’artiste : « L’artiste est dans son essence même un brûlant individualiste, un créateur libre et spontané. De par sa libre volonté, il ne se soumettra jamais à une discipline qui lui imposerait un modèle, un canon à suivre. [...] Par ailleurs, nous sommes très conscients du besoin d’exporter qui pèse comme une fatalité sur notre industrie. Et cependant, rien de bon et de splendide n’a jamais été créé dans le seul but d’exporter. »10 Il faut entendre le terme exporter, ici, dans son sens le plus global, c’est à dire à une fin commerciale, dans l’optique de contrecarrer la crise allemande de cette époque. Van de Velde s’oppose à l’assimilation de l’artiste dans la machine industrielle, mettant en avant le caractère d’indépendance de la créativité, inhérent au processus de conception artistique. Van de Velde voyait en l’art un idéal qui ne pouvait se ni se fondre dans la réalité de l’industrie ni accepter ses exigences quant à l’exécution d’une production technicienne.

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La question soulevée par le rapport entre l’art et la production technique est primordiale, elle revêt le caractère d’un enjeu majeur pour l’art et ce, depuis l’art moderne. Nous pouvons appréhender la place de la technique dans le domaine artistique via deux questionnements. Tout d’abord le questionnement de la technique dite artistique, c’est-à-dire les moyens mis en œuvre par l’artiste pour arriver à ses fins. Cette dernière, en constante évolution depuis l’âge des fresques préhistoriques, noue une appartenance, ou du moins une relation entre l’artiste et sa manière de créer. Le second questionnement porte sur la façon dont l’artiste donne à voir et à penser la technique, comme procédé propre à une société donnée, indispensable aux activités de production. Nous pouvons appréhender la technique comme un processus d’expérimentation et de recherche toujours plus poussée, à des fins utiles, ouvrant la voie à la production d’objets. L’art s’ouvre sur l’infini des possibles, en-dehors de cette recherche utilitaire, l’empêchant de s’inscrire dans des normes de production. En ce sens, l’art moderne et l’art contemporain présentent un certain paradoxe à ce sujet. En effet, en prônant le détachement et la liberté, ces formes d’art se sont aussi passionnées pour la technique, pour l’utile et sa règle imposée, la normativité. Walter Benjamin explique les dangers de l’attachement de l’art aux processus industriels que sont la standardisation et la production en série. « ... ce qui, dans l’œuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c’est son aura. Processus symptomatique dont la signification dépasse de beaucoup le domaine de l’art. La technique de reproduction détache la chose reproduite du domaine de la tradition. En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite. Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, bouleversement de la tradition qui n’est que le revers de la crise et du renouvellement actuel de l’humanité. »11

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Des questionnements artistiques autour de la technique moderne

50 Conception et production, deux composantes de l’acte architectural


Cette problématique de la production artistique va engendrer une nouvelle forme d’art, l’art conceptuel. Marcel Duchamp, précurseur de ce mouvement, avait cerné les difficultés de la rencontre entre art et machine. « La peinture est morte. Qui pourra faire mieux que cette hélice ? Dis-moi tu en serais capable, toi ? » aurait-il déclaré à Brancusi lors de la visite d’un salon de l’aviation en 1912. Alors que Brancusi tentera d’abstraire l’objet industriel et ses formes, à travers ses sculptures aux références d’un art archaïque, et par une maitrise de la matière via l’emploi de certaines techniques modernes ; Duchamp va mettre en place une chose nouvelle, et avec elle, la question de l’art va passer d’une expérience primaire sensuelle à une expérience mentale et intellectuelle. Dans ses ReadyMade, Duchamp n’intervient sur l’objet qu’en le déplaçant de son lieu d’origine, en arrachant le produit industriel de sa fonction première. Apparait alors ce que j’appellerais une « œuvre de la pensée » telle que André Breton l’a soulignée, l’objet usuel étant promu à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste. Nous assistons alors à une a-esthétisation de l’art, où ce dernier n’est présent que par le changement de contexte de l’objet, poussant le regard de l’observateur à s’intéresser à l’objet pour lui-même. Dans le domaine de l’architecture, un procédé similaire ne peut être envisageable, car l’architecture est le contexte. Ainsi, l’art ne peut se rendre prisonnier d’un système productif ; au quel cas, il serait sous le joug d’un système économique qui en tirerait profit, au détriment du spectateur devenu consommateur. L’œuvre en tant que telle disparaitrait, et avec elle, tradition et culture, seuls subsisteraient la notion de travail et l’animal laborans. Cette problématique se pose également en architecture, notamment avec le mouvement moderne, ses stratégies conceptuelles basées sur le principe de l’homme type et de son universalité, sa tabula rasa du passé, ainsi que sa production rationalisée qui a grandement impacté la vision architecturale ainsi que nos mode de vie. Avec la transformation de la ville en une machine à produire, l’architecture a pu être considérée comme un produit de consommation, avec une date de péremption inconnue, mais sans-cesse renouvelable. Le Corbusier a par Art, industrie et technique 51


La représentation d’une architecture standardisée

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exemple souhaité mettre en parallèle architecture et biens de consommation : « Montrons donc le Parthénon et l’auto [...] deux produits de sélection, l’un ayant abouti, l’autre en marche de progrès. Alors il reste à confronter nos maisons à l’auto. C’est là que rien ne va plus. »12 Alors, imitant le processus de fabrication de l’automobile, l’architecture a commencé à s’édifier via la mise en place d’éléments préfabriqués, permettant l’optimisation de sa production dans une économie capitaliste, propice au système productif industriel. J’émettrai un doute sur la distinction toujours existante entre meubles et immeubles. Il semble légitime de se demander si les constructions de nos villes contemporaines, normées par les conditions de la production industrielle, ne seraient pas devenues de simples biens interchangeables, au sein d’une société de surconsommation où nous avons perdu tout sens du vernaculaire. Selon Frampton, notre société actuelle est caractérisée par une dégradation culturelle, et de fait, produit un véritable amalgame entre le quoi et le comment de l’architecture : « Dans tous les cas, notre culture de la commodité sans valeur engendre une équivalence où les musées sont organisés comme des raffineries de pétrole, et les laboratoires adoptent une forme monumentale. Pour un motif similaire, les restaurants sont enfouis dans les sous-sols, tandis que les collèges se retrouvent arbitrairement encloisonnés dans les périmètres de galeries sans fenêtre. Dans tous les cas, la cruelle réduction culturelle se masque avec la rhétorique du kitsch, ou avec la célébration de la technique comme une fin en soi. » Afin de remédier à cet oubli, tout comme l’art, l’architecture se doit de prendre un certain recul face à la question de la technique et à sa place dans la conception du projet architectural, non pas dans le sens où tout processus de production serait exclu de la pensée de conception, mais dans le sens où l’architecte se doit de tenir un discours, une posture architecturale face aux systèmes productifs et aux évolutions techniques.

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Edification et évolution technique, des positions architecturales face aux systèmes productifs

La technique en tant que telle apparait dès l’instant où l’homme se met à marcher. Le développement de l’un coïncide avec celui de l’autre, et le rapport entre l’objet et la société marque fortement cette liaison. Comme je l’ai déjà énoncé, le système productif a subi et subit toujours de grands basculements qui, par relation de cause à effet, sont liés à l’évolution technicienne. Les moments clefs majeurs marquant ces mutations sont assimilables aux révolutions industrielles qui se succèdent depuis le XVIIIème siècle, et qui ont inéluctablement modifié à jamais le paysage socio-économique et les modes de production, tant celui de l’objet que celui de l’architecture. Il devient alors intéressant d’analyser l’impact de ces modifications sur le paradigme architectural, et la manière dont elles ont pu être appréhendées par les architectes, sans oublier le fait que « L’art n’a pas le progrès rapide et l’évolution soudaine de l’industrie. »1

Le Crystal Palace, symbole du XIXe, entre métallurgie et lumière éternelle Le XIXème siècle vit se développer à grande vitesse la métallurgie et ses nombreuses possibilités architecturées. Avec l’explosion de la croissance urbaine et, entre-autres, l’essor du chemin de fer en Europe, les gares ferroviaires furent le terrain de jeux des architectes et des ingénieurs de l’époque, avec plus ou moins de réussite, comme l’énonce Reynaud, ingénieur de la première gare du Nord de Paris, « Le résultat en est que la majorité des bâtiments des chemins de fer d’aujourd’hui en service laissent plus ou moins à désirer que ce soit par la forme ou la disposition. Quelques gares semblent être tracées de manière adéquate, mais elles ont l’aspect de constructions temporaires ou industrielles plutôt que celui de bâtiments à usage public. »2 J’assimilerai la question d’usage public à laquelle fait référence Reynaud, à l’acte d’habiter tel que je l’ai déjà exposé auparavant. Ainsi, la gare comme élément architectonique se doit d’abriter l’être Le Crystal Palace, entre métallurgie et lumière éternelle 55


Perspective extérieure, plans du Crystal Palace

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humain, tout comme la construction temporaire ; mais si une distinction est faite ici, c’est au niveau de la pérennité dans le temps de l’une face au caractère éphémère de l’autre. Il est alors intéressant de se demander en quelles mesures, outre le caractère pérenne ou non, l’emploi de cette industrie métallurgique a pu être remarquable. Je prendrai comme exemple le Crystal Palace, ce pavillon de fonte et de verre édifié pour l’exposition universelle de 1851. Cette construction, qui fut l’icône architecturale du XIXème siècle, marque un tournant à la fois dans ses méthodes de construction, mais aussi dans sa nouveauté programmatique, ou encore dans la procédure de décision et de réalisation. Voyons tout d’abord les commanditaires de cette exposition universelle : un mécène royal, quelques ducs, un jardiniste constructeur de serres, ainsi que deux entrepreneurs. Le site d’Hyde Park a été choisi longtemps à l’avance, et avec lui, l’existence éphémère du pavillon, cet espace public ne pouvant être sacrifié à long terme. Le concours est lancé et deux projets sont retenus ; mais Paxton, envoie sa proposition bien après, et faute de réponse de l’organisation, décide de publier lui-même son projet dans la presse. Face à l’engouement public, le comité va plier pour le projet de Paxton suite à la réponse favorable des entrepreneurs. Comme prévu, le Crystal Palace sera démonté et remonté dans un autre site, au sud de Londres, avec quelques modifications entre-temps, lui donnant une forme agrandie. L’édifice fut démantelé suite à un incendie l’ayant ravagé en 1936. Sa méthode de montage était si rapide qu’elle fit l’objet d’un dépôt de brevet pour des constructions futures. Mais je voudrais ici m’arrêter sur l’ensemble des caractéristiques qui font de cette construction un véritable modèle du XIXème. Ce dernier a promu, avec l’acier, des techniques de construction remettant en question le langage jusqu’alors utilisé par les constructeurs. Ce bouleversement vient des caractéristiques technologiques de l’acier, présentant une certaine résistance à la compression ; mais c’est surtout sa résistance à la traction qui va mettre en place ce basculement. En effet, jusqu’à cette date, l’édification ne s’était faite que par l’empilement de matériaux soumis à la compression exercée par la gravité. Le Crystal Palace, entre métallurgie et lumière éternelle 57


Un questionnement jusque dans les moindres dĂŠtails

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Grâce à l’acier, les données de la construction vont évoluer ; la rigidité et la légèreté se substituant à la solidité et la lourdeur jusqu’alors en place. L’équilibre de l’édification métallique se situe dans l’interaction des forces au sein du système structurel. Le poids ne jouant plus le rôle majeur dans la stabilité de l’ensemble, cette dernière étant alors régie par les assemblages des éléments métalliques, la structure va s’alléger, répondant aux caractéristiques physiques de l’acier. Avec cet allègement de la construction arrive la transparence. Le rapport entre plein et vide s’inverse, la matière s’efface en laissant place au vide agencé. Alors que l’architecture de la Renaissance se veut d’imposer un rapport à la clarté, face à l’obscurantisme, le Crystal Palace voit naître l’architecture de la transparence, permettant un monde où la nature et la culture communiquerait à travers le verre, métaphore de la volonté d’une connaissance offerte à tous.

Cet édifice, de forme rectangulaire, est composé d’une nef centrale à laquelle sont accolées cinq nefs latérales. L’édifice est scindé en deux parties égales par un transept surmonté d’une arche, qui fait office de joint de dilatation pour l’ensemble de la structure. Le bâtiment est entièrement constitué d’éléments en fonte, verre ou bois, industrialisés et produits selon un procédé de mise en œuvre alors inédit, la préfabrication d’éléments standardisés. Son montage, durant lequel ont été mis en place pas moins de 3300 piliers de fonte, 2224 poutrelles, 300000 carreaux de verre et 205000 cadres de bois, se fit en seulement quatre mois, ce qui constitue une véritable prouesse pour l’époque. La prouesse au niveau technique réside aussi dans l’ingéniosité dont a fait preuve Paxton, imaginant parfois lui-même les machines nécessaires au travail et à l’usinage des matériaux, et à l’édification.

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Une ingéniosité de la construction...

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... au service d’un émerveillement sensoriel

Le Crystal Palace, entre métallurgie et lumière éternelle 61


Le Crystal Palace doit être vu comme un processus de construction à part entière, fonctionnant comme un système complet, de sa conception à sa fabrication, son transport et son assemblage, jusqu’à son démontage final. Son montage n’a consisté qu’en l’assemblage systématique d’un module produit en masse, l’édifice s’appropriant alors une technique standard en lui donnant forme. En cela, Paxton vient quelque peu contredire l’affirmation d’Alberti, selon laquelle rien ne peut être soustrait, ni ajouté, dans le sens où la cohérence du Crystal Palace est donnée par la répétition de ce système structurel à travers tout l’édifice, et qui permet alors une modularité quasi infinie. Le fait même de s’approprier un mode de production donne au Crystal Palace une autre dimension que celle de pavillon temporaire ; il permet, autant dans sa conception que dans sa réalisation, de questionner la production de cette époque, tant sur des matériaux que je qualifierai d’innovants, que sur leurs caractéristiques et leurs emplois. De cette manière, les nouvelles possibilités techniques mises en perspectives par Paxton, permettaient d’imaginer de nouvelles fonctions et de nouveaux modes de vies. Mais alors que le Crystal Palace fut immédiatement reconnu et admiré comme l’expression d’un nouveau type d’architecture, affirmant la croyance envers le progrès scientifique et industriel ; son paradoxe se retrouve à travers les notions connotées que sont celles de nef et de transept, inscrivant alors cet édifice dans un rapport traditionnel à la construction. Ce rapport se situe aussi dans la perception de l’être au monde, comme en témoigne la réaction des visiteurs, « la reine Victoria parla d’une impression « magique » et déclara s’être sentie « remplie de dévotion ». »3 Ainsi, Paxton s’est véritablement approprié un système productif et sa technique standardisée, la sublimant en lui donnant une forme architecturale cohérente. Faisant de cette construction une cathédrale de métal et de verre, il a su perpétrer et réinterpréter la tradition des lieux de culte anglo-saxons, via la mise en pratique de nouveaux matériaux et de nouvelles techniques, permettant de sublimer l’une des volontés du gothique, la recherche de la lumière éternelle.   62 Edification et évolution technique


Jean Prouvé, intelligence pratique, industrie et relogement Alors que le XIXème siècle fut le terreau d’innovations techniques majeures et de changements importants des modes de productions, le XXème siècle apparait comme étant le siècle de l’industrie. Ce dernier a vu se développer les sciences et les techniques, dont les productions de masse ont permis une large diffusion ainsi qu’une baisse indéniable du prix de revient. L’une des problématiques, autour de ces diverses nouveautés techniques, réside dans le rôle de l’architecte. Il est légitime de se demander quel rôle les architectes jouent-ils dans l’introduction et la diffusion de ces innovations ? On peut se demander s’ils endossent le rôle de pionniers ou bien s’ils réagissent aux sollicitations des clients, des ingénieurs et des entrepreneurs. Un équilibre entre ces deux hypothèses formule sans-doute la meilleure réponse, l’architecte se devant, de s’approprier un dispositif constructif, tout en étant à l’écoute de ses commanditaires. Une autre problématique viserait à aborder les possibles interactions entre les architectes, les autres corps de métiers du bâtiment, mais aussi la sphère politique. D’une part parce que la mission de l’architecte se doit d’adopter un caractère politique et social, et d’autre part via le rôle crucial joué par les divers représentants politiques dans ce mouvement d’industrialisation. Etudions ici le travail de Jean Prouvé et sa démarche caractérisée par le rapport entre sciences, techniques et production industrielle. Sa formation de ferronnier d’art laissera en lui un attachement certain à l’artisanat et, de fait, une sensibilité particulière à la matière ; mais c’est à travers une production industrielle qu’il réalisera ses œuvres les plus importantes, tant pour le design d’objets que pour l’architecture. Chez Prouvé, le choix des matériaux, sans aucun privilège, et leur condition de mise en œuvre déterminent leurs juste utilisations au regard de l’objet produit.

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Recherches d’articulations du portique axial

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Alors que la connaissance des technologies s’apparente à un savoir théorisé, ce dernier ne présente un intérêt que s’il est repris sous la forme d’un savoir-faire. Ce dernier évoluant par la pratique, apparaît alors une réelle nécessité d’interrelation, et même d’interdépendance entre le concepteur et le producteur. Il me paraît important de noter une double conviction, profondément ancrée dans la pensée de Jean Prouvé, trahissant chez lui cette nécessité de manipuler outils et matériaux : « En architecture, le détail, et non la vue d’ensemble, nous touche profondément. C’est toujours par la technique que s’exprime l’esprit nouveau d’une époque. »4 Prouvé ne voyait pas de différence entre le fait de concevoir un meuble et penser une maison, et par le même cheminement de pensée, ceux-ci se devaient d’exprimer, à travers leurs matériaux, les efforts et les contraintes exercés. Le terme de concevoir n’est d’ailleurs pas utilisé à bon escient puisque Jean Prouvé déclara lui-même, « Un meuble ne se compose pas sur une planche à dessin. Je considère comme indispensable de l’ébaucher dès qu’il est pensé, de l’éprouver, de le corriger, de le faire juger, puis, s’il est valable, d’en préciser alors seulement tous les détails par des dessins très stricts. » On retrouve ici l’expérimentation artisanale, qui ne peut se faire par une réalisation suivant un modèle étranger, mais bien par un dialogue entre conception et réalisation. Ce dialogue sera d’ailleurs présent tout au long de sa carrière, au regard de ses travaux, dans le sens où un projet défini à un moment donné influencera inéluctablement le suivant. Afin de cerner cet aspect du travail de Jean Prouvé, parcourons ses travaux sur l’habitat industriel. Ses recherches sur les bâtiments utilisant une structure de type portique axiaux apparaissent lors du concours de « baraque démontable » lancé en 1938 par le Ministère de l’Air. Ce principe structurel du système constructif à portique axial cherche, dans l’optique de mise en place d’habitation industrialisée, à réduire au minimum les éléments porteurs, et à réduire la complexité de la charpente, avec la mise en place d’une unique poutre faîtière.

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Un processus de construction maitrisĂŠ

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Les portiques, situés dans l’espace intérieur de la maison encombrent un tant soit peu l’espace, et dans un souci d’habitabilité, leurs dimensions pourront être réduites, ce qui permettra de les inclure dans les panneaux de cloisonnement, ou bien d’y loger un élément modulaire de rangement. Quant à la toiture, son abstraction est rendue possible grâce la création d’un bac auto-portant, éliminant l’utilisation d’ossatures intermédiaires. Dans cette longue évolution du système constructif, la réalisation du Bureau Prouvé représente un moment particulier. En effet, cet édifice se veut telle une construction exemplaire, représentant une structure homogène où les différents matériaux utilisés, la tôle pliée et le bois, le sont pour leurs caractéristiques physiques et mécaniques. En cette année 1945, les Ateliers Jean Prouvé conçoivent cette construction à partir de matériaux courants et de techniques industrielles de fabrication. Les différents détails techniques du portique et de la poutre faîtière, du plancher et de la toiture, ou bien encore des panneaux de façades, marquent une réelle prise en compte des diverses contraintes, tant au niveau de la conception qu’au niveau de la fabrication et du montage selon les points de vue esthétique, structurel et thermique. Les Ateliers Prouvé, grâce à l’autonomie structurelle de la façade, mettent en place une composition de façade dictée par les contraintes du système constructif. Naissent ainsi les éléments de remplissage de façade semi-porteurs avec leur mise en tension à l’aide de tirants entre plancher et rive de toiture. Cette mise en tension va provoquer une déformation au niveau de la toiture et dessiner la pente de cette dernière. Ainsi, tous les éléments mis en place, rappelant une fois encore les éléments essentiels de Semper, sont nécessaires à l’édification et participent à une cohésion globale de la construction. Ce modèle à portique sera développé encore lors de l’étude de constructions provisoires préfabriquées pour une usine de traitement de l’aluminium à Issoire ou bien encore pour l’étude « d’écoles volantes » pour réfugiés, réalisée avec Le Corbusier. A la libération, le contexte d’un exceptionnel besoin de relogement confortera Jean Prouvé dans sa recherche d’industrialisation de l’habitat. Les habitations 8*8 et 8*12 pour les sinistrés de la Lorraine et des Vosges prendront en compte Jean Prouvé, industrie et relogement 67


Détail constructif du pavillon Métropole

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l’exigence d’un budget minimum ainsi que les contraintes de fabrication et de montage. « Chaque équipe de montage composée de quatre spécialistes, quittait l’usine tôt le matin dans un camion chargé des éléments d’une maison complète. Le soir, ils étaient de retour, travail terminé et maison occupée. »5 La seconde expérience d’industrialisation de l’habitat fut lancée en 1946, pour imaginer, à la demande du Gouverneur de la Sarre, une filière de construction d’habitations entièrement métalliques à partir du potentiel des Aciéries de Dillingen. L’objectif premier était, avant tout, de répondre aux problèmes d’urgence non négligeable, mais surtout de résoudre la crise du logement. Cette étude de Prouvé vise à démontrer les possibilités d’aménagement spatial et architectural, à partir de son système constructif à portiques. Dans ce prototype, un basculement s’opère au niveau du portique axial. Celui-ci apparait alors comme une pièce indépendante, support des poutres faîtières, avec la mise en place d’une articulation au niveau de la jonction pour faciliter les opérations de montage. Le portique acquiert alors une importance architecturale à l’intérieur même de l’habitation, par son caractère d’élément porteur s’assumant pleinement, et sa visibilité dans toute sa logique constructive. Pour finir, le terme de l’évolution du modèle à portiques est représenté par les types Métropole et Tropique. L’un des pavillons Métropole, situé à Tourcoing, a récemment été rénové, et j’ai eu la chance, durant sa visite, d’échanger avec l’un de ses anciens habitants, occupant les lieux de 1957 à fin 1962. Le pavillon s’implante dans un quartier entièrement reconstruit après la guerre, et d’entrée, frappe par son inscription au milieu de la verdure. Bien que rénové, le niveau de détail et la justesse au niveau de l’expression structurelle est frappante. Alors que les portiques expriment le niveau d’ingénierie de la construction au sein de la pièce à vivre, celle-ci s’ouvre largement sur l’extérieur par une grande baie vitrée. Et, alors que cette construction fut pensée comme solution de relogement rapide d’après-guerre, elle prend l’importance d’un modèle architectural, accueillant l’acte de l’habitation, comme me l’a confié un ancien occupant des lieux, Jean Prouvé, industrie et relogement 69


Un espace à vivre largement ouvert sur l’extérieur

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Plan du pavillon avant sa rĂŠnovation

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Recherches et photographie de la maison ProuvĂŠ 72 Edification et ĂŠvolution technique


« Enfant, on était conscient de vivre dans une maison très différente des autres. [...]Et la modernité pour l’époque était incroyable avec sa salle de bain, ce qui n’était pas encore très répandu à l’époque dans le quartier. [...] Pour nous, c’était un privilège d’habiter dans cette maison. »6 A travers le travail et la carrière de Jean Prouvé, il est essentiel de remarquer cette incroyable pensée constructive et cette intelligence pratique, basées sur une logique de fabrication et de fonctionnalité qui génère une esthétique épurée de tout artifice. L’architecture mise en place permit de répondre à un contexte particulier de reconstruction d’après-guerre, tout en s’appropriant et en questionnant le système productif en place à l’époque ; et en respectant l’acte d’habiter, en lui permettant d’acquérir une nouvelle dimension. Sa maison Prouvé à Nancy marque véritablement ce point de vue. Construite à l’été 1954, Jean Prouvé la réalise alors qu’il vient tout juste d’être dépossédé de ses ateliers par le nouvel actionnaire. Il va mettre en place cette construction qu’il qualifiera « de restes », faite de poutres, de panneaux de bois et d’aluminium, véritables rebuts des maisons préfabriquées des années d’avant, tout juste extraits des ateliers ; sur un terrain jugé comme étant inconstructible par son importante pente. On assiste ici à la réunion de ce que je qualifierai comme étant deux points de vues de la construction ; tout d’abord l’image de l’ingénieur qui pense le toit de la maison, mais aussi l’image du constructeur, du bricoleur pour reprendre un terme cher à Claude Lévi-Strauss, par l’emploi de ces éléments rebuts. Sur le point de vue de l’habiter, la maison développe trois éléments distincts, dans un assemblage de deux espaces, tout d’abord une partie de vie, axée autour du séjour et de la cuisine, largement ouverte sur l’extérieur, permettant les jeux de lumières du sud ; une partie de nuit, où les chambres s’égrainent le long du couloir ; et le mur nord de rangement traversant l’entièreté de la maison.

Jean Prouvé, industrie et relogement 73


Dans cette maison, l’idéal moderne de la machine dans la forêt est réalisé, véritable produit de l’industrie et de l’ingéniosité dans ses assemblages, le tout présentant une incroyable justesse dans ses dimensions. Le génie du détail construit plus que dessiné s’exprime pleinement, réalisant la pensée de Prouvé, qu’on ne construit pas une maison pour la vie entière, mais qu’on peut la transformer, partir avec, et qu’on ne doit surtout pas occuper le sol de manière indestructible. Il me semble que si Prouvé semble répondre avec grande justesse aux problématiques de son temps, c’est grâce à la réunification de la conception et de la production, faisant de cet artiste-artisan un architecte-ingénieur. Il a depuis son plus jeune âge été influencé par l’Alliance provinciale des industries d’art et s’est inspiré de ses idéaux sociaux, mais aussi du goût pour l’innovation, tout en rejetant la hiérarchisation entre arts majeurs et arts mineurs. Sa volonté d’humaniser la technologie se retrouve dans l’expression de souplesse de ses structures et dans son désir de créer pour le plus grand nombre, se servant du travail industrialisé avec justesse, le questionnant sans-cesse, se demandant toujours « ... si l’industrie fait toujours son devoir vis-à-vis de la communauté, si elle garde l’esprit de renouvellement dont nos ancêtres avaient fait une tradition. »7 Un autre facteur a permis à Jean Prouvé de mettre en place ce dialogue entre conception et production, et réside dans le fait que l’homme dirigeait ses propres ateliers, convaincu que les ouvriers doivent participer au processus de création ; lui-même passant autant de temps à œuvrer qu’à dessiner. « Cette courbe n’a pas été dessinée. C’est venu à l’observation, car on ne peut pas imaginer, si on ne le manipule pas, qu’un panneau de bois puisse être souple comme cela. C’est le genre de chose qu’on ne trouve pas devant une planche à dessin. Rien n’est plus déprimant qu’une planche à dessin. La feuille de papier devant laquelle on essaye d’imaginer une construction, que l’on dessine, que l’on déchire, que l’on détruit et que l’on recommence à nouveau. Sur le chantier, on ne dessine pas, on ne déchire pas, on construit. »

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Quelles postures architecturales à l’ère du numérique ? Alors que les deux exemples architecturaux énoncés auparavant s’attachaient à tenir une certaine dimension critique des systèmes productifs naissants au sein de révolutions des modes de productions, la révolution la plus récente, que l’on pourra qualifier de technologique, s’implante dans l’ère du numérique et de l’informatique, entrainant la pratique architecturale dans une certaine crise identitaire. Il devient intéressant de se questionner sur l’état des conditions actuelles de production architectonique, mais aussi sur les discours qui mettent en place cette fabrication. D’après Kenneth Frampton, « Tout examen de l’évolution récente de l’architecture doit prendre en compte le rôle ambivalent joué par cette profession depuis le milieu des années 1960, ambivalent à deux titres car tout en déclarant agir dans l’intérêt public, elle a en effet parfois contribué, sans aucun recul critique, à l’extension du domaine de la technique, mais aussi parce que ses plus brillants éléments ont abandonné la pratique traditionnelle soit pour agir directement sur le social, soit pour envisager l’architecture comme un art. »8 Ce double phénomène semble caractéristique de l’après-guerre, marquant à la fois le retour d’une spectaculaire créativité opprimée, mais aussi l’incroyable accélération de l’innovation technique. Le développement de l’électronique et de l’informatique a ouvert de nouveaux paradigmes au sein des systèmes productifs, comme ceux de l’automatisation, ou encore la multiplication des produits de synthèse. Entre les années 1950 et 1970 est apparu l’hédonisme du consommateur-ouvrier, les modes de vies de nos sociétés étant inéluctablement influencés par les systèmes productifs déterminant le marché. Mais avec les nouvelles technologies et ses nouveaux paradigmes, l’entrée en lice d’une conception et d’une fabrication assistée par ordinateur a changé la donne, la main d’œuvre étant parfois supplantée par des systèmes numériques permettant l’augmentation de la productivité. Quelles postures architecturales à l’ère du numérique ? 75


A ce propos, il semblerait que nous soyons toujours à la recherche d’une nouvelle signification de l’industrialisation tant au niveau de l’édification architecturale que de sa production artistique. Cette recherche de signification artistique et architecturale a déclenché une homogénéisation culturelle ainsi qu’une véritable perte d’identité. En effet, l’œuvre d’art s’est vue désacralisée, étant chaque fois un peu plus ancrée dans le réel, favorisant une démocratisation artistique qui s’est faite au profit d’une gestion consumériste. Cherchant à répondre aux innovations techniques, l’art s’est en partie enlisé dans la logique implacable d’une production sans fin. La quête de la nouveauté pour elle-même semble s’être peu à peu imposée comme précepte, et avec elle le culte de l’originalité, livrant l’être au monde, sans attache, sans passé ni avenir, dans le souci de se différencier des autres, à l’instant présent. Cette homogénéisation s’est aussi effectuée à travers le territoire via la généralisation du phénomène de l’urbanisation comme Adolf Loos l’avait déjà observé en son époque. L’urbain se dissolvant à travers le territoire, la distinction entre urbain et rural, inéluctablement, s’est peu à peu effacée, tout comme les différences culturelles et identitaires qui marquaient leurs essences même. Cette dissolution est en partie due à différents facteurs, dont, en grande partie, les maîtres d’ouvrages que sont les États, les villes, les offices, les grandes industries nationalisées, les grandes firmes privées... Et, de la même manière que l’art a pu le faire, l’architecture s’est parfois enlisée dans la logique d’un système et d’une économie capitaliste, comme le fait remarquer Claude Schnaidt : « Les pionniers de l’architecture moderne, lorsqu’ils étaient jeunes, pensaient comme William Morris que l’architecture devait être un art du peuple pour le peuple. [...] Or, ils n’avaient pas compté avec la bourgeoisie mercantile qui, très rapidement, s’empara de leurs théories pour les tourner à son profit. L’architecture moderne qui voulait participer à la libération des hommes s’est transformée en une vaste entreprise de dégradation de l’habitat. »9

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L’architecture, en voulant répondre à l’incroyable prise de vitesse de l’innovation technologique, s’est en partie, par un processus analogue à celui ayant causé la marchandisation de l’art, trouvée contrainte de répondre à l’économie de marchés. Le système productif industriel a engendré, dans le secteur de la construction, à l’inverse d’autres secteurs, une fragmentation entre les concepteurs et constructeurs du gros œuvre et du second œuvre, chacun intervenant selon un processus segmenté et séquentiel, sans véritable interaction entre les différentes disciplines. Cette segmentation est apparue comme une réponse à l’important volume de construction à réaliser dans des délais très courts pour répondre aux besoins. Nous avons alors assisté à la rupture totale entre les différentes compétences que sont celles de l’architecture, de l’ingénierie et de la construction. La relation de cause à effet est paradoxale puisque, depuis l’apparition de l’ingénieur formé dans les écoles polytechniques, l’architecte de formation académique s’en défie, le considérant tel un partenaire utile, mais inévitablement comme un concurrent potentiel. De fait, l’architecte est alors contraint, en partie, à fonder son professionnalisme sur le savoir esthétique, à privilégier ainsi la compétence d’architecture au détriment de la compétence d’ingénierie et de la compétence de construction. Alors, quelques architectes, au nom de leur statut d’artiste, revendiquent le culte de l’originalité, pour mieux défendre leur indépendance artistique et leur liberté face aux traditions et aux contraintes structurelles et matérielles. Cette attitude se voudrait une riposte au phénomène de l’urbain généralisé, mais paradoxalement, mettrait en place l’éloge, dans le même temps, du chaos urbain. Comme le souligne Olivier Mongin, « Dans les écrits de Rem Koolhass ou de Jean Attali, l’urbain généralisé offre à l’architecte et à l’urbaniste l’occasion de jouer astucieusement avec le chaos, et faire preuve d’une créativité qualifiée de furtive. [...] Comme l’œuvre architecturale ne se conçoit plus en fonction d’une ville autonome et circonscrite, il faut alors édifier des machines solitaires dont la logique n’est plus fonctionnelle mais conceptuelle, puis les enfermer dans un emballage dont la première vertu est de construire une image qui puisse être médiatisée. »10

Quelles postures architecturales à l’ère du numérique ? 77


La problématique contextuelle en est oubliée et le système productif est alors vu à travers un paradigme moniste qui supprimerait toute différence. L’acte d’habiter, au sens territorial du terme semble se perdre petit à petit dans ces réflexions architecturales qui veulent répondre aux préoccupations concernant la mise en place de projets urbains ou architecturaux innovants, dans l’optique de rêver et de construire autrement la ville de demain. L’innovation et la différence sont les grands mots directeurs de ces discours, pour palier à l’indifférence de nos villes. Toutes les propositions se veulent donc originales, mais toutes semblent malheureusement semblables, exprimant tour à tour des façades vitrées, des parements en aluminium ou encore une végétation luxuriante qui s’épanouie sur les toits, les terrasses et les moindres recoins des images de modélisation. Le paradoxe s’établirait alors à un si haut point ? La ville se propageant, se diffusant à travers le territoire, l’innovation reviendrait alors à mettre en place un simulacre de nature bucolique dans nos villes congestionnées ? Le constat est depuis longtemps établi, mais ce chaos, tel que certains l’appellent, reste inchangé, le centre de nos métropoles semble immuable et les nouvelles constructions s’étalent à perte de vue sur le territoire, proposant sans-cesse les mêmes schémas, le même mode d’habiter pour le même mode de production. Quid des fondamentaux de l’architecture, quid de la phénoménologie dans notre sociologie architecturale ? L’individualisme des uns et des autres, pour les honneurs ou bien encore pour élever leurs réflexions et leurs productions au rang d’œuvres d’art ne permet plus de dialogue avec l’espace et le temps, mais vise à l’affirmation du « moi » dans un présent immédiat. Nous retrouvons ici la question artistique extravertie. Et le productivisme faisant, avec l’idée selon laquelle l’architecture nouvelle ne se révèlerait qu’un exercice d’ingénierie, ou, un élégant produit industriel à grande échelle, le langage traditionnel de l’architecture est oublié, au profit du langage matériel du monde moderne et des détails choisis sur catalogue. Alors que l’architecture, à travers le couple chantier/projet, fait du rapport à la matérialité et à l’intelligence humaine, ce à partir de quoi elle s’instaure ; il apparait que nos systèmes productifs actuels délient ce rapport au profit d’un prototype hyper-industriel. 78 Edification et évolution technique


Au-delà du simple constat d’absence de correspondance entre les valeurs des architectes et les réels besoins des usagers, Schnaidt remarque en ce point la perte de sens politique et la mise en exergue d’une technicité ; dans le sens où les véritables besoins seraient abandonnés au profit d’une production de prototypes trop sophistiqués. « Cette confiance illimitée dans les possibilités de la technique s’accompagne, d’autre part, d’une naïveté surprenante en ce qui concerne l’avenir de l’homme. Ces visions tranquillisent beaucoup d’architectes : devant tant de technicité, face à une telle confiance en l’avenir, ils se sentent rassurés, justifiés dans leur démission sociale et politique. »11 Les différentes techniques de construction apparaissent parfois bien passéistes et « en retard », comme dirait les progressistes, par rapport aux autres domaines de production. Notre société actuelle montre tous les signes d’une complète industrialisation, pour n’importe quel objet de consommation, et il apparait clairement que nos méthodes actuelles de construction restent éloignées de la production massive du montage à la chaîne de nos voitures, smartphones ou autres objets de tous les jours. Or, comme nous le dit Massimiliano Fuksas, « Nous tentons de tout résoudre au moyen de la technique, mais la technique nous échappe. [...] Plus personne ne sait utiliser la brique qu’en grandes plaques préfabriquées. Un banal béton n’offre même plus une garantie décennale, il faut avoir recours à l’enduit tel qu’on l’utilisait au Moyen-âge. Tous ces efforts, ces discours sur la technologie [...] c’est absurde ! »12 C’est alors que l’on préfabrique, grâce à la robotisation des murs entiers de brique, cette dernière permettant facilement ce travail ; et les façades de certains édifices se pixellisent d’illuminations sensées exprimer les progrès de notre société. L’architecture se transforme en une représentation du système productif, devant jouer le rôle d’interface entre l’homme et ces nouvelles technologies. Avec Brunelleschi, la machine servait l’édification architecturale, mais aujourd’hui, le paradigme semble s’être inversé, l’architecture servant alors la technologie dans un système moniste globalisé.

Quelles postures architecturales à l’ère du numérique ? 79


Une recherche d’édification via une préfabrication robotisée

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Cette réflexion pose la question du mythe de l’éternelle abondance ; car si l’architecture se veut le reflet ou le medium de ces nouvelles technologies, elle devrait alors se renouveler aussi rapidement que la technologie le permettrait, pour ne pas devenir obsolète, considérant alors les moyens de production comme infinis et sans cesse renouvelables. Mais, nos moyens techniques et nos facilités de communications ne pourront jamais remplacer les rapports humains, comme le souligne Jan Kaplicky. « La technologie n’est pas ce que l’on croit. [...] Je ne parlerai pas des techniques de construction qui sont particulières et très souvent primaires. L’industrie du bâtiment fait en effet problème : ses techniques sont limitées et les modes de construction obsolètes. [...] Nous persisterons donc à construire comme nous l’avons toujours fait, c’est-à-dire sans véritable innovation ni réflexion de fond. [...] Ce refus d’amélioration se traduit par de réelles pertes de connaissances et de savoir-faire traditionnels, dont personne ne se soucie. »13 Kaplicky nous rappelle que nos habitations ne seront jamais construites à la chaine, et regrette par la même occasion, le manque d’intérêt et de recherche des techniciens de l’architecture envers les autres productions industrialisées. Quand bien même ils le feraient, la recherche de technicité employée dans d’autres industries ne serait pas adaptée à celle de la construction ; le processus de conception et de production aéronautique, par exemple, ne présente aucune commune mesure avec celle de l’architecture. Je ne souhaite pas émettre ici l’idée que le milieu de la production architectonique n’a rien à apprendre de ceux d’objets de consommation, mais que nos processus de constructions ne mobilisent que très peu de moyens en comparaison à ceux d’autres industries, qui recherchent la mise en place d’un produit destiné à être vendu rapidement, par centaines de milliers.

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Un détail d’assemblage au service d’une émotion

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Les discours que l’on peut entendre sur la technique marquent notre véritable fascination pour les objets techniques, dont les innovations et les performances toujours plus impressionnantes ne font qu’amplifier leur utilité. A la lueur de Heidegger, il semble légitime d’énoncer que notre conception de la technique, la réduisant à un simple outil, est erronée. « L’essence de la technique n’est absolument rien de technique. Aussi ne percevrons-nous jamais notre rapport à l’essence de la technique, aussi longtemps que nous nous bornerons à nous représenter la technique et à la pratiquer, à nous en accommoder ou à la fuir. Nous demeurons partout enchaînés à la technique et privés de liberté, que nous l’affirmions avec passion ou que nous la niions pareillement. Quand cependant nous considérons la technique comme quelque chose de neutre, c’est alors que nous lui sommes livrés de la pire façon : car cette conception, qui jouit aujourd’hui d’une faveur toute particulière, nous rend complètement aveugles en face de l’essence de la technique. »14 La représentation que nous nous faisons de la technique consiste à envisager cette dernière comme étant l’ensemble des moyens artificiels que les hommes mettent en place dans l’optique de mener à bien les desseins qu’ils poursuivent. Selon ce point de vue, l’unique préoccupation de la technique serait seulement de maîtriser les moyens en questions au service des fins recherchées. Or, il apparait que l’essence même de la technique réside, au service de la vérité, à dévoiler ce qui est au monde. « Ainsi le point décisif, dans la techné, ne réside aucunement dans l’action de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation de moyens, mais dans le dévoilement dont nous parlons. C’est comme dévoilement, non comme fabrication, que la est une pro-duction. »15 La technique, acquérant une signification métaphysique, est alors un dévoilement de ce qui ne se produit pas soi-même, en opposition à ce qui est produit par la nature. Ce décèlement, du type de rapport qu’entretient l’homme avec le monde, prend telle ou telle apparence, suivant la façon dont les hommes se situent, dans leurs pratiques, par rapport à l’être au monde. Il en est ainsi, par exemple, du bateau qui donnera à voir, tant les pièces qui le composent, mais aussi le port Quelles postures architecturales à l’ère du numérique ? 83


Une expression de transparence qui refuse l’immatériel

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nécessaire à son utilisation, la mer qui le supportera ou bien encore les membres d’équipages qui le feront naviguer ; c’est tout une part de la vérité de l’être en un instant donné, qui se donne à voir dans la réalisation de cet ouvrage. Heidegger met en place une distinction entre technique ancienne et technique moderne, les deux se présentant toujours comme une opération de dévoilement. « Le dévoilement [...] qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une production au sens de la poétique. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non : ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler. Une région, au contraire, est pro-voquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. »16 La technique ancienne se présentait telle une production d’objets utiles aux hommes, dévoilant la différence avec la nature ; cette dernière étant à cette technique ancienne son propre principe d’être et de devenir. La technique moderne quant à elle, participe à l’arraisonnement de la nature, où le décèlement réduit la nature à ce qui peut, en son sein, être exploité. Et, toujours selon Heidegger, le danger de cet arraisonnement viendrait pour l’homme, de l’oubli de l’être au monde, lui-même pris au piège de l’engrenage de l’arraisonnement universel. Face à cela, l’art est alors ce qui sauve, de par son mode de vérité intrinsèquement plus profond que celui de la raison technicienne, mettant en place une véritable capacité à dévoiler l’être au monde en son moment de vérité.

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Les marques du temps, de l’édifice se construisant à sa patine

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Bien que discours et pratique soient différents et parfois même contradictoires, les discours architecturaux contemporains aux logiques floues nous parlent désormais d’aléatoire, de déconstruction, ou bien encore de réseaux et de flux, et répondent aux logiques des nouvelles technologies. Cette architecture, tout comme l’art contemporain, semble avoir rompu tout lien, toute relation aux traditions, et s’attache à imaginer un autre mode de composition de l’espace dans le but de répondre à la vitesse de notre société, sans-cesse croissante. Notre société hyper-industrielle développe alors de façon exponentielle, de nouvelles technologies immatérielles, ou du moins qui présentent un tel degré d’abstraction qu’elles peuvent être considérées comme telles. Un projet récent prévoit même l’installation de capteurs, qui via la projection des images de son contexte sur sa façade rendraient cette tour virtuellement invisible. Selon Bernard Stiegler, « L’immatériel n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais. Il n’y a rien qui ne soit pas un état de la matière. Et pour produire ces états évanescents, virtuels, qui caractérisent ces sociétés de l’événement, il faut beaucoup de matériels, d’énergie, beaucoup d’appareils. Le problème n’est pas l’immatériel, mais l’état d’invisibilité de la matière. »17 Cette question de l’immatériel pose aussi celle des sens en architecture, l’immatériel sous-tendant, par son essence même, l’absence totale de perception et de sensorialité. Or, l’acte d’habiter permet à l’architecture de se sortir d’elle-même, et à l’homme d’explorer sa condition au monde. Mais alors que la place des technologies s’accroit toujours un peu plus dans le processus architectural, il devient légitime de se demander quelle place est réservée à nos sens. Il semblerait que depuis la Renaissance, et la mise en exergue de la perspective, nous vivions dans une culture présentant une hégémonie oculaire, notamment de nos jours, par la production et la multiplication infinie d’images. Comme le fait remarquer Pallasmaa, « L’art de l’œil a certainement produit des structures imposantes et stimulantes pour la pensée, mais il n’a pas facilité l’enracinement de l’homme dans le monde. »18

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De par la vue distanciée, l’œil refuse la proximité, et peut même mettre en place un certain narcissisme, voyant alors l’art et l’architecture comme des moyens d’expressions personnelles, dépendante de toute connexion à une société ou une communauté. Alors, avec cette perte d’ordre culturel, toute signification collective est alors désengagée et l’expérience des sens bien appauvrie. Avec cela, plus de corps à l’architecture, ni de présence matérielle des choses, plus d’harmonie des matériaux, plus de sonorité à l’espace ni de température pour ce dernier ; et bien peu de lumière sur les objets le constituant. Suivant le dogme de la technologie, les édifications de notre époque technicienne cherchent à atteindre une certaine perfection sans âge, n’intégrant pas l’inévitable processus de vieillissement, ni la dimension temporelle –qu’en est-il donc de l’espace ?- à la recherche de sensations d’apesanteur et de flottement. Surgirait alors un espace sans limite dans le continuum du temps, en totale opposition à la réalité existentielle que nous partageons tous en tant qu’êtres humains. De notre culture contemporaine ainsi qu’au sein de l’architecture, à mesure que les images produites en masse envahissent nos milieux, elles-mêmes se vidant de leur contenu émotionnel, disparaissent alors l’essence physique des choses, la sensualité du concret et le plaisir des sens ; l’homme n’ayant plus la possibilité et encore moins le désir d’affronter sa propre réalité existentielle. La globalisation telle que nous la connaissons actuellement semble unir la pratique architecturale au seul paradigme productif, mettant alors l’architecture au service des nouvelles technologies, celle-ci ne jouant plus que le rôle d’interface entre l’homme et ses technologies. Ces interfaces exhibent une matérialité technicienne n’intégrant aucunement la notion de temporalité, se refusant à l’usure et à la patine. La sensorialité est en ce sens victime de l’aplatissement de la construction et de la perte d’identité culturelle, les œuvres ne communiquant plus qu’à l’intelligence et aux capacités conceptuelles. Cette vue de l’esprit sur l’abondance, et le point de vue conceptuel qui l’accompagne oublient que tout système productif et toute œuvre d’art repose sur la différence. 88 Edification et évolution technique


En effet, émettre le postulat que tout moyen de production serait infini, reviendrait à oublier la destruction créatrice, chère à Marx, selon laquelle une production quelle qu’elle soit, nécessite impérativement une destruction quelconque. Il en est ainsi allé de la création et de l’évolution des grands groupes de construction, avec une approche intégrée du processus de construction, le plus souvent mis en place par des ingénieurs, au détriment des petites entreprises de construction locale. Dans ces conditions, le salut de l’architecture vient d’un nouveau point de vu, d’une nouvelle vision, qui permettra dans sa lecture de notre présent, une édification pleine de sens, comme le souligne Steven Holl, « Dans un monde où les technologies abondent, l’architecture a un autre rôle à jouer. Elle appartient au domaine de l’idée, de l’expérience, de la pensée et non à celui de la technologie. Nous disposons pratiquement, de nos jours, de tous les matériaux possibles et imaginables, et nous mettons quotidiennement au point de nouvelles techniques complexes – que le système capitaliste exploite au mieux de ses intérêts. Mais nous manquons cruellement de concepts élémentaires, de pensées fondamentales, d’idées originales. Saurons-nous en développer ? »19

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L’artisanat et ses fondements comme nouveau paradigme Si la crise architecturale existante est à relier aux divers problèmes socio-économiques qui meurtrissent notre société globalisée, à travers des systèmes productifs et des dispositifs constructifs inefficients ; il semble alors pertinent d’imaginer en quoi le point de vue de l’artisanat peut être une réponse adéquate. En effet, l’artisan est celui qui sait faire, qui de ses mains et par son savoir-faire peut faire, et faire avec qualité. Il apprend les règles de l’art, les maîtrise et les met en œuvre. Il connait le produit qu’il travaille, non seulement d’un point de vue théorique, mais aussi dans son essence et dans sa sensibilité à travers une pratique quotidienne. Ainsi l’artisanat est affaire de geste, de matière, et d’un rapport particulièrement maitrisé de l’homme au matériau. Dans cette optique, il est alors intéressant d’appréhender l’artisanat comme une approche conceptuelle ; un véritable processus inversé, que nous pouvons qualifier de pragmatique, pouvant influencer la production architecturale, laissant place à de fructueuses collaborations entre concepteurs, techniciens et artisans.

L’artisanat, un savoir-faire inscrit dans une culture « Craft : Skill, skilfulness, art; ability in planning or performing, ingenuity in constructing, dexterity. »1 Artisanat : Savoir-faire, l’habileté, l’art ; capacité dans la planification ou l’exécution, l’ingéniosité dans la construction, la dextérité. L’origine du terme d’artisanat, ne remonte qu’au XIXème siècle, et englobait à son origine, l’ensemble des activités manuelles. De nos jours, limiter l’artisanat au travail purement manuel ne serait que trop réducteur, à l’heure où la mécanisation, aussi infime soit-elle, est présente dans bon nombre d’ateliers. La définition est claire à ce propos, le fait que l’habileté soit impliquée dans l’artisanat, n’implique pas forcément une dépendance totale au travail de la main. Nous pourrions définir l’artisanat comme faisant partie des arts mécaniques, qui se distinguent des un savoir-faire inscrit dans une culture

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Une relation privilégiée à la matière

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arts libéraux, dans le sens où cette forme d’art n’existe que par le contact entre l’homme et le matériau. Afin de différencier clairement le travail artisanal, où la mécanisation a pu faire son apparition, du travail industriel, j’énoncerai le fait que l’artisan exerce un art, un métier manuel, demandant un certain apprentissage, au contact de la matière. Je ne souhaite pas ici rentrer en détail sur l’importance ou non d’une certaine forme de mécanisation à travers l’artisanat. En effet, depuis l’âge de la pierre, l’homme a inventé, s’est fabriqué de ses propres mains, des outils, dans le but d’améliorer, de rendre plus facile, le travail de ces dernières. Ces outils ont évolué au fil du temps, les plus perfectionnés étant le résultat d’une lente évolution, d’un ajustement à tel ou tel matériau. Fort de ces améliorations, l’outil apparaît quelquefois si perfectionné qu’il pourrait passer pour supérieur à l’homme. Ce point de vue considérant une certaine forme de technique ou de technologie dépassant son inventeur parait erronée, comme l’énonce Henri Focillon : « J’ignore s’il y a rupture entre l’ordre manuel et l’ordre mécanique [...] l’outil ne contredit pas l’homme, entre eux, il y a le dieu en cinq personnes qui parcourt l’échelle de toutes les grandeurs, la main du maçon des cathédrales, la main des peintres de manuscrits. »2 Effectivement, que le rapport entre la matière et l’artisan qui la travaille, passe directement par les mains de l’exécutant, ou bien se fasse à travers un outil, ce qui importe ici est ce rapport même, cette relation privilégiée que l’artisan noue à la matière travaillée. La définition donnée en premier plan nous présente, l’artisanat comme une question de savoir-faire. Ce dernier correspondant à la compétence acquise par l’expérience, dans les problèmes pratiques, à travers l’exercice d’un métier. C’est de cette relation à la matière que nait l’apprentissage d’un savoir-faire, et inéluctablement, le respect de celle-ci. En effet, l’homme se retrouvant seul en contact avec l’objet travaillé, il rentre en communion, en symbiose avec ce dernier. Cet apprentissage est un long processus que nous pouvons détailler en trois étapes distinctes mais pourtant complémentaires, que sont l’imitation, l’erreur et la répétition. Je m’appuierai ici sur l’une de mes expériences personnelles au sein de l’atelier paternel, où j’ai pu m’exercer au dégarnissage de chaises ou de fauteuils. un savoir-faire inscrit dans une culture

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Une connaissance intime de la matière...

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Cette opération consiste à «déshabiller» le siège avant de pouvoir entamer sa réfection. Elle s’effectue à l’aide d’un maillet et d’un ciseau à dégarnir, permettant d’enlever petit à petit les clous plantés par l’ancien tapissier. Ici déjà nait une relation particulière entre le travailleur et l’histoire de l’objet, et ainsi apparait la notion d’héritage où l’apprentissage se fait de manière indirecte, par la compréhension, via la soustraction d’un ancien savoir-faire. Le dégarnissage est délicat dans le sens où il faut enlever méticuleusement le travail du passé, sans pour autant abîmer le bois du siège, ce qui compromettrait la mise en place du travail futur. Certaines règles sont à respecter, notamment la direction à donner au ciseau qui doit impérativement suivre le sens du fil du bois, afin de ne pas l’endommager. De cette règle, dictée par l’essence même de la matière, l’apprentissage nait. Comme l’explique Constantin Brancusi : « On ne peut pas faire ce que l’on veut, mais ce que le matériau permet de faire. [...] Chaque matériau a sa vie propre, et l’on ne peut impunément détruire une matière vivante pour en faire une chose muette et inerte [...] il faut collaborer avec eux pour comprendre leur langage. »3 En effet, le geste de l’homme se doit de respecter le matériau, au risque de perdre une partie de celui-ci ; tant sur le plan de la création d’un objet, que sur celui de la réfection. La première étape est donc l’apprentissage de ces règles, que l’on applique par l’imitation de gestes qui nous sont montrés, et que l’on commence à répéter. Au fur et à mesure, à force de pratique, le geste s’affine, se précise ; puis, sur une situation délicate, ou bien encore inconnue, le geste se trompe, comme si l’esprit s’égarait, et l’erreur est commise, le matériau est endommagé. La notion d’erreur apparait, et avec elle, la prise de conscience que notre geste, notre apprentissage n’est pas assez affiné. Avec cette erreur, on apprend aussi ce qui n’est pas à faire. Alors on recommence, on apprend de nouveau, on intimise un peu plus la relation entre notre corps et la matière travaillée ; on vérifie ce vers de Nicolas Boileau : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. » Cette pratique continue et cette répétition, qui, poussées à l’extrême, peuvent mener à l’ennui font partie de l’apprentissage de l’essence du matériau et du savoir-faire. un savoir-faire inscrit dans une culture

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... exprimĂŠe dans le travail de celle-ci

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A l’heure actuelle, dans notre monde hyperstimulé, la répétition tend à être considérée comme une souffrance, mais il me semble que l’ennui de la répétition jusqu’à l’absurde doit être vu comme une expérience favorable à une activité méditative, où l’observation et l’imagination sont alors décuplées. De cet apprentissage au contact de la matière, l’artisan améliore sa technique et ainsi se rapproche de l’essence même de la matière qu’il travaille. Cette forme d’apprentissage se passe directement entre le travailleur et l’objet travaillé, et les échanges ne s’effectuent qu’entre ces deux sujets. Mais une autre forme d’expérience est nécessaire à l’apprenti artisan et intervient d’ailleurs en premier lieu. Je veux parler ici de l’importance de la tradition. En effet, l’artisanat relève de traditions anciennes, voir même ancestrales, et ainsi d’une transmission des savoir-faire au fil des âges. L’exemple du Compagnonnage semble le plus probant, celui-ci se voulant comme le prolongement d’une méthode d’enseignement technique et philosophique dont le principe remonte aux origines des métiers. Dans la quinzaine de métiers recensés chez les compagnons, la formation se déroule lors du tour de France de l’apprenti, sur une période de quatre à six ans, durant laquelle le compagnon rencontre, échange et s’enrichit dans chaque région qu’il traverse. Puis, lorsqu’il sera formé et qu’il exercera son métier, le compagnon s’engage à transmettre son savoir et ses techniques à un jeune apprenti, permettant ainsi à la flamme du compagnonnage de ne jamais s’éteindre. Cette notion de tradition peut paraître lointaine de nos jours où l’individualisme semble projeté au premier plan de notre système. Il en va de même pour l’idée de coopération qui, jadis, connut son heure de gloire au sein des chantiers ; les différentes corporations travaillant alors dans un élan commun. William Morris qualifie la tradition comme étant une « ... accumulation merveilleuse, quasi-miraculeuse, du savoir-faire des temps, qui profite à chacun gratuitement. »4 Or, pour que cette accumulation puisse se faire, et de fait, profiter à chacun, des pourvoyeurs doivent l’entretenir, agissants alors comme gardiens, mais aussi comme contributeurs des traditions. Nous pouvons alors nous demander quelle place occupe la tradition dans notre monde actuel. un savoir-faire inscrit dans une culture

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La notion d’héritage via l’apprentissage semble primordiale, et permet une connaissance, une compréhension du travail du passé qui peut, et doit alors, se retrouver exprimée dans un ouvrage d’aujourd’hui. De nos jours, les termes se multiplient et se confondent : artisan, artiste, artisan d’art... La pensée commune pousserait à dire que l’on deviendrait artisan, à travers un long apprentissage ; alors que l’on ne serait artiste que par une émotion transmise, aussi personnelle soit-elle. Cette pensée, en totale cohérence avec notre système actuel, prône un nom particulier, une pensée, une émotion, au dépend de la pensée collective. Nous pouvons, en un sens, définir l’art comme étant, en partie, la représentation ou la mise en questionnement, par un tiers ou un acteur assimilé, à un moment et un lieu donné d’une collectivité, d’un événement vécu, et ce, négligeant alors l’importance et la portée de la communauté et de l’événement. L’art serait en finalité, l’unique moyen de développement et de pérennité d’une culture, à travers l’expression de traditions. Pour Le Corbusier, « Les Pyramides, les Tours de Babylone, les portes de Samarkand, le Parthénon, le Colisée, le Panthéon, le Pont du Gard, Sainte-Sophie de Constantinople, les Mosquées de Stamboul, la Tour de Pise, les coupoles de Brunelleschi et de Michel-Ange, le Pont-Royal, les Invalides sont de l’architecture. »5 L’architecture en tant qu’art prend alors tout son sens. Elle intervient comme médium et comme représentation d’une croyance, ou au moins d’une volonté collective. A cette notion s’ajoute celle, bien que quelque peu connotée, de sacrifice. John Ruskin nous explique que « Tout ce qui pour leurs architecteurs fut l’objet d’un sacrifice, a disparu [...] tout est parti, bien que payé de plus d’un amer sacrifice. Mais d’eux, de leur vie et de leur labeur sur cette terre, une récompense, un témoignage nous est laissé dans ces amas gris de pierres travaillées. Ils ont avec eux emporté dans la tombe leurs forces, leurs honneurs et leurs erreurs; mais ils nous ont laissé le témoignage de leur adoration. »6

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Ainsi, l’architecture s’enrichit du dévouement d’un groupement d’individus œuvrant pour leur croyance, et devient alors le reflet même de ses idéaux, jouant parfaitement son rôle traditionnellement représentatif. A l’heure de l’animal laborans et de la surconsommation, il devient légitime de penser l’artiste autrement que comme un être incompris, toujours en marge de la société. Celle-ci n’ayant plus la tradition comme médium, l’art est alors privé de réceptivité. Au fil des âges et des changements de paradigmes, les objectifs de l’architecture ont évolué d’édifices religieux en musées, ou bien encore de palais en immeubles de bureaux. Mais les notions d’abnégation et de tradition, ont, semble-t-il, perduré au cœur de l’artisanat, qui, selon le professeur Gutersohn, « se caractérise essentiellement par sa capacité et son orientation en vue de fournir des prestations nettement différenciées suivant le lieu et le temps, et commandés dans la plupart des cas par des désirs spécifiques. »7 Ainsi l’artisanat est affaire de lieu et de temps, lié à une culture. Je m’appuierai ici sur les propos si clairs et imagés d’Adolf Loos, décrivant la nature éminemment biologique, innée et répétitive des constructions vernaculaires : « Le paysan coupe l’herbe de la zone où la maison sera construite, et excave l’endroit où se placeront les murs de fondations. Alors apparait le maçon. S’il existe une terre argileuse à proximité, alors il y aura une briqueterie pour fournir les briques. Sinon, les pierres de la rivière seront utilisées aux mêmes fins. Et tandis que le maçon pose brique après brique, pierre après pierre, le charpentier se rapprochera de là. Les coups de sa hache s’écoutant allègrement, construisant le toit. Quel type de toit, un beau ou un laid? Il ne le sait pas. Son but est de construire une habitation pour sa famille et son bétail, et il l’a fait. De la même manière que ses voisins et ses ancêtres l’ont fait. Comme tout animal qui se laisse porter par son instinct, triomphe. »8

un savoir-faire inscrit dans une culture

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Vrin, la représentation d’une typomorphologie traditionnelle

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Loos nous montre ainsi que tout élément d’une construction vernaculaire était tiré du site même, et ce des matériaux, en tant que matière première, jusqu’à la manière d’édifier. De fait, les caractéristiques géologiques du lieu sont primordiales, puisque liées aux matériaux disponibles ; mais de ces mêmes caractéristiques dépendent aussi le savoir-faire de l’artisan. Par exemple, la manière de travailler la brique est distincte de celle de travailler la pierre, et la différence est similaire entre un bois tendre et un bois dur. Il en émane alors un savoir-faire local. Car, si ce dernier dépend de traditions, celles-ci s’ancrent pleinement dans une culture, en un lieu donné. Ainsi, il apparait que la nature et la culture deviennent deux faits indivisibles. Puisque les éléments géographiques que sont le climat, le sol, ou encore l’hydrographie, sont le socle fondamental de l’existence humaine, ils participent peu à peu à la mise en place d’une culture, et permettent sa croissance. Martin Heidegger nous explique que l’homme habite lorsqu’il réussit à s’orienter dans un milieu et à s’identifier à lui, ou plus simplement, lorsqu’il expérimente la signification du milieu. Cette orientation peut se faire à travers le positionnement de constructions en rapport au territoire, à une topographie ou encore un cours d’eau ; mais aussi à travers une manière particulière de construire. En effet, d’un lieu particulier nait un besoin particulier au niveau de la protection face aux éléments naturels, auquel il faudra répondre par l’utilisation de matériaux particuliers. La combinaison de ces différentes données laisse alors apparaître une morphologie architecturale particulière, propre à une aire définie. La tradition se retrouve aussi à travers cette strate culturelle qu’est la mise en place d’un mode de construction, le plus pertinent possible. Car, au-delà de la vision bucolique qu’est la vision formelle d’une morphologie architecturale, c’est le dispositif constructif en lui-même qui importe ; le résultat formel en dépendant.

un savoir-faire inscrit dans une culture

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Au-delà de tout point de vue esthétique, les matières ont, en leur essence même, et ce de par leur composition, une destinée. Une scission se fait entre les matériaux architecturaux et les matières naturelles ; celles-ci se retrouvant profondément modifiées. C’est l’artisan qui participe alors à cette métamorphose, et qui, à travers son travail et ses recherches met en place un art de bâtir. Ce dispositif constructif passera de l’état expérimental où l’art cherche à se définir, à l’état de dispositif adopté par un groupement tout entier. Mais, si à travers un lieu donné, l’artisan met en place des dispositifs constructifs, développant des savoir-faire autour de traditions, il construit alors une véritable culture propre à une identité. Alors la limite entre artiste et artisan est franchie, et je me réfèrerais alors à William Morris, expliquant que « Toute forme d’art monumental, y compris la plus humble, intégrait encore la signification et la qualité de l’art intellectuel ; les deux types d’art se mêlaient par degrés à peine perceptibles, en un mot, le plus grand artiste restait un artisan ; l’artisan le plus humble était aussi artiste. »9

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L’artisanat et le regard global dans le processus de réalisation Jusqu’à présent, nous avons observé que le savoir-faire, par la connaissance de la matière, ou bien encore la mise en œuvre d’une pratique traditionnelle, est, inéluctablement un fondement de l’artisanat, encore possible et réalisable de nos jours. Ces notions, sont associées, dans la pensée collective, à des activités de restauration du patrimoine, ou bien encore à la simple réalisation d’objets traditionnels. Mais considérer l’artisanat comme la simple mise en pratique de savoir-faire, aussi riches soient-ils, ne serait que trop réducteur. L’artisanat ainsi envisagé ne se différencierait de l’industrie que par le processus de fabrication, et resterait au plan de système productif. Or, le terme est plus profond ; il sous-entend l’idée de création, où le travailleur, riche de sa maîtrise de la technique et de sa connaissance intime de la matière, peut alors lui associer de nouvelles utilisations, de nouvelles formes, de nouvelles textures. A travers son intelligence pratique, l’artisan façonne de véritables œuvres d’art, dont la conception et la réalisation lui appartiennent entièrement. Alors que le système productif industriel est régi par la recherche de résultat, tant sur le plan économique que sur celui de l’esthétique de l’objet fini ; dans l’esprit de l’artisan, c’est l’acte de création en lui-même qui dirige, reléguant le résultat au second plan. De cette manière, Brodsky fait observer que « Dans le processus de création, l’artisan ou le créateur digne de ce nom ne sait pas ce qu’il est en train de créer... La seule réalité qui compte, pour lui, c’est le travail lui-même, le processus même de création. Le processus l’emporte sur le résultat, ne serait-ce que parce que le second n’existerait pas sans le premier. »10 Le créateur mène, dans sa pensée créatrice, de véritables recherches, de véritables explorations de la matière, enrichissant alors sa vision, sa connaissance de celle-ci. Apparait, dans ce processus, le non-savoir, cher à Bachelard, et l’oublie devient aussi prépondérant que la mémoire. En effet, durant la phase de création, le travailleur oublie qu’il sait ; son savoir est enraciné dans son corps et son esprit. Le non-savoir est un état, un acte difficile de dépassement de la connaissance où l’acte créatif le regard global dans le processus de réalisation

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Gion Caminada, du croquis à l’expérimentation à l’échelle 1/1

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appelle à l’abstraction des connaissances théoriques et de la conscience intellectuelle. L’exercice d’exploration est alors un véritable exercice de liberté où la connaissance incarnée, seule, permet le travail de création. L’acte de création se présente alors comme un véritable apprentissage en lui-même, enrichissant encore un peu plus le savoir-faire de l’artisan. La notion d’artisanat est aussi définie par la capacité de l’exécution, elle se met, dans ce sens, en opposition à la production industrielle. En effet, la production d’un objet par le processus artisanal fait appel à l’homme complet, fier de son expérience, toutes les capacités du travailleur s’en trouvant développées. L’industrie et le système productif qu’elle a développé s’opposent à ce mode de pensée et de travail, scindant la production d’un objet en différentes étapes totalement dissociées. Si l’industrie a effectué cette séparation des tâches, c’est sans nul doute dans le souci d’une productivité toujours croissante. Il semblerait que l’industrie ait délaissé le but essentiel de la fabrication d’objets pour l’idée de la réalisation d’un profit mercantile. Au-delà d’une image d’aliénation de l’homme par l’industrie, telle que nous le montre Les temps modernes, par exemple, l’idée d’industrie est malgré tout lié à la technique moderne et à l’arraisonnement de la nature. Nous avons vu précédemment l’idée que la mécanisation pouvait investir l’atelier de l’artisan ; je m’appuierai sur William Morris pour expliquer la distinction à faire entre mécanisation sommaire et sur-industrialisation : « Personne ne peut nier qu’il existe certains travaux indispensables qui n’ont rien d’agréable en soi. Le recours aux machines pour réduire effectivement ce type de travail aurait mérité que l’on y dépensât des trésors d’ingéniosité. Est-ce le cas? [...] A n’en point douter, à l’époque où l’on a inventé quantité de machines, le but n’était nullement de supprimer les aspects pénibles d’une tâche donnée. Quand on parle de « machines permettant d’économiser de la main d’œuvre. », c’est une ellipse ; cela veut dire en fait «machines qui permettent de faire des économies sur le coût de la main d’œuvre elle-même. »11 Alors, l’industrie se présente comme un procédé permettant d’accéder au profit, faisant du commerce une fin en soi. En ce sens l’industrie se distingue de l’artisanat à travers le processus menant au résultat final. Alors que celle-ci pousse à la standardisation et à la répétition à la chaine, le regard global dans le processus de réalisation

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Recherches autour du système constructif traditionnel Strickbau

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dans l’optique de répondre à la consommation de masse et à sa forte demande, l’artisan s’efforce d’affiner toujours un peu plus son geste, essayant d’atteindre la perfection d’un peu plus près, bien que le sachant impossible. Selon Ruskin, « Tant que les hommes travailleront en hommes, s’adonnant de cœur à ce qu’ils feront et le faisant de leur mieux, peu importe qu’ils soient mauvais ouvriers, il y aura quand même dans l’exécution quelque chose qui n’a pas de prix [...] l’argent ne peut acheter la vie. »12 Le travailleur prend alors une toute autre dimension que celle d’un homme s’acharnant à la tâche, il devient le gardien d’une vitalité qu’il s’efforcera de retranscrire dans ses objets produits. Nous reviendrons ici à la question de la tradition. La vision de celle-ci, qui peut être considérée comme telle pour une majorité de personnes, est celle d’une image bucolique et poussiéreuse où le travailleur se doit de respecter au mot près les indications ou les manières de faire des anciens temps. Ce point de vue parait tout à fait justifié pour les travaux de restauration d’œuvres d’art ; mais il perd son sens dès que le sujet de la création est abordé. En effet, si l’artisan crée, à travers sa connaissance incarnée, inéluctablement la tradition sera présente dans sa création. De plus, en reprenant la définition de Morris, la tradition appelle à la création ; et de fait, l’artisan, par son regard global depuis la pensée créatrice jusqu’à la réalisation d’un objet, pourra préserver, puisqu’il l’utilise, et enrichir, puisqu’il crée, la tradition. L’artiste et l’artisan se retrouvent unis une nouvelle fois, tout comme l’intellectuel et le manuel, l’homo faber et l’animal laborans, chers à Arendt. Un dépassement de la tradition est effectué, car la matière d’art ne doit pas être vue telle une donnée fixe, acquise pour toujours. Dès ses débuts, elle apparait comme transformation et nouveauté, et se métamorphose ainsi sans-cesse. En architecture, nous pouvons rattacher ce dépassement de la tradition à l’évolution de la technique. Non pas dans le sens où la technique se positionne à un niveau supérieur comme a pu le penser le mouvement moderne, sacrifiant alors l’héritage du passé au profit de la recherche d’un changement pour lui-même ; mais comme l’adaptation d’une technicité à une question posée. Je m’appuierai sur une architecture du régionalisme critique, celle de Gion Caminada. Ce mouvement architectural peut être envisagé comme un programme à part entière, puisque luttant le regard global dans le processus de réalisation

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Stricbau en bois précontraint, école de Vrin

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contre l’usage de matériaux et de méthodes de construction standardisés, il vise à mettre en place une architecture en relation intime avec les facteurs naturels. Tout comme l’artisan qui produit de manière locale, selon Frampton, « Le propos fondamental du Régionalisme Critique est d’amortir l’impact de la civilisation universelle au moyen d’éléments empruntés indirectement aux particularités propres à chaque lieu. »13 Caminada, menuisier de formation, s’est efforcé à redonner vie au petit village suisse de Vrin. Son architecture se veut comme la réinterprétation de dispositifs constructifs traditionnels par une technique et une mise en œuvre utilisant des procédés contemporains. « L’aspect de l’architecture qui m’intéresse est la discussion avec la tradition locale. Je me demande à moi-même ce que peuvent nous donner ces vieux systèmes architecturaux. Où se situe la substance de ces constructions? Comment peuvent-ils être transformés pour un nouveau type d’usage qui répondrait aux exigences de l’époque actuelle? »14 Le travail de Caminada, au-delà de son rôle social où l’adaptation de la tradition à un mode de vie actuel permet la proposition d’une solution attrayante, s’intègre parfaitement en un lieu, un temps, une culture. L’architecture est vue comme un domaine interdisciplinaire, alors que la technologie lui apparait en tant que complément. En ce sens, l’architecture se réapproprie la tradition, où seul le mode de construction évolue, produisant alors un effet d’atemporalité où la technique du bois précontraint fusionne avec une technique ancienne, celle des madriers empilés. Par cette réactivation de la tradition, il met en place un évènement culturel fort, tel un acte vertical dans notre culture mondiale globalisante. De par sa formation de menuisier, Gion Caminada connait le bois jusque dans sa vérité la plus profonde, et c’est de cette manière qu’il peut lui associer de nouvelles utilisations. De la même manière qu’un artisan, il met en place un regard global, et ce depuis le processus de conception jusqu’à celui de la construction. J’inclurai cette démarche architecturale, et celle de l’artisanat, à une pensée politique forte, dont les principes peuvent se deviner dans les propos de Morris, qu’est celle de la décroissance. En effet, cet attachement au local, à l’importance du lieu, se positionne comme une approche du monde opposée aux forces de la mondialisation. Cette dernière tend à l’aplanissement des obstacles régionaux, et ce depuis la le regard global dans le processus de réalisation

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mise en œuvre des principes urbanistiques progressistes, permettant la mise en place de préceptes uniques en n’importe quel lieu. L’acte local, quant à lui, soutient la singularité et l’identité, nourrissant ainsi toute forme de diversité. De nos jours, où l’économie dicte la loi des marchés, où les dispositifs constructifs sont mis au service de systèmes productifs, où la demande en produits consommables est sans-cesse croissante, il semble logique d’émettre un doute quant à la légitimité d’un marché exposant tant de biens inutiles répondant à de faux besoins. L’industrialisation et sa production mécanisée ont mis en place une société de consommation insatiable. Arendt pointe le fait que « Presque toute la force de travail est gâchée pour la consommation, avec le grave et concomitant problème social du loisir. »15 En effet, à l’heure actuelle, la production n’apparait plus comme un problème, la question est de savoir comment alimenter l’infatigable capacité de consommation. Notre monde si riche semble se réduire à une mégalopole générique, abritant une société d’abondance où la diversité et la véracité ont laissé place à l’unicité et à la falsification industrielle. La pérennité semble avoir disparu de notre vocabulaire, et jusque dans l’architecture, l’instantanéité prime avant tout. Si l’avènement de l’animal laborans est pour bientôt, la décroissance propose une réconciliation de l’art et du travail. Pour Morris, « L’art est l’expression de la joie que l’homme tire de son travail. »16 Cette maxime peut faire sourire de nos jours où la notion de bonheur est totalement distincte de celle du travail, ce dernier étant rabaissé au rang de véritable labeur. Nos visions sont globalisées ; le travail, l’art ou bien encore les loisirs, si chers à notre société, se sont adaptés aux échelles de firmes multinationales et des nations toutes entières. L’artisanat se présente comme un concept permettant une certaine union de l’art et de la vie, du travail et du plaisir, à une échelle, dans un espace adapté à l’homme en tant que tel. John Ruskin se demandait, à propos d’un ornement, « A-t-il été fait avec joie —l’artisan était-il heureux en y travaillant? Ce peut être le travail le plus pénible possible, d’autant plus pénible que tant de plaisir y fut pris; mais il faut qu’il ait été heureux aussi, ou il ne sera pas vivant. »17 En effet, quoi de plus beau pour un travailleur que de pouvoir se satisfaire et se réjouir du travail accompli? 110 L’artisanat et ses fondements comme nouveau paradigme


Le Vorarlberg, une symbiose entre architecture et identité D’un point de vue similaire à celui de Loos, Toyo Ito considère la mégalopole de manière inéluctablement fataliste, percevant en elle, la manifestation d’un délire environnemental totalement dénué de sens ; l’unique possibilité laissée pour redonner une signification culturelle résidant dans la création de domaines poétiques clos, opposés au désordre aléatoire de l’urbanisation sans fin. Une interprétation de ce domaine poétique clos se retrouve dans la région autrichienne du Vorarlberg, où se développe depuis une vingtaine d’année un nouvel Arts and Craft, en plein cœur de l’Europe. Ce petit land autrichien apparait comme l’exemple s’il en est un, de la mise en pratique d’un développement écoresponsable à l’échelle d’un territoire européen. Ensemble, politiciens, architectes, artisans et industriels oeuvrent, entre-autres, vers un objectif commun, l’autonomie énergétique à l’horizon 2050. L’intime collaboration entre architecture et artisanat est l’un des principaux moteurs de ce modèle écologique, économique, culturel mais aussi social du Vorarlberg. Cette collaboration est fondée sur la tradition des Barock Baumesiter ; maîtres d’œuvres du Bregenzerwald, province du Vorarlberg. Cette tradition voulait, qu’au XVIIème et au XVIIIème siècle, des centaines d’artisans partent, du mois d’avril au mois d’octobre, construire différentes églises et monastères baroques, de l’Allemagne jusqu’au Jura, en passant par la Suisse. Cette relation entre la conception et la réalisation, datant de la fin du XVIème, trouva un nouveau souffle dans les années 1960, lorsque de jeunes concepteurs construisirent un certain nombre de maisons en bois, révolutionnant les schémas conventionnels de l’habitat. L’histoire raconte que de nombreux jeunes architectes ont réalisé, en alliant leurs connaissances théoriques à l’expérience des charpentiers, un certain nombre de constructions que l’on qualifiera d’expérimentales, sans permis de construire. La réaction de Vienne consista à leur intenter des procès pour insoumission civile, faisant naître un soulèvement de protestation, le mouvement des Baukünstler était né. Le Vorarlberg, symbiose entre architecture et identité 111


Une interprĂŠtation de la tradition

112 L’artisanat et ses fondements comme nouveau paradigme


Dès sa naissance, ce mouvement fut lié à un engagement politique et social très fort, faisant preuve de rébellion face à l’ordre des architectes, pour instaurer une règlementation plus libérale ; et grâce à cela, il a mobilisé l’empathie de l’opinion publique. Cette corporation, telle que l’on pourrait l’appeler, a réussi à éveiller la curiosité architecturale des vorarlbergeois, à travers une multitude d’expositions, de conférences ou bien encore de débats ouverts et, en ce sens, a permis une véritable éducation architectonique, et de fait une compréhension certaine des problématiques liées à l’avenir architectural, économique mais aussi social de la région. Le souci de transmission des savoirs, mais aussi de l’amélioration du niveau culturel de la population, et ainsi de son sens critique, qui préoccupe les artistes du Vorarlberg, a sans-doute contribué à éveiller cette curiosité. Sur la question de la typo-morphologie, le mouvement s’appuie sur une étude minutieuse des constructions du passé qui, à travers l’héritage de la tradition des constructions bois, permettent la mise en place de nouveaux modèles pour l’avenir. Comme le souligne Dietmar Eberle, « La tradition, c’est quoi en fait ? Certainement pas une solution spécifique ou formelle. La tradition est dans la tête, dans les hommes, avec leurs sensations, leurs attitudes et leurs valeurs morales. Tout cela a trouvé son expression à travers les possibilités techniques de chaque époque. [...] Le peuple du Vorarlberg a été marqué pendant plusieurs siècles par l’expérience collective de la pauvreté. Cela veut dire une approche complètement différente des ressources, avec une prise en considération de ce qui est faisable et de ce qui est irresponsable. »18 En effet, au regard de cette tradition, les constructions en bois qui sont l’héritage du passé, ne sont pas envisagées comme références en tant que telles, mais comme manière de s’approprier une certaine technique à un moment donné. La base de l’innovation, tant en architecture que sur le plan de l’artisanat, réside dans une relation créative et sans complexe avec cette même tradition.

Le Vorarlberg, symbiose entre architecture et identité 113


Werkraum Haus, une construction préfabriquée

114 L’artisanat et ses fondements comme nouveau paradigme


Cette tradition de la construction bois est profondément ancrée dans l’histoire du Vorarlberg, qui, fort de ce riche patrimoine, dispose d’une filière industrielle et artisanale très performante, l’industrialisation ici s’adaptant aux demandes particulières et refusant de se formater au joug de la standardisation à outrance. Dès les prémices du mouvement, les Baukünstler mirent en place une coopération fructueuse entre conception et système productif traditionnel. Ce dernier, installé au cœur de l’édification permet d’appréhender l’architecture, non pas comme supplément d’âme ; mais réellement comme une possibilité d’introduire de la différence dans ce système productif, en réinscrivant et en signifiant de la différence. Cette différence, au cœur de l’innovation, réside essentiellement dans un dessin contemporain épuré mais aussi dans l’optimisation de la quantité de matière utilisée. La principale nouveauté majeure a été apportée via la réalisation de produits structurels à base de bois, fabriqués industriellement, permettant de mettre en place de nouveaux dispositifs constructifs. Dans cette région où l’outil de production de la filière bois est plus que performant, et ce depuis la fin des années 1990, se met en place une logique industrielle via l’informatisation des petites et moyennes entreprises de charpente. La préfabrication en atelier permet l’amélioration considérable des conditions de travail des ouvriers, tout en réduisant les nuisances et la durée du chantier, celui-ci se limitant à quelques jours de montage sur site, mais permet aussi une meilleure gestion des matières premières. En revanche, par relation de causalité, si cette préfabrication permet un gain de temps certain lors de la mise en œuvre, elle allonge cependant la phase de projet. En effet, une production industrielle de ce type nécessite une rigueur de chaque instant dans le processus de conception, un certain nombre de décisions devant être prises au préalable. De même, cette préfabrication exige une intime coopération entre architectes, ingénieurs et entreprises.

Le Vorarlberg, symbiose entre architecture et identité 115


Werkraum Haus, un espace pour les sens

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Ce dialogue sollicite la participation active de tous afin d’enrichir l’expérience et d’ajuster un détail technique qui pourra être repris et affiné dans le projet suivant. Effectivement, la véritable réponse pragmatique que propose ce type de travail industriel ne se situe pas dans la production d’éléments standardisés, mais dans la systématisation des solutions techniques. Hermann Kaufmann, qui utilise le processus de préfabrication depuis longtemps, décrit les avantages de cette méthode de travail : « La préfabrication n’est pas réalisée aujourd’hui dans de grandes usines mais dans les ateliers de petites et moyennes entreprises. [...] En nous affranchissant de la forte influence de la construction et de sa logique, cette évolution a élargi notre liberté d’interprétation [...] les contraintes ont été fortement réduites et les projets y ont gagné en liberté et en dynamisme. »19 Cette industrialisation n’a rien à faire de la standardisation et l’idée qu’une composition standardisée soit obligatoire pour réaliser industriellement des systèmes constructifs est, selon Kaufmann, largement dépassée. La préfabrication permet alors des réalisations sur-mesure, adaptées aux particularités de chaque situation. Face à ces nouveaux dispositifs constructifs, se développe en parallèle une nouvelle ingénierie du bois, cherchant à comprendre le potentiel technique, esthétique et économique de ces produits industriels. Celle-ci se veut d’adopter une posture alliant réalisme et créativité, intuition et compétence technique afin de mettre en œuvre une solution qui s’imposerait telle une évidence, au vu de l’essence même des matériaux travaillés. Une approche que je mettrais en parallèle avec le travail de Gion Caminada, et de ses œuvres présentant une solution technique en parfaite adéquation aux problématiques soulevées. De part cette coopération, un cercle vertueux se met en place entre l’acte conceptuel et la production ; le sur mesure ne coûtant pas plus cher que le prêt à monter. En ce sens, le régionalisme critique s’exprime pleinement, ce dernier ne désignant pas la tradition constructive vernaculaire, autrefois résultante spontanée de l’interaction du climat, de la culture et de l’artisanat, mais étant appréhendé par une école régionale qui s’attache à représenter et à servir le territoire au sein duquel elle est ancrée. Le Vorarlberg, symbiose entre architecture et identité 117


Une nouvelle ingĂŠnierie du bois

118 L’artisanat et ses fondements comme nouveau paradigme


Cet objectif ne semble être atteignable qu’avec un minimum de prospérité et un consensus d’opposition à la globalisation, en aspirant à une indépendance culturelle, politique et économique. Dans cette optique, la position de l’artisan apparait comme primordiale, puisque celle-ci est à la fois une prise de position sociale, économique, politique mais aussi culturelle ; et de fait, l’artisan réapparait en tant que moteur de l’innovation, la question des arts appliqués à l’architecture faisant alors son retour. Dans le contexte passé, en réaction à la triple influence de l’urbanisation rapide liée au développement industriel, de la production en masse de biens de consommation et de l’apparition de nouvelles formes de distribution, sont nés divers mouvements tels que les Arts and Craft, le Wiener Weksätte, ou bien encore le Bauhaus ; tous prônant le renouveau des traditions et la recherche d’une certaine beauté dans les objets de tous les jours. De même, ces mouvements prônaient le travail de l’homme ; Walter Gropius affirmant qu’il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. Cependant, aucune de ces écoles de pensée qui, en appelaient au retour des matériaux nobles, mais aussi à la sobriété, n’a eu la longévité et l’ampleur du Werkraum Bregenzerwald ; bâti sur les mots de Josef Hoffman : « Tant que nos villes, nos maisons, nos salons, nos armoires, nos ustensiles, nos vêtements et nos bijoux, tant que notre langue et nos sentiments ne symboliseront pas dans leur beauté, leur simplicité et leur sobriété l’esprit de notre temps, nous serons très en retard sur nos ancêtres. Aucun mensonge ne saurait nous faire oublier toutes ces faiblesses. »20 Cette longévité semble s’expliquer par une approche économique très réaliste, à travers la valorisation du capital et non des intérêts ; mais surtout par des propositions en adéquations aux problématiques nouvelles. Ainsi, une technique de construction traditionnelle et son système constructif engendrent, inévitablement, dans le rapport spatial et structurel, un mode d’habiter. Dans leurs réinterprétations et manipulations de ces méthodes et de ces traditions, les membres du Werkraum Bregenzerwald proposent aussi des expériences spatiales nouvelles.

Le Vorarlberg, symbiose entre architecture et identité 119



Réintroduire du sens dans l’architecture de demain A l’heure où la mouvance générale tend à mettre en place la volonté de repenser l’architecture, je suis convaincu que celle-ci ne peut se faire sans tirer les leçons de notre passé architectonique, qu’il soit proche ou lointain. Il me parait essentiel de poser les véritables questions, essentielles à notre pratique, tant sur sa conception et sa production que sur sa qualité spatiale pour accueillir l’habiter, son essence même.

Un sens politique, culturel et social pour une architecture humaniste Il semble que penser le projet architectural introduit, dans son investigation, l’interrogation sur ce qui représente les fondements même de l’architecture, au-delà du seul acte de bâtir. Cet acte de bâtir, comme configuration de l’acte d’habiter, renvoie, par la relation de cause à effet qu’il entretient avec ce dernier, à un processus qui cherche à comprendre et à agir sur le monde qui nous entoure. L’architecte doit tenir compte d’une multitude de facteurs et, à travers un questionnement, fournir une réponse qui lui semble adéquate. « Comment aujourd’hui l’architecture, affrontant l’énigme infinie de l’existence, peut-elle répondre à cette double injonction de représenter et de donner corps à une façon d’être au monde ? De quoi l’architecture est-elle en charge, de tout temps et face au monde à venir ? « Comment engages-tu le monde ? » serait la question pertinente à poser à l’auteur de toute architecture. »1 En son temps, Arendt s’était déjà intéressée à la question de l’automatisation de la production, ce qui en soi apparait comme la suite logique du développement du processus industriel ; et elle nous confiait qu’il n’y aurait rien de pire qu’une société de travailleurs sans travail. Dans la même lignée, il semble légitime de se demander de ce qu’il en serait d’une société de croissance sans croissance. Notre société d’acculturation semble engendrer une pauvreté matérielle sans cesse croissante. Pourtant, à l’heure écologique, où quelques lobbys et grandes firmes s’approprient la piste lucrative du « développement durable », il apparait que nous pour une architecture humaniste

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« Comment engages-tu le monde ? »

122 Réintroduire du sens dans l’architecture de demain


pourrions faire plus avec moins. Dans cette année où nous aurons, au mois d’août, épuisé les ressources que notre planète peut fournir en une année, il semble urgent de faire avec plus de qualité, plus agréable, plus démocratique, avec moins de matière et de béquilles technologiques. Je ne m’étendrai pas ici sur la question de la décroissance, qui relève de compétences que je n’ai sans-doute pas, mais je relèverai qu’une partie de cette critique de l’économie s’appuie sur une critique culturelle de ses modes de production. La mise en place de nouveaux modèles culturels et de nouveaux modes de vie ou de pratique architecturale demande un effort important de décolonisation de l’imaginaire. Nous pouvons, dans une logique culturaliste, réinterpréter l’architecture vernaculaire comme un processus de réalisation d’ouvrage local qu’une logique de référence formelle. Ce localisme rendrait possible la mise en place d’une architecture de protocoles sociaux, politiques et économiques de réalisation, qui sans-même devoir se poser la question, permettrai de réactiver une culture propre à un territoire donné. Le futur de l’architecture est inscrit dans de nouvelles valeurs et dans une nouvelle éthique qui devront remettre en cause le consumérisme actuel. Aujourd’hui, nous pouvons dire qu’il est temps d’en finir avec ce que Semper avait déjà remarqué en son époque : « Il est d’ores et déjà évident que les inventions ne sont plus, comme elles le furent par le passé, des moyens de satisfaire un manque et de stimuler la consommation ; le manque et la consommation servent au contraire à commercialiser les inventions. L’ordre des choses a été renversé. »2 La recherche de l’essentiel induite par le refus d’une production à outrance place l’architecte dans un questionnement politique et social. Il ne peut en échapper s’il souhaite rassembler les conditions de l’être ensemble et de l’être au monde, qui ne peuvent être réunies qu’en créant de l’espace habité, cher à Henri Lefebvre. « On ne sait plus ce que c’est habiter. On ne sait plus ce qu’est un espace habitable. Nous avons perdu l’idée de l’espace qui est l’œuvre d’une activité humaine aussi importante que le jeu, le rire, l’amour ou le travail, et qui est l’habité. La disparition de cette perception fait partie des symptômes qui paralysent la connaissance et l’imagination, et l’emploi des techniques. »3 pour une architecture humaniste

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Expérience sensorielle autour d’un espace minimum 124 Réintroduire du sens dans l’architecture de demain


En effet, selon Lefebvre, alors que l’homme habite le monde en tant que poète, la commercialisation de l’espace, a selon lui, engendré une isolation, une spécification de cet espace, et de fait sa mort. Il faut alors redonner à notre société, la possibilité de faire de l’espace une valeur d’usage et non une valeur marchande. L’architecte de demain se doit de répondre aux problématiques sociétales, il se doit de passer à l’acte d’une production d’un cadre de vie où travail, habitat et nature doivent être l’expression d’une société démocratique et non bureaucratique. Habiter en construisant et construire en habitant seraient les maîtres mots de l’architecture humaniste et libertaire, telle que la décrit Patrick Bouchain. « L’architecture ne peut pas être autrement qu’humaniste. L’homme à un moment donné, pour se protéger, a commencé à construire. Puis il a découvert que construire pour se protéger du vent, des bêtes sauvages, n’était peut-être pas suffisant, qu’il fallait avoir du plaisir à habiter ces abris, avoir du plaisir à montrer à l’autre ce qu’il savait faire, peut-être l’aider. Je pense que dans l’histoire de l’humanité, l’architecture c’est le lien social. On ne construit pas pour soi seul, c’est le début de la civilité, donc l’architecture est obligatoirement humaniste. Et pour moi, libertaire. »4 Ainsi, l’architecture et ceux qui la conçoivent, se doivent de se sortir de l’expression artistique individuelle, vision erronée qui empêche la réelle compréhension des besoins et la vision collective de ces problèmes. L’architecte doit alors se présenter tel un chef d’orchestre, dans l’optique de rassembler les éléments nécessaires à la genèse du projet architectural, mais aussi sur le chantier, lors de l’édification, le tout pour permettre la réalisation d’une action culturelle. A partir des travaux d’Henri Lefebvre sur les dimensions politiques de l’espace, il semble logique de déduire que de tels dispositifs ont, inéluctablement, une influence sur les corps individuels comme sur les corps sociaux. L’identité de la communauté résulte, pour une part, de cette structure éminemment complexe et évolutive qui articule espace mental, physique et social, dimension visible et invisible. La question identitaire en architecture est assez complexe et présente un certain paradoxe. Un sens pour une architecture humaniste 125


Ce paradoxe prend racine dans l’une des premières décisions quant à la problématique architecturale, la question du site. En effet, se faisant, le processus architectonique doit prendre en compte le site, mais aussi le réinventer. Entre le site et l’édification se créent alors des échanges, des tensions, qui participent à la séquence du territoire. L’une des questions principales est de trouver les moyens justes et nécessaires qui participent tant au respect de l’identité territoriale qu’à sa réinterprétation. Récemment, certaines villes en périclitation se sont inventé une nouvelle identité, grâce à la construction d’édifices plus ou moins originaux. Il est indiscutable que ces objets donnent aux villes en déshérence, victimes de la désindustrialisation, une image nouvelle, les transformant en hauts lieux touristiques. Mais cette identité nouvelle, procédant de l’originalité de ces monuments sans mémoire incarnée ne relève-t-elle pas du discours publicitaire ? On ne peut douter du pouvoir des édifices à créer l’identité de lieux, depuis Athènes et son Acropole, Versailles et ses palais, ou encore Manhattan et ses gratte-ciel ; mais il me semble important de distinguer différents types de relations déterminées par différents modes de production, apparaissant au cours de l’histoire de la construction. Je suis convaincu que chaque nouvelle production architecturale, doit, dans sa quête identitaire, évoquer un rapport au passé. L’architecte se devant d’accepter son époque, sans pour autant être la victime de son temps, en pensant le présent comme une étape d’un cheminement historique. Nous prendrons ici comme exemple le travail de Mies Van Der Rohe, et sa mise en place d’une grammaire architecturale questionnant l’essence même des fondements architecturaux, en adéquation avec le système productif et le dispositif constructif de l’époque. La méthode mise en place par Mies visait à un renouvellement des fondements de l’architecture par la redécouverte d’une morale fondamentale, considérant comme vraie philosophie de l’histoire que ce qui a été est toujours, et ne passe jamais, en soit, les mêmes choses mais autrement. Mies était préoccupé d’avantage par le langage de l’architecture que par cette dernière, réclamant la mise en place d’une grammaire au profit de ce langage. 126 Réintroduire du sens dans l’architecture de demain


Cette grammaire, s’axant autour des cinq éléments de Semper ; réinterprétant les éléments antiques que sont le toit, la poutre, la colonne et le mur ; prenant position quant à la technicité de son époque, facteur essentiel selon Mies. « La technique est enracinée dans le passé. Elle domine le présent et s’étend au futur [...] La technique est beaucoup plus qu’une méthode, elle est un monde à elle seule. Chaque fois que la technique atteint à son véritable accomplissement, elle se transcende en architecture. Il est vrai que l’architecture dépend de conditions factuelles, mais son véritable champ d’action se situe dans le domaine de la signification. »5 L’architecture doit adopter une approche progressiste, dans le sens où l’identité de celle-ci s’inscrit, à travers la mise en place de techniques contemporaines, elle doit actualiser des formes ou des manières de faire, propres au lieu et à ses caractéristiques physiques, pour inscrire une différence, qui s’apparentera à une pensée verticale dans l’univers globalisé, horizontal. Ainsi, en s’opposant au nivellement du temps et de l’espace qui caractérise le monde contemporain, l’architecte de demain se réalisera, en inscrivant son œuvre dans le riche cours de la tradition, dans une culture donnée. La constitution d’une culture constructive réside aussi dans l’emploi des matériaux, permettant de confronter les corps aux expériences du froid et du chaud, de la lumière et de l’ombre, de la texture et de l’odeur des matériaux. Ces derniers, appréhendés tant par le penser que par le faire, peuvent alors participer à la continuation et la constitution d’une culture constructive, au renforcement des économies locales.

Un sens pour une architecture humaniste 127


Le penser par le faire Comme nous l’avons déjà vu précédemment, l’une des choses qui parait essentielle pour la réalisation d’une véritable architecture, réside dans la réunion entre la conception et la production. L’architecte ne peut se confiner aux seuls desseins artistiques et esthétiques, il doit s’inscrire dans une dimension constructive. C’est le sens que lui donne Léon Battista Alberti : « J’accorderai le statut d’architecte à celui qui saura par une méthode précise et des voies admirables, aussi bien concevoir mentalement que réaliser tout ce qui, par le déplacement des masses, par la liaison et par l’assemblage des corps, se prêtera le mieux aux plus nobles usages des hommes. Ce que seules l’intelligence et la connaissance des choses les plus parfaites et les plus dignes permettent d’atteindre. Tel sera donc l’architecte. »6 Il est intéressant ici de relever les propos d’Edgar Morin quant à la relation qui doit exister entre le processus architectural et la nécessité de comprendre la complexité qui nous entoure ; à travers la construction d’une « méthode » de penser. Effectivement, notre monde se transformant, se complexifiant, offrant un accès de plus en plus important à l’information, Morin nous convie à la mise en place d’une nouvelle méthode et d’une nouvelle éthique. La pierre fondatrice de cette appréhension de la complexité du monde se situerait dans la Reliance, à l’opposé de la Déliance, afin de transcender savoirs et connaissances spécifiques. Cette pensée apparait tel un des fondements nécessaires à l’établissement de la pratique architecturale, pour lui donner la capacité de s’inscrire en tant que vecteur des conditions de l’habiter. La Méthode, de Morin, cherche à établir des liens cognitifs entres les différentes connaissances pour permettre la compréhension de la complexité du monde, en opposition à la structuration par spécialisation. Ce refus de la spécialisation, cher à Siza, amène à penser que l’architecte se doit de n’être un spécialiste en rien, ce qui veut dire, un spécialiste en tout.

128 Réintroduire du sens dans l’architecture de demain


Ainsi, cette Reliance, à travers la constitution des connaissances, offre la mise en relation d’un rapport éthique au monde, raison d’être de l’architecture s’il en est une, la volonté d’édifier les conditions de l’être ensemble et de l’être au monde. Il est alors intéressant, pour l’architecte, de s’inspirer du regard global artisanal. Cette notion de regard global est à rapprocher du Global Design défini par Buckminster Fuller, à ne pas confondre avec la notion de design telle qu’on l’entend dans la langue française. Le design, selon le sens anglophone du terme, se rapproche de la notion de projet ; Fuller considérant celui-ci comme une science à part entière, capable de synthétiser toutes les disciplines. Il est alors essentiel de mettre en place la capacité de planifier à long terme, de projeter en comprenant dans leur ensemble, les données et les problématiques de manière globale. Fuller développera cette notion, l’axant principalement autour de la question des ressources, celles-ci déterminant inéluctablement, le matériel à partir de quoi il est possible de faire, de produire. A travers ces recherches, se mettent en place deux entités prépondérantes, l’énergie physique et le savoir-faire métaphysique ; la première liée aux ressources naturelles en tant que telles, à la matière et au faire, et la seconde liée à un espace mental, à une expérimentation. Alors, au-delà de l’action immédiate nécessaire, il est possible, grâce à la pensée, de se projeter plus loin, avec la mise en place d’une régénération métaphysique, préservant par l’expérimentation le savoir-faire, permettant d’inscrire cette action dans la durée. Apparait alors une structuration étroite entre le penser et le faire ; dessinant alors le sens spécifique de la pensée du projet. Dans cette méthode de construction de pensée spécifique du projet architectural, il est important de souligner les deux axes qui la définissent. Tout d’abord, la nécessité de mettre en place une pensée globalisante, un regard global, qui s’instaure en marge de la spécialisation, cette dernière ne devant pas disparaître, mais se mettre au service de la pensée architecturale, pour permettre l’émanation du projet. Le second axe correspond, quant à lui, à la prise en compte, comme base de travail, l’expérimentation comme fondement de la connaissance. Cette dimension expérimentale devant servir comme base de la réflexion théorique Le penser par le faire 129


Praxis d’inclusion, dialogue entre les différents acteurs

130 Réintroduire du sens dans l’architecture de demain


pour ensuite être retranscrite dans le processus architectonique. L’expérimentation apparaissant à la fois comme la source mais aussi comme l’outil permettant d’explorer les possibles. Durant mon expérience de stage dans l’agence Retamal, j’ai pu comprendre l’importance de l’interaction entre le faire et le penser. La majorité des projets de Jonas Retamal s’implantant sur l’île de Chiloe, où l’écrasante majorité des constructions sont faites de bois ; cet architecte chilien travaille, pour l’élaboration et la réalisation de ses projets, avec deux équipes de « maestros ». Ces derniers, pour la plupart charpentiers, participent au dialogue lors de la conception du projet, en proposant différentes solutions, et fixant dès le départ, les limites des possibilités constructives. Nait alors, un processus basé sur le dialogue collectif, sur une attitude modeste et intime, qui permet la relation au lieu, aux savoirs traditionnels, aux techniques de constructions locales et aux ressources limitées. L’utilisation des matériaux ordinaires offerts par le lieu, l’expérimentation, l’attention aux détails et l’intégration entre le penser et le faire permet à l’architecte une édification au cours de laquelle la pensée se transforme en construction. Je qualifierai ce type de travail, semblable à celui de Bijoy Jain et de son Studio Mumbai, comme une architecture lentement construite, faite de détails contenant un autre type d’informations que le chef d’œuvre, en opposition à l’architecture spectaculaire, sans aucun préjudice. La seule influence et compétence de chaque personne permettant la réalisation d’une architecture anonyme. « Tous les travaux géniaux sont créés avec la complète soumission aux limitations et habiletés de quelques-uns, avec une réalisation qui est plus grande que nous, que notre vie. Et quand il transcende tout cela, ce n’est pas non plus à propos de la physicité ; il a sa propre forme de vie. Le créateur devient anonyme, il n’a plus d’importance. »7 Cette démarche ne doit pas être envisagée comme nostalgique ou romantique. Il est surtout question de transmettre un récit dans un monde en sans-cesse mutation. Les traditions semblent détenir les réponses aux questions d’hier, d’aujourd’hui et de demain, rappelant alors la maxime de Louis Kahn, « Ce qui est a toujours été. Ce qui fut a toujours été. Ce qui sera a toujours été. » Le penser par le faire 131


L’instant de vérité des matériaux, leur rencontre avec les sens

132 Réintroduire du sens dans l’architecture de demain


Cette pratique architecturale relève d’une démarche intuitive et rationnelle, subjective et objective, l’architecte doit à travers le détail constructif, entre-autre, se révéler poète, créateur et investigateur ; il doit, permettre au projet d’évoluer avec l’intervention des autres, mettre en place une praxis d’inclusion, où l’architecte joue le rôle de promoteur, non pas dans son sens galvaudé, mais le sens premier du terme. Car si l’architecture se résume à la construction de formes à partir des cinq sens, auquel vient se greffer un sixième, de l’ordre de l’intuition, du tacite ; c’est à partir des matériaux mis en place que la sensorialité peut s’exprimer. Il appartient à l’architecte de re-sensualiser l’édification, en renforçant la matérialité, la texture et le poids et la découverte spatiale à travers la matière lumineuse. Cette dernière, revêt une importance prépondérante dans l’acte architectural. Les jeux d’ombres et de lumières sur les corps est l’élément premier qui permet de les révéler. Alors qu’une lumière éblouissante et homogène paralyse notre imagination, de la même manière que l’espace homogène affaiblit le sens de l’être au monde ; la faible lumière et la pénombre stimulent l’imagination humaine. A la manière de la profondeur révélée par les tableaux de Rembrandt, l’ombre permet l’intimité, le secret et le mystère, chers à Luis Barragan. « Dans le monde entier, les architectes se sont trompés dans les proportions qu’ils ont données aux grandes baies vitrées ou aux espaces ouvrant sur l’extérieur [...] Nous avons perdu le sens de l’intimité de la vie, et sommes contraints de vivre une vie publique, principalement éloigné de notre foyer. »8 Cette perte d’intimité, en notre société de réseaux sociaux, engendre la perte de mondes poétiques clos, comme pouvait l’être, par exemple, l’espace de la cité médiévale. Notre ouïe en est touchée ; elle qui structure l’expérience et la compréhension de l’espace. Notre manque d’intimité nous fait perdre la puissance des sons sur notre imagination. L’exemple de l’eau, tombant goutte à goutte dans l’obscurité, d’une ruine, d’un abri de fortune, révèle que notre oreille dessine véritablement un espace à l’intérieur de notre esprit. Je soulignerai que notre perte d’intimité entraine irrémédiablement avec elle, la perte de l’expérience auditive la plus importante, le silence et la tranquillité.

Le penser par le faire 133


Construction vernaculaire, l’expérience de la sensorialité

134 Réintroduire du sens dans l’architecture de demain


Quand finissent de sonner les derniers coups donnés par les ouvriers, quand disparait le désordre du chantier, la construction devient le lieu du silence pétrifié. Juhani Pallasmaa décrit d’une très belle manière l’importance dans le vécu architectural, du silence, du temps et de la solitude : « Dans les temples égyptiens, nous rencontrons le silence qui entourait les pharaons, dans le silence d’une cathédrale gothique, nous nous souvenons de la dernière note de chant grégorien, et l’écho des pas romains vient de disparaitre des murs du Panthéon [...] Le silence de l’architecture est un silence sensible plein de souvenirs. L’expérience d’une architecture forte fait taire tout bruit extérieur ; elle concentre notre attention sur notre existence même, et comme tout art, nous fait prendre conscience de notre solitude fondamentale. »9 Tout comme l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, dans cette hapticité des cinq sens, obligent les yeux à se souvenir. Chaque expérience spatiale est inéluctablement marquée par l’atmosphère et l’odeur libérée par les matériaux qui constituent l’espace. Longtemps je me souviendrai de l’odeur de telle ou telle essence de bois fraichement découpée au sein d’un atelier. Les parfums, la rugosité et le gout d’une pierre calcaire plongent nos souvenirs dans l’humidité de sa carrière. La lumière glissant sur la surface polie du marbre nous ramène au temps anciens de sa métamorphisation. La force de l’architecture de demain réside dans sa capacité à faire revivre la rencontre entre nos corps, les objets et leurs formes, afin que l’expérience architectonique puisse nouer un contact physique, spatial et sensoriel réel, dans la chair du monde vécu.

Le penser par le faire 135



Pour conclure ce travail, je citerai Bijoy Jain : « Il ne faut plus suivre l’esprit du temps, mais le combattre. »1 Il me semble que ce combat doit s’inscrire tel un acte de résistance face à nos systèmes productifs actuels ; non pas dans une vision réactionnaire et passéiste, mais dans une dimension critique de notre présent, afin de sublimer l’édification de nos lieux de vie. Non pas dans un discours réactionnaire car il me parait absurde d’imaginer pouvoir nous détacher de l’omniprésence de l’industrie dans notre société en général, et dans le secteur de la construction en particulier. Un élément de réponse se trouve peut-être dans l’articulation des trois catégories vitruviennes que sont structure, forme et fonction, de manière à les faire réagir entre-elles. Certains architectes ont déjà essayé de penser l’intermédiaire, ce qu’il se passe entre forme et fonction, entre structure et peau, entre structure en fonction ; cette pensée permettant de rompre avec la logique autarcique de la division. Cette forme de pensée permettra peut-être de retrouver l’entre-deux réalités, chère à Merleau-Ponty, avec d’une part la réalité telle qu’elle est en soi et pour soi, et de l’autre la réalité telle qu’elle apparait à notre conscience, telle qu’elle est pour nous humains. Une réalité entre l’objet comme être en soi et l’objet comme objet d’une visée ou d’une perception, comme objet intentionnel. A l’architecte de mettre les choses ensemble, de faire de nos lieux de vie l’expérience continue du chevauchement des espaces, des matériaux et des détails, où les éléments individuels perdent leur clarté pour laisser place à la fusion. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxe, calme et volupté. »2

Ouverture 137



RĂŠferences

139


Notes : Préambule, introduction, définitions

1. FOCILLON Henri, Eloge de la main, Paris, Presses Universitaires de France, 1934, p. 18 2. HEIDEGGER Martin, Qu’appelle-t-on penser?, Paris, Presses Universitaires de France, 1973, p. 89 3. CHOAY Françoise, Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Edition du Seuil, 2006, p. 195 4. LOOS Adolf, Paroles dans le vide, Trad. Cornelius Heim, Paris, Editions Ivrea, 1994, p. 221 5. VACCHINI Livio, Capolavori, Trad. Marina Devillers, Paris, Editions du Linteau, 2006, p. 74 6. « Dasein » selon Heidegger, l’homme est originellement voué au monde avant d’être lui-même. 7. Oxford English Dictionary - (http://www.oed.com.proxy.bib.ucl.ac.be:8888/ view/Entry/45746?rskey=0o2ULa&result=1&isAdvanced=false#eid) 8. Ibid. - (http://www.oed.com.proxy.bib.ucl.ac.be:8888/view/Entry/204302?rskey=OgQr8Y&result=1&isAdvanced=false#eid)

Construire l’habiter

1. Oxford English Dictionary (http://www.oed.com.proxy.bib.ucl.ac.be:8888/view/ Entry/10408?rskey=SL1g1h&result=1#eid) 2. JEANNERET Charles-Édouard, Le Modulor, Boulogne, Edition L’Architecture d’Aujourd’hui, 1950 3. HEIDEGGER Martin, Bâtir, habiter, penser, 1951, in Essais et conférences, Trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 186 4. PALLASMAA Juhani, Le regard des sens, Paris, Editions du Linteau, 2010, p. 12 5. RICOEUR Paul, Architecture et narrativité, Paris, Descartes & Cie, Urbanisme no 303, novembre-décembre 1998, p. 44 6. Ibid. p. 46 140 Notes


7. Ibid. p. 49 8. CAYE Pierre, Le pouvoir du projet : l’architecture comme critique du système productif contemporain, conférence suivie le 30 octobre 2014 à Louvain-la-Neuve

Conception et production, deux composantes de l’acte architectural

1. Vitruve, Les dix livres d’Architecture, Corrigés et traduits par Claude Perrault, Livre I, chapitre I, Paris, Ed. J-B Coignard, seconde édition revue, corrigée et augmentée, 1684 2. CAYE Pierre, Op. cit. 3. QUICHERAT Jules, Notice sur l’Album de Villard de Honnecourt architecte du XIIIe siècle, Paris, Editions Picard, 1886, p. 239 4. FRAMPTON Kenneth, El estatus del hombre y el estatus de sus objetos, Pamplona, T6 Ediciones, 2012, p. 75 5. ARENDT Hannah, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p. 7 6. Ibid. 7. ARGAN Guilio Carlo, The Renaissance City, New York, Braziller, 1969, pp. 25-26 8. ARENDT Hannah, Op. cit., p. 82 9. VAN DE VELDE Henry, Geschichte meines Lebens, Trad. Léon Ploegaerts, Munich, Piper Verlag, 1962, pp. 365-367 10. Ibid. 11. BENJAMIN Walter, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, 1935 dans Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, pp. 142-143 12. HENVAUX Emile, Un puissant libérateur : Le Corbusier, La Cité: Urbanisme, Architecture, Art Public, Volume 6, 1927, p. 87 13. FRAMPTON Kenneth, Op. cit. p. 85

Notes 141


Edification et évolution technique

1. REYNAUD Léonce, Traité d’architecture, Paris, Carilian-Goeury, 1850 2. Ibid. 3. NORBERG-SCHULZ Christian, La signification dans l’architecture occidentale, Bruxelles, P. Mardaga éditeur, 1977, p. 343 4. LEVASSEUR Jean-Pierre, Prouvé, Cours du CNAM 1957.1970, Sprimont P. Mardaga éditeur, 2002, p. 15 5. PROUVE Jean, Une architecture par l’industrie, Zurich, Les éditions d’architecture Artémis, 1971, p. 189 6. Echange entre l’auteur et Christian Diguet, ancien habitant du pavillon Métropole, Tourcoing, le 05 février 2016 7. LEVASSEUR Jean-Pierre, Op. cit., p. 16 8. FRAMPTON Kenneth, L’architecture moderne, Trad. G. Morel-Journel, Londres, Thames & Hudson, 2009, p. 300 9. SCHNAIDT Claude, Architecture and Political Commitment, Ulm ; no 19–20, août 1967, pp. 30 10. MONGIN Olivier, La condition urbaine, La ville à l’heure de la mondialisation, Paris, Ed. Points, 2007, pp. 197-198 11. SCHNAIDT Claude, Op. cit., p. 32 12. FUKSAS Massimiliano, L’architecture en questions, 15 entretiens avec des architectes, Marianne Brausch et Marc Emery, Paris, Ed. Le Moniteur, 1996, p. 24 13. KAPLICKY Jan, L’architecture en questions, Op. Cit., pp. 77-78 14. HEIDEGGER Martin, Essais et conférences, la question de la technique, 1953, Éditions Gallimard, Trad. A. Préau, 1958, p. 9 15. Ibid. p. 19 16. Ibid. p. 20 17. STIEGLER Bernard, Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Paris, Ed. Mille et une nuits, 2008, pp. 110-111 18. PALLASMAA Juhani, Op. cit., p20 19. HOLL Steven, L’architecture en questions, Op. cit., p. 59

142

Notes


L’artisanat et ses fondements comme nouveau paradigme

1. Oxford English Dictionary (http://www.oed.com.proxy.bib.ucl.ac.be:8888/view/ Entry/43694) 2. FOCILLON Henri, Op. cit., p. 8 3. Paroles de Constantin Brancusi rapportées par Dorothy Dudley, The Dial, vol 82, février 1927, p. 124 4. MORRIS William, L’art en ploutocratie, Conférence prononcée à l’université d’Oxford le 14 novembre 1883 5. JEANNERET Charles-Edouard, Vers une architecture, Paris, Ed. G. Crès & Cie, 1924, p.19 6. RUSKIN John, Les sept lampes de l’architecture, Trad. E. George, Paris, Société d’édition artistique, 1900, p. 104 7. ROBERT Maurice, Les artisans et les métiers, Que sais-je? no1778, Presses Universitaire de France, 1999 8. LOOS Adolf, An international anthology of original articles in architecture and design, New-York, Tim and Charlotte, 1975, p. 41 9. MORRIS William, Op. cit. 10. BRODSKY Joseph, Watermark, Londres, Penguin Books, 1997, p. 70 11. MORRIS William, Op. cit. 12. RUSKIN John, Op. cit, p. 239 13. FRAMPTON Kenneth, L’architecture moderne, Op. cit., p. 347 14. Propos de Gion Caminada recueillis sur le site internet Dezeen (http://www. dezeen.com/2014/04/16/gion-a-caminada/) 15. ARENDT Hannah, Op. cit., p. 13 16. MORRIS William, Op. cit. 17. RUSKIN John, Op. cit., p.239 18. EBERLE Dietmar, L’architecture écologique du Vorarlberg, un modèle social économique et culturel, GAUZIN-MÜLLER Dominique, Paris, Editions Le Moniteur, 2009, p. 24 19. KAUFMANN Hermann, L’architecture écologique du Vorarlberg, Op. cit., p. 218 20. HOFFMANN Josef, L’architecture écologique du Vorarlberg, Op. cit., p. 232

Notes 143


Réintroduire du sens dans l’architecture de demain

1. GOETZ Benoît, MADEC Philippe & YOUNES Chris, Indéfinition de l’architecture, Paris, Editions de La Vilette, 2009, p. 32 2. SEMPER Gotfried, The four elements of architecture and other writtings, Cambridge, Mallgrave, 1989 3. Entretien avec Henri Lefebvre, Office national du Film du Canada, 1972 (https://www.youtube.com/watch?v=0kyLooKv6mU( 4. Propos recueillis par Danielle Birck - (http://www1.rfi.fr/francefr/articles/090/ article_53322.asp( 5. MIES VAN DER ROHE Ludwig, Architecture et technique, conférence donnée à l’IIT en 1950, dans Neumeyer, F, Mies Van Der Rohe, réflexion sur l’art de bâtir, Paris, 1996, p. 303 6. ALBERTI Léon Battista, De Re Aedificatoria, 1485, Trad. F. Choay, L’Art d’édifier, Paris, Seuil, 2004, p. 74 7. JAIN Bijoy, Studio Mumbai, Conférence suivie aux BOZAR, Bruxelles, le 18 avril 2016 8. RAMIREZ UGARTE Alejandro, Entretien avec Luis Barragan, Enrique X. de Anda Alanis, Luis Barragan : Clasico del Silencio, Bogota, Colleccion Somosur, 1989 9. PALLASMAA Juhani, Op. cit., p. 60

Ouverture

1. JAIN Bijoy, Studio Mumbai, Conférence suivie aux BOZAR, Bruxelles, le 18 avril 2016 2. L’Invitation au voyage, Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Section «Spleen et idéal», LIII, 1857

144 Notes


Iconognaphie p. 12 : BOUCHARDON Alain, Mains en actions, sanguines sur papier p. 20 : BLOMSTEDT Aulis, Proportions d’architecture, Le Carré Bleu, no4, 1961 - photographie de l’auteur, Bruder-Klaus-Kapel, aôut 2014 p. 22 : photographie de l’auteur, Bellinzone, aôut 2014 p. 26 : photographie de Charles Cossement, Paspel, aôut 2014 p. 28 : SIES Ruud, Men of the Rotterdam, 2012 p. 32 : Zollverein Coal Mine, Essen, http://timetravelturtle.com/ p. 34 : SIES Ruud, Men of the Rotterdam, 2012 p. 38 : Vitruve, Autour des machines, De Architectura, 1684 p. 42 : Piranesi Giovanni Battista, Le antichità Romane. Modo col quale furono alzati i grossi travertini p. 44 : TAYLOR Brook, New Principles of Linear Perspective, 1719 p. 50 : BRANCUSI Constantin, La colonne sans fin, version 1, 1983 - http://www. fondationlouisvuitton.fr/ - DUCHAMP Marcel, Bicycle Wheel, 1951 - https://www.moma.org/ p. 52 : Le Corbusier, Etudes préliminaire pour l’urbanisation de la ville de Buenos Aires - http://www.modernabuenosaires.org/ pp. 56-61 : BERLYN Peter, The Crystal Palace - www.gutenberg.org p. 64 : croquis de Jean Prouvé, Cours du CNAM 1957.1970, 2002 p. 66 : dessins des Ateliers Prouvé - http://www.dezeen.com/ pp. 68, 70 : photographie de l’auteur, Tourcoing, février 2016 p. 71 : Plan du pavillon Métropole, mis à disposition par Vilogia p. 72 : photographie de la maison Prouvé - http://www.intercea.fr/ - croquis de Jean Prouvé, Cours du CNAM 1957.1970, 2002 pp. 80, 82 : photographies de Winery Gantenbein - http://www.archdaily.com/ p. 84 : photographie de l’auteur, Mulhouse, aôut 2014 p. 86 : photographie de l’auteur, Fläsh, aôut 2014 p. 92 : TRÄSKELIN Rauno, Kain Tapper travaillant le bois, 1998 p. 94 : photographie, showroom Olivetti, Carlo Scarpa, Phaidon, 2013 p. 96 : photographie, Castelvecchio, Carlo Scarpa, Phaidon, 2013 Iconographie 145


p. 100 : photographie du village de Vrin - http://www.baukultur.gr.ch/ p. 104 : croquis et photographie de Gion Caminada, mis à disposition par Emeline Curien pp. 106, 108 : photographies de l’école de Vrin et divers réalisations, Caminada Gion, Cul zuffel e l’aura dado, Quart Verlag, 2005 p. 112 : photographies, Commercial and Residential Building BTV - http://www. baumschlager-eberle.com/ - photographie, Hotel Post Bezau - http://www.vorarlberg.travel/de/architektur pp. 114, 116 : photographies, Werkraum Haus - http://werkraum.at/ p. 118 : photographie, Reithalle St Gerold - www.hermann-kaufmann.at/ p. 122 : représentation en coupe, In-Between Architecture, Work Place Studio Mumbai, Ed. Archizoom, 2010 - photographie de Charles Cossement, Chercq, avril 2014 pp. 124, 130, 132 : photographies, In-Between Architecture, Work Place Studio Mumbai, Ed. Archizoom, 2010 p. 130 : photographie de Alberto Campo Baeza et Hilario Bravo, 1997 p. 132 : photographie de l’auteur, Vals, aôut 2014 p. 134, photographie de l’auteur, Matera, septembre 2016

146 Iconographie


Annexes

147


Echange avec Christian Diguet, ancien habitant du pavillon Métropole, Tourcoing, le 05 février 2016

- Durant quelle période avez-vous vécu dans cette maison? J’y ai habité 5 ans en tout, de 1957 à fin 1962, une petite partie de ma jeunesse entre mes 8 et 13ans. - Quelle était la taille de votre famille? Mes parents et nous, 6 enfants au total, mais nous avons dû partir à la naissance des deuxièmes jumeaux. - Comment en êtes-vous arrivés à vivre ici? De retour de 4 ans en Belgique, nous avons remplacé des amis de mon Papa : la famille Houpline. - Quelle fut votre impression en pénétrant de nouveau, lors de la visite, dans votre ancienne maison? Ma fille ayant habité durant quelques années la maison d’à côté, j’avais déjà retrouvé les habitudes et les bruits particuliers de la maison. - Si vous deviez décrire le pavillon métropole en une courte phrase, en une image, quelles seraient-elles? Je dirai lumineux et moderne, pratique avec son garage et son atelier. Et au final plutôt dépaysant avec de la verdure au milieu de la ville. - Considérez-vous le pavillon comme une réponse architecturale à une époque et à un problème donné ou comme une inscription éternelle dans un contexte? Cette maison qui était une solution de reconstruction rapide au sortir de la guerre pourrait toujours être d’actualité avec les matériaux modernes, par exemple pour les situations d’urgence. - Diverses réactions pendant la visite nous ont montré plus ou moins les impressions du quartier à l’époque concernant cette construction, quelle était la vôtre? Enfant, on était conscient de vivre dans une maison très différente des autres. Les gens du quartier l’appelaient la maison sur pilotis ! - Quel est l’aspect qui vous émerveille le plus dans le pavillon métropole? D’une part, le côté plain-pied mais surélevé, et d’autre part son degré de technicité pour son époque, même si étant gamin je m’en fichais un peu ! 148 Annexes


- L’aspect technique de la construction pour son époque ne fait aucun doute, mais au niveau de l’habitabilité et sur la question sensorielle de l’architecture, quels sont vos souvenirs? Malgré une surface relativement restreinte, pour ne pas dire petite, il y avait suffisamment de place pour 8. Et la modernité pour l’époque était incroyable avec sa salle de bain, ce qui n’était pas encore très répandu à l’époque dans le quartier. - Votre fille a habité le pavillon voisin durant une certaine période, je suppose que de fait vous connaissez très bien les deux constructions. Étaient-elles parfaitement identiques? Se vivaient-elles de la même manière? Globalement oui, avec cette idée de production de masse il fallait construire en série ; mais il y avait une légère différence au niveau de la cuisine, la nôtre était plus petite car une chambre y était implantée pour ma sœur. C’est aussi ça une des forces de ces pavillons, le fait de pouvoir moduler comme on le souhaite sans rien avoir à casser. - L’aspect technique du pavillon pour son époque est remarquable, pensez-vous qu’il ait quelque chose à envier aux constructions contemporaines? Oui, combiné avec les matériaux modernes, sa simplicité de fabrication et le peu de main d’œuvre nécessaire à la construction font que ces maisons répondaient parfaitement aux attentes de l’époque, dans ce contexte d’après-guerre. Aujourd’hui, ce genre de construction pourrait se développer, mais je ne sais pas si c’est vraiment ce que les gens veulent. - Vous qui y avez vécu, que pensez-vous de la rénovation? N’y-a-t-il pas un paradoxe à changer sa fonction et à imaginer ce pavillon telle une espèce de pièce de musée? C’est vrai, je trouve cela dommage que ce soit transformé, je préférais sa fonction initiale, mais c’est sûrement parce que j’y ai habité et que pour moi ça restera toujours un peu ma maison. - Avez-vous quelque chose à ajouter? Pour nous, enfants, c’était un privilège d’habiter dans cette maison.

Annexes 149



Le travail de production de ce mémoire se veut comme une mise en pratique de celui. L’auteur a ainsi essayé de penser et de faire, police d’écriture et couverture. La typographie de cet écrit est un jeu de caractères appartenant à la metapolice Metaplak, réglé par l’auteur sur Metafont. http://www.metaflop.com/modulator % dimension % Unit width = 1.2 Pen width = 0.35 % proportion % Cap height = 0.8 Bar height = 0.53 Asc. Height = 0.95 Desc. Height = 0.3 x-height = 0.65 % shape % Horiz. Increase = 0 Vert. increase = 0 Contrats = 1.8 Superness = 0.74 Slanting = 0 % optical corrections % Aperture = 0.6 Corner = 1 Overshoot = 0.1 Taper = 0.5 La couverture est réalisée avec une feuille de bois de chêne, gravée au laser pour y inscrire le titre ; une lustrine permet l’articulation nécessaire des deux pièces de bois. La reliure dite « japonaise » est faite avec un fil de lin. Mes plus chers remerciements aux personnes qui ont rendu possible cette réalisation. Annexes 151




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