Mémoire de fin d'études

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École nationale supérieure d’architecture de Paris Val de Seine

L’IDÉE DE LA CATHÉDRALE DANS LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

Nina Goalard Mémoire de n d’études 2022 - Master M. Laroque D, enseignant tuteur

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« Le seul véritable voyage d’exploration, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est. »

Marcel Proust, La prisonnière

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REMERCIEMENTS

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La réalisation de ce mémoire a été possible grâce à l’investissement de plusieurs personnes auxquelles je voudrais témoigner toute ma gratitude Je tenais tout d’abord à adresser ma reconnaissance à mon directeur de mémoire, M. Didier Laroque, pour sa patience et ses recommandations qui ont contribué à alimenter ma ré exion Un grand merci à ma camarade Nina Rüttiman pour ses conseils, ils ont permis de faire avancer mon travail Je voudrais exprimer ma reconnaissance envers ma famille et mes amis qui m’ont apporté leur soutien moral tout au long de ma recherche.

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AVAN T - PR O PO S

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Ce mémoire entre dans le cadre de l’obtention du diplôme de Master à l’école Nationale d’Architecture de Paris Val-de-Seine. Il étudiera la possible présence d’un modèle architectural dans la construction littéraire de La Recherche du Temps Perdu. L’idée de ce mémoire de recherche est venue lors de la découverte de Marcel Proust et la lecture notamment des 75 feuillets parus il y a peu. Mon intérêt croissant pour l’oeuvre de Proust, je me suis donc mise à lire Jean Yves Tadié pour son travail biographique. C’est alors que j’ai découvert les nombreuses in uences de l’auteur et ses techniques d’écritures. Je me suis questionnée : pouvait-on relier deux formes de disciplines telles que l’architecture et la littérature ? Ce mémoire a pour objet de connecter ces 2 passions. L’objectif, à travers cette étude, est de mettre en lien les in uences de Marcel Proust et son travail systématique (relevant de l’architecture) de fabrication d’une oeuvre littéraire L’idée de cette approche a été donnée en grande partie par la lecture du livre de Luc Fraisse, L’oeuvre cathédrale dans lequel le critique offre une lecture autre par rapport aux études déjà consacrées, en ouvrant de nouvelles pistes dans l’analyse de l‘oeuvre proustienne. Les dif cultés n’ont pas manqué, particulièrement car La Recherche est réputée dif cile, voir opaque pour le lecteur non avisé. De plus, la Recherche est éparpillée à travers un grand nombre de fragments, nécessaires à la compréhension de l’oeuvre. Ce livre m’a néanmoins servi d’appui pour mes analyses puisque l’auteur s’attèle à une problématique intéressante : le rapport entre la matérialisation de l’espace architectural et la conceptualisation de l’essence de l’oeuvre littéraire.

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SOMMAIRE

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Remerciements Avant-Propos Introduction

p. p. p.1

p.13 - 32

I. L’idée de la cathédrale pour Proust a) La cathédrale explicite dans la Recherche : le monument architectural et esthétique

p.1

b) La cathédrale implicite dans la Recherche : le livre cathédrale

p.2 p.25

c) Ses influences

II. In uences idéologiques de la conception de l’oeuvre d’art totale

p.33 - 56

a) L’idée d’oeuvre d’art totale

p.3

b) Le Gesamtkunstwerk de Wagner (ce qu’il engendre)

p.4

c) L’influence wagnérienne chez Proust

p.50

III. La cathédrale comme modèle esthétique à vocation totalisant

p.57- 73

a) La cathédrale dans la littérature

p.5 p.6

b) Réalisation romanesque de l‘idée de la cathédrale chez Proust

Conclusion Bibliographie Liste des gures

p.7 p.7 p.78

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INTRODUCTION

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Dans La Recherche du temps perdu, Proust montre un intérêt constant pour la cathédrale gothique. Notre étude voudrait montrer comment Proust se sert de ce monument comme d’un exemple a n de réaliser un « bâtiment de mémoire », et comment son œuvre littéraire prend la forme d’une cathédrale, symbolisant l’œuvre d’art totale — le Gesamkunstwerk théorisé par Wagner L’exemple de la cathédrale dans la composition de la Recherche semble devoir être étudié de deux façons : il convient de s’attacher en premier lieu à la cathédrale pour ainsi dire réelle, en tant qu’édi ce comme attesté dans le roman. Puis, de la décrire comme pouvant représenter une visée artistique totalisante Proust, nous le savons, élabore sa Recherche à partir de fragments, sous forme de carnets sur lesquels il fonde sa future œuvre. Durant toute sa carrière, il expérimente différents modes de composition. La composition chez Proust est un acte très ré échi. Elle est un élément très important de la fabrication de La Recherche puisque nous essayons de prouver que l’assemblage de l’oeuvre est inspiré d’une construction architecturale manifestant la totalité à partir de fragments. Comment la cathédrale enveloppe-t-elle l’idée d’œuvre d’art totale pour Proust et pourquoi est-elle la visée de son projet romanesque ? La Recherche peut-elle être la métaphore d’une construction architecturale gothique Nous voudrions comprendre en quoi, précisément, l'architecture oriente l’ambition esthétique de Proust et contribue à la discerner.

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A n de répondre à cette question, il faudra tout d’abord comprendre quelle idée Proust se fait de la cathédrale dans son oeuvre qu’il s’agisse d’une cathédrale explicite, c’est-à-dire le monument architectural ou d’une cathédrale implicite se revêtant de caractères métaphoriques. Comment in uence-t-elle la construction romanesque? Pour cela, il sera nécessaire de contextualiser l’écriture de la Recherche du Temps perdu, c’est-à-dire de comprendre dans quelle période elle est écrite et sous quelles in uences a n de discerner dans quelle tradition se place la conception esthétique de Proust, mais aussi d’y recenser les occurrences du mot « cathédrale » Il s’agira dans la seconde partie de considérer l’histoire de l’oeuvre d’art totale pour comprendre son évolution et son in uence sur les artistes. Nous dé nirons l’idée d’oeuvre d’art total dans le romantisme allemand et l’in uence du travail de Wagner sur l’oeuvre proustienne en tant que modèle musicolittéraire. En n nous tenterons de comprendre comment s’effectue une « synthèse des arts » dans la Recherche du Temps perdu et comment, le modèle architectural est transposé notamment à travers la littérature du Moyen-Âge jusqu’alors S’il a été distingué que la cathédrale est un idéal esthétique chez Proust, il faudra comprendre que c’est en tant qu’elle structure un rassemblement de tous les arts et donc d’une énonciation artistique portée à son comble

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I.

L’idée de la cathédrale pour Proust « Pourtant, si tous mes devoirs inutiles, auxquels j'étais prêt à sacri er le vrai, sortaient au bout de quelques minutes de ma tête, l'idée de ma construction ne me quittait pas un instant. Je ne savais pas si ce serait une église où des dèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d'ensemble, ou si cela resterait – comme un monument druidique au sommet d'une île – quelque chose d'infréquenté à jamais. » Marcel Proust, Le Temps Retrouvé

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Les descriptions et allusions à l’architecture médiévale réparties dans les plusieurs volumes de la Recherche semblent former l’ossature d’une cathédrale. C’est l’intuition que nous entendons véri er. Le roman semble avoir pour point de départ le chœur de l’église Saint-Hilaire1, puisqu’il s’agit de la première rencontre de Proust avec l’architecture médiévale. Lorsqu’il traverse Saint-Hilaire, c’est nalement les époques de sa vie et les strates de sa création qu’il traverse. Elle n’est autre que l’église Saint Jacques d’Illiers-Combray, l’église de son village d’enfance bâtie entre le 11e et le 15e siècle, mélange d’époque romane et d’époque gothique. Figure 2 - L’église Saint-Jacque Photographie Nina Goalard 2021

La cathédrale représente le monument idéal pour

Proust : dans la Recherche, une succession d’occurrences permet petit à petit de dessiner le livre-cathédrale dans sa globalité. Chez Viollet-le-duc dont Proust avait une grande connaissance, une cathédrale se lit comme un livre de pierre dont on devrait pouvoir retracer l’ambition créatrice. La cathédrale de pierre décrite dans les pages du roman permet au lecteur d’établir une cathédrale idéelle : dans la Recherche, chaque apparition de personnage, chaque méandre du plus au moins anecdotique est chargé d’une fonction dogmatique. De plus le narrateur associe chacun de ces éléments à l’architecture gothique Le roman proustien est peuplé par l’architecture médiévale. Il y a tout d’abord Combray et son église, vue plus haut, toujours évoquée par les éléments la composant : ses chapelles, ses vitraux, son clocher, sa crypte, son choeur, ses plates-tombes, son abside et son clocher. Les bâtiments aux abords de Combray souvent distingués par leur clocher : Saint-André-des-Champs et le clocher de Martainville. Il y aussi l’église de Balbec et toute une série d’églises inconnue

1 « Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant

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Pâques, ce n’était qu’une église résumant la ville, la représentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains, et, quand on s’approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu’un reste de remparts du Moyen Âge cernait ça et là d’un trait aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un tableau primitif. » Marcel Proust La Recherche du temps perdu, BeQ, T-I p-13

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a) La cathédrale explicite dans la Recherche

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que le narrateur évoque souvent a n de former des métaphores. On trouve également le baptistère de Saint Marc et l’Arena de Padoue, lors de voyages à Venise. Mais aussi les principales cathédrales de France, des églises, françaises, italiennes et même allemandes. Mais aussi des architectures inventées et fabriquées à partir d’éléments de plusieurs édi ces. Nous voulons montrer que ces centaines de métaphores architecturales réparties dans le roman ne servent pas seulement à décrire ou évoquer des bâtiments, mais à pro ler un univers de rêve. Au l de la visite de ces monuments proustiens, c’est en fait le cycle romanesque que l’on explore, car la rêverie créatrice sur l’architecture médiévale est centrale dans l’élaboration du cycle romanesque. L’écrivain architecte semble nous présenter ses plans et semble désigner les parties de son monument On découvre que l’emploi d’un même mot par exemple, au l de La Recherche à travers les plusieurs volumes (clocher, vitrail…) , dessinent des lois générales à travers des thèmes récurrents eux aussi. Il faut alors prendre la mesure des images que dessinent les mots. Le mot est enfermé dans l’univers clos d’une oeuvre, ses contextes d’apparitions se ressemblent et dessinent des structures. Quand Proust aborde une page s’approchant de ce thème, c’est ce mot qui se présente et à l’inverse lorsqu'il évoque ce mot c’est un réseau qui se dessine. Dans son roman, Proust met par exemple en scène des artistes, Bergotte, Vinteuil et Elstir. Selon L’oeuvre cathédrale de Luc Fraisse2, les trois artistes sont nommés respectivement environ 300 fois chacun au l de la Recherche, il semble respecter volontairement un équilibre, la preuve que pour l’écrivain un mot ou un personnage a une grande signi cation. Ces personnages participent à rendre vivante la cathédrale comme totalité esthétique :

2 Luc Fraisse, L’oeuvre Cathédrale, Proust et l’architecture médiévale, Paris, éditions corti 1990

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Dès le début de la Recherche la littérature est introduite par l’expression de l’intérêt que porte le narrateur à l’auteur nommé Bergotte, qui ne sera autre que la personni cation de Proust comme on le verra par la suite. C’est ici que pour la première fois, Proust relie deux formes d’arts : l’architecture et la littérature, car le personnage de Bergotte est intimement lié à l’objet qu’est la cathédrale En effet, selon Fraisse, Bergotte aurait dans un premier temps symbolisé un ensemble d’auteurs dont Proust tire son inspiration, John Ruskin, Anatole France, Eugène Morand (que Proust quali era lui-même « d’interprète éloquent et transpositeur des cathédrales »). L’association de Bergotte aux cathédrales est évidente. C’est Bergotte qui semble exciter dans l’esprit du narrateur son goût pour l’architecture médiévale, tout comme Ruskin éveille l’intérêt de Proust pour les cathédrales. Et, selon Fraisse, le style littéraire de Bergotte s’apparente à l’architecture de la cathédrale. Au l du roman, Bergotte vieillit et le narrateur se détache peu à peu de lui, comme Proust qui se détache de Ruskin lorsqu’il entame l’écriture de la Recherche dans le Temps retrouvé. À plusieurs reprises le narrateur exprime son idée encore

oue de l’oeuvre

cathédrale à travers sa vision d’enfant : par exemple lorsqu’il fait le parallèle entre la vitrine de la librairie de Combray et la silhouette du porche des cathédrales. On retrouvera cette idée de vitrine porche à la mort de Bergotte dans la prisonnière, mais aussi dans l’hôtel de madame de Guermantes. Proust tente de se détacher des conceptions d’Emile Mâle ou de Joris-Karl Huysmans qui relient pensée scolastique et architecture.

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interpréter la vie. Le dogmatisme de la cathédrale pour Proust prend la forme d’une quête de vérité, de palimpseste de la vie. Les époques se strati ent et permettent une lecture particulière de l’ensemble à la manière de l’édi ce gothique. Ainsi le temps devient un principe fondateur de la Recherche qui nous permet d’esquisser une sorte de cyclicité dans le texte de Proust. C’est-à-dire qu’une occurrence passée renvoie à une occurrence future ou inversement Tout au long du récit la cathédrale éveille le désir du narrateur. Elle devient un symbole du désir. Pour Proust, on découvre une femme comme on aborde une ville-cathédrale (les noms de certaines villes désignent leur église ou cathédrale) . Selon les écrits de Fraisse, voyager et aimer sont pour Proust des synonymes et il démontre l’analogie entre la quête des cathédrales et la quête amoureuse par le voyage. D’ailleurs le roman est rythmé par ses amours de femmes, mais aussi de cathédrales : Combray = Gilberte avec Saint-Hilaire et le parc de Swann orné de moulages architecturaux (métamorphose du portail de l’entrée du parc en portail de cathédrale) / Bayeux = Mme de Guermantes et la cathédrale de Bayeux (prenant la forme de la cathédrale de Saint Pol de Léon (brouillon de Proust) / Balbec = Maria-Albertine et l'église de Balbec - Saint André des champs aux motifs orientaux ou encore les falaises de Balbec qui symbolisent la verticalité de la cathédrale.

Figure 3 - Cathédrale Saint-Pol-de-Léon, carte postale éditions Lévy et Fils, paris. Collection des musées de bretagne

Figure 4 - Cath drale de Bayeux, vers 1865-186 Gravure d’A.Maugendre

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Proust ne cherche pas à donner un sens à la cathédrale, mais s’en sert pour


Au début de la Recherche l’image de Gilberte semble donc se découper devant le portail d’une cathédrale, mais la duchesse de Guermantes quant à elle semble descendu d’un vitrail : Gilbert le mauvais gurant dans un vitrail de Saint-Hilaire servait peut être alors à annoncer le rôle négatif de Gilberte et l’entrée en scène de Mme de Guermantes. « C’était ma croyance en Bergotte, en Swann qui m’avait fait aimer Gilberte, ma croyance en Gilbert le mauvais qui m’avait fait aimer Mme de Guermantes »3. Encore un signe distinct de la fabrication dogmatique de la Recherche. De plus, ce symbole de désir est con rmé par d’autres occurrences : « C’était à l’aide d’une autre jeune lle que j’espérais connaître les cathédrales gothiques ».4 Le désir de voyage semble intimement se mêler au désir de sensualité. La cathédrale symbolise bien l’objet d’un voyage et en même temps une image de femme. Lorsque le narrateur effectue une promenade aux environs de Combray cette équivalence entre le voyage - la cathédrale - les noms et le désir semble se con rmer : « Je reprenais mon chemin, et souvent dans la ruelle noire qui passe devant la cathédrale, comme jadis dans le chemin de Méséglise, la force de mon désir m’arrêtait ; il me semblait qu’une femme allait surgir pour le satisfaire ; si dans l’obscurité je sentais tout d’un coup passer une robe, la violence même du plaisir que j’éprouvais m’empêchait de croire que ce frôlement fût fortuit et j’essayais d’enfermer dans mes bras une passante effrayée. Cette ruelle gothique avait pour moi quelque chose de si réel que si j’avais pu y lever et y posséder une femme, il m’eût été impossible de ne pas croire que c’était l’antique volupté qui allait nous unir, cette femme eût-elle été une simple raccrocheuse postée là tous les soirs, mais à laquelle auraient prêté leur mystère l’hiver, le dépaysement, l’obscurité et le moyen âge. Je songeais à l’avenir : essayer d’oublier Mme de Guermantes […] »5 On retrouve ici le dépaysement associé à la promenade à la campagne - la cathédrale avec la ruelle gothique passant devant - Le raccourci de Méséglise (Le raccourci de mes églises) - le désir lié à une femme qui ramène le narrateur à la nécessité de l'oubli de Mme de Guermantes.

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Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du Québec

1999 TVII P-293

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Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du Québec

1999 TII P-8

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Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du Québec

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1999 TIII P-192

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Chaque personnage lui est apparu dans un cadre bien particulier, le pays dans lequel le narrateur avait rêvé de ces personnages. La cathédrale est dès le départ liée à l’individualité des lieux-personne. D’après Jean Yves Tadié, ces personnages vivent dans le temps, changent et vieillissent, ils sont la matière constitutive de l‘oeuvre et contribuent d’appuyer son caractère dogmatique. Il crée des personnages : une sorte de comédie humaine regroupant plus de 500 héros Du côté de l’art, on voit apparaître un autre artiste, Elstir. Car la cathédrale re ète à la perfection la vision d’art pour Proust. Et les artistes présents dans la Recherche incarnent des visions évolutives en même temps que la Recherche avance dans le temps. Elstir incarne un peintre impressionniste à Balbec descendant de Corrot qui révélera au héros les secrets de l’église de Balbec et impulsera l’idée chez le narrateur de la falaise cathédrale : « Tenez, à propos de cathédrales, dit-il en s’adressant spécialement à moi, parce que cela se référait à une causerie à laquelle ces jeunes lles n’avaient pas pris part et qui d’ailleurs ne les eût nullement intéressées, je vous parlais l’autre jour de l’église de Balbec comme d’une grande falaise, une grande levée des pierres du pays, mais inversement, me dit-il en me montrant une aquarelle, regardez ces falaises (c’est une esquisse prise tout près d’ici, aux Creuniers), regardez comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font penser à une cathédrale. »6

Figure 5 - Claude Monet, tretat, la porte d’aval - bateau de p che sortant du port, 1885, Huile sur toile, Dijon, mus e des Beaux-arts

6Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du Québec 1999 TI P-27

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Le narrateur prend en compte cette métaphore et lorsqu’il découvre à son tour les falaises, il la con rme. Par ailleurs, l’arrivée d’Elstir dans le roman apporte des interprétations et des questions relatives aux images et aux couleurs : indispensables à la formation d’une architecture. « Le corps aux innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome cathédrale de la mer. » 7

Le narrateur évoque lui-même l’in uence qu’aura l’artiste sur sa vision des choses et l’éducation de son regard donné par Elstir grâce à sa peinture. Il considère Elstir comme un visionnaire des cathédrales, qui représente pour lui la peinture impressionniste, ainsi l’artiste évoluera en même temps que les mouvements qui se succèdent dans l’esprit de Proust. Et en n, nous pourrons parler de Vinteuil, professeur de Piano qui introduira quant à lui, l’élément le plus important dans la fabrication de la composition, la musique dans le roman proustien. Car comme connu, l’écriture de la Recherche de Proust se situe dans le sillage wagnérien. On peut établir un lien évident entre la musique et les cathédrales puisque, pour Proust, l’oeuvre de Wagner et son idée d’art total fait largement écho à son oeuvre cathédrale. Vinteuil incarne d’ailleurs, lui aussi, un large collectif de musiciens comme Wagner, Debussy, Fauré « Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. 8

Swann dira à propos de la musique de Vinteuil, de même que le narrateur à propos de celle-ci :

« De cette musique de Vinteuil des phrases inaperçues chez Mme

Verdurin, larves obscures alors indistinctes, devenaient d’éblouissantes architectures » 9

7 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du Québec, 1999, TII P-19 8 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du Québec, 1999, TI P-44 9Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du

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Québec, 1999, TV P-35


Bien que ces deux phrases soient éloignées l’une de l’autre dans le temps et dans le roman, elle tendent à prouver que sa musique résonne dans les esprits des auditeurs de Vinteuil, comme des images architecturales. Selon Proust l’art fait partie de l’érudition : « Dans les moments mêmes où nous sommes les spectateurs les plus désintéressés de la nature, de la société, de l’amour, de l’art lui-même […] le petit sillon qu’une phrase musicale ou la vue d’une église a creusé en nous, nous trouvons trop dif cile de tâcher de l’apercevoir. Mais nous rejouons la symphonie, nous retournons voir l’église jusqu’à ce que – dans cette fuite loin de notre propre vie que nous n’avons pas le courage de regarder, et qui s’appelle l’érudition […]. Aussi combien s’en tiennent là qui n’extraient rien de leur impression, vieillissent inutiles et insatisfaits, comme des célibataires de l’art. Ils ont les chagrins qu’ont les vierges et les paresseux, et que la fécondité dans le travail guérirait. Ils sont plus exaltés à propos des œuvres d’art que les véritables artistes, car leur exaltation n’étant pas pour eux l’objet d’un dur labeur d’approfondissement, elle se répand au-dehors, échauffe leurs conversations, empourpre leur visage ; ils croient accomplir un acte en hurlant à se casser la voix : « Bravo, bravo » après l’exécution d’une œuvre qu’ils aiment. Mais ces manifestations ne les forcent pas à éclaircir la nature de leur amour, ils ne la connaissent pas. » 10 Tous les artistes mis en scène dans la Recherche participent non seulement à personni er les propres goûts et connaissances de Proust sur les arts, mais également à introduire des notions architecturales et artistiques importantes à la formation de l’oeuvre-cathédrale. Puisque Proust semble se placer dans le rôle de l’architecte qui bâtit l’oeuvre de sa vie ; les phrases-cathédrale de la Recherche, comme les dé nit Fraisse, évoquent plusieurs temporalités pour le narrateur et forment ainsi un Tout, qui le renvoient à sa condition première du bâtisseur de La Recherche, mais aussi à sa condition première d’enfant. Cela nous amène à distinguer, de plus en plus distinctement, une cathédrale implicite 10 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du Québec, 1999, TVII P-59

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b) La cathédrale implicite dans la Recherche : le livre cathédrale Cette synthèse de plusieurs arts reliés étroitement à l’architecture médiévale permet à Proust d’établir une construction littéraire non empirique, mais méthodique et systématique. Nous le prouverons à travers son in uence wagnérienne. Pour Proust chaque élément symbolise une vue de l’esprit et non un simple objet architectural. Il construit dans son roman un monde aristocratique. On peut y voir une architecture inconsciente, c’est l’aristocratie comme cathédrale. D’ailleurs il dé nit lui-même l’aristocratie comme une architecture romane, c’est-à-dire une architecture passée. Les aristocrates semblent être des ruines d’un temps révolu : « Telle l’aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant entrer peu de jours, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, enferme toute l’histoire, l’emmure, la renfrogne. Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en s’ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne. »11 Cette cathédrale implicite est maintenue de volume en volume et permet à l’auteur de se construire lui-même au l de ses interactions : « Albertine n’était, comme une pierre autour de laquelle il a neigé, que le centre générateur d’une immense construction qui passait par le plan de mon coeur » 12

11 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque

électronique du Québec, 1999, TIII P-32 12Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique

du Québec, 1999, TVI P-4

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La vie et l’oeuvre de Proust semblent répondre à une même structure, il vit une vie-cathédrale de sorte que raconter sa vie, est composer son oeuvre. L’une se re étant dans l’autre. Il s’agit de la cathédrale aristocratique mise en parallèle avec la cathédrale égotiste. Avant de composer son oeuvre, Proust expérimente ces instants et il procède à un travail de reconstitution et de création architecturale de l’esprit a n de poser une totalité à la manière de la cathédrale. Il travaille sur plusieurs plans, imitant la vie qui se déroule en plusieurs périodes et il veut construire une oeuvre avec des étagements qui relient la vie et la conscience, et qui permettent de former une oeuvre douée d’une signi cation cyclique. C’est la construction d’une oeuvre cathédrale Dès le début l’architecture apparaît primordiale dans la Recherche quand que le narrateur se réveille sans se rappeler du lieu où il s’est endormi et qu’au fur et à mesure que ses sens s’éveillent, il reconstruit la pièce qui l’entoure. Ensuite, tout au long du roman, le monument médiéval symbolisera la vie du héros et prendra des formes psychiques. À la lecture du texte, on comprend que c’est l’idée de cathédrale qui pousse le narrateur à composer La Recherche. L’architecture y est liée implicitement à une visée esthétique. Proust révèle à Jean de Gaigneron 13 qu’il pensait nommer les titres des chapitres de son oeuvre par le nom d’éléments architecturaux des cathédrales : porches, vitraux de l’abside… nalement il ne le fera pas cependant, encore une fois, le travail est fait de manière implicite Tout au long du roman, Proust semble poursuivre une quête sur le sens de l’art, qui se confondra pour lui avec la quête sur la forme du livre, qu’il mènera cette quête à travers la gure de la cathédrale. La cathédrale implicite prend également la forme de la cathédrale-nom dans La Recherche du Temps Perdu. En effet, certains noms de villes désignent leur église ou cathédrale principale dans l’esprit du narrateur :

13 Marcel Proust, « Lettre à Jean de Gaigneron » (1er août 1919), Lettres, 2004, p. 913-915

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« Certains noms de villes, Vézelay ou Chartres, Bourges ou Beauvais, servent à désigner, par abréviation, leur église principale. Cette acception partielle où nous le prenons si souvent nit – s’il s’agit de lieux que nous ne connaissons pas encore – par sculpter le nom tout entier qui dès lors quand nous voudrons y faire entrer l’idée de la ville – de la ville que nous n’avons jamais vue – lui imposera – comme un moule – les mêmes ciselures, et du même style, en fera une sorte de grande cathédrale. » 14 On peut trouver en abondance les descriptions et les métaphores liées à l’architecture des cathédrales à tel point que Luc Fraisse établira en 2014 dans son ouvrage « L’oeuvre cathédrale : Proust et l’architecture médiévale »15 un véritable dictionnaire du vocabulaire de l’architecture religieuse pour La Recherche Du Temps perdu et à travers cette véritable étude on se rend compte que La Recherche est composée, en effet, par de réels éléments architecturaux : ses chapelles, son choeur, ses absides, sa crypte, son clocher Toute cette construction méthodique permise par un grand savoir est largement inspirée par les in uences de Proust

14 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque

électronique du Québec, 1999, TII P-11 15 Luc Fraisse, L’oeuvre Cathédrale, Proust et l’architecture médiévale, Paris, éditions corti 1990

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Dans un premier temps, il faut savoir que l’étude des cathédrales est d’après Jérôme Bastianelli16, pour Proust, un moyen d’atténuer la réputation que provoqua l’échec de Jean Santeuil et Les plaisirs et les jours17 quali és par Jean Lorrain18 , chroniqueur et journaliste redouté, alors auteur de quatre recueils de poésie, de mondains et snobs. Il va même, dans Le Petit Journal, jusqu’à considérer Marcel Proust comme « un ces petits jeunes gens du monde en mal de littérature et de succès de salon.(…) Au fouet, Monsieur ! Pour Bastianelli, Proust décide de se servir de la cathédrale pour incarner la solidité. On reconnaît chez Proust plusieurs in uences dont il sera bien évidemment question à travers cette étude, mais nous pouvons situer le point de naissance de l’intérêt de Proust pour l’architecture médiévale à sa découverte de John Ruskin duquel il s’attellera à traduire deux ouvrages : La bible d’Amiens19, ode historique et littéraire à l'une des plus grandes cathédrales de France; et Sésame et les lys 20 qui condense deux conférences de John Ruskin, la première sur la nécessité de la littérature pour l’esprit du grand public, dont il déplore l’abandon. Et la seconde sur la place de la femme dans une société prise en étau entre tradition et industrialisation. Qu’il préface et commente.Proust ressent peut-être cette admiration comme une sorte d’identi cation à Ruskin. L’intérêt de Proust pour les beaux arts et l’architecture gothique le poussent à se pencher sur le travail de Ruskin. Le style littéraire de Proust, en plus de s’imprégner de cet intérêt pour l’art gothique, se teinte de son style d’écriture assez ironique et chantant d’après la traductrice de John Ruskin, Frédérique Campbell « On ne trouve pas à Proust un précédent dans la littérature française en revanche on peut placer Ruskin comme tel dans la littérature anglaise même si celui-ci n’est pas romancier. »21

16 Jêrome Bastianelli est écrivain essayiste et critique français, président de la société des amis de Marcel Proust, biographe de Marcel Proust.

17 Marcel Proust, Jean Santeuil écrit en 1895, mais publié en 1952, fragment de feuillets antérieurs à la Recherch 18 Jean Lorrain (1855-1906) est un écrivain français à très forte tendance parnassienne, il critique Proust Le petit Journal, quotidien parisien, l’un des principaux à son époque (19ème siècle)

19 Marcel Proust, traduction de The Bible of Amiens, 1904, de John Ruskin en 188 20 Marcel Proust, traduction de Sesame and Lilies, 1906, de John Ruskin 188 21 Frédérique Campbell dans l’émission France Culture, « le socialiste préféré de Proust » 202

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c) Ses in uence


Découvrant les écrits de Ruskin, au milieu des années 1890, Proust se demande s’il est véritablement romancier. Il décide donc de donner une nouvelle visée à son écriture et dans Contre Sainte-Beuve22, il entreprend de mêler autobiographie et considérations théoriques et esthétiques Jerome Bastianelli approfondit dans Proust, Ruskin 23 le processus de formation esthétique de Ruskin qui in uencera grandement Marcel Proust. Le jeune Proust commence à s’interroger de manière importante sur la place de l'art dans la vie, la symbolique de l'architecture gothique, la prédominance de la sensation sur la ré exion ou les mécanismes de la mémoire involontaire. Proust construit donc sa théorie en développant ses propres idées sur l'art, la littérature et l’esthétique Nous pouvons dire que l’intérêt de Ruskin pour un

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sociales, et dans Les pierres de Venise il écrit un chapitre célèbre sur la nature du

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gothique, qui deviendra d’ailleurs le manifeste de William Morris 26 dans lequel il

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explique que son admiration pour l’art gothique et le Moyen-âge dépend du statut de l’ouvrier.

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22 Marcel Proust, Recueil de critique littéraire, fragments de feuillets (posthume) 195

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23 Jerôme Bastianelli., Proust, Ruskin, Robert Laffont, 201

24 John Ruskin, Les 7 lampes de l’architecture, 1849 : développement d’idées esthétique Acheter sur Alamy

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25 John Ruskin, Les pierres de Venise, 1851 : splendide description de l’architecture de Venis

Parcourir par catégorie 26 William Morris, (1834-1896) artiste du 19ème siècle anglais, il est à l’origine du mouvement Arts & Crafts,Clients Entreprise

mouvement artistique réformateur pour l’architecture et Sélections les artsdudécoratifs, concourent anglo saxon de l’art nouveau jour

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Le tailleur de pierre a droit à l’initiative, ce n’est pas un simple exécutant et ce qui fait la beauté des cathédrales, selon lui, c’est la symbiose de ces individualités. Il ne retrouve plus cela à la renaissance L’analyse et la découverte de la cathédrale d’Amiens provoquent chez Proust une grande admiration à tel point que nous pourrons trouver des similitudes métaphoriques chez les deux auteurs : •

« Il faut toujours se représenter l’extérieur d’une cathédrale française comme l’envers d’une étoffe qui vous aide à comprendre comment les ls produisent le dessin tissé ou brodé du dessus » 27

« je bâtirais mon livre, je n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe » 28

Proust est donc rapidement projeté dans l’univers gothique fabriqué par les ouvrages de Ruskin. Son intérêt pour le monument gothique qu’est la cathédrale ne cesse de croître. Et son intérêt pour le Moyen Âge notamment pour le 13e siècle, la période médiévale qu’il mentionne le plus souvent, sous l’in uence d’Émile Mâle. Yoshikawa 29 revient sur l’importance des ouvrages de John Ruskin, dont la popularité est replacée dans le contexte éditorial de l’époque et dont les pages consacrées à Carpaccio 30 ont accompagné Proust à Venise, par exemple

Figure 7 - Vittore Carpaccio L’arrivée des ambassadeurs chez le roi de Bretagne, Galerie de l'Académie, Venise

27 John Ruskin, La Bible d’Amiens, éd. cit., p. 300, 1880 28 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, édition consultable en ligne, La Bibliothèque électronique du Québec, 1999, TVII P-360

29 Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural, préface de Jean-Yves tadié, (Recherches proustiennes, 14), Paris, Honoré champion, 2010. P.44-45

30 Vittore Carpaccio (1465-1525) est l’un des « peintres de Proust », peintre de l’école vénitienne in uencé par la

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Yoshikawa met en lumière le mélange opéré par Proust entre son voyage de 1900, les sources ruskiniennes, sa propre traduction de la Bible d’Amiens (1904) et ses essais sur l’auteur anglais, ou encore avec sa lecture de l’Art religieux du 13e siècle en France d’Emile Mâle On sait, en effet, que la métaphore a principalement été inspirée par L’Art religieux du 13e siècle en France d’Émile Mâle, ouvrage dé ni par Proust comme « pur chef-d’œuvre et dernier mot de l’iconographie française » 31.

Figure 8 - Croquis de la cathédrale d’Amiens, Marcel Proust / photographie : Sotheby’s

Tout au long de cette étude, Mâle compare les cathédrales gothiques aux sommes du 13e siècle . Il af rme même que les cathédrales gothiques sont les images visibles des sommes, puisqu’elles synthétisent la pensée de leur temps. Ainsi, les cathédrales seraient des sommes de pierre tandis que les sommes seraient des « cathédrales invisibles », au point que « Dante [...] fut, avec saint Thomas, le grand architecte du 13e siècle 32». Selon Mâle, la cathédrale est bien plus qu’une Bible historiée : elle est un « abrégé du monde » et elle peut accueillir la nature toute entière, car «toutes les créatures de Dieu peuvent y entrer» 33. D’après lui, il est possible d’établir un lien direct entre les façades des cathédrales et les encyclopédies médiévales : « les grands livres du 13eme siècle prenaient naturellement la forme d’encyclopédies 34» , « à aucune autre époque on ne publia autant de Sommes, de Miroirs, d’Images du monde 35».

31 «Ruskin à Notre-Dame d’Amiens», Mercure de France, avril 1900, p. 56 note 1 (cité dans PM, p. 726). Cité par Emmanuele Arioli

32 « Elles (les cathédrales) furent, à leur manière, des Sommes, des Miroirs, des Images du Monde. Elles furent l’expression la plus parfaite qu’il y eut jamais des idées d’une époque » Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d’inspiration, Paris, Ernest Leroux, 1898, p. 31, cité par Emanuele Arioli

33 Ibid p-85 34 Ibid p-85 35 Ibid p-3

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C’est le siècle de la Summa theologiae 36 de Thomas d’Aquin, du Speculum, maius 37 de Vincent de Beauvais, du Rationale divinorum of ciorum

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de

Guillaume Durand, de la Legenda aurea 39 de Jacques de Voragine ou encore du Lancelot en prose et du Tristan 40 en prose Ces grandes sommes du 13eme siècle, théologiques, encyclopédiques, liturgiques, hagiographiques ou romanesques, doivent articuler la prolifération de leur matière avec une structure solide permettant d’éviter la fragmentation. Leur structure savante et uni catrice, la rigueur de leur construction et l’ambition de leur plan sont comparables à celles des grandes cathédrales du même siècle L’exemple le plus connu de Proust est Notre-Dame d’Amiens, qu’il a scrupuleusement étudié à travers son travail de traduction de Ruskin, cependant les cathédrales de Chartres, de Reims, de Rouen, de Bourges et de beaucoup d’autres villes se plient aussi bien à cette comparaison. En outre, on se situe à la n du 19e et les cathédrales sont à la mode dans le milieu de l’art on le voit avec les tableaux de Monet et sa série des cathédrales de Rouen Figure 9 - Cathédrale de Rouen

ou encore le manifeste des cathédrales de

1892-1894 série de 30 tableaux Huiles sur toile, 100 cm. x 65 c Claude Monet

France de Auguste Rodin. 41

36 Somme Théologique, est un traité théologique et philosophique en 3 parties par Thomas d’Aquin écrit entre 1266 et 1273, l’oeuvre majeure de Thomas D’Aquin. Dont l'originalité est de concilier les acquis de la pensée aristotélicienne et les exigences de la foi chrétienne et qui repose sur l'af rmation fondamentale de l'Être comme réalité universelle, en découle un ensemble de systèmes de pensées au moyen âge.

37 Vincent de Beauvais (1184 - 1264) est un frère dominicain français, auteur du Speculum maius constituant un panorama des connaissances du Moyen Âge

38 Le Rationale divinorum of ciorum de Guillaume Durand l'Ancien (1230-1296), évêque de Mende, est un des écrits religieux les plus importants du Moyen-Âge et incontestablement le plus important, pendant trois siècles, dans la domaine des écrits sur la liturgie

39 La Légende dorée (Legenda aurea en latin) est un ouvrage rédigé en latin entre 1261 et 1266 par Jacques de Voragine, dominicain et archevêque de Gênes, qui raconte la vie d'environ 150 saints ou groupes de saints, saintes et martyrs chrétiens, et, suivant les dates de l'année liturgique, certains événements de la vie du Christ et de la Vierge Marie

40 Sommes chevaleresque des années 1230-124

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41Auguste Rodin, Les cathédrales de France (1914) manifeste sur les cathédrales en France

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L’attention de Proust se porte donc sur l’objet de la cathédrale, car le choix d’un sujet chrétien plaît dans les salons aristocratiques pendant le projet de loi séparant l’église de l’état. Proust fait d’ailleurs paraître un article dans le Figaro La mort des cathédrales 42 en 1904. De plus, Proust est bercé par l’in uence de nombreux écrivains français dont on lui lit des passages le soir avant d’aller au lit. Balzac, Chateaubriand, Hugo, Baudelaire, Sand… Dans la Recherche il établira une véritable quête sur le sens de la vie pouvant se rapprocher de La comédie humaine43 de Balzac par le monde aristocratique qui lui sert d’écrin. Cependant, la comédie humaine a voulu être la divine comédie au sens où elle veut être totalisante. Balzac réalise une totalité de l’expérience humaine sous une forme de galerie de caractères et d’activités. La plupart des grandes oeuvres de l’époque moderne ont cet idéal esthétique, mais Proust lui, prend pour modèle la cathédrale, car la volonté totalisante se situe dans un domaine beaucoup plus esthétique que la tentative de Balzac de concurrencer l’état civil avec un panorama purement anthropologique. La Recherche quant à elle s’organisera selon une narration à la première personne qui fera la particularité du récit. Au contraire de la comédie humaine ce ne sont pas les traits des personnages qui sont appuyés par l’auteur, mais les espaces architecturés. En plus de dé nir des espaces, l’intérêt pour l’architecture gothique se mêle au récit et la cathédrale semble pour son auteur un modèle ou une visée esthétique De plus Proust place à la n de La Recherche la décision du narrateur de se mettre au travail d’écriture d’un roman dont on vient à peine de terminer la lecture. Proust enferme la structure de l’oeuvre dans un cycle de temps et nous rappelle la pensée de John Ruskin qui mêle le plaisir de construire une oeuvre et sa durée dans le temps.

42Auguste Rodin, La Mort des Cathédrales , Pastiches et Mélanges, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1921 (7e éd.) (p. 198-209)

43 La comédie humaine d’Honoré de Balzac est l’oeuvre de la vie de Balzac regroupant plus de 90 ouvrages de

plusieurs genres, écrit de 1829 à 1850

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En effet Mathilde Lavenu 44, considère que l’intérêt de Ruskin pour l’architecture le pousse à y rechercher un sens plus profond qui serait lié à la représentation du temps et de durée à travers la spatialisation. Proust est en outre in uencé par de nombreuses théories esthétiques, notamment par la pensée scolastique du Moyen âge, mais également par la pensée des romantiques allemands et Wagner en particulier. Cela sera l’objet du développement de cette étude de comprendre ces in uences qui acheminent les convictions de Proust jusqu’à l’écriture de La Recherche comme une somme.

44 Mathilde Lavenu, Architecture et oubli : le souvenir chez Ruskin. K@iros. Revue interdisciplinaire en sciences de l’information et de la communication et civilisations étrangères, 2017, Université Clermont Auvergne p-4.

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II. In uences idéologiques de la conception de l’œuvre d’art totale « Le tout veut dire, dans le sens moderne, à la fois tout et chaque chose prise dans son individualité sensible. Hegel

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a) L’idée d’oeuvre d’art totale Dans son essai sur l’art total, Olivier Scheffer introduit le propos en af rmant que l’homme, bien antérieurement au Gesamtkunstwerk entreprend de se mesurer à « une grandeur absolue » et qu’il s’élève par ses œuvres vers un tout surhumain, divin, naturel. Il prend à titre de démonstration, « L’existence des pyramides égyptiennes, modèles d’une esthétique du sublime pour Kant, les cathédrales gothiques, en lesquelles Victor Hugo voyait des Bibles de pierre, et bien avant les géoglyphes des Nazca (300-800 av. J.-C.) .»1 Cependant il af rme que la totalité qui est visée par la notion de Gesamtkunstwerk est bien différente du gigantisme et de la monumentalité sublime. En effet, il exprime que la totalité n’est pas le Tout – le Grand Tout panthéistique, l’Hen Kai Pan grec. 2 Le Gesamtkunstwerk, l’idée de l’oeuvre d’art totale est une idée hautement politique elle a été nourrie de Schiller à Wagner par une nostalgie de la totalité de l’homme. La grande référence fantasmée en était la scène athénienne de l’époque classique. La pensée utopiste consistait en une évolution de l’homme qui aurait retrouvé, l’unité perdue depuis Sophocle. C’était sur cela que reposait l’idée idéaliste de l’art total. Cette idée prendrait sa source dans le romantisme allemand. D’après Timothée Picard 3, ce qui permet d’assigner au dé wagnérien une origine supposée dans le romantisme allemand, c’est le besoin urgent pour les « romantiques allemands » de ressusciter le modèle grec à la

n de l’époque

moderne lorsque le modèle du grand art chrétien s’affaisse dans l’Occident médiéval. En effet, l’Allemagne souffre d’une rivalité avec la France. Elle envisage donc l’imitation du modèle grec « d’une façon non pas mimétique, mais idiosyncrasique en réponse à un idéal français néoclassique de mesure et de clarté ». 4 1 Olivier Scheffer. « Romantisme et oeuvre d’art totale, variations sur la totalité », Belin éditeur , distribué

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par cairn.info 2009. p-19 2 En Grec ancien, signi e littéralement « Tout est Un ». C’est l’expression validant la doctrine philosophique qu’est le panthéisme 3 Thimotée Picard. « L’oeuvre totale, grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), presses universitaires de rennes 200 4 Loc.cit.« L’oeuvre totale, grandeur et misère d’une utopie » p.25

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C’est donc, selon T. Picard, depuis l’opposition du romantisme allemand et du symbolisme français que se dupliquent deux formes de Grèce. « Une Grèce démesurée et musicale et l’autre plastique et harmonieuse ». 5 Ensuite il af rme que l’assignation du modèle wagnérien au romantisme tiendrait à quatre raisons principales • Le romantisme allemand est le lieu où l’Allemagne est devenue musicienne • C’est le moment où la littérature a commencé à se penser à la fois absolument et musicalement • C’est un temps particulier où l’esthétique et la littérature ont commencé à rêver et à se rêver non seulement comme archi-art, art produit par l’éclatement des formes , des genres des arts et visant par lui-même la totalité, l’esthétique et la littérature ont commencé à se rêver comme esthético-politique , comme nécessité de ressusciter le processus mimétique antique d’une Grèce alternative « sombre violente et dionysiaque », la Grèce du drame musical. • C’est le temps de la naissance à proprement parler de la philosophie de l’histoire en tant que spéci cité de l’idéalisme allemand et en son sein d’une philosophie de la musique spéci que, qui tranche non seulement sur la philosophie des antiques, mais aussi philosophie des lumières 6 Selon Denis Bablet 7, Wagner n’est pas l’inventeur de cette théorie, mais se place dans le sillage d’une inspiration, pour la plupart, se situant dans le romantisme allemand. Cependant il explique que l’idée dépasse largement le cadre des arts et associe Saint-Simon et sa doctrine socio-économique et politique selon laquelle il existe une union intime entre science, industrie et religion. 8

5 Loc.cit.« L’oeuvre totale, grandeur et misère d’une utopie » p.2 6 Loc.cit.« L’oeuvre totale, grandeur et misère d’une utopie » p.25-2 7 Denis Bablet « L’oeuvre d’art totale et Richard Wagner » dans « L’oeuvre d’art totale » CNRS éditions,

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199 8 Saint-Simon et sa doctrine économique et sociale, élaborée par le comte de Saint-Simon (1760-1825) et ses disciples, qui préconise l'association, l'amélioration du sort des plus nombreux, l'effacement du politique au pro t de l'économie et qui est à l'origine de plusieurs tendances de la pensée moderne

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Il invite ensuite à un balayage bref des inspirations wagnériennes les plus importantes a n de mieux comprendre la situation de l’idéologie : Johann Gottfried von Herder rêverait d’une oeuvre « où la poésie, la musique, l’action et la décoration ne feraient qu’un » . Goethe af rme quant à lui qu’au théâtre « vous trouvez la poésie, la peinture, le chant, l’art dramatique et bien d’autres choses ». Schiller déclare en n « une oeuvre poétique soit se justi er par elle-même. Où les actes ne parlent point, les mots sont d’un pauvre secours[...] Le poète se contente de donner les mots et, pour les animer, la musique et la danse viennent s’y joindre. » 9 D’après Michael Groneberg dans son essai sur l’actualité de l’art total 10, Richard Wagner se trouve sous l’in uence de plusieurs grandes idéologies que l’on peut associer à des noms tels que Hegel, Schelling ou encore Schiller. Selon lui, les idées de l’oeuvre d’art totale, déjà présentes sans être nommées, chez Schelling et Hegel, sont donc bien antérieures aux deux philosophes, chez Schiller : Il paraît dans cette étude que Schiller, Schelling, Schopenhauer et Hegel développent leurs théories à partir de la révolution kantienne. « Sortir de la minorité dont nous sommes nous-même responsables, se libérer des diverses tutelles qui nous maintiennent dans la dépendance »11 Et c’est de la dépendance intellectuelle dont parle Kant dans cette citation, car selon lui, seul l’art est capable d’éduquer l’humanité, car l’indépendance passe par l’éducation des hommes. Il esquissait également « le principe de l’unité synthétique des arts » à travers sa critique de la faculté de juger12, lorsqu’il faisait l'hypothèse de combinaisons artistiques multiples, soit « l’association des beaux arts en une seule et même production » le chant est, d’après lui, une synthèse de poésie et de musique qui peut, à son tour, être combinée à la peinture dans la forme de l’opéra.

9 Denis Bablet. « L’oeuvre d’art totale et Richard Wagner » dans « L’oeuvre d’art totale » CNRS éditions, 1995. indications de références p-2 10Michael Groneberg. « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », Études de lettres 201 11 Emmanuel Kant, questionné sur le sujet « Qu’est ce que les lumières? 12 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Ladrange 1846 p-263

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C’est à partir de cette idée que naissent les ré exions sur l’art total et c’est l’image idéalisée du théâtre de la Grèce antique qui sert de point de ré exion commun à tous ces philosophes qui ne prônent absolument pas un retour vers le passé, mais un dépassement des

Figure 10 - Cratère de Pronomos, Les préparatifs d’un drame satyrique, musée archéologique de Naples. 410-400 av. J-C.

oppositions, une révolution à travers l’art. Au centre de ce « fantasme grec » naît, selon Picard, l’idée de l’union des arts Cette question est centrale du sujet, car on se demande si les arts étaient unis à leur origine. Pour beaucoup d’auteurs classiques, les arts étaient autrefois unis et le but étant de les unir à nouveau. Donc la question centrale de cette idée d’art total est la question de l’uni cation ou au contraire de la séparation des arts. Olivier Scheffer traite de cette question dans son article Romantisme et oeuvre d’art totale : variations sur la totalité 13, il prouve que l’unité du Gesamtkunstwerk relève d’une synthèse d’éléments divers, en l’occurrence des arts. Mais qu’il ne s’agit pas de rassembler tous les arts existants, mais bien ceux que l’on tient pour « irréductibles les uns des autres ». Il tire de cela un questionnement : « Si la totalité en jeu dans l’oeuvre d’art totale n’est pas le Tout, de quelle nature est le lien entre les parties? S’agit-il d’un dialogue, où chaque partie s’exprime à tour de rôle, ou d’une confusion cacophonique ? » 14 Il démontre en n que malgré le caractère injurieux que le fragment pourrait avoir sur l’oeuvre d’art totale, le romantisme porte une ré exion sur l’impossibilité ontologique d’une saisie d’un tout. Pour Scheffer, le romantisme c’est aussi une tentative de recomposition du tout sur la base de morceaux disparates. Car dans sa quête de la synthèse, le romantisme inverse les termes du rapport systématique pour penser le tout à partir de fragments.

13 Olivier Scheffer. « Romantisme et oeuvre d’art totale, variations sur la totalité », Belin éditeur , distribué par cairn.info 2009. 14 loc.cit. « Romantisme et oeuvre d’art totale, variations sur la totalité » p-195.

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Il ne s’agit pas de retrouver le tout après l’avoir perdu, mais d’en reconsidérer la nature et la forme. Il cite ensuite Maurice Blanchot lorsqu’il exprimait que le romantisme inventait un nouvel art avec le fragment et se développe notamment à travers l’écriture du roman romantique, des

gures théoriques et littéraires qui

relèvent d’une combinatoire de fragments d’un « système de fragment ».15 Schlegel notait « toute la totalité pourrait être fraction et toute fraction totalité »16 On pense ici à la théorie de Proust qui cherche à englober toute la réalité sans exclusion, « aussi bien le sublime que le grotesque. »17 De même qu’une cathédrale peut abriter des chapiteaux exhibant des

gures monstrueuses, la

Recherche peut accueillir un épisode obscène comme celui de Montjouvain. Proust justi ait la nécessité de cette scène dans une lettre de septembre 1919 à François Mauriac : « en arrachant la colonne au chapiteau obscène, j’aurais fait plus loin tomber la voûte » ; et dans la lettre de 1919 à Paul Souday : «en la supprimant, je n’aurais pas changé grand’chose au premier volume; j’aurais, en revanche, par la solidarité des parties, fait tomber deux volumes entiers, dont elle est la pierre angulaire, sur la tête du lecteur »18. Selon lui, on voit bien ici que tout se tient, et que l’on ne pourrait rien enlever sans fragiliser la structure. Proust a tranché dans son oeuvre. Les fragments s’assemblent pour composer sa cathédrale Il convient également, avant d’exposer le contenu de cette oeuvre wagnérienne, d’expliquer comment ce romantisme allemand musical, philosophique et poétique a pu être considéré comme son origine et a pu également permettre son évolution dans le temps et ainsi assurer sa longévité comme inspiration aux mouvements suivants. Picard, utilise une citation de Philippe Lacoue Labarthe dans laquelle il af rme :

15 Maurice Blanchot « L’Athenaeum», in L’Entretien in ni, Paris, Galimard, 1969, p. 525. Cité par Olivier Scheffer 16N° 14 des Fragments critiques, in L’Absolu littéraire, op. cit., p. 82. Cité par Olivier Scheffer 17Emmanuel Arioli, Proust architecte et couturier : la somme et la compilation. Bulletin d’informations proustiennes, Editions Rue d’Ulm, 2013 P-3 18Emmanuel Arioli, Proust architecte et couturier : la somme et la compilation. Bulletin d’informations proustiennes, Editions Rue d’Ulm, 2013 citant la Corr., XVIII, p. 404-405.

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« Cette promesse mimétique de l’opéra, c’est Wagner au siècle dernier qui l’aura saisie avec plus de lucidité, à la fois, et de force instinctive (…) c’est qu’il était apparu soudain que le siècle cherchait désespérément à produire, depuis les commencements du romantisme, une oeuvre du « grand art » qui fut à la dimension qu’on imputait aux grandes oeuvres de l’art grec, voire encore à celles du grand art chrétien - voilà cela s’était produit, le secret de ce que Hegel avait appelé la « religion de l’art » était retrouvé » 19 Voilà encore une lecture qui prend le romantisme allemand comme point d’origine du dé wagnérien et fait de Wagner et de ses théories sur l’art total, sur la fusion des arts, sur une réforme pédagogique et sociale basée sur le modèle grec, une nécessité historique pour l’Allemagne. Et bien sûr, fait de la musique l’art central. Selon Picard, depuis Monteverdi on attend de la musique à l’opéra qu’elle donne au peuple sa forme, sa ction en ressuscitant la tragédie grecque. En outre, le romantisme allemand est constitué d’idées faisant suite à des révolutions échouées en Allemagne. D’après Scheffer, Schiller décrivait l’état de crise moderne comme une faillite de la totalité humaine. Il considérait par la suite que la division de l’humanité pouvait se résoudre à travers l’expérience esthétique et plus précisément que la crise pouvait être résolue par l’art, destiné à réconcilier l’humanité avec elle même. De façon kantienne il estimait que l’esthétique pouvait seule surmonter la fragmentation des individus « seules les relations fondées sur la beauté unissent la société parce quelles se rapportent à ce qui est commun à tous."20

19Emmanuel Arioli, Proust architecte et couturier : la somme et la compilation. Bulletin d’informations proustiennes, Editions Rue d’Ulm, 2013 citant la Corr., XVIII, p. 46 20Friedrich Schiller, « Lettre XXVII », dans Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (trad. R. Leroux), Paris, Aubier, 1943 (éd. originale 1795, rééd. bilingue, 1992), p. 367. Cité par Thimothée Picard dans « L’oeuvre totale, grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), presses universitaires de rennes 2006

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En clair, ce contexte de questionnements et de renouveau dans la philosophie de l’esthétique fait naître chez les romantiques le rêve d’une « discipline suprême » qui dans une oeuvre unique additionne non seulement les champs plastiques, mais obtient de surcroît un résultat nal qui les transcende et qui mènera cette étude jusqu’à Richard Wagner, l’inventeur du Gesamtkunstwerk.

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b) Le Gesamtkunstwerk de Wagner (ce qu’il engendre) Tout d’abord le Gesamtkunstwerk, conception esthétique du XIXe siècle, prenant sa source chez Wagner, se situe dans un contexte économique et social bien particulier. Denis Bablet, dans son introduction de L’oeuvre d’art totale, énumère les problématiques inhérentes à ce contexte : Le développement de l’industrie en Allemagne, les phénomènes de concentration capitalistes, le règne de la bourgeoisie, le développement des villes, la richesse et le paupérisme, la divinisation de la richesse au détriment de la pauvreté, les socialismes utopiques, les pensées marxistes, la décadence des pouvoirs des églises…21 tout cela mène à l’apparition selon lui, de nouvelles tendances idéologiques et donc artistiques. Il considère que le Gesamtkunstwerk de Wagner prend sa source dans un besoin d’unité. Tout comme ses prédécesseurs. Il dé nit ensuite le Gesamtkunstwerk en précisant que Wagner lui-même n’emploiera qu’une seule fois ce terme, Gesamt (zusammen, ingesamt) signi ant l’idée d’ensemble, de vocation unitaire et non pas de totalité et Kunstwerk signi ant l’oeuvre d’art. Wagner emploiera davantage des expressions équivalentes comme : Höchsten gemeinsamen Kunstwerk, (oeuvre d’art la plus commune), de allgemeinstein Kunstwerk (oeuvre d’art la plus générale), allgemein verständliches Kunstwerk (oeuvre d’art la plus totale et intelligible). Il s’agit d’une oeuvre composée de l’uni cation de plusieurs médiums artistiques. Autrement dit la pluridisciplinarité de l’oeuvre d’art. Le Gesamt semble alors prendre la signi cation d’une totalité qui permet à ses composants de se réaliser complètement et d’atteindre la perfection, ce que Wagner considère absolument impossible pour chacun des composants indépendamment les uns des autres.

21Denis Bablet. « L’oeuvre d’art totale et Richard Wagner » dans « L’oeuvre d’art totale » CNRS éditions, 1995 p-19

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Bablet exprime la théorie de Wagner, il explique que pour celui-ci, l’art total mène l’homme individuel vers la complétude conforme à ce qu’il doit être. Représentant ainsi l’espèce dans sa globalité et non pas sa simple réduction à une fonction donnée. Il considère que cette communion des éléments ne doit pas s’appliquer qu’à l’oeuvre, mais aussi que les artistes eux-mêmes doivent collaborer pour former une entièreté « L’homme artiste ne peut se suf re entièrement que par l’union de tous les genres d’art dans l’oeuvre d’art commune, dans tout isolement de ses facultés artistiques, il est cependant et imparfaitement ce qu’il peut être tandis que dans l’oeuvre d’art commune, il est libre et entièrement ce qu’il peut être »22 Wagner s’inscrit nous l’avons vu, dans le courant du romantisme allemand, mais Bablet lui donne également une appartenance à un courant de pensée pessimiste qui considère le déclin des civilisations depuis Eschyle jusqu’à nos jours et qui prend pour modèle la civilisation grecque comme une incarnation suprême et équilibrée du Beau, qu’il faudrait faire renaître en adaptant à notre temps. Groneberg con rme également cela en situant l’écriture de « l’art et la révolution » et des textes théoriques de Wagner avant ce courant « pessimiste » Dans l’essai sur l’actualité de l’art total Groneberg distingue deux phases dans l’oeuvre de Wagner Selon lui, la première phase est une phase d’écriture que l’on pourra situer entre 1849 et 1851, une sorte de phase de théorisation par écrit de l’oeuvre d’art totale. Après l’échec, en Allemagne, de tentatives de révolutions auxquelles Wagner participe à Dresde. Il part s’exiler en Suisse où il commencer à écrire

22Richard Wagner, Das Kunstwerk der Zukunf p.150. Œuvres en prose, t. 3 (1849-1850) : L’art et la révolution ; L’œuvre d’art de l’avenir ; Art et climat, trad. par Jacques-Gabriel Prod’homme, Paris, Delagrave, 1913 (orig. Gesammelte Schriften und Dichtungen III, Adamant Media Corporation 2005 ; reproduction de Leipzig, Siegel, 1871). Cité par Michael Groneberg dans « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », Études de lettres 201

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Die Kunst und die Revolution23 en 1849, dans lequel on voit apparaître la motivation d’une « nouvelle naissance » d’un théâtre où musique et danse font partie du drame selon Groneberg. Il termine, également en 1849 Das Kunstwerk der Zukunft24 dans lequel il déplore la décadence des arts et théorise, toujours selon Groneberg, l’idée selon laquelle, les « trois arts soeurs », musique, drame et danse doivent être unis. Bablet voit, dans ces publications, un enjeu politique évident : Pour Wagner la dissolution de l’état athénien correspond à la décadence de la tragédie. Elle est le point de départ à la déchéance de la civilisation. Il cite Wagner qui af rme dans Die Kunst und die Revolution : « Chacun de ces arts isolés, grassement nourri et protégé pour le plaisir et la distraction des riches, a maintenant rempli à profusion le monde de ses produits; en chacun d’eux, de grands esprits ont produit des choses merveilleuses : mais l'Art proprement dit, véritable, n'a été ressuscité ni par la Renaissance, ni depuis ; car l'œuvre d’art accomplie, la grande, unique expression d'une communauté libre et belle, le drame, la tragédie, quelques grands que soient les poètes tragiques qui ont produit çà et la.- n'est pas encore ressuscitée, précisément parce qu'elle ne doit pas être recréée. mais bien être créée à nouveau ? » 25

On voit s’esquisser ici l’idée du Gesamtkuntwerk, cette pensée commence à se préciser et Bablet tente de la traduire en expliquant que pour Wagner, l’art tombe au service de l’industrie. Le long déclin opéré par la philosophie chrétienne fait dominer la raison sur les sentiments. Et Wagner dit : « L'art n'est plus que la oraison de la pourriture, d'un ordre de choix et de relations humaines vides, sans âme, contre nature. Chaque art isolé est grassement nourri, protégé pour le plaisir et la distraction des riches. Conséquence ultime : l'oeuvre d'art suprême, la tragédie, éclate et se divise en drame et opéra. » 26 23Richard Wagner, Die Kunst und die Revolution . Œuvres en prose (1849-1850) : L’art et la révolution ; L’œuvre d’art de l’avenir ; Art et climat, trad. par Jacques-Gabriel Prod’homme, Paris, Delagrave, 1913 (orig. Gesammelte Schriften und Dichtungen III, Adamant Media Corporation 2005 ; reproduction de Leipzig, Siegel, 1871). Cité par Michael Groneberg dans « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », Études de lettres 201 24Richard Wagner, Das Kunstwerk der Zukunft. Œuvres en prose (1849-1850) : L’art et la révolution ; L’œuvre d’art de l’avenir ; Art et climat, trad. par Jacques-Gabriel Prod’homme, Paris, Delagrave, 1913 (orig. Gesammelte Schriften und Dichtungen III, Adamant Media Corporation 2005 ; reproduction de Leipzig, Siegel, 1871). Cité par Michael Groneberg dans « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », Études de lettres 201 25 Richard Wagner, L’art et la Révolution. trad. par Jacques-Gabriel Prod’homme, Paris, Delagrave, 1913

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Vol III p-15, cité par Bablet D. « L’oeuvre d’art totale et Richard Wagner » dans « L’oeuvre d’art totale » CNRS éditions, 1995 p-2

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De cette période naîtrons des ré exions essentielles à l’oeuvre de Wagner comme

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Groneberg compare ses idées à des idées communistes et cite un passage que Wagner écrit lui-même, selon lequel, par la création artistique « l’égoïste devient communiste, l’un devient chacun, l’homme devient dieu, les genres d’art deviennent art » 27 Wagner se sent donc investi de la mission de « recréer l’art ». Un art qui ne soit pas au service de l’argent. Et dans ce travail de régénération de l’art Wagner place la représentation en premier lieu, car, selon lui, elle représente l’institution la plus complète. Il va jusqu’à revendiquer des idées solidaires, un accès libre à la culture pour tous, en proposant par exemple des représentations gratuites ou une révision du statut du comédien, soutenu par l’état, toujours dans l’optique de calquer sa théorie sur la Grèce antique. Il considère qu’il est urgent de réconcilier des opposés, tels que la raison et les sentiments pour se rendre vers une société qui considère et englobe la totalité des hommes qui ne seront plus soumis, mais libres intellectuellement et cela passe par l’apprentissage de l’art sous toutes ses formes. Pour illustrer cette idée, Groneberg utilise cette citation de Wagner : « Dans le vaste amphithéâtre grec, le peuple entier assistait aux représentations, dans nos théâtres distingués, paresse seulement la classe fortunée. Le grec était lui-même acteur, chanteur et danseur. Nous faisons dresser pour notre divertissement une certaine portion de notre prolétariat social » 28 On sent, dans l’idéologie wagnérienne de nombreux héritages comme les protagonistes du Sturm und Drang 29 des années 1770 , Goethe, Schiller L’idéologie décline rapidement, lorsque Wagner tente de mettre en exergue ses théories à travers la représentation et notamment l’opéra.

26 Denis Bablet, « L’oeuvre d’art totale et Richard Wagner » dans « L’oeuvre d’art totale » CNRS éditions, 1995 p-2 27 Richard Wagner, Die Kunst und die Revolution . Œuvres en prose (1849-1850) : L’art et la révolution ; L’œuvre d’art de l’avenir ; Art et climat, trad. par Jacques-Gabriel Prod’homme, Paris, Delagrave, 1913 (orig. Gesammelte Schriften und Dichtungen III, Adamant Media Corporation 2005 ; reproduction de Leipzig, Siegel, 1871).p-67. Cité par Michael Groneberg dans « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », Études de lettres 2018 p-3 28 Richard Wagner, Die Kunst und die Revolution . Œuvres en prose (1849-1850) : L’art et la révolution ; L’œuvre d’art de l’avenir ; Art et climat, trad. par Jacques-Gabriel Prod’homme, Paris, Delagrave, 1913 (orig. Gesammelte Schriften und Dichtungen III, Adamant Media Corporation 2005 ; reproduction de Leipzig, Siegel, 1871).p-24. Cité par Michael Groneberg dans « Le Gesamtkunstwerk et l’homme entier. Essai sur l’actualité de l’art total », Études de lettres 2018 p-33 29 Sturm und Drang : mouvement politique et littéraire allemand de la seconde moitié du 18ème siècle né

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en réaction contre la philosophe des lumières


Figure 11 - Coupe de la salle, l’orchestre et la scène pour le théâtre de Bayreuth de Richard Wagner Illustration de Albert Lavigna

Architecte du temple musical de Bayreuth 30 il crée une fosse d’orchestre pour y dissimuler les musiciens (1873). Wagner élabore tout lui-même, de la musique en passant par les décors et les chants. En effet, si l’on suit l’idée que présente Picard dans son étude, même si Bayreuth et le Gesamtkunstwerk paraissent être une réponse à la nécessité du processus mimétique, il est composé d’éléments dont les nazis s’inspireront. « Ceux qui ont choisi le romantisme allemand comme origine au dé

wagnérien ont

nalement choisi d'en effectuer le jugement. » Le romantisme

allemand c’est un peu l’âge d’or d’une civilisation européenne dont Wagner serait une des dernières gures ou bien encore le déclencheur de la dangereuse idée utopique dans lequel l'Allemagne aurait puisé de quoi nourrir ses idéaux nazis. C'est ce qui a fourni à l’art : la recherche de l'Un, du Sublime et du Total, sa plus exigeante mission, ou au contraire ce qui lui a donné son caractère démesuré et éthiquement ambivalent, ce dans quoi la politique a trouvé, le siècle suivant, les fondements de son esthétisation. Il faut bien sûr soulever cette problématique avant de reconnaître que la recherche wagnérienne de l'œuvre d'art totale a constitué le point d'aboutissement d'une ré exion sur la totalité qui n'a cessé de se développer depuis.

30 Le Festival de Bayreuth : un festival d'opéra fondé en 1876 par Wagner dans lequel il exécute de ses dix principaux opéras, écrin de ses théories

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Les avant-gardes ont, pour beaucoup, fait preuve d'une attirance prononcée pour la totalité. Alors que parfois opposées au wagnérisme, elles n'en poursuivent pas moins des buts et des obsessions très similaires. On ne sait d’ailleurs toujours pas, en matière de totalité, quelle notion il faut employer.

« Sagit-il d'«œuvre d'art

totale », de «fusion», de «mélange», de «collaboration»,de «complémentarité entre les arts», de «coopération», d'«effet combiné», ou encore de «composition» ou de «synthèse scénique»? » 31

La supposée redondance des arts dans l'œuvre d'art totale wagnérienne se transforme peu à peu en acte militant. On vise une complémentarité, un contrepoint ou une dissonance entre les arts. On vise donc une totalité autre, plus complète ou plus limitative. Ces modes alternatifs de totalité sont évidemment porteurs de nouvelles conceptions Qu'il s'agisse des Russes, du Bauhaus ou des futuristes Italiens, le wagnérisme est le point commun de ces différents mouvements : l'admiration pour Wagner bientôt convertie en condamnation : la volonté de façonner « l'homme nouveau » et de réconcilier l'homme avec la modernité le souci de convoquer la « masse » comme horizon indispensable de l'expérimentation théâtrale En Italie, l’anti-wagnérisme des futuristes est d’abord d’ordre formel il s’agit de dé nir contre Wagner une nouvelle forme de synthèse artistique porteuse d'une conception de l’homme et du monde autre et ensuite d’ordre politique et idéologique à travers l’anti-wagnérisme s’exprime un fort anti-germanisme et un éloge a contrario agressif de l’italinité. Arrive en n le temps où le futurisme et le fascisme font marche commune avec des principes de scénographie qui rappellent fortement le programme de Bayreuth

31 Timothée Picard, « L’oeuvre totale, grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), presses universitaires de rennes 2006. P-47

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Et le Gesamtkunstwerk de Wagner se retrouve en n grandement dans le projet du Bauhaus, distingué par Gropius comme « la cathédrale de l’avenir ». Lorsque Gropius fonde l’école du Bauhaus, il souhaite faire renaître une communauté de travail aussi exemplaire que celle des loges médiévales qui réunissaient les artistes de toutes spécialités. Il y a, en outre, une sorte de fascination pour la cathédrale qui est associée à la perfection spirituelle de l’oeuvre wagnérienne. La cathédrale constitue une totalité artistique, mais aussi un idéal de la communauté assemblée, associant le religieux, le savoir et la technique, l’horizontalité de l’humain et la verticalité d’une transcendance. La gravure sur bois du peintre cubiste Lyonel Feininger 32 en témoigne, elle représente une cathédrale gothique en tête du manifeste du Bauhaus. Gropius crée une formation qui synthétise tous les arts en se basant sur un modèle du Moyen-Âge religieux. Il ambitionne de faciliter la création de l’oeuvre d’art totale sous la prégnance de l’architecture grâce à l'organisation des métiers, en tant que communauté agissant dans l’unité. Quant à la France, à la n du XIXème siècle

Figure 12 - Frontispice du programme du Bauhaus Gravure sur bois représentant une cathédrale gothique 1919

on retrouve le paradigme musical de Wagner dans la littérature. C’est aussi bien le romantisme allemand que le symbolisme français, une donnée diversiforme qui permet à la littérature d’accéder à un Tout et qui prend trois formes : une poétique, une investigation du Moi et une métaphysique. La musique devient une analogie pour envisager la forme et la fonction de la littérature moderne. Par son intermédiaire elle redé nit sa relation au sublime, mais aussi « à la forme comme moyen de donner une unité au Moi et de triompher du temps ».

32 Lyonel Charles Feininger (1871-1956) effectue une gravure sur bois d’une cathédrale qui deviendra le frontispice du programme du Staatliches Bauhaus Weimar, 1919

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On considérera qu’en littérature l’utilisation du modèle musical ou pictural ne sera pas prise au pied de la lettre. Si ces écrivains ont si longuement plongé l’idée du dé wagnérien c’est parce qu’il leur permettait de maintenir ferme la nécessité d’un modèle musical par lequel la quête de la littérature puisse être poussée à son maximum. Un des souhaits que manifestent les formes de la poésie wagnérienne est la musicalité du langage. L’aura sonore des mots, les chocs et ellipses syntaxiques en offrent d’excellents équivalents littéraires, ce peut être ensuite un prolongement esthético-religieux lorsque le leitmotiv 33 permet de rendre compte littérairement « d’un mode d’être au monde soumis aux intermittences d’une Grâce à déchiffrer »34. C’est le cas de Proust En n, un autre mode de collusion entre les arts , tient aux récits symbolistes et post symbolistes tentant d’établir des lois de correspondances entre langage pictural, musical et littéraire : Cela a des répercussions : De Baudelaire à Huysmans, sur les transpositions littéraires de la musique wagnérienne, qui tendent toute vers l'esthétique du tableau. D’ailleurs Picard cite les articles de Wyzewa 35 portant sur la peinture wagnérienne et qui visent à dé nir ce qu’elle est exactement, mais aussi à envisager l'art total futur comme étant celui qui réunira à la fois « la sensation, la notion et l’émotion », qui sont pour lui, les attributs respectifs de la peinture, de la littérature et de la musique. Au peintre total et au musicien total, s’ajoute donc l'écrivain total. Cette volonté que manifeste la littérature de faire siennes les prérogatives non seulement de la musique, mais aussi de la peinture wagnérienne a plusieurs conséquences sur le plan de la création littéraire. Dans le domaine poétique, tout d'abord, certains héritiers de Mallarmé 36 ou de René Ghil 37 tentent de parvenir à un langage poétique qui soit également musico-pictural

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Leitmotiv : se présente comme un procédé utilisé indifféremment par les écrivains et les artistes, une récurrence, un signe qui revient et fait mémoire. Avant Wagner, le « mot » est peu représentatif. C’est le procédé de l’esthétique wagnérienne 34 Timothée Picard, « L’oeuvre totale, grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), presses universitaires de rennes 2006. P-6 35Théodore de Wyzema (1862-1917) est un critique d’art qui collabora dans la Revue wagnérienne de de 1885 à 1888. 36Stéphane Mallarmé (1842-1898) il compose en juillet 1885 un texte intitulé « Richard Wagner, rêverie d’un poète français » moitié article, moitié poème pour la revue wagnérienne 37René Ghil (1862-1925) est un poète français in uencé par Mallarmé, mais qui, nalement développera une théorie avant gardiste

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problèmes qui la concernent en propre. Si la peinture enregistre une impossibilité de dire le réel, comme semble en témoigner la quête d'une peinture wagnérienne, alors la littérature, qui utilisait ce biais pour rendre compte de la jouissance musicale, ne pourra plus dire la musique par le biais d'un réalisme pictural. Le plus étonnant, en ce sens, dans l'œuvre par essence antiréaliste de Proust, est que l'audition de la post-wagnérienne Sonate de Vinteuil donnât toujours lieu, paradoxalement, à des tableaux visuels décrits de façon fort réaliste et précise, alors même que, précisément, l'idée d'une musique descriptive, à programme, est plus que jamais, dans l'époque contemporaine de la rédaction de ces scènes, mise en défaut. Quelques années plus tôt, Zola38, selon Picard, dresse le portrait d'une forme de crise de la représentation : celle de la littérature à dire une certaine spéci cité et vérité du réel, mais aussi celle de la littérature à écrire tout autant le roman du peintre que celui du musicien En outre, on peut trouver dans le tempérament artistique de Wagner comme dans celui la plupart de ses héritiers, un trait fondamental : celui d’un fantasme de l’origine, de la quête originaire. « Il s’agit toujours de surmonter, par l’image, la cyclicité rédemptrice, le temps (qui est ruine), un mouvement historique (qui va déclinant), et la mort »39. Et on pense à Scheffer qui exprime l’importance qui est conférée à l’inachèvement dans le romantisme. L’inachevé n’est plus le synonyme de l’imperfection à l’époque des romantiques, mais celui de l’avenir, l’utopie, la progressivité. La forme typique de cette pensée est le cercle : une temporalité qui veut retrouver la circularité du temps mythique contre le temps historique. Tout cela nous ramène à Proust et son oeuvrecathédrale que l’on peut facilement associer à l’esthétique de l’inachèvement « Dans ces livreslà il y a des parties qui n’ont eu le temps que d’être esquissées et qui ne seront sans doute jamais nies, à cause de l’ampleur même du temps de l’architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ».40 38Emile Zola (1840-1902) écrivain et journaliste, il voue une admiration à Wagner à qui il reconnaîtra un certain caractère révolutionnaire jusqu’à en faire la critique. 39 Timothée Picard, « L’oeuvre totale, grandeur et misère d’une utopie (autour de Wagner), presses universitaires de rennes 2006. P-34 40Marcel Proust, À la Recherche du Temps perdu - Le temps retrouvé (Deuxième partie) - La Bibliothèque électronique du Québec -1999- Collection À tous les vents Volume 553 p- 359

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La peinture wagnérienne en littérature vient rendre compte d'un certain nombre de


c) L’in uence de Wagner chez Proust Dans la genèse du Wagnérisme proustien, Jean Marc Rodrigues41 propose de relier l’in uence du wagnérisme dans l’oeuvre proustienne. Il nous propose de tracer cette histoire chronologiquement C’est à l’époque de sa participation à des revues littéraires que Proust, côtoie en premier lieu l’in uence wagnérienne et c’est donc vers cette époque que la musique commence à l'occuper sérieusement, car elle est au centre des débats esthétiques entre les jeunes lettrés de cette époque. Mais son initiation commence apparemment à partir des années 1890 lorsqu’il commence à fréquenter les salons. D’après Georges Painter, il rencontre le musicien allemand en personne42. S’ensuit, dans la genèse du wagnérisme proustien, une démonstration sur l’évolution musicale de Proust et l’asservissement de celle-ci à sa Recherche. Il semble soutenir que l'enthousiasme européen s’appropriant l'œuvre et les théories wagnériennes en France dans le courant des années 90 s’exprime par un monde à la recherche de « son salut intellectuel et sa rédemption culturelle ». Selon Rodrigues, c’est en 1894 que son wagnérisme se précise, puisqu’il ne semblait pas le toucher jusque là. En effet, il vient d’écouter Lohengrin43 et échange avec son ami Reynlado Hahn. Il Figure 13 - Une soir e chez Madeleine Lemaire - Reynaldo Hahn au piano. Par l’artiste SEM ; Image de la Biblioth que nationale de France

existe

une

grande

correspondance44 entre les deux interlocuteurs qui expriment des divergences d’opinions à travers des débats passionnés, car Proust est résolument wagnérien et Hahn semble être le musicien de la tradition et de l’ordre.

41 Jean-Marc Rodrigues, Genèse du wagnérisme proustien. In: Romantisme, 1987, n°57. LittératuresArts- Sciences- Histoire. pp. 75-8 42 George Duncan Painter (1914-2005) est un auteur anglais célèbre connu notamment en tant que biographe de Marcel Proust 43Lohengrin est le 6ème opéra de Richard Wagner, il est l’un de ses opéras principaux.

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44Marcel Proust, Lettres à Reynaldo Hahn, collection blanche Gallimard 1956

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Rodrigues reprend les propos de Bouhélier a n d‘expliquer cet « ordre français », lorsque celui-ci appelle au retour vers une musique débarrassée des « miasmes germanophiles » : « L'idée de beauté est liée à celle de la joie, de l'ordre, de la proportion. Comment pourrions-nous en trouver la vue dans les spectacles que nous présente Richard Wagner. » 45 L’idée c’est que deux écoles s’opposent et Claude Debussy, également cité, con rme cette opposition en établissant comme principe : « la musique française c'est la clarté, l'élégance, la déclamation simple et naturelle. » 46 Cette « tentation intellectuelle » devient une revendication exacerbée et presque nationaliste, elle a pour effet la place mineure des musiciens contemporains français dans le texte de Proust. Le débat entre Proust et Hahn bat son plein, cependant il n’est pas porté sur le plan de l'essence de la musique, mais plutôt sur « les fondements du mythe dans l'opéra wagnérien ». D’ailleurs ce sujet semble composer l’actualité de cette époque, développé régulièrement, selon Rodrigues, dans « la Revue wagnérienne »47 L'opposition semble très claire entre les deux hommes. Les positions respectives que tiennent Hahn et Proust sur le sujet sont le re et des enjeux du débat alors prégnant dans la France de cette époque Parallèlement à Hahn, Zola, qui semble être du même avis en ce qui concerne la vision de la

ction légendaire que Wagner élèvera au rang de nécessité

dramatique, écrit dans un article portant sur le drame lyrique :

45Stéphane Georges de Bouhélier, Les Eléments d'une Renaissance française, Paris, 1899, p. 64, cité par Rodrigues p-7 46 Claude Debussy, Revue blanche, 2 avril 1904. cité par Rodrigues p-77

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47 La revue wagnérienne est une revue française qui voit le jour dans les années 1885 jusque’à 1888 consacrée à l’étude critique et au quotidien de l’histoire de l’oeuvre de Richard Wagner elle est dirigée par Edouard Dujardin à Paris.

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« Au lieu de s'immobiliser avec (Wagner), on peut partir de lui ; et la solution n'est certainement pas ailleurs, pour nos musiciens français. [...] Je ne suis pas à demander l'opéra en redingote ou même en blouse. Non ! il me suf rait qu'au lieu de fantoches, au lieu d'abstractions descendues de la légende, on nous donnât des êtres vivants, s'égayant de nos gaietés, souffrant de nos souffrances [...] Ah ! musiciens, si vous me touchiez au cœur, à la source des larmes et du rire ; le colosse Wagner, lui-même, pâlirait sur le piédestal de ses symboles ! La vie, la vie, partout ! » 48 Pour ces artistes hostiles au wagnérisme, le défaut essentiel que semble porter le maître de Bayreuth repose sur une attitude trop traditionaliste, et ils lui reprochent une identi cation, bien trop prise au pied de la lettre, avec le héros. Pour cette communauté d’artistes, la fonction première de l’opéra est de faire ressentir des émotions et rendre sensible. Mais ils semblent considérer qu’avec le héros légendaire cela est rendu compliqué. Rodrigues s’appuie ensuite sur les propos de Thomas Mann : « le phénomène social n'inspire pas le musicien ; il n'a pas sa place dans le domaine de l'art ; pour l'artiste seul importe l'humain absolu cristallisé dans le mythe, seule importe la poésie pure et intemporelle de la nature et du cœur » 49 Pour répondre au contresens que commettent Hahn et Zola et les anti, de ne voir dans l’oeuvre de Wagner qu’une dimension sociale, Proust lui, af rme que c’est oublier complètement « la valeur symbolique dont le drame lyrique se veut l'expression et l'illustration frappantes ». 50 Pour Rodrigues, c’est donc sur cette identi cation au premier degré entre le spectateur et le personnage que s'affrontent Proust et son ami. Pour Hahn le musicien, l’opéra de Wagner est dépassé à cause de cette démesure « qui ne saurait coïncider avec l'attente du spectateur , pour lequel le héros n'est qu'un double sublimé de lui-même ». 48 Emile Zola, «Le drame lyrique», Le Journal, 24 novembre 1893 (Œuvres complètes, éd. Tchou, t. XV, p. 830-834). Cité par Rodrigues p-8 49 Thomas Mann, Wagner et notre Temps, éd. du Livre de Poche, coll. « Pluriel », 1978, p. 165. Cité par Rodrigues p-81 50Thomas Mann a pu remarquer, à ce propos, les points de coïncidence entre Zola et Wagner, mais il

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reconnaît qu'il « existe une différence essentielle où s'af rme l'originalité nationale de chacun : l'oeuvre française est animée par un esprit social, l'œuvre allemande baigne dans une atmosphère mythique faite de poésie primitive » (ibid., p. 166). D'où les erreurs peut-être consenties de Zola sur l'œuvre de Wagner. Rodrigues p-81.

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ses théories, il semble assimiler sa façon de penser et son système et arrive à saisir que, dans le recours au mythe, l’anecdote ne compte pas. Le mythe c’est plutôt le moyen de porter une vérité archétypale Proust semble sensible aux caractères de la création wagnérienne : la sensualité du ux musical, mais aussi la ne dissimulation de phrases qui, s’assemblent pour s’intégrer progressivement à la mélodie par une ampli cation orchestrale. Proust en fait très tôt une application littéraire en miniaturisant un monde fait de phrases. Fraisse considère que chaque métaphore architecturale ou évocation à la cathédrale dans la Recherche « creuse dans le monument littéraire, une niche, propre à abriter une phrase minuscule comparée à l’ensemble, et pourtant si bien ouvragée »51 Aussi, dans la Recherche, Proust s’émerveille sur deux oeuvres en particulier, l’une grand cycle musical et l’autre grand cycle romanesque : il s’agit de la Tétralogie de Wagner52 (Das ring) et la Comédie humaine53 de Balzac. Il pense que ce n’est que rétrospectivement que Balzac et Wagner auraient aperçu la Figure 14 -Les quatre pisodes formant le Ring (La T tralogie) de Richard Wagner lors du cycle inaugural du Festival de Bayreuth en 1876 (mise en sc ne - Richard Wagner Dessins de Josef Hoffmann

continuité et l'unité à travers l’agencement de leurs œuvres. Pendant toutes ces années d’initiation, dont on pourrait dater la n vers 1895, Proust a vu grandement évoluer son goût musical

5 1 L u c F r a i s s e , L’ o e u v re cathédrale, Proust et la littérature médiévale, éditions classiques garnier, 2014. p-119 52En référence à Der Ring des Nibelungen (L'Anneau du Nibelung) de Richard Wagner composé de

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quatre opéras 53La comédie humaine d’Honoré de Balzac est l’oeuvre de la vie de Balzac regroupant plus de 90 ouvrages de plusieurs genres, écrit de 1829 à 1850

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Pour Proust, l'identi cation n’est pas de cet ordre. Bien qu’il n’ai pas lu Wagner et

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Le règne du wagnérisme nit peu à peu par s’étioler et se constituer dans les années 1900 en impasse esthétique et musicale. Cependant Proust, lui, persistera dans son wagnérisme. Nous pouvons donc dire, dorénavant que le penchant de Proust pour la musique et la nuit romantique allemande sont évidentes. En témoigne la présence des musiciens du romantisme allemand au sein même de la Recherche que souligne Thimothée Picard54 : Beethoven, Schubert, Schumann et Wagner, mais aussi de post romantique français Pour Picard, le romantisme musical allemand est alimenté, dans toute l’œuvre proustienne, de fonds philosophiques. Le philosophe le plus important

en la

matière est Schopenhauer. Il considère que l’in uence de Schopenhauer sur Proust est évidente Pour appuyer ceci, il exprime que l’art qui est considéré comme « art suprême », c’est bien évidemment la musique placée au sommet de la hiérarchie des arts parce qu’elle saurait déceler « l’essence intime des choses ». Il en découle ensuite, nous l’avons vu précédemment, une théorie de l’écriture et de la lecture. Le lecteur le seul qui pourrait et devrait compléter le caractère inachevé de l’œuvre d’art C’est donc, selon Picard, Le monde comme volonté et comme représentation55 qui constitue l’arrière-plan esthétique et métaphysique principal de la Recherche. Le principe formel déterminant dans les deux œuvres serait sensiblement le même: « un principe d’organicité ». Comme nous le savons désormais, chaque partie de l’œuvre totale de Wagner doit tenir de la précédente et la supposer. Une partie est donc interdépendante des autres et également du tout, qu’elle est censée contenir en miniature. Luc Fraisse considère que la volonté de Proust grâce à la Recherche est de « tendre et offrir au lecteur une miniature de l’immense cathédrale qui abrite toutes les phrases-cathédrales ».56

54Timothée Picard, Wagner selon Proust : une dramaturgie de l’écriture sotériologique dans Wagner une question européenne, presses universitaires de Rennes, 2006 p.3/2 55Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation. Traduit en français par A. Burdeau, cité par Picard dans Wagner selon Proust : une dramaturgie de l’écriture sotériologique dans Wagner une question européennes p.4/2 56 Luc Fraisse, L’oeuvre cathédrale, Proust et la littérature médiévale, éditions classiques garnier, 2014.

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de Vinteuil la matrice de La Recherche dans son ensemble, il décèle « l’analogie microcosmique des lois qui président à l’œuvre dans son entier ». Pour Proust, la musique de Wagner semble être une réalité plus puissante, et plus véritable que la vie elle-même. Ceci est lié, selon le texte de Picard à trois données fondatrices : La première serait « la question du temps », la seconde, « celle de l’extase esthétique comparable à une religion » et en n la troisième serait « une ré exion d’ordre poétique débouchant, pour le narrateur, sur la formulation de sa propre esthétique. » 58 Grâce à Wagner, Proust va donc concevoir une forme, une structure, mais aussi nalité à son oeuvre à venir. Picard cite « l’épisode Tristan » comme illustration de cette idée, qui dé nit selon lui, sous une in uence esthético-religieuse, « l’idéal de l’œuvre-monde, mais aussi le sens et le fonctionnement des leitmotiv »59 La représentation de la métaphysique proustienne impliquerait donc de passer par la dramaturgie wagnérienne, en tant que réalisation artistique particulièrement aboutie de la pensée de Schopenhauer. La preuve tangible qu’en donne Picard est l’importance d’une œuvre spéci que dans La Recherche, « une œuvre par excellence de l’initiation et de la révélation » : Parsifal 60. Picard évoque les travaux de Jean-Jacques Nattiez à ce sujet et af rme qu’il a nettement montré l’importance de cette œuvre dans La Recherche. Son travail a consisté à « souligner les analogies tant thématiques et formelles, que philosophiques et esthético-religieuses, qui existent entre l’œuvre de Wagner et celle de Proust

57Michel Butor, Répertoire 4, Paris, Éditions de Minuit, 1974 et « Les œuvres d’art imaginaires chez Proust » in Essais sur les modernes, Paris, Gallimard, 1964. cité par Picard dans Wagner selon Proust : une dramaturgie de l’écriture sotériologique dans Wagner une question européenne p.4/2 58Timothée Picard, Wagner selon Proust : une dramaturgie de l’écriture sotériologique dans Wagner une question européenne, presses universitaires de Rennes, 2006 p.7/2 59Timothée Picard, Wagner selon Proust : une dramaturgie de l’écriture sotériologique dans Wagner une question européenne, presses universitaires de Rennes, 2006 p.8/23 60 « festival scénique sacré » de Richard Wagner en 1882 pour le second festival de Bayreuth Il se fonde sur l’épopée médiévale Parzival de Wolfram von Eschenbac

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Cette idée est appuyée dans le texte de Picard, par Butor57 qui voit dans le Septuor


Surtout, il a montré comment la première offrait à la seconde un modèle : celui de « l’œuvre d’art rédemptrice ». » 61 Pour terminer ce rapport sur l’in uence de Wagner dans l’oeuvre de Proust, j’ai choisi d’aborder la métaphysique du temps, essentielle à la formation de l’oeuvre proustienne. Le temps, dans La Recherche est représenté et fabriqué, selon Picard, comme « un élément formé de plusieurs agrégats de matières, vitesses et appréhensions, hétérogènes les unes aux autres, et ouvrant devant la conscience phénoménologique dans laquelle se conjuguent mémoire, désirs et affects, des couloirs véritablement magiques ou infernaux en perpétuelle mutation. Sur ces couloirs, parce que « le monde est ma représentation », la conscience exerce involontairement son pouvoir. » 62 Ici nous pouvons dire que l’Œuvre est la révélation de l’œuvre à venir. L’oeuvre que l’on vient de lire ne serait que l’oeuvre passée, ou l’oeuvre telle qu’elle est : la modernité radicale de l’oeuvre de Proust par rapport à l’oeuvre de Wagner est marquée par ces stratégies, riches d’enseignements

61Jean-Jacques Nattiez, Proust musicien, Paris, C. Bourgois, 1984. Cité par Picard dans une dramaturgie de l’écriture sotériologique dans Wagner une question européenne 62Timothée Picard, Wagner selon Proust : une dramaturgie de l’écriture sotériologique dans Wagner une question européennes, presses universitaires de Rennes, 2006 p.15/23

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III. La cathédrale comme modèle esthétique « D'ailleurs, comme les individualités sont dans un livre faites d'impressions nombreuses qui, prises de bien des jeunes lles, de bien des églises, de bien des sonates, servent à faire une seule sonate, une seule église, une seule jeune lle, ne ferais-je pas mon livre de la façon que Françoise faisait ce boeuf mode dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée ? » Marcel Proust, Le Temps Retrouvé

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a) La cathédrale dans la littérature Dans un premier temps, nous pouvons mettre au service de cette démonstration la thèse d’Erwin Panofsky qui mettra en évidence la parenté existante entre la structure intellectuelle de la Somme théologique et la composition de la cathédrale gothique. Peutêtre pourrait-on de même comparer cette composition à celle de la Recherche, c’est-à-dire faire valoir l’ordre qui préside au roman en ce qu’il serait le re et des éléments structurants distingués par Panofsky Dans la description du travail de Panofsky par Pierre Bourdieu1 on semble percevoir les caractéristiques mêmes de la Recherche du Temps Perdu. « Prétendre que la Somme (de Saint-Thomas) et la cathédrale gothique peuvent être comparées, au titre d’ensembles intelligibles composés selon des méthodes identiques, avec, entre autres traits, la séparation rigoureuse qui s’y établit entre les parties, la clarté expresse et explicite des hiérarchies, c’est en effet s’exposer à recevoir, dans le meilleur des cas, l’hommage respectueux et prudent que mérite “une très belle vue de l’esprit.” » On pourrait comparer la somme et la cathédrale gothique à l’oeuvre de Proust. Panofsky avait sans doute voulu à travers son étude, prouver que le lieu physique et structurel était intimement lié à des formes d’expression symboliques rattachées à une époque et des problématiques sociétales selon des principes et un plan bien établis, certainement fut-il in uencé, lui-même, par l’oeuvre de Wagner et des romantiques allemands dont Proust s’inspira. La théorie repose sur les fondements de la scolastique. Selon Jean Louis Déotte2 au sujet de l’architecture scolastique de Panofsky, il suggère clairement que l’exposition d’un tel programme idéel c’est-à-dire une sorte d’exposition rationnelle de la foi témoigne de la volonté de l’auteur de prouver que la cathédrale classique vise en premier lieu à la totalité et tend à s’approcher d’une solution accomplie et ultime.

1 Erwin Panofsky, l’architecture gothique et pensée scolastique publié aux éditions de minuit en 1967 traduction et postface par Pierre Boudieu 2 Jean Louis Déotte (1946-2018) est un philosophe français. On se réfère ici à son article Bourdieu et Panofsky : l’appareil de l’habitus, Publié en 2010 par MSH Paris Nord

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Pour cela Panofsky explique la culture véhiculée par l’école du Moyen-âge en employant le concept scolastique « d’habitus »3. Il tente de démontrer que la culture est un ensemble de « schèmes fondamentaux », qui sont auparavant assimilés, et qu’à partir de cela vont se développer, selon un art de l’invention, très proche et comparable à celui de "l’écriture musicale », comme nous l’avons vu chez Wagner et son in uence dans le monde littéraire Pour Panofsky la scolastique aurait participé à systématiser le principe de la Somme4 et à l’enseigner et le développer au sein des établissements universitaires d’Ile-de-France au XIIIe siècle. C’est son habitus qui serait devenu dominant dans les arts picturaux et plus solennellement dans l’architecture contemporaine : le gothique. Cela participera donc à appuyer la cathédrale comme élément explicable et lisible, mais aussi tendra évidemment, comme nous l’avons vu, vers l’atteinte de la totalité. Panofsky s’interroge également sur la technique de transmission du schème de pensée et il tente d’expliquer que ce n’est pas par la lecture5 que les architectes acquièrent cette in uence scolastique. Mais bien par un enseignement de terrain grâce à la rencontre avec des « théologiens, les peintres, enlumineurs, artisans dans l’art du vitrail et sculpteurs, écoute de sermons, fréquentation de disputationes de quolibet »6On reconnaîtrait presque ici le discours de Gropius au sujet du Bauhaus. Et nalement, à cette époque, Panofsky l’exprime clairement, « l’architecte était considéré comme une sorte de scolastique. »7

3Avec le terme latin habitus, la tradition scolastique traduit le mot grec hexis employé par Aristote. Le concept d’habitus, tel qu’il est utilisé aujourd’hui en sciences humaines et sociales, a été élaboré par Pierre Bourdieu à la n des années 1960 dans la postface de Panofsky. Il conçoit les habitus (au pluriel) qui sont produits suite aux conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence. 4Somme Théologique, est un traité théologique et philosophique en 3 parties par Thomas d’Aquin écrit entre 1266 et 1273, l’oeuvre majeure de Thomas D’Aquin. Dont l'originalité est de concilier les acquis de la pensée aristotélicienne et les exigences de la foi chrétienne et qui repose sur l'af rmation fondamentale de l'Être comme réalité universelle, en découle un ensemble de systèmes de pensées au moyen âge. 5lecture de Saint Thomas d’Aquin

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6Dans l'université médiévale, dispute sur des sujets non préparés, laissés à l'initiative de l’assistance. Thomas d'Aquin tint à Paris douze disputes de quolibet (Encyclop. univ.t. 161973, p. 69). 7 loc.cit. Jean Louis Déotte Bourdieu et Panofsky : l’appareil de l’habitus, Publié en 2010 par MSH Paris Nord. p-

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Jean Louis Déotte traduit donc cette pensée en expliquant que si l’architecte s’imprègne de toute une technique organisationnelle scolastique, cela suppose que sa discipline n’en produit pas. « L’architecte est censé

concevoir la forme de

l’édi ce sans en manipuler la matière » exprime Panofsky en citant Thomas d’Aquin8 Donc c’est uniquement un maître des formes devant laisser le travail de la matière aux artisans. Plus qu’un autre art, l’architecture semble donc être une « superstructure9 matérielle d’une infrastructure idéelle »10(la scolastique). L’architecture semble totaliser un grand nombre de règles et repose selon Déotte sur un socle solide de superposition des arts. Dans la postface, Bourdieu, reprend Emile Mâle en af rmant qu’il ne suf t pas de reconnaître que « l’art du moyen âge est éminemment symbolique » pour connaître justement l’absolue vérité symbolique de l’art médiéval. Il cite une phrase de Emile mâle selon laquelle « les artistes furent aussi habiles que les théologiens à spiritualiser la matière. Ils donnèrent par exemple au grand lustre d’Aix-la-Chapelle la forme d’une ville défendue par des tours. Quelle est cette ville de lumière ? L’inscription nous l’apprend, il s’agit de la Jérusalem céleste.

[...] n’est-ce pas une façon magni que de réaliser la vision de Saint

Jean ? [...] ces pieux ouvriers mettaient dans leurs oeuvres toute la tendresse de leurs âmes »11

Figure 15 - Le chandelier de Barberousse accroché sous la coupole de la chapelle palatine de Charlemagne Cathédrale d'Aix-la-Chapelle. Photographie : Alexandre Pierre Gaspar 2014

8Thomas d’Aquin, Somma Theologiae,I,qu.I,art.6,C 9 La superstructure : (associé à l’infrastructure) concepts philosophiques clefs de la philosophie marxiste. Développés par Karl Marx et Friedrich Engels, ils permettent de décrire les interactions mutuelles entre les institutions sociales et les modes de production dans le maintien de l'ordre social.La superstructure désigne l'ensemble des idées d'une société, c'est-à-dire ses productions non matérielle 10Il s'agit des conditions de production, des forces productives qui composent la superstructure

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11Emile Mâle, L’art religieux du XIIe au XIIIe siècles, Paris club du libraire, 1960, p.53 (1ère édition Paris, 1896)

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La conclusion qu’en fait Bourdieu est que "le signi é ne devient signi ant que si l’on reconnaît la philosophie de la création artistique et l’épistémologie de la science de l’objet culturel qui est engagé dans une recherche purement iconographique.»12 L’oeuvre ici est conçue comme une allusion à la ction, comme une traduction sensible qui se réduit à l’intention consciente du créateur, c’est-à-dire que l’oeuvre signi erait uniquement ce que son auteur a voulu lui faire dire. Ainsi pour Bourdieu, Panofsky fait un rappel à une idée exprimée par ses prédécesseurs tels que Semper, selon lequel, l’art gothique n’est qu’une « simple traduction en pierre de la philosophie scolastique » 13 et dégage des cathédrales et des pensées théologiques le modus operandi14 capable de mettre en place aussi bien les pensées du théologien que les schémas de l’architecte et qui participe visiblement à fonder l’unité de la civilisation au moyen-âge pour Bourdieu. Mais on peut également rapprocher cette idée du leitmotiv wagnérien qui in uencera Proust dans l’écriture de la Recherche presque tout autant que les idéologies du MoyenAge. C’est ainsi que l’on peut lier le travail de Robert Marichal qui se réfère explicitement au travail de Panofsky en établissant un ensemble d’analogies importantes entre l’architecture gothique et l’écriture (composition graphique des manuscrits)15 Cette démarche totalisante est la raison pour laquelle, il semble réellement s’agir d’une architecture plani ée et systématique, « explicitement appareillée » 16 . La cathédrale chercherait donc, selon ces écrits, à incarner la totalité du savoir chrétien, théologique, naturel et historique en plaçant chaque élément à une place bien précise.

Figure 16-Pages de L’écriture et la psychologie des peuples, par Robert Marichal

12 l’architecture gothique et pensée scolastique par Erwin Panofsky publié aux éditions de minuit en 1967 traduction et postface par Pierre Boudieu p.141 13 Gottfried Semper, Der Stil in den technischen und tektonischen Kuensten, I, 1860, p.19 14 le modus operandi est une phrase latine, traduite approximativement par « mode opératoire 15Robert Marichal, l’écriture et la psychologie des peuples

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16 loc.cit. Jean Louis Déotte Bourdieu et Panofsky : l’appareil de l’habitus, Publié en 2010 par MSH Paris Nord. p-

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Et ensuite Déotte remarque un second impératif aux écrits scolastiques, celui qui exige « une organisation selon un système des parties et de parties homologues », selon lui, « il se traduit graphiquement dans la division et la subdivision uniformes de toute la structure »1 En effet, à la forme de l’église romane commute l’uniformité de la voûte en ogive, et ainsi de suite toutes les règles et les organisations spatiales des éléments architecturaux évoluent vers une forme bien distincte :"la tripartition devient la règle tant pour la nef que pour le transept, à la disparité romane entre les travées de la nef principale et celles des collatéraux se substitue la travée uniforme. L’ensemble (nef centrale, collatéraux) est seulement constitué d’unités plus ou moins petites. (…)

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fragmentation théoriquement illimitée de l’édi ce trouve sa limitation dans ce qui correspond au troisième principe de la littérature scolastique, le « principe de distinction et de nécessité déductive. » ». 18

Cela signi e que pour le gothique classique, chaque élément est individualisé, mais cela n’est pas au détriment du principe de totalité parce qu’une connexion précise doit s’établir entre eux tous. Il doit être lisible et compréhensible leur point d’attache les uns avec les autres. « D’où le «principe d’inférabilité mutuelle entre les colonnettes du mur ou du noyau du pilier, les nervures de leurs voisines, tous les membres verticaux de leurs arcs. On doit pouvoir inférer l’intérieur de l’extérieur ou la forme des collatéraux de la forme de la nef centrale, mais aussi l’organisation du système de voûtement dans son ensemble » 19 La membri cation de l’édi ce doit permettre à l’homme du gothique de refaire la démarche de la composition architecturale tout comme l’articulation de la Summa20 lui aurait permis de refaire la démarche de la pensée.

17 loc.cit. Jean Louis Déotte Bourdieu et Panofsky : l’appareil de l’habitus, Publié en 2010 par MSH Paris Nord. P-5 18 loc.cit. Jean Louis Déotte Bourdieu et Panofsky : l’appareil de l’habitus, Publié en 2010 par MSH Paris Nord. P-5 19 loc.cit. Jean Louis Déotte Bourdieu et Panofsky : l’appareil de l’habitus, Publié en 2010 par MSH Paris Nord. P20loc.cit., Somme Théologique, traité théologique et philosophique par Thomas d’Aquin écrit entre 1266 et 127

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« Pour lui, la panoplie de colonnettes, arcs, contreforts, remplages, pinacles et crochets est une auto-analyse et une auto- explication de l’architecture, tout comme l’appareil familier de parties, distinctions, questions et articles est une auto-analyse et une auto-explication de la raison. [...] L’esprit scolastique réclame un maximum d’explicitation. Il admet et exige une clari cation gratuite de la fonction au travers de la forme, de même qu’il admet et exige une clari cation gratuite de la pensée au travers du langage. » 21 et donc de l’écriture. On pense alors à la traduction littéraire de l’oeuvre wagnérienne chez Proust qui, nous le rappelons, additionne des éléments et forme une somme qui par un principe de cohésion tend à la totalité. Une totalité solidaire, à laquelle on ne peut pas ôter un élément sans mettre en péril cette totalité. Idée qui est également soutenue dans l’oeuvre cathédrale de Fraisse Selon l’architecture scolastique, l’architecture gothique est enjointe à une immense rigueur. En effet, une cathédrale doit harmoniser avec exactitude une multiplicité d’éléments architecturaux selon un projet global uni é22. De même, Proust a longtemps cherché une structure uni catrice apte à organiser la multiplicité des matériaux accumulés et à assurer leur cohésion. Si l’architecture médiévale donne un modèle de structure, la métaphore de l’« œuvrecathédrale » peut également être comprise comme un exemple d’œuvre synthétique et totalisante. Proust n’avait probablement pas de connaissance directe des grandes sommes du 13e siècle que nous avons pu voir, mais tout nous laisse imaginer qu’il s’en inspire indirectement, à travers le modèle des cathédrales et l’ouvrage d’Émile Mâle 23. En effet, Émile Mâle, en partant de l’idée que les cathédrales sont bâties sur le modèle des sommes, adopte dans son livre la méthode d’exposition du Speculum maius 24. 21 Erwin Panofsky , Architecture gothique et pensée scolastique publié aux éditions de minuit en 1967 traduction et postface par Pierre Boudieu, p. 112-113. 22 L’élévation des voûtes et l’ouverture de grandes baies entraînent la fragilisation des murs. Ceux-ci ne peuvent résister que grâce à une savante structure architecturale qui permet de redistribuer le poids à travers les voûtes d’ogives, les piles composées, les contreforts et les arcs-boutants. 23Émile Mâle, L’Art religieux du XIIIe siècle en France. Étude sur l’iconographie du Moyen Âge et sur ses

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sources d’inspiration, Paris, Ernest Leroux, 189 24Encyclopédie la plus importante du XIIIe siècle et sans doute de tout le Moyen Âge, est une somme puisque l’auteur vise à colliger toutes les connaissances scienti ques de son temps

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Il structure son œuvre en quatre parties qu’il intitule comme les quatre livres qui composent l’encyclopédie de Vincent de Beauvais25 : le Miroir de la Nature (la faune et la ore dans l’ordre de la création), le Miroir de la Science (les travaux et les arts libéraux), le Miroir moral (les vices et les vertus) et le Miroir de l’Histoire (l’histoire dans une perspective chrétienne, de l’Ancien Testament jusqu’au Jugement dernier). Proust ne pouvait qu’admirer la structure de cet ouvrage bâti comme une encyclopédie médiévale et donc, d’après Mâle, comme une cathédrale. La Recherche, comme les grandes sommes et cathédrales du 13 ème siècle, harmonise un immense ensemble de matériaux grâce à sa structure rigoureuse et donne une synthèse globale de connaissances. Dans sa préface à Notre-Dame des écrivains 26, Michel Crépu évoque la Recherche et en af rmant que celle-ci est bel et bien conçue comme un espace architectural hérité du grand âge gothique. Il évoque le goût de Proust pour les ouvrages d’Emile Mâle portant sur l’art religieux du 13e siècle et l’in uence de Mâle et de ces auteurs médiévaux sur la visée totalisante de la Recherche du temps perdu. « Véritable comédie humaine sculptée à même les chapiteaux, s’offrant au visiteur comme un livre ouvert ». 27 Dans un second temps, nous savons qu’avant Proust la cathédrale a été célébrée par de nombreux écrivains à travers la littérature sans pour autant, forcément, servir de modèle esthétique. Cette seconde af rmation consisterait à dire que l’art a le pouvoir d’agir sur le caractère monumental que l’on va donner à un édi ce et en particulier à la cathédrale.

Prenons pour exemple l’un des édi ces les plus représentatifs de l’art gothique, la cathédrale de Notre-Dame de Paris.

25 Vincent de Beauvais (1184 - 1264) est un frère dominicain français, auteur du Speculum maius constituant un panorama des connaissances du Moyen Âge 26 Michel Crépu dans la préface de Notre-Dame des écrivains p. 27Michel Crépu dans la préface de Notre-Dame des écrivains p.

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Évidemment la particularité géographique et religieuse de l’objet le rend déjà remarquable, mais c’est réellement lorsque Victor Hugo publie le roman NotreDame de Paris28 en 1831 que s’éveillent les consciences au sujet de la vieille dame, lorsque les autorités s’apprêtent à la raser alors qu’elle tombe en décrépitude suite aux épisodes révolutionnaires de la n du 18e siècle. Dans sa préface à Notre-Dame des écrivains29, Michel Crépu af rme que nulle part ailleurs qu’en France, dans le monde européen, on ne peut observer « une telle osmose d’architecture et de spiritualité »30. Il écrit en outre « Si l’on veut un exemple incarné de ce qu’Augustin31 visait d’un point de vue théologique, NotreDame est là pour vous servir ». Au

l du recueil une succession d’auteurs

apparaissent évoquant la cathédrale dans leur propre oeuvre. Le corpus littéraire autour de Notre-Dame la rend absolument incontournable et les romances montées autour de celles-ci permettent au lecteur de s’approprier le monument, de le personni er et d’en faire un sujet cher. Ce sont les événements historiques et la mouvance artistique qui permettent de le maintenir en vie presque tout autant que les architectes et même d’avantage si l’on s’en tient aux travaux de Panofsky. L’historien Georges Duby dans « Le temps des cathédrales »32 en 1976 propose une ré exion à partir des images de la cathédrale. Esprit Gobineau de Montluisant, alchimiste du 17e siècle, dressera des explications énigmatiques autour de la signi cation des symboles du grand portail de la cathédrale de Notre-Dame de Paris liée à la signi cation spirituelle.33

28 Notre-Dame de Paris est un roman historique de l'écrivain français Victor Hugo, publié en 1831.Le titre fait référence à la cathédrale Notre-Dame de Paris, qui est un des lieux principaux de l'intrigue du roman. 29En réponse à l’incendie de la cathédrale parisienne en juin 2019, Michel Crépu et Antoine Ginésy décident de créer un recueil regroupant le corpus littéraire autour de Notre-Dame de Paris. Le recueil se nomme Notre-Dame des écrivains et est publié aux éditions Gallimard en mars 2020. 30 loc.cit., p. 31Saint Augustin (354-430) philosophe, théologien, pasteur, poète, chrétien romain il est issu de l’école du Néoplatonisme chrétien, augustinisme, est connu pour sa théorie du temps et de la mémoire, du péché originel, de la foi et raison, de l’illumination et connaissance, de sa Théorie de la Trinité et de la Cité de Dieu 32Cf. Notre-Dame des écrivains. p.5

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Nous pouvons aussi citer Andre Gide dans « les cahiers d’André Walter »34 en 1891 et les lettres à sa mère en 1890. Dans son roman il exprime l’idée que « l’esprit de la cathédrale peut se propager dans l’univers entier », il évoque également une symbolique sentimentale et l’harmonie de l’oeuvre. Charles Péguy dans « Paris » 1913 et « Présentation de la Beauce à Notre Dame de Charte »35 1913 poétise la magni cence de la cathédrale. En n dans le registre de la poésie Apollinaire dans « 2e canonnier conducteur »36 au sortir de la guerre en 1918 qui écrit des textes engagés en faisant de NotreDame un symbole de Paris. Aussi Julian Pryzbos adapté par Paul Eluard dans « Notre-Dame de Paris »37en 1931 puis 1965, qui exprimera l’ambivalence de la cathédrale et son caractère monumental. John Ruskin dans « Fors Clavigera »38en 1871 dans lequel il fait part de son point de vue négatif sur la perversité de l’usage mercantile du monument. Albert Robida dans « Le vingtième siècle »39 en 1883 qui établie une critique du monument dans le temps et donne un propos se rapprochant de la science- ction en imaginant Notre Dame qui perd sa souveraineté en accueillant des activités de loisirs au-dessus d’elle, dénonçant la société de consommation qui approche. Joris Karl Huysmans dans « Trois églises et trois primitifs » en 1908 et « La cathédrale »40 en 1898 s’adonne au déchiffrement de la cathédrale entre étude chrétienne et alchimique de l’édi ce. Henry James et son « américain »41 en 1877 sur le parvis de Notre Dame découvrant la cathédrale comme une initiation à la pierre patrimoniale.

34loc.cit., p.99 35loc.cit., p.10 36 loc.cit., p.106 37 loc.cit., p.114 38 loc.cit., p.18 39 loc.cit., p.189 40 loc.cit., p.19 41 loc.cit., p.21

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Nous pouvons citer un bon nombre d’écrivains encore qui donnent à la cathédrale son caractère de bâtiment mythique. Jacques Prévert, Sigmund Freud, Viollet-LeDuc lui-même, Théophile Gautier, Michel Tournier, Balzac, Jean Jacques Rousseau, Paul Valery et bien sûr Marcel Proust qui est l’objet de cette recherche, tous rassemblés dans Notre-Dame des écrivains relatant l’ensemble des fantasmes des écrivains dans la littérature française autour de la cathédrale. L’objectif de cet exemple est de formuler que la littérature a indéniablement un impact sur l’histoire de la cathédrale, dans ce cas Notre-Dame, et expose bien la valeur du monument dans le coeur du peuple. Tantôt à valeur positive, tantôt négative. C’est ainsi qu’une grande partie de l’iconographie et la littérature fabrique la symbolique d’un monument.

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b) Réalisation romanesque de l‘idée de la cathédrale chez Proust

Chez Proust la première ébauche d’une forme de totalité prend racine dans le fait que l’oeuvre se façonne dans le temps. En effet, on sait que la Recherche est composée nombreux textes et écrits de Proust accumulés au l de sa vie : annotations, extraits d’articles de journaux, esquisses de Contre Sainte-Beuve, fragments de Jean Santeuil ou des Plaisirs et les jours. C’est donc l’entassement de ses notes disjointes qui se sont par la suite associées pour donner naissance à la Recherche du Temps perdu : c’est la conception d’un grand ensemble romanesque qui a pris la place de la con guration courte et dénombrable. Emmanuel Arioli va même jusqu’à donner à cette conception la forme d’une pâte à gâteau qui peut mettre sous forme de métaphore « l’aboutissement à un organisme unique (la pâte) à partir de textes auparavant épars (les ingrédients). » 42 Il fait état de beaucoup d’autres métaphores qui ont pu mettre en lumière ce travail de transformation d’une matière première en un produit

ni, pour ainsi dire total, en

clari ant les modes de composition de l’objet L’une des métaphores les plus connues liées à la Recherche est, nul ne l’ignore, celle de l’« œuvre-cathédrale » 43, dont il est question à travers cette étude. Nous savons désormais que Proust avait lu les études de Mâle , à propos des cathédrales gothiques. Nous parlerons donc d’une tendance d’écriture typique du moyen âge et notamment de l’art gothique, comme en témoignent les parties précédentes : La somme pour Proust. La somme, nous l’avons vu, est dé nie comme l’idée selon laquelle on additionne toutes les connaissances relatives à un sujet ou à une science. La somme que nous accolons à la métaphore de l’« œuvre-cathédrale », symbolise, quant à elle le caractère global et synthétique de l’œuvre, la cohésion et l’unité de son plan. La métaphore proustienne de l’« œuvre-cathédrale », nous pouvons désormais le dire a été comprise comme un modèle de rigueur structurale et de construction savante. En témoignent ses in uences, qu’il s’agisse des écrits médiévaux ou encore de l’ombre de Wagner et des romantiques allemands planant au-dessus de la Recherche

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42Emmanuel Arioli, Proust architecte et couturier : la somme et la compilation, Bulletin d’informations proustiennes, Editions Rue d’Ulm, 2013, 43, pp.29-37. hal-02475870 43L’oeuvre cathédrale est le titre de l’étude de Luc Fraisse, éd. Classique Garnier. 201

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Il est bien connu, et une lettre fameuse de Proust lui-même en 1919 à un certain Jean de Gaigneron 44 nous con rme, que Proust souhaitait, au commencement, donner pour titre aux parties de son roman les noms d'éléments issus de l’architecture gothique

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et en plus de cela il insistait grandement sur la composition

«architecturale» de l’oeuvre qui devait devenir intelligible lors de la publication de tout l’ensemble romanesque. Cette synthèse passe aussi par une grande présence des arts, comme nous avons pu le voir, qui composent les rapports avec la vie et qui constituent le thème central du roman de Proust. Julie Ramos dans sa publication « Proust et les arts visuels : peinture arts décoratifs et ornements »46 s’appuie sur plusieurs thèses (3 notamment) pour démontrer l’importance de l’art pictural dans la Recherche, elle tente de faire état de la grande richesse des connaissances de Proust en matière artistique. Kazuyoshi Yoshikawa47 publie une thèse en 2010 sur Proust et l’art pictural qui tente dans un premier temps de lier les connaissances artistiques de Proust et ses voyages et qui lui permettront de saisir le sens de la totalité des oeuvres disséminées dans la Recherche du Temps perdu. Selon Julie Ramos, on ressort de la lecture des trois ouvrages avec la conviction de cette interdisciplinarité, tant pour l’examen de l’oeuvre de Proust, que pour celui des questions esthétiques et historiques qu’il partage avec son temps.

44 « Quand vous me parlez de cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d’une intuition qui vous permet de deviner ce que je n’ai jamais dit à personne et que j’écris ici pour la première fois : c’est que j’avais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre : Porche I, Vitraux de l’abside, etc. pour répondre d’avance à la critique stupide qu’on me fait du manque de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est dans la solidité des moindres parties. J’ai renoncé tout de suite à ces titres d’architecture parce que je les trouvais trop prétentieux 45Marcel Proust, « Lettre à Jean de Gaigneron » (1er août 1919), Lettres, 2004, p. 913-915 46Julie Ramos, Proust et les arts visuels : peinture, arts décoratifs et ornement, Institut national d'histoire de l’art 201 47 Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural, préface de Jean-Yves tadié, (Recherches proustiennes, 14), Paris, Honoré champion, 2010

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La question de l’identi cation des sources artistiques semble traitée avec une grande rigueur par plusieurs auteurs et notamment Yoshikawa. Ces auteurs participent à donner une grande importance à l’histoire de l’art dans la littérature de Proust d’une manière totalement nouvelle puisque les arts sont dé nis par la langue et surtout par l’écriture. Figure 17 -La Charité de Giotto - vers 1306 - fresque à la chapelle de l’Arena

Yoshikawa et Karpeles 48 s’en tiennent à la peinture alors Gibhardt 49 par exemple va s’adonner à suggérer une extension de ce recensement aux arts décoratifs, dont la Recherche démontre les liens avec le « grand art » et qui va participer à étoffer le champ artistique du roman. On pourrait alors imaginer que l’on puisse effectuer le même travail de recensement dans beaucoup d’autres oeuvres littéraires et à d’autres époques. À propos des oeuvres d’art de la Recherche, on aurait pu mener, a la manière de ces auteurs, de véritables analyses littéraires, mais on se contentera dans ce devoir de parler des oeuvres les plus remarquables et notamment La Charité de Giotto comparée à la lle de cuisine de Combray 50 ainsi que de citer ces travaux. Karpeles dans son étude recense deux cents tableaux représentés et ordonnés en suivant la chronologie du roman et qui illustrent ou même dominent les passages de la Recherche. Yoshikawa traite exclusivement les oeuvres que Proust a réellement vues alors que Karpeles quant à lui identi e certaines œuvres qui ne sont que « suggérées » au travers de la Recherche. Ainsi ces chercheurs nous prouvent qu’un grand travail de recomposition est possible en réunissant plusieurs arts

48 Eric Karpeles, Le Musée imaginaire de Marcel Proust : tous les tableaux de À la Recherche du temps perdu, traduit de l’anglais par Pierre Saint-Jean, Paris, thames & Hudson, 2009 49Boris Roman Gibhardt, Das Auge der Sprache: Ornament und Lineatur bei Marcel Proust, Berlin/

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Munich, Deutscher Kunstverlag, 201 50 Marcel Proust, RDTP, I, Du côté de Chez Swan, Bibliothèque électronique du Québec, Volume 315 : version 1.6. p-17

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Boris Gibhardt quant à lui dans Das Auge der Sprache: Ornament und Lineatur bei Marcel Proust 51 cité par Julie Ramos porte une attention particulière aux ornements, ce qui d’après elle est préconisé par Yoshikawa en conclusion de son étude 52 : "à la théorie de l’ornement chez Ruskin et aux dessins ornementaux de Mâle, à l’art nouveau d’Emile Gallé, à la poésie du décoratif de Montesquiou ou à « l’art de l’arabesque » du couturier Mariano Fortuny 53 » «la robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie d’ornementation arabe comme Venise, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un voile ajouré de pierre, comme les reliures de la bibliothèque ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui signi ent alternativement la mort et la vie se répétaient dans le miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui au fur et à me- sûre que mon regard s’y avançait se changeait en or malléable, par ces mêmes transmutations qui, devant la gondole qui s’avance, changent en métal amboyant l’azur du Grand canal » 54.

Selon Ramos, on entrevoit l’évocation d’un tableau de Turner à la

n de ce

passage, mais ce qui est important c’est que la dimension ornementale de cette citation relie à la fois le vêtement, l’architecture, le livre, l’esquisse de la gondole et à la fois du regard. Le processus de comparaison peut aussi permettre le montage de ce que Proust quali e de « leitmotiv Fortuny »55. On le rencontre dans Du côté de chez Swann dans une description faite par le narrateur à propos du tapis que foule la duchesse de Guermantes, qui sera comparé à un épiderme semblable à « certaines peintures de Carpaccio »56 ensuite on le retrouve à de multiples reprises jusqu’à Albertine disparue, lorsque le narrateur croit reconnaître dans la fresque de Carpaccio le manteau d’Albertine qu’elle portait le soir où elle prend la fuite. Gibhardt thématise deux procédés dans sa lecture de la Recherche et notamment « l’appel au décloisonnement des arts au pro t d’une unité via les sciences de la perception. »57

51loc.cit. Das Auge der Sprache: Ornament und Lineatur bei Marcel Proust 52loc.cit. Kazuyoshi Yoshikawa, Proust et l’art pictural,p. 364 53 loc.cit. Das Auge der Sprache: Ornament und Lineatur bei Marcel Proust, p.18 54 Marcel Proust, RDTP, I, La prisonnière (Deuxième partie), Bibliothèque électronique du Québec,Volume 448 : version 1.03. p-39 55Marcel Proust, lettre à Maria de Madrazo de 1916, dans Philippe Kolb éd., Correspondance de Marcel Proust, 21 vol., Paris, 1970-1993, XV, p. 57. 56Marcel Proust, RDTP, I, Du côté de Chez Swan, Bibliothèque électronique du Québec, Volume 315 : version 1.6. p-377 57 Julie Ramos, Proust et les arts visuels : peinture, arts décoratifs et ornement, Institut national d'histoire de l’art

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Gibhardt semble dire que chez Proust, l’ébauche de l’oeuvre « n’est ni iconique (car la Recherche est un roman), ni uniquement linguistique (car il utilise néanmoins l’imagination visuelle à travers plusieurs procédés mémoriels se rattachant à des sens et des oeuvres d'art), mais une forme de mélange, il mobilise non seulement les contrastes du monde de la perception, mais encore ceux du langage et du dessin. »58

58Diese lineatur ist weder ikonischer (da sie ja gar nicht visuell existiert) noch allein sprachlicher Natur (da sie gleichwohl das bildliche Vorstellungsvermögen braucht), sondern eine hybride Zeichenform: Sie vermittelt nicht nur die Gengensätze der Wahrnehmungswelt, son- dern noch jene von Sprache und Zeichnung » (Gibhardt, 2011, p. 78)

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CONCLUSION

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À la manière d’une cathédrale, le roman de Proust entend représenter la totalité. Il s’agit en vérité, nous l’avons vu, de plusieurs types de totalité : une totalité solidaire composée d’éléments dépendants les uns des autres et réalisant une somme absolue et une totalité constituée ainsi qu’une synthèse du monde et de la vie humaine Marquons en outre que La Recherche unit des traditions littéraires et artistiques. Et qu’elle tend à condenser toute l’expérience humaine. Bien qu’elle retrace une expérience particulière, elle s’essaie à extraire du monde des lois générales L’étude réalisée conduit à s’interroger sur la vérité transhistorique de la visée totalisante de l’art ?

Savons-nous dans la grande généralité que l’art est une

représentation de l’univers ? L’ambition totalisante de la cathédrale pourrait-elle, à travers sa transposition romanesque, servir d’exemple à l’architecture d’aujourd’hui Lorsque semble souvent oubliée l’exigence esthétique dont doivent faire preuve les édi ces pour être nommés « architecture », notre étude ne paraît pas inutile. Et remarquons en n que, de nos jours, Peter Zumthor se soucie d’instaurer un procédé narratif dans ses projets, comme beaucoup d’autres architectes ; mais que ce souci ne semble pas épouser toute la visée romanesque et être marqué par une ambition totalisante. Ni donner lieu à une réussite unanime comparable à celle de la cathédrale. Comme si le propos littéraire de ces architectes (leur intention) ne pouvait pleinement s’accomplir parce qu’il n’était pas pleinement conçu. L’accomplissement romanesque totalisant qu’est La Recherche donne sans doute l’occasion d’une conception plénière de leur propos et, aussi bien, détermine notre ambition personnelle

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- Figure 1 - Première de couverture : dessin de Marcel Proust représentant « Une cathédrale à Birnibuls », dessin à la mine de plomb dessiné vers 1904. Il porte un envoi autographe « à Reynaldo Hahn », et la mention « Une cathédrale à Birnibuls ». Or Birnibuls était le surnom de Reynaldo Hahn. Exposé au salon du livre de 2019 à Paris puis vendu aux enchères

- Figure 2 - Eglise Saint Jacques d’Illiers-Combray. Photo prise par mes soins. 16/10/202 - Figure 3 - Cathédrale Saint-Pol-de-Léon, carte postale éditions Lévy et Fils, paris. Collection des musées de Bretagne

- Figure 4 - Cath drale de Bayeux, vers 1865-1866 - Gravure d’A.Maugendr - Figure 5 - Claude Monet, tretat, la porte d’aval - bateau de p che sortant du port, 1885, Huile sur toile, Dijon, mus e des Beaux-art

- Figure 6 - Page 118 de « Les sept lampes de l’architecture » par John Ruskin - dessins d’architecture

- Figure 7 - L’arrivée des ambassadeurs chez le roi de Bretagne : Le cycle de Sainte Ursule peint par Carpaccio entre 1490 et 1495. Ce cycle est composé de 9 toiles retraçant le martyre de Sainte Ursule, lle de Maurice, roi de Bretagne. Cette histoire se trouve au Musée de l’Academia de Venise

- Figure 8 - Croquis de la cathédrale d’Amiens par Marcel Proust / photographie : Sotheby’s lors de sa vente aux enchères en 201

- Figure 9 - Cathédrale de Rouen, 1892-1894 série de 30 tableaux - Huiles sur toile, 100 cm. x 65 cm par Claude Monet

- Figure 10 - Cratère de Pronomos, Les préparatifs d’un drame satyrique, musée archéologique de Naples. 410-400 av. J-C. Préparation d’une pièce de théâtre : au centre Dionysos et Ariane (blanc). Un certain nombre de ces acteurs tiennent dans leurs mains un masque. Au niveau inférieur, de nombreux éléments font écho à Dionysos, dieu du théâtre et des arts : les instruments musicaux, un satyre, les cratères de vin

- Figure 11 - Représentation en coupe de la salle, l’orchestre et la scène, issue de « Le Voyage artistique à Bayreuth » (1897) Librairie Ch. Delagrave, (1907) p. 76-89 de Albert Lavignac

- Figure 12 - Lyonel FEININGER (1871-1956), Cathédrale [grande planche] (Kathedrale [grosser Stock]), 1919, bois gravé, 30,8 x 19,1 cm. Frontispice du programme du Staatliches Bauhaus Weimar, 1919. Collection particulière. © Maurice Aeschimann — © ADAGP, Paris, 201

- Figure 13 - Une soir e chez Madeleine Lemaire - Reynaldo Hahn au piano. - SEM ; [photogr. de] Biblioth que nationale de France gallica.bnf.fr. Madeleine Lemaire est une illustratrice et sablonnière Française grâce au biais de qui vont se rencontrer Hahn et Proust. Elle inspire à Proust le personnage de Madame Verdurin

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FIGURES


- Figure 14 - Les quatre pisodes formant le Ring (La T tralogie) de Richard Wagner lors du cycle inaugural du Festival de Bayreuth en 1876 (mise en sc ne - Richard Wagner) Dessins de Josef Hoffman

- Figure 15 - Le chandelier de Barberousse accroché sous la coupole de la chapelle palatine de Charlemagne de la Cathédrale d'Aix-la-Chapelle. Photographie : Alexandre Pierre Gaspar 2014

- Figure 16 - Pages de L’écriture et la psychologie des peuples, par Robert Marichal cité dans l’architecture gothique et la pensée scolastique de Panofsky aux éditions de minuit p-153

- Figure 17 - La Charité de Giotto di Bondone; Colle di Vespignano vers 1266 – Florence 8.1.1337.“La Charité”, vers 1306. Fresque, H. 1,20; L. 0,55. De la série des allégories des vertus et des vices. Padoue, Chapelle Scrovegni (dite aussi Chapelle de l’Arena), paroi de droite, socle

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Nina Goalard

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