L'ÉDITO DE CÉCILE Sept. 2020 Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais l'été est à peine fini qu'on crève déjà d'envie d'être en automne. Rien que de se dire que bientôt les arbres vont bientôt se parer de couleurs rousses ou que l'on va pouvoir se balader avec un gros pull en campagne et se réchauffer ensuite près d'un bon feu en sirotant une boisson chaude au goût de citrouille ou d'épices, cela nous réjouit. Toute l'effervescence autour d'Halloween (ou de Samhain) va se mettre en place progressivement. Le compte à rebours est lancé : plus que 46 jours avant le 31 octobre, où les morts reviennent d'outre tombe. Pile au bon moment pour vous proposer un dossier spécial « Créatures » ! Notre équipe de rédaction ne va pas vous proposer une copie du «
Livre des Monstres
» d'Harry
Potter.
Nous vous
accompagnons plutôt dans une balade au pays de l'imaginaire, qui n'est pas sans rappeler notre hors série « Contes et Légendes ». Dans ce numéro, Dolorès a rencontré pour vous le conteur Quentin Foureau qui, évidemment, a emporté une nouvelle dans sa musette, à savourer bien au chaud dans votre plaid. Des monstres issus de la saga de Warhammer grignotent aussi nos pages, heureusement bien maîtrisés par Anaïs. Hors dossier, je ferai perdurer cette ambiance magique en vous retraçant l'histoire d'un jeu de cartes très mystérieux : le tarot. De son côté, Corail nous fera goûter une part d'été indien, un été qui se prolonge, mais dont la fragilité est perceptible, comme le rêve amoureux de Gatsby et Daisy qui s'essouffle au fil des pages du roman de Francis Scott Fitzgerald. Je n'ai plus qu'à vous souhaiter une belle fin d'été, une rentrée pleine de nouveaux projets et de nombreuses soirées à écouter le bruit de la pluie.
SOMMAIRE Créatures
DOSSIER Méduse ou le miroir • page 4 Warhammer : l'origine d'une créature • page 8 L'extraterrestre imaginaire • page 17 Le bestiaire de Quentin Fourreau • page 26 Introduction au Baearloth • page 41
CULTURE Le tarot : entre Histoire et magie • page 53 Lovecraft en jeu vidéo • page 57 Gatsby le Magnifique • page 61 Les coups de coeur de la rédaction • page 67 Crédits images • page 69
COUVERTURE : NEWS LEM
DOSSIER
MÉDUSE OU LE MIROIR Voyage au cœur de notre inconscient Corail Omniprésente dans nos récits et références, Méduse est une grande figure de la mythologie grecque. Depuis l'Antiquité, de nombreux auteurs (comme Pindare, Hésiode ou encore Euripide) se sont pris au jeu de retranscrire la légende des trois Gorgones : de filiation différente selon les versions, tous s'accordent sur le lien monstrueux qui unit ces trois sœurs. D'après la légende commune, leurs têtes étaient auréolées de serpents en colère, des défenses de sanglier saillaient de leurs lèvres et elles possédaient des mains faites de bronze. Elles s’appelaient Euryale, Sthéno et Méduse. Seule cette dernière était mortelle. Vaincues par Persée aidé des dieux, il rapporta sa tête de cette dernière en offrande à Athéna, qui en orna son bouclier. dans laquelle elles vivent comme de par leur apparence abominable qui les éloigne du domaine de la lumière. Elles sont à l'exact o pposé de l’homme, elles sont les gardiennes d'une connaissance cachée liée à l'inconscient : ce sont les déformations perverties de la psyché et de ses pulsions. Euryale serait la perversion sexuelle, Sthéno la perversion sociale et Méduse quant à elle serait la perversion spirituelle et évolutive. Perversion qui se meut sous le prisme de la stagnation vaniteuse et de son exaltation, c'est le fameux hybris que les grecs de l'Antiquité abjuraient. Qui voyait la tête de Méduse était pétrifié. N'est-ce pas parce qu'elle reflète l'image d'une culpabilité, d'une faute commise ? Paul Diel
De nombreuses fois revisité ces derniers siècles, le mythe de Méduse reprend les codes de la femme fatale au Moyen-Âge, sans serpent sur la tête, mais dont l'âme et le regard noirci par le péché pétrifie celui qui ne saurait se mettre en travers de sa route par ses valeurs morales. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, du symbole que portent ces Gorgones. Bannies pour avoir été violées (et donc souillées) ou pour avoir offensé les dieux par leur vanité, elles symbolisent l'ennemi à combattre, le visage du mal et de la tentation. Proches de la figure du serpent, elles-mêmes sont cantonnées à cette perspective chthonienne de par la grotte
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nous dit dans Le symbolisme dans la mythologie grecque : « l'aveu peut être – il
castratrice et dissimulatrice. En effet, proche de la théorie scopophile de Freud (définie comme le plaisir de posséder l'autre par le regard), le mythe peut également se réinterpréter sous cette incarnation du désir forcené : que ce soit par les yeux protubérants de la Gorgone ou l’œil unique que se partage les Grées – les trois autres monstrueuses sœurs de Méduse – à l'entrée de la grotte, Persée doit se parer de ruse et d'outils magiques afin de triompher. Le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan dira même : « Le regard étant lié au désir, il
est presque toujours – une forme spécifique de l'exaltation imaginative : un regret exagéré. L'exagération de la coulpe inhibe l'effort réparateur. Elle ne sert au coupable qu'à se refléter vaniteusement dans la complexité, imaginée unique et de profondeur exceptionnelle, de sa vie subconsciente... Il ne suffit pas de découvrir sa coulpe : il faut en supporter la vue de manière objective. […] L'aveu lui-même doit être exempt d'excès de vanité et de culpabilité... Méduse symbolise l'image déformée de soi... » qui pétrifie d’horreur au
est source d'angoisse par excellence : en se fondant dans le regard de l'autre, le sujet ne perçoit plus le monde des représentations, mais il est confronté à son manque-à-être ».
lieu d'éclairer. Fière descendante de la lignée des femmes serpentines, Méduse, à l'image de la SnakeWitch Stone suédoise ou encore de la déesse-serpent crétoise, joue également avec le code de la puissance féminine. Conte d'initiation pour les jeunes hommes, il se révèle porteur de sens quant à sa nature
Car le jeu du regard qui pétrifie est aussi vu comme un phénomène magique que l'on retrouve dans de nombreux cultes et textes anciens, notamment dans la Bible et le Coran avec ce qu'ils appellent le « mauvais œil ». Il ne serait pas absurde de relier également ces perspectives au mythe de Narcisse, mort
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dans la contemplation ininterrompue de son propre reflet. Le rôle que va jouer l'utilisation même du miroir va également beaucoup évoluer passant de celui d'une illusion à celui d'une arme égale au regard direct : car ce qui nous fascine, ce qui ne nous quitte pas du regard, c'est notre reflet dans le miroir. C'est l'autre nous-même, notre double, qui au lieu de nous renvoyer l'apparence de notre propre figure, nous renvoie une vision déformée dans une horrible altérité à laquelle nous nous identifions en devenant pierre.
des particularités de Méduse durant l'époque de la Grèce Antique, est notamment sa représentation artistique : éloignée des standards peints de profil, la Gorgone nous fait face, avec son visage rond entouré d'une couronne de cheveux, à l'image de la vulve féminine. Selon Jean Clair, cette analogie entre la figure mythologique et le sexe féminin pourrait permettre une compréhension plus éclairée du mythe de Persée, qui en décapitant Méduse, est celui qui impose comme force de loi à sa civilisation, le tabou de l'inceste. Il est celui qui a osé affronter le regard maternel et par son intelligence, a réussi s'en couper pour l'exhiber comme un trophée. C'est grâce à cet acte qu'il pourra affronter triomphant, dans toute sa puissance virile, le monstre qui s'apprête à dévorer Andromède et ce, sans avoir à recourir au regard pétrifiant de Méduse.
Mais il ne faudra pas passer à travers la vision castratrice que Freud analyse dans ce mythe. En effet, dans son récit La Tête de Méduse rédigé en 1922, il aborde l'idée d'une angoisse masculine en établissant une analogie entre la décapitation de Méduse et la vision d'un jeune garçon (à son stade phallique entre 3 et 7 ans et plongé dans sa phase œdipienne) confronté à la perception des organes génitaux de sa mère. Car l'une
Résultat d'une castration ou mère castratrice elle-même, la Gorgone n'en finit pas de nous
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retourner la tête. Vue également comme une force d'opposition à la déesse vierge Athéna, cette dernière se fera offrir la tête de Méduse et portera sa monstrueuse némésis en avant sur son bouclier comme un moyen de se prémunir à jamais de désir sexuel. Le psychiatre suisse Carl Jung ira jusqu'à présenter Athéna comme la force protectrice des valeurs masculines et patriarcales par sa caractéristique asexuée qui aurait aidé à faire échouer les valeurs chaotiques et érotiques féminines que dégageait Méduse. C'est afin de ne pas céder aux forces destructrices et incontrôlables de la femme que la déesse de la guerre et de la sagesse pousse les jeunes garçons à suivre l'exemple de Persée et ne regarder que les forces de destruction à travers un miroir, l'outil qui déforme la réalité. Dans son rôle de modération parfaite, Athéna s'oppose donc frontalement aux déviances de l'hybris, en incarnant le bouclier derrière lequel l'image déformée et exaltée de notre altérité ne trouve aucune prise. Elle nous force éprouver la juste mesure.
Que ce soit le reflet de notre culpabilité orgueilleuse ou la démonstration de force d'une masculinité angoissée, le mythe de Méduse nous pousse à voir et à défier nos instincts subconscients. A la lecture de ce miroir dont le reflet nous renvoie directement vers notre propre monstruosité, il ne faudrait sans doute pas rester figé mais au contraire, se pousser avec la pus grande bienveillance à accepter les pulsions qui nous animent, en y cherchant la modération et la sagesse. A l'image d'un héros pourfendant son premier dragon, la défaite de la femme serpentine (qui nous ramène à notre état d'être terrestre et attaché à la grotte dans laquelle nos noirceurs se meuvent), est une victoire sur les états chaotiques qui peuvent parfois nous retenir. Car à la mort de Méduse, c'est bien le divin Pégase, symbole même du ciel et de la lumière, qui naît de son sang.
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WARHAMMER L'origine d'une créature Anaïs Je me suis toujours demandée comment les monstres avaient été créés. J’étais envieuse de ces gens, qu’ils soient auteurs, illustrateurs ou designers, qui avaient une imagination telle qu’ils pouvaient mettre au monde des créatures aussi riches esthétiquement qu’intéressantes. Je voyais en eux une certaine familiarité, probablement ce qui me faisait m’attacher à ces personnages, malgré leur différence, sans vraiment comprendre pourquoi. Au fil de mes lectures romanesques, j’ai pu faire quelques liens, remarquer des références, des origines communes aux monstres, mais c’est en commençant à m’intéresser à la mythologie et à l’histoire que j’ai vraiment pu voir toute l’ampleur de la construction d’une créature. Celle façonnée par l’homme, et non par Dieu, contrairement à ce que les définitions des dictionnaires en disent (même s’il faut avouer que le divin n’est jamais loin lorsque l’on parle de figures légendaires). Parce que, malheureusement, très peu de ces spécimens ont réellement existé, du moins jamais dans leur entièreté. Le nombre de bestiaires étant incalculable, je vais faire ici le parallèle avec l’univers de Warhammer ; parce que je l’ai connu petite, quand je n’y comprenais pas encore grandchose, et que je le redécouvre depuis quelques années, avec de nouvelles clés de lecture. En plus de cela, toutes les figures monstrueuses possibles y sont représentées, des êtres zoomorphes aux hybrides en passant par des entités extraterrestres comme on peut le voir avec Warhammer 40.000, mais aussi parce que sa création récente permet de bien voir l’impact qu’ont pu avoir les histoires passées.
que l’homme, dès la Préhistoire on retrouve des représentations, qu'elles soient peintes ou sculptées, de personnages hybrides comme la fameuse statuette de l’HommeLion, datant de l’Aurignacien (40.000 ans avant nous). Une figure assez humaine pour s’y identifier, mais dont la tête de lion nous questionne. Les interprétations d’une telle création sont diverses, mais toujours rationnelles. Du simple
DES ORIGINES MULTIPLES ET SYMBOLIQUES Les créatures semblent être aussi anciennes
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dans lesquels chaque personne se reconnaît et qui sont bien souvent centraux dans les sociétés humaines. Ces allégories peuvent avoir plusieurs utilités, elles peuvent servir de réponse à des phénomènes non expliqués, imager les découvertes d’autres contrées ou encore servir d’exemple lorsque l’on parle de morale. Bien que leur véracité ne soit pas reconnue, nous avons besoin de ces entités pour structurer nos connaissances et notre comportement, mais également pour combler des manques. Par conséquent, la créature est polymorphe et omniprésente et elle se construit sur nos peurs et nos faiblesses. Cependant, cela n’induit pas forcément le caractère monstrueux de ces personnages, c’est même parfois le contraire. S’il n’est pas possible de connaître le véritable sens de ce zoomorphe préhistorique, faute d’informations suffisantes, d’autres civilisations plus récentes ont apporté plus de réponses. Ce type d’hybrides pouvait être vu comme des gardiens dont les vertus seraient apotropaïques, dans d’autres cas, ils sont passeurs, faisant le lien entre le monde des mortels et celui des divins ou simplement des âmes. Chez les Assyriens, en Mésopotamie, ce sont des taureaux acéphales gigantesques qui entouraient et gardaient les portes du palais de Sargon II (fin du VIIIe siècle av. J.C.) à Dur-Sharrukin. Tandis que chez les Égyptiens, on représentait les dieux, comme Anubis, Thot ou encore Sobek, avec des corps d’homme et des têtes d’animaux. Avec pour rôle commun de protéger et guider les hommes. On y voit un rapport à la nature harmonieux et complémentaire, avec une forte symbolique dans chacun des éléments choisis.
masque qui aurait pu être porté à l’époque, à des visions oniriques ou liées à des substances hallucinogènes dont le souvenir aurait voulu être conservé. Puisqu’il serait absurde de croire qu’un homme à tête de lion puisse exister. Pourtant la croyance est indispensable dans la confection du monstre puisqu’elle permet de le faire vivre. Il s’agit avant tout de symboles, de concepts impalpables, mais
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LE RAPPORT À LA NATURE L’animal est au cœur de la création. On mélange différentes espèces pour en façonner de plus puissantes et majestueuses, ou plus simplement, on les rend plus imposantes et grandes, montrant une figure rassurante. Des considérations liées à la valeur sacrée et symbolique qu’on leur porte, qu’elles soient positives ou négatives, voire ambivalentes. Puisque la nature fascine, mais terrifie également notamment de par l’instinct sauvage qui peut s’en dégager. Une façon pour l’homme de se souvenir qu’il n’est pas infaillible, bien qu’il pense peu à peu pouvoir prendre le dessus sur son environnement. Le cas du centaure est très intéressant, son apparence traduit bien cette dualité ; dans les textes anciens, on apprend
que la partie humaine représente l’esprit et la vertu alors que sa partie chevaline se rattache à la bestialité ainsi qu’au péché, des choses qu’on ne peut pas contrôler. Ces croisements homme/animal deviennent alors une réponse et une justification à la présence du mal sur Terre auquel on donne une image pour mieux l’appréhender. Cela montre aussi que l’humanité n’est pas totalement binaire et toujours sur le fil. Et c’est probablement en ça que le sentiment de familiarité a pu s’installer, même pour une petite fille de 8 ans. Autre que l’esthétique, c’est le même cheminement que l’on a lors de notre apprentissage de la vie où l’on doit discerner le bien et le mal. Où l’on apprend que la différence est rarement bon signe dans une nature bien paramétrée. Mes premières figurines Warhammer ont été des Hommes-bêtes : des sortes d’hommes avec des têtes et des pattes de capriné ou de
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par le livre de règles qui accompagnait mon armée. Les Homme-bêtes font partie du Chaos, du mal et leur lien avec le Diable était inévitable.
taureau, certains ont des allures de faune, de centaure ou encore de minotaure selon la proportion de mutation qu’ils ont subie. Ce qui est intéressant, c’est que le phénomène n’est pas à sens unique, les hommes se transforment en bêtes, tout comme les bêtes se transforment en hommes. On ne sait donc pas vraiment de quel côté provient le mal, puisque évidemment, ce peuple fait partie du Chaos.
Si Satan était un ange, son apparence s’est vite transformée dans l’imaginaire collectif et c’est vers l’an 1000 qu’il devient une bête cornue, puisque le mal ne peut pas être beau. On retrouve donc le caractère symbolique de l’animal, qui est à la fois vicieux et étrange. Cela sera aussi le cas avec les ailes de chauve-souris dont on affublera les démons par la suite, une typologie de créatures très présente dans Warhammer et ce, dans différentes races du Chaos et de la nuit. Les comtes vampire en sont le parfait exemple. Mais cela ne s’arrête pas qu’aux personnages se référant à la nuit, que ce soit les Orks, les Skavens (des sortes d’homme-rats vivant dans le monde souterrain) ou encore les Xenos (race extraterrestre dans Warhammer 40K), ils sont systématiquement opposés à l’Ordre qui, lui, est clairement rattaché à la lumière. Ils portent des ailes d’oiseaux jusque sur leurs étendards, arborent des symboles religieux, des armures dont les casques conservent les caractéristiques du visage humain. On y voit une référence aux anges qui protègent le monde face au mal, à la corruption et à la maladie.
L’IMPACT DE LA MORALE Évidemment parce que depuis que l’on représente le mal, l’image du bouc est souvent reprise, notamment avec le christianisme. Et même petite je pouvais voir ces signaux d’alerte, qui ont été confirmés
Une corruption qui pousserait les hommes aux vices, ceux notamment qui sont liés à Satan. Les serviteurs de Slaanesh, un des dieux sombres, sont de fiers représentants, à
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l’image des cénobites de Clive Barker, d’une grande perversion. Leurs armées sont construites sur les mêmes bases que les monstres chrétiens et quelques références bibliques semblent même se dessiner. Outre les ailes de chiroptères récurrentes et les cornes, ces créatures ont souvent des caractéristiques très serpentines, me faisant penser au péché originel, ce qui serait tout à fait raccord avec l’essence même de Slaanesh. On retrouve également beaucoup de créatures humanoïdes féminines, au teint blafard, écorchées et tiraillées par la douleur et la frustration, mais ayant des attributs très sexualisés dans notre société. Les mutations que les démonettes portent sur leur corps, tel que plusieurs paires de seins nous mettent dans un état étrange, entre attirance et dégoût. Leurs formes et courbes, qui rappellent celles des nymphes grecque et romaine, contrastent avec les pinces de
crabe et les pattes d’insectes qui terminent leurs extrémités. Tout cela reflète l’être humain, avec une forme d’obscénité
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maladie et les déformations déshumanisaient la personne et la rendaient laide. Cela se montre finalement comme un miroir de l’homme et de son rapport à lui-même. Les mutations génétiques, le contrôle impossible des parasites et des calamités, les présences extraterrestres inconnues, quand l’homme n’a plus la mainmise sur son environnement et ses expérimentations. Sa volonté de prendre le dessus sur la nature lui fait perdre pied et parfois lui fait perdre toute contenance pour se transformer en un tas informe et ridicule. On retrouve ce même aspect parodique chez les orks et les gobelins dont le caractère peut également sembler maladroit. Mais dans une tout autre mesure, les serviteurs de Nurgle, comme les Putrid Blightkings ou encore les démons tels que Rotigus, présentent une forme différente de grotesque. Même si on peut y voir une forme de grossophobie, le fait que ces monstres soient un peu ronds ou alors représentés comme des amas de chairs qui doivent se traîner au sol les rend un peu absurdes. Les nurglings qui infestent les entrailles de leurs congénères le sont encore plus, leurs yeux et leurs sourires semblent cartoonesques ; tout comme les bêtes qui ressemblent à des limaces avec des tubercules sur le crâne, une bouche sur le ventre et des yeux qu’on ne saurait différencier de pustules. C’est répugnant, insensé, mais il reste assez de caractéristiques humains pour nous faire ressentir de l’effroi, comme si on pouvait à notre tour devenir comme cela.
envoûtante et malsaine exacerbé qui le caractérise. On retrouve l’aspect tortueux de l’homme et sa faiblesse face aux vices. Mais certains monstres montrent aussi que le corps n’est qu’une enveloppe et que la maladie et les transformations génétiques permettent de transcender l’esprit. LES DÉRIVES VERS LE BODY HORROR Ces humains devenus créatures, ou ces êtres nous paraissant familiers, reflètent la peur de notre propre corps et de son caractère périssable et altérable. Peau étirée, membres multipliés ou pas à leur place originelle, corps décharné, plaies purulentes… Tout autant de choses qui nous renvoient à notre mort et notre disparition. Comme si la
Le dieu Nurgle est lui-même est rattaché à la fin et à la putréfaction, son hybridation avec
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une mouche est d’ailleurs très parlante. Insectes indissociables de la décomposition d’un corps, ils nous ramènent à la mort. Mais si cette armée reste membre du Chaos, d’autres vont bien plus loin dans le body horror puisqu’elles appartiennent à la grande alliance de la mort. Et si esthétiquement, l’horreur peut être moins impactante, ces créatures n’en restent pas moins les représentantes du stade ultime avant le pire cauchemar de l’homme, la disparition et l’oubli.
et au reste du monde, ainsi qu’à ses émotions, ses tourments et ses valeurs, que l’Homme a créé son imaginaire. Un bestiaire avec des créatures aussi réalistes qu’impossibles, fruits de croyances, de religions et de recherches scientifiques. De tout temps la créature fascine et inquiète. Entre les textes d’Aristote, de Pline l’Ancien ou de l’Hortus Sanitatis, où la volonté de décrire et de représenter ces choses inspire ; aux mauvaises traductions qui ont permis d’en façonner de nouvelles ; en passant par le besoin de justifier la nature humaine et de la rendre physique, les créateurs d’aujourd’hui n’ont que l’embarras du choix pour mettre au monde leurs monstres. Bien qu’il semble maintenant impossible d’innover et de renouveler la tératologie comme on le voit avec Warhammer… Quoique… N'y a-til pas de plus en plus de robotique et de géants mécaniques dans la licence ?
Bien plus pragmatiques et réalistes, les vampires, les liches et les zombies nous sont bien plus effrayants. Et si la peur de la mort est présente, celle d’une immortalité dans de telles conditions semble encore plus insoutenable. C’est alors en cherchant à répondre à ces questionnements sur son rapport à lui-même
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L'EXTRATERRESTRE IMAGINAIRE Cécile La fiction, c'est transposer à l'écrit ou à l'écran le fruit de notre imagination. C'est partager avec les autres ce qui se passe au fond de notre crâne. Elle permet de voyager, de rencontrer, d'apprendre : c'est la porte ouverte à l'évasion et à la nouveauté. Si elle existe dans tous les espaces, elle s'épanouit encore davantage dans l'Espace. Et dans notre univers, il y a une possibilité qu'il y ait d'autres gaziers comme nous, qui se demandent si quelqu'un les regarde en retour. A quoi ressemblent-ils ? A quoi pensentils ? Sont-ils gentils ? Aiment-ils la soupe aux choux ? Ces questions ne sont pas vite répondues. Il y a de la place alors pour rêver et d'écrire leurs histoires. La première œuvre de fiction à mentionner les extraterrestres s'appelle Kaguya Hime (ou le conte de la princesse Kaguya en VF). Écrit au Xe siècle au Japon, ce conte nous narre les aventures d'une princesse qui serait descendue de la Lune, condamnée à errer sur Terre. Au cinéma, les extraterrestres sont mentionnés pour la première fois dans Le voyage dans la Lune de George Méliès (1902) où le savant Barbenfouillis croise des Sélénites au cours de son exploration. Depuis, on parle beaucoup des petits hommes verts, un peu partout.
mondes fait écho à nos propres conflits. Dans ces œuvres, ces créatures ne cherchent même pas à nous comprendre, nous sommes inférieurs et logiquement, nous devons être
En grande majorité, on nous propose un alien hostile, qui cherche à nous nuire, de n'importe quelle manière. En premier lieu, c'est l'invasion : les extraterrestres arrivent en groupe sur Terre avec leurs soucoupes et veulent anéantir le genre humain. Leur désir puissant de domination et de conquêtes des
Studios Ghibli
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réduits en cendres. Dans les années 90, on a vu pléthore de films qui montraient la fin prochaine de l'espèce humaine à l'initiative des extraterrestres. Je pense notamment à Independence Day (1996) de Roland Emmerich avec Will Smith, Bill Pullman et Jeff Goldblum. Dans celui-ci, les extraterrestres débarquent sur les Etats-Unis, le jour de la fête de l'Indépendance et détruisent tout. La puissance américaine ébranlée à cause d'une civilisation plus forte qu'elle sonne comme un revers de la médaille pour cette nation conquérante.
tripodes sur la surface de la planète. Cela remet en cause notre système de pensée anthropocentrée, cette impression de se sentir maîtres de la Terre alors que finalement elle pourrait très bien se passer de nous. Et on peut y réfléchir à un niveau environnemental, qu'est-ce qu'on apporte véritablement à l'écosystème de notre planète, si ce n'est d'être un maillon dans une chaîne millénaire ? Pourquoi cette hostilité, après tout ? Les extraterrestres, on l'a vu, ne sont pas forcément faits pour vivre sur notre planète, pourquoi vouloir à tout prix nous dominer ? A mon avis, il ne faut pas voir la réponse à travers notre regard d'humain et nos expériences malheureuses de confrontation entre peuples (colonisation, guerre, racisme). Il est tout à fait possible que leurs intentions nous soient totalement étrangères et même inimaginables. Enfin, presque, certains auteurs ont tenté de trouver une réponse à cette hostilité supposée (on est de toute façon dans le domaine du rêve, aucune invasion extraterrestre n'a eu lieu à ma connaissance même s'il est possible que mes souvenirs
D'autre part, il existe aussi des œuvres qui utilisent ce thème pour faire passer un message encore plus fort. On peut citer ici La guerre des mondes , le roman de H.G. Wells qui a été adapté en plusieurs longs métrages à l'écran. Dans ses pages, Wells raconte l'histoire d'une invasion qui tourne mal. Toutefois, ce ne sont pas les humains qui viennent à bout de leurs ennemis. En effet, des microbes menaient également une guerre silencieuse contre ces monstres venus d'ailleurs et tuent chacun d'entre eux, laissant une gigantesque décharge de
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le but de... On ne sait pas vraiment. Sous ses airs de sirène silencieuse, elle les attire au fond d'une étendue d'eau bizarre, la surface se solidifie. L'homme s'enfonce petit à petit dans ce liquide opaque et il se retrouve coincé, à poil, dans le néant. On ressent une grande solitude dans cette invasion insidieuse, l'alien répond à un besoin qui nous est inconnu et seuls ceux qui le croisent sont happés par son emprise. Ce mystère me terrifie. Donc, l'extraterrestre peut agir seul. On dit souvent qu'à plusieurs on est plus fort, ce n'est pas toujours vrai. La solitude transforme le personnage alien en un animal ou un chasseur et la traque se poursuit tout au long de la narration. C'est un thème bien apprécié du cinéma d'horreur. Predator, Alien et The Thing sont des monstres emblématiques de ce type de films, où l'ambiance poisseuse et organique s'oppose absolument au cinéma d'invasion extraterrestre où le spectateur assiste à un combat entre deux technologies. On est au corps à corps avec l'alien.
aient été effacés Rires). A. E. van Vogt, un écrivain canadien, propose dans son ouvrage Le colosse anarchique (1977) une piste intéressante : et si les aliens nous attaquaient par jeu ? Dans l'histoire de Vogt, le jeu consiste à sélectionner une planète, puis un jour décidé à l'avance, les Ig (le nom des aliens de ce livre) passent à l'attaque et doivent soumettre la population le plus rapidement possible. Dérangeant de notre point de vue, non ? On change de taille de loupe et nos vies passent de primordiales à insignifiantes en une fraction de seconde. Nous ne sommes pas puissants et au contraire, nous n'avons de pouvoir que sur ce qui se trouve à notre portée.
Par contre, la menace peut être aussi parfaitement invisible. Dans Dark Skies de Scott Stewart, on nous raconte l'histoire d'une famille qui se retrouve confrontée à des phénomènes étranges. Les objets de leur cuisine changent de place ou des centaines d'oiseaux viennent se fracasser contre les vitres de la maison. Grâce à la magie d'Internet, les enfants s'aperçoivent qu'ils sont victimes d'aliens qu'on appelle les Gris. De fil en aiguille, l'un des gamins est enlevé par les extraterrestres et la famille ne le reverra plus jamais. La tension est palpable
D'autres fois, il n'y a pas de cause à toute cette hostilité qui pourrait y avoir entre nos deux espèces, parce que ce n'est pas important. Dans Under The Skin (2014) de Jonathan Glazer, Scarlett Johansson campe une alien séduisant des hommes dans
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jusqu'à la fin et on y croit dur comme fer. D'autant plus que les Gris sont la race d'extraterrestres la plus célèbre de nos jours, beaucoup de témoins les auraient vus et auraient été victimes de leur curiosité.
étrangers pour lui. Deux pensées s'offrent à moi. La première, c'est qu'en voyant cela, une curiosité scientifique se développe dans l'esprit de l'alien, qui va chercher à comprendre pourquoi on fait toutes ces choses insensées. Il pourrait pratiquer l'enlèvement d'humains pour recueillir des données, comme on le fait pour étudier des animaux ou des organismes microscopiques. La deuxième, c'est qu'en nous regardant, il pourrait se dire que nous avons évolué d'une autre manière et qu'il y aurait comme une sorte de miroir déformant entre nous. Ils pourraient alors se demander quel genre de relations ils voudraient nouer avec nous. Estce de l'agressivité ? De l'amitié ? De la curiosité ? Choisissent-ils de nous ignorer ? Les paris sont ouverts.
C'est d'ailleurs le premier truc auquel on pense quand on parle d'extraterrestres. Nous serions des cobayes pour des Didier Raoult longilignes, gris et chauves. Quand même, je serais curieuse de savoir leur analyse sur notre condition, avec un regard encore différent des érudits de notre espèce. Alors cela vaut bien quelques sondes anales (South Park) afin de nous surveiller. Cela me fait penser au long métrage Koyaanisqatsi (1983) de Godfrey Reggio, que j'avais déjà évoqué dans nos pages et qui propose une succession de vidéos sur notre activité humaine. Quand je l'ai vu, j'ai émis l'hypothèse que, si un extraterrestre voyait ça, cela n'aurait aucun sens pour lui. Nos chaînes d'usine, nos embouteillages sans fin, nos immeubles démesurés, tous ces trucs que nous connaissons si bien, seraient totalement
Et d'ailleurs, sont-ils vraiment intéressés par nous ? Dans la nouvelle Moi, Flapjack et les Martiens (1952) de Fredric Brown et Mack Reynolds, le narrateur tombe des nues en découvrant que les extraterrestres fraîchement débarqués sur Terre n'en ont
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rien à carrer de sa petite personne. Ils sont plutôt attirés par son âne Flapjack. Ce dernier est plus intelligent qu'on le croît puisqu'il parvient à discuter avec les visiteurs et à sauver la planète de leur invasion imminente ! On a toujours l'impression que notre genre est le seul qui soit digne d'attention sur la Terre. Pourtant, il y a des tas d'autres espèces qui sont tout aussi passionnantes que notre civilisation industrielle et technologique. Ce genre d'histoires reste quand même peu courante dans le petit monde de la fiction extraterrestre et on a plus souvent des narrations qui se basent sur notre carambolage avec les petits hommes verts, qu'ils soient parmi nous ou non.
cohabitation. Même s'ils cherchent à retourner chez eux et réparer leur vaisseau, ils vont bien s'adapter à leur nouvelle demeure à tel point que certains travers humains se répercutent dans leur personnalité propre. Gorgeous, le bleu, est boulimique, Candy, le vert, est un toqué du ménage, Etno, le violet, est un scientifique maladroit, Bud, l'orange, est scotché à la télé 24/24 et Stéréo, le rouge, sait plein de choses mais ses deux têtes n'arrêtent pas de se disputer. Cette série fait partie du paysage de mon enfance et je pense que certains d'entre vous aussi. En tout cas, il est tout à fait possible que les extraterrestres nous kiffent et aient très envie de nous comprendre et de vivre parmi nous,
Dans la série d'animation Les Zinzins de l'espace (deux saisons 1996-2006), on découvre une brochette de truculents extraterrestres. Ceux-ci sont coincés sur notre planète à cause d'une avarie de leur vaisseau. Ils squattent une baraque plantée dans un grand terrain vague. Les aliens ne se ressemblent pas, alors qu'ils viennent de la même planète. Ils ont construit une machine afin de pouvoir se transformer en terrien lambda, afin de pouvoir se camoufler en cas de confrontation voire de
pourquoi pas devenir nos potes. Les fictions qui narrent les aventures d'êtres humains épaulés par les extraterrestres sont légion. Disney a pas mal joué sur ces amitiés inter-espèces, comme par exemple dans Lilo et Stitch (2002), Le chat venant de l'espace (1978) ou encore les aventures de Mickey et son ami Iga Biva (de son vrai nom Pitipopome Papoépapapo Papounépapapou Poupoupapépé). Dans les pays francophones, il n'est pas rare de
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provient d'une civilisation dissemblable, il va s'adapter à nous et découvrir des sentiments très humains comme la tristesse, la peur de perdre un être cher ou encore acquérir la compréhension de la notion de famille (« Ohana means family and family means nobody is left behind »). Parler de l'amitié inter espèces est intéressante dans le cadre du développement infantile, car l'enfant va assimiler ces belles valeurs et surtout, accepter la différence à son échelle. Si on peut s'inspirer de sentiments humains comme l'amitié, on peut très bien jouer sur l'amour inter espèces. Rien qu'en tapant sur Amazon le mot clef « histoire d'amour avec un extraterrestre », on tombe sur pas moins de 142 résultats, des romans principalement. Au choix, pêle-mêle : Désirs extraterrestres de Zola Bird, Son partenaire particulier de Grace Goodwin ou encore La captive des
connaître les aventures du Scrameustache, un genre de chat extraterrestre qui se lie d'amitié avec un petit garçon nommé Khéna. D'une manière générale, ces amitiés reposent sur l'adage « les contraires s'attirent » et où les dissimilitudes de chacun des amis deviennent des forces. Iga Biva par exemple, est doté de capacités télépathiques ou le chat venant de l'espace possède un collier qui lui confère quelques pouvoirs télékinésiques. Ils se placent ainsi comme adjuvant du personnage principal qui possède des compétences moins impressionnantes pour nous mais toujours utiles telles que l'astuce ou le port d'un pistolet. Dans le cas de Stitch, c'est plus nuancé. Au départ, il va se positionner comme un ennemi puis au contact de la famille formée par Lilo et Nani, il s'adoucit et découvre qu'il a lui aussi envie d'être aimé plutôt que d'être une arme de destruction massive. Ces histoires se veulent touchantes car elles « humanisent » l'extraterrestre. Même s'il
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Krinars
d'Anna Zaires. Alors, je ne les ai pas lus parce que je ne suis pas sûre de la qualité de ces ouvrages, mais rien ne vous empêche de les feuilleter de votre côté et de me dire si je me trompe et que ce sont finalement des chefs-d’œuvre.
répondent à cette question de manière claire et crue dans l'épisode « Cancelled » : oui, les aliens aimeraient se sucer le jagon. Après, il est évident que ce n'est peut être pas le cas de tous, ni qu'ils peuvent éprouver un plaisir sexuel, mais j'ai envie de dire, si les dauphins kiffent l'orgasme, il est possible qu'un peuple là-haut puisse prendre son pied d'une façon ou d'une autre. En tout cas, on a le droit d'en rêver !
Si vous voulez tenter quelque chose d'un peu mieux sur le plan des relations amoureuses, Robert Silverberg a écrit L'épouse 91 , un nouvelle qui traite de la vie conjugale entre un humain et une suvornaise. Cette histoire fait écho aux couples binationaux et leurs ambivalences culturelles au quotidien, extrapolées bien sûr, puisque là on a quand même des années-lumières entre leurs deux mondes. On pourrait se demander également si la notion de sexualité existe de l'autre côté de la galaxie. On peut nousmêmes fantasmer sur la Barbarella de Roger Vadim, ou sur la relation sexuelle encapsulée entre Leeloo et Korben Dallas à la fin du 5ème élément (Luc Besson). Est-il envisageable cependant que les extraterrestres s'adonnent à la bête à deux dos en apesanteur ? Trey Parker et Matt Stone, les créateurs de South Park,
Avec le désir vient la question du corps. Comment se figure-t-on l'apparence des aliens dans les œuvres de fiction ? Dans certains cas, ils nous ressemblent. On pense directement aux Star Wars, Star Trek ou Doctor Who, dans lesquels les personnages issus d'autres milieux galactiques ont l'air complètement humains. Seuls quelques détails permettent de les différencier. Cela peut être la technologie dont ils se servent, en général plus avancée que la nôtre (le Faucon Millénium, par exemple), un pouvoir qu'ils détiendraient de façon innée (Superman) ou une partie de son corps qui se distingue : parfois évidente comme dans Coneheads (1993), ou alors très discrète, à
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inconnu : le mystère absolu. Pour moi, il est tout à fait plausible que les aliens ne ressemblent pas du tout à ce qu'on avait conjecturé, ni sur la technologie, ni sur leur apparence physique, ni sur leur temporalité par rapport à nous. Si ça se trouve, étant donné que l'univers est en pleine expansion, à ce moment du temps, il n'y a personne d'autre qui soit rendu à notre stade de civilisation. Ou encore, qu'ils vivent dans une dimension parallèle ou juxtaposée et par conséquent, soit ils n'ont pas conscience qu'on existe, soit ils n'ont pas la capacité de nous contacter. Donc il est très probable qu'on ne puisse pas les voir parce qu'ils n'existent plus ou pas encore, ou qu'ils ne sont pas ici. Ou encore parce qu'ils peuvent prendre un aspect tout à fait inattendu (un rocher, une bactérie, un morceau de tissu, pourquoi pas ?). Par conséquent, l'alien pourrait prendre toutes sortes de formes, et je trouve cela très dommage que parfois on ait tendance à fabriquer des clones avec plus de poils ou des écailles ou un gros nez et des grandes oreilles juste pour se conforter dans nos acquis ou par manque d'imagination. Sinon, on crée encore d'autres Gris, puisque ce sont les seuls dont on connaît la morphologie grâce à leurs multiples apparitions dans la deuxième moitié du XXe siècle.
l'instar des aliens anthropomorphes incapables de plier le petit doigt (Les envahisseurs, 1967-1968). Dans Star Wars ou Star Trek, le but est clair : de nous identifier et d'être embarqué plus facilement dans les aventures des protagonistes (et une histoire de budget aussi, très certainement). Par contre, dans Les Envahisseurs, il y a toujours un doute sur la nature humaine ou extraterrestre des protagonistes, car le détail ne saute pas forcément aux yeux. Les Envahisseurs est un programme américain et en pleine Guerre Froide, ce type de série travaille de manière évidente sur la paranoïa, la méfiance de l'autre et fait un parallèle avec l'ambiance géopolitique à ce moment-là.
Cependant, il faut reconnaître qu'on peut avoir quelques espèces inédites çà et là : de gros vers (Les Hutts dans Star Wars), des Pikachu à gros nez (les Jooziens de South Park), un grand insecte noir baveux au sang d'acide (Alien), des poubelles ambulantes (Les Daleks de Doctor Who), des androïdes rasta (Predator), des
Le faux-frère extraterrestre, j'aime bien le concept, mais ce que je préfère c'est de voir ou de me représenter un être totalement
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farfelues, par exemple, Alien Tampon, un court métrage de Jan Zekner sorti en 2015 narrant la mésaventure d'une femme qui s'insère un tampon maculé de sang alien et qui devient une tueuse folle. Au vu de la bande-annonce, ça semble être un beau nanar ! Dans le même thème, vous pouvez regarder Inseminoïd où une jeune femme se fait violer par une créature extraterrestre et donne naissance à des jumeaux. Sinon, vous avez toujours le classique L'attaque de la moussaka géante (1999) et la parodie Scary Movie 3 avec ses aliens qui pissent via leur index. On peut tout faire, je vous dis !
petits monstres poilus aux dents acérées (Critters), une plante qui adore la viande (La petite boutique des horreurs), une femme bleue de trois mètres de haut (Courrier interplanétaire de Richard Matheson)... La liste est loin d'être exhaustive. Ce qui est cool de partir avec une race d'extraterrestre totalement inédite, c'est qu'on part d'une page blanche et qu'ensuite, on peut créer tout ce dont on a envie. Dystopie, sciencefiction, histoire romantique, guerre, politique : on peut taper dans une multitude de sujets sans pour autant heurter la cohérence. Absurde ou logique, c'est comme on veut. On invente au fur et à mesure et il est permis d'y apporter une touche d'humour ou d'écrire quelque chose de franchement décalé. Pendant la phase préparatoire de cet article, je suis tombée sur une nouvelle de Robert Silverberg qui s'intitule Le Dibbouk de Mazel Tov IV, qui narre les pérégrinations de colons Juifs, installés sur un lopin de terre dans le système Mazel Tov : la Terre Promise version 2.0.
Les extraterrestres sont déjà là depuis des années finalement, au moins à travers notre imaginaire fertile. Ils prennent toutes sortes de formes, ils nous font rire, ils nous terrifient, ils nous touchent, ils nous font réfléchir à notre propre condition humaine et à notre importance dans l'univers. La fiction extraterrestre est un moyen de nous évader, tant par les mots que les images, et même si parfois, les thèmes sont redondants, cela nous plaît toujours autant.
Il est aussi envisageable de se demander si nos ancêtres ont pu faire l'expérience d'un contact avec les aliens. Pierre Barbet, propose dans son ouvrage L'empire du Baphomet, une rencontre entre un chevalier du Moyen Age et un extraterrestre, identifié comme un démon. Même si c'est de la fiction, c'est tout à fait plausible et il existe même des fresques anciennes, à l'instar de L'annonciation de Carlo Crivelli, qui représentent des O.V.N.I. De là à dire que les sarcophages égyptiens seraient à coup sûr des vaisseaux spatiaux, je n'y crois pas (Alien Theory).
POUR ALLER PLUS LOIN Liste de romans avec des extraterrestres Liste de films avec des extraterrestres Ma page Sens critique
Néanmoins, il y a des choses un peu plus
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LE BESTIAIRE DE QUENTIN FOUREAU Entretien avec un conteur Dolorès Quentin Foureau est auteur et conteur. Spécialisé dans le répertoire traditionnel, fantastique et horrifique, il est fasciné par les bestiaires du folklore français, européen mais aussi d'ailleurs. On le trouve aussi bien lors de festivals dédiés aux musiques sombres que dans les pages de recueils de nouvelles. Il publiait par ailleurs, dans notre numéro 19 paru en mars 2018, sa surprenante nouvelle Sainte-Estelle-des-Peurs. Récemment, on l'a retrouvé dans l'anthologie Nuits de Bretagne, aux Editions Luciférines. Depuis mars, le contexte actuel ne l'empêche pas de garder régulièrement contact avec son public, fidèle ou nouveau, grâce au format live Fenêtre sur Conte sur ses réseaux sociaux ainsi que lors d'événements virtuels pluridisciplinaires. On vous recommande également l'écoute du premier EP de son projet Cataèdes, sorti en début d'année chez Antiq, qui dévoile son travail aux côtés du musicien Dorminn. On n'aurait clairement pas pu trouver mieux placé pour nous parler de malebêtes nocturnes et d'êtres étranges et imaginaires. Comme tu le sais, le thème du dossier de ce numéro est « Créatures ». Ce que m'évoque ce terme c'est l'imaginaire, l'hybridité, le monstrueux, la mythologie... A quoi tu penses, toi, quand on te dit « Créatures » ? Hybridité, oui, mélange, et puis unicité. Une créature, si c’est un monstre, ça veut dire qu’elle est unique, elle n’existe qu’en un seul exemplaire et va se comporter comme telle. Les bêtes me fascinent, toutes les malebêtes et celle du Gévaudan en première ligne. Toutes celles qu’il y a eu en France et ailleurs, jusque très récemment, dans les années 1970. On ne sait pas ce qu’elles sont, et on ne sait pas comment on arrive à ne pas le savoir ! Comment est-ce que ça se
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fait qu’on n’arrive pas à l’attraper, à la trouver et à définir son identité ? On essaie alors de les dessiner : ce que je trouve fascinant ce sont toutes ces illustrations de la bête du Gévaudan, ce monstre démesuré qui ressemble parfois à une hyène, parfois à un loup avec une tête de lièvre ou des oreilles d’âne, c’est complètement fou.
pas un fan inconditionnel, j’ai lu les livres une fois chacun, j’ai dû voir tous les films. Ce que j’ai aimé chez J. K. Rowling, c’est qu’elle utilise toutes ces créatures à des fins pédagogiques. Ce ne sont pas juste des invités qui n’ont lieu d’être, dans ses livres, que parce qu’il fallait les caser. L’hippogriffe ou le loup-garou ont un rôle particulier. Elle s’est emparée de toute la portée traditionnelle de ces créatures-là. J’ai découvert le fantastique par Chair de Poule, et il n’y a pas vraiment ce bestiaire de créatures. Quand il y en a, elles ne sont ni développées ni nommées. Elles sont monstrueuses dans le sens le plus aberrant du terme. Elles ont tous les attributs affreux : de grandes dents, de grands yeux, etc. Mais ce ne sont pas des créatures connues et indexées. J’adore les bestiaires fantastiques parce qu’ils nous expliquent que ça existe. Le griffon, pendant le Moyen Âge, était considéré comme un oiseau existant, il était référencé dans les registres. Cela concrétise l’existence de la créature dans l’univers dans lequel on est. On est à la frontière entre le fantastique et le merveilleux.
Ce que ça m’évoque aussi, c’est le verbe « créer », c’est à dire qu’on parle d’un être fabriqué. Fabriqué par l’homme, pour des raisons symboliques par exemple. Je travaillais cette semaine sur le griffon qui, en héraldique, est un mélange de la noblesse du lion et de la portée conquérante de l’empire à travers l’aigle impérial. Elle peut aussi être créée par le Diable. Dans mes contes, ce que j’aime bien faire quand il y a un monstre, c’est dire qu’il vient du chenil du Diable ou de sa ménagerie, que c’est un animal de compagnie du Diable. Je pense aux créatures mythologiques aussi, où c’est surtout leur force symbolique qui m’intéresse. Qu’est-ce qu’elles signifient pour la civilisation ? Parce qu’un mythe, ça fait civilisation, à la différence du conte qui est bien plus localisé et qui a des portées plus sociales, universelles. Pourquoi les Grecs ontils eu besoin des Hécatonchires (ndlr : trois créatures aux cent bras, fils d'Ouranos et de Gaïa, frères des Cyclopes et des Titans), de la gorgone ou du Cerbère ? Parce que ce sont les Grecs, et pas un autre peuple, ce qui est valable dans toutes les mythologies. Et ça, ça m’intéresse et j’essaie de savoir pourquoi.
L’hybridité entre l’homme et la bête, c’est quelque chose qui me fascine chez le loupgarou. Il est ma créature de prédilection, parce qu’il rend sauvage l’homme et il humanise la bête. C’est une créature qui me fait peur, surtout lorsqu'il est bipède et qu’il a un aspect humain. Le loup-garou de Twilight ou celui des légendes amérindiennes me font moins peur par exemple, parce qu’ils se transforment en véritable loup. Ceux qui m’effraient vraiment sont ceux de Dog Soldiers, de Hurlement, où on hésite à penser qu’il s’agit d’un homme pendant un
Étrangement, l’une des choses qui me vient à l’esprit, c’est Harry Potter. Pourtant, je ne suis
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temps, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. J'ai fait beaucoup de cauchemars, comme ça. Tu anticipes beaucoup trop mes questions ! (rires ) J'ai toujours trouvé assez étonnant le fait que la créature qui te fascine le plus soit aussi celle dont tu as peur. Comment est-ce que tu gères cette fascination qui se mêle à une phobie ? J'ai l'impression que tu puises complètement dans cette énergie paradoxale pour alimenter ta créativité. Pour le conte, oui, j’ai appris très vite qu’il fallait vivre une histoire pour bien la raconter. Il faut vivre tout le panel de sensations et de sentiments que ça implique. Pour qu’une histoire de loup-garou fasse peur, il faut que le conteur ait peur en la racontant ! Ma grande peur, qui date de l’enfance, je m’en empare, je l’utilise pour rendre le conte optimal dans ses effets. J’en ai toujours eu très peur et j’ai toujours dit à mes amis que la blague à ne pas me faire, c’était un déguisement de loup-garou en pleine nuit, en forêt. D’un autre côté, je collectionne les films et les livres de loupgarou, je lis tout ce que je peux sur le sujet. Peut-être le loup-garou a-t-il un pouvoir que je n’ai pas et que je n’aurai jamais. Peut-être qu’étant gamin, j’en avais peur parce que je me sentais inférieur à lui en bien des manières, en termes de force ou de sauvagerie, et que j’aimerais beaucoup en être un. Quand j’ai rejoint une table de jeux de rôle de loups-garous de l’apocalypse, j’ai adoré ça ! Je dévorais des paysans, je hantais les bois… C’est une espèce de fascination-répulsion. Je sais que ça n’existe pas.
La portée symbolique du loup-garou ne me parle pas trop, par ailleurs. Je n’ai jamais lu Le Loup-Garou de Boris Vian, parce que je crois savoir que, dans son livre, il explique que les loups-garous ne sont pas des bêtes, que ce sont les gens de tous les jours qui sont hypocrites, qui ont une double personnalité. C’est quelque chose qui m’intéresse moins, à l’inverse de la bestialité sauvage, de la dévoration, ou encore du fait que cela dépasse la raison et la conscience. Dans les films que je préfère, les loups-garous ne se souviennent pas qu’ils le sont en étant humains. Ils apprennent petit à petit ce qu’ils ont fait et ça doit être ce qui me fascine : une incapacité à se souvenir de ce qu’on fait quand on est dans une transe. Peut-être que c’est malsain, je ne sais pas trop. (rires)
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regarde rarement les orteils des gens, mais imaginons qu’ils deviennent abominables et on ne verrait que ça. J’aime bien aussi apporter des choses qui vont parfois dans le tabou sexuel, comme une créature qui aurait des mamelles de chèvre. C’est quelque chose de plutôt gracieux, autrement, mais d’un seul coup on crée une répulsion qui résonne au niveau du tabou de la sensualité.
Aujourd'hui, quand on parle de créatures on voit instinctivement beaucoup d'images visuelles, issues du cinéma, de la peinture, etc. De ton côté, ton art est complètement oral. Comment est-ce que tu procèdes pour décrire l'aspect ou raconter l'histoire d'une créature ? Tu disais que pour le loup-garou, tu utilises le fait d'en avoir peur toi-même pour transmettre ce sentiment, mais j'imagine que tu n'as pas forcément peur de toutes les créatures dont tu parles. Qu'est-ce qui fait, pour toi, que l'ensemble devienne crédible, et réussisse à transmettre une émotion ?
Pour décrire leur histoire, ce que j’aime bien c’est décrire une naissance élémentaire. La Vouivre, quand je la raconte, je dis qu’elle est née d’un orage et d’un sommet de montagne. Je ne raconte pas le processus, on ne sait plus comment d’ailleurs, mais on sait que c’est l’élémentaire qui l’a fait naître. Par la suite, quand elle manque de mourir, on dit que le cri qu’elle a poussé est un cri qui a résonné dans toute la Franche-Comté et qui contenait l’essence du pays. Cette bête était en fait reliée au pays dans lequel elle vivait, et même si elle était monstrueuse, tentatrice avec son escarboucle, il fallait la laisser vivre même si elle constituait un danger. Les créatures peuvent aussi être fabriquées par le Diable ou quelque chose d’autre, de manière presque alchimique. Quand je raconte La Taupe, inspiré d’une petite légende écrite par Pierre Dubois, je raconte que le Diable l’a fabriquée dans son atelier, sur un établi. Il s’est pris pour le grand Dieu façonneur : en faisant des coutures, en collant, en rognant, en fabriquant et en clouant, il a fait une créature qui est en fait très charnelle.
Pour décrire le corps d’une créature, je vais le plus possible dans l’hybridité et l’aberration. Je vais trouver les éléments qui me semblent soit les plus effrayants, soit les plus surréalistes dans le sens des Chants de Maldoror de Lautréamont, c’est à dire unir des choses qui n’ont rien à voir ensemble. Dans Le Cavalier Infernal, l’histoire de Maturine, quand je décris le Diable je lui donne des oreilles de lièvre, des grands yeux qui vont jusqu’aux oreilles et un museau de loup. Le Diable n’est pas du tout décrit de cette manière dans le conte original mais c’est la façon que j’ai trouvée pour pouvoir avoir peur avec Maturine. Elle se retourne et tombe sur cette bête alors qu’elle pensait trouver son cavalier. J’ai inventé une figure hybride, j’aime inventer des parties du corps qui sont aberrantes par rapport au reste du corps. Ce qui me fait le plus peur, ce sont les créatures bipèdes, parce qu’elles sont une espèce de parodie d’humain. Sinon, j’essaie de pointer des parties du corps qu’on regarde rarement et qui, d’un seul coup, deviennent monstrueuses. Par exemple, on
Il y a aussi la malformation. S’il y a de l’humain dans les créatures, c’est mal formé. Ayant moi-même une malformation à la
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exemple. Une créature qui est normée et normale à l’entrée de la grotte et qui, en en sortant, devient une créature abominable.
main, cette énergie avec laquelle je vis tous les jours depuis 30 ans, je la transpose dans des contes. Quand je raconte La Mortelune, les mains qui sortent de la vase peuvent avoir sept ou huit doigts. Ça peut aussi être une main dans laquelle il y a deux mains, ou encore des pieds qui n’ont pas d’orteil. J’essaie de donner une parodie d’humain.
J'aimerais qu'on parle d'une créature assez connue et appréciée. Avant d'être conteur, tu as fait une fac de lettres et tu as écrit un mémoire qui s'intéressait à la figure du vampire. Pourquoi cette créature en particulier ? Peux-tu nous résumer ta démarche dans ce travail universitaire et ce que ça t'a appris ?
Je le fais un peu moins, mais une créature peut le devenir aussi, un peu à la Gollum, par son mode de vie ou à cause de son environnement. Une bête qui aurait passé tant de temps dans une grotte qu’elle serait devenue aveugle et que son museau se serait allongé pour qu’elle sente mieux. Une créature qui aurait été tellement malmenée dans le chenil du Diable qu’elle aurait, par ses cicatrices, fait naître des griffes par
La réponse va peut-être être décevante ! J’ai fait une licence de lettres, puis un master recherche en littérature générale et comparée. Ce qui m’intéressait, c’était de comparer les littératures entre elles, ainsi que les arts entre eux et avec la littérature. Je voulais travailler sur le fantastique, c’était ma
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condition et je cherchais mon directeur de mémoire en conséquence, et si possible sur le loup-garou et l’hybridité en général. Il y avait un manque de sources, alors que le vampire était « en vogue », Jean Marigny a beaucoup écrit dessus, toutes les sources étaient là. On avait finalement beaucoup de sources et de sujets qui n’avaient pas ou peu été explorés. Mon directeur de mémoire, Timothée Picard, travaillait beaucoup sur la littérature de genre et sur le genre en littérature. Il m’a proposé de mêler cette thématique genre-genre et le vampire, ce qui était parfait car cette créature est très sexualisée, érotisée, depuis Dracula. Avant, c’était une créature justement monstrueuse, et le vampire qui m’intéresse le plus est finalement pré-Dracula : c’est la Stryge, c’est le Broucolaque, c’est le vieux cadavre qui sort des tombes, qui ne parle pas et qui gargouille. Quand j’ai travaillé sur ce mémoire, je suis parti en littérature contemporaine : d’Anne Rice (1976) jusqu’à Morgane Caussarieu (2012) en passant par Jeanne Faivre d’Arcier et Poppy Z. Brite, et le cinéma de l’année 1987 (Génération perdue, Aux Frontières de l’aube), des œuvres qui montrent un vampire contre-culturel. Comment son immortalité se mêle-t-elle à son immoralité en passant par la contre-culture ? Le vampire devient punk, gothique, metalleux, parce que dans ces milieux-là il y a une sorte d’immoralité, contraire à la morale judéo-chrétienne. Mon corpus est français et américain, mais de Louisiane. Comment est-ce que le puritanisme américain et les valeurs judéo-chrétiennes françaises donnent au vampire une nécessité
d’aller dans le gothique, le punk ou le postpunk pour pouvoir assouvir son hédonisme ? J’ai beaucoup appris sur la dynamique sexuelle du vampire et sur son énergie violente. Le sujet entier était Les
transgressions sexuelles chez les vampires à la fin du XXe siècle : une dynamique de surenchère dans l’extrême. Pourquoi passe-ton d’un vampire simplement érotisé, par exemple le comte Dracula et ses épouses, à True Blood, où à chaque épisode il y a une scène sexuelle crue. Comment en est-on arrivé là et pourquoi est-ce devenu normal ? Dans mon dernier point, j’abordais Twilight, et comment la situation s’est inversée avec des vampires abstinents, « végétariens » c’est à dire qu’ils ne consomment pas d’humain, qui retournent à une morale très normée. Et
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le public ? Je pense un peu comme Alexandre Astier, c’est à dire que le public ne sait pas ce qu’il veut. Quand on lui propose ce qu’on croit qu’il le veut, ça ne marche pas, et quand quelque chose de très original sort ça marche du tonnerre. Faut faire ce qu’on a à faire, et après on voit ! Ce que j’aimerais, à l’avenir, si je retourne vers la recherche, ce serait faire une thèse sur l’hybridité. Je me suis intéressé au vampire car je voulais travailler sur le fantastique avant tout, et qu’il y avait d’une part des sources très importantes, et d’autre part des sujets peu traités, ou en tout cas pas dans le cadre d’un mémoire.
ça marche ! Ça se vend beaucoup, les gens lisent et s’y reconnaissent. Ça parle aux gens dans leur intériorité. Un vampire qui est différent, mais pas trop différent non plus. Les gens aiment bien se sentir en dehors de la masse sans être trop marginaux… Oui, le vampire est le miroir parfait, fantastique, de la société. En littérature et au cinéma, il va refléter la société dans laquelle il est. D’un point de vue imaginaire, c’est nécessaire pour lui parce qu’il faut qu’il s’y adapte s’il veut rester en vie, ou plutôt en post-vie ! Si on le trouve aberrant, on va essayer de le tuer alors que s’il se fond dans la masse, on ne se souciera pas de lui pour peu qu’il fasse attention à ne pas se révéler. Alors que chez le loup-garou, on trouve des pulsions ataviques et inconscientes. Comme tu disais, les gens veulent sortir de la masse tout en gardant un peu leurs repères, mais on en vient à un autre sujet, qui est : que veut
L'un de tes contes que je préfère est celui de La Fille-Vampire, qui apparaît notamment sur Les AffaemmLes , le premier EP de ton projet Cataèdes. On vagabonde à travers le conte et la musique, puisque le musicien Dorminn t'accompagne sur cette double narration, entre les Vosges et le Japon pour rencontrer deux types de femmes terrifiantes, d'où le nom de l'EP ! Ce que je me demande, c'est pourquoi cette figure de la femme terrifiante fascine, dans le monde et depuis longtemps. Est-ce qu'on trouve autant d'hommes terrifiants dans les folklores ? L'une de mes réflexions est celleci : est-ce qu'il n'y a pas une idée de la femme vue comme un être docile dans les sociétés du passé, et donc la naissance d'une monstruosité quand elle ne l'est plus ? Avec Cataèdes, ce qu’on a voulu faire c’est d'abord proposer notre art sous la forme d’un EP, donc moins long qu’un album. On avait beaucoup de contes de prêts, mais on
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il existe aussi des créatures qui n'évoquent pas du tout la peur, au contraire. Sauf phobie inhabituelle, la licorne ou la plupart des fées ne sont pas effrayantes. Est-ce que ces créatures t'intéressent également ?
en a trouvé deux qui avaient pour dénominateur commun une figure de femme dévoratrice. On a appelé ça Les Affaemmées et on a trouvé que le concept était assez solide pour être proposé. Par la suite, on sortira plutôt des albums entiers, ciblés sur des régions du monde.
Oui, car toute créature traditionnelle m'intéresse. Tout ce qui est sorti de l'imaginaire populaire m'intéresse. Les créatures bénéfiques, bienveillantes, aident les hommes contre les créatures malveillantes. Elles portent la symbolique d'autres pulsions et envies humaines. Elles ont parfois pour rôle de donner une leçon aux êtres humains, de les remettre à leur place.
Je n’ai pas vraiment fait de statistiques sur la parité dans les figures monstrueuses. Le fait qu’elles soient femmes ne m’intéresse pas tant que ça, ce qui m’intéresse c’est comment la monstruosité va jouer avec l’humain et avec la possibilité de se débarrasser de la monstruosité qui le poursuit. La Yama-Uba, dans le conte japonais, pourrait être un ogre. Ça ne rentrerait plus dans notre EP, du coup ! Le sexe des créatures m’importe assez peu. Les faire hermaphrodites me plaît beaucoup. Quand je décris la Vouivre, qui est plutôt nommée de manière féminine, elle a une immense barbe donc je la masculinise beaucoup pour justement montrer que l’absence de repères sexués peut faire partie de la monstruosité dans le contexte d'une créature de conte. Enfin, je ne me sens pas légitime à traiter ce sujet.
On a par exemple des fées qui se font aider par des humains et qui leur proposent quelque chose en échange. Les êtres humains ne savent pas s'en servir, et s'en servent parfois de manière abusive. Je pense à tous ces contes où une fée offre un objet magique à un pauvre fermier, et cela lui apporte richesse s'il l'utilise avec parcimonie. S'il l'utilise de manière abusive, comme il le fait évidemment, cela va ruiner sa vie. Il y a cette portée pédagogique. Mais il ne faut pas oublier que ces créatures-là ont cette connotation aujourd'hui ! Je suis actuellement en train de lire des recueils de contes normands, notamment par Jean Fleury. Il met en scène plusieurs personnages de vieilles Normandes, en train de discuter des fées, sauf que celles-là ne sont ni bonnes ni mauvaises. Elles existent et elles ont leurs coutumes, qui peuvent nous paraître monstrueuses.
C’est effectivement quelque chose qui peut faire peur quand il s’agit d’une créature monstrueuse. On parle bien de créatures qui n’ont pas de ressemblance avec l’humain, comme la Vouivre que tu cites. C’est à nouveau l’hybridité entre différentes figures, les différents caractères humains et genrés mêlés à son caractère de créature autre, qui inquiète. Depuis tout à l'heure, on parle beaucoup de créatures effrayantes et monstrueuses. Mais
Les changelins, notamment, sont des enfants-
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grand dadais bêta qui bave, ces créatures étaient considérées comme très éthérées et spirituelles. Par leur usage de la magie, elles ont la possibilité de traiter l'humain comme celui-ci les a traitées. Je me rappelle de la chanson Herr Mannelig, qui parle d'une femme troll. On imagine tout de suite une femme verte et pleine de verrues, alors que c'est juste une fée... Qui maudit un humain qui refuse de se marier avec elle, c'est ça ? Quelque chose comme ça, oui ! On a des créatures qui ne sont ni bonnes ni mauvaises. fées, avec lesquels on se retrouve sans trop le savoir. A un moment donné, les fées échangent leur enfant avec un enfant humain dans le berceau, sans nous le dire et au bout de quelques années on réalise que le gamin qu'on a, déjà n'est pas le nôtre, ce qui est embêtant... Et qu'en plus, il ne se comporte pas naturellement. On a quand même une portée monstrueuse, là-dedans. Les fées sont décrites comme de très belles créatures, qui n'ont rien de monstrueux physiquement, mais qui vont te voler ton enfant pour mettre le leur à la place. Elles considèrent tellement peu leur progéniture qu'elles sont capables de l'échanger sans problème. En plus de ça, elles veulent l'un des nôtres et on se retrouve avec quelque chose qui nous est étranger.
Elles se comportent tout simplement comme des humains, comme nous en fait, qui ne sont pas foncièrement bonnes ou mauvaises mais qui adaptent leur comportement en fonction des situations. Pierre Dubois en a très bien parlé pendant le confinement, quand il annonçait le festival Florilège des Imaginaires qui a eu lieu en ligne. Il disait que ce qui arrive en ce moment, arrive parce que nous traitons mal tout le petit peuple qui symbolise toute la nature. A force de laisser nos détritus dans la forêt, le petit peuple se venge. Si on fait attention à ce qu'il est et aux puissances qu'il met en œuvre pour l'équilibre naturel, rien ne se passe ou alors nous en tirons même des bénéfices. Mais comme nous nous comportons très mal avec ces puissances, il est normal qu'elles nous reviennent au centuple.
On a aussi tout le petit peuple breton, qui va traiter l'humain comme l'humain le traite. Il n'y a ni méchanceté ni bonté innée. On le retrouve aussi chez d'autres peuples : les trolls nordiques par exemple. Avant d'en avoir l'image qu'on en a aujourd'hui, de
Aujourd'hui, les fées ont une connotation très bénéfique. Disney est passé par là avec
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Tu disais plus tôt, en évoquant les créatures de J. K. Rowling notamment, que les créatures pouvaient avoir une portée pédagogique. En parallèle, je sais que tu as un rapport au terrifiant qui est assez intéressant, et que par exemple, tu n'hésites pas à conter des histoires terrifiantes aux enfants. C'est une position qui n'est pas toujours partagée par d'autres conteurs. Peux-tu expliquer ta position là-dessus ? Les créatures ont-elles un rôle particulier, un but ? Les utilises-tu avec une portée pédagogique ?
Marraine la Bonne Fée ou Clochette, mais dans la tradition populaire ce sont des êtres qui ne sont ni bons, ni méchants. Elles réagissent simplement à la façon dont on agit avec elles et elles peuvent se révéler monstrueuses par les mœurs et les coutumes qu'elles ont. Peut-être le changelin va-t-il parler de malformation chez les enfants, de mortalité infantile, ou de ce genre de chose ? On peut ainsi parler de choses très tabou dans la société, qu'on peut aborder en parlant des fées. J'aime faire peur, donc je me suis moins penché sur les créatures fantastiques qui sont bénéfiques. On entre dans le merveilleux que je maîtrise moins.
Pour moi, on peut tout raconter à tout le monde. C'est une question d'adaptation et de ce qu'on veut faire transparaître de l'histoire. La Vouivre, je pourrais la raconter aux enfants même si je ne l'ai encore jamais fait. Je la décrirais différemment et je la
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ferais moins hybride, sans doute. Pour les adultes, c'est une créature avec la taille d'un veau, un très long cou, une grande barbe, une bouche énorme qui permet d'être avalé d'un seul coup, des sabots de chevaux avec trois doigts... Pour les enfants, ce sera sans doute juste un énorme serpent. Ça leur fait déjà assez peur comme ça !
loup, il ne faut pas lui taire le loup ! Il faut lui expliquer que le loup peut tomber dans une marmite bouillante et repartir avec le derrière brûlé en hurlant et en pleurant dans la forêt. Le jour où le loup lui fera peur, il pourra lui aussi le mettre dans la marmite et le regarder partir de manière ridicule. Il y a un conteur de Brocéliande, qui s'appelle Pascal et qui m'a dit un jour : « Je n'ai jamais vu d'enfants traumatisés par les contes, par contre j'en ai vu traumatisés par le journal télévisé ». Ça synthétise cette même idée, on peut lui cacher ou l'éloigner d'une représentation de la réalité. Par contre, croire que parce qu'on l'en éloigne, il n'en aura pas peur et n'aura peur de rien... La machine à laver qui tourne en pleine nuit, dans la cave, ça lui rappelle un grognement, et tout de suite, il y a des choses qui se font. Si l'enfant n'a pas les armes pour se sortir de ça, ça peut être embêtant.
Je sais que les conteurs racontent assez peu d'histoires qui font peur aux enfants, à part pour Halloween. Les réticences peuvent venir des parents, qui considèrent que pour qu'un enfant n'ait pas peur, il ne faut pas lui parler de ce qui fait peur. Très humblement, je dirais que cela peut être une erreur. Bruno Bettelheim en parle dans Psychanalyse des contes de fées : l'enfant aura peur de toute façon, même si on éloigne l'enfant de tout ce qui fait peur. On n'est pas dans un monde sous vide, aseptisé. Autant lui donner des armes pour qu'il puisse combattre intérieurement ses peurs, plutôt que de l'en priver. Bruno Bettelheim disait que priver un enfant d'histoires, c'est le priver de rêves ou même de sommeil. Si un enfant a peur du
C'est apprendre aussi, aux enfants, la différence entre la réalité et la fiction. Bruno Bettelheim, comme d'autres, explique que jusqu'à cinq ans environ, la différence entre la réalité et la fiction n'est pas tout à fait possible dans la psychologie de l'enfant. Ça peut aller, pour certains psychologues, jusqu'à plus tard, à huit, neuf, dix ans... Donc si on dit à un enfant qu'il y a un loup dans la pièce d'à côté, dans son esprit il y aura un loup dans la pièce d'à côté. Tout l'intérêt est de savoir pourquoi est-ce qu'on lui dit ça. A mon sens, ce qui est sain est de le lui dire pour qu'il surmonte sa peur, ou qu'il joue avec ! Ça, c'est difficile à faire entendre à certaines personnes, mais la peur peut être un plaisir. Le sentiment de peur,
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On leur a ensuite proposé de conter, eux, des histoires qui font peur. On a eu énormément de ces légendes urbaines qu'on connaît tous. Il y a eu un petit gamin noir qui est arrivé, qui s'est mis à la lampe de poche, à nous raconter des sorcelleries africaines terrifiantes ! On était tous, nous les conteurs et ses copains aussi, à sa merci. Il n'était pas toujours cohérent, mais on sentait que c'était des motifs qu'il connaissait et qu'il rendait. Quand on lui a demandé qui lui avait raconté ça, il a répondu que c'était sa grand-mère. On a senti que ce gamin-là n'avait jamais eu l'occasion de parler de ça et qu'on lui avait donné la scène pour. Il avait tenu tous ses potes en haleine alors qu'il ne l'avait jamais fait. Il s'était fait plaisir, il avait eu son mot à dire sur ce qui fait peur. C'était très beau.
avec sa montée, son sommet puis la redescente et le soulagement, peut être une forme de plaisir. Sensibiliser, un peu, les enfants à ça, déjà leur donne des repères intérieurs pour combattre leur peur et ça peut éventuellement leur donner un plaisir qu'ils n'envisageaient pas. La peur, c'est un système physique qui nous permet de survivre. Si on n'avait peur de rien, on n'aurait pas survécu sur cette Terre. Il ne faut pas oublier que l'enfant aura de toute façon peur de quelque chose, quoi qu'on essaie de lui cacher. Par le symbolisme du conte, de la créature et du monstre, il trouve les repères pour s'en sortir plutôt que de devoir subir les peurs qu'il aura, de toute façon. Expérimenter l'altérité de la peur par des contes, maîtrisée, dans un environnement maîtrisé, avec un rituel plutôt que dans la réalité concrète des choses, je trouve ça plus sain, effectivement.
Quelles sont les créatures les plus improbables ou incroyables qui ont croisé le chemin de tes contes ?
Cela permet aussi aux enfants de dégager leurs peurs dont ils ne parlent jamais, ou de faire valoir ce qu'ils pensent. Je me souviens de quelque chose de merveilleux qui m'est arrivé, quand je suis allé conter avec Victor Cova Correa, dans une MJC au Blosne, un quartier très populaire de Rennes. On contait devant des enfants, un peu « caïds » quoi, qui n'étaient pas tout à fait partants, qui ont été défiants et provocateurs au début. A partir du moment où on a raconté nos histoires d'horreur, ils ont été tout ouïe, parce qu'ils avaient envie de cette énergie-là. Les contes sont très connotés « pour enfants » et pour s'endormir, ma grand-mère disait quand elle voyait mes contes : « c'est pas pour les enfants ». Ces gamins-là ont eu notre attention dès lors qu'on leur a fait peur.
J'ai beaucoup aimé conter la Vouivre. Avec Cataèdes, je me suis également approché du bestiaire asiatique, que je n'ai pas encore assez exploré mais il comporte vraiment des choses fascinantes. Il y a forcément la Yama-Uba (Vieille de la Montagne) et les yokai en général. Parmi mes créatures favorites, il y a la Goulue, mais ce n'est pas vraiment une créature, plutôt une femme monstrueuse, enfin une fille ogresse. Je raconte beaucoup Le Prince Serpent en ce moment, où on trouve une créature hybride entre l'homme et le serpent. Je n'ai pas vraiment de créatures qui sortent de l'ordinaire, par contre il y en a de très
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locales. Je lisais un conte du Maine qui s'appelle La Velue. C'est une créature qui n'a pas grand chose d'exceptionnel : un corps de crocodile velu et des piquants empoisonnés entre ses poils. Par contre elle n'existe que là-bas. Il y a une vidéo de Doc Seven qui explique les créatures de la tradition française les plus étranges, et lui pourrait mieux répondre à ta question. Il a parlé d'une espèce d'escargot géant qui vivrait dans les collines d'une ville et qui dévore quiconque entrant dans les cavités de cette colline, avec un lien avec la Seconde Guerre Mondiale je crois. C'est drôle car on imagine l'escargot comme un animal assez inoffensif, tourné en créature terrifiante cette fois par sa taille et son caractère dévorateur. C'est vrai qu'on ne l'imagine pas vraiment terrifiant mais quand on exagère ce qu'il a de dégoûtant, il le devient. Voir un escargot quand il pleut ne me dérange pas, mais tomber sur un escargot de deux mètres plein de bave avec une grosse mâchoire, je serais un petit peu plus inquiet (rires).
Lavandières de la Nuit, Kitsune, Lébérou... Les spectateurs m'apprennent aussi des choses et c'est un échange fondamental dans le métier de conteur. Pour terminer, peux-tu nous citer des œuvres hors contes (cinématographiques, picturales, littéraires, etc) qui mettent en scène des créatures ? Des coups de cœur personnels, des œuvres qui t'ont marqué ou que tu recommanderais à nos lecteurs et lectrices ! Je sais que concernant les loupsgarous, tu aimes beaucoup la trilogie cinématographique Ginger Snaps , par exemple...
Je vais rejoindre des amis dans les Pyrénées qui sont très attachés à la jambe crue, la came crude. C'est une jambe morte, avec un œil à la place du genou et qui se balade dans les chemins creux et entre les arbres des Pyrénées en dévorant qui elle trouve. A la fin du confinement, j'ai demandé à mes suiveurs sur Instagram de me donner des noms de créatures qu'ils voulaient entendre conter. J'ai eu une belle liste : Wendigo,
En loup-garou, j'adore les films où le corps
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Ah oui tiens, Bosch aussi... Mais ce tableaulà m'a beaucoup marqué alors qu'il est très simple et tout petit. Pour le bosser à la fac, j'avais contacté le musée où il est conservé, qui n'avait pas pu me donner plus de précisions à part ce qu'il y avait derrière, c'est à dire la date. Je trouve ce tableau complètement fascinant.
du loup-garou est travaillé, en tant que costume, où il n'y a pas d'effets spéciaux comme Dog Soldiers et Hurlement. Il y a un tableau qui m'a toujours fasciné, que j'ai étudié à la fac, qui vient d'un peintre hollandais qui s'appelle David Ryckaert III. Il est très peu connu, ou alors s'il l'est c'est dans des niches et pour ses scènes de genre... Mais il a peint une ronde des farfadets, qui sont représentés imberbes, complètement difformes voire cadavériques. Ils sont pâles, on dirait des carcasses d'animaux qui dansent ! Ils ont des visages complètement déformés, hybrides où un bec se termine en museau, c'est très « Bosch ».
Ce qui m'a aussi beaucoup fasciné, ce n'est pas vraiment une créature mais une manière de représenter. Pendant le Moyen Âge, on représentait l'Enfer par une grande gueule béante et j'ai toujours aimé les regarder, parce qu'on fait preuve d'une inventivité incroyable pour les faire, autant les narines, que les crocs, les poils ou les yeux.
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En
littérature,
je
pense
au
fantastique & créatures féeriques
Bestiaire
dans leur aberration. En roman, je n'en citerai qu'un qui synthétise tout ce qui me fascine dans la monstruosité : L'Ile du Docteur Moreau de Wells, avec une scène de poursuite qui fait partie de mes plus terrifiantes expériences de lecture.
de France d'Amélie Tsaag-Valren et Richard Ely, dont je me sers parfois pour m'aider à raconter des créatures. En nouvelles, j'ai été terrifié par La Mère aux monstres de Maupassant, qui traite de malformation. C'est une abominable histoire sur une femme qui accouche d'enfants qu'elle déforme volontairement durant la grossesse pour les vendre. Pour les loups-garous, Le Chien de la mort de Robert E. Howard m'a tout bonnement glacé.
Entrevue réalisée le 6 août 2020 à Nantes. Un grand merci à Quentin Foureau pour son temps et son investissement. A suivre : une nouvelle thématique et entièrement inédite !
Et je ne peux pas ne pas citer Lovecraft, bien sûr, mais pas pour ses monstres cosmiques, tentaculaires et indicibles : je préfère ceux du recueil Je Suis D'Ailleurs, avec Le Molosse, Le Modèle de Pickman et La Chose dans la clarté lunaire parce que ces monstres-là sont plus viscéraux, ont une portée plus humaine
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Ecouter un extrait de l'EP de Cataèdes sur Bandcamp : antiqofficial.bandcamp.com/album/cata-des-les-aff-mm-es-contes-doutre-amante
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INTRODUCTION AU BAEARLOTH
Sur les pistes du bestiaire disparu Quentin Foureau
Depuis que mon quotidien tremble et sursaute de recherches, lectures, mémorisations et transmissions des contes et légendes de France, d'Europe et du monde, il m'a plusieurs fois fallu me pencher sur les bestiaires. Non pour y trouver de complets récits à proposer aux auditeurs – ces ouvrages sont pour la plupart d'une moralité qui peut sembler écrasante si elle n'est pas replacée dans son contexte historique et social et si elle n'est pas accompagnée d'un récit narratif plus encore qu'elle ne l'est déjà – mais pour y déceler une puissance symbolique, une essence séculaire ou millénaire de la bête pour en faire un personnage, ou une peur. Si je voulais en faire un personnage, la description physique et les caractéristiques réelles ou inventées suffiraient. Si je voulais en faire une peur, sa portée morale devrait devenir inquisitrice, comme un risque de chute libre que le récit gardait pâle et tremblant. On peut trouver, aux éditions Stock, collection « Stock + Moyen Âge » en 1980, une compilation de cinq bestiaires du Moyen âge (Pierre de Beauvais, Guillaume le Clerc, Richard de Fournival, Brunetto Latini, Corbechon), à la langue modernisée par Gabriel Bianciotto. C'est l'ouvrage que j'utilise. Mais jamais je n'ai utilisé le Baearloth. Tout conteur rêverait d'utiliser le Baearloth. Le lecteur qui serait déjà renseigné sur ce bestiaire introuvable n'apprendra rien ici : du peu que l'on sait de lui, aucune recherche n'est sérieusement menée depuis les dernières qui demeurent amatrices, locales et peu rigoureuses, en plus de dépendre principalement de la tradition orale. Je laisse aux spécialistes et bibliographes le soin de s'emparer sérieusement du sujet, et me contenterai de proposer ici une brève introduction au Baearloth, pour deux raisons. Premièrement, par passion de l'art du conte et sa transmission, devant aussi s'effectuer par l'Histoire, la bibliographie et la recherche scientifique anthropologique. Deuxièmement, parce que le Baearloth me fascine et que je ne connais aucune autre légende d'ouvrage disparu qui soit plus passionnante et inquiétante. Quentin Foureau
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PRÉSENTATION DU BAEARLOTH : ORIGINE, DESCRIPTION ET PROPRIÉTÉS
reliefs sont connus pour leur haut savoir de l'Alchimie et de la sorcellerie des bocages et des puits². Ce bestiaire aurait pu leur servir, à l'origine, de recueil de bêtes consommables par leur peuple, ou d'ouvrage culinaire dont l'utilité première aurait été modifiée par sortilège. Nous avons donc affaire, dans un cas comme dans l'autre, à un bestiaire doublé d'un grimoire. Son nom viendrait d'une compilation de cri d'animaux : le bêlement d'une chèvre, le coassement d'un crapaud et le hululement d'une espèce de chouette aujourd'hui disparue. Depuis ses origines landraines, le Baearloth a ensuite voyagé à travers l'Europe et la France jusqu'à ce que sa trace resurgisse de manière plus solide par les réseaux sociaux, lorsque notre siècle est né.
Origine : Il s'agit d'un codex dont la fabrication et la rédaction – progressive, comme nous le verrons – trouverait leur source dans les derniers souffles de l'Antiquité en Europe, sur les côtes continentales de la Manche et de la Mer du Nord. Le Moyen Âge débutant, il se pourrait donc qu'il soit originaire du pays Landrain (ou Landrin), comme tout ce que l'Europe occidentale comporte de violentes et aberrantes traditions des morts, des bêtes et du Mal théologique et populaire¹. Le Baearloth est donc un bestiaire de l'Antiquité tardive ou du Haut Moyen Âge, dont l'origine exacte est ignorée. Deux pistes cependant ont été soulevées. Celle, premièrement, d'un monastère du nord du Landrain, antérieur à celui de Saint-Samson, dont la communauté de moines chrétiens primitifs aurait pu rapidement établir un schisme gnostique mêlé de traditions locales avant de disparaître (l'archéologie révèle de très petites assemblées monacales sur les rives de la Landrue). La seconde, légendaire, donnerait au Baearloth une paternité par les ogres des Ferrailles, ces ravins plus au sud de la Landrue. Les ogres qui hanteraient ces
Description : Pour en décrire l'aspect : il serait « grand comme main d'ogre³» (d'où son origine légendaire) et serait composé d'un parchemin pour lequel on possède également deux légendes : - Le papier d'Agrippa, ce qui donnerait une origine à cette tradition bretonne. En Bretagne, l'Agrippa, ou Ar Vif, est un livre magique utilisé par les sorciers et les
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Propriétés :
prêtres pour posséder un savoir absolu des choses naturelles ou surnaturelles. Il aurait sa volonté propre, doit être consulté enchaîné aux poutres d'un grenier, et son propriétaire ne peut s'en débarrasser. Pour concevoir un Agrippa, il faut procéder feuillet après feuillet en allant les déposer l'un après l'autre sous le drap de l'autel d'une église sans être vu de personne. Une fois la messe dite dessus, il faut aller le récupérer avec la même discrétion : tout ce qui sera dorénavant écrit sur ce papier deviendra sorcellerie. Voici la première des compositions supposées du Baearloth.
Passons maintenant aux propriétés supposées du Baearloth : elles sont réputées magiques et sorcières, comme ses origines semblent fatalement l'y mener, et fort simples. D'après la tradition orale, cet ouvrage « fait naître mâlebêtes si bel et bien fait en la follequête, la danse de la peau et celle de la langue en pareille écorchades, que mène au jour-plein les hordaillements qu'on y crache » . Au moyen d'un rituel long et douloureux, durant lequel on utilise sa peau (ce qui sous-entend aussi sa chair en vieuxparler landrain) et sa langue (soit par des chants, des invocations ou par l'utilisation de la chair-même de l'organe), le Baearloth donne réalité concrète et vivante aux bêtes que le sorcier y dessine et y décrit. De par sa nature magique et génératrice d'effets concrets sur la nature, il est admis que sa rédaction est progressive : chaque nouveau « possesseur », comme ils sont appelés dans la tradition orale, apporte un contenu nouveau. On ignore si les bêtes sorties des sortilèges du Baearloth sont mortelles, si elles sont engendrées pour une durée déterminée ou si leur création donne au sorcier un pouvoir d'autorité sur elles. Les « échappées » du Baearloth ne sont pas nombreuses, et leurs occurrences, évidemment mêlés de légendaire, privent ces questions de réponses précises.
- La réutilisation de sept grimoires landrains (titres ignorés) déchirés en fines lanières, mêlées à de l'urine de rat et injectées de fiel. Les feuillets obtenus auraient été séchés au sommet d'un sapin. Sa couverture possède, elle aussi, deux origines légendaires distinctes : - Elle serait constituée de la peau de l'ogre légendaire Sénéchal-Maryvon, premier de la Race-Pire qui, comme on le sait, fit don de son corps à la Horde des Fossés afin qu'il serve en sorcellerie. - Elle serait faite de glosare, ou « voile-àpunir », matière organique semblable à l'écorce d'un bouleau et dont l'utilité n'est, là encore, pas entièrement connue. Elle pourrait cependant avoir un lien avec la consommation rituelle de la vase.
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figure royale. La légende nous raconte que cette « reine », veuve et sans enfants, aurait donné naissance à un héritier mâle de nature reptilienne, élevé comme un homme pour la pérennité de sa société. On reconnaît là le motif du fameux conte du Prince Serpent, dont l'origine serait cette légende danoise multi-séculaire. De plus, la légende fait mention du Lindworm, reptile médiocrement ailé et muni de deux pattes avant à trois doigts, rampant dans les marais : s'il s'agit d'un monstre réputé fabuleux, certains zoologues n'ont pas exclu l'idée qu'il ait pu exister de telles bêtes dans les marais du Danemark, d'une population de quelques individus, en des temps contemporains de l'homme médiéval. Le Baearloth peut en être le père, pour une utilisation géopolitique et sociale. La légende se termine de la façon suivante : après avoir épousé une femme lui ordonnant de se dépouiller de trois peaux maudites, le monstre redevient humain et le royaume perdure dans la norme. Il est possible que le monstre engendré par la sorcellerie du livre ait été tué par un héros, un champion ou un guerrier, qui l'aurait alors remplacé en tant que prince héritier. La déchirure des trois peaux pourrait être un récit métaphorique et symbolique du combat livré à mort.
HISTOIRE CONNUE DU BAEARLOTH Depuis sa création supposée, le Baearloth aurait quitté le Landrain après quelques siècles de pratiques entre ses frontières. Il serait par la suite régulièrement apparu par bribes et brèves occurrences, par « échappées » comme la tradition orale le mentionne, entre les côtes du Danemark actuel et les Pyrénées, et peut-être sur les terres irlandaises au siècle dernier. On peut en tous cas délimiter sa zone de diffusion et d'échange dans le quart nord-ouest de l'Europe. Sa première échappée aurait eu lieu au VIIIe siècle de notre ère, dans les environs du Danemark. Il fut peut-être entre les mains d'une reine ou matriarche locale, ou bien entre celles d'une conseillère sorcière de cette
Plus tard, à une époque indatable, une deuxième échappée du Baearloth pourrait avoir engendré la Jambe Crue (Came Crude ou Came Cruse) des Pyrénées : cette créature monstrueuse des montagnes, dont on raconte encore aujourd'hui la présence, serait une jambe humaine nue et d'aspect terrifiant (blessures, pourriture, taille démesurée) munie d'un œil au niveau du genou. Elle est
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dite anthropophage. Dans la mesure où le Baearloth en serait la source, trois théories ont été soulevées :
arpenteur de montagnes et vainqueur des hauteurs inaccessibles des sommets et des cols, dont la force et la cruauté seraient inspirées du Basa-Yaun (Homme sauvage) du panthéon basque.
- Au vu de l'aspect rudimentaire de la créature, il pourrait s'agir d'un rituel de Naître-Bête incomplet ou mal accompli, mais dont le résultat serait tout de même viable. - Il pourrait également s'agir ici d'une tentative de redonner naissance à d'anciens démons monopèdes des croyances basques ou wisigothes. - De manière très infondée et fantaisiste, il pourrait aussi s'agir d'une tentative de création d'un nouveau culte local d'un dieu
La troisième échappée du Baearloth est bien plus documentée et précise que les deux précédentes, de par sa proximité historique et géographique. Cette échappée précisément datée s’enracine au cœur de la chouannerie de Haute Bretagne, en 1793-1794. Ce sont les violents et sanglants combats des environs de Dol qui ont, semble-t-il, noirci les pages de ce bestiaire de tous les diables. Il apparaît là
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lui arracher la langue. Depuis lors, on attend le retour d'un ours en Bretagne , ou la Torqueuse elle-même, pour savoir où creuser et retrouver le trésor armé des chouans. La seconde légende nous raconte que la Torqueuse est la sainte des embuscades et des attaques dissimulées. L'avoir dans ses rangs pour surprendre les soldats de la république dans les chemins creux garantissait la victoire. Elle aurait le pouvoir de creuser des terriers invisibles et inébranlables, ainsi que celui de changer des chemins en culs-de-sac.
comme un instrument de tradition armée des mâchoires des siècles contre l'écrasement de l'éphémère, comme un recours à la garde magique face à la fatalité de fin d'un monde. Son possesseur a, ici, tracé la bête, « encharné » la légende pour sauver la terre et le sacré qu'il y avait dans l'air des bois bretons. Des bosquets près de Bonnemain serait sortie, à la fin de l'année 1793, la « Torqueuse ». On la disait « grande bête à deux jambes, pâle de peau et de duvet, le buste nu pendant de six mamelles de chiennes ». Ses jambes et ses bras étaient longs et maigres, et à chaque main pendaient quatre doigts « longs comme lames à tuer et aiguisés de même par griffes et ongles ». Son visage avait le museau d'une chienne de chasse et deux yeux blancs, aux babines retroussées en rictus, et deux oreilles de lièvre « écoutaient sur dix lieues alentour ». Elle ne se déplaçait qu'en rampant ou en courant sur ses deux jambes, et jappait comme une chienne de chasse également. Deux légendes emplissent le petit pays de Bonnemain. La première raconte que la Torqueuse protégea les chouans dans la cache de vivres, d'armes, de munitions et de richesses pour la guerre, mais qu'un ours, qui vit aussi la cachette, voulut aller prévenir les soldats de la République de son emplacement. La Torqueuse l'ayant entendu grogner puis courir se jeta à sa poursuite et le rattrapa dans un fossé des grands bois. Les chouans observèrent toute la nuit la bête tâcher d'étouffer les cris de l'ours traître, et finit par
Le XIXe siècle n'a connu aucune échappée du Baearloth.
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Car depuis 1996, l'ouvrage semble avoir rejoint les terres françaises. Toujours par épisodes très évasifs, il manifeste ses échappées entre la Mayenne, Dinan, les campagnes rennaises et Nantes. Mais un nouvel élément prometteur pourrait indiquer une utilisation cultuelle, voire sectaire, du Baearloth : l'écriture sauvage d'une littérature le concernant.
Ce n'est qu'au XXe siècle que le grimoirebestiaire réapparaît, après avoir mystérieusement traversé les mers. En Irlande, entre 1920 et 1925, il fut sans doute aux mains de l'IRA pour mener, comme les chouans, leurs combats contre les Anglais. Nous en avons plusieurs exemples, même flous et évasifs. A travers les six comtés du nord de l'Irlande, avant la fin de la guerre d'indépendance, les soldats de l'IRA se racontaient qu'un bataillon entier de Black and Tans avait été sauvagement décimé par une bête humaine à tête de coq et au pelage de rat, et que les foies des cadavres avaient tous été dérobés. Dans le comté de Cork, durant l'automne 1922, on racontait que les traîtres étaient donnés en pâture à des veaux carnivores aux longs cous et aux mains humaines, pour venger la mort de Michael Collins. Enfin, il se disait jusqu'aux dernières décennies du XXe siècle, dans les comté d'Antrim et de Tyrone, qu'un coq monstrueux, grand comme un homme mais souple et rapide en rampant sur le sol, pouvait rendre sourd les anglais par ses hurlements et leur arracher les parties génitales. Il est dit la même chose, dans le comté de Fermanagh, d'un blaireau aux pouvoirs identiques. La barrière de la langue et les tabous sociaux face à ces événements rendent particulièrement difficiles les recherches et les approfondissements concernant ces événements. Il est probable que nous ayons ici des éléments capitaux pour la compréhension globale du Baearloth et pour son utilisation. Mais certaines questions, pour cela, restent à poser et certaines langues doivent se délier.
DEPUIS 1996 En 1996, en Mayenne, « L'Homme Blanc » erre dans les paroisses du nord de Laval. Il s'agirait d'un être entièrement nu couvert d'un fin duvet pâle et au visage étiré d'un museau. Il courait dans les rues et savait ouvrir les portes. Il ne fit aucune victime mais fut souvent observé. On peut y voir des similitudes avec la « Torqueuse » des chouans. Est-ce la même créature, migrant dans le grand ouest de France, qui peinait à se cacher en raison de l'urbanisation des communes ? Mais en 2007, un autre hominidé parcourt la Mayenne : sur deux pattes, à la gueule de loup et aux cornes de chèvre. Dans les témoignages, il chevauche parfois un blaireau. Il n'apparaît qu'en été, avec une odeur de sudation excessive : par certains sorciers, il fut considéré comme une incarnation divine de la Sueur. Ces deux échappées mayennaises apportent un autre élément nouveau : le Baearloth donnerait naissance à des créatures de plus en plus proche de l'être humain. Si l'hypothèse sectaire est suivie, il est possible que le ou les possesseur(s) de l'ouvrage tâchent de donner vie à des hominidés
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semblables à leurs contemporains, mais doués de facultés bestiales.
« Savez : lumière en temps de froid S’écouler, rance, aux prés des bois. Savez, pour sûr, que sur le foin, Vieux diable fait fumer son groin : Ces grands calvaires en Dieu besoin !
Depuis 2007, aucune échappée concrète, par témoignage visuel ou récit descriptif, n'a été signalée. Cependant, certaines publications et plusieurs commentaires sur les réseaux sociaux peuvent faire penser à une circulation du Baearloth sur une ligne reliant Dinan, Rennes et Nantes.
Savez qu’en chemins de minuit Sale loup-brou guette saillie ; Savez : clocher, qui voit si loin, Sur le lavoir, ne nous enjoint… Mais grand calvaires en Dieu besoin !
A Dinan et alentours, plusieurs graffitis et tags retrouvés sur les charpentes de lieux de cultes, patrimoniaux ou d'habitations anciennes attirent notre attention. Certains ont été photographiés, d'autres uniquement retranscrits. Nous en reproduisons ici deux exemples :
Voyez sentier, courrez ruisseaux ! Entendez râle en les tonneaux ! Sentez grinceures en nos recoins, Museaux en plus, deux yeux en moins… Nos grands calvaires en Dieu besoin ! »
(Publication dont la confidentialité était réglée en « publique », nom d'utilisateur Facebook : Ignotor Saint-A-Jour. Contenu supprimé trois heures après publication, le 16 juin 2016.)
« Suis un fumier poilu et fleuris en bocages Et suis le vieux compost, Hiver, Et suis crapaud d’orage. Suis le chemin des mûres, Hiboux, et sabots, jure ! Le Pourri des vallées et suis le Grand Vivier. Vivier plein de raclures. Suis faune tiède, suis en ruisseaux, En pré, aussi, suis un museau. Malebête en souillure. Malebête en sale rut Et en pays, aussi, le jure ! »
Ces deux exemples mériteraient des analyses plus détaillées : nous invitons de nouveau les chercheurs qualifiés à s'emparer du sujet. Aussi, dans une ferme des environs de Rennes, plusieurs rassemblements d'hommes et de femmes monstrueux ont été signalés sur les réseaux sociaux, par images et commentaires codés. Un poème semblable à celui de Dinan, mais incomplet, peint sur certains arbres des bocages de Bruz, a émergé des réseaux sociaux :
(La localisation ne figure pas en légende de la photographie, mais il semblerait d'après la charpente qu'il s'agit d'un lieu de culte mineur, peut-être une chapelle. Contenu publié le 18 novembre 2015 par l'utilisateur Facebook : Mobor Saint-Au-Soir.) 48
C'est bon couvent de bonne chaume Ça vous désenlarve En purulence
« Il faut vomir les vents des mares de la Main-Jaune Il est dedans les ventres Et il les encrapaude Il les arrache et d'arrache-paume Il les renterre entre Ses vases chaudes
Il faut moisir au près des mares de la MainRance Il faut baigner dedans les mares de la MainJaune C'est vert amour de peau Et mâche en pourrissant La vase brune et le brun baume Pour avorter vos... »
Il faut vomir les vents des mares de la MainGaude Il faut moisir au près des mares de la MainJaune C'est bon repos des larves Et bon crache-en-silence
(Commentaires à une publication de plainte pour tapage nocturne le 10 juillet 2017, 49
publié par l'utilisateur Facebook : Siraco Sainte-En-Fer)
pistes vagues alimentées par le légendaire local, et sa figure entame à présent une rapide et incontrôlable évolution en légende urbaine. Il semble pourtant être source de littérature collective, voire d'une dynamique cultuelle et religieuse, et son implantation dans l'Histoire paraît assez solide pour céder à la tentation de le considérer comme existant. Il peut demeurer encore plusieurs décennies dans cette ambiguïté et devenir une légende au sens propre : une aberration surnaturelle entrevue, mais pourtant prise de court dans sa manifestation. Nous en saurons alors toujours trop pour l'ignorer.
Signalons également que le légendaire local, depuis des siècles, mentionne un bestiaire d'ogres et d'individus du Petit Peuple, décharnés et pourrissants, au rôle de messagers entre les mares et les crevasses, très semblable à la fameuse « Horde des Fossés » du pays Landrain. Enfin, il reste à signaler qu'à Nantes, depuis l'hiver 2018, un certain nombre de signes peuvent évoquer la présence, voire l'utilisation, du Baearloth : des odeurs bestiales ont été relevées près des parcs par des agents d'entretien des espaces verts, qui ont cherché vainement des charniers de chiens errants ; certaines empreintes inclassables sur les sentiers des bords de l'Erdre ont été remarquées par les associations de protection de la faune sauvage ; des crachats comportant de la vase, des têtards de rainettes et des ossements de serpents ont été trouvés dans le jardin privatif d'une résidence près de la Place Mellinet. Durant le récent confinement, des cris de chouette hulotte ont été enregistrés par des ornithologues amateurs sur les réseaux sociaux : les hululements avaient tous un accent final en « loth ».
Je remercie l'équipe de Noire d'avoir accepté de publier cette brève introduction, première sur le sujet. Je demeure également joignable pour toute collaboration à venir dans la suite des recherches concernant le Baearloth. Tout nouvel élément concernant sa présence et/ou son utilisation est également plus que bienvenu afin qu'un solide et sérieux recueil de données puisse voir le jour.
CONCLUSION L'étude du Baearloth demeure grandement incomplète et insuffisante : l'établissement précis de son Histoire reste à accomplir, les preuves sont absentes et laissent la place aux
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CULTURE
LE TAROT Entre histoire et magie Cécile Quand on parle de tarot, il faut définir de quelles cartes on parle. Il y a deux sortes de tarot : le tarot à jouer et le tarot divinatoire. Le premier mélange le jeu classique (pique, cœur, trèfle, carreau), des cartes d'atout (du 1 au 21), le joker (l'excuse) et le cavalier. Le tarot divinatoire ou plus spécifiquement le tarot dit de Marseille (je vous expliquerais pourquoi je nuance plus tard) est constitué d'un grand nombre de cartes : les arcanes majeures et les arcanes mineures. Les arcanes majeures sont celles qui représentent des personnages (la Papesse, l'Ermite, le Diable...), des vertus (la Force, la Tempérance...), des astres (l’Étoile, la Lune, le Soleil...) ou encore des états ou sentiments humains (la Mort, l'Amoureux...). Les arcanes mineures se regroupent, de l'as au roi, dans les coupes, les bâtons, les deniers et les épées. Le tarot dit de Marseille est utilisé dans des consultations de cartomancie, même si ce n'est pas le seul jeu que l'on peut choisir. On peut tout aussi bien tirer les cartes avec des oracles. C'est comme ça qu'on appelle les cartes de divination qui ne sont pas des tarots. Néanmoins, le distingo s'arrête là car on va découvrir que le tarot à jouer et le tarot divinatoire ont la même origine. Au départ, le jeu du tarot prend son origine dans les rangs des Mamelouks, sorte de miliciens engagés auprès de souverains musulmans, qui jouaient aux cartes entre deux actes guerriers. Avec le développement des routes commerciales, le tarot s'invite dans les caravanes et se déplace de ville en ville jusqu'à atteindre l'Italie. C'est là-bas qu'il prendra son nom, très certainement une déformation de l'expression signifiant « perte de valeur », en rapport avec des règles du jeu qui avait cours à l'époque. Le plus ancien tarot connu est d'ailleurs celui des ViscontiSforza, qui représentent en lieu des arcanes majeures, des figures importantes de ces deux familles.
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À la même période, une nouvelle activité voit le jour : celle d'artisan-cartier. Avec elle, les artistes voient l'opportunité de diffuser leur travail un peu partout et les cartes sont distribuées dans le territoire. On commence à voir une standardisation des jeux. Les symboles, les sentiments et les figures des cartes sont adaptés de la vie quotidienne et représentent des concepts connus à l'époque. Il ne faut pas oublier que tout le monde ne savait pas lire à la Renaissance, l'image prenait le pas sur le texte, dans bien des domaines. Aussi, l'usage de ces gravures permettaient à tout à chacun de comprendre l'idée du tarot qui se voulait une transposition parfaite du monde. C'est sans doute pour cette raison qu'aujourd'hui, ce soit des allégories plus abstraites car l'image représentée est un pur produit du XVème siècle. Certains historiens ont même tenté plus tard d'organiser les arcanes majeures en une suite logique. Ce serait par exemple, une idée du cheminement vers Dieu, avec comme point de départ, les figures rassurantes telles que la Papesse ou l'Empereur, qui jouent le rôle de guide et à la toute fin, le monde, avec qui on formerait un ensemble spirituel après notre mort.
Le tarot finit par être distribué dans toute l'Europe et certains de ses jeux anciens sont parvenus jusqu'à nous. Je pense notamment à celui de Jean Noblet, datant du XVIIème, qui crée le jeu du tarot sous sa forme classique, tel qu'on le connaît aujourd'hui. C'est à la deuxième moitié du XVIIIème siècle que le tarot commence à être utilisé dans des séances de cartomancie. Auparavant, on tirait les cartes certes, toutefois, les diseuses de bonne aventure se servaient de jeux de 32 ou 64 cartes classiques (pique, cœur, carreau, trèfle). C'est alors qu'Etteilla (JeanBaptiste Aliette) imprime le tout premier tarot à vocation divinatoire. Ce dernier s'inspire du tarot dit de Marseille et y ajoute une symbolique égyptienne, très en vogue à l'époque. Son tirage est cependant très difficile à réaliser, seuls les initiés peuvent véritablement le comprendre. Une certaine Mme Lenormand aura un rôle-clef dans cet engouement. Tireuse de cartes, nécromancienne, prophétesse, elle conseille les plus hautes sphères de la société grâce au tarot. Elle produit elle aussi un oracle qui s'appelle coquettement « Le petit Lenormand » et passe ainsi à la postérité.
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Spiritisme, voyance, alchimie étaient à la mode, il n'est donc pas étonnant que de telles doctrines fassent florès dans les cercles mondains. L'Ordre Hermétique de l'Aube Dorée, par exemple, une société secrète de la fin du XIXème début XXème, adopte des rituels basés sur le tarot et logiquement fabrique son propre jeu inspiré de leurs préceptes. L'un de ses célèbres membres, Aleister Crowley, était également un occultiste fervent, franc-maçon de surcroît et surnommé parfois « La grande bête 666 » ou encore « L'homme le plus malsain du monde ». C'est dire de la nature des activités de ces sociétés secrètes aux noirs desseins. Après cette ère faste et somme toute, très sombre pour le tarot, on arrive au XXème et au XXIème siècle où le jeu est encore bien présent. Le tarot est très apprécié en effet dans les années 60-70, en pleine vague hippie, car il se mêle à l'effervescence spirituelle du mouvement, grâce à ses symboles puissants. Il n'est donc pas rare de trouver cette imagerie ici et là dans les œuvres des sixties.
Le XIXème siècle marque un tournant dans le petit monde du tarot. Dans un premier temps, la Révolution Industrielle permet de développer toute une chaîne de production cartière au sein de la ville de Marseille. C'est à ce moment-là que le nom « Tarot de Marseille » commence à être usité pour désigner le jeu standard, tel que je l'ai décrit au début de cet article. Grâce aux occultistes, le tarot divinatoire connaît un nouveau souffle. Ces derniers rédigent des traités sur les arcanes. Papus, par exemple, a beaucoup étudié le sujet et a laissé de nombreux ouvrages comme Le tarot
De nos jours, le tarot est encore là. Toujours utilisé par les voyantes, (on l'a vu avec Aurore Gapski), il est aussi tiré par toutes sortes de gens. Il se complaît dans cette culture sorcière, wiccane qui fleurit sur les réseaux sociaux ces dernières années et s'imprègne d'une imagerie folk, où la nature a une place prépondérante et se joint au monde hyperconnecté. De nombreux artistes, célèbres comme moins célèbres, proposent leur propre tarot divinatoire (ou non). Là, comme ça, je pense à Jodorowsky, mais aussi à Marilyn Manson et ses lames
bohémien, clef absolue des sciences occultes (1889) ou encore Le tarot divinatoire, clef du tirage des cartes et des sorts (1909). Les occultistes comme lui ont pour vocation de décrypter les secrets de la nature et d'étudier les parasciences. Leurs activités étaient très appréciées à cette période, car il y avait une véritable fascination pour le paranormal.
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torturées dans le booklet d'Holy Wood ou encore tous ces membres d'Etsy qui fabriquent leurs propres decks dans tous les styles. Outre le Tarot dit de Marseille, il n'est pas rare de proposer une petite partie de tarot en soirée pour se frotter à l'esprit stratégique de sa famille ou ses amis.
que je ne dévoile jamais à quiconque, même sur les réseaux sociaux (et pourtant j'y suis plutôt éloquente). Il faudrait tester avec d'autres cartomanciens. Et vous, quel est votre ressenti sur la tarologie ? Avez-vous déjà rencontré un voyant ? Aimez-vous jouer au tarot avec des potes ? Racontez-nous vos expériences sur la page de Noire !
Je ne suis pas experte en la matière mais je peux déjà vous prédire que l'année 2020 se terminera le 31 décembre et que ce soir, je vais manger une salade composée. C'est ce que les détracteurs du tarot divinatoire pourraient dire en plaisantant. En effet, ces derniers accusent les voyants d'orienter les prédictions en fonction des réactions du consultant, en exprimant des évidences (lecture froide) ou en se renseignant sur la personne avant la séance (lecture chaude). Pour être honnête, je n'en ai pas du tout eu l'impression avec Aurore Gapski, car elle a su directement certains aspects de ma vie
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LOVECRAFT EN JEU VIDÉO The Sinking City Dolorès Dans les années 1920, la ville d'Oakmont, dans le Massachussets, est partiellement submergée par une grande inondation, aussi mystérieuse que dangereuse. Cette ville désormais coupée du monde, presque insulaire, abrite trois grande familles qui ne partagent pas les mêmes valeurs et idées. L'ambiance mêle jeux de pouvoir, crimes, rébellions, cultes secrets et surtout d'étranges visions qui sont au centre de l'intrigue : la raison pour laquelle le détective Charles Reed se rend à Oakmont.
DÉTECTIVE ET ÉTRANGER
c'est qu'il s'agit ici d'un véritable jeu d'enquête comme le studio sait le faire.
On connaît le studio, Frogwares, habituellement plutôt pour sa série de jeux autour de Sherlock Holmes. Ici, il transpire l'univers de H. P. Lovecraft à des kilomètres. Pourtant, ce qui distingue The Sinking City des autres jeux qui immergent dans le même type d'atmosphère (jeu vidéo & jeu de rôle),
On joue donc le personnage du détective Charles Reed, ayant également les mêmes visions que celles subies par les habitants d'Oakmont, sur lesquelles il compte bien enquêter. Il découvre une ville extrêmement haineuse, difficile d'accès et même raciste.
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Charles Reed est avant tout vu comme un étranger, ce qui ne lui facilite pas certaines tâches. Mais il y rencontre également les gens d'Innsmouth, exilés ici à Oakmont, une ville où il ne fait pas bon vivre quand on a une tête de poisson... ENQUÊTER ET SURVIVRE Ainsi, le réalisme des années 1920 et le surnaturel se mêlent constamment : des phases d'enquête et de combat de monstres en tous genres se succèdent et il n'est pas rare de rapidement passer de la loupe au fusil à pompe ! La ville d'Oakmont est infestée de créatures apparues avec l'Inondation, ce qui nécessite d'être constamment en possession de trousses de soin, d'antipsychotiques car la santé mentale est également en jeu au fil des quêtes, mais aussi de grenades et de munitions (qui sont également la monnaie locale, le dollar n'ayant plus aucune valeur). Tout un système d'expérience et de gain de compétences ainsi que de fabrication d'éléments utiles en combat fait partie intégrante du jeu. Ce qui fait cependant l'originalité et l'essence du jeu, ce sont bien les enquêtes, à la recherche du moindre indice, un peu partout dans la ville. Charles Reed a un pouvoir un peu particulier, qui lui permet d'avoir certaines visions d'éléments du passé dans certains lieux, mais c'est bien tout un système d'accumulation d'indices et de déductions qui permet au joueur ou à la joueuse de résoudre tout un tas d'énigmes et d'avancer dans l'intrigue. Il faudra également passer du temps dans les différentes archives de la ville afin de retrouver articles de journaux et
autres documents utiles. Il y aura cependant de nombreux choix à faire, soulevant bien souvent des questions morales complexes et amenant le détective à sortir de son rôle de simple détective par moments.
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UNE ATMOSPHÈRE LOVECRAFTIENNE
paysage. Une patte graphique, un peu en dessous de ce qui se fait actuellement cela dit et se renouvelant peu au fil du jeu, est au rendez-vous et donne envie de continuer l'aventure. On se sait dans un jeu clairement inabouti, mais une part de fascination pour ce monde étrange garde notre attention.
Semi-open world, le monde proposé dans The Sinking City est tout à fait prenant, à la manière d'un Bioshock pour son intrigue autour de l'eau et son immersion dans le passé et même, on peut le dire, un passé alternatif, uchronique. On découvre aussi bien des manoirs que des bars populaires façonnés par leur époque, ne sachant jamais comment votre volonté de dialoguer et d'enquêter sera accueillie par la personne en face de vous. Il est également indispensable de voyager et de découvrir les lieux à l'aide de petits bateaux afin de rejoindre différentes parties de la ville immergée, car la nage attire les anguilles anthropophages géantes. Quelques passages sous l'eau, à l'aide d'un scaphandre, mettent bien mal à l'aise celles et ceux qui n'aiment pas s'imaginer sous la surface de l'océan.
Comme dans beaucoup d’œuvres récentes, l'univers de Lovecraft n'est qu'effleuré, ses codes sont empruntés sans en faire une œuvre lovecraftienne à part entière. On retrouve ainsi les éléments qui effraient ou inquiètent le public, dans les ambiances, mais aussi quelques noms : la ville d'Innsmouth qui est souvent citée dans le jeu, et qui est l'un des lieux centraux des intrigues des nouvelles de Lovecraft. De la même manière, de nombreux éléments semblent être directement repris ou fortement inspirés de certaines de ses nouvelles (la famille Throgmorton ainsi que d'autres personnages et noms de lieux), sans être par ailleurs une copie conforme de l'une de ses histoires en particulier. Cthulhu n'est par ailleurs jamais nommé.
Bien que le jeu soit parsemé de bugs et de problèmes en tout genre, il reste agréable de découvrir tous ces appartements, ces quartiers de la ville, les ruelles sombres et humides et les monuments insérés dans le
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ENTRE FIDÉLITÉ ET PRISE DE LIBERTÉ
raciste, je pense de mon côté que cela permet de montrer qu'on peut utiliser ces codes et ces atmosphères pour créer autre chose. Sans essayer de faire croire que le racisme n'a jamais existé, il s'agit simplement de tenter d'équilibrer l'ensemble en donnant un petit peu de visibilité et de place à des valeurs plus saines, qui existaient par ailleurs, mais qui étaient majoritairement passées sous silence.
Au-delà des noms et de l'ambiance, le jeu prend également parti dans la retranscription du racisme des années 1920 et surtout, de celui de l'auteur qui n'est plus à cacher. A chaque lancement du jeu, un petit disclaimer indique que le jeu se déroule à une époque où les minorités raciales, ethniques et autres étaient souvent maltraitées par la société. Malgré le caractère inadmissible de ces préjugés, ils ont malgré tout été inclus dans le jeu, prenant part à une démarche générale de représenter l'époque de manière fidèle et non d'agir comme si cela n'avait jamais existé. En parallèle, l'expérience de jeu permet à de nombreux moments de choisir d'agir de manière raciste ou non, et des tas de clins d'œil antiracistes ou féministes sont éparpillés dans le décor ou les dialogues, de manière assez discrète. Si, pour certain(e)s, cela dénature complètement l’œuvre de Lovecraft qui était clairement
Malgré de nombreux défauts techniques, quelques images un peu cheap et un manque de variation dans les décors et au fil des intrigues, on se laisse facilement happer par The Sinking City. On y trouve ce qu'on y cherche et même bien plus : un monde aux étranges monstres et hallucinations, où l'ésotérisme se mêle à la dure réalité de l'époque, et où l'action vient compléter les phases d'investigation. Un bon moment pour les fans de ce type d'atmosphères. Sorti en 2019 sur PC, Switch, PS4 et Xbox One.
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GATSBY LE MAGNIFIQUE Le roman d'un crépuscule d'été Corail Il existe des œuvres, des romans que l'on a beau ignorer une partie de notre existence, ces derniers reviendront toujours sur notre chemin. Et ce fut le cas pour Gatsby le Magnifique. A l'aube d'un été qui s'annonçait morne et crépusculaire, c'est en devançant la canicule à venir que je me suis glissée dans ses pages. Mais il faut dire que le célèbre Ernest Hemingway, prix Nobel de littérature en 1954, avait déjà lentement ouvert mon esprit à la douce mélancolie estivale d'une « génération perdue ». En effet, c'est à travers les pages de son récit autobiographique Paris est une fête que j'ai pu faire la rencontre du célèbre Francis Scott Fitzgerald, l'auteur de Gatsby, au cœur d'une ville lumière plongée dans les Années folles. Du Dingo Bar rue Delambre au 14 rue de Tilsitt en passant par Lyon et la route des vins de Bourgogne, j'ai suivi avec un certain délice les aventures rocambolesques des deux écrivains, toujours empreintes d'une mélancolie légère sous le regard parfois critique d'un Hemingway profondément admiratif de Gatsby et détestant parfois l'alcoolisme amoureux qui détruisait le talent de son ami. Car à l'image de son roman, c'est au cœur même de son couple plongé dans le désenchantement qu'il suit son épouse qu'il adore et qui le rend fou par ses nombreuses frasques et infidélités. Hemingway ira jusqu'à dire que la belle Zelda Sayre, jalouse du talent de son époux,
aurait volontairement plongé l'écrivain au creux de ses vices...
Scott se conduisit comme doit le faire un hôte cordial, et Zelda sourit joyeusement avec les yeux et la bouche à la fois, quand elle le vit boire du vin. J'appris à très bien connaître ce sourire. Il signifiait qu'elle savait que Scott ne pourrait pas écrire.
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Zelda était jalouse du travail de Scott, et quand il nous arriva de mieux les connaître, ce fut un fait acquis. Scott décidait parfois de ne plus passer des nuits entières à boire, de faire de l'exercice tous les jours et de travailler avec régularité. Il se mettait au travail et dès qu'il travaillait bien, Zelda commençait à se plaindre de son ennui et l'entraînait dans quelque beuverie. […] Déjà, Zelda pouvait boire plus que Scott et celui-ci redoutait ce qui pouvait arriver si elle perdait ses esprits en compagnie des amis qu'ils avaient […] et dans les endroits qu'ils fréquentaient. Scott n'aimait ni ces gens ni ces lieux, et il lui fallait boire plus qu'il ne pouvait le faire, pour supporter les gens et les lieux, et il commença à avoir besoin de boire pour rester lucide. » • Ernest Hemingway, Les faucons ne partagent pas, Paris est une fête
affecter l'écriture ? Surtout une vie comme celle-ci, où se meuvent épicurisme et mélancolie. Il dira lui-même qu'il a arraché son chef-d’œuvre « de ses entrailles dans un moment de détresse », en allant jusqu'à pousser inconsciemment sa femme dans les bras de l'aviateur Edouard Jozan malgré sa jalousie maladive afin de donner un air de vérité à son roman, détruisant ainsi le ciment de confiance de leur couple à jamais. Car Gatsby le Magnifique est dans son essence un roman d'été, un roman donc destiné à s'enfoncer lentement dans l'obscurité de l'automne, qui s'ouvre sur une pensée à la fois tragique et philosophique de la part du narrateur Nick Carraway. Voisin du mystérieux Gatsby et cousin de la sublime et richissime Daisy, c'est à son contact qu'il va découvrir avec candeur la pure effervescence des années 1920 newyorkaises. Plongé dans un univers de snobisme mondain désœuvré, il va se confronter brutalement au pouvoir de l'argent et du fameux American Dream.
C'est ainsi résumé en quelques lignes que l'ambiance globale de l’œuvre se dessine. Comment en effet, ne pas laisser la vie
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C'est tout en superficialité et alcoolisme que s'intègrent les actions et les interactions d'une génération pervertie par le pouvoir et la désillusion d'un monde qui se cherche à travers l'excès. Dans une Amérique en proie à la féroce prohibition, cet âge d'or de croissance économique et de consommation pousse ses plus fortunés à établir de nouvelles dynasties et de nouvelles règles, écrasant et manipulant ainsi l'illusoire « from rags to riches ». Car c'est bien dans cette fracture que le récit prend toute son ampleur. Deux mondes se côtoient, se frôlent mais restent à jamais exclus. A l'image du couple Daisy et Tom Buchanan, héritiers d'une immense fortune, ces derniers tissent les remparts d'une société impénétrable, patricienne et même si cela doit coûter à leur bonheur. C'est dans le sang que vient la véritable noblesse (comme le souligne Tom dans un long monologue aux accents racistes) et jamais le nouveau millionnaire Gatsby ne pourra pénétrer cette enceinte. Là où Tom établit son contrôle sur le monde et les personnes qui l'entourent (Daisy par sa faiblesse, Myrtle et Wilson par leur appât du gain), Gatsby lui échappe car il sort de ses codes et sa richesse toute en illusion apporte à sa personnalité comme un soupçon d'éphémère. Lui qui n'était rien, il s'est finalement forgé un nom, une réputation auréolée de mystère et d'imprévus afin de conquérir la seule chose qui lui manque : le pouvoir d'effacer le passé. Profondément marqué par l'infortune de sa condition qui l'empêcha d'épouser Daisy cinq ans auparavant, il s'est forgé un solide château
de cartes grâce au destin et à ses contacts dans la pègre pour revenir fiévreusement chercher la femme qu'il aime, les poches pleines. Là où Tom considère l'argent comme un pilier de domination, Gatsby en fait un outil pour accomplir sa quête.
[…] et quand nous sommes repartis Tom sentit se lever en lui un vent de panique. Sa femme et sa maîtresse, qu'il considérait, un heure plus tôt, comme infaillibles et inviolables, prenaient soudain la fuite, chacune de son côté, en échappant à son contrôle. » • F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, chapitre 7 «
Pas une seconde il n'avait cessé de regarder Daisy et je pense que les objets qu'il possédait changeaient de valeur à ses yeux à mesure qu'ils en prenaient une aux «
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yeux de celle qu'il aimait. Il les contemplait parfois avec stupéfaction, comme si l'incroyable et indiscutable présence de Daisy les rendait brusquement irréels. » • F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, chapitre 5
jamais séparé géographiquement par le cours de la mer. Seule l'apparition fantomatique d'une lumière verte qui scintille dans la nuit sur les docks aux portes de la maison de Daisy, offre à son richissime soupirant l'espoir fou d'un jour la retrouver.
Et cette séparation sociale qui maintient le couple Gatsby et Daisy dans ce champ de fantasmes et d'irréalité, est physiquement décrite dans le récit, comme une prémonition à leur destin : Gatsby a en effet fait l'achat d'un gigantesque manoir à côté de la maison de Nick, qui se situe juste en face de l'imposante demeure des Buchanan. Séparés uniquement par la petite baie de Long Island, les quartiers de West Egg Village de Nick et Gatsby et d'East Egg Village de Tom et Daisy se regardent, s'affrontent dans leur symbolisme : le premier représente « the new money » et le second « the old money », à
Peut-être avait-il pris conscience que cette lumière verte, si longtemps vitale pour lui, venait de s'éteindre à jamais. La distance qui le séparait de Daisy était si grande jusque-là, et cette lumière en était si proche, presque à la toucher, aussi proche qu'une étoile peut l'être de la lune, et ce n'était plus désormais qu'une lumière sur une jetée. Son trésor venait de perdre l'une de ses pierres les plus précieuses. » • F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, chapitre 5 «
Car il s'agit bien d'un récit de fantasmes et de chimères, un rêve éveillé que se construisent les personnages. Gatsby, Myrtle et Daisy se refusent à la réalité et tentent de rattraper un temps à jamais révolu et qui n'a jamais existé, vivants dans un monde douxamer où leurs espérances irréalistes les condamnent à toujours tourner autour de leurs illusions sans pouvoir y échapper réellement. C'est avec brutalité qu'ils vont se confronter à la réalité portée par Tom, Jordan et Wilson. Ces personnages-là sont profondément ancrés dans leur substance tangible, confrontant les caprices désenchantés de leurs contemporains comme des rêveries à détruire, car elles n'ont aucune espèce d'existence dans le monde
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homme dans les illusions de son cœur. » • F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, chapitre 5
brutal qui se construit autour de cette nouvelle aristocratie américaine. Seul Nick parvient à jouer un rôle de balancier dans sa présence extérieure. Il apporte à Gatsby sa paisible admiration tout en se laissant rattraper par le temps, en livrant un regard amer et angoissé sur la nouvelle décennie qui va s'ouvrir à lui lorsqu'il se rend compte qu'il vient d'avoir trente ans.
C'est la mort elle-même qui finira par les rattraper, éteignant à jamais les feux de cet été extravagant et enflammé. Le récit va rentrer dans le crépuscule de l'automne lors du fameux accident de la Vallée des Cendres, véritable purgatoire terrestre surveillé par le regard d'un dieu sur panneau publicitaire. Un accident où Myrtle décédera, condamnant le couple GatsbyDaisy et amenant une conclusion finale à ces rêveries, aussi tragique et pathétique qu'un fait divers. Car le temps ne s'arrête jamais, il continue et roule aussi fataliste que peut l'être le destin, aussi futile et décevant qu'est parfois la réalité. Et ce n'était pas le destin de Gatsby que d'épouser Daisy. Comme une conclusion à son existence inexistante, Gatsby finira par retrouver son véritable nom et ses racines, et son château de cartes finira de s'écrouler autour de lui.
Et par moments peut-être au cours de cette après-midi Daisy s'était-elle montrée inférieure à ses rêves – mais elle n'était pas fautive. Cela tenait à la colossale vigueur de son aptitude à rêver. Il l'avait projetée audelà de Daisy, au-delà de tout. Il s'y était voué lui-même avec une passion d'inventeur, modifiant, amplifiant, décorant ses chimères de la moindre parure scintillante qui passait à sa portée. Ni le feu ni la glace ne sauraient atteindre en intensité ce qu'enferme un
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Gatsby avait foi en cette lumière verte, en cet avenir orgastique qui chaque année recule devant nous. Pour le moment, il nous échappe. Mais c'est sans importance. Demain, nous courrons plus vite, nous tendrons les bras plus avant... Et, un beau matin... Et nous luttons ainsi, barques à contrecourant, refoulés sans fin vers notre passé. » • F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, excipit «
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Cécile Pour mon anniversaire, on m’a offert un très beau livre : The
World of Mucha, a journey to two Fairylands : Paris and Czech d’Hiroshi Unno.
Sa couverture tout étoilée et brillante attire déjà l’œil : ici, commence l’émerveillement. Notre bonne fée, Hiroshi Unno, guide le lecteur dans la tête d’Alfons Mucha, au beau milieu d’un songe. Cet ouvrage quasi magique invite au voyage entre France et Tchéquie à la découverte du foisonnement culturel de La Belle Epoque. Le livre est écrit en anglais et en japonais et propose une rétrospective colorée des œuvres de l’artiste tchèque entre nature, tourbillons et allégories. Hiroshi Unno soutient ici la thèse que l’Art Nouveau de Mucha est à rapprocher du conte de fées. Le travail de recherche est incroyable et les pages du livre sont magnifiques. Je le recommande chaudement à tous les rêveurs.
LES CO COEUR DE On les
Dolorès Alors que je cherchais des bougies parfumées, créées en France à partir de cire végétale, on m'a conseillé la boutique de Maple Handcrafts & co. J'ai rapidement été conquise par le design de ces beaux objets, dans une boîte métallique couleur un peu cuivrée / rose gold, aux étiquettes rappelant une veine vintage et art déco. C'est immédiatement La Mort des Amants qui m'a intéressée, en collaboration avec l'artiste Patrocle, qui s'est inspiré du fameux poème de Baudelaire pour créer une petite illustration habillant la bougie et dont l'odeur me ravit. J'avais également commandé le modèle Witchcraft, aux accords floraux et fumés du bois de santal, mais dont je ne sentais presque rien. Après un échange rapide avec Jen, j'en ai reçu une seconde où la recette a été revue afin de mieux profiter de son odeur, une vraie réussite et un beau geste de sa part. Elle prépare actuellement une collaboration avec la tatoueuse Saturne VII !
Anaïs Il y a quelques temps, je me suis remise à lire des mangas et depuis, c’est un peu l’effusion de coups de cœur. Les citer serait trop long, je vais donc me concentrer sur une série de seulement deux tomes : Ghost & Lady, écrit et dessiné par Kazuhirô Fujita. On y retrouve un fantôme, Grey, qui raconte son histoire commune avec Florence Nightingale, une jeune fille au don particulier, celui de voir les esprits ainsi que les âmes qui accompagnent chaque vivant. Une condition qu’elle ne supporte plus et qui la pousse à pactiser avec Grey, lorsqu’elle sera dans le désespoir le plus total, il la tuera. S’en suit une aventure au cœur de la guerre de Crimée (1853-1856) où elle sera infirmière et où Grey la suivra, attendant le moment propice pour remplir sa part du contrat. Entre histoire, noirceur, humour et sentiments, Ghost & Lady présente une histoire émouvante, avec des personnages attachants et des dessins magnifiques !
OUPS DE E L’ÉQUIPE a adoré
Corail C’est tout en douceur que j’ai abordé mon été. Perdue dans l’Angleterre romantique, je me suis laissée submerger par l’irrésistible et incontournable roman de Jane Austen Orgueil et Préjugés. Aussi fascinée que peut l’être une jeune femme à la lecture de ces pages, je me suis retrouvée héritière d’une longue génération de soupirs et de supplications à l’adresse du fameux Mr. Darcy et de son caractère plein de vanité et de fierté aristocratique. C’est l’histoire d’un homme qui a un peu trop d’orgueil et d’une jeune fille qui a un peu trop de préjugés. C’est l’histoire d’un amour qui a failli se manquer, entre manipulations, classes sociales imperméables, mensonges et enlèvements. Un roman comme je les aime, plein de dignité froide et de sentiments fiévreux, porté par une héroïne courageuse, pleine de tendresse et de sensibilité. Certains la décriront comme rebelle ou impertinente, je préfère voir en Elizabeth une volonté d’affranchissement des codes pour élever et aider tous ceux qu’elle aime.
CRÉDITS
COUVERTURE : NEWS
NOUVELLE : QUENTIN
FOUREAU
LEM
ILLUSTRATIONS : GEOFFREY CARD
DOSSIER
Warhammer Games Workshop
L'extraterrestre imaginaire IMDb Geeko Twitter Pixabay Gulli Wikipédia Wallpaper Abyss Wikipédia Rakuten Pixabay Pixabay
CULTURE Tarot Lovecraft, auteur inconnu
Blind Fury, Geoffrey Card
Les coups de coeur de l'équipe Cécile : Extrait du livre Anaïs : Extrait du manga Dolorès : Photo par Dolorès Corail : Dreaming or October, Maxfield Parrishs, 1928
Le tarot Pixabay Pixabay Wikipédia Les Inrocks Lovecraft en jeu vidéo Images du jeu
Pour les autres crédits, tout est indiqué dans les articles.