Noire n°31 - Glorieux Moyen Âge

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Mars 2021

L'ÉDITO DE CÉCILE

Pourquoi Glorieux Moyen Âge et pas Sombre Moyen Âge ? Les ténèbres médiévales ne sont qu'un rideau de fumée ! Quid des cathédrales gothiques dont les tours s'élèvent vers le ciel ? Que dire aussi du développement de l'imprimerie perme ant la diffusion des savoirs ? Des améliora ons des techniques agraires qui faciliteront le travail du paysan ? Les trésors dont vous parlera Dolorès ? Pourtant, on dit toujours que le Moyen Âge est sombre. Quand je regarde par la fenêtre aujourd'hui, je ne trouve pas que notre époque soit plus lumineuse. S'il n'y a plus de féodalité, il y a toujours hiérarchie. S'il n'y a plus de peste noire, il y a la Covid 19. S'il n'y a pas (ou presque) de rois, il y a des présidents. Le Moyen Âge n'est donc pas plus sombre que d'autres époques, il est donc fait de ténèbres et de lumières, comme toujours ! Cela n'entache pas sa gloire qui se dessine à l'ombre de ses ves ges. Hors dossier, on ne va pas vous parler de 50 Shades of Grey, mais plutôt de Sex and The City, histoire de se souvenir qu'il y a peu les femmes déliaient enfin leurs langues sur le sexe. Puis, en écho à un autre ar cle paru dans un ancien numéro, Dolorès reviendra sur une figure majeure de la li érature fantas que : Mary Shelley. De son côté, Anaïs reme ra le metal symphonique sur le devant de la scène. Un pe t peu de lumière dans nos quo diens, cela fait du bien, vous ne croyez pas ? Cet homme sur la couverture semble nous a endre pour d'autres aventures plus radieuses, baignées de couleurs et de bonheur... dans le prochain Noire, à paraître le 15 juin !


SOMMAIRE

Glorieux Moyen Âge

DOSSIER Les trésors du Moyen Âge • page 4 Moyen Âge et biais archéologiques • page 15 La Ballade des Pendus • page 19 L'épopée sanglante de Gilles de Rais • page 21 La Grande Pes lence • page 30 La rece e médiévale • page 36 CULTURE (Re)découvrir Mary Shelley • page 39 Rétro cri que ‐ Sex and the City • page 45 Le Metal symphonique • page 52 Et la bande dessinée dans tout ça ? • page 58 Nos coups de coeur du trimestre • page 62 Crédits • page 67

COUVERTURE : LETURK Pour beaucoup, l'ar ste LeTurk n'est plus à présenter. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, son travail devrait vous plaire. Univers coloré, aux ambiances surannées, sa pa e par culière saura vous faire chavirer ! LeTurk a la par cularité de designer lui‐ même ses décors, nous vous conseillons fortement de voir ses vidéos montrant ses mises en scène.

GRAVURE DES PENDUS : LE MIROIR FOU Ce e illustratrice française est en èrement autodidacte. Son travail s'inspire énormément des gravures médiévales ou de la Renaissance et retravaille les thèmes chers à ce e époque : danses macabres, spiritualité, scènes de la vie quo dienne. Et aussi, des pendus au gibet, comme ce e œuvre inédite. Qu'est‐ce que vous a endez pour aller visiter son Instagram ? Hop, hop, hop, on clique sur cet encart s'il vous plaît !


DOSSIER


TRÉSORS DU MOYEN AGE

6 emblèmes de beauté et de savoir-faire Dolorès

Difficile

de balayer 1000 ans d'histoire en quelques pages. Mais qui donc, dans la rédaction de Noire, a choisi un thème de dossier aussi passionnant que large ? Le Moyen Âge, c'est une masse presque infinie d'informations étudiées par l'histoire, l'art et l'archéologie, des tas d'axes fascinants, des anecdotes, une immersion dans la vie de rois mais aussi de gens comme vous et moi, des légendes qu'on raconte encore aujourd'hui, le début de beaucoup de choses mais aussi la fin de certaines. Une influence majeure sur l'art des siècles qui ont suivi, dont notre époque, du divertissement aux chefs-d’œuvre, des éléments de langage aux symboles. Puis, je me suis souvenue de mes cours d'archéologie et d'histoire de l'art. Si je ferme les yeux, en cet instant, les premières images qui me viennent sont celles des cathédrales, des livres aux enluminures dorées, des bijoux uniques, des sculptures pas toujours à mon goût mais extrêmement luxueuses. Il est vrai qu'au Moyen Âge, on savait faire de beaux objets. Avant et après aussi, bien sûr, mais la période dont nous parlons est quand même souvent vue, par le grand public, comme un âge sombre de gueux sans sensibilité. En s'attardant sur six objets, disséminés çà et là dans les 1000 ans d'histoire du Moyen Âge, nous allons prouver que c'est bien évidemment faux. On pourrait même parler d'un âge d'or, au sens propre, lorsqu'on voit cette petite sélection d'objets communément considérés comme des chefs-d’œuvre ou bien simples coups de cœur personnels. Bien sûr, une restriction géographique s'impose et il s'agit ici de se concentrer sur l'art situé dans l'actuelle France ou ses territoires proches, sinon, la liste serait bien plus longue et, les styles, encore plus variés ! Si le format vous plaît, on pourra toutefois le continuer en s'attardant sur d'autres périodes ou d'autres cultures. Si vous êtes perdu(e), ne vous inquiétez pas, on commence par le début et on terminera par la fin alors enfilez votre chainse et vos poulaines et allons-y.

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LA PARURE D'ARÉGONDE, VIe siècle Si vous vous souvenez de vos cours d'histoire, les Mérovingiens régnèrent sur l'actuelle France et quelques autres territoires proches au début du Moyen Âge. Clovis, les Francs, tout ça. C'est notamment l'historien de l'époque Grégoire de Tours qui nous permet d'avoir de nombreuses informations sur cette période. En 1959, lors de fouilles dans le sous-sol de la basilique de Saint-Denis, un sarcophage est découvert. A l'intérieur, c'est le corps d'une reine mérovingienne connue des historiens qu'on retrouve, celui d'Arégonde. Elle était l'une des épouses du roi Clotaire Ier, ce qui fait d'elle la belle-fille de Clovis, et la mère du futur roi Chilpéric Ier ! Pour les Mérovingiens, l'usage du sarcophage de pierre ou de plâtre est tout à fait habituel dans les pratiques funéraires, comme cela se faisait également à la fin de l'Antiquité. De la même manière, l'orfèvrerie n'est pas inventée au début du Moyen Âge, on connaît déjà à la fin de l'Antiquité de nombreuses techniques qui subliment le métal et les objets réalisés dans ce matériau. A l'époque mérovingienne, l’orfèvrerie et le travail du métal atteignent un sérieux niveau de maîtrise comme le démontre cet ensemble d'objets.

ARNEGVNDIS (Arégonde) et d'un monogramme central qu'on interprète comme REGINE (reine). D'or et d'argent, la parure indique un haut niveau social qui confirme cette identification. L'or cloisonné est en vogue, une technique très utilisée au Moyen Âge. Son origine est orientale avant de se disperser en Europe. Entre des fines lignes de métal, formant comme une résille, on insère des pierres

Sa parure, retrouvée sur son corps, est à la fois typique de l'artisanat mérovingien et un sacré ensemble aussi esthétique que luxueux. A son doigt, un anneau sigillaire personnalisé a permis son attribution, puisque la bague-sceau est ornée des lettres

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semi-précieuses, du verre ou de l'émail. Ici, et comme sur beaucoup d'autres bijoux mérovingiens, ce sont des grenats qui ont la faveur d'Arégonde. Deux grandes et belles fibules rondes, bijoux servant de broches, sont ornées de grenats cloisonnés. On retrouve des grenats sur une grande épingle en or et en argent, ornée de la même manière, qui accompagnait deux plus petites et sobres épingles. On retrouve une inspiration orientale dans les boucles-d'oreille retrouvées dans le sarcophage, formées d'un anneau et d'un pendentif en corbeille chacune, dans un style byzantin. Elles ne sont pas identiques, l'une étant de grande qualité, la seconde ayant dû être perdue puis recréée pour compléter la paire.

technique qui utilise du métal sous forme de fils pour former des motifs très fins. Ici, des fils dorés soudés entre eux dessinent des motifs délicats. Les différents éléments de la parure ont été largement portés, en témoignent les traces d'usure, signe qu'elle devait beaucoup les apprécier. Tous les éléments de sa tenue ne peuvent pas être décrits, mais on sait qu'elle portait un long manteau de soie teint au pourpre, un colorant réservé à la famille impériale antique ainsi qu'aux hauts dignitaires. Les ouvertures sont brodées de fil de soie tissés aux planchettes, une merveille pour l'époque. Elle décède vers 580, à l'âge de 61 ans. Sa tombe est le témoignage d'une mode et de coutumes mérovingiennes.

Enfin, sa garniture de ceinture (plaque-boucle et contre-plaque) est un objet impressionnant qui combine des matériaux nobles et des techniques subtiles. Armature d'argent massif niellée ornée d'or, rien que ça. On y voit également des détails en filigrane, une

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LE PSAUTIER DE CHARLES LE CHAUVE, IXe siècle

tendance plutôt solennelle ou humoristique, il en existe de toutes sortes. Cependant, si l'intérieur est souvent superbe, les extérieurs ne laissent pas de marbre non plus. Bon, plutôt d'ivoire pour le coup, lorsqu'on parle du Psautier de Charles le Chauve et même d'autres œuvres médiévales du même genre. Les psautiers sont des recueils de prières, principalement des psaumes. La reliure de celui-ci, c'est à dire son aspect extérieur qui maintient les pages entre elles, est la seule de l'époque carolingienne qui nous soit parvenue intacte ! Sur des planches de chêne s'ajoute l'argent doré, décoré de pierres, de perles, de pâte de verre et de deux plaques d'ivoire sculpté. Un bel objet d'orfèvrerie même si très chargé !

L'imprimerie n'est inventée qu'au milieu du XVe siècle. Il existe cependant, bien avant cette date, un art du livre qui dépasse ce que beaucoup imaginent. L'art des pages est omniprésent au Moyen Âge. Chaque illustration prend du temps, de la créativité voire de l'humour (comme Internet en a recensé beaucoup...), et surtout, chacune est unique ! Il existe de nombreux types de manuscrits au Moyen Âge. Le codex, grand remplaçant des rouleaux de papyrus, est l'ancêtre du livre. Beaucoup sont religieux, à usage personnel pour les fidèles laïcs ou encore destinés à être lus pendant une messe. D'autres concernent bien des domaines : poésie, traités scientifiques ou politiques, etc. On utilise toujours du parchemin, en peau de mouton ou de chèvre, bien que le grand luxe soit le vélin, la peau des veaux morts-nés... Macabre mais de grande qualité. On utilise des encres et des pigments végétaux, animaux et minéraux, ainsi que différents liants, colles et résines. L'image la plus récurrente pour tout le monde est celle des enluminures, cet art des décorations de lettres ou encore des scènes entières. Parfois abstrait, parfois figuratif, à

Charles le Chauve, petit-fils de Charlemagne, avait commandé ce psautier entre 842 et 869 à Liuthard, qui est sûrement celui qui a copié l'ensemble en lettres d'or et réalisé les enluminures. L'ensemble contient plus de 300 pages, toutes numérisées et accessibles sur le site de la BnF (Bibliothèque nationale de France) après leur restauration en 2019. Vous pouvez même télécharger le PDF, comme Noire quoi ! Bon, on ne dessine pas toutes aussi bien mais on vous propose du contenu un peu plus varié...

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LA STATUE-RELIQUAIRE DE SAINTE-FOY DE CONQUES, Xe siècle

éléments ayant appartenu au saint dans un reliquaire. C'est le nom donné à ce qui accueille la relique, principalement des châsses (coffres, boîtes, etc.). Du plus simple au plus monumental, du plus sobre au plus luxueux, ce coffre à relique est le plus répandu et a connu des formes variées au cours du temps. Certains suggèrent, par leur forme, la partie du corps qu'ils renferment... A la fin de la période des Carolingiens et notamment autour de l'an mil, une nouvelle forme apparaît : la statue-reliquaire. L'un des plus anciens exemples de ce type qui nous soit parvenu est la statue-reliquaire de Sainte-Foy de Conques. On la date majoritairement d'avant 985, peut-être vers 960. C'est aussi la seule « Majesté » carolingienne que nous ayons, un terme qui définit un reliquaire en bois revêtu de métal, ayant la forme d'une personne assise sur un trône, ici en or sur âme de bois.

Dans la religion chrétienne, les éléments corporels ayant appartenu au Christ, à la Vierge ou à des saints sont censés être dotés d'une force spirituelle qu'on cherche à préserver : ce sont des reliques. Cette supposée force continue à produire des miracles, comme des guérisons par exemple. La relique peut être vue comme un intermédiaire entre Dieu et nous ou comme la subsistance du caractère exceptionnel de l'âme qui l'habitait. Au Moyen Âge, cet usage atteint son apogée, bien qu'il questionne beaucoup lorsqu'il devient l'adoration d'une représentation, avant d'être par ailleurs rejeté ensuite par la branche protestante. Les corps des saints sont, bien évidemment, rarement entiers... On conserve alors ces fragments de corps ou bien des

Sa forme étonne : une tête disproportionnée et creuse (où est conservé le sommet du crâne de la Sainte) sur un corps en bois d'if, des bras et des pieds importants, de grands yeux. Des pierres précieuses, des camées et des émaux recouvrent son corps doré. En réalité, l'ensemble n'est pas authentique. Il se pourrait que la visage soit un réemploi du début du Moyen Âge, des boules en cristal de roche datent du XVe siècle et les bras et les mains ont été refaits au XVIe siècle. Sainte-Foy était une martyre d'Agen, apparemment décapitée à 12 ans en 303 avant notre ère. Les reliques de saints permettant de faire gagner en notoriété un monastère, un moine vole son corps en 866

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image est plutôt mal vu, déjà à cette époque. Cela évoque les cultes païens dont on souhaite pourtant se distinguer. Pour certains individus du clergé, l'image sert à instruire les illettrés, c'est un vecteur de prière qui encourage la dévotion. Pour d'autres, cela est inconcevable, comme le précise l'Exode 20:4 qui indique de ne pas faire d'image ou de représentation quelconque des choses des cieux, de ne pas se prosterner devant elle et de ne pas les servir.

pour le ramener à Conques et le déposer dans l'abbatiale. A cette époque-là, il n'y a pas encore de canonisation par le pape, c'est simplement l'opinion publique qui déclare qui est un Saint... Et ces vols ou achats de reliques sont assez communs ! Conques devient un lieu de pèlerinage à part, en plus d'être une étape sur le chemin de Compostelle. Il est raconté qu'en 980-985, Guibert « l'illuminé » dont les yeux ont été arrachés par son oncle, voit Sainte Foy lui apparaître. Elle lui ordonne de se rendre à Conques pour la fête de son martyr, car Dieu lui rendra la vue. C'est apparemment ce qu'il s'est passé, selon Bernard d'Angers dans le Livre des Miracles de Sainte-Foy, l'un des rares documents de l'an mil que nous ayons.

Pourtant, le culte des reliques existe bel et bien. Il permet notamment au clergé de recevoir des dons et à l'Eglise de gagner en autorité. C'est également un prétexte à créer des reliquaires tous plus beaux et originaux les uns que les autres.

La statue-reliquaire évoque ainsi la puissance du monastère, elle devient aussi la sainte ellemême et non plus sa représentation tant on lui voue un culte. C'est ce culte de l'image et de l'objet qui questionne car idolâtrer une

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LE RETABLE DE KLOSTERNEUBURG, 1181

Aujourd'hui, si vous entrez dans l'église abbatiale de Klosterneuburg, vous verrez un triptyque en bois, mesurant cinq mètres de longueur sur un peu plus d'un mètre de hauteur. On appelle l'ensemble un retable : c'est la construction en hauteur qui comporte des décors sculptés et/ou peints qu'on retrouve en arrière de la table d'autel d'un édifice religieux.

A la différence des objets précédents, encore non attribués de manière fiable ou dont les artisans nous sont inconnus, ici le retable de Klosterneuburg est connu notamment car Nicolas de Verdun, son créateur, y a laissé son nom. Extrêmement rare pour l'époque, une inscription date et signe l’œuvre ! Avant le XVe siècle, très peu d’œuvres sont signées, ce qui complique le travail des historiens pour retrouver les artistes en question. Ils puisent leurs informations de contrats ou de comparaisons stylistiques. Cette fois, pas de doute, et on attribue également à Nicolas de Verdun deux fameuses châsses dont nous aurions pu vous parler ici : celle de NotreDame de Tournai qu'il a aussi datée et signée, mais aussi celle des Rois Mages à Cologne. Cependant, dans un style légèrement différent, ce sont bien les sublimes panneaux du retable de Klosterneuburg qui nous intéressent ici, petit coup de cœur personnel en plus d'être un bon exemple de l'orfèvrerie du XIIe siècle.

Une cinquantaine de plaques de cuivre doré émaillées ornent le retable. On peut les lire de manière horizontale, en trois parties. Le registre central évoque le Nouveau Testament dont les épisodes principaux de la vie du Christ. Il est encadré des deux autres registres qui font référence à l'Ancien Testament. En haut, on situe chronologiquement les scènes avant la remise des tables de la Loi à Moïse et, en bas, après cette remise. Un ensemble ambitieux et répétitif, puisque chaque épisode est illustrée dans un style identique. Chaque panneau est constitué d'un cadre qu'on dit trilobé, puisqu'il comporte trois arrondis en forme de lobe sur la partie haute, une inscription qui contextualise la scène, et une illustration claire. Esthétiquement, les tons

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dorés et bleus sont majoritaires. La technique de l'or cloisonné a déjà été évoquée plus tôt avec la parure d'Arégonde, mais ici la technique du champlevé est privilégiée. Le métal est creusé afin d'y inclure l'émail choisi. Cette technique, plus fine que l'autre, est particulièrement associée à l'art mosan, c'est à dire originaire de la vallée de la Meuse.

triptyque, ainsi que des peintures à l'arrière des panneaux des volets puisqu'il doit être esthétique même refermé. Une grande campagne de restauration au XXe siècle a également permis de repérer les numéros d'origine de chaque plaque pour indiquer leur position dans l'organisation de l'ouvrage !

A l'origine, l’œuvre n'était pourtant pas un retable. Les plaques faisaient partie d'un ambon, c'est à dire le genre de tribune ou pupitre souvent massif et orné à l'entrée du chœur où on lit la Bible. En réalité, l'ouvrage a subi plusieurs transformations, dont une importante en 1331 lorsque l'ambon a été transformé en retable à volets, comme nous le connaissons aujourd'hui. Il venait d'être sauvé de justesse d'un incendie dans l'église. En modifiant sa forme, on ajoute alors six nouveaux panneaux pour compléter le

A travers ses différentes œuvres qui démontrent son talent et son ambition, Nicolas de Verdun devient l'un des artistes emblématiques de l'art médiéval occidental et marque un premier passage entre l'art roman et le style gothique.

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LA SAINTE-CHAPELLE, XIIIe siècle

architecturaux peints, nous n'en avons plus tellement l'habitude dans la plupart des édifices religieux que nous visitons dont les couleurs ont disparu. L'ensemble paraît alors extrêmement chargé mais également majestueux entre les scènes des vitraux semiopaques, les sculptures, les décors peints, le reliquaire et tous les autres détails, qui font de l'ensemble un édifice incontournable.

Élément le plus connu de cet article, la SainteChapelle aurait pu figurer dans notre dossier spécial Silhouettes gothiques ! Cet édifice est en effet un symbole et un bijou de l'architecture gothique rayonnante. Mais, déjà, pourquoi l'appelle-t-on la SainteChapelle ? Cela fait ici référence aux reliques qui y sont conservées depuis le XIIIe siècle : la couronne d'épines du Christ, un fragment de la croix, ainsi que d'autres reliques de la Passion, ramenée par Saint-Louis (Louis IX).

Il s'est par ailleurs construit très rapidement et il se distingue fortement d'autres chapelles : Louis IX souhaitait démontrer son autorité après la régence assurée par sa mère, Blanche de Castille. Pourtant, comme vous l'avez peut-être compris, son accès n'est pas public. Le lieu est impressionnant, mais il reste privé et le roi n'a visiblement aucune intention d'en faire un lieu de pèlerinage majeur, malgré le caractère des reliques qu'il conserve. La chapelle fait partie de l'enceinte du palais de Louis IX. Cette proximité indique une volonté d'affirmer un lien sacré entre le pouvoir royal et les reliques. Pour lui, les pouvoirs spirituels et politiques peuvent être réunis en une seule personne et il est même considéré comme un Saint de son vivant. La Sainte-Chapelle est également un espace de prière plus tranquille car plus restreint, ainsi qu'un concentré d'art : architecture, sculpture, art du vitrail, orfèvrerie, enluminure et même musique à travers les chants des chanoines.

Nous évoquions précédemment les châsses, ces coffres parfois très beaux où étaient conservées ces reliques au Moyen Âge et dont certains ressemblaient à des bâtiments réduits. On peut ainsi voir la Sainte-Chapelle comme une immense châsse. Presque entièrement vitrée, on perd la sensation de murs d'un édifice fermé, pour observer les 15 verrières de vitraux qui offrent plus de 1000 scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament, dont 70% sont d'origine ! Cet espace de lumière semble tenter de ressembler à la fameuse Jérusalem céleste des croyants. A l'époque, l'étage vitré était réservé au roi, à ses proches et aux chanoines, les religieux de la chapelle. La partie basse, en dessous, pouvait accueillir les habitants de l'enceinte (soldats, serviteurs du roi, courtisans). Les décors et éléments

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LES TAPISSERIES DE LA DAME A LA LICORNE, fin XVe – début XVIe siècle Au Moyen Âge, les tapisseries sont nombreuses dans les milieux riches. Elles ornent les demeures, elles gardent des courants d'air, elles peuvent être transportées facilement, elles s'offrent en cadeaux diplomatiques, etc. Elles peuvent être extrêmement luxueuses, en incluant des fils d'argent ou d'argent doré, de soie, ou en prenant des proportions immenses.

Constantinople, ou 1517 avec la réforme protestante et, pour les archéologues, il s'arrête à la fin du XVIe siècle, où on observe réellement une transformation (et non avant) dans ce qu'on appelle la culture matérielle : ce qu'on retrouve des humains de ce tempslà. Selon qu'on soit historien ou archéologue, cela diffère donc. On peut considérer une large fourchette autour de cette période plutôt qu'une date fixe. Ici, les œuvres se situent entre cette fin de Moyen Âge et un premier élan vers la Renaissance.

Ce type d’œuvre se multiplie plus particulièrement sur la fin du Moyen Âge. Pourtant, vous connaissez peut-être des œuvres comparables plus anciennes. La Tapisserie de Bayeux par exemple, qui raconte la conquête de l'Angleterre en 1066, est en réalité une broderie ! Ce n'est en fait pas la même technique qui est employée. L'ensemble des tapisseries de la Dame à la Licorne, quant à lui, date de la transition entre le XVe et le XVIe siècle. Si vous avez bien suivi vos cours d'histoire, encore une fois, vous devriez savoir qu'on considère souvent que le Moyen Âge s'arrête en 1492 avec la découverte de l'Amérique. D'autres préfèrent 1453 avec la prise de

Dans les édifices religieux, les tapisseries proposent des scènes bibliques. Sur celles de la Dame à la Licorne, pas de sujet religieux mais bien profane. On les interprète comme des allégories : sur les six sujets, cinq sont dédiés aux sens (odorat, vue, goût, toucher, ouïe) et le sixième reste plus mystérieux. L'interprétation la plus répandue aujourd'hui est d'y voir une portée morale, où sur cette sixième pièce intitulée A mon seul désir, la Dame semble remettre son collier dans un coffret et non le prendre pour le porter. Sur les cinq autres, la Dame porte ce collier autour du cou. Ici, il semblerait que la Dame choisisse de renoncer aux plaisirs du matériel ou des cinq sens et que la tapisserie évoque plutôt le libre arbitre, la maîtrise de soi et la

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volonté humaine. Ce schéma, des six tapisseries dont cinq concernant les sens et une, le libre arbitre, existait déjà sur un autre ensemble aujourd'hui disparu, d'où l'interprétation ! D'autres voient en ce sixième sujet une manifestation de la beauté de l'âme, l'intelligence. On peut également y voir le cœur, ce sixième sens gouvernant les cinq autres. En y voyant le cœur, on induit une référence à l'amour courtois, thématique centrale dans les œuvres du Moyen Âge. Ce concept est lié à la notion de bien aimer, de bien se conduire en compagnie de sa douce même si hors-mariage : respect, honnêteté, courtoisie. Les interprétations concernant le sixième sujet peuvent finalement être nombreuses ! Ces

tapisseries

se

sont

transmises

mariage et héritage, de famille en famille, jusqu'en 1837, où la ville de Boussac récupère le château où elle était située à ce moment-là. George Sand aurait grandement contribué à les faire connaître en y faisant référence dans ses œuvres. Elles sont achetées par l'Etat en 1883 avant d'être conservées au Musée de Cluny, qui rouvrira ses portes en 2022 après une campagne de travaux. On vous conseille grandement d'aller les admirer à ce moment-là, ces pièces-maîtresses d'un musée tout aussi passionnant dans son ensemble si vous vous intéressez au Moyen Âge.

par

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MOYEN ÂGE Les biais archéologiques Anaïs

Le Moyen Âge (période allant du Ve au XVe siècle) a beau être une période historique très adulée par beaucoup, son image est toujours très marquée par les histoires fantastiques et des récits de la Renaissance. C'est à partir de cette époque que les clichés sont nés et également à ce moment que le terme Moyen Âge est apparu. Une conception obscurantiste qui s’oppose à la vision d’une Antiquité fantasmée et rayonnante dans une partie de l’Europe et du bassin méditerranéen. Depuis, la période médiévale souffre toujours de lourds préjugés, entre insalubrité, régression des sciences, économies bancales et conditions de vie atroces. Pourtant avec les avancées scientifiques et le travail des historiens et des archéologues, on aurait pu s’attendre à un retour en force du Moyen Âge, déjà amorcé par les mouvements romantiques du XIXe siècle, mais les biais sont parfois difficiles à écarter même dans des disciplines aussi évolutives. Si les empreintes qu’ont pu laisser plusieurs siècles de mise au pilori ne sont pas négligeables et si les sciences humaines tendent tout de même à contrecarrer les clichés, il existe de nombreux biais qui conditionnent toujours la vision que l’on se fait de cette période historique. Ce n’est que depuis les années 70 que des thématiques essentielles à la compréhension du passé ont réellement émergé, avec une volonté de concevoir la recherche archéologique comme outil de restitution des sociétés, sur une période donnée. L’archéologie ne fait plus que décrire et dater, elle questionne également les modes de vie, avec les vestiges comme support. Une lente évolution de la discipline qui a pourtant débuté durant la Photographie d'un biface en place dans la stra graphie de Saint‐Acheul, Bibliothèques d’Amiens Métropole, 1859.

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première moitié du XIXe siècle, avec notamment le début des fouilles prenant en compte la stratigraphie (c’est-à-dire que les différentes couches géologiques sont identifiées et font partie intégrante de l’étude du contexte archéologique). En analysant ces strates, on peut mettre en place une chronologie des événements et, par conséquent, dater les objets se trouvant dans chacune d’elle. Une étape indispensable pour caractériser chaque période et mettre en parallèle les différentes découvertes. Aujourd’hui, un vestige sans données stratigraphiques n’a que très peu d’intérêt scientifique puisqu’il ne peut être relié à un contexte précis. Si vous trouvez une monnaie carolingienne chez un antiquaire, même si une datation est possible (par étude typologique par exemple), même si on peut déterminer sa provenance, sa valeur sera uniquement pécuniaire ou au sein d’une collection personnelle. C’est pour cela qu’une grande part des découvertes anciennes sont à prendre avec des pincettes, puisqu’elles ont été réalisées sans protocole scientifique rigoureux, mais aussi parce que les objectifs des fouilles n’étaient pas les mêmes.

Cependant, le côté matérialiste des premiers « archéologues », les collectionneurs d’antiquités et de curiosités du XVIIIe, reste encore très présent dans la manière de représenter l’Histoire. Ce qui est logique puisque les objets sont les principaux sujets d’étude et que la discipline repose dessus, mais l’attrait du bel objet persiste. Lorsqu’on va dans un musée, on expose plus souvent les artefacts les plus exceptionnels, principalement parce que les matériaux sont précieux, mais aussi parce que la symbolique qu'on lui accorde est importante. Les fibules mérovingiennes sont, par exemple, souvent mises en avant parce qu'elles sont rares, mais aussi parce qu'elles peuvent être extrêmement bien conservées. Malgré les risques de corrosion, le métal et le grenat sont des matières qui ont une forte résistance dans la plupart des types de terrains ou de climats. Ces ornements sont aussi plus faciles à restaurer et les contraintes de conservation sont plus flexibles contrairement aux matières organiques. Ces bijoux sont considérés comme des trésors inestimables et deviennent des marqueurs forts d'une période. Dans le cas des parures de la dynastie mérovingienne

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(du Ve au VIIIe siècle), les matériaux et les techniques d'orfèvrerie sont emblématiques de cette période.

Le fait est que le Moyen Âge, tout comme les autres périodes, est vu sous le prisme contemporain qu'est le nôtre, ce qui cause de nombreuses incompréhensions et alimente certains préjugés.

Mais même si ces vestiges nous donnent des indices sur une plage de temps, ils sont souvent très peu représentatifs de toute la population de l'époque. Les découvertes sont souvent liées aux classes les plus aisées, ayant des possessions qui durent dans le temps et pouvant être conservé à l'abri des aléas environnementaux. Et il est forcément plus facile de retracer la trame d’une scène de crime lorsqu’on a énormément d’indices. C’est pour cela que de plus en plus de chercheurs se questionnent sur les objets du quotidien qui sont beaucoup plus rares, mais aussi beaucoup plus parlants lorsqu’on veut observer l’évolution de la majorité d'une population.

Il faut rappeler que la période du Moyen Âge est longue (même si elle est découpée en 3 temps, le haut Moyen Âge du Ve au Xe siècle), le Moyen Âge central du XIe au XIIIe siècle et le Moyen Âge tardif ou bas Moyen Âge du XIVe au XVe siècle), qu’elle s’étend sur une grande zone géographique et que les découpages de territoire étaient très nombreux. Il est donc difficile d’uniformiser des pratiques, des savoirs-faire et des modèles de gestion au sein d’un ensemble aussi vaste. De plus, même si notre frise chronologique est divisée, elle l'est de façon subjective et fait qu'on peut parfois perdre de vue qu'il existe une continuité entre les périodes historiques. Le Moyen Âge n'est donc pas opposé à l'Antiquité, il en est la suite et si l'Antiquité a connu des découvertes technologiques plus ou moins majeures, c'est durant les époques postérieures qu'elles se sont perfectionnées, que ce soient les moulins à eau, les techniques de tissage ou encore le travail du fer et du verre. Il n’y a pas eu des conflits non-stop pendant 1000 ans, ni de famine et encore moins d’épidémie, les gens du Moyen Âge ont donc eu du temps pour développer des choses. Et de nombreuses études récentes montrent cela en faisant appel à différentes disciplines, comme l'archéologie du bâti, l'archéozoologie et la tracéologie et bien d'autres archéosciences visant à comprendre l'évolution des gestes par exemple, mais aussi en remettant en cause leur propre environnement.

La question de l’absence est également très importante. Si on ne trouve pas quelque chose, ce n’est pas forcément parce qu'elle n’existe pas. Cela peut être dû à une mauvaise conservation ou à une transmission qui n’a pas été possible. Dans le milieu paysan, la transmission de biens entre générations était courante, il est donc logique qu'on ne retrouve pas certains éléments dans les sépultures par exemple et il est fort probable que les objets concernés aient été usés jusqu'au bout et/ou réemployés. Cette partie impalpable pour les archéologues permet de nous en apprendre plus sur les liens sociaux et économiques, pouvant aussi ouvrir la brèche aux fantasmes et aux surinterprétations, même si de nombreux textes sont disponibles.

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Chambre funéraire de Birka, gravure d'Evald Hansen, 1889.

rejetées parce qu’une femme ne pouvait pas être aussi haut placée dans un domaine présupposé masculin. Et cela s'est vu pour quelques autres sépultures, quelle que soit la période. Nos codes actuels, qu'ils soient techniques, rituels ou sociaux, ne sont pas les mêmes qu’autrefois et leur symbolique également. Et c’est en remettant en perspective notre propre rapport à notre société que de nouveaux questionnements ont pu se faire. On se rend alors compte que la torture au Moyen Âge n’est pas si répandue que ça et qu’elle est réalisée dans des cadres précis et contrôlés. On démontre que les femmes ont des droits et qu'elles peuvent avoir une place importante dans la société, que l’hygiène était bien moins considérée à le Renaissance qu’au Moyen Âge et que les théories médicales se sont grandement propagées durant cette période.

On peut alors parler des biais de genre, par exemple, qui rejoignent la question des symboles et des marqueurs sociaux. C'est ce qui nous pousse à associer systématiquement les armes aux hommes et les bijoux aux femmes comme c'est le cas dans notre vision genrée actuelle. L’exemple de la tombe de Birka datant du Xe siècle est assez parlant. Mise au jour en 1878 en Suède, cette sépulture impressionnante contenant des armes, des boucliers, un jeu de stratégie ainsi que deux chevaux, a été attribuée à un grand chef de guerre Viking. Hors, des études ADN ont démontré qu’il s’agissait d’une femme, confirmant les analyses des os réalisées en 2014, mais qui avaient été

Mais si les croyances autour du Moyen Âge persistent malgré les avancées scientifiques, c’est également parce qu’il y a un certain confort à les avoir. D’une part, l’imaginaire construit autour est devenu tellement important que le folklore l'emporte, d'autant plus qu’il est difficile de se passer de cette image vendeuse et parfois racoleuse. D'autre part, il est rassurant de voir que nous avons évolué et de pouvoir reléguer certains actes bien actuels à un passé révolu, comme si cela les rendait exceptionnels aujourd'hui. Évitant alors quelques remises en question.

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La Ballade des Pendus François Villon, 1463

Frères humains qui après nous vivez N'ayez les cœurs contre nous endurcis, Car, se pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tost de vous merciz. Vous nous voyez cy attachez cinq, six Quant de la chair, que trop avons nourrie, Elle est pieça devoree et pourrie, Et nous les os, devenons cendre et pouldre. De nostre mal personne ne s'en rie : Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! Se frères vous clamons, pas n'en devez Avoir desdain, quoy que fusmes occiz Par justice. Toutesfois, vous savez Que tous hommes n'ont pas bon sens rassiz; Excusez nous, puis que sommes transis, Envers le filz de la Vierge Marie, Que sa grâce ne soit pour nous tarie, Nous préservant de l'infernale fouldre. Nous sommes mors, ame ne nous harie; Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! La pluye nous a débuez et lavez, Et le soleil desséchez et noirciz: Pies, corbeaulx nous ont les yeulx cavez Et arraché la barbe et les sourciz. Jamais nul temps nous ne sommes assis; Puis ça, puis la, comme le vent varie, A son plaisir sans cesser nous charie, Plus becquetez d'oiseaulx que dez à couldre. Ne soyez donc de nostre confrarie; Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! Prince Jhesus, qui sur tous a maistrie, Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie : A luy n'avons que faire ne que souldre. Hommes, icy n'a point de mocquerie; Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre. Frères Humains, Encre sur papier (24,7 x 34,8 cm), Le Miroir Fou, Mars 2021.


L'ÉPOPÉE SANGLANTE DE GILLES DE RAIS

Du seigneur de guerre au tueur en série Corail

Il était une fois, un chevalier et seigneur de Bretagne, de l'Anjou, du Maine et du Poitou. Il était puissant et reconnu de ses semblables pour son immense courage à la guerre et ses richesses à ne plus finir. Compagnon et ami de la très sainte Jeanne d'Arc, il parcourut les terres de France à ses côtés afin de chasser les traîtres et les Anglais hors de nos frontières. Fidèle au bon roi Charles VII, il mit toutes ses forces à la levée du siège d'Orléans et devint ainsi maréchal de France. d'hérésie, de sodomie et des meurtres de « cent quarante enfants, ou plus », avant d'être condamné à la pendaison et au bûcher. Mais comment est-il possible qu'un homme, un seul homme et puissant du Royaume de France, au cœur du Moyen Âge triomphant, puisse porter de telles ignominies accolées à son nom ? Mais qui était vraiment Gilles de Rais ?

C'est peut-être de cette façon que l'on pourrait s'amuser à conter la vie du grand seigneur que fut Gilles de Rais, ou dans son orthographe moderne « Retz ». Très actif durant la Guerre de Cent Ans (1337 – 1453) qui opposa le fragile royaume de France à l'Angleterre alliée aux Bourguignons, il ne cessa de s'imposer des siècles durant dans le folklore des régions de l'Ouest de la France. Non pas comme un héros auréolé de sa gloire et couronné de richesses infinies, mais comme le spectre monstrueux d'un pédophile tueur en série, adepte de sorcellerie et désespérément cruel, avide d'or et de puissance.

Fils de Guy II de Montmorency-Laval, sa famille se voit attribuer en l'an 1400 les terres de Retz par une parente, Jeanne Chabot dite Jeanne de Retz « la Sage », dernière héritière de la baronnie. Pour cela, Guy de Laval se devait d'abandonner, pour lui et ses descendants, le nom et les armes de Laval, pour prendre ceux du pays de Retz. Et de ce fait, cette famille puissante se retrouve à la tête de différents domaines très prestigieux mais avant tout extrêmement stratégiques car positionnés sur les frontières des marches de Bretagne, entre le Poitou et l'Anjou. Ces places fortes qui encerclaient et

GILLES DE RAIS, LE BARON SANGLANT En octobre 1440, Gilles, baron de Retz, seigneur de Machecoul, de La Bénate, du Coutumier, de Bourgneuf, de Pornic, de Saint-Etienne-de-Mer-Morte, de Tiffauges, de Pouzaugues, de Champtocé-sur-Loire et d'Ingrandes, est jugé à Nantes, accusé

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Gilles de Laval, Sire de Rais, Fréon, 1835.

contournaient le puissant duché breton de Jean IV de Montfort dit « le Vaillant », qui était alors occupé à créer une politique de centralisation puissante et indépendante sur ses terres. C'est dans ce contexte de rivalités et de tensions extrêmes entre seigneuries que voit le jour l'aîné de Guy, Gilles, en une chambre appelée « la Tour Noire » au château de Champtocé. Bien que la date de sa naissance ne soit pas connue, elle est située entre 1369 et 1407. Sa jeunesse et ses premières années d'homme furent teintées par de nombreux conflits d'héritage familiaux, l’entraînant dans de sombres affaires d'enlèvements, de menaces et d'assignations en justice. On le retrouve également mêlé à la grande guerre civile du duché de Bretagne qui opposa les familles de Montfort et de Penthièvre, secondés d'un côté par la famille de Gilles de Rais et de l'autre par celle de Clisson, bénéficiant du soutien du dauphin et futur roi de France, Charles. D'embuscades aux représailles, la forteresse vendéenne de la Mothe-Achard fut rasée, le château de Champtoceaux détruit et la famille de Penthièvre déclarée finalement perdante. Cet événement fut un épisode majeur dans l'histoire bretonne et du ponant français car il offrit à Jean V de Bretagne et à ses successeurs la possibilité de s'enrichir considérablement et de poursuivre sans relâche la construction d'un État indépendant. Naturellement, pour les récompenser de leur soutien, la famille de Gilles se voit offrir en dédommagement de

leurs pertes de nombreux domaines saisis sur les vaincus. Les historiens retrouvent la trace de Gilles de Rais dans plusieurs autres conflits : de ses guérillas armées en compagnie de Jacques de Dinan et du chevalier Ambroise de Loré aux batailles rangées contre les ennemis anglais, il gagna petit à petit l'estime du dauphin Charles et s'introduit alors dans son entourage, touchant dans le même temps quelques rentes royales en récompense de sa fidélité, de son influence toujours plus cruciale dans les terres de l'Ouest et bien évidemment, pour ses exploits guerriers. En 1427, il fut nommé capitaine de la place de Sablé et en 1429, Gilles de Rais était présent

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à cheval et participa aux dépenses de guerre du roi Charles VII, dont le Trésor royal se trouvait bien incapable d'assurer la charge. Gilles de Rais finança également une escorte dédiée à convoi d'armes et de vivres destinés à Orléans assiégée. Mais Rais était également accusé de posséder à sa suite plus de cinquante individus, des chapelains, des enfants de chœurs, des musiciens, des pages, des serviteurs... Même sa chapelle, dédiée aux Saints Innocents, était tapissée de draps d'or et de soie. Pierreries, orfèvreries... Rien n'était assez pour assurer sa gloire jusque sous les voûtes de la maison de Dieu. Propriétaire d'un jeu d'orgues qu'il faisait toujours porter devant lui, il avait aussi à cœur à ce que ses chapelains soient habillés d'écarlate doublé de vair et de fourrures de petit-gris. Mais c'est naturellement pour ses immenses dépenses festives que l'on retient encore aujourd'hui le nom de Gilles de Rais.

à la cour de Chinon quand Jeanne d'Arc vint s'y présenter et y reconnaître le véritable roi de France. Devenant ainsi compagnon d'armes de la célèbre sainte, il continua durant de longues années à parcourir ses terres et à guerroyer partout où ses alliances et sa soif de pouvoir l'emmenaient : de l'impitoyable mise à sac du convoi de Yolande d'Aragon au siège Lagny, Gilles de Rais devenu alors maréchal, ne cesse d'accumuler terres et richesses. Mais son appétit pour la vie et ses plaisirs ne cesse de grandir et finit surtout par déborder. C'est vraisemblablement ruiné par la dilapidation de son patrimoine que le baron de Rais finit par fuir ses prérogatives militaires contre les Bourguignons et il n'intervient pas lorsque les troupes ennemies finissent par s'emparer de Grancey en 1434. Le 2 juillet 1435, Charles VII lassé par les plaintes formulées à l'encontre de son maréchal, proclama la mise sous tutelle du baron de Rais.

« Item, faisait foire jeux, farces, morisques, jouer mystères à la Pentecôte et à l’Ascension, sur de hauts eschaffaux, sous lesquels estoit hypocras et autres forts vins comme en une cave. Qu'il se tenait en villes comme Angers, Orléans et autres, auquel lieu Orléans il demeura un an sans cause et y dépensa quatre-vingts à cent mille écus, empruntant de qui lui voulait prêter, engageant les bagues et joyaux pour moins qu'ils ne valaient, puis les rachetant bien cher, vendant et engageant ses terres, et donnant blancs signés et procure sans en prendre connaissance. »1

La ruine du seigneur de Retz est de nos jours très connue des historiens et dans l'histoire générale liée à ce personnage hors-ducommun. Bien que les experts se disputent parfois autour de la fiabilité des sources, ces dernières, issues d'un mémoire rédigé vers 1461 par ses héritiers, détaillent de façon toute tendancieuse « les écarts d'une vie et d'une personnalité » selon les mots de l'historien Matei Cazacu. Tout d'abord dans le domaine militaire. Ses dépenses affolaient les personnes de son entourage. On ira jusqu'à raconter qu'il entretenait une troupe de deux cents hommes

Extrait de « Mémoires pour servir de preuves à l'histoire ecclésias que et civile de Bretagne », Tome 2, Pierre‐ Hyacinthe Morice (1693‐1750). 1

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Outre les divertissements et les représentations théâtrales dont il raffolait, c'est bien le nom du Mystère d'Orléans qui est conservé dans les mémoires comme point de départ de sa chute inexorable. Spectacle monumental joué dans la ville qui donna sa célébrité à la sainte pucelle, Gilles de Rais écrivit, finança, composa, interpréta son propre rôle dans cette pièce phénoménale. Évidemment, tous ces frais occasionnèrent des pertes immenses qui l'obligèrent en 1434 à vendre au duc Jean V de Bretagne les places de Mauléon, de Saint-Etienne-de-laMer-Morte, du Loroux-Bottereau, Pornic... Son puîné René de La Suze et ses cousins André de Lohéac et Guy XIV de Laval iront jusqu'à obtenir un arrêt du parlement de Paris qui défendit au maréchal d'aliéner davantage de domaines et ils lui intentèrent un procès afin d’interdire à quiconque d'acheter des terres lui appartenant.

centaines d'enfants aux alentours de ses châteaux. Pire encore, on l'accuse d'avoir pactisé avec le Diable, d'avoir tué plusieurs femmes enceintes afin d'y arracher le fruit qu'elles portaient. On raconte encore qu'il aimait violer des enfants, puis les égorger afin d'assister à leur agonie en s'asseyant sur leurs ventres. « Après l'incision de la veine du cou et de la gorge desdits enfants ou d'autres parties du corps et lorsque le sang coulait et aussi après la décapitation, pratiquée comme il est dit cidessus, il s'asseyait parfois sur leur ventre et se délectait à les voir mourir ainsi et il s'asseyait de biais pour mieux voir leur fin et leur mort. » Le 15 septembre 1440, le vampire de Bretagne comme on le nommait alors, fut arrêté dans son château de Machecoul par le capitaine d'armes au service du duc de Bretagne. Furent également inculpés l'alchimiste et occultiste notoire Francesco Prelati, deux serviteurs ainsi que deux femmes, Tiphaine Branchu et Perrine Martin, accusées d'être des « pourvoyeuses d'enfants ». Le baron fut alors emprisonné à Nantes où commença son procès durant l'automne. De nombreux témoignages et aveux vinrent étayer les rumeurs autour de la sauvagerie de l'ogre nantais. Bien que les experts soulignent le manque de clarté de ces récits tant par le style bien particulier de la justice médiévale (plusieurs questions et faits ne sont pas toujours retranscrits, le style est souvent indirect, le langue adoptée est le latin...) que par les traces qui nous restent aujourd'hui, qui sont donc des récits produits par la procédure et non pas spontanés. De

Peut-on imaginer, je vous le demande, meilleur scénario pour inaugurer la vie criminelle de Gilles de Rais ? Trempé dès l'enfance et l'adolescence dans des conflits à la fois familiaux et meurtriers, bête de guerre, richesse inouï et luxe ostentatoire, mégalomanie apparente... Pouvoir, puissance. Puis le gouffre. En 1439 s'ouvre à son encontre une enquête secrète, appelée inquisitio infamiae, par la justice ecclésiastique. Cette procédure quelque peu inhabituelle, tend à s'informer de la fama (réputation) d'un individu. Car en effet, couraient depuis quelques temps maintenant, d'ignobles rumeurs à l'encontre du baron de Rais : on le tiendrait responsable de la disparition de plusieurs

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La découverte d'ossements d'enfants assassinés par Gilles de Rais dans la cour du château de Champtocé. Lithographie, XIXe siècle.

pervers et sadique, à l'image de nos serial killers contemporains. « Gilles se vanta (…) d’avoir « plus de plaisir au meurtre des enfants, à voir séparer leurs têtes et leurs membres, à les voir languir et à voir leur sang, qu’à les connaître charnellement (…) ». Quand à la fin les enfants reposaient morts, il les embrassait, « et ceux qui avaient les plus belles têtes et les plus beaux membres, il les donnait à contempler, et il faisait cruellement ouvrir leurs corps et se délectait de la vue de leurs organes intérieurs. »2 Et, comme le souligne Jacques Chiffoleau dans son article « Traces, reliques de Gilles de Rais », même si nous ne pouvons faire l'impasse sur les procédures inquisitoires parfois un peu douteuses de l'époque, ces aveux sont un véritable phénomène d'horreur et de cruauté. Au point que l'on pourrait les rapprocher de ceux émis durant les affaires Albert Fish ou encore Ted Bundy, qu'il nous est aisé d'y croire tant l'abomination ne peut être issue de mensonges.

plus, les interrogatoires des valets de Gilles sont étrangement similaires dans leurs descriptions et vocabulaire, comme si l'on avait opéré un « copier/coller » entre ces dépositions. Un lecteur averti pourrait soupçonner une possible volonté de la part du juge d'augmenter – ou du moins de s'assurer que les charges retenues contre Gilles de Rais soient excessivement graves pour l'exposer à une sentence exemplaire. Néanmoins, la teneur particulièrement horrible de ces confessions donnent un visage sans équivalent à ce procès. Elles dressent sans ambivalence le visage d'un tueur 2

Entre pierre philosophale et pactes avec les démons, ses anciens alliés avouent le pire à l'encontre du seigneur de Retz. Du désir de pouvoir et de richesses que le baron semblait rechercher dans ses pratiques méphistophéliques, le duc Jean V y voit la

Note de George Bataille, retranscrivant le procès de Gilles de Rais.

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volonté malsaine d'un rival cherchant à le renverser. S'en est trop. Excommunié pour parjure, Gilles de Rais est condamné à mort le 25 octobre 1440. Pendu puis brûlé, ses restes furent étrangement réclamé par quelques femmes de son lignage afin de l'y enterrer en terre sainte.

Exécu on de Gilles de Rais, circa 1530.

lui, cherchant plus tard dans l'alchimie un moyen de renouer avec les astres séculaires, à comprendre le monde de l'invisible et trompant son mal-être dans cinq ou six litres d'hypocras par jour... Prouteau nous livre le portrait d'un alcoolique désœuvré, d'un visionnaire divagant, un seigneur de guerre devenu un esthète lettré... Et loin de l'image du meurtrier d'enfants que son premier procès 1440 avait laissé à la postérité.

Cinq siècles plus tard, en mai 1992, s'ouvre dans la maison de l'Unesco, une étonnante affaire : une Cour arbitraire se réunit afin de réviser le procès de Gilles de Rais. De nombreuses figures politiques (Gérard Larcher, Michel Crépeau, André Chandernagor...) accompagnés du neurobiologiste Henri Laborit, du médecin Pierre Simon et de nombreux parlementaires et juristes sont chargés de réhabiliter – ou pas – le célèbre criminel. Nous devons l'initiative de ce procès à l'écrivain Gilbert Prouteau qui, à l'époque, écrivait et élaborait depuis plus d'un an un genre de journal fictif appartenant au baron, mélangeant des extraits de minutes, des lettres romancées et une juxtaposition de textes narratifs. L'ouvrage appelé Gilles de Rais ou la Gueule du loup, y présente le seigneur médiéval comme un enfant solitaire, trouvant refuge dans le clair-obscur des sousbois, ami et complice de la nature autour de 3

Dans son article « Rehab de Gilles de Rais »3, Eva Prouteau nous livrait des informations autour de la thèse défendue par l'écrivain, où ce dernier semblait se rapprocher sans ambiguïté des théories émises par le dreyfusard Salomon Reinach et de l'anticlérical Fernand Fleuret en faveur de l'innocence de Gilles de Rais : les deux hommes soulignaient la machination judiciaire orchestrée par l'évêque-chancelier Jehan de Malestroit (qui présida le premier procès du baron) et ce dernier va se retrouver sous la plumes de ces derniers dans le rôle de l'ennemi ultime, à la fois corrompu et rongé par le vice de l'or.

« De Gilles de Rais à Barbe‐Bleue », édi ons 303, n°164, 2021

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Le château de Gilles de Rais à Tiffauges, Rouargue,, 1853.

biographe de Gilles de Rais, reprochera au livre de Prouteau de « créer la confusion la plus totale entre les éléments historiques et l'imaginaire de l'auteur. »

« La mitre est son masque. L'or son dieu. Tout au long de sa vie, il va multiplier les déjugements, les faux-serments et les trahisons. Toujours prêt à se donner. Au plus digne ? Non, au plus offrant. »

QUAND LE TRAUMATISME SUBSISTE

Le second plaidoyer de ce procès s'ouvre le 9 novembre 1992, au palais du Luxembourg.

L'héritage de Gilles de Rais dans la culture est phénoménal. On le retrouve dans plusieurs œuvres, du théâtre au cinéma : Les

A la plus grande surprise, l'assemblée n'inclut aucun historien médiéviste et ne sollicite aucun expert lié à cette discipline. Les erreurs ou les quelques contradictions sont peu considérées voir totalement balayées et le verdict finit par tomber : Gilles de Rais est innocenté de ces crimes. De nombreuses critiques s'élèvent alors, dénonçant un acte avant tout médiatique et qui vise la promotion d'un ouvrage de fiction nonspécialisé sur la vie de l'accusé. Alain Jost,

Prisonniers de Tiffauges un ouvrage d’Émilie Carpentier, 1892 ; La Merveilleuse Vie de Jeanne d'Arc, fille de Lorraine un film par Marco de Gastyne sorti en 1929 ; Gilles de Raiz une pièce de théâtre de Vincent Huidobro, 1932 ; La plaie et le couteau de Enzo Cormann, 1992... Il est même au cœur de l'intrigue de Là-bas de Huysmans et du Roi des Aulnes de Michel Tournier, prix Goncourt 1970 et un opuscule du même auteur intitulé Gilles et Jeanne en 1983. De

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Gilles de Rais (Philippe Hériat) à genoux devant Jeanne d'Arc (Simone Genevois). Photographie du film La Merveilleuse Vie de Jeanne d'Arc, fille de Lorraine, Marco de Gastyne, 1929.

nombreux historiographes et historiens se sont attaqués au personnage tels que le célèbre Jules Michelet, Georges Bataille ou encore Émile Gabory... Mais c'est encore au-delà de cette littérature que subsiste le spectre du baron sanglant. Son fantôme est encore bien plus présent que l'on pourrait penser dans notre culture populaire et même dans les affres de notre enfance. Si je vous murmure le nom de « Barbe Bleue », combien d'entre nous frissonneront d'effroi au souvenir de ce conte et légende des temps passés ? Écrit par Charles Perrault dans son fameux recueil Les Contes de la ma mère l'Oye (1697), cette histoire reprend les vagues rumeurs persistantes des régions du grand Ouest de la France, là où l'on chuchote encore les atrocités d'un ogre mangeur d'enfants et tueurs de femmes. On le prétend immensément riche et doué de pouvoirs magiques et à l'appétit sanguinaire sans limite. Dans sa Description de la rivière d'Erdre depuis Nantes jusqu'à Nort (1820), l'écrivain Edouard Richer est le premier à faire le constat d'une assimilation populaire entre Gilles de Rais et Barbe Bleue. Par la suite, les célèbres auteurs Prosper Mérimée et Stendhal apportent une pierre à cet édifice en interprétant certaines traditions régionales relatives à Barbe Bleue comme une réminiscence mythifiée de Gilles de Rais, comme le prouve le château de Tiffauges situé à moins de vingt kilomètres de Clisson et

à environ soixante de la ville de Nantes, qui porte aujourd'hui le nom de « château de Barbe Bleue ». « Je vas dire à c't'heure, le conte de Barbe Bleue, mais Barbe Bleue de chez nous, tcholà qu'est mort à Saint-Étienne... Il avait entendu dire qu'i trouverait de l'or dans le sang à des enfants. Il allait aux environs de Saint-Étienne, Machecoul, la Garnache, peur là; il allait vers Clisson, Tiffauges... Alors bé dame, il prenait des enfants et il les tuait tertos per vouère. Bè sûr qu'il a jamais trouvé d'or... Un jour i s'a maraï – mais il avait déjà eu sept femmes... avec une belle demoiselle de Machecoul et il l'emmène dans son donjon de Saint-Étienne, la Tour à Barbe Bleue, to sais baï... »4

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La carrière sadique du baron inspira aussi un autre auteur bien connu pour avoir donné son nom à l'adjectif : j'ai nommé le marquis de Sade.

SOURCES Pour aller plus loin • Edi ons 303 De Gilles de Rais à Barbe Bleue n°164 / 2021

« Le célèbre maréchal de Rais n'eût peut-être pas assassiné quatre ou cinq cents enfants, pour éjaculer son sperme un peu plus chaudement, pour s'il y eût des spectacles où ses fureurs lubriques eussent pu trouver des issues. »5

• Château de Tiffauges 62.2 km à par r de Nantes

De la grande Histoire à la plus petite, celle que l'on se raconte et que l'on transforme, Gilles de Rais aura marqué les décennies et les siècles. Tout d'abord auréolé de sa gloire guerrière avant de sombrer dans ses pulsions les plus infâmes et tacher à jamais son nom et sa postérité. Car bien que ses méfaits précis et sa personne exacte restent des anecdotes d'une région et de quelques châteaux, il reste tout de même une trace de ce traumatisme violent, de ce « mangeur » d'enfants, de cet ogre sanguinaire. Les contes se chargent alors de porter un visage différent au tueur en série, tout aussi effrayant certes, mais modifiant sa réalité tangible pour le rendre plus abstrait et jouer ainsi avec les codes de notre conscience populaire. Un peu à l'image de nos creepypasta ou légendes urbaines contemporaines, ces histoires déformées resteront gravées de génération en génération, chacune prenant le soin de toujours laisser à leurs descendants, un goût amer de l'existence des monstres.

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Contes de la voisine. Seize contes populaires en parler du Pays de Retz, présenté par J. Péroys, 1990 La Nouvelle Jus ne, D. A. F. de Sade, 1799.

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1347 - 1352 : LA GRANDE PESTILENCE Itinéraire de la mort Cécile

Dans notre numéro précédent, Corail vous parlait de l'Apocalypse. L'un de ces fameux quatre cavaliers chevauche une pâle monture, symbole des épidémies et de la mort. On peut aisément imaginer ce canasson comme compagnon de Yersinia Pestis, le bacille de la peste, dans son voyage empoisonné à travers l'Eurasie. Même si le Moyen Âge n'est pas aussi sombre que l'on a pu le penser, le moment où la Peste Noire a frappé est pourtant une sale période. Le souffle vicié de ce monstre sans visage a profondément impacté la société médiévale, racontée dans toutes ses horreurs par ses contemporains. Il était évident pour moi de parler de cette pandémie, en parallèle avec celle que nous subissons actuellement. Perçons le bubon ensemble ! Yersinia Pestis est le nom donné au bacille de la peste par Alexandre Yersin, un médecin suisse, élève de Louis Pasteur. Il le découvrit au XIXe siècle, alors qu'il était en Chine pour étudier les raisons de la propagation d'une peste qui y faisait... rage. Grâce à l'archéozoologie, on va découvrir que cette minuscule bactérie se transmet par la morsure d'une puce. En effet, en analysant les mouvements de population des rats, on remarque un décroissement de ceux-ci au moment de la Grande Pestilence. Ceux-ci, mordus par des puces infectées, sont très vite morts des suites de la maladie. La puce, faute de trouver son casse-croûte habituel, va Der Töd Als Würger, Alfred Rethel, 1831.

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provenir du vecteur lui-même : la puce injecte la bactérie par sa trompe dans le corps humain. Deuxièmement, cela peut être la personne infectée elle-même qui transmet la maladie, de manière aéroportée (postillons) ou par contact. La peste noire est particulièrement contagieuse car, au Moyen Âge, on vivait beaucoup en groupe : en famille, au sein d'un commerce, d'une cour, etc. Il était même très mal vu de mourir seul. On appelait cela la malemort. Il était indispensable d'être entouré au moment de son dernier souffle, pour être accompagné dans l’au-delà par les siens ou par la

s'adapter et se repaître de sang humain. C'est ainsi que la Peste va commencer à se propager. Yersinia Pestis provoque plusieurs types de maladies. Tout d'abord, la plus connue d'entre elles s'appelle la peste bubonique. Les malades, outre les symptômes courants comme la fièvre ou la fatigue, vont développer ce qu'on appelle des bubons, sortes de cloques qui se manifestent au niveau des ganglions lymphatiques, dans l'aine ou les aisselles. On distingue aussi la peste pulmonaire, qui atteint les poumons et

Dance Macabre, Michel Wolgemut, 1493.

qui ressemble à la Covid-19. Les malades souffrent de toux et de difficultés respiratoires jusqu'à ce que mort s'ensuive. Pour finir, on pouvait attraper la peste septicémique, infectant le sang par les éventuelles plaies sur le corps. A terme, le malade meurt de la gangrène ou des hémorragies qui se déclenchent.

bénédiction d'un prêtre. On estime que la peste émerge dans l'actuel Kazakhstan vers 1330. La peste commence donc son road-trip mortel en plein cœur de l'Asie et se propage de villes en villages au moyen des routes commerciales établies des années auparavant, celles que l'on appelle communément la route de la soie. De dépouilles de rat à cadavres d'homme, elle laisse son empreinte sombre derrière elle,

La propagation de la maladie se fait par plusieurs voies. Premièrement, elle peut

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laissant des populations décimées et des vies à reconstruire.

On estime que la peste a tué entre 30 % et 50 % de la population, de 1347 à 1352. Pourtant, les médecins de l'époque ont tout tenté pour endiguer la pandémie. Philippe VI, le roi de France, avait même mandé un collège de savants dans le but d'en trouver la cause. Pour ces derniers, la réponse se trouverait dans les astres. En effet, à ce moment-là, Jupiter, Saturne et Mars auraient connu une conjonction, qui aurait changé la lumière qui nous parvient du Soleil, générant des vapeurs toxiques au niveau de la mer d'Inde. Enfin, c'est l'hypothèse qui, peu ou prou, avait été émise.

En 1346, la Horde d'Or de l'empire mongol arrive aux portes de la cité de Caffa. Ce port génois était un des pôles commerciaux les plus importants du monde connu. Ici se déroulaient de nombreux échanges. Qui détenait les clefs de la ville pouvait ainsi asseoir son pouvoir et s'enrichir. Les individus de la Horde d'Or, infectés jusque dans leurs rangs par Yersinia Pestis, eurent l'idée macabre de balancer leurs cadavres à l'intérieur de l'enceinte de la ville, afin que la ville cède rapidement, face à la vague mortelle qu'ils avaient provoquée. Toutefois, certains habitants ont réussi à s'enfuir, en empruntant des bateaux en direction de Messine en Sicile. Hélas, ils ne furent pas accueillis en réfugiés comme ils l'espéraient mais au contraire, ils furent renvoyés bien vite au large par les autorités siciliennes, qui se sont aperçus que les cales des navires étaient remplies de cadavres et de rats infectés. Malheureusement, c'était déjà trop tard. La peste avait réussi à s'introduire dans l'île et poursuivit sa route sans relâche, jusqu'à atteindre Marseille, autre nœud commercial de la Méditerranée et ensuite, Avignon, cœur du royaume chrétien à l'époque. Les fidèles venus sur place se transmettaient la maladie et de loin en loin, la contagion se développa partout.

Alors, on essaya de soigner les malades en utilisant toutes les ressources et les doctrines médicales à notre disposition. A l'époque, on se servait beaucoup, par exemple, de la médecine galénique qui distingue quatre types d'humeurs dans le corps humain : le sang, la bile jaune, la bile noire et la lymphe parfois appelée le phlegme ou la pituite (comme c'est mignon), chacune correspondant à un élément (respectivement l'air, le feu, la terre et l'eau). Chaque tempérament humain pouvait être ainsi associé à un excès ou un manque d'une de ces humeurs. Par exemple, si tu es plutôt du genre colérique, cela voulait dire que tu avais trop de bile jaune. Au contraire, si tu es de bonne humeur, on dira que tu es sanguin. Les maladies étaient alors considérés comme un

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asticots, en pensant que la pourriture attire la pourriture.

déséquilibre entre ces différents liquides et on essayera donc d'aligner la balance en évacuant le trop plein, par la prescription de vomitifs, de purgatifs, de laxatifs ou en effectuant des saignées. Par contre, si le médecin pensait qu'il s'agissait d'un manque d'humeur, il invitait le malade à suivre un régime particulier (de bouillons, par exemple).

Outre ces remèdes peu efficaces, on tenta aussi de vaincre la maladie par des voies plus spirituelles. On utilisait déjà la lithothérapie avec des pierres précieuses, mais aussi des talismans, qu'ils soient païens ou religieux. Chez les musulmans, on avait des versets du Coran sur soi, les chrétiens se baladaient avec des croix chrétiennes autour du cou. Cependant, toutes ces tentatives restaient vaines et l'on commença à chercher

On pensait aussi que le virus se propageait par l'air. C'était en partie vrai, puisque que comme je vous le disais plus haut, on pouvait

Le triomphe de la mort, Fresque du Palazzo Abatellis de Palerme (Sicile), anonyme, 1446.

s'il n'y avait pas quelqu'un à l'origine de cette tragédie. On accusa donc directement les juifs d'avoir été l'instrument de la colère de Dieu. On les imaginait empoisonner les puits et les rivières. Ils ont donc été persécutés pour cela. Les écrits témoignent des atrocités commises à leur encontre. On dénombre par exemple 900 juifs tués à Strasbourg pendant cette période. Pourtant, ces pogroms sont largement décriés par la papauté. Clément VI

transmettre nos miasmes (terme utilisé à l'époque) par voie aéroportée. Cependant, on pensait qu'au lieu de mettre des masques et de se laver les mains, il fallait juste purifier l'air en aérant la pièce et en utilisant diverses plantes aux propriétés odorantes, utilisées en cataplasmes, en fumigations, en onguents et même en parfums. On utilisait aussi parfois des choses moins ragoûtantes, comme par exemple de la bave de crapaud ou des

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rappellera plusieurs fois ses fidèles à la raison.

pu être épargnées par la mort. Alors on a enfermé les malades chez eux et brûlé leur maison après leur décès. Ce qui était plutôt radical. On a finalement compris que si les rois n'ont pas été touchés par le doigt de la peste, c'est parce qu'ils ne sortaient pas de chez eux ou alors envoyaient des émissaires pour savoir si la ville où ils envisageaient de se rendre était contaminée ou pas. Alors certaines personnes se sont isolées. C'est le cas de Guillaume de Machaut, un poète, qui raconte dans un de ses écrits comment il vit son enfermement. Certaines villes portuaires mettent en place des zones de quarantaine, appelées des lazarets, où les voyageurs attendent parfois un mois pour éviter d'apporter le mal dans la ville.

La dernière cause évoquée par le monde médiéval est tout naturellement le châtiment divin. L'accumulation de nos fautes auraient déclenché la colère de Dieu qui nous punirait par cette terrible pandémie (ben quoi ? certains disent bien que ce sont des extraterrestres qui seraient à l'origine de la Covid-19). Alors les fidèles se pressent en processions, se regroupent en appelant Saint Roch ou Saint Sébastien (Saint Roch, patron des pestiférés et Saint Sébastien, symbole de la lutte contre la maladie). Ils prient tous ensemble. Malheureuse ment, en pensant lutter contre la maladie, ils se contaminent encore plus les uns les autres. On voit aussi des cortèges de flagellants, qui se mutilent atrocement pour se repentir de tous les péchés. On dit que les lanières de leurs fouets sont traversées par des épines d'acier. Toutes ces spectaculaires dévotions ne fonctionnent pas vraiment pour combattre l’épidémie.

La gestion de tous ces morts posaient un véritable problème sanitaire. Si au départ, on enterrait les dépouilles dans les cimetières autour des églises, la place vient vite à y manquer. Sans compter l'infiltration du bacille dans les sols. Aussi, on balançait (après une cérémonie, faut pas déconner) les corps dans les fleuves et rivières, ou dans des fosses communes. Ce qui n'aidait pas du tout à endiguer la

Ce qui est vraiment efficace, c'est le confinement. Toutes les villes qui ont fermé leurs portes avant que la maladie n'arrive ont

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empreinte macabre sur l'Europe, au point peut-être d’accélérer les processus commencés (exode rural, développement de la science, fin programmée de la féodalité) et de diriger inexorablement vers la Renaissance, laissant derrière elle des centaines de milliers de corps sans vie. Elle réapparaîtra encore sporadiquement et localement, entraînant encore la mort dans son sillage, jusqu'à ce que l'on puisse la soigner à coups d'antibiotiques. L'horreur de ses symptômes nous fait encore défaillir aujourd'hui et a sans doute grandement participé à construire cette image sombre du Moyen Âge.

propagation de la peste. Les médecins, les notaires et les croque-morts étaient les professions les plus exposées, alors ils vinrent à manquer également. On commençait à embaucher des gens peu recommandables, genre criminels et autres prisonniers pour enterrer les morts. Les prêtres étaient difficiles à trouver alors, on simplifia les rites funéraires religieux. On pouvait par exemple immerger un corps dans de l'eau bénite en lieu et place de l'extrême onction. Cette omniprésence de la mort inspire les artistes. Les poètes comme Eustache Deschamps ou François Villon ont pour muse la Grande Faucheuse dans certains de leurs poèmes. La ballade des pendus que vous pouvez lire dans ce dossier en est un parfait exemple ! On voit aussi fleurir des thèmes récurrents dans l'art comme la danse macabre ou celui des trois morts et des trois vifs. Le premier est apprécié des amateurs de dark arts, forcément, puisqu'il représente la Faucheuse en pleine gigue avec les vivants, représentant l'égalité de tous devant la mort. Chaque caste féodale est représentée sur ces gravures et illustrations avec tous leurs attributs respectifs. Pour le thème des trois morts et des trois vifs, on y voit une métaphore sur la vie et la mort, avec un sombre message apportant l'idée que chacun doit se souvenir qu'à la fin on finit tous par être rappelés à Dieu.

PS : Ah oui, vous pensiez que j'allais vous parler des médecins de peste ? Ces tenues glauques ont été créées bien plus tard par un des médecins de Louis XIII, Charles Delorme, en 1619 très exactement. On ne les croisait donc pas au Moyen Âge !

La propagation de la maladie finit par s'essouffler, sans doute grâce au développement supposé d'un anticorps parmi la population ou d'une charge bactérienne plus faible au fil du temps. La Grande Pestilence aura cependant laissé une

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FRITUR EMELES (FRITURES AUX AMANDES) Une gourmandise du site "Recette médiévale" Glanée par l'équipe

Infos & ingredients Ce e rece e provient du Cury on Inglysch qui est une collec on de rece es piochées dans 20 manuscrits médiévaux Grâce à Rece e Médiévale, elle est aussi disponible sur Youtube.

< Mor er décoré de Poilvache, XVe s.

Prépara on : 10 minutes Cuisson : 5 minutes Ingrédients : 60 g amandes en poudre 60 g pain sec 2 œufs 30 g sucre de canne 1 pincée sel huile de friture sucre glace (op on 1) miel (op on 2)

Instructions Mélangez la poudre d'amande, le pain sec très finement broyé en chapelure, le sucre et le sel.

Faites frire rapidement dans l'huile jusqu'à coloration. Egouttez bien entre deux feuilles de papier absorbant.

Faîtes un puits et préalablement battus.

Disposez sur votre plat en nappant au choix de sucre glace ou de miel. Servez légèrement tiède.

versez

les

œufs

Mélangez à la fourchette, puis pétrissez à la main. Laissez reposer au frigo environ 30 minutes. Faites de petites boules et écrasez-les dans la paume de votre main afin d'obtenir une épaisseur d'environ 1/2 centimètre.

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CULTURE


(RE)DÉCOUVRIR MARY SHELLEY De la femme de lettres au jeu Dolorès

Il y a trois ans, dans le numéro 21 de Noire, je m'attardais sur le film Mary Shelley qui retrace la vie de ce grand nom de la science-fiction. L'auteure de Frankenstein et le Prométhée Moderne a eu droit à sa biographie en film, réalisé par Haifa al-Mansour et incarnée par Elle Fanning. Cette version cinéma s'attardait principalement sur la période de sa vie allant de sa rencontre avec son mari, Percy Shelley, jusqu'à la publication de son roman, anonyme dans un premier temps, une position qu'on comprend vu les conditions des femmes dévoilées à l'image. le début des chagrins de son existence. Leur fille décède, ils s'endettent. Les deux jeunes mariés, adeptes du couple libre, ont chacun leurs aventures plus ou moins sérieuses en parallèle de leur mariage.

En 1797, à Londres, naît Mary Wollstonecraft Godwin, des noms de ses deux parents : la femme de lettres féministe Mary Wollstonecraft et l'écrivain politique William Godwin. Même si elle perd sa mère très tôt et que son père se remarie, elle grandit dans un environnement favorable à l'éducation et à la pensée critique. Très jeune, elle rencontre Percy Shelley, homme marié qui deviendra plus tard son mari. Coup de foudre, évidemment, entre les deux êtres qui se retrouvent fréquemment dans un lieu très romantique : le cimetière St Pancras, sur la tombe de sa mère... Claire Clairmont, sa belle-sœur, accompagne les deux amants alors inséparables dans un périple à travers l'Europe. Bien qu'elle ait aimé Percy Shelley, pris son nom lors de leur mariage en 1816 après le suicide de sa première épouse, qu'elle l'ait accompagné au bout du monde et soutenu toute sa vie, c'est bien ce moment qui marque

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La naissance de Frankenstein près du lac Léman en 1816, vue par le studio La Belle Games.

Le trio passe l'été 1816 près du Lac Léman, en compagnie du poète Lord Byron et du jeune médecin, futur écrivain, John Polidori. Les amis se racontent des histoires de fantôme quand vient l'idée que chacun écrive une histoire fantastique et c'est ainsi que Mary Shelley eut l'idée de Frankenstein. Cet été, semblable à un rite de passage à l'âge adulte pour elle, accouchera d'un roman qui sera publié anonymement en 1818.

un voyage dont il ne reviendra jamais. Désormais veuve après le passage d'une tempête, elle rentre en Angleterre pour vivre, de manière précaire, auprès de son père et de sa belle-mère, avec son seul fils. Elle continuera toute sa vie à écrire et faire publier les écrits de son père et de son mari. Elle voyage une dernière fois en Europe, en compagnie de son fils, avant de décéder en 1851, probablement d'une tumeur au cerveau.

Mère de deux enfants, les deux décèdent en 1818 et 1819. Elle compense sa tristesse en se plongeant corps et âme dans l'écriture et la création. Elle donnera naissance à un quatrième enfant qui, lui, vivra !

MES RÊVES N'APPARTIENNENT QU'À MOI La vie de Mary Shelley, elle-même le disait, ressemblait bien plus à un roman que la plupart des romans. Aux éditions Lorma est sortie une collection de petits livres appelés Les Plis, entre mini biographie et bel objet :

En Italie, un endroit que Mary qualifie d'abord de paradis puis de cachot, elle est déprimée et délaissée par Percy Shelley qui embarque sur un voilier avec deux amis pour

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en effet, les Plis se transforment en livres à expédier, car la jaquette peut se replier aisément en enveloppe ! En décembre dernier, je tombe sur cette collection, intriguée, avant de voir que l'un d'eux est dédié aux « lettres de la femme qui réinventa la peur ». Fascinée par l'auteure Mary Shelley, je me prends ce petit cadeau de Noël de moi à moi-même, n'ayant du coup même pas besoin d'envoyer le Pli par la poste. La forme rejoint le fond : il s'agit là de correspondances épistolaires souvent inédites en France. Elles ont été rassemblées et présentées par Marco Federici Solari et, après une première édition italienne en 2015, sa traduction française par Delphine Ménage est datée de novembre 2020. Les lettres de Mary Shelley bouillonnent de la passion qui l'a animée toute sa vie. Les lire permet d'imaginer la vie de voyages, d'aventures et de rencontres qu'a dû vivre la jeune femme. On y découvre aussi ses lettres d'amour, qui naissent lorsque Percy Shelley s'absente, principalement pour éviter les créanciers...

Créature, la question de la mort est bien présente dans le roman car c'est à partir d'elle que la transformation s'opère. Bien que l'écriture sensible de Mary Shelley transpire à travers ses lettres, il ne faut pas s'attendre à une marée de poésie mais bien à des éclats de réel qui donnent un coup de projecteur sur des moments précis de sa vie. Les 64 pages rendent plus claires des pensées que les courtes biographies en ligne et le film ne précisent pas toujours très bien. Un bel objet à offrir ou à s'offrir qui permet de mieux comprendre le personnage et l’œuvre.

Elle y évoque aussi la maladie et le deuil, précisant la relation de l'auteure avec la mort et les épreuves de la vie. Bien que son roman Frankenstein et le Prométhée moderne soit centré sur l'idée de revenir à la vie et de découvrir le monde des humains, on se rend rapidement compte que Mary Shelley est bien plus obsédée et fréquemment ramenée au macabre, de par les événements de sa vie. Avant que le souffle de vie n'atteigne la

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THE WANDERER : FRANKENSTEIN'S CREATURE

sont racontés via des dialogues à choix multiples et des paysages aussi poétiques que reposants.

Une bonne manière de redécouvrir l'histoire de Frankenstein et le Prométhée moderne, ou en tout cas les chapitres qui s'attardent sur la découverte du monde par la Créature et ses ressentis, est de jouer à The Wanderer : Frankenstein's Creature. Le jeu est une création française, une collaboration entre ARTE France et La Belle Games. Disponible depuis le 31 octobre 2019, vous pouvez le trouver sur Steam et sur Switch.

Il s'agit à la fois d'un hommage à l’œuvre à l'occasion de son bicentenaire et d'une adaptation très libre puisque les choix multiples offrent plusieurs possibilités qui mènent, apparemment, à plusieurs fins. Toutefois, l'essentiel de l’œuvre et du propos de Mary Shelley sont bien ancrés : entre découverte, savoir, voyage et rejet constant. Il semble donc être à mi-chemin entre un jeu narratif et une exploration aussi onirique que philosophique. Sont également parsemées de nombreuses références littéraires qui donnent encore un peu plus de profondeur à l'ensemble. On le termine après 2 ou 3 heures de jeu, ce qui indique qu'il vaut mieux le faire d'une traite afin de s'immerger totalement. Toutefois, tout semble indiquer

Dans un monde qui ressemble à une peinture en mouvement, parsemé de chemins et de mini-jeux incrustés dans le jeu, rythmé par une bande-son merveilleuse, on incarne la Créature de sa naissance à sa fin. Alors que la Créature découvre ce que c'est de vivre, comment sont les humains et ce qui la différencie d'eux, ses réussites et ses échecs

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qu'il est censé s'agir d'une expérience reposante malgré les thématiques difficiles abordées, et c'est là que le défaut principal du jeu surgit. Le gameplay à la souris, type point'n'click parfois complété de quelques lettres du clavier, est parfois un peu capricieux, ce qui gâche un peu cette immersion qui est censée se teinter constamment de simplicité pour qu'on se concentre sur l'histoire et l'ambiance graphique du jeu.

dans le texte qui retranscrit les pensées de la Créature, dans les lieux qu'elle découvre et les situations qu'elle vit, une bonne partie de ce qui est inscrit dans les pages du roman. L'obsession de la mort, la volonté de l'éviter et de la contourner en ramenant à la vie, font écho aux deuils de Mary Shelley, dont celui de sa fille qui a précédé l'écriture du roman. Cela fait également écho aux progrès de la science qui rythment son époque et inspirent les balbutiements de la science-fiction et des dérives macabres pour le courant fantastique proche du roman gothique. Le voyage qu'entreprend la Créature, à la recherche de ses origines, ressemble étrangement à celui qu'entreprennent Mary et Percy Shelley, à la recherche d'un paradis. Les actes meurtriers de la Créature sur ce chemin sont ceux que Mary redoute : elle semble poursuivie par la mort autour d'elle, après les suicides de sa demi-soeur Fanny Imlay et de la première femme de Percy, Harriet Shelley. Malgré tout, le rejet et la solitude que ressent la Créature ressemblent à ce que vit Mary Shelley, à son échelle en étant une femme dans un monde d'hommes, sensibilisée très jeune aux causes

Le but, dans ce monde coloré où on joue une Créature rejetée, est bien évidemment de se confronter à cette exclusion du monde des humains et d'en ressentir les émotions qui en découlent. C'est également un bon moyen de déceler quelques indices qui nous rappellent que le roman de Mary Shelley est inspiré de sa vie, sans pour autant en être un reflet fidèle. Le jeu, divisé en chapitres, retranscrit les pages où la Créature raconte son existence, qui s'inspirent elles-mêmes de la propre vie de Mary Shelley. On retrouve à l'écran,

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le jeu en nous, ainsi que son côté assez lent et sensible ne donnent pas particulièrement envie de le faire à nouveau. Enfin, reparlonsen dans quelques mois ou années !

féministes par les écrits de sa mère, et peutêtre en étant la femme d'un homme qui en désire d'autres. Sur le site du jeu, frankenstein.arte.tv/fr, un prologue permet de découvrir gratuitement une première version du jeu avec un peu de remise en contexte, en incarnant Mary Shelley lors de cette fameuse soirée près du lac Léman avec ses amis lorsqu'elle commence à dessiner l'ombre de sa Créature. L'expérience complète le jeu en l'implantant dans la vie de l'auteure.

Toutefois, le jeu The Wanderer, dont il est sûr que l'objectif est de nous faire ressentir de l'empathie, m'a également laissé une sensation amère. Je remarque que les œuvres littéraires ou cinématographiques, par exemple, les plus connues et reconnues, les plus émouvantes pour le grand public, sont souvent celles qui ouvrent nos yeux sur les discriminations injustes que certains individus vivants subissent. Alors, comment se fait-il que notre monde soit constamment, encore et encore, régi par ces injustices omniprésentes contre lesquelles trop peu de personnes osent s'indigner ?

Toutefois, malgré le prologue et les possibilités du jeu, il reste assez court. On ne l'imaginerait pas plus long, certes, mais mieux vaut attendre des soldes sur Steam pour tenter l'expérience si vous voyez ce que je veux dire. Le jeu ayant plusieurs fins, il est tentant de vouloir le recommencer pour voir quelles autres fins ont été prévues. Toutefois, l'expérience assez particulière que provoque

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RÉTRO CRITIQUE : SEX AND THE CITY L'introspection en 6 saisons Cécile

Petite musique jazzy, ambiance foisonnante d'une ville qui ne dort jamais, une femme en tutu rose se fait éclabousser par un bus, sur lequel une pub à son effigie est placardée : Carrie Bradshaw knows good sex and isn't afraid to ask. Ce générique mythique est celui d'une série dont tout le monde a entendu parler, même aujourd'hui : Sex and the City. Il pose d'emblée les bases : on va parler de sexe, ce sera parfois personnes qu'elle interroge. La protagoniste est une femme sensible, très tournée vers les autres, empathique au point de s'oublier ellemême. Elle est fascinée par la haute couture, son dressing déborde de pièces de mode, notamment des chaussures, toutes plus chères

maladroit, cela se passe à New York et on va se poser des questions, beaucoup de questions. Parler de sexe en étant une femme ? Voilà qui était bien saugrenu à une époque pas encore bien sensibilisée à toutes les choses qui nous semblent normales aujourd'hui. Une série révolutionnaire ? Peutêtre ! La série Sex and the City a été créée par Darren Star, déjà célèbre pour d'autres shows comme Melrose Place ou Beverly Hills 90210. Bien que l'idée de départ ait germé dans l'esprit d'un homme, l'histoire tourne autour de quatre femmes très différentes. Il y a tout d'abord Carrie Bradshaw (Sarah Jessica Parker), l'héroïne, dont on suit les aventures dans l'intrigue principale. Carrie écrit des chroniques dans le New York Star chaque semaine. Elle y développe ses réflexions sur le sujet des relations hommesfemmes en se basant sur son expérience personnelle, celle de ses amies et des La série se base sur l'univers du livre éponyme de Candace Bushnell.

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les unes que les autres et estampillées de grands noms comme Louis Vuitton ou Gucci. Cinquante pour cent de son temps, elle le passe à faire du shopping et à manger des tonnes de salade avec ses copines. Et les cinquante autres pour cent restants ? Elle analyse tout. Elle pose des questions, dont les réponses sont souvent aux antipodes de celles qu'elle attendait.

de presse et est son propre patron. Côté vie privée, c'est une séductrice espiègle qui manie les métaphores érotiques sans se cacher, n'hésitant pas non plus à appeler un chat un chat. On l'entendra souvent prononcer le mot « queue » avec l’œil qui frise. Cette femme aime à se montrer comme étant forte, à l'épreuve de tout, mais parfois, sa carapace se fêle et on aperçoit au fond d'elle une sensibilité bien cachée.

Autour d'elle : ses trois amies. Soudées malgré les malentendus et disputes qui jalonnent leur histoire. La première s'appelle Miranda Hobbes. Cette grande rouquine, campée par Cynthia Nixon, est une avocate accomplie, bourreau de travail. C'est une personne très exigeante et parfois intransigeante. Elle est aussi très drôle, dans le genre cynique, avec une pointe d'ironie. Son point de vue est sans concessions et cela ne plaît pas toujours à son entourage.

Enfin, la quatrième et dernière amie de Carrie s'appelle Charlotte York (Kristin Davis). Issue d'une grande famille bourgeoise du Connecticut, Charlotte attache beaucoup d'importance aux traditions et aux institutions. C'est aussi quelqu'un de très surprenant, qui est toujours là où on ne l'attend pas. Elle est dotée d'une personnalité fantasque et romantique. Elle fait beaucoup rire par sa spontanéité ainsi que sa façon de voir la vie en rose. Elle se confronte souvent à Samantha, étant de prime abord de parfaites opposées (on verra au fil des épisodes que ce n'est pas tout à fait le cas).

Ensuite, nous avons une blonde, Samantha Jones (alias Kim Cattrall), qui est plus âgée qu'elle ne le dit, même si personne n'est dupe. Côté carrière, Samantha est attachée

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Pe te vue pas dégueu sur l'île de Manha an.

Outre les autres personnages récurrents, qu'ils soient masculins ou féminins, il y a un cinquième protagoniste qui est omniprésent mais auquel on ne pense pas tout de suite : la ville de New York. Que ce soit Manhattan, Brooklyn ou Broadway, ses contours enlacent nos quatre amies, qui se baladent dans ses rues, mangent dans ses restaurants, se reposent dans ses hôtels. Bien sûr, on ne voit que le New York clinquant, peut-être un peu trop « blanc » par moments, avec une démonstration du pouvoir financier qui achète tout. Cela n'enlève pas l'intérêt de la série pour autant. Il y a des efforts de faits sur les dernières saisons et les films, cela dit. On y parle souvent de Wall Street, des boutiques de mode et des bars très select où il faut montrer patte blanche pour pouvoir y pénétrer. Indépendamment des trucs de riches, il est aussi pas mal fait mention du monde de l'art, notamment parce que Charlotte travaille dans une galerie d'art. Il y a donc plusieurs épisodes dont l'intrigue tourne autour d'artistes et de leur travail. Dans l'un des épisodes par exemple, Charlotte fait la rencontre d'un artiste qui peint des sexes de femme et qui lui propose de représenter le sien dans sa nouvelle exposition.

évidente n'était pourtant pas exprimée aussi ouvertement auparavant. La série a fait l'effet d'une bombe sur ce point, car les femmes ont compris qu'il n'était pas interdit d'évoquer ce sujet, qu'elles pouvaient elles aussi prendre leur pied ou évoquer leurs expériences bizarres ou désastreuses. Carrie, Charlotte, Samantha et Miranda échangent volontiers sur la question, en analysant chaque détail sans compromis. Pourtant, chacune a un point de vue bien différent sur leur vie sexuelle. Charlotte ne couche jamais le premier soir. De son point de vue, le sexe a une véritable valeur et elle doit vraiment apprécier son partenaire pour pouvoir s'offrir à lui. Samantha, tout au contraire, aime beaucoup les nuits de folie, jambes en l'air et poumons bien ouverts.

Oui, le sexe. C'est un des grands sujets de Sex and the City. D'ailleurs, c'est même dans le titre et dans le générique. Maintenant, les femmes vont parler de sexe : c'est ce que semblent dire nos quatre protagonistes, comme un pied-de-nez aux conventions. Oui, les femmes discutent de tout et même de sexualité. Cette affirmation désormais

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On aura donc de nombreuses histoires à se mettre sous la dent. Entre le sperme au goût bizarre, l'homme qui ne peut pas s'empêcher de prendre sa douche après chaque coït, le vibromasseur lapin auquel Charlotte devient accro... Les anecdotes sont légion ! Même si elles sont tournées en dérision, elles mettent aussi le doigt des problématiques parfois

Au passage, les scénaristes en profitent pour faire de la prévention. Oui, on peut choper des maladies si on ne met pas de préservatif. Oui, on peut tomber enceinte au premier coup. Dans l'épisode Le pouvoir sexuel des femmes, Carrie rencontre une jet-setteuse qui lui fait rencontrer un homme. Après avoir passé un super moment en lui faisant visiter

difficiles à accepter pour ceux qui en sont victimes et lèvent des tabous qui n'ont pas lieu d'être.

la ville, ils vont à l'hôtel. Le lendemain, l'homme s'en va et elle découvre une enveloppe avec de l'argent. Elle s'aperçoit ainsi qu'elle avait été présentée comme une escort-girl par son amie jet-setteuse. Par conséquent, le sexe est un plaisir à consommer en gardant l’œil ouvert...

La série décrypte aussi de nombreuses pratiques sexuelles : sado-masochisme, voyeurisme, fellation, exhibitionnisme, tantrisme, jeux de rôle, sodomie, anulingus... Sans pour autant adhérer à toutes, les protagonistes en discutent sans ambages. En parler, c'est aussi montrer qu'elles existent, que les gens qui les expérimentent ne sont pas forcément des dingos et qu'on peut tout aussi bien jouer à la maîtresse en étant mariés depuis vingt ans !

Quand on parle de sexualité, on pense forcément aussi à la représentation de la communauté LGBTQ+ dans la série. Ces personnes sont largement présentes et c'est assez inattendu pour l'époque, car leur place n'était pas encore autant assurée dans la société qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il y a tout d'abord deux personnages gays. Le premier

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s'appelle Stanford Blatch. C'est le meilleur ami de Carrie et il est souvent considéré comme la cinquième fille du groupe. Timide et attachant, il est néanmoins doté d'une langue acérée et n'hésite pas à critiquer ceux qu'il n'approuve pas. L'autre personnage gay de Sex and the City s'appelle Anthony Marentino et a été l'organisateur du mariage de Charlotte et Trey. Charlotte aime beaucoup Anthony parce qu'il sait ce qu'il veut et il ose dire tout ce qu'il lui passe par la tête. Ces deux homos restent encore un peu caricaturaux et prennent quelquefois un côté cage aux folles exaspérant. Somme toute, on apprécie qu'ils soient quand même là !

amour. Les filles (ce n'est pas vraiment le cas de Samantha, cela dit) cherchent le prince charmant et espèrent qu'elles le rencontreront dans la rue ou dans ce nouveau bar à la mode. Chacune a sa propre définition du big love (ceux qui ont vu SATC comprendront pourquoi j'utilise le mot « big »). Pourtant, elles vont voir au fil de la série que ce n'est qu'un fantasme. Il y a toujours un petit grain de sable dans la machine. Au départ, elles n'hésitent pas à laisser tomber un homme s'il y a quelque chose qui leur déplaît, à tort ou à raison, chacun pourra en juger. Finalement, de relations courtes, petit à petit, elles passent à des relations plus poussées. Comprenant qu'avoir un petit ami régulier exige de savoir faire la part des choses, elles peuvent enfin expérimenter d'autres problématiques beaucoup plus profondes, plus essentielles

En terme d'homosexualité, on ne s'arrête pas là. Les lesbiennes ne sont pas en reste ! Miranda s'essaye au baiser homo dans un ascenseur pour tester sa sensibilité aux atouts féminins. Samantha par contre, connaîtra des sentiments nouveaux en rencontrant une artiste hispanique avec qui elle partagera de bons moments. Là encore, les scènes évoquant le lesbianisme sont encore trop superficielles pour vraiment dire qu'il y a un intérêt profond pour cette communauté. Il existe de nombreuses mentions aux personnalités trans. Dans l'épisode Cocorico, les filles partagent un barbecue avec des prostituées trans. Le bar préféré des filles est un bar de drag queens (il n'y a pas AnneMarie Kondom, malheureusement !). On trouve également des personnages bisexuels dans la série, comme ce pianiste connu comme gay qui épouse une femme contre toute attente. Avec le sexe vient l'amour et la quête de cet

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en enfilant des gants. Chaque célibataire qui me lit pourra trouver une raison bien à elle / lui ! Les quatre filles ont certes du mal à sortir de leurs habitudes. Charlotte, par exemple, aura des difficultés à accueillir ses nouveaux conjoints, qui n'ont pas forcément la même définition du bien-être chez soi qu'elle (son deuxième mari a pour habitude de se balader nu dans leur appartement). Le célibat est aussi synonyme d'indépendance de la femme, de la capacité à assumer seule toutes les problématiques du quotidien : payer ses factures, jongler avec vie professionnelle et vie privée, être à jour de ses corvées domestiques... Toutes ces choses qu'on ne nous estimait pas capables de faire sans l'aide d'un mec, notre charge à tous. Pourtant, la vie de ces quatre célibataires est regardée de haut par le monde. Pour exemple, les voisins de Samantha qui lui reprochent d'amener trop d'hommes dans son appartement ou alors la psy de Carrie qui lui dit que si elle ne trouve personne, c'est qu'elle se dirige automatiquement vers des mecs qui ne sont pas faits pour elle... Il y a beaucoup d'épisodes où ces femmes sont confrontées au regard inquisiteur d'autrui. Même si la plupart du temps, elles s'en fichent, ce n'est pas toujours évident à ignorer. Devant cet injuste traitement, on a tous envie de répliquer que le célibat n'est pas une maladie honteuse.

que celles qu'elles pouvaient rencontrer au début. De l'importance de savoir définir les bases de la relation, de bien exprimer ce qu'on attend de l'autre, si on préfère partir sur une relation exclusive ou pas... Dans Sex and the City, on décortique aussi beaucoup la notion de célibat. Souvent considéré comme un gros mot, certains ont l'image détestable de la vieille fille qui meurt seule dévorée par ses chats. Pourtant, cette situation n'est pas une sinécure ! Il y a aussi des tas d'avantages à être seule. Pour Carrie, c'est de pouvoir s'isoler lorsqu'elle souhaite écrire au calme son article, pour Miranda, c'est de regarder des séries à l'eau de rose

Si je devais résumer la série en quelques mots, je n'évoquerai pourtant pas en premier lieu l'amour, le sexe, le célibat ou même le féminisme. Pour moi, Sex and the City, c'est d'abord la quête de soi. Comment trouver

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nous, nous sommes le produit de nos décisions passées. QUOTES

Outre ces réflexions quasi-philosophiques, ce qui me plaît le plus dans cette saga, c'est bien sûr que tout cela est rehaussé d'une touche d'humour. Pour autant, on ne tombe pas forcément dans un humour facile, on a aussi des punchlines acides qui décrocheront un sourire ou dont l'évidence nous fera rire de nos préjugés. Miranda excelle dans cet exercice. De leur côté, Samantha et Carrie manient beaucoup les jeux de mots et on aura des tas de situations loufoques avec Charlotte. Vous trouverez en encart quelques punchlines qui vous amuseront sans doute.

Miranda : « C'est quoi le gros mystère ? C'est mon clitoris, pas le sphinx. » Charlo e : " Au secours, mon vagin fait une dépression !" Samantha : « Je ne crois pas au par républicain, ni au par démocrate. Je ne crois qu’aux par es génitales. » Carrie : « La vingtaine, on profite. La trentaine, on re les leçons. La quarantaine, on paye les verres ».

l'âme sœur si on ne se connaît pas soimême ? Il y a beaucoup de métaphores et d'idées qui vont en ce sens. Tout d'abord, Carrie ne cesse de se poser des questions. Au-delà de la volonté d'apporter du rythme à sa rubrique, ne se questionne-t-elle pas ellemême ?

J'ai regardé la série à plusieurs moments de ma vie. A 16 ans, je la regardais en rougissant. A 25 ans, j'ai commencé à comprendre qu'au-delà du sexe et de sa drôlerie, il y avait aussi un véritable sens plus profond. A 32 ans, je me suis identifiée à ces femmes, en me disant que moi aussi, j'étais à la quête de moi-même. Peut-être que je zyeuterai SATC à quarante balais et que j'y découvrirai encore autre chose ! Une saison 7 est actuellement en préparation, on y parlera Covid-19, réseaux sociaux et crise de la cinquantaine. Hélas, Kim Cattrall (Samantha) ne sera pas de la partie. Je suis comme Sarah Jessica Parker : « impatiente de découvrir le script ». Alors, Sex and the City, top ou flop pour toi, lecteur ?

D'autre part, dans les deux ultimes épisodes Une américaine à Paris, l'écrivaine perd son collier « Carrie ». Complètement paniquée, elle le cherche partout et bien plus tard, elle le retrouve dans la doublure de son sac. C'est là qu'elle prend conscience qu'elle n'est pas fidèle à elle-même, qu'elle s'est perdue en quittant New York et en démissionnant de son travail. Toute la série suit ce fil conducteur et les quatre filles auront toujours cette idée en tête, quitte à tout remettre en question. A l'instar de Miranda, qui au départ rejetait Steeve, mais qui finalement s'aperçoit qu'elle a des sentiments pour cette personne. SATC revendique aussi le droit de se tromper, la vie n'est pas une longue ligne droite tracée pour

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LE METAL SYMPHONIQUE

Tout est une question de genre Anaïs

La place des femmes dans le Metal est un sujet de plus en plus abordé ; que ce soit à travers des articles, des podcasts ou des associations relayant des témoignages (je pense notamment à Heavystériques, disponible sur Spotify, et aux collectifs MusicToo et Change de Disque). On met enfin des mots sur les choses, le sexisme et la masculinité sont omniprésents dans la musique et on remet enfin en question les comportements qu’on a pu avoir ou voir. Je dis on parce que peu importe notre genre, on a tous et toutes pu répéter quelques mécanismes au cours de notre évolution dans les musiques extrêmes. On a tous eu cette tendance à hiérarchiser nos goûts et celui des autres tout en reniant notre bagage musical, celui qui nous a fait découvrir et aimer cette musique si particulière pour le reste de la société. Les amateurs de Metal semblent toujours en compétition, qui aura le plus de connaissances, qui écoutera les groupes les plus violents ou underground, qui aura vu le plus de concerts... C'est facilement vérifiable, si on écoute du Metal, on doit pouvoir montrer sa légitimité à en écouter, d’autant plus lorsqu'on est une femme. Il est toujours plus difficile de s'inclure dans un milieu très masculin où la musique brutale s'oppose à la douceur supposée qu'implique la féminité. On se retrouve alors rapidement dans un milieu très codé et rigide, qui passe par un respect quasi religieux de l’image déviante et virile du Metal, et où le jugement de valeur est roi. Et quoi de mieux comme exemple que le Metal symphonique, où se cristallisent beaucoup de ces problématiques comme le sexisme et l’élitisme, pour dénouer un peu tout ça ?

dans les goûts. Bien évidemment, je ne nie pas l’importance et l’utilité de classer chaque groupe, le Metal est trop diversifié pour s'en passer, mais certaines attributions sont parfois peu représentatives et/ou abusives.

TOUT EST UNE QUESTION DE GENRE…

Actuellement, lorsqu’on cherche à quoi corresponds le Metal symphonique, on découvre deux définitions et traitements différents. Il y a d'abord le Metal symphonique vu comme un genre ou sousgenre à part entière, avec une volonté de créer un espace homogène basé sur la

Définir, catégoriser... C'est sûrement les activités préférées des passionnés de Metal. Ça permet de montrer ses connaissances tout en créant une hiérarchie entre les genres et

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musique, mais aussi sur une esthétique commune. On retrouve principalement des groupes comme Nightwish, Within Temptation ou encore Epica, avec Therion érigé comme fondateur du style. Soit des groupes dont les bases musicales se sont étiolées au fil des années pour se diriger vers un Metal plus moderne et basique. Nightwish s’est éloigné du Power, Therion n’a plus grand chose de Death, les multiples influences d’Epica se sont perdues, souvent pour se diriger vers un Metal plus pop qui laisse une grande place aux aspects symphoniques. Le type de voix devient un critère important avec une prédominance de chants lyriques et de chants clairs, avec parfois des chants gutturaux rappelant les duos dans l'opéra. La démarche de tels groupes change également pour se rapprocher de compositions dignes de bandes originales de cinéma ou de jeux vidéo. Une approche narrative de la musique qui se fait principalement par les éléments orchestraux, mais aussi par des passages contés par exemple. Le Metal symphonique se traduit comme un genre théâtral avec une

histoire et un aspect contemplatif. Ce qui n’est pas forcément le cas des groupes « à tendance symphonique » qui utilise la symphonie pour donner plus de puissance et de profondeur à certains morceaux. C’est pour cela que l’on voit aussi quelques sites présentant le symphonique autrement. Le terme symphonique est alors une extension stylistique dont on affuble certains groupes pour préciser la dimension que prend leur musique, tout comme pour les termes mélodique et atmosphérique. On y retrouve alors Dimmu Borgir, Anorexia Nervosa et SepticFlesh aux côtés de Rhapsody et Fairyland. La seule constante est l’utilisation de certains éléments typiques des symphonies, qu'ils soient réalisés au clavier ou samplés, et ce, à plus ou moins forte proportion. Et concernant les chants, même s'il y a la présence de chants lyriques, notamment dans les chœurs, on reste sur une grande diversité allant de chants typique Heavy et divers chants gutturaux, qu’ils soient genrés féminins ou masculins. Cette définition est pertinente si on se rattache aux origines du Metal symphonique. Le premier morceau reconnu comme étant symphonique, Dies Irae de Believer, vient d’un groupe de Thrash. Les deux premiers albums notables, In Space and Time d’Odyssey (aussi le premier avec la mention « symphonic metal » sur sa pochette) et Fantasien de Marge Litch sont des groupes de Heavy/Prog. Comme dit plus haut, Therion faisait avant tout du Death. La scène Power était également beaucoup représentée jusqu’à en devenir une base sur laquelle s’est posé le Metal symphonique durant quelques

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que cela en est devenu une revendication. Le Metal se veut violent, percutant et sombre avec un fort esprit de contradiction avec le reste de la population et de l’industrie musicale. Ce qui a, au final, créé une forme d’élitisme où, peu importe notre ancienneté dans le milieu, on se sent unique et où notre goût est au-dessus du reste. Comme si écouter des choses violentes et underground était suffisant pour être expert en musique. Sans oublier la bonne dose de mauvaise foi qui accompagne le dédain. Et c’est en ça que pêche le symphonique, puisqu’au fil du temps, il est devenu de plus

années avec notamment les projets de Luca Turilli. Quelques groupes de Goth et de Doom étaient aussi de la partie tout comme d'autres tournés plutôt vers le Black. Mais, si ces deux catégorisations sont valables, pourquoi une telle différence de traitement ? Et pourquoi rejette-t-on autant l'évolution qu'a pris le Metal symphonique depuis une dizaine d'années ? Parce qu’on ne va pas se le cacher, ce style est souvent mis à mal par bon nombre d’amateurs de Metal dit extrême. Vu comme un genre hybride où le manque de violence lui retire toute authenticité. Et pour cause, les genres composites ne sont pas le fruit de l’évolution du Metal, mais celui d’une association entre deux milieux considérés comme opposés.

Elisa C. Mar n, chanteuse à la voix Heavy de Dark Moor et Fairyland. Loin des stéréotypes, mais qui est pourtant une voix marquante du symphonique.

Même si la musique classique ne manque pas d’œuvres puissantes et imposantes, les instruments utilisés et les différents types de voix n’auront jamais le même impact que des guitares saturées et des chants gutturaux. Évidemment, parce que ça ne sonne pas pareil à l’oreille, mais aussi et surtout parce que les images qu’on se fait de ces deux milieux sont aux antipodes. L’idée même d’associer une musique dite savante à une autre encore très marginalisée semble incompatible. Heureusement pour nous, certains ont quand même tenté l’expérience et ont très bien réussi, mais malgré des qualités musicales indéniables, ce problème d’image persiste. Si le Metal a eu si mauvaise presse, c’est parce qu’il représentait une forme de transgression des codes de la société et du classicisme musical, à tel point

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en plus consensuel et commercial. Une suite logique au vu de l’évolution du genre où le Metal extrême n’a plus vraiment sa place mis à part quelques influences souvent très atténuées et où la symphonie apporte une forme de douceur. Lorsque l’on veut prouver à ses parents que le Metal n’est pas un truc de tarés, on va instinctivement se diriger vers du Heavy et du Power, qui sont plus subtils et moins frontaux, plutôt que sur du Black ou du Grind. Le Metal symphonique est et a été une passerelle vers les musiques plus violentes pour beaucoup, scellant alors son image de Metal pour newbee qui ne comprend pas grand-chose à la musique et à la genèse du Metal. Ce qui est assez paradoxal puisque la musique classique est encore aujourd'hui vue comme savante, mais par défaut les fans de symphonique n'y connaissent rien en Metal, ni en Classique. De plus, le fait que la plupart des groupes de symphonique soient chez des labels ultra connus n’arrange pas vraiment les choses, même si l’effet Nuclear Blast qui veut que l’artiste perde toute originalité en

signant chez eux n’est pas forcément vrai selon les groupes. Cette accessibilité semble alors rendre le Metal symphonique fade, sans technique et sans intérêt uniquement parce que son image ne colle pas à celle d’un Metal agressif et inécoutable pour beaucoup de gens "lambda". C'est également là qu'on remarque que l'importance de la virilité est très présente dans le milieu, mettant le Metal symphonique dans la case des musiques pour les filles et les jeunes en crise d’ado, voire pour les "insérez une insulte homophobe ici". Ce respect aveugle pour le Metal dans sa forme la plus pure se transforme alors en réactions et clichés bien souvent sexistes, et ça se confirme lorsqu’on s’attarde sur la vision des femmes dans le milieu.

… ET DE STÉRÉOTYPES Jusqu'à présent, on n'a pas vraiment parlé

Photo promo du groupe Delain pour l'album Apocalypse & Chill.

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des chanteuses, ni même des musiciennes bien quelles soient bien plus rares dans le Metal symphonique. La raison est simple, si la présence des femmes est l’un des sujets principaux lorsque l’on parle de cette scène, ce n’est en rien un élément de définition pour un genre musical. Même les playlists de « Metal à chanteuses » pullulent sous couvert de soutien à la gente féminine, il est important de montrer que ce type de catégories sont révélatrices du sexisme et de l’élitisme de genre.

revendication artistique. C’est donc la vision de la féminité qui est à remettre en question, puisqu’il semblerait que la tenue et le style musical aient un impact sur les compétences d’une artiste, et même sur l’intégralité du groupe. Je ne compte plus les remarques entendues sur des groupes de symphonique et notamment sur Nightwish : « c’est de la merde », « les chanteuses me tapent sur le système » et j’en passe. Sans oublier les réactions dès qu’une femme un peu apprêtée arrive sur scène où beaucoup s’attendent à entendre quelque chose de fade et sont surpris que ce soit finalement bien. Je pense que la mauvaise foi et le jugement ressortent assez bien dans ces exemples. Le

On peut évidemment pointer du doigt la sexualisation qui est faite des chanteuses de Metal symphonique et qui en fait des arguments de vente. On peut aussi mettre en évidence le manque de diversité des femmes dans cette scène, créant un stéréotype bien tenace de la fille dans les standards de beauté actuels. Il y a également leur façon de s’habiller, un uniforme sponsorisé par le rayon goth de chez EMP, mais ces tenues sont cohérentes avec la théâtralité du genre. Finalement, ce reproche qu’on fait de mettre en avant ce type de féminité est pris à l’envers. Le problème n’étant pas l’apparence des musiciennes, mais le fait qu’on les sexualise alors que de base, si elles sont là, c’est pour leur talent. C’est parce qu’il y a eu cette sexualisation et cette objectivation que le marketing s'est dirigé vers cette uniformisation. Ce qui est assez drôle, c’est que l’esthétique dans le Metal a toujours été très importante, c’est de plus en plus flou avec les mélanges d’influences, mais on peut facilement différencier un groupe de Black d’un groupe de Heavy rien qu’à la tenue des membres. Mais un corset sera vu comme une provocation sexualisée plus que d’une

Floor Jansen avec Nightwish.

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Floor Jansen. Et quand bien même certaines vocalistes auraient des voix similaires, les techniques de chant étant les mêmes, ça semble relativement logique et c’est pareil pour beaucoup de types de chant.

rejet du stéréotype féminin ancré dans le Metal symphonique fait qu’on ne reconnaît que très rarement le talent des chanteuses et des groupes dont elles sont les leaders, pour la simple raison que les gens n’écoutent pas. Parce que la figure de la femme entre en contradiction avec la définition du Metal.

Le milieu Metal ne considère donc qu’un seul modèle de féminité pouvant être assez crédible pour être légitimé et ce n’est clairement pas celui surreprésenté dans le Metal symphonique. Encore aujourd’hui le symphonique, malgré son succès commercial, reste en marge d’une grande partie du public pour des questions d’esthétique et d’élitisme, renforçant un peu plus les clichés et les préjugés, notamment sexistes. Ça commence enfin à bouger, mais il a encore du chemin pour qu’on ne remette plus en cause nos connaissances juste parce qu’on est une femme, qu’on s’habille de telle ou telle façon ou parce qu’on est fan de Nightwish.

L’image douce et romantique de la femme, qui est encore très répandue dans notre société, se confronte à la figure du héros plein de muscles d’heroic fantasy que l’on retrouve dans l’imagerie Metal. Un homme bourrin, viril, qui écrase tout sur son passage et qui donne de la voix, autrement dit, tout ce qu’on n’attend pas d’une femme. C’est pour cela qu’on valorise bien plus les femmes qui font « des choses de mecs », sans qu’elles soient épargnées par le sexisme pour autant, malheureusement. Les artistes comme Doro Pesch, Otep Shamaya ou Masha Scream ont plus de crédibilité pour le public puisqu’elles sont là où on ne les attend pas et que leur technicité n’a rien a envier à celle d’un homme (remarque la plus entendue en concert « elle s’en sort bien pour une meuf »). Elles sont vues comme des femmes fortes, avec du répondant et une forte présence scénique. Elles ont le rôle principal au sein du groupe, tandis que pour le Metal symphonique, malgré une technique de chant incontestable, on considérera toujours les chanteuses comme un élément central, mais passif, marketing. Une idée qui est aussi appuyé par le fait que les chanteuses de symphonique semblent interchangeables, pourtant la voix de Simone Simons est totalement reconnaissable, dès les premières lignes de chants, et on peut clairement différencier Tarja Turunen, Anette Olzon et

Masha Scream chanteuse d'Arkona.

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ET LA BANDE DESSINÉE DANS TOUT ÇA ? Bulles d'encre Cécile

C'est assez rare que l'on parle de bande dessinée dans Noire. Pourtant, il y a là aussi tout un monde à explorer ! Pour ma part, je suis friande de ces bulles en images qui n'ont rien à envier aux romans. Extraterrestres, monstres, mort, destins, on peut croiser toutes sortes de thèmes dans ces bouquins, dont l'imagination des scénaristes et des dessinateurs sont sans limite. Je vous propose une sélection de mes œuvres favorites, en espérant que cela vous plaira. Levons l'encre !

CES JOURS QUI DISPARAISSENT

montre plutôt conciliant, cela ne fonctionne pas sur la durée et voilà que Lubin est mis à l'écart pendant des jours, l'éloignant de ses amis qui, même en connaissant la situation, ont beaucoup de mal à la comprendre. Que va devenir Lubin Maréchal ?

Timothé Le Boucher, Editions Glénat

Bizarre... bizarre ! Voilà que Lubin Maréchal oublie des jours entiers de sa vie. Ses amis lui racontent des moments de sa vie dont il ne se souvient pas ! Que se passe-t-il ? Est-il devenu bipolaire ? Amnésique ? Faux ! Lubin est victime d'un double qui prend sa place certains jours, pendant que lui reste endormi, tout au fond de lui. Le double lui ressemble comme deux gouttes d'eau bien sûr, mais niveau caractère, c'est tout l'inverse ! Petit à petit, Lubin essaye de tisser des liens avec son alter ego, afin de mettre en place des accords à l'amiable. Si, au début, son double se

MON AVIS : Une histoire très étonnante. On y voit une étude très profonde des liens entre le corps et l'esprit. C'est parfois très frustrant car on se met à la place du pauvre Lubin, ce qu'il vit est très injuste, tout en comprenant le point de vue du double. Les dessins sont très doux, modernes. C'est une bande dessinée intéressante, agréable à lire.

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MOI CE QUE J'AIME C'EST LES MONSTRES

MON AVIS : J'ai été passionnée par ce Livre Premier de bout en bout. 416 pages de dessins magnifiques, de bulles remplies de mots justes et drôles. Cela transpire l'émotion. Au-delà de ces images, on pense à Emil Ferris qui lutte contre la maladie pour finir coûte que coûte son œuvre. En effet, l'autrice a été piquée par un moustique et souffre d'une forme grave du syndrome du Nil, qui à terme paralyse ses membres, l'empêchant de dessiner. L'édition rend justice à son travail, car on voit très bien les coups de crayon Bic quasi enragés de Ferris, qui nous montre la noirceur de l'être humain. J'ai refermé le livre avec des yeux humides.

Editions Monsieur Toussaint Louverture

Chicago, années 1960, en pleine vague hippie. Une petite fille passionnée par les films d'épouvante raconte son quotidien dans ce gros carnet dessiné au stylo bille. Vampires, zombies sont légion dans cette histoire. Pourtant, ce n'est pas ces monstres-là qui peuplent la bande dessinée d'Emil Ferris. Ce sont les monstres du quotidien qui mangent les gens. A travers les yeux d'une enfant, ils deviennent des créatures qu'on peut imaginer sortir d'un film de la Hammer. Les nazis, le cancer, le viol, la pauvreté... L'horreur prend des visages différents dans ce livre. Les destins des personnages s'entremêlent voire même s'entrechoquent dans un monde en pleine évolution.

PIERRE TOMBAL dessins de Marc Hardy, scénario de Raoul Cauvin, Editions Dupuis

bourrée de petites pépites d'humour noir, sans doute un peu simples mais efficaces !

Pierre Tombal est un fossoyeur qui travaille dans un cimetière peuplé de macchabées qui lui mènent la vie dure. Les défunts ne reposent pas vraiment en paix ! Farceurs, râleurs, touchants : les traits de caractère dont ils pouvaient faire preuve de leur vivant demeurent après leur trépas. A l'instar de ce couple qui, même enterré, continue à se disputer, ce mort incontinent qui inonde ses voisins ou celui qui fume dans sa tombe. Pierre Tombal regarde tout cela d'un œil bienveillant, bien que parfois il s'exaspère des excentricités de certains ! Outre les défunts, la bande dessinée s'intéresse aussi aux rites funéraires, aux cercueils et autres corbillards. Destinée aux ados, elle est

MON AVIS : J'adore cette série, je la lisais beaucoup lorsque j'étais plus jeune, notamment dans un magazine où se croisaient Kid Paddle et Cédric, pour ceux qui connaissent. Le personnage de Pierre Tombal, gueulard et taquin, me fait beaucoup rire. J'aime sa façon de communiquer avec les défunts, affectueuse au fond. On se dit que celui-là a trouvé le métier parfait pour lui. C'est une excellente manière de vulgariser la mort et de la montrer au grand jour (cf l'article de Dolorès dans le numéro précédent). On rigole pas mal, surtout si, comme moi, vous appréciez les jeux de mots.

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LA PETITE MORT

MON AVIS : Un concentré de mignonnitude, cette BD. J'aime beaucoup ces petits strips, plein d'insouciance face à l'inexorable. On y voit le cheminement d'un être qui ne se sent pas destiné à faucher des âmes. Son apprentissage, sa vision des choses et son questionnement du grand plan mis en place depuis toujours nous fait relativiser aussi sur notre propre existence. Le feuilleton est entrecoupé de fausses publicités, de dessins qu'aurait pu faire la petite mort. Outre La Petite Mort, je vous conseille aussi de lire La télévision et La Mort du même auteur.

Davy Mourier, éditions Delcourt

C'est l'histoire de la Petite Mort, l'héritier de La Grande Faucheuse qui, à terme, devra apprendre le métier de son papa. Ce mignon petit personnage qui n'a pas du tout envie de tuer des gens se plie quand même aux exigences du Grand Tout et de l'équilibre du monde. Allant à l'école avec les mortels en attendant son heure, il se confronte à un monde bien différent du sien. Il se lie d'amitié avec un humain, en s'apercevant bien vite que c'est peine perdue, puisque ce dernier devra bientôt mourir.

MATA HARI

firmament au déclin. Les dessins sont très réalistes, c'est un beau livre. C'est un déchirement de voir cette danseuse se retrouver emprisonnée, elle qui voulait tellement être une femme libre. La bande dessinée est complétée de quelques faits historiques intéressants à la fin, comme le statut des cocottes, ces courtisanes entretenues par des hommes riches ou encore un paragraphe sur les danses brahmaniques.

Gil et Paturaud, éditions Daniel Maghen (photo)

Mata Hari, de son vrai nom Margaretha Geetruida Zelle, a eu une vie hors du commun. Mariée à un militaire en poste à Java, elle y apprend les rudiments de la danse traditionnelle locale. Plus tard, elle divorce et s'embarque pour Paris où elle danse pour la bourgeoisie. De fil en aiguille, cette femme se retrouve au centre d'une affaire d'espionnage où elle est accusée d’œuvrer pour les deux camps, Français et Allemands. Il semble que tout cela n'ait été qu'une machination et qu'elle aurait été désignée comme coupable idéale lors d'un procès expédié.

En voilà une belle brochette, non ? Je pense aussi à Antoine Kirsch, un talentueux auteur de BD qui m'a envoyé lors d'un Secret Santa épique son bouquin Supermanne (aux éditions Lapin), qui raconte l'histoire d'un super héros, hyper fort en économie et pouvoir d'achat, qui vole au secours des victimes du capitalisme. Vous en voulez encore ? J'ai encore du bouquin sur la planche... A bientôt !

MON AVIS : Amoureuse de la Belle Epoque, je ne pouvais qu'adorer ce bouquin dont la couverture n'a rien à envier à Alfons Mucha ! La vie de Mata Hari est fascinante, du

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LES COUPS DE COEUR DE LA REDACTION Edition "marssienne"

SANG FROID, UN EP ÉPIQUE ! Le coup de cœur Cécile

Quel plaisir d'entendre de nouvelles sonorités ! Je me délecte des trois morceaux de l'EP du groupe Sang Froid. Bien sûr happée par un artwork du fameux Newsålem, qui était à l'honneur avec notre couverture pour le numéro 29 « Créatures », j'y ai plongé une oreille attentive. Une bonne idée de ma part ! Originaire de Nantes, le groupe se compose de TC et JJS, le chanteur et le guitariste de Regarde Les Hommes Tomber et Ben Notox, claviériste de The Veil. Ces derniers bien ancrés dans la sphère metal nous offrent ici des sonorités plutôt différentes ! La voix est tour à tour claire ou plus grave, le tout dans une justesse qui n'a rien à envier aux monuments du genre. Le premier morceau Psalms of the Great Void annonce la couleur : guitare cyclique jamais lassante, voix grave aux tonalités magnétiques, clavier en fond qui vient compléter le tout de façon magique. Heavy Sleep, Heavy Heart est le deuxième morceau de l'EP. Je vous avoue que c'est mon petit préféré. J'avais quasiment envie d'organiser une soirée goth dans mon salon ! Cette idée n'étant pas très Covid, je me contente d'un petit remuage de tête discret. Cette batterie qui frappe dans le fond, là, c'est du génie ! Le dernier morceau Oversee and Kill est à mon avis plus une piste introspective, prêtant à la rêverie. La voix n'est pas du tout la même, plus haut perchée. Le clavier reste très présent et notamment sur la moitié du morceau, il lâche tout : sons longs et arpèges délicats se succèdent pour ensuite laisser la guitare reprendre le dessus pour souligner le chant. Vous allez sans doute me trouver un peu trop dithyrambique, mais que voulez-vous, quand j'aime, je ne peux pas m'empêcher de le dire ! Cependant, trois morceaux, c'est bien trop peu. « I want more » !


L'AUTRE CÔTÉ (LA VALLA) Le coup de coeur de Dolorès

Dans un futur proche post-Troisième Guerre mondiale, l'Espagne est terrifiée par un mystérieux virus dont on recherche le vaccin. Les territoires urbains sont divisés en secteurs, isolant les riches et les importants des plus pauvres. Dystopie, couvre-feu, peur de la maladie, dénonciation et dérives fascistes font écho à l'actualité, qu'elle soit française ou autre. Comme dans de nombreuses séries non-anglophones, on retrouve beaucoup de défauts habituels : un scénario avec beaucoup de raccourcis, des personnages stéréotypés, des scènes qui frôlent parfois le ridicule dans la manière de les aborder et un manque de moyens qui ne rend pas toujours très crédible l'effroi de la situation. Cela permet toutefois de rendre l'ensemble réaliste : puisqu'on n'est pas téléporté dans un futur proche horrible et impressionnant d'effets spéciaux et de décors incroyables, cela fait d'autant plus écho à notre situation en 2021, où le naturel de la série semble se rapprocher de la réalité. Cela fait évidemment résonner de vieux souvenirs où le parallèle avec l'Espagne franquiste est constant. Dans L'Autre Côté, on suit une famille banale à Madrid et ses liens grandissants, de l'autre côté de la barrière, avec une famille haut placée. On voit donc bien les deux types de quotidien, leurs valeurs et le basculement de certains personnages bien que le manichéisme de la série soit un peu trop poussé. La série, qui ne contient qu'une saison, propose un très bon divertissement, pour les amateurs de visions dystopiques qui font écho à notre temps. Malgré quelques maladresses, le charisme de certains personnages et leur lutte nourrie de belles idées porte L'Autre Côté. Les femmes sont souvent centrales et l'esthétique comme le propos ne sont parfois pas sans rappeler The Handmaid's Tale. On se souvient du noyau que forment les actrices Ángela Molina et sa véritable fille Olivia Molina, la détestable et incroyable Eleonora Wexler ainsi que la très attachante Laura Quirós, dont le rôle traduit l'importance des enfants dans cette Madrid futuriste. La série est disponible depuis septembre 2020 sur Netflix.


MOTHER DIDN'T KNOW PAR ANITA KILLI Le coup de coeur de Corail

Comment vous parler de Mother Didn't Know... ? Peut-être en reprenant depuis le début. Il était une fois... Oui, ne soyez pas surpris. Il était bien une fois, au milieu d'un hiver bien trop gris et bien trop triste, une éclaircie, un espoir. Mother Didn't Know (Mor Visste Ingenting dans son titre d'origine) est un courtmétrage norvégien, réalisé par Anita Killi qui nous raconte une fable. Une fable des plus courtes mais surtout des plus belles qu'il m'ait été donné de voir. Il s'agit peut-être même de l'une des plus belles choses que j'ai pu voir ces derniers mois. Anita Killi et son équipe nous racontent un bref moment de la vie d'une petite fille, rongée par le désespoir. Le court-métrage s'ouvre sur un plan serré de ces petits pieds engoncés dans d'énormes sabots oranges qui viennent gratter le sol dur d'une étable. Et alors que nous suivons son chemin, nous la retrouvons prostrée au cœur d'un immense silo, dans le noir et le silence... Lentement, le spectateur est amené à partager l'obscurité qui s'est immiscée en elle et nous assistons à quelques gestes, quelques soupirs et larmes que tous, nous connaissons bien... Et alors que son petit corps habillé d'une robe de chambre blanche souffle dans l'air glacé, accablé par le poids immense de sa détresse profonde, la réalisatrice nous donne à voir quelques scènes magiques, toutes droit tirées d'un folklore scandinave des plus doux. Au milieu de ces maux, quand la réalité s'échappe vers la rêverie, l'espoir réapparaît et notre petite amie, lentement, se lève pour aller retrouver la lumière... Car c'est bien ce qu'est Mother Didn't Know. Une ode à l'espoir, le courage de le retrouver et de ne pas y céder totalement. Mother Didn't Know est une étreinte douce, une de ces étreintes silencieuses qui viennent doucement soulager nos peines les plus intimes. C'est un encouragement, un rayon de lumière. Je ne saurais que trop vous rappeler à quel point ces derniers temps sont difficiles et je n'ose imaginer combien d'entre nous ont cédé à la désespérance.A la fois bucolique et fantastique, comme tiré d'un livre de contes, ce court-métrage se mélange parfaitement sous tous les genres, de l'animation en stop-motion aux effets sonores et visuels des plus réalistes : il nous offre avec sincérité un véritable poème dédié aux enfants, comme aux adultes. L'incroyable Zbigniew Preisner (Trois Couleurs : Bleu, Blanc, Rouge ; The Secret Garden, La Double Vie de Véronique...) vient signer une bandeson absolument fantastique. J'ai un véritable attachement sensible pour cette (ou ces) œuvre.s et je ne remercierai jamais assez Anita Killi de m'avoir permis – ainsi qu'à toute l'équipe de la rédaction – d'assister à Mother Didn't Know en toute exclusivité, avant sa sortie officielle. Je ne saurai vous recommander davantage que d'aller visionner la bandeannonce, de vous plonger sans retenue dans la musique du film et de parcourir les premières critiques sorties à propos de Mother Didn't Know, surtout si vous êtes un.e amoureux.se du genre scandinave – très marqué dans son style visuel et son approche de la dépression. Si vous aimez les illustrations de John Bauer et que vous êtes passionné par le folklore magique et nordique, vous y trouverez immanquablement votre compte dans cette fable septentrionale.




CRÉDITS

COUVERTURE : LETURK DOSSIER Autoportrait à la fourrure, Albrect Dûrer, 1500 Trésors du Moyen Âge panoramadelart.com gallica.bnf.fr Wikimedia Commons flickr.com/photos/sacred_destinations patrimoine-environnement.fr damelicorne.fr Photos de Dolorès Anapeste Les biais archéologique Dans l'article Page de garde du Novus Commentarius Locupletussimus de C. Valérius Catallus, J.A. Vulpius, Padoue, 1737 La Ballade des pendus Frères Humains, Le Miroir Fou, Encre sur papier, 24,7 x 34,8 cm, Mars 2021 Gilles de Rais Dans l'article La peste noire Alfred Rethel : « Der Töd Als Würger », 1831 Michel Wogelmut : « Image de la mort » 1493

GRAVURE : LE MIROIR FOU

Danse macabre du Triomphe de la Mort, sur la façade d'une maison à Clusone en Italie. Peinture de Giacomo Borlone de Buschis (1485) "Le triomphe de la mort", fresque du Palazzo Abatellis à PALERME (Sicile) Gustave Doré gravure "The Vision of The Valley of The Dry Bones" - 1866 Hans Baldung « Die drei Lebensalter und der Tod » circa 1509 – 1511 Recette des fritures aux amandes Recette Médiévale fr.tipeee.com/recette-medievale Gravure Anaïs CULTURE Frankenstein, Lynd Ward, 1934 (Re)découvrir Mary Shelley franceculture.fr labellegames.com Photo de Dolorès Anapeste frankenstein.arte.tv/fr Sex and the city Couverture du livre de Candace Bushnell « Sex and the city » Grazia Mamie Boude Stylist Pinterest

Pinterest Metal Symphonique Napalm Record Nuclear Blast Page Facebook d'Elisa C. Martin Page Facebook d'Arkona BD Une case en plus Just a word Dupuis Amazon Le tourne page Coups de coeur The Voyage of Life Childhood, Thomas Cole, 1842 Groupe Sans Froide Netflix Mother Didn't Know


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