Le deuil d'un arc-en-ciel

Page 1

Recueil de nouvelles Fenêtres Nouvelle 2 : Le deuil d’un arc-en-ciel par noönK

Crédits photos : Marc Dacunha Lopez


Creative Commons Deed

Les particuliers et les associations à but non lucratif sont libres de reproduire, distribuer et communiquer cette création au public selon les conditions suivantes : - vous devez citer le nom de l’auteur original ; - vous n’avez pas le droit d’utiliser cette création à des fins commerciales ou assimilables ; - vous n’avez pas le droit de modifier, de transformer ou d’adapter cette création ; - à chaque réutilisation ou distribution, vous devez faire apparaitre clairement aux autres les conditions contractuelles de mise à disposition de cette création ; - chacune de ces conditions peut être levée si vous obtenez l’autorisation du titulaire des droits. Ce qui précède n’affecte en rien vos droits en tant qu’utilisateur (copies réservées à l’usage privé du copiste, courtes citations, parodie...)


Le deuil d’un arc-en-ciel noönK

Agathe eut soixante quatorze ans. C’était un an après le départ du vieux Georges, qui avait six ans de plus qu’elle ; et maintenant, juste cinq. L’humble narratrice a un lien particulier avec Agathe : elle en est la petite fille. La vieille Agathe jardinait très tôt, ce matinlà ; c’était le printemps. Elle était entourée de fleurs pétulantes, jaunes, rouges et violettes, plantées dans des nids vert pomme. C’était une jungle de fleurs sans nul espace où n’eussent pointé un crocus, une rose, une violette, et tout un tas d’autres plantes aux cœurs de pétale. Agathe en était le chef d’orchestre et ses fleurs lui vouaient un grand amour. C’était ce que disait Monsieur Servant, dont le jardin était adjacent à celui de la vénérable femme. Monsieur Servant avait un potager, et sa passion allait au déterrage difficile des pommes de terre. Les choux avaient également sa


Fenêtres

faveur, de même que les pois et les navets. Lui et Agathe jardinaient parfois côte à côte, séparés par le mince grillage vert qui séparait leurs royaumes, et qu’ils finissaient par ne plus voir. Ce matin, cependant, Monsieur Servant n’était pas là, et Agathe se sentait un peu seule. Cette nuit-là, comme toutes les autres nuits depuis un an, la vieille dame avait rêvé de Georges, son mari. Georges était mort dans d’horribles souffrances : son agonie sans fin l’avait plongé dans un abîme si grand, que même crier ne lui avait plus été un réconfort, lui qui toute sa vie avait été si pudique. Puis Georges s’était retiré, après des hurlements horribles qui résonnaient encore dans les murs de leur maison... Georges était mort, mais n’était pas tout-à-fait parti. Agathe rêvait de lui chaque nuit. Et chaque nuit, il lui disait qu’il l’aimait, et qu’il l’avait toujours aimée. La


Le deuil d’un arc-en-ciel

vieille femme pleurait dans son sommeil. Elle pleurait aussi en se réveillant au matin. Ce matin-là de jardinage n’était pas un matin comme les autres, car le soleil d’avril réchauffait la terre auvergnate avec une bonté inhabituelle. Agathe eut subitement conscience de la beauté de son jardin, de la vigueur de ses fleurs et de ses plantes, et de l’étrange harmonie de leurs couleurs. Son regard erra de l’une à l’autre avec amour, puis s’arrêta subitement sur une discrète trouée, non loin du cerisier. Le jardin d’Agathe avait pour particularité d’être un terreau qu’aimaient les fleurs avec tant de vitalité, que pas un endroit n’était libre, le printemps venu. Cette trouée là était sans conteste inhabituelle. La grand-mère chaussa ses bottes et se déplaça avec délicatesse entre les fleurs. Agathe découvrit deux oignons de tulipes à demi enterrés, surmontés de deux jeunes feuilles vert tendre. Les deux oignons de tulipes étaient blottis l’un contre l’autre, comme deux amoureux, et cela rappela à la vieille dame à quel point Georges lui manquait, et comme elle l’aimait toujours d’une tendresse infinie. La grand-mère se remémora comme ils avaient été deux dans cette trop grande bâtisse auvergnate. Son regard s’embua. Les larmes brouillèrent finalement entièrement sa vue. Tout devint flou autour d’elle, mais elle garda les yeux ouverts. Lorsqu’elle essuya ses yeux des sanglots qui s’y accrochaient, son œil gauche resta


Fenêtres

obstinément voilé. Monsieur Servant était survenu, sans même qu’elle s’en rendît compte, et au travers le grillage, lui tendit un mouchoir. Agathe essuya son œil gauche avec le blanc tissu. En vain : le monde persistait à être flou, vu de l’oeil gauche. Le vieux jardinier tenta de la rassurer malgré tout, de sa voix émue, et pria la vieille dame d’aller voir le médecin. Alors la vieille Agathe prit rendez-vous avec le médecin. Ce même médecin l’envoya chez un spécialiste des yeux. Monsieur Servant accompagna gentiment la vieille chez l’ophtalmologiste. Ce dernier, en jeune expert qu’il était, diagnostiqua une cataracte sur l’œil gauche, et prescrit quelques médicaments. Il sous-entendit qu’il faudrait peut-être opérer l’oeil, mais Agathe ne voulut pas l’entendre. Le jeune médecin lui demanda également les circonstances exactes de la manière dont la cataracte était apparue. Car après tout, le voile était excessivement épais sur la pupille, et il en concluait qu’elle devait l’avoir


Le deuil d’un arc-en-ciel

depuis longtemps. Agathe lui raconta les détails précis de ce matin-là. Le jeune spécialiste insista : elle était un peu âgée, peut-être qu’elle ne s’en était pas rendu compte. Agathe prit à témoin Monsieur Servant, qui était resté silencieux tout ce temps-là . Le jeune homme la regarda bizarrement : - De quel monsieur parlez-vous ? Pourtant Monsieur Servant était bel et bien là, dans la pièce, et tentait d’attirer le regard du médecin. Agathe laissa échapper un soupir, haussa discrètement les épaules, et tendit un chèque. Tout le temps du chemin du retour, Monsieur Servant resta silencieux lui aussi. Mais avant de revenir à son jardin, il dit doucement : - Ce médecin n’est pas très sérieux : il n’a pas vu que la larme de l’œil droit avait coulé – et l’autre non. Agathe le regarda avec l’air doucement surpris des vieux. Plusieurs jours passèrent. Monsieur Servant cessa de jardiner. Il restait assis, à côté de la clôture, sans rien dire. Il ne faisait que sourire. Agathe se sentait très affaiblie. La cataracte lui enlevait complètement un œil, et sa disposition naturelle à voir le monde en volumes. Lorsqu’elle fermait l’oeil qui voyait encore bien, la vieille dame voyait des masses de couleur floues, dont le spectacle lui plaisait suffisamment pour qu’elle s’arrêtât longuement face à ses fleurs, et


Fenêtres

les regardât de ce regard-ci. Curieusement, lorsqu’elle se mettait à regarder Monsieur Servant de cet oeillà, il disparaissait. Un jour, elle ferma complètement son oeil droit, et tout devint flou. Elle aima cela. Elle observa ainsi les deux oignons de tulipes, et imagina dans leur silhouettes frémissantes et jumelles, les ombres de leur amour, à elle et à Georges. Agathe les observa s’étirer dans leurs premières couleurs, avec un intérêt mélangé de chagrin. Elles étaient fuschia avec des reflets rouges et violets dansants. En rouvrant l’autre oeil, le lendemain, elle découvrit que Monsieur Servant, contre son habitude, n’était pas dans son jardin. Ni ce jour-là ni les jours suivants, il n’apparut. Un matin, le couple de tulipes avait pris vingt centimètres. La vieille cligna de l’œil, étonnée, pour les voir plus nettement. Et lorsqu’elle fit ainsi, elle vit les tulipes osciller nonchalamment. Pourtant il n’y avait pas de vent. Agathe se pencha pour les observer de plus près. Les tulipes étaient plus belles que jamais. Elles oscillaient de plus belle, l’une vers l’autre, comme aimantées. Les fleurs dans un subit élan se penchèrent l’une vers l’autre, comme pour s’embrasser et Agathe y perçut une familiarité malicieuse. C’était un clin d’oeil de Georges. Alors ma grand-mère fut heureuse et son profond désespoir se transforma en grande joie. Le jet d’eau se déclencha sous le chaud soleil d’été. Un arc en ciel apparut. Et la membrane qui voilait l’oeil droit


d’Agathe tomba. Curieusement, son œil se mit à briller comme un œil de chat. Parfois, la nuit, quand elle vient m’embrasser, j’ai la sensation de recevoir sur mon front le baiser d’une étoile. Papy lui dit toujours qu’il l’aime, chaque nuit. Et à présent, Agathe en est heureuse.


Fenêtres

noönK (Karen Guillorel) Le deuil d’un arc-en-ciel Née en 1978, noönK (prononcez [nounka]), a coédité Chasseurs de Rêves et Terra Incognita (Grand Prix de l’imaginaire en 2002). Le goût de l’écriture et du voyage l’embarquent à l’autre bout de la terre régulièrement, et entre temps, elle travaille avec bonheur dans le jeu vidéo, l’audiovisuel et la presse, changeant de métier comme de chemises. Depuis deux ans, c’est l’écriture de nouvelles et de scénarios qui la font respirer. Lauréate du concours de nouvelles de Nanterre pour sa nouvelle Le ravissement de Stanislas. Son premier roman, La raison d’une éclipse sortira à la fin de cette année chez Egone. L’adaptation en scénario de cette novella a été remarquée par le jury du Concours du scénario junior SOPADIN. Elle a aussi reçu le troisième prix du concours de scénario Acapabar pour Les chantres électroniques dont le destin heureux sera de devenir une bande dessinée. Revenue d’un voyage de sept mois à pied et à vélo de Paris à Jérusalem en passant par Istanbul, elle prépare mille projets d’édition, mais surtout l’ouvrage Chemins de Croix en collaboration avec JeanMarie Vivès et Catherine Deschamps. Son site perso : www.karenguillorel.com Le site de ses voyages : www.etroubadours.com


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.