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4. Conclusions et recommandations

4.1 Les enjeux et les discours

4.1.1 – Conclusions Les ressources naturelles et socio-économiques de beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne continuent de se dégrader et ne permettent pas d’absorber adéquatement le poids de leur démographie galopante. Toute la sagesse accumulée du Niger reste impuissante devant une population qui décuple sur la durée d’une vie humaine (de 5 à 50millions d’habitants sur 80 ans), et devant les impacts d’un changement climatique dont les sahéliens ne sont pas responsables. Cela implique, pour les pays comme le Niger, de changer leurs comportements natalistes13, et, pour les pays développés, de changer leurs comportements productivistes/ consuméristes14 basés sur l’utilisation des énergies fossiles. Ces changements de comportements ne se décrètent pas. Il s’agit donc bien d’enjeux partagés, partant de coopération et de co-développement. Si l’on regarde l’évolution de l’APD dans le secteur de la santé en Afrique depuis 20 ans, l’accent s’est déplacé de la santé maternelle et infantile (SMI) vers les droits et la santé sexuelle et de la reproduction (DSSR) (incluant les VBG)15 . Ce déplacement de thématique est le corollaire d’un glissement d’une approche basée sur l’offre à une approche centrée sur la demande (les droits de la demande vs les obligations de l’offre). Cette évolution de la SMI vers les DSSR est également observable dans les opérations financées par l’AFD depuis quelques années. Cependant, l’autonomisation (et les droits) des femmes et des jeunes filles est encore

[13]Barbara M. Cooper nous rappelle l’inertie de la tradition: «Comme c’est le cas dans d’autres parties de l’Afrique, bien des femmes nigériennes indiquent qu’elles souhaiteraient non pas avoir moins d’enfants, mais au contraire en avoir davantage… Les Nigériens doivent être convaincus du fait qu’ils ont “besoin” de familles plus petites et non plus grandes…», Cooper B.M. (2013), «De quoi la crise démographique au Sahel est-elle le nom?», Politique africaine, Vol. 130, N° 2, pp. 69-88. [14]Mais on sait aussi qu’en termes d’enjeux écologiques, un Nigérien émet 150 fois moins de CO2 qu’un Américain des États-Unis. Si l’Afrique avait «capturé le dividende démographique» à la façon de la Corée du Sud (ou des autres «tigres» asiatiques), nous serions sans doute dans un drôle d’état pour en parler. [15]En passant par les intermédiaires SMIN (SMI +néonatalité), SRMIN (SMIN +santé de la reproduction), SRMINAJ (SRMIN +adolescents et jeunes). très souvent présentée comme une opportunité d’accroître leur productivité (scolaire ou économique), comme s’il fallait toujours justifier une avancée de liberté par ses conséquences économiques (comme le fait souvent l’argument du dividende démographique). La Feuille de route de 2017 a acté la volonté de prise en compte effective des perspectives de «baisse de fécondité» et de «dividende démographique» dans les futurs projets et programmes de l’AFD. Cela s’est concrétisé dans des projets ou initiatives comme le GPDN au Niger, EDIFIS (en cours d’instruction), le cofinancement du SWEDD au Mali, ou encore la participation de l’AFD au financement de la sitcom «C’est la vie!». Cela a également permis à l’AFD de monter en puissance dans le financement des «projets à l’initiative des OSC», avec des ONG résolument du côté de l’approche DSSR. La Feuille de route est en cohérence avec les conventions et discours français et internationaux, avec les discours scientifiques ainsi qu’avec les agendas internationaux (comme les ODD). Cependant, elle s’inscrit dans une logique d’aide unilatérale et de rattrapage et semble à ce titre en décalage avec les enjeux urgents du moment. L’extension des filets sociaux partout en Afrique est le symptôme de difficultés grandissantes. L’impact croissant du changement climatique sur les populations sahéliennes est un défi gigantesque. Le POS 2018-2022 de l’AFD marque réellement un changement de paradigme en prônant le co-apprentissage et le co-développement.

4.1.2 – Recommandations

À l’AFD (et à d’autres institutions de recherche)

•Recommandations sur une révision éventuelle de la Feuille de route Les enjeux démographiques et sociaux en Afrique subsaharienne nécessiteront l’élaboration de nouveaux cadres stratégiques (sous la forme de feuilles de route ou d’autres formes). C’est le POS 2018-2022 (et son «successeur»), associé aux recherches en cours et futures, qui permettront de développer de nouvelles approches «dynamiques de population» qui ne se présenteront plus comme le déclencheur d’une aide unilatérale («Aider les pays à maîtriser…»), mais comme une opportunité de co-créer des projets assurant un apprentissage croisé au Nord comme au Sud.

•Recommandations concernant les pistes de recherche sur les transitions démographiques Les pistes de recherches futures proposées par les personnes-ressources de l’AFD sont validées par les constatations et analyses faites au Niger et au Sénégal. Que fait-on pour ceux qui sont là, maintenant et dans les dix ans à venir: des populations à nourrir, soigner et éduquer (aussi à la citoyenneté et à la démocratie)? Quel modèle de développement finance-t-on, et quel agenda du développement? Qu’est-ce qu’une approche sanitaire vs une approche anthropologique? Quid du droit à (et de) l’urbanisme? Migrations: que savonsnous des mobilités féminines transfrontalières? Transdisciplinarité: quels éclairages, et non sous forme d’injonctions, peut apporter la démographie? Que savons-nous des diasporas (par exemple maliennes) qui paient des cotisations sociales dans les pays «développés» et de leurs ayants droit restés au pays?

Aux pays bénéficiaires (mais aussi au MEAE et à l’AFD)

•Recommandations relatives à l’élaboration des politiques et stratégies nationales des pays bénéficiaires La recommandation s’adresse d’abord aux pays bénéficiaires de l’APD: contextualiser davantage les documents stratégiques (globaux ou sectoriels) (enjeux planétaires: climat, écologie, démographie, socio-économie), cibler des objectifs atteignables, mettre davantage l’accent sur l’économie sociale et solidaire (ESS), sur la réduction des inégalités et sur les biens communs. Cela se fera notamment par un renforcement des plateformes de dialogue (sectorielles et intersectorielles): dialogue avec toutes les parties prenantes, de la population aux PTF. Mais c’est aussi le rôle et la responsabilité des PTF et donc de l’AFD (et du MEAE), via ces plateformes de dialogue renforcées, d’appuyer les politiques et stratégies nationales des pays bénéficiaires à condition qu’elles reflètent raisonnablement les capacités réelles, que les objectifs soient réalisables et qu’ils soient partagés par la population. Des analyses plus concrètes en matière d’économie politique et de théorie du changement sont nécessaires pour ne pas se dérober face à de vraies questions sur la qualité du système scolaire nigérien par exemple (combien d’enfants savent écrire à la fin du cycle primaire?), ou sur l’acceptabilité (très faible) du système de santé par la population qu’il est censé couvrir. L’approche par le dividende démographique élude ces questions.

4.2 Les enjeux et les projets

4.2.1 – Conclusions

Sénégal

Alors que l’AFD pourrait jouer un rôle clé dans les enjeux liés aux dynamiques démographiques en Afrique, elle n’a que peu de visibilité au niveau des dialogues stratégiques de la sous-région. Le partenariat avec la Fondation Gates (BMGF) a permis de conclure des accords de cofinancement pour plusieurs grands programmes. Ceci est un progrès important. Cependant, des synergies auraient pu être établies avec d’autres PTF clés en matière de santé comme le FNUAP. Au cours des cinq dernières années, l’AFD a davantage concentré ses interventions sur les femmes et les jeunes, en particulier les jeunes femmes. Les partenaires ont également noté positivement l’ouverture progressive de l’AFD pour soutenir les approches transformatives en matière de genre. Toutefois, en l’absence de processus et de rapports d’analyse de genre, il n’est pas possible d’évaluer dans quelle mesure les projets de l’AFD ont contribué à attaquer les causes structurelles de l’inégalité entre les sexes. Pour mettre en œuvre une approche fondée sur les droits, il serait essentiel que l’AFD augmente la proportion de ses investissements dans le renforcement de la société civile (française, mais surtout nationale dans les pays d’intervention de l’Agence). Ceci a déjà commencé à travers l’enveloppe croissante de l’I-OSC (dispositif initiatives OSC) et l’appel à projets (AAP) pour les ONG féministes. Elle devrait également renforcer son soutien aux groupes vulnérables et marginalisés afin de «ne laisser personne pour compte». Un autre aspect critique est la participation des détenteurs de droits à la conception, la planification, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation des programmes. Il ne suffit pas de cibler les jeunes. Une approche fondée sur les droits exige leur participation réelle à toutes les étapes du cycle du programme.

Niger

Les plans et stratégies de développement élaborés par le gouvernement nigérien invitent les Nigériens à changer de comportement (et de normes) pour diminuer le taux de fécondité qui entraîne une démographie

dépassant de loin les capacités du pays à assurer une offre de services sociaux adéquats (en nombre et en qualité). La Feuille de route a sans doute influé sur les décisions de l’AFD pour prendre également une part plus active dans ces domaines (en termes de projets bilatéraux, de projets régionaux et de projets OSC), et pour s’associer (sans fongibilité) à des projets comme le PAPS ou le SWEDD au Niger. L’analyse des projets au Niger a mis en évidence, principalement à travers le GPDN et son entourage (filets sociaux, PAPS, SWEDD voire l’Initiative Spotlight), la difficulté de concevoir des approches transversales (impliquant notamment plusieurs ministères qui ne délimitent pas encore bien leurs domaines de compétences) lesquelles peuvent mener à des projets compliqués à mettre en œuvre, même s’ils sont gérés à travers un fonds commun.

4.2.2 – Recommandations

Pour l’AFD

•Recommandations essentielles Afin d’améliorer la pertinence et la synergie de ses programmes, l’AFD devrait être plus présente au niveau des partenariats globaux, régionaux et locaux. Elle est attendue dans un rôle militant, de défenseur des pays du Sahel dans tout ce qui concerne les politiques de développement, en particulier les dynamiques de population. Les partenaires comme l’Unité de coordination du Partenariat de Ouagadougou (UCPO) n’attendent pas nécessairement de l’AFD de gros financements, mais du plaidoyer et du soutien pour les pays francophones. Pour s’assurer de l’adéquation de son appui aux politiques de développement et pour monter des partenariats stratégiques, l’AFD devrait communiquer davantage sur sa stratégie et ses différentes feuilles de route afin d’augmenter la synergie avec d’autres acteurs. Pour intensifier le renforcement de la société civile des pays du Sud, il est nécessaire d’augmenter les financements dans les projets OSC et de reconsidérer l’approche de partenariat avec les OSC nationales.

•Recommandations complémentaires Pour accroître la durabilité de son appui, l’AFD devrait assurer une intégration cohérente de la dimension du genre et des droits de l’homme dans tous les projets (ce qui est fait en partie pour le genre). Cela implique de procéder systématiquement à une analyse des politiques en matière de genre et de droits de l’homme dans la phase de conception du projet. Pour assurer un meilleur alignement avec les ODD, il est également essentiel de mettre davantage l’accent sur les groupes marginalisés et discriminés dans le but de cibler en premier lieu les personnes laissées pour compte. Afin d’améliorer la collaboration transversale au sein de l’AFD, il est recommandé de développer et de mettre en œuvre un plan de gestion des connaissances pour les départements et agences pays impliqués dans la mise en œuvre de la Feuille de route. Cela pourrait impliquer, par exemple, la mise en place de communautés de pratique pour des projets transversaux ou bien sur la thématique «démographie» dans le cadre des plateformes sectorielles (PFS) mises en place au sein de l’AFD. Les besoins du côté de l’offre (santé, éducation, formation) restent substantiels au Niger et au Sénégal. L’AFD devrait poursuivre le financement des projets «non transversaux»16 visant à renforcer les offres de services publics ou de biens communs sous les maîtrises d’ouvrage (MOA) des ministères concernés. Il n’est pas certain que la «transversalité» puisse s’appliquer facilement aux projets bilatéraux classiques. Il est recommandé de financer ces approches transversales via des OSC qui sont plus souples et efficientes que des structures étatiques. La MOA d’un projet DSSR/VBG peut-elle être confiée à un ministère, puisqu’il s’agit essentiellement de créer des groupes de pression (et peut-être d’opposition)? Il faut donc passer par des OSC et, si possible, par des réseaux d’OSC actives au Nord comme au Sud, et capables de montrer des résultats utiles au Nord comme au Sud.

Pour l’AFD, les OSC et les organismes de recherche

Pour évaluer (ex ante et ex post) des projets transversaux qui visent à des changements de comportements (et parfois de paradigmes), il est nécessaire de se baser sur de nouvelles approches et sur de nouvelles méthodes. S’il ne s’agit plus de rattrapage ni de transfert unilatéral d’argent et de savoirs du Nord vers le Sud, comment co-construire des projets/interventions qui doivent être utiles à la fois au Nord et au Sud17?

[16]Ces investissements, qui resteront longtemps nécessaires, exigent aussi des réformes dans les approches. [17]Voir, par exemple, l’approche de C. Arnsperger et D. Bourg sur les «genres de vie, styles de vie, modes de vie».

Pour le MEAE

Le MEAE devrait, si possible, revoir les mécanismes de financement et les ouvrir aux ONG nationales qui en ont les capacités techniques et financières.

4.3 Vers une allocation minimum universelle

4.3.1 – Conclusions

Une particularité du projet GPDN au Niger est d’inclure une composante «bourses de scolarisation» pour les filles et adolescentes, ce qui est une forme de «cash transfer» (CT) ou transfert monétaire. L’objectif est notamment d’inciter les jeunes filles (et de convaincre leurs parents) à rester à l’école, pas seulement pour apprendre, mais aussi pour retarder la date d’un premier mariage (et une première grossesse) éventuelle. Les bourses de scolarisation s’ajoutent aux autres formes de CT au Niger, gérées par la cellule/programme des filets sociaux, massivement financés par la Banque mondiale. Ces systèmes de filets sociaux et de CT semblent généralisés à une grande partie de pays africains. Les défenseurs des CT mettent en avant la correction des failles du marché, la réduction de la pauvreté et la croissance inclusive. Les critiques des CT parlent de «modèles voyageurs» qui imposent des normes et procédures importées au détriment des contextes locaux et un focus sur la demande, alors que la qualité insuffisante des services publics est une cause majeure de la faible fréquentation. Au Niger, 80% de la population active a une occupation agricole. Le produit du travail effectué, en dehors du secteur public et du secteur privé formel, ne permet pas à une grande partie de cette population active de vivre décemment. Parallèlement, le phénomène de «travailleurs pauvres» est en plein développement aussi dans les pays riches.

4.3.2 – Recommandations

Parmi les pays les plus pauvres du monde, il est recommandé de ne plus filtrer «les plus pauvres parmi les pauvres» comme c’est le cas pour les filets sociaux, mais de penser en termes de revenu/allocation universel(elle) régulier(ère) pour les jeunes filles et les femmes. «Universel» dans le sens où l’on n’effectue pas de tri à l’intérieur des catégories de pauvres (le tri coûte trop cher et provoque des phénomènes de courtage). «Universel» dans l’allocation, mais pas dans les dépenses. L’allocation de base pourrait se faire dans une monnaie complémentaire non hégémonique18 favorisant la production/consommation locale (y compris les biens sociaux comme la santé et l’éducation) et l’investissement centré sur les biens communs locaux et non exclusivement sur les rentes potentielles à l’exportation. Il est recommandé d’expérimenter des socles de revenus garantis (monétisations directes de dépenses) pour accompagner les transitions écologiques et sociales et donc démographiques.

[18]Aglietta M. et E. Espagne (2020), Et maintenant, quel Green New Deal global? Perspectives pour une écologie politique.

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