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Résumé

L’Afrique subsaharienne est jusqu’ici restée à la périphérie de l’industrie mondiale. Les évolutions structurelles de cette dernière ouvrent pourtant de nouvelles opportunités qui, sans résoudre le défi de l’emploi sur le continent, peuvent alimenter le processus de diversification des économies africaines.

La nécessaire diversification des économies africaines

Le siècle de l’Afrique

Les nouveaux actifs seront principalement Africains. L’Afrique subsaharienne (ci‑après dénommée Afrique ou AfSS) contribuera aux deux tiers à l’augmentation de la population active mondiale dans les 30 prochaines années. Ce bouleverse‑ ment impose le 21e siècle comme le siècle de l’Afrique et consti‑ tue le principal enjeu du développement contemporain. Les 20 millions de nouveaux actifs Africains arrivant chaque année sur le marché du travail seront trop pauvres pour se permettre de ne pas avoir d’emploi et devront produire un revenu. La question prospective porte donc moins sur le volume d’emplois qui sera créé en AfSS que sur le type et la qualité de ces emplois. Le défi consiste à engager ces cohortes de jeunes actifs dans des emplois à plus forte productivité et mieux rémunérés. Les mines et l’agriculture ne généreront pas la croissance et l’emploi à hauteur de ce besoin. Ce ne sera pas le cas non plus du secteur des services dont le développement ne débouchera pas sur des trajectoires de créations d’emplois massives.

Le développement n’a jamais contourné l’industrie

Aucun pays n’a connu une croissance forte et durable et atteint un haut degré de développement sans industrialisation3 . La croissance du secteur manufacturier entraîne celle de la productivité des autres secteurs de l’économie. Son potentiel de gains de productivité est plus élevé que dans la plupart des services, en raison de la forte élasticité de la demande et de

3. Les termes « industrie » et « industrialisation » désignent ici l’industrie manufacturière au sens strict.

l’importance des économies d’échelle. Pour les pays pauvres, la transition de l’agriculture vers l’industrie offre ainsi l’opportunité de créations d’emplois massives, avec une productivité supé‑ rieure au niveau initial. Les corrélations simples comme les travaux plus sophistiqués confirment les constats de l’histoire économique et le rôle toujours moteur de l’industrie dans le développement et la croissance longue. Il n’y a pas globalement de désindustrialisation dans l’ensemble des pays en développement (PED). En revanche, la géographie de la production a changé, et elle s’est polarisée. Si, au niveau mondial, la contribution de l’industrie au produit inté‑ rieur brut (PIB) connaît une lente érosion sur la période 1970‑2018, le poids de l’industrie dans le PIB total des PED (le « Sud ») ne dimi‑ nue pas mais augmente. En 1975, leur production industrielle ne représentait que 15 % du total mondial, mais en 2018, elle dépasse celle du Nord, avec 51 % de la production mondiale. L’emploi industriel formel au Sud représente actuellement les trois quarts du total mondial, soit plus de 160 millions d’emplois. L’emploi industriel a considérablement augmenté au Sud au cours des dernières décennies. D’abord accélérée par l’expansion consi‑ dérable de la Chine, sa croissance provient depuis 2010 des créations d’emplois ailleurs, surtout en Asie du Sud‑Est et en Asie de l’Ouest.

Une croissance africaine sans transformation structurelle

L’examen des structures de production et d’exportation en AfSS sur le long terme montre l’absence de transformation structurelle des principales économies de la région (en dehors de l’Afrique du Sud), même pendant les périodes de croissance. L’industrie manufacturière en Afrique subsaharienne emploie actuellement à peu près autant que l’Indonésie, soit environ 20 millions de personnes, emplois formels et informels compris, concentrés dans quelques pays. La part de l’Afrique dans la production industrielle mondiale est inférieure à 1 %. L’Afrique du Sud et le Nigéria y contribuent pour plus de la moitié. Les chan‑ gements sur le continent ne sont cependant pas homogènes et on peut constater quelques évolutions positives.

De modestes perspectives de croissance industrielle tirée par la demande intérieure

La dynamique de croissance du continent africain est essentiellement portée par la demande intérieure. Elle contribue à plus des deux tiers de la croissance annuelle, avec une orien‑ tation progressive vers les biens manufacturés. Malgré les perspectives démographiques, l’analyse de la dynamique des

revenus et de la demande en Afrique aboutit néanmoins à des perspectives modestes de stimulation de la production industrielle, en raison de la faiblesse des revenus des ménages. La montée d’une classe moyenne africaine sera très lente. La croissance tendancielle de la demande intérieure entraînera une augmentation mécanique de l’emploi dans les productions qui servent cette demande, mais sur un rythme lent. En prolon‑ geant les tendances passées, l’emploi manufacturier progres‑ serait d’environ 500 000 personnes par an en Afrique à l’horizon 2030. Le renforcement des protectionnismes nationaux ou des préférences régionales augmenterait un peu ce flux, mais un doublement du taux de croissance tendanciel serait nécessaire pour provoquer un véritable décollage de l’emploi industriel tiré par la demande intérieure.

L’évolution de l’industrie mondiale ouvre des fenêtres d’opportunité

De nouvelles secousses créent des ouvertures

La structure de l’industrie et du commerce mondial change régulièrement depuis les années 1970, au rythme de la construction de nouvelles compétitivités dans les pays « émer‑ gents » du Sud. En moyenne comme en longue période, les branches industrielles dans lesquelles le renouvellement des avantages comparatifs est le plus fréquent, à savoir celles qui sont les plus perméables aux exportations de nouveaux pro‑ ducteurs, sont identiques, centrées sur les filières textile-habille‑ ment‑cuir et électronique. Actuellement, plusieurs évolutions annoncent une possible recomposition de l’industrie mondiale, ouvrant de nouvelles opportunités : les changements des com‑ pétitivités relatives et de la localisation des industries de main‑ d’œuvre, liés notamment au plafonnement et à la transition de l’industrialisation chinoise ; une nouvelle phase d’automatisation induite par les progrès de la robotique, de l’intelligence artificielle (IA) et de la connectivité. Des ruptures structurelles pourraient apparaître, notamment sous la pression pour une décarbo‑ nation des modes de consommation et d’échanges et pour une augmentation des taxations environnementales. Simul‑ tanément, les normes sociales se durcissent et se diffusent. Enfin, l’épuisement du processus de libéralisation commerciale ouvre la possibilité d’un réarmement protectionniste.

Le changement majeur : le ralentissement de la dynamique d’exportation de la Chine

Cependant, le principal moteur de la nouvelle phase de restructuration de l’industrie mondiale entamée depuis le milieu des années 2010 est le désengagement progressif de la Chine d’un certain nombre de branches du marché mondial. Plus de la moitié de la valeur ajoutée (VA) manufacturière mondiale est actuellement produite en Chine et dans les pays émergents d’Asie. Or, après le Japon et les nouveaux pays industrialisés (NPI), la Chine a sans doute atteint à son tour un sommet sur le marché mondial. Avec l’augmentation de ses coûts de produc‑ tion, l’élargissement de son marché intérieur et la baisse relative des exportations dans la production, la part de la Chine sur le marché mondial des produits manufacturés s’est stabilisée depuis 2015 et, en valeur, ses exportations diminuent depuis 2014. « L’après‑Chine » a déjà commencé dans l’industrie, d’abord dans les secteurs intensifs en travail, où l’érosion chinoise a déjà ouvert des marchés aux pays plus pauvres de la région. La filière habillement est particulièrement concernée, ainsi que d’autres industries de main‑d’œuvre comme les chaussures, le cuir et les meubles.

Poursuite de la diffusion industrielle au Sud

De nouvelles priorités sociales et environnementales se transforment en contraintes sur les conditions de production, et de nouvelles technologies peuvent réduire l’intensité du com‑ merce dans l’industrie. Mais les effets de ces changements demeurent en pratique faibles, en particulier dans les industries de main-d’œuvre comme la filière textile-habillement-cuir. Les normes sociales et environnementales se généralisent mais s’ajoutent aux standards existants, sans pour l’instant provoquer de renouvellement des facteurs de localisation industrielle. Le potentiel de baisse du commerce lié au changement technique est réduit à l’horizon 2030, et l’impact des nouvelles étapes d’au‑ tomatisation sur la localisation de l’industrie apparaît ambigu. En effet, les nouvelles technologies peuvent également contribuer à stimuler les exportations des pays les moins avancés (PMA). La baisse de la part de la Chine dans les industries de main‑d’œuvre ouvre surtout des opportunités à d’autres PED. Hors Chine, exportations et emplois industriels augmentent au Sud, mais les bénéficiaires de cette ouverture sont, pour l’instant, limités. L’essentiel du potentiel généré par le déclin chinois est capté par une demi‑douzaine de pays exportateurs industriels dynamiques, comme le Bangladesh, le Vietnam, ou encore le Cambodge, dont les exportations progressent rapidement dans ces branches.

Ensuite l’Inde ou l’Afrique ?

Ces pays producteurs sont bien plus petits que la Chine et leur capacité d’absorption n’est pas illimitée. Dans une pre‑ mière phase, les exportations de ces pays continueront de se substituer à celles de la Chine, puis ils atteindront également un seuil de saturation, marqué par des augmentations de salaires, l’érosion de leur compétitivité et de leurs parts de marché. Ces pays ne pouvant plus absorber tout le recul chinois, ils libèreront alors des opportunités pour une nouvelle génération de pays exportateurs. Dans cette seconde phase, à la fin de la présente décennie, exportations et emplois se déplaceront vers une nou‑ velle génération de pays producteurs. 30 millions d’emplois industriels sont concernés à l’horizon 2030, dont la moitié d’em‑ plois formels. Près de la moitié de ces emplois se situera dans l’habillement et l’autre moitié dans la production de chaussures et de produits du cuir. À cet horizon, ni l’Asie de l’Est, ni le Bangla‑ desh, ni l’Afrique du Nord et encore moins l’Amérique latine, ne pourront se substituer aux fournisseurs actuels. Le changement technique et les perspectives d’automatisation ne remettront pas en cause l’intensité en travail des processus productifs des branches habillement, chaussures, produits du cuir et assimilés. Il n’y aura pas de relocalisation significative au Nord. Les avan‑ tages comparatifs dans ces branches se situeront alors en Inde et en AfSS, pas ailleurs.

Les conditions d’un scénario africain

Si l’épuisement progressif du vol d’oies sauvages en Asie ne transformera certainement pas l’Afrique en géant industriel et ne résoudra pas le défi de l’emploi sur le continent, l’analyse prospective y fait cependant apparaître la possibilité d’une aug‑ mentation de l’activité industrielle à moyen terme, dont l’ordre de grandeur correspond à un doublement de l’emploi industriel actuel. De 10 à 30 millions d’emplois pourraient y être créés dans des industries d’exportation vers 2030. Ces perspectives sont cependant fragiles et conditionnelles. Leur réalisation dépendra notamment des choix de localisation des pays producteurs et des arbitrages des donneurs d’ordre, du cadre des échanges et de la cohérence des préférences commerciales des parte‑ naires de l’Afrique. Sur le plan interne, si le coût et la productivité de la main‑d’œuvre ne constituent pas des handicaps majeurs, l’ampleur des coûts indirects (énergie, logistique, coûts de tran‑ saction) écrase la compétitivité des producteurs africains. Ce contexte impose aux États du continent africain la production et la fourniture des biens publics, aussi bien immatériels que

matériels, indispensables à la compétitivité de leurs entreprises. Nécessaires, ces mesures ne seront pas suffisantes pour enclen‑ cher et stimuler un processus d’industrialisation tardive. Des politiques industrielles déterminées et ciblées sont impératives pour promouvoir le secteur manufacturier, accroître sa pro‑ ductivité, ses rendements et sa profitabilité. En l’absence d’un ensemble d’incitations efficaces, les taux d’investissement et l’activité resteront faibles dans l’industrie.

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