UNIVERSITE DE PARIS I, PANTHEON SORBONNE
Département de Science politique Ecole doctorale de science politique, (ED 119) Directeur : Lucien Sfez
La quête de soi, une idéologie médiatique de l’intériorité Entre artificialité, normativité et standardisation : le cas de Psychologies
Présenté et soutenu publiquement par M. Olivier Mauco Mémoire pour le DEA « Communication, Technologies et Pouvoir » Sous la Direction de Mme Brigitte Le Grignou
Septembre 2004 1
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Avertissement : L’université Paris I Panthéon-Sorbonne n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires ou doctorats. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.
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UNIVERSITE DE PARIS I, PANTHEON SORBONNE
Département de Science politique Ecole doctorale de science politique, (ED 119) Directeur : Lucien Sfez
La quête de soi, une idéologie médiatique de l’intériorité Entre artificialité, normativité et standardisation : le cas de Psychologies
Présenté et soutenu publiquement par M. Olivier Mauco Mémoire pour le DEA « Communication, Technologies et Pouvoir » Sous la Direction de Mme Brigitte Le Grignou
Septembre 2004
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ABSTRACT
Psychologies se présente comme un entreprise médiatique du souci de soi, destinée à promouvoir le bien-être de chacun, illustrant un nouveau rapport à l’intériorité dont l’individu incertain est la figure la plus représentative. La liberté entraînée par l’extension du champ des possibles, entraîne un déficit identitaire et un replis sur soi liés au manque de lisibilité des instances supérieures normatives. De nouveaux référentiels apparaissent consacrant l’individu : Psychologies, dont le succès est conséquent, incarne cette nouvelle quête de soi. La « psy » comme nouvelle grille de lecture de la société est de plus en plus présente dans les médias télévisuels, et tend à évacuer toute dimension sociale et politique. Psychologies répond à des attentes sociales qu’elle a elle-même suscitées en instituant une grammaire de la psy et en constituant un ensemble de référentiels littéraires qui instaurent les conditions sociales et médiatiques de l’émergence d’une culture du psy. Cette demande anticipée est toutefois orientée par la production et les logiques médiatiques qui normalisent l’individu, en proposant un ensemble de règles normatives et une image standardisée de l’intériorité. Cette nouvelle définition de l’intériorité par un média, met en exergue l’individualité comme nouveau référentiel appuyant une idéologie privée. Le lien social devient de plus en plus artificiel, soumis à la logique de signe, de nouvelles communautés d’individualités virtuelles apparaissent. Cette idéologie de soi en adéquation avec les intérêts privés consiste à exclure les dimensions sociales et à renverser les problèmes en maximes de vie, confortant l’individu dans sa conception subjective. Pour accéder au bien-être tout un ensemble de techniques de soi est nécessaire, toutefois l’autonomie visée n’aboutit qu’à une automatisation des individus. L’adoption d’un nouveau référentiel normatif privé conduit à une nouvelle forme de contrôle non plus social mais individuel : l’autocontrôle volontaire traduisant un besoin de normes intérieures.
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REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier Mme Brigitte Le Grignou qui a suivi la conception, m’a judicieusement conseillé pour le développement et m’a encouragé à la concrétisation de ce travail. Je tiens aussi à remercier tout le personnel de l’Inathèque pour leur compétence et leur gentillesse. Je tiens enfin à remercier tous mes proches qui ont su m’entourer et m’aider.
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SOMMAIRE
Introduction
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1ère partie : Les conditions sociales et médiatiques de l’émergence de la « psy »
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CHAPITRE I : HISTOIRE DE LA PSYCHOLOGIE A LA TELEVISION ET EMERGENCE DE L’ENTREPRISE PSYCHOLOGIES I) II)
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L’APPARITION DU PSY ET DE LA PSY A LA TELEVISION PSYCHOLOGIES, UNE ENTREPRISE UNIVERSALISTE DU SOUCI DE SOI
41 50
CHAPITRE 2 : LA CONSTITUTION D’UNE CULTURE DU PSY I) II) III)
64
INTRODUCTION D’UNE GRAMMAIRE DU PSY LA CONSTITUTION D’UN REFERENTIEL LA « PSYCHOLOGISATION » DE LA SOCIETE
65 81 94
2ème partie : Un système d’accompagnement de soi
105
CHAPITRE 3 : RENVERSEMENT ET EVACUATION DES PROBLEMES : L’IDEOLOGIE DE SOI 106 I) II)
RENVERSEMENT DES PROBLEMES EN MAXIMES QUOTIDIENNES CROIRE ET AGIR SUR SOI, UNE IDEOLOGIE DE SOI POUR DU BIEN-ETRE
CHAPITRE 4 : LES
II)
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TECHNIQUES DE SOI POUR UN AUTOCONTROLE
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VOLONTAIRE
I)
107 LA QUETE
LES TECHNIQUES MEDICALES 152 DES PROGRAMMES DE MAINTENANCE A L’AUTOCONTROLE VOLONTAIRE
CONCLUSION ANNEXES BIBLIOGRAPHIE
169
185 187 189
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INTRODUCTION
Le souci de soi et les techniques de soi La recherche de soi est une préoccupation remontant à l’Antiquité. Michel Foucault l’a démontré dans son Histoire de la sexualité en retraçant l’évolution de ce principe et de ses pratiques. La culture de soi se traduit « par le fait que l’art de l’existence – techné tou biou sous ses différentes formes – s’y trouve dominé par le principe qu’il faut « prendre soin de soi-même » ; c’est ce principe du souci de soi qui en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. »1 Ce principe philosophique devient une réelle obligation morale lorsque l’insertion sociale de cette pensée et le partage de ces valeurs morales permet l’érection de cette injonction en impératif reconnu par le plus grand nombre. La dimension sociale est paradoxalement très importante dans cette pratique individualiste. En effet, la philosophie grecque définit l’ « être » comme celui dédié au « souci de soi ». Cette quête prend du temps, nécessite un certain recueillement, une rupture avec les activités ordinaires, et nécessite l’utilisation de ressources, l’aide d’autrui pour y parvenir. Ce n’est pas un exercice solitaire mais hautement social « où sont liés le travail de soi sur soi et la communication avec autrui »2. Le travail sur soi consiste à mettre en pratique un ensemble de techniques enseignées par un maître, intégré dans de réelles institutions comme des écoles particulières. La place de l’autre lui permet d’être à tour de rôle celui qui donne et celui qui reçoit les conseils, la connaissance de soi s’élabore par la connaissance d’autrui et l’échange réciproque. La dimension sociale est à deux niveaux, le rapport à l’autre dans un échange réciproque, et l’intégration dans un groupe d’individus sous l’égide d’une institution plus ou moins formalisée du souci de soi. Le travail sur soi répond à un ensemble de pratiques, « epimeleia », combinant des actes de parole et d’écrit. Ces pratiques sont régulées par tout un ensemble de techniques : « tout un art de la connaissance de soi s’est développé, avec des recettes précises, avec des formes spécifiées d’examen et des exercices codifiés. »3 Il est possible de relever les 1
Foucault (Michel), Histoire de la sexualité. Le souci de soi (tome 3), NRF, 1984, page 57-58 Foucault (Michel), ibidem, page 67 3 Foucault (Michel), ibid., page 74 2
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pratiques les plus courantes : les procédures d’épreuve basée sur des exercices d’abstinence pour « faire avancer dans l’acquisition d’une vertu et de mesurer le point auquel on est parvenu »4, des examens de conscience présentés comme un tribunal – le for intérieur – instaurant une césure du sujet entre « une instance qui juge et un individu accusé »5, et enfin un filtrage et un contrôle permanent des représentations, véritable travail sur la pensée se basant sur l’examen, le contrôle et le tri. Cet ensemble de techniques permet de mesurer le travail à accomplir pour accéder à la connaissance de soi, d’évaluer en permanence les acquis, de s’ériger en juge de ses actes et pensées, et de modifier le rapport au monde en exerçant un travail critique sur ses représentations. Le principe de vigilance permanente est requis comme élément nécessaire à cette quête perpétuelle. Ce « souci de soi » n’est pas subordonné à un but particulier, une sorte de finalité extrinsèque. Il ne s’agit en aucun cas de le pratiquer pour accéder à un sens offert par la philosophie ou les institutions garantes. La finalité est en soi : « il convient de garder à l’esprit que la fin principale qu’on doit se proposer est à chercher en soi-même, dans le rapport de soi à soi. »6 Ce rapport de soi à soi permet une acceptation de soi qui sera bénéfique pour autrui. Le but est de se connaître soimême, non pas en vue d’accéder à un état particulier de bien-être ou de béatitude individualiste, mais au contraire pour savoir se contrôler dans une perspective de vie sociale. Ce « souci de soi » traduit un souci de l’autre. La dimension sociale est donc présente dans la pratique mais surtout dans sa finalité. L’émergence de cette philosophie et de ces pratiques s’explique par une érosion des cadres normatifs classiques, notamment la dimension politique et sociale qui ne saurait maintenir les fonctions individuelles en place. L’autorité publique n’assurerait plus le lien social entre les individus, et par conséquent l’émergence d’une recherche de conduites plus personnelles concurrencerait les conduites collectives. « Moins fortement insérés dans la cité, plus isolés les uns des autres et plus dépendants d’eux-mêmes, ils auraient cherché dans la philosophie des règles de conduite plus personnelles. »7 Le « souci de soi » apparaîtrait, selon cette hypothèse, dans un contexte d’incertitude, liée à l’affaiblissement de l’emprise de l’autorité publique sur la destinée individuelle, les fonctions sociales
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Foucault (Michel), ibid., page 75 Foucault (Michel), ibid., page 75 6 Foucault (Michel), ibid., page 81 7 Foucault (Michel), ibid., page 55 5
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n’étant plus aussi prégnantes, et par conséquent permettant à l’individu de se définir dans un cadre plus individuel.
L’autocontrôle comme régulation du souci de soi Le contrôle de ses émotions, caractéristique du souci de soi, consiste à mettre en évidence les moyens permettant une anticipation rationnelle des conséquences liées à tels actes. Dans sa technique de tribunal intérieur il s’agit de renforcer « l’équipement rationnel qui assure une conduite sage. »8 La dimension sociale de cette pratique demeure avec son application quotidienne dans les relations humaines, ce qui au niveau politique offre la possibilité de mettre en place un gouvernement éclairé, car celui qui prétend gouverner les hommes doit savoir se gouverner lui-même. Le contrôle des émotions est donc un enjeu hautement politique. Considérant l’approche sociétale, ce contrôle de soi permet une stabilité sociale. Norbert Elias développe la notion d’autocontrôle dans La Dynamique de l’Occident. L’autocontrôle est un instrument de régulation des individus en leur for intérieur dans une société pacifiée grâce au monopole de la violence par les institutions étatiques. L’intérêt général prévalant sur l’intérêt et la volonté individuelle, il est nécessaire de monopoliser les ressources de la violence afin que l’individu en proie à ses affects et impulsions ne tente de concrétiser ses envies par un tel recours. Ceci permet l’« élargissement de son espace mental »9, en tant que capacité à considérer les causes du passé et d’en tirer les conséquences pour le futur, et évacue l’instantanéité caractéristique des sociétés féodales où la mort imminente est potentiellement partout. Le réseau d’interdépendance des individus nécessite pour la préservation de l’entité collective la mise en place d’une autocontrainte individuelle. Il s’agit d’homogénéiser les individus, de les rendre autonomes tout en leur inculquant un ensemble de normes et de codes les contraignant à agir dans l’intérêt général. « L’autocontrôle inculqué à chaque membre de la société vise à réduire les contrastes et les brusques changements de comportement, l’émotivité dans toutes les manifestations de l’homme. En effet l’individu est invité à transformer son économie psychique dans le sens d’une régulation continue et uniforme de 8 9
Foucault (Michel), Histoire de la sexualité. Le souci de soi (tome 3), NRF, 1984, page 79 Elias (Norbert), La Dynamique de l’Occident, Pocket, 1999, page 189 10
sa vie pulsionnelle et de son comportement sur tous les plans »10. Cette régulation « uniforme et pulsionnelle », originellement souhaitée par les adeptes du souci de soi antique, devient une obligation nécessaire pour maintenir l’équilibre entre individu et société. Le souci de soi n’émane plus des volontés individuelles, mais de l’autorité publique. Grâce à sa mise en place, le système démocratique, peut assurer le maintien du système économique contemporain dont les contraintes
d’anticipation rationnelle des
comportements, le maintien des fonctions sociales nécessitent une autodiscipline des individus. Cet autocontrôle doit tenir compte du passé et du futur, car « elles requièrent la maîtrise instantanée des mouvements affectifs et pulsionnels en prévision de leurs prolongements futurs. Elles cultivent dans chaque personne une maîtrise de soi uniforme – par rapport à d’autres normes – qui enserre dans un étau tous ses comportements. »11 L’individu intègre en son for intérieur les valeurs et normes sociales, notamment par les instances de transmission directe comme la famille ou l’école. Si le monopôle de la violence réduit la capacité à recourir à la force pour l’obtention de ses désirs, l’autocontrôle agit à la source en agissant sur l’économie psychique des individus, évacuant leurs désirs en les inscrivant dans une temporalité longue. Le souci de soi répond à un besoin social des individus, alors que l’autocontrôle est un besoin vital de la société pour maintenir la paix, et permettre sa prospérité. Ce processus de pacification et d’intériorisation de normes sociales au sein de l’individu a des conséquences sur son intégrité psychique : « Les contraintes pacifiques que ses rapports avec les autres exercent sur lui trouvent leur reflet dans son psychisme. »12 Les pulsions et émotions de chacun sont intériorisées, ne s’expriment plus dans un conflit entre les hommes, mais au contraire instaurent une lutte de chacun entre cette partie pulsionnelle et affective et celle du mécanisme d’autocontrôle. L’ennemi n’est plus extérieur mais en soi, ce que Norbert Elias résume ainsi : « dans un certain sens, le champ de bataille a été transposé dans le for intérieur de l’homme. »13 L’instauration d’une liberté d’entreprendre grâce à l’extension du domaine des possibles et la chute des interdits n’entraîne pas seulement une érosion de ces mécanismes
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Elias (Norbert), ibidem., page 195 Elias (Norbert), ibid., page 196 12 Elias (Norbert), ibid., page 197 13 Elias (Norbert), ibid., page 197 11
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d’autocontrôle, mais plutôt un sentiment d’indétermination qui au lieu de libérer l’individu, l’asservit à un mal-être. La liberté d’action indéterminée par des instances supérieures, entraîne non pas une libération de l’individu mais au contraire le plonge dans l’inaction.
Le paradoxe du tout est possible et de l’incertitude : le retour du souci de soi La société contemporaine est plongée dans le paradoxe de l’extension individuelle du champ des possibles et en même temps de l’apparition de l’incertitude individuelle. Alain Ehrenberg note l’émergence des possibilités et la chute des interdits dans son ouvrage La Fatigue d’être soi, modifiant les limites régulatrices de l’ordre intérieur : « le partage entre le permis et le défendu décline au profit d’un déchirement entre le possible et l’impossible. »14 Ce nouvel ordre permet l’émergence d’un individu souverain affranchi des interdits, non pas tout puissant dans l’acception nietzschéenne, mais plutôt privé de guides et de maîtres. L’individu devient son propre maître sans en avoir eu la volonté ni les capacités. « On est de plus en plus propriétaire de soi, on en est de plus en plus le maître, mais ce soi, plus présent pour soi-même comme pour la société, est en même temps, et très concrètement, “ voué à l’indétermination ” »15. Cette incertitude se traduit par un processus renversé du contrat social. Initialement le pacte social permet à l’individu de gagner « la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède »16. L’instauration de la sécurité sociale et de l’aide sociale impliquait l’individu dans une logique de dette vis à vis d’un Etat garant de ces privilèges. Cependant ce qui était un droit consenti par le pacte social est perçu à la fois comme un acquis, étant un état de fait, et en même temps est perçu comme de moins en moins garanti par l’Etat-providence. La logique capitaliste privatise non seulement la propriété mais l’accession à cette propriété, et permet la mise en concurrence et une individualisation des moyens de conservation traditionnellement aux mains de l’Etat. L’individu devient de plus en plus responsable de son destin, et notamment des moyens pour assurer sa pérennité : « la dette de la société envers l’individu s’élève à proportion de l’augmentation de ses responsabilités. »17 Le champ de responsabilité individuelle s’accroît de plus en plus en proportion de la baisse de la prise en charge par l’Etat. Nous pouvons 14
Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poche, Paris, 2000, page 14 Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 307 16 Rousseau (Jean-Jacques), Du Contrat social, chapitre VIII, De L’Etat civil, Libre de poche, 1996, page 57 15
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considérer qu’il y a un transfert non pas de compétences, mais d’obligations de compétence : « un des problèmes majeurs de l’individualisation réside dans le report de responsabilités illimitées sur l’individu, qui réduit la capacité à agir et conduit à cette face sombre de la subjectivité qu’est l’impuissance psychique. »18 Cet écart entre les capacités individuelles à prendre le relais de l’Etat et l’exigence d’assumer ces responsabilités crée un état de malaise psychique, se traduisant par une hausse de la dépression. L’individu devient incertain lorsqu’il n’a plus d’obligation vis à vis des normes de la société sur lesquelles se construire, soit en conformité, soit en opposition. Cette émancipation individuelle s’accompagne de l’émergence de nouvelles institutions endossant le rôle de guide. Ainsi la perte des référentiels classiques signe plus la fin de leur monopôle que d’une réelle disparition, entraînant l’apparition d’une multiplicité de référentiels en concurrence les uns envers les autres. L’individu libéré des contraintes peut « négocier ses croyances »19 dans une situation de surmodernité caractérisée par l’excès. La pluralité de l’offre de repères se centre non plus sur une dimension sociale mais sur l’individu. Les nouvelles sagesses, philosophiques ou religieuses relèvent essentiellement de la spiritualité plutôt que d’un réel partage communautaire relatif aux religions. Cette pluralité d’offre est une « anticipation de la demande »20 sociale influencée par les contraintes sociales, une formalisation des attentes individuelles : « chacun veut et doit devenir l’acteur de sa propre vie. Ce mélange d’aspirations et de normes dessine un style de rapport à la société qui fait de l’estime de soi la condition de l’action. »21 Cette estime de soi22 se centre sur trois piliers : l’amour de soi, la vision de soi et la confiance en soi. Elle cristallise le paradoxe énoncé précédemment : « l’estime de soi se situe au carrefour d’une libération psychique et d’une insécurité identitaire qui progressent parallèlement. »23 L’individu autonomisé doit trouver les ressources psychiques pour retrouver une certitude dans ses actes et volontés.
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Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 309 Ehrenberg (Alain), ibidem., page 309 19 Balandier (George), Le Dédale. Pour en finir avec le XXème siècle, 1992 20 Darras (Eric), « Les limites de la distance. Réflexions sur les modes d’appropriation des produits culturels. » in Donnat (Olivier), dir., Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La documentation française, 2003, page 239 21 Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 23 22 André (Christophe) et Lelord (François), L’Estime de soi, Odile Jacob poches, Paris, 2002 page 14 23 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poche, Paris, 2000, page 175 18
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Afin de remplir cet objectif, le souci de soi ne devient plus une finalité en soi mais un moyen d’accéder à l’estime de soi, qualité requise pour remplir les conditions de l’action. « L’individu incertain caractérise une société de désinhibition, dont le ressort est l’amélioration de soi, condition indispensable pour se gouverner dans une société complexe et un avenir opaque. »24 L’intériorité comme construction sociale L’estime de soi demeure un moyen asservi à un but, non plus de bonheur et prospérité collective mais de bien être individuel. D’une volonté dynamique tendant vers un idéal social, nous entrons dans une période souhaitant d’accéder à un état statique de bien être individuel. « Le développement de soi devient collectivement une affaire personnelle que la société doit favoriser. »25 Cependant la société civile prend de plus en plus en charge ce développement de soi, et notamment par des entreprises privées comme Psychologies26, constitué d’un triptyque médiatique, magazine, site internet, et émission télévisée, dont le succès traduit une réelle demande sociale. La « psychologisation » de la société comme nouvelle grille de lecture du social évacue toute dimension socio-politique pour marquer l’avènement de l’individu souverain, car capable de lire en lui, de renouer avec le respect de soi et de ressusciter les volontés individuelles. L’entreprise Psychologies prône cette nouvelle spiritualité individuelle en offrant un nouveau référentiel que l’individu peut embrasser. Ce nouveau culte de l’intériorité peut être consacré de la sorte, considérant qu’il répond à une demande sociale que Psychologies formalise, car comme le souligne Alain Ehrenberg, « sans institution de l’intériorité il n’y a pas, socialement parlant, d’intériorité. Elle est produite dans la construction collective qui fournit le cadre social pour exister. »27 De la même façon que le courant romantique en littérature avait une existence sociale, transcrivant les aspirations sociales, ce courant de l’intériorité, consacrant le for intérieur comme nouvelle grille de lecture, est institutionnalisé par des entreprises comme Psychologies, traduisant une volonté d’autonomie des individus. La place des médias est 24
Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 24 Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 151 26 Nous appellerons Psychologies l’entreprise qui traite du bien-être comme l’ensemble des trois médias la constituant : Psychologies magazines, Psychologie (sans « s ») qui est l'émission télévisée, et psychologies.com pour le site internet 27 Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 143 25
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centrale dans l’émergence de cette nouvelle donne, car ils « facilitent l’émergence d’une nouvelle demande en fournissant les mots pour les formuler. »28 Ils s’instaurent donc en institution du langage et d’apprentissage de cette nouvelle conception de soi, « ils ouvrent un espace public pour mettre en forme la réalité psychique et façonnent le style d’une psychologie pour les masses. »29 La société de communication, permet l’émergence rapide d’une culture pour le plus grand nombre, définie par essence comme l’expression de la doxa. Si elle postule la pluralité de l’offre, la liberté du choix, comment parvient-elle à homogénéiser cette demande pour en faire le sens commun, et par conséquent à unifier les volontés initiales ? Cette interrogation générale, est totalement transposable au cas de Psychologies. Comment une entreprise comme Psychologies produit-elle une culture psychologique de masse, posant un paradoxe entre l’intériorité subjective individuelle et une nouvelle approche de l’intériorité proposée par une entreprise privée ? Alain Ehrenberg nous donne un premier élément de réponse nous encourageant à mener l’enquête : « L’intériorité n’est pas dans la tête des gens qui inventeraient par eux-mêmes son langage, elle est dans le monde et en nous simultanément. »30 En socialisant ce qui relève de l’intime, Psychologies construit une conception de l’intériorité, qu’elle instaure en offre pour une demande sous-jacente. Problématique La conception de l’intériorité de Psychologies n’est pas a priori totalisante dans la mesure où ce sont des techniques de libération de soi adaptables à chacun qui sont proposées, selon le leitmotiv « mieux vivre sa vie »31. Le bien-être n’est pas concrètement un état uniforme, mais au contraire adaptable à la conception de chacun. La liberté individuelle de choix de bonheur est une des valeurs annoncées. Liberté individuelle de choix et libération psychique sont les deux piliers de ce nouveau souci de soi, qui devient non plus un but en soi, mais un moyen d’accéder au bien-être. Cependant, comment une entreprise médiatique prônant ces valeurs individualistes parvient-elle à normaliser les individus ? Par normaliser nous entendons normativité, comme ensemble de règles
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Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 143 Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 143 30 Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 143 31 Sous-titre du magazine Psychologies. 29
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inculquées au plus grand nombre, et standardisation comme conception uniforme de l’individu. Normalisation et standardisation entraînent l’émergence d’un individu semblable à l’autre, dont la conception de l’intériorité et les techniques de soi permettent l’émergence d’un nouveau type d’autocontrôle de soi.
HYPOTHESES ET PISTES
Afin de comprendre la démarche scientifique entreprise, il m’apparaît comme nécessaire de présenter l’ensemble des hypothèses qui m’ont amené à construire la démonstration. Par un souci de rigueur, deux niveaux retracent cette genèse. Les hypothèses premières, relativement lointaines du sujet, consistent plutôt en des préconcepts, des intuitions théoriques, relativement vagues mais qui ont certainement influencé ce mémoire. Ensuite les hypothèses liées directement au cas de Psychologies qui peuvent être considérées comme les hypothèses du thème traité par le présent ouvrage. Ce va-et-vient entre le cas pratique de Psychologies et les considérations générales est justifié par l’hypothèse de Alain Ehrenberg : « la télévision rend visible les évidences, elle est un hypersymptôme »32 dès lors les considérations générales pourront-elles trouver une expression paroxysmale dans l’analyse de Psychologies. Cette présentation des hypothèses sera thématique afin d’éviter une dichotomie simpliste impressions générales / impressions particulières. Le rapport au temps La première hypothèse est liée à un rapport au temps, qui est central dans l’approche de la dépression. Comme le souligne Alain Ehrenberg, la dépression est une « pathologie du temps » 33, car le déprimé est sans avenir. Cette maladie liée à un manque de perspective connaît un essor considérable ces trente dernières années. En écartant une analyse médicale, est-il possible de considérer que le monde contemporain et ses conditions 32 33
Ehrenberg (Alain), L’Individu incertain, Pluriel, Paris, 1995, page 169 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poche, Paris, 2000, page 294 16
de vie influent sur la psyché, modifiant notre rapport à la temporalité, certes subjectif, mais d’autant plus modifiable qu’il correspond à notre perception des choses, des événements. Ainsi une mutation du rapport au temps général au niveau de la société peut avoir des conséquences individuelles. L’hypothèse est inspirée de l’état des lieux énoncé par la surmodernité. La nouvelle temporalité centrée uniquement dans une sorte de présent instantané crée une rupture avec la ligne classique passé / présent / futur permettant à l’individu de se constituer par rapport à ce qu’il fut et en projection à ce qu’il espère. Ainsi l’instantanéité plonge l’individu dans le présent, le coupant de son passé, par conséquent le privant d’une part de son identité. Psychologies offrirait par conséquence un rapport différent au temps, agissant sur la subjectivité individuelle, en proposant un mode d’appréhension du rapport au temps renversant le problème en réel atout. L’instantanéité ne serait plus un drame vécu mais au contraire une maxime quotidienne, par une réactualisation du carpe diem et un éloge de l’idéologie de la communication, tous deux insérés dans l’instant de vivre. L’individu comme référentiel identitaire La seconde hypothèse concerne le référentiel identitaire des individus. Théoriquement les fonctions sociales donnent un sens extrinsèque à l’individu. La postmodernité annonçait la fin des instances normatives classiques, la surmodernité constate la multiplication de ces référentiels. Le culte de la vitesse, la flexibilité, la mobilité, l’érosion progressives des fonctions sociales uniques pour une multiplication des fonctions sociales créent un trouble dans la constitution identitaire de l’individu. Psychologies en tant qu’entreprise du bien-être s’érige en un référentiel normatif privé, car indépendant des autorités publiques. Elle instaure l’individu comme le centre de toutes les attentions, le topique de toutes actions, comme lieu commun de chacun et plus petit dénominateur commun. L’individu comme référentiel est le niveau minime de la cohésion sociale. Ce culte de l’individu doit s’accompagner d’une idéologie de soi, capable de faire adhérer le plus grand nombre aux valeurs de l’entreprise. Ce culte de l’individu doit essentiellement s’appuyer sur les idéologies préexistantes, et doit consacrer l’idéologie de la communication comme nouveau lien vital entre les personnes. L’idéologie de la
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communication permet de relier les individus plongés dans l’instant présent, est une sorte de lien social fictif.
L’accompagnement technique Psychologie occupe une fonction de promotion des thérapies du bien-être. Cet ensemble de thérapies est fixé sur le temps présent, créant une rupture avec la psychanalyse traditionnellement recentrée sur l’histoire de vie, et la place du passé dans la constitution de l’individu. L’accession au bien être se fait par l’intermédiaire de thérapies à visée médicale. Ainsi les solutions proposées ne sont plus des solutions transcendantes mettant en jeu la croyance en une entité supérieure, mais sont plongées dans l’immanence, directement accessibles par l’individu qui peut se les réapproprier sans intermédiaire, si ce n’est le détenteur de la technique. L’individu dans son rapport de soi à soi, ne permet plus l’intrusion d’un tiers, comme c’était le cas lors du processus de la confession ou de la psychanalyse. La technique remplace l’individu, et de par son aspect impersonnel crée l’illusion d’autonomie de l’individu. L’individu peut ainsi s’auto-analyser, notamment avec la pratique de tests d’auto-évaluation de sa personnalité, qui traitent la personnalité comme une somme de symptômes, ce qui entraîne une approche technique de l’individu. L’image idéale de soi La télévision en tant que miroir est une thématique largement abordée, mais qui peut trouver une justification dans l’analyse d’une émission traitant de la quête de soi. Il ne s’agit pas de renvoyer une image de l’individu telle qu’il est, mais plutôt de proposer une image fantasmée de soi, une sorte d’idéal du moi que l’émission lui renverrait. En tant qu’élément déterminant dans la constitution de l’identité, l’idéal du moi proposé par l’émission est un idéal du moi de substitution qui peut séduire un individu dont l’estime de soi est faible. En normalisant l’image de l’individu, grâce aux procédés de prise de vue mis en place pour une médiatisation des expériences individuelles quotidiennes par l’émission, l’idéal du moi n’est plus incarné par des stars, mais par l’individu ordinaire. L’individu ordinaire érigé en signe par les dispositifs télévisuels devient un référent encore plus performatif puisqu’il est sensé représenter non plus un autre inaccessible, mais un même transcendé par les techniques de soi. L’individu devient autonome par des techniques de 18
soi. Cette représentation du même permet d’élargir le champ des possibles et de réactiver la volonté individuelle à se conformer à cette image idéale du soi médiatisée. TERRAIN ET CORPUS Choix et mise en place du corpus L’analyse de l’émission ne peut se suffire en elle-même. Psychologies est une entreprise du bien-être présente sur trois supports médiatiques différents : Psychologies magazine imprimé, psychologies.com présent sur internet, et Psychologie diffusé sur France5. Ainsi semble-t-il nécessaire pour comprendre l’émission télévisée d’analyser les autres composantes de l’entreprise. Ces trois médias forment un tout mais répondent à des logiques différentes, puisque la lecture du magazine renvoie à une sociologie de la lecture, dans sa double acception de lecture didactique et de lecture de salut34, le site internet développe le mythe de l’interactivité et présente un panel de techniques d’auto-analyse de soi, dessinant aussi les contours possibles d’une communauté d’individus autonomisés et fidèles à l’idéologie de l’entreprise, alors que l’émission télévisée correspond à une logique de mass media relayant une image idéale de soi, une idéologie de soi, et s’inscrit dans une sociologie de la réception. Nous recentrerons l’analyse essentiellement sur deux des trois supports : psychologies.com et l’émission Psychologie. Le magazine Psychologies est exclu de notre analyse. Le site internet est une transposition du support papier dans sa quasi intégralité, reprenant les articles le mois suivant la publication du magazine, ce qui entraînerait une certaine redondance. De plus il propose une relation plus directe avec le lecteur, qu’il est possible d’étudier sans mettre en place de lourds dispositifs d’analyse de réception. Ensuite l’analyse du magazine a déjà été effectuée par Dominique Mehl, dans son ouvrage La Bonne Parole35 dont la qualité des analyses et les moyens dévoués à cette études ne sauraient être atteints par notre présente étude, d’autant que les conclusions s’inscrivent dans notre perspective, en tant que point de départ d’un travail qui aurait été préalable, et par conséquent notre mémoire aurait été lui 34
Mauger (Gérard) et Poliak (Claude F.), « Les usages sociaux de la lecture » in Bourdieu (Pierre), dir., Genèse de la croyance littéraire, Paris, Actes de la recherche en sciences sociales, 123, Seuil, juin 1998 page 12-13 35 Mehl (Dominique), La Bonne Parole, La Martinière, Paris, 2003. L’analyse du magazine se situe dans la deuxième partie : « L’extension du domaine de la psy », chapitre I : « Psychologie ou la cause du bien être. » 19
aussi redondant. Enfin l’analyse de l’intégralité des numéros de Psychologies, au nombre de 233 dans sa totalité ne peut être raisonnable considérant le temps imparti pour un mémoire de troisième cycle, d’autant que les numéros ne sont pas tous accessibles. L’analyse de l’émission Psychologie est concevable dans son intégralité, considérant qu’il y a eu 32 émissions, entre le 12 octobre 2003, date du premier numéro : Oser se parler et le 6 juin 2004, dernier numéro : Trouver le courage en soi. Cette saison sera la seule, l’émission n’étant pas programmée à la rentrée pour des raisons essentiellement juridiques36. Ainsi ces trente-deux numéros confèrent une vision d’ensemble. D’un point de vue pratique, la saison est disponible à l’Inathèque, dans le dépôt légal de télédiffusion, instauré depuis 1995, et a pu être suivie en tant réel chaque dimanche ou enregistrée. L’analyse du site internet psychologie.com permet d’aborder un aspect nouveau dans la constitution d’une intériorité. Le site a un taux d’audience important puisque 500 nouveaux messages par jour alimentent le forum qui compte 30 000 contributions37. Vingtcinq mille personnes sont abonnées à la « newsletter » de www.psychologie.com. L’aspect communautaire, centré sur l’interaction,
peut être intéressant à analyser comme le
prolongement des deux autres supports, et permettre une analyse très sommaire des forums, se substituant à une analyse de réception traditionnelle. Site internet et émission télévisée sont deux aspects complémentaires, deux futurs possibles du magazine, car ces supports répondent à des objectifs certes différents, mais peuvent toucher potentiellement un public plus conséquent. Initialement, il avait été envisagé d’analyser les magazines télévisuels faisant écho de Psychologie. Un corpus avait été prédéfini, comprenant Télérama, Télé 7 jours, Télé Loisir, Le Nouvel Obs Télé, Télépoche. Malheureusement après avoir parcouru l’ensemble de ces journaux, aucune mention particulière n’est apparue concernant Psychologie, car même si Télérama lui consacre deux « TT » pour la première, l’émission ne fait pas l’objet d’un seul commentaire, et perd ses « T » au fil des semaines. Seul Télé Loisir accole à côté du thème de l’émission la mention « magazine », s’aventurant à la qualifier.
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Informations obtenues auprès de France 5, toutefois les raisons ne sont pas connues précisément. Guerrier (Philippe), « Psychologies tente de rééditer son succès magazine sur Internet » in Le Journal du Net, 3 octobre 2002 : http://www.journaldunet.com/0210/021002psychologies.shtml
37
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Corpus d’étude définitif de l’étude : •
Psychologie, émission diffusée sur France 5, intégralité des numéros, du 1er au 32ème. Visionnage de l’intégralité de la série et sélection d’émissions analysées plus en profondeur, en fonction des thèmes abordées et de leur représentativité. Oser se parler (12/10/03), Thérapies : y aller ou pas ? (26/10/03), Le Bonheur dépend-il de nous ? (21/11/03), Se déculpabiliser (30/11/03), Sommes-nous vraiment adulte ? (07/12/03), Dépression, comment l’éviter ? (11/04/04), Faut-il multiplier les thérapies ? (21/03/04), Peut-on se débarrasser des complexes ? (02/05/04) La Foi aide-t-elle à vivre ? (16/05/04).
•
Site internet Psychologie.com entre le 1er mars 2004 et le 31 juillet 2004. Analyse des contenus des différentes rubriques, notamment « Maîtres de vie » et « Tests ». Analyse des forums, en particulier la rubrique « Se connaître » et « Quelle est votre spiritualité ? », permettant de transcrire le rapport à soi et le rapport à la croyance.
METHODE
Choix de l’approche méthodologique En tant qu’entreprise de soi, Psychologies doit être analysée d’un point de vue sociologique, économique et idéologique. D’un point de vue sociologique, l’entreprise permet de formuler une conception de l’intériorité en tant que conception sociale, et non pas purement au niveau de la production d’une entreprise ou d’individus. Il s’agit d’analyser la formulation de cette nouvelle intériorité, ainsi que les conséquences sur le lien social et les fonctions sociales. D’un point de vue économique, l’entreprise est insérée dans un complexe médiatique, ayant des contraintes de production et devant remplir des impératifs de vente. Des stratégies économiques d’expansions internationales, de concentration horizontale avec la multiplication et la diversification des supports, et enfin de concentration verticale avec les liens entretenus avec les techniques de soi publicisées, ont des conséquences sur la formulation de l’offre. Cette entreprise est marquée par des liens familiaux forts entre Jean-Louis, Perla, David, et Florence Servan-Schreiber qui
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apparaissent tous les quatre dans l’ours du magazine. D’un point de vue idéologique, l’entreprise crée une nouvelle institution de soi marquée par un ensemble de valeurs, de référentiels idéologiques et de normes comportementales inspirées de l’idéologie de la communication, de l’idéologie du bien être et de l’idéologie de soi qui peuvent être considérées comme autant de facettes de l’idéologie de l’individu souverain, appuyé sur une idéologie de la technique comme nouveau lien dans le rapport de soi à soi et instrument de libération. Nous analyserons l’émission Psychologie en ayant à l’esprit ces trois approches qui sont le triptyque de toute analyse de média. Ce travail peut être considéré comme une première partie d’un travail intégral sur cette entreprise du bien-être, dans la mesure où il nous est apparu nécessaire de commencer notre étude par une analyse de contenu offert par la production. Ce premier travail de mise à jour des contraintes socio-économiques et des visées idéologiques permet de cerner l’objet dans sa dimension productive, comme un tout qui aurait anticipé la demande, ensuite proposé au spectateur qui le recevrait dans un schéma de la communication qui peut sembler peu interactif. Toutefois en tant qu’institution de soi, un rapport dialectique entre un maître qui enseigne et un élève qui apprend est concevable, car contrairement à l’antiquité où le souci de soi passe par l’autre, ici ce souci de soi passe par un média impersonnel. C’est pourquoi nous nous intéresserons à l’enseignement et à l’apprentissage proposé, car l’élève est supposé assoiffé de savoir. L’échec d’une analyse de réception D’un point de vue bien plus pratique, la question de l’étude de réception s’est posée et des démarches ont été entreprises pour la mettre en place. Une demande a été formulée en décembre auprès de la rédaction de Psychologies pour passer un appel à candidature dans la rubrique petites annonces pour une enquête de réception dans le cadre d’un mémoire de DEA à la Sorbonne. Après un mois de négociation, nous sommes arrivés à un désaccord : l’entreprise exigeait 189 euros TTC pour passer l’annonce, ne certifiant aucunement le nombre de réponses qui n’aurait pas dépassé la dizaine selon Lucile Bourgeois, « chef de publicité ». Malgré une ultime tentative de monnayer mon travail en présentant l’utilité que pourrait représenter une telle étude, la direction n’a rien voulu
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savoir. De toutes façons un tel engagement moral aurait modifié mon approche en me contraignant à une conception beaucoup plus marketing. N’ayant pas les moyens financiers, je me tournai vers une tactique plus artisanale en passant des annonces dans mes commerces de proximité ; ce fut un échec complet, car si Psychologies tend à devenir une institution de soi, il n’y a pas de réelle communauté d’individus, excepté le forum internet, sur lequel je postai un message faisant part de mon intention de réunir un public de cette émission. Le message resta sans réponse et fut retiré par le webmaster. Un dernier espoir résidait dans l’émission, mais le refus de la rédaction s’avéra sans appel, car l’émission ne diffuse pas de messages dans son générique, et d’autre part le public n’est pas analysé par France 5 et demeure scellé par la confidentialité. Le public n’étant pas suffisamment important, la chance pour trouver des téléspectateurs au hasard de pérégrinations dans la rue était plus que faible. Un public artificiel aurait pu être mis en place, toutefois l’analyse n’aurait pu se cantonner à des impressions de téléspectateurs n’ayant pas le « souci de soi » et le bien-être comme leitmotiv de leurs pratiques télévisuelles et se serait résumée à des réactions classiques d’individus visionnant un magazine culturel et médical sans être a priori intéressés par le sujet. Car les motivations et intérêts pour une telle émission étaient le centre des préoccupations, il me semblait nécessaire de trouver un public déjà existant et de ne pas le construire de toute pièce. Face à de telles difficultés, il apparaissait comme une fatalité de se recentrer sur la production. Cependant le forum de discussion offrait un public d’adeptes de l’entreprise et de la psy. Ce public disparate était présent sous la forme de cette communauté virtuelle d’individu. Ainsi l’idée d’intégrer cette communauté germa. Pour ce faire, j’observais le type de relation, les thèmes abordés et les codes de conduite. J’endossais une fausse identité et tentais de me présenter comme le même, en conservant à l’esprit les problèmes liés à l’observation participante. Afin de recueillir des informations, je formulais des questions relatives qui pouvaient m’intéresser dans la recherche, tout en jouant sur le principe de précaution, en n’osant pas affirmer des vérités, mais plutôt en faisant appel à un ressenti simulé. J’abordais ainsi la question du rapport au temps, sollicitais les internautes pour qu’ils me conseillent des méthodes pour se sortir du mal-être et posais innocemment la question : peut-on vivre sans les autres ? Je reçus quelques réponses, assez contradictoires
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qui ne peuvent être considérées comme une étude de terrain mais qui répondent en partie à mes attentes. Méthode pratique La méthode pratique consiste à visionner l’ensemble des émissions une première fois, puis de sélectionner les émissions les plus représentatives qui seront analysées par le biais d’une grille de lecture dont les thèmes sont : les fonctions de l’émission (informative, curative, incitative), la structure de l’émission (en corrélation avec la fonction), le statut et le rôle des référents, le statut et le rôle de l’animateur, le statut et le rôle de la star, le statut et le rôle de l’individu ordinaire, l’image de l’individu proposée (image idéale du moi, image statique ou dynamique, homogène ou hétérogène, semblable ou autre), la place de la communauté et du groupe (présence dans l’émission, place des problèmes sociaux, nouvelle forme de communauté suggérée) et enfin l’homogénéité de l’idéologie (idéologie de soi, du bien être, de la communication, de la technique de soi). Le choix de ces thèmes oriente inéluctablement l’analyse de l’émission, mais permet de donner une cohérence à mon approche. Ce visionnage s’est déroulé à l’INAthèque qui possède l’intégralité de la saison de Psychologie, des postes de travail performants, un moteur de recherche efficace et un personnel d’une gentillesse et d’une compétence extrême. Cette grille de lecture s’est aussi appliquée au site internet, en mettant l’accent sur les techniques pour se connaître soi, comme les tests, les dossiers thématiques. L’analyse de la communauté virtuelle s’axe sur le type d’interaction des individus entre eux, la nature de leurs messages, et le rapport à l’autre internaute. L’analyse des techniques de soi consiste à relever statistiquement le nombre de citations dans l’émission, dans une approche quantitative, et le mode de présentation de ces techniques dans une approche plus qualitative. Enfin un cadre théorique a été mis en place, et deux parties ont été rédigées sur le rapport à soi, le problème de la place des intermédiaires dans la connaissance de soi, dans une tentative de genèse de ce for intérieur. Ce cadre théorique m’a permis de solidifier l’approche de l’émission, contrepoint d’une analyse seulement pratique. De ces deux parties, il ne reste que des fragments épars, disséminés dans l’analyse de l’émission.
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RAPPORT A L’OBJET Poser la question du rapport à l’objet consiste à prendre conscience de sa conscience, à extérioriser son for intérieur, dans une autoanalyse proche de celle suggérée par Psychologies. Faire une autoanalyse de son rapport à la psychologie tient presque de la prise de conscience de son rapport à l’intériorité et de l’influence de la psychologie comme grille de lecture de soi. Ces considérations subjectives par essence doivent faire l’objet d’une objectivation, exercice périlleux, puisqu’une part d’inconscient retient peut être les mystères de la naissance de ce désir. Cependant cet exercice est nécessaire, comme le souligne Pierre Bourdieu dans une tentative de distanciation de l’énonciation : « S’il est vrai que ce que je dis de la lecture est le produit des conditions dans lesquelles j’ai été produit en tant que lecteur, le fait d’en prendre conscience est peut-être la seule chance d’échapper à l’effet de ces conditions. »38 Cette étude s’inscrit dans une triple continuité, dans un rapport spirituel, dans un rapport affectif et dans un rapport universitaire. Le rapport à la croyance semble l’élément premier, formulable simplement par le pourquoi croire ? Pour symboliser une figure du père qui nous accompagnerait, accéder à une transcendance, réveiller la volonté de puissance, s’intégrer socialement dans une communauté ? Mais alors pourquoi ne pas croire considérant l’ensemble des avantages ? Le problème de la liberté s’est alors posé comme une évidence, percevant la croyance en une supériorité exogène comme une marque d’asservissement volontaire, de facilité, une musique intérieure à jouer plutôt qu’à composer. La liberté entraîne la question du choix. L’analyse de Psychologie a une dimension personnelle que je résumerai brièvement. J’ai connu le magazine au domicile familial, il y a quatre ans. La curiosité me prenant je parcourais ces pages où les conseils pour « mieux vivre sa vie » n’avaient qu’un faible écho à ma lecture. Cependant en considérant les pratiques religieuses et spirituelles de l’abonné, un sentiment d’étonnement me taraudait. Pourquoi concilier psychologie(s), religion, mysticisme, spiritualité ? Pourquoi une telle pluralité de référentiels ?
Mais
pourquoi ce besoin de trouver des guides, de les multiplier ?
38
Bourdieu (Pierre), « La Lecture : une pratique culturelle » in Chartier (Roger), dir., Pratiques de lectures, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993, page 270 25
L’intérêt pour les croyances culturelles s’est formulé de par mes études universitaires et l’ensemble de cours sur la communication, ce qui m’a poussé à faire un mémoire sur le best-sellers39 en littérature l’année précédente, de comprendre les conditions de production et de réception d’un tel phénomène. L’étude sur Psychologies rejoint ce premier travail, en ce sens qu’il s’agit toujours d’une pratique culturelle, mais cette fois-ci explicitement porté sur la croyance et la spiritualité, du moins ces nouvelles formes stigmatisées par l’entreprise. L’analyse de Psychologies cristallise donc cette triple dimension spirituelle, affective et universitaire qui peuvent être considérées comme les conditions de production de mon intérêt pour ce sujet. Cette présentation, peut-être intempestive, me semblait nécessaire dans un souci d’honnêteté intellectuelle. Toutefois elle illustre mon rapport à la psychologie, étant moi-même le produit de cette nouvelle grille de lecture de soi. Cette analyse du for intérieur est par ailleurs une caractéristique de Psychologies : « le for intérieur, comme réflexion de soi avec soi-même, détrône l’inconscient comme grille de lecture du rapport de chacun à une conduite de son existence. »40 Cependant Psychologies n’est pas l’instigatrice de cette nouvelle grille de lecture, mais formalise une caractéristique d’évolution sociale du rapport à soi. Aussi est-il nécessaire de défricher cette genèse du for intérieur comme nouveau rapport à soi.
L’EVOLUTION DU FOR INTERIEUR : UN ENJEU DE CONTROLE DE SOI Le for intérieur comme instance d’intégration de normes sociales. L’expression « for intérieur » est communément usitée pour définir ce qui relève de l’expérience intime, de la sphère privée la plus profonde, le cœur même de la conscience, « une instance intime, lovée au creux de l’être, où sont conservés des grands et des petits secrets vécus comme des trésors. »41 Le dictionnaire Le Petit Robert propose une double définition de cette expression. Il s’agit dans son acception courante d’un lieu : 39
Mémoire de fin de cycle de l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse, sous la direction d’Eric Darras. Mauco (Olivier), Le Best-sellers ou la lecture des temps modernes, Tableau synchronique d’un phénomène culturel, d’un point de vue économique et sociologique, IEP Toulouse, 2004 40 Mehl (Dominique), La Bonne Parole, La Martinière, Paris, 2003, page 217 41 Enriquez (Eugène), « Approches du for intérieur » in CURAPP, Le For intérieur, PUF, 1995. P 12 26
« dans la conscience, au fond de soi-même. »42, et dans son acception littéraire le « for intérieur » est assimilé au siège de délibération de la conscience en tant que « tribunal de la conscience ». L’expression « for intérieur » n’a pas toujours été réduite à cette simple définition. Sa particularité première est l’unique emploi du nom « for » dans le langage actuel. Or tout le sens de « for intérieur » réside dans ce nom, « intérieur » n’étant qu’un adjectif relatif à « for », issu du latin « forum » qui se traduit par « place publique », « tribunal ». Un for est donc un espace initialement public où sont jugés des faits et rendus des sentences. Une première contradiction est perceptible dans l’expression « for intérieur » puisque suivant son étymologie, il s’agirait par nature d’un espace public intérieur, soit un espace d’intégration de normes sociales. La place du représentant en tant qu’intermédiaire entre l’intériorité et les normes sociales apparaît décisive. C’est l’évolution de cet intermédiaire et du référentiel qui modifient la conception du for intérieur. Psychologies en produisant un référentiel idéologique et un ensemble de normes influe sur ce for intérieur contemporain qui est institué en nouvelle grille de lecture de son intériorité. Dans son ouvrage La Politique symbolique, Lucien Sfez analyse que « le représentant-signe lie un petit objet, concret, réel, à un grand objet abstrait qui constitue les règles d’intelligibilité de l’ensemble. Il assure l’intégration du petit objet dans le plan d’ensemble. »43 S’il est possible de considérer que l’introduction d’un tiers mandataire du référentiel absolu permet de faire le lien entre l’individu et l’universel, en orientant le « for intérieur », ce schéma abstraction / signe-chose / signe-mot peut se traduire dans notre cas par ce schéma ternaire individu / représentant / référentiel. Le représentant s’accapare le « for intérieur » de l’individu pour l’extérioriser via la formulation orale, ce qui permet de le contrôler en orientant la parole, et d’intérioriser les valeurs du système référent par la symbolisation de l’acte. Ainsi l’évolution du sens de « for intérieur » est-elle liée à la structure de représentation des normes de la conscience dans le « for intérieur ». Aussi l’autonomie du sujet provoquerait-elle une modification considérable dans l’unité et la cohésion, car « pour qu’il y ait à la fois représentation et vérité, il faut qu’une figure actualise la vérité dans la représentation, qu’elle assure de sa toute-puissance non empruntée, que la figure symbolique paraisse comme le lieu, et le seul d’où tirer 42
Le Petit Robert, juin 2000
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enseignement, vie et valeur. »44 Si l’individu juge « en son for intérieur » ses pensées et actes, sans se référer à un système supérieur, ou en utilisant une trop grande liberté interprétative, le danger de délitement du lien social est tangible, le système de représentation prêt à s’effondrer, et l’autocontrôle individuel menacé, le for intérieur étant le topique de cet autocontrôle. Ainsi le contrôle du « for intérieur » est-il un véritable enjeu de contrôle social et politique, et permet jusqu’à susciter l’adhésion de l’individu aux préceptes moraux de l’abstraction. De la sorte, le représentant du système noue-t-il un lien étroit avec le « for intérieur » des individus pour s’assurer de la continuité et de la pérennité des valeurs de son référentiel absolu. C’est ce rapport que nous nous proposons d’étudier, car structurant la définition du for intérieur et permettant de saisir la place et le pouvoir de Psychologies.
Le for intérieur comme instance de contrôle par l’Eglise de l’âme des pécheurs, sous l’ancien régime Initialement, une opposition existe entre « for extérieur ou externe » et « for intérieur ». Le « for extérieur » renvoie au fonctionnement et respect des lois, à la bonne application de la justice, alors que le « for intérieur » fait appel à l’intériorité spirituelle des individus, au respect des lois divines. Dans le cas du « for extérieur », le système normatif est bicéphale. En effet, « le for extérieur est le tribunal des hommes, l’autorité de la justice humaine qui s’exerce sur les personnes et sur les biens. Il y a deux forces, le civil et l’ecclésiastique. »45 La dualité n’est donc pas celle entre l’individu et la société, mais plutôt entre la société civile et la société religieuse soumises toutes les deux à la notion de justice. Le tribunal des hommes rend une justice ecclésiastique ou civile, selon que les règles dépendent d’un des deux champs. Ainsi le « for extérieur » est marqué par une tripartition individu / tribunal / référentiel normatif. C’est un espace juridictionnel double, entre d’une part le civil normatif et d’autre part l’ecclésiastique normatif. Le « for intérieur » est une juridiction extérieure jugeant les troubles de l’âme : « Le for intérieur de l’Eglise est la puissance spirituelle que l’Eglise tient de Dieu seul, & 43
Sfez (Lucien), La Politique symbolique, PUF Quadrige, 1993, page 15 Sfez, ibidem., page 48 45 Dictionnaire universel François Latin, vulgairement appelé dictionnaire de Trévoux, 1771 (Tome 4, p 236) L’ensemble des définitions de ce paragraphe est issue de ce dictionnaire 44
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qu’elle exerce sur les âmes & sur les choses purement spirituelles. » Seul le divin peut le pénétrer la conscience, par l’intermédiaire du prêtre, représentant de Dieu lors du processus de la confession, les choix moraux se faisant par rapport à un référentiel transmis par son représentant. Le schéma ternaire est respecté : individu (conscience) / représentant de Dieu (prêtre) / Dieu (référentiel absolu). Le « for intérieur » n’est donc pas la propriété de l’individu, mais un jugement sur l’âme et l’intériorité de l’être humain – la psyché future – par une instance supérieure. L’omniscience de Dieu exige un contrôle permanent de l’âme, qui n’est pas autonome mais aux mains du confesseur. L’individu ne peut seul se référer aux normes supérieures, et s’autoréguler car il n’a pas l’autonomie de la conscience et la compétence de l’absolution. Le prêtre46 comme lien entre le pêcheur et Dieu permet une extériorisation du for intérieur et une symbolisation, en faisant de la faute un pêché, en élevant le crime factuel en offense spirituelle, en présentant l’âme du pêcheur à Dieu et à lui-même. « C’est ainsi qu’on dit qu’un homme est absous dans le for extérieur, in foro fori, devant les hommes, dans le for de la conscience, devant Dieu. »47 La laïcisation du « for intérieur » évacue la pénétration permanente de la conscience par Dieu, et autonomise la faculté individuelle de juger. La laïcisation du for intérieur au XIXème siècle La définition proposée par Louis-Nicolas Bescherelle48, un siècle plus tard, évacue le « for extérieur » de l’église pour ne caractériser que « l’autorité de la justice qui s’exerce sur les personnes et sur les biens, en vertu des lois positives. » L’étymologie est par ailleurs réduite à la seconde acception : « forum, lieu où l’on plaide » mettant de côté la notion d’espace de rassemblement, qui est sous-entendue. Une séparation entre individu et citoyen s’opère, notamment avec Rousseau et Hobbes qui distinguent liberté de pensée (en son for intérieur) et liberté d’expression (traduction de son for intérieur sur la place publique). Pour Rousseau, le « droit divin naturel » est issu de la religion de l’homme « bornée au culte purement intérieur du
46
« Le prêtre-directeur de conscience aide le pénitent à pénétrer dans les replis les plus cachés de son âme afin de lui montrer l’impureté de son For Intérieur une fois celui-ci oralisé et extériorisé. » Dubois (Françoise), « La confession » in CURAPP, Le For intérieur, PUF, 1995. P 297 47 Dictionnaire universel François Latin, vulgairement appelé dictionnaire de Trévoux, 1771 (Tome 4, p 236) 48 Bescherelle (Louis-Nicolas) Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française, édition numérique Gallica-bnf 1856, tome 1. Page 1278,. 29
Dieu »49, et s’oppose à la religion du citoyen dont « son culte extérieur (est) prescrit par des lois »50. Cette dualité stipule l’existence d’un « for intérieur » pour l’homme qui permettrait la liberté de pensée et de croyance, mais non pour le citoyen dont la volonté particulière doit s’effacer devant la volonté générale tendue vers l’intérêt général. Le for intérieur s’intériorise et se laïcise. Hobbes opère une autonomisation du « for intérieur » en laissant à chacun la liberté de pensée en l’opposant à la liberté d’expression. Chacun peut « en son for intérieur » penser, être déviant, mais en tant qu’individu citoyen en société, la faculté d’expression est réprimée car susceptible d’engendrer des troubles. L’opposition homme et citoyen est instaurée. Le « for intérieur » est inscrit dans la sphère privée quand il s’agit de celui de l’individu et est publicisé quand il s’agit du citoyen, sous certaines conditions favorables au respect de la paix civile : « La reconnaissance moderne de la citoyenneté implique ainsi une double reconnaissance : celle du for intérieur de l’individu, c’est à dire un espace privé échappant à toute emprise publique, mais aussi celle du for intérieur du citoyen, c’est à dire d’un espace de délibération intérieure du citoyen. »51 L’homme est donc un individu libre mais soumis, en tant que citoyen, aux règles sociales et non plus divines. Cette individualisation de l’homme permet une intériorisation du « for intérieur », dès lors que les puissances spirituelles de l’église se soumettent de plus en plus aux puissances rationnelles de l’Etat de droit. Louis-Nicolas Bescherelle ajoute une dernière définition du « for » : « For. Particule invariable (du latin foris, dehors). Ajoute au mot une idée de position en dehors. »52
Ainsi l’expression « for intérieur » sous-entend une extériorisation de
l’intérieur de l’individu, cette définition allant à l’encontre de l’usage courant de « for intérieur » perçu comme sphère secrète de l’individu, peut-être dû à un mauvais jeu de mots entre « for » et « fort », déformation homonymique. Le « for intérieur » serait donc par extension le résultat visible de la délibération de soi à soi après jugement. Ceci est tout à fait concevable en considérant le « for intérieur » du citoyen tel qu’il a été décrit par Hobbes, car ce « for intérieur » est en quelque sorte publicisé dès lors qu’un débat public 49
Rousseau (Jean-Jacques), Du Contrat social, Chap 4.8, De la religion civile Rousseau (Jean-Jacques), Du Contrat social, Chap 4.8, De la religion civile 51 Rangeon (François), « Citoyenneté et for intérieur », in CURAPP, Le For intérieur, PUF, 1995, p 109 52 Bescherelle (Louis-Nicolas), Dictionnaire national ou Dictionnaire universel de la langue française, 1856, tome 1. P 1278 50
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est en jeu, qu’il concerne non pas l’individu mais le citoyen. L’intériorité peut être extériorisée, Psychologies jouera de cette faculté et de la confusion des repères distinctifs entre le politique et le privé. Distinction entre surmoi et for intérieur. En tant que tribunal de la conscience, le « for intérieur » ne devrait être lié qu’avec les parties conscientes, délaissant les parties inconscientes dans l’ombre, or le « surmoi » est invoqué comme faculté de juger autonome et de contrôle individuel, alors que le « ça » n’est que pulsions et affects animaux. Cette observation, relativement simple permet de faire un lien direct entre le « surmoi » et le « for intérieur », dans la mesure où tous les deux sont attachés consciemment à la morale. Le « surmoi » est régi par des mécanismes particuliers qui sont la « conscience morale » et l’ « idéal du moi ». Le « for intérieur » relève des « lois naturelles de la morale » dont les logiques sont relativement mystérieuses. Or les deux servent à l’intériorisation de normes extérieures, qu’elles soient parentales ou sociétales. Ainsi à première vue, le « surmoi » est individuation inscrite dans le processus d’introjection des normes familiales, alors que le « for intérieur » serait l’introjection de normes sociétales dans un individu en constitution. En introduisant un troisième élément entre ces deux termes, le lien individu et société peut être comblé par l’instance de légation primaire : la famille. Le problème de la transmission des valeurs et de la filiation est soulevé. Les parents en tant qu’individus constitués et « êtres sociaux » peuvent être la première interface entre le « moi » et la société avant qu’il y ait émancipation. En façonnant un « idéal du moi » inconscient, de par les différentes observations faites sur l’ordre des choses auprès de l’enfant, ils créent des interdits qui seront ressentis par la « conscience morale ». L’enfant apprend qu’il ne peut tout faire. Ainsi le « surmoi » est une instance de censure des pulsions premières. La première fonction est celle d’« auto-condamnation ». Les normes sont intégrées. Or une fois le cadre fixé, l’enfant s’émancipe, est amené à faire des choix d’action au niveau sociétal, et non plus pour lui même. S’il sait ce qu’il ne peut pas faire en tant qu’individu, il ne sait pas ce qu’il doit faire en tant qu’ « être social ». La première expérience du « surmoi » est une « pré-vision » organique des contraintes morales à venir qui animeront le « for intérieur ».
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Le « surmoi » joue un rôle d’intériorisation de valeurs au niveau interne individuel, pour constituer l’individu en tant qu’entité unique et homogène, créant ainsi les attributs de la personne. Le « for intérieur » concernerait l’ « être social », c’est à dire l’individu en relation non plus avec lui-même mais avec autrui. D’où une certaine ambiguïté sur le terme de « for intérieur » qui se lève. Le « surmoi » est le jugement constitutif de soi à soi, alors que le « for intérieur » est le jugement de soi par rapport au monde extérieur. Le terme de « for » en tant que préposition marquant l’extériorisation acquiert tout son sens : l’individu ne juge pas le monde par rapport à lui-même, ce qui serait une vision égocentrique, mais se projette en dehors (fors) de lui-même dans le monde extérieur. Son intimité est jugée selon les règles extérieures, le « moi » devient dual, interface entre l’intériorité et l’extériorité53. Un mouvement de retour s’effectue après s’être frotté au monde extérieur, l’individu se replie sur son intérieur54, juge ce monde extérieur, son moi dans le monde extérieur, avec ses instances internes de jugement, « en son for intérieur ». « Dans la conception analytique freudienne, le moi garde des fonctions médiatrices, puisqu’il est «situé», dans les topiques, «entre» le ça et le surmoi. Mais, et c’est là que porte la mutation, l’extériorité est à l’intérieur du sujet. »55 Cette approche en terme de topique inscrit le moi dans l’acception de lieu faisant lien. Ainsi le « moi » doit-il composer avec deux parties conscientes : le « surmoi » qui serait les règles de conduites intérieures premières et le « for intérieur » en tant que règle de comportement extérieur. Or ces deux règles se rapportent à l’homme, tiraillé entre son impératif d’être (individu) et son obligation d’action sociale (être social). Le « surmoi » est acquis pendant l’enfance, lors du processus d’individuation, alors que le « for intérieur » peut s’inscrire en tant que deuxième 53
L’unité du moi est postulée, la division entre « moi individuel » et « moi social » de William James est une dichotomie inadéquate à notre propos. L’individu demeure lui-même, même s’il appartient à différents groupes, il ne change pas mais s’adapte, aussi cette pluralité de « moi » évoquée dans Principles of Psychology, doit être centralisée en un seul moi présentant différents aspects. Bergson nous éclairera dans la deuxième partie. 54 Cette démarche peut s’apparenter à celle de Descartes dans son Discours de la méthode : « Mais après que j’eu employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je me devais suivre. » Discours de la méthode, 1ere partie, Librio, page 16. Connaissant l’extérieur, l’inconnu réside en lui. Or Descartes posera comme principe la véracité de tout ce qui se présente claires et distinctes à nos yeux, que nos idées et notions le sont, car inculquées par Dieu. (4ème partie). Or l’individu doute de ses décisions dès lors que Dieu l’abandonne, qu’il est postulé qu’il est luimême le propre producteur de ses normes et référents ; dans la conception freudienne, les décisions sont structurées par l’inconscient, notamment le surmoi. Lacan considèrera l’inconscient comme un langage. 55 Clément (Catherine), « moi » in Encyclopedia Universalis, édition numérique, 1995 32
étape corrélative de la première, lorsque l’individu constitué se confronte au monde, découvre l’altérité et perd sa conception sollipsiste. L’avènement du for intérieur comme grille de lecture du moi provoque une confusion entre la dimension personnelle et la dimension sociale.
Le for intérieur se dilue en société de la communication Le « for intérieur » est passé d’une instance de régulation extérieur à une instance de régulation interne toujours en présence d’un tiers détenant les clefs de la vérité. Ce passage d’une juridiction religieuse à une analyse psychologique met en avant la laïcisation et l’individualisation de la faculté de juger de chaque individu. Le for intérieur comme nouvelle grille de lecture de l’intériorité, met en avant la dimension sociale de cette grille qui initialement relève du citoyen, alors que l’inconscient concerne le sujet psychanalysée. Cependant une confusion et une dilution de ce for intérieur s’opère. La distinction public / privé n’est plus dans l’acception contemporaine de for intérieur, perçu simplement comme tribunal de la conscience, comme lieu et mécanisme de jugement. Il devient technicisé, c’est à dire un ensemble de processus délibératoires dont le but est de trouver une solution. La multiplication des référentiels délite les repères constitutifs de l’identité. L’extension du domaine des possibles incite l’individu à ne plus se référer à des normes supérieures qu’il distingue difficilement considérant leur multiplication, mais à se tourner vers soi et de produire lui-même ses propres codes et règles. En parallèle, la psychologisation de la société tend à porter sur la place publique des préoccupations d’ordre privé, créant une interaction entre les deux espaces et contribuant à cette interpénétration qui modifie les repères. En tant que nouvelle grille de lecture, le for intérieur est « psychologisé » et étendu comme moyen de juger aux deux domaines. Le retour du souci de soi traduit un repli sur soi : « Quand on ne croit plus ni en Dieu ni en Marx, on ne peut croire qu’en soi-même. »56
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Perla Servan-Schreiber, cité dans Mehl (Dominique), La Bonne Parole, La Martinière, Paris, 2003, page 227 33
Dans une société marquée par la communication, où l’égalité et le réseau remplacent la hiérarchie et les structures pyramidales57, l’individu est potentiellement au même plan que n’importe quel autre individu : chacun est l’égal de l’autre, et surtout aucun ne peut dominer l’autre. Dès lors chacun peut être capable d’édicter ce qui est bien ou mal, en fonction de son référentiel de valeur, qui n’est plus commun mais individualisé, ce qui crée une certaine concurrence au niveau de la légitimité des normes. Cette dérive relativiste remet en question le tiers détenant la vérité apparaissant de plus en plus comme le semblable. Le sentiment de délitement du lien social, et l’intrusion des nouvelles technologies bouleverse le rapport à l’autre. Ce double processus incite l’individu à vouloir considérer l’autre comme son semblable, malgré ses différences. Psychologies répond à cette attente en proposant une intériorité standardisée. C’est en ce sens que l’entreprise opère une normalisation des individus. La chute des grandes institutions contribue à contester l’ordre supérieur même marqué du sceau de l’échec. Ces remises en cause plongent l’individu face à lui-même, mais l’ « individu souverain », dont le for intérieur est indépendant et autonome, producteur de ses propres lois, laisse place à l’ « individu incertain » dont l’incapacité à assumer sa responsabilité le pousse à une demande d’ordre non plus social mais d’ordre interne. Dès lors apparaît la demande commune d’une nouvelle normativité de l’intériorité en adéquation avec non plus avec un intérêt collectif mais avec un intérêt individuel. Psychologies en tant qu’entreprise de soi, propose une offre de normativité de soi comblant ce besoin individuel, et non plus social, d’autocontrôle volontaire.
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« Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité de création, etc. » Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob Poches, 2000 p 236 34
ANNONCE DU PLAN
Cette présente étude se composera de quatre chapitres analysant cette fiction du bien être. Car Psychologies instaure une réelle fiction, en offrant une trame narrative simple : un héros (moi) une quête pacifique (le souci de soi). Aidé par des armes magiques (les techniques de soi), il rencontrera des amis (les référents), devra lutter contre des démons intérieurs (ses autres moi), affrontera des épreuves (les tests) qui lui apporteront la lumière (intérieure) afin d’accéder au Saint Graal (le bien être). Ce schéma, certes simpliste, présente l’avantage de résumer les différents acteurs de cette étude. Chaque fiction instaure un « “effet de récit”, une production d’actions par le récit, à tout le moins production d’identité. »58 Le but de Psychologies est d’aider son public à accéder au bienêtre, de l’aider à « mieux vivre sa vie », le libérer de ses craintes, de ses tourments. En tant qu’entreprise médiatique, cette volonté se matérialise par la diffusion d’un message sur différents supports (internet, journal et télévision). Psychologies encourage par son discours l’individu à se soucier de lui, mais en aucun cas ne le prend en charge directement : elle produit un récit répondant à une demande. Cette démarche n’est pas altruiste, car si l’intériorité est une construction sociale, elle est transformée en marchandise, ce qui sousentend un enjeu de pouvoir pour la conquête des nouveaux marchés. Il s’agit dès lors de séduire le consommateur. Deux temps sont nécessaires à cette mise en place, l’émergence d’un espace de formulation de la demande de bien être, et la mise en place d’un dispositif d’offre de référentiel idéologique avec un ensemble de techniques de soi. Pour que la « psy »59 devienne une demande sociale, il est nécessaire de produire les conditions sociales et médiatiques de son émergence (1ère partie). Ce premier processus consiste à mettre en place un espace public où la psychologie pourra devenir sujet de préoccupation grâce à l’ouverture d’un espace public médiatique (chapitre I), puis d’offrir la possibilité de formuler cette demande avec la mise en place d’une culture psy (chapitre II).
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Sfez (Lucien), Technique et idéologie, Le Seuil, Paris, 2002, page 234 Définitions dans la première partie. 35
La télévision peut être considérée comme un espace public dans la mesure où sont portés à l’écran, sous formes de symptômes hypertrophiés, les préoccupations de la société, s’instaurant comme lien entre les attentes et permettant la formulation de cette opinion public. Selon Alain Ehrenberg, les médias « ouvrent un espace public pour mettre en forme la réalité psychique et façonnent le style d’une psychologie pour les masses. »60 La télévision permet de créer un espace virtuel public pour la « psy » et les « psys ». La psychologie n’est apparue que récemment dans les médias audiovisuels. La première émission radiophonique donnant la parole à l’auditeur remonte à 1967, avec Ménie Grégoire. La psy quitte les canapés feutrés des cabinets pour s’installer à la télévision en 1983 avec l’émission Psy-Show. En vingt ans, les médias accordent une place de plus en plus prépondérante à la « psy » et aux « psys », jusqu’à devenir une réelle grille de lecture de la télévision de la réalité. Aussi semble-t-il nécessaire de faire une histoire de la psy et des psy à la télévision, comme généalogie de la naissance de l’espace public de la psy médiatique qui permet l’avènement de Psychologie. L’entreprise médiatique n’existe que depuis 1998, lancé par Jean-Louis et Perla Servan-Schreiber. Une politique d’image a été nécessaire pour s’installer dans cet espace public, en tant que référence dans le domaine de la « psy ». De par ce double processus historique, un espace public est mis en place pour permettre l’extension de la psy sur les médias (chapitre I) En parallèle l’opinion publique peut trouver un terrain pour s’exprimer mais doit avoir la capacité à formuler sa demande. Tout un ensemble rhétorique est nécessaire, l’apprentissage d’un langage permet de saisir certaines nuances imperceptibles avec un vocabulaire limité. « Les médias déculpabilisent leur lecteur et facilitent l’émergence d’une nouvelle demande en fournissant les mots pour les formuler. »61Ce rôle d’apprentissage est pris en charge par Psychologies qui développe une grammaire de la psy adaptée à l’offre future. Le pouvoir performatif de la langue n’est pas négligeable. Un ensemble de références idéologiques viennent corroborer cette première démarche, donnant un socle théorique à cette demande. De par le référentiel d’auteurs, l’entreprise oriente la demande psychologique. La langue et les textes permettent une psychologisation de la société, étant donné que le cadre de formulation et les références théoriques évacuent toute dimension 60 61
Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob Poches, 2000 page 143 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob Poches, 2000 page 143 36
sociale, et par conséquent ne peuvent permettre à l’individu de formuler de telles revendications. Une « culture du psy » est mise en place (chapitre II), terrain favorable à l’acceptation de l’offre idéologique de Psychologies. Afin d’accéder au bien-être et de répondre aux aspirations individuelles, Psychologies présente un système intégral prenant en charge ce souci de soi (2ème partie). La mise en place de système d’accompagnement de l’individu nécessite l’adhésion à l’idéologie de soi, comme nouveau référentiel normatif (chapitre III), et tout un dispositif de technique de soi assurant aux individus un autocontrôle volontaire (chapitre IV) L’idéologie du bien-être n’est qu’une facette de l’idéologie de soi, qui consiste à ériger l’individu en référentiel absolu, et par conséquent lui suggérer que tout est possible, que tout est question de point de vue, que la réalité n’est qu’un produit de sa subjectivité. L’entreprise parvient à renverser l’ensemble des contraintes en valeurs individuelles : l’instantanéité permet le retour du carpe diem, la pluralité des référentiels est une chance de trouver dans chacun les éléments propices à l’essor spirituel, la communication devient l’outil magique pour résoudre tous les conflits. Il est nécessaire de croire en soi, car cultiver l’estime de soi, permet de s’affranchir des contraintes sociales, de canaliser ses efforts pour son accomplissement personnel. La leçon inculquée est simple : tout est question de point de vue, il n’y a de vérité que la sienne, nos émotions dépendent de notre volonté. Cette idéologie de soi enserre l’individu dans une conception subjective, ce qui permet à l’entreprise de faire croire en la possibilité de changer le monde en se changeant soi-même. L’individu renoue avec l’action, devenant le propre objet de ses attentions. (chapitre III) Cependant, malgré la volonté stimulée par cette idéologie, le public ne peut accéder au bien être que par l’intermédiaire de techniques promues par l’entreprise. Ces techniques sont un ensemble de procédés plus ou moins scientifiques, d’influences diverses, emprunt au mysticisme et à la médecine traditionnelle. Contrairement à la psychanalyse classique, elles abordent le sujet d’un point de vue contextuel, l’insérant dans l’instant présent. L’idéologie de soi était donc nécessaire pour légitimer leur usage. Psychologie informe le public de leur existence, abordant les problèmes pratiques, tels que le coût, la durée, le type de relation avec le professionnel, et l’incite à consulter. Ensuite tout un dispositif de techniques permettent d’accompagner l’individu au quotidien. Les test
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permettent de se comprendre mais risquent de techniciser l’âme de par leur approche symptomatique, toutefois le but est de parvenir à une auto-médicamentation. Enfin cette idéologie et ces techniques de soi permettent la constitution de l’autocontrôle volontaire. (Chapitre IV)
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1ère partie Les conditions sociales et médiatiques de l’émergence de la « psy »
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CHAPITRE I : HISTOIRE DE LA PSYCHOLOGIE A LA TELEVISION ET EMERGENCE DE L’ENTREPRISE PSYCHOLOGIES
La présence du « psy » et de la « psy » dans les médias connaît une véritable extension depuis ces vingt dernières années. Quels que soient les supports, le psy est présent pour parler de la psy. Dans un premier temps est-il possible de considérer comme le psy celui qui se prétend professionnel, interprète de la psy. La psy renvoie à la notion de psyché et de tous les avatars conduisant à une introspection de l’intimité des individus. Cependant le psy peut aussi être considéré comme le domaine relevant de la psy, c’est à dire tout ce qui est psychologique au sens large du terme, c’est à dire tout ce qui relève de la psyché, alors que les psys seraient les professionnels de ce domaine. La confusion sémantique met en avant la confusion générale lorsqu’il s’agit de définir les professionnels (psychologues, psychiatres, psychothérapeutes, développement personnel) et l’activité relative à un domaine particulier (psychologie, psychanalyse, psychothérapies, recherche de soi). Ainsi une convention doit-elle être passée : le psy est le domaine de la psy, les psy sont les représentants du domaine. Dans cette partie historique, nous tenterons d’esquisser l’évolution de la psy et du psy dans les médias, avec leur première apparition à la radio et leur arrivée à la télévision. La psy et les psys forment un couple souvent uni à chaque nouveau concept d’émission et très vite séparé lorsque le nouveau genre d’émission est généralisé, la psy passant du champ de compétence réservé au psy, vers une dilution de ce champ de compétence dans les mains de l’animateur. Toutefois la psy, jusqu’alors asservies aux besoins télévisuels, trouve son autonomie en faisant l’objet d’émissions informatives et culturelles. Cette transition permet l’émergence de Psychologie. L’émergence de l’entreprise Psychologies sera présentée dans la deuxième partie, où nous nous attacherons à la politique de l’image. Psychologies se sert des médias pour étendre son influence, renversant la tendance. Cette constitution d’une image de marque tend à en faire un référent de la culture commune, image qui pourra être déclinée sur de nombreux supports et domaines, notamment l’émission télévisée dont nous présenterons la trame narrative et les dispositifs techniques.
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I) L’APPARITION DU PSY ET DE LA PSY A LA TELEVISION La psychologie apparaît en premier dans les médias sur les ondes radiophoniques. La radio est l’instrument de la parole et semble naturellement se prêter à la psychologie, qui est fondée sur un échange entre le consultant et le professionnel. La connaissance de soi passe par une formulation orale des non-dits structurant la pensée. La radio permet de retranscrire cet exercice en créant un nouvel espace public pour une parole relevant initialement de l’intimité. Ménie Grégoire instaure un premier dialogue avec l’auditeur, sur le ton de la confession. Françoise Dolto privilégie la réflexivité individuelle en encourageant l’auditeur à lui écrire, lettre qu’elle analysera et commentera ensuite en compagnie de Jacques Pradel. La parole intime sort du carcan privé pour trouver une place dans l’espace public. Ce processus continuera avec notamment l’émission emblématique des jeunes, Lovin’ Fun dans les années 1990, combinant le commentaire de l’écrit et le dialogue direct avec l’auditeur. L’arrivée de la psy à la télévision instaure une nouvelle dimension, puisque à la parole seule qui protégeait l’individu, ne s’exposant que par des propos audibles, est incarnée dans l’image télévisuelle. Le psy est physiquement présent et perceptible par le téléspectateur qui assiste à un spectacle de l’intimité, très vivement critiqué avec la première de Psy-show, en 1983. La psy sert dès lors de grille de lecture pour accompagner un nouveau sujet télévisuel : l’individu ordinaire qui, de téléspectateur, devient acteur de ses émissions. Cette intrusion de la réalité dans la télévision permet à la psy de devenir une nouvelle grille de lecture de l’expérience individuelle. Cependant le monopole de la psy, jadis aux mains du psy, s’effrite pour être réutilisé par l’animateur qui en fait une arme pour mener ses talk-show. L’apparition de la télé-réalité et des jeux mettant en scène des individus dans des conditions reconstituées de réalité, nécessite le recours au professionnel de la psy qui initie tout un mouvement de décryptage de l’invisible. Ainsi la psy, initialement représentée par le professionnel, se banalise aux mains de l’animateur. A chaque nouveau type d’émission il est possible de constater ce retour du psy, qui légitime l’usage d’une telle grille de lecture, puis la vulgarisation par l’animateur qui s’en sert à son compte.
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A)
L’apparition de la psy dans les médias
1) La radio, où la naissance médiatique de la psy
La radio, associée au téléphone, est le premier média à tisser une relation directe entre l’animateur et l’auditeur, permettant la constitution d’une échange, d’un dialogue audible par le plus grand nombre. Une relation d’intimité est envisageable. A partir de 1967, Ménie Grégoire anime pendant quatorze ans sur RTL une émission particulière mettant en scène les auditeurs, sur le mode de la confession, abordant le thème de l’éducation sexuelle. Des auditeurs sont appelés à témoigner, les plus représentatifs sont diffusés afin de donner leur avis et faire part de leurs problèmes. L’émission est diffusée en différé pour pouvoir mettre en place une censure. L’originalité d’une telle émission est la « mise en place d’un dispositif inédit des plaintes ordinaires »62. Chacun peut exprimer son opinion par ce média qui rend public des préoccupations privées. En 1976, Françoise Dolto, anime une émission d’un nouveau genre sur France Inter, Lorsque l’enfant paraît. Il ne s’agit pas de psychanalyse en direct, mais plutôt d’une analyse des lettres des auditeurs, car l’écriture est un élément primordial dans la compréhension de soi : « parce que rester chez soi, prendre une feuille blanche, sa plume et commencer à mettre sur le papier ce qui nous trouble, c’est déjà un premier pas. »63 Présentée comme une émission de « bon sens », et non pas officiellement comme une émission psy, l’émission consacre l’arrivée du psy dans les médias grand public en tant que détenteur légitime de la grille de lecture de l’intimité. En septembre 1992, l’émission Lovin’ fun connaît un succès sans précédent pour les 13-25 ans sur la station Fun Radio. Composée du tandem Doc (Christian Spitz, pédiatre) et Difool, le trublion dédramatisant la situation par ses blagues, l’émission aborde des problèmes touchant les jeunes, analyse les lettres des auditeurs sur le modèle de Françoise Dolto, et reçoit en direct les coups de fils des auditeurs, mettant en place un « modèle de
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Cardon (Dominique), « Chère Ménie… » in Réseaux n°70, page 2 Entretien Sylvia Lakhoff de Jacques Pradel citant françois Dolto, Lakhoff (Sylvia) « Psy mania sur toutes les chaînes » in Les Dossiers de l’audiovisuel, INA, septembre octobre 2003
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réflexivité »64. Les thèmes sont les relations amoureuses, les problèmes sexuels, les questions de société, les relations avec les parents. Actuellement Christian Spitz anime une émission de coaching psychologique, le Christian Psy Show sur RMC info. Ces émissions ouvrent un espace public de parole privée, conférant une dimension sociale à l’intériorité, l’intimité, le for intérieur individuel. Se comprendre par l’expérience individuelle d’autrui était le schéma directeur principal. Le psy opère le passage du cas singulier en expérience collectivement applicable, propose une nouvelle grille de lecture de soi, et légitime l’usage de la psy comme instrument de connaissance.
2) Psy-show ou la première exposition de l’intimité à la télévision Le psy à la télévision fait une entrée fracassante. L’émission Psy-show peut être considérée comme la première à faire entrer le psy sur la scène publique. En octobre 1983, sur Antenne 2, la première émission fait scandale en présentant un couple marié, Viviane et Michel, abordant un thème jusqu’alors absent de la télévision : les problèmes personnels intimes. Le thème de l’émission est synthétique et marque une rupture avec les émissions précédentes : « Mon mari souffre d’éjaculation précoce, et je n’ai jamais éprouvé de plaisir avec lui. » C’est un psychanalyste de renom, Serge Leclaire qui anime la « séance télévisée », créant une révolution dans l’approche de la télévision : ce qui relevait du secret médial ou de l’intimité se trouve exposé aux yeux du plus grand nombre. Pascale Breugnot, productrice de Psy-show prétend rompre avec la « télévision tisane »65 pour laisser la place à une « télévision active » capable de susciter de l’émotion chez le téléspectateur mais aussi proposant d’offrir un nouveau cadre d’expression de soi pour l’individu. Il s’agit de jouer sur deux nouveaux fronts, tout en faisant du premier une avancée en ouvrant la télévision à la parole du profane. Toutefois il ne s’agit pas d’une réelle thérapie en direct mais d’un espace d’expression des malheurs et problèmes quotidiens. « Psy-show fut un événement pour la télévision et un non-événement pour la société, parce que l’entrée du for intérieur sur le petit écran s’est produite alors qu’il régnait déjà partout dans la société. »66 Le for 64
Rui (Sandrine), « La foule sentimentale », in Réseaux n°70, page 6 Cité dans Ehrenberg (Alain), L’Individu incertain, Pluriel, 1995, page 167 66 Ehrenberg (Alain), ibidem, page 169 65
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intérieur comme lieu d’expression des troubles de l’âme se publicise, s’ouvre et dévoile ses logiques. Les maux, dilemmes, querelles, tensions, non-dits se projettent sous le regard du psychanalyste. Les logiques secrètent se révèlent, et par conséquent deviennent une référence possible pour le téléspectateur. La voie est ouverte à une possible technicisation de cette capacité de jugement en proposant à des individus des modèles d’analyse de soi : « On n’est pas là pour dire aux téléspectateurs ce qu’ils doivent penser, mais pour leur fournir matière à réagir. »67 En effet, le drame individuel est postulé, les difficultés quotidiennes trop longtemps refoulées, Psy-show met à jour tout ceci en stipulant que le téléspectateur est resté trop longtemps victime de la télévision tisane. Matière à réagir mais aussi matière à agir en érigeant en exemple les cas présentés, en élevant le cas particulier à généralité. Toutes les femmes dont le mari souffrent d’éjaculation précoce pourront s’inspirer des conseils prodigués par l’émission, ouvrir un dialogue avec le mari ou les proches, rompre le tabou (qui n’est plus tabou car présent à la télévision). Le mode de présentation du thème peut devenir un référent pour le téléspectateur. Dès lors que le for intérieur se publicise, la liberté de constitution individuelle est atteinte, car la liberté d’errance en son for intérieur, l’intimité des logiques intérieures pour trouver une solution se trouvent sorties de la zone d’ombre, présentées telles quelles. Or le plus grand nombre peut préférer utiliser un résultat que de construire et chercher le résultat. Nous achetons de plus en plus de salades en sachet, pourquoi la choisir, la nettoyer, l’essorer, la couper, sélectionner le blanc ou le vert, écarter les feuilles passées alors que le résultat fini est offert. Juste un peu d’assaisonnement à son goût, et la salade est prête. En se positionnant comme matière à réagir, Psy-show propose une offre de vision de l’intimité et des recettes de résolution des problèmes. Evidemment chacun peut améliorer ses recettes, modifier les ingrédients, mais la base demeure la même. Ce spectacle de la réalité « maintient le lien entre l’individu et le monde – et c’est la fonction phatique de la communication – et l’interprète en le mettant en scène pour le spectateur. »68 Psy-show est donc la première émission à interpréter le lien entre l’individu et son for intérieur en l’interprétant, or chaque interprétation réduit la vision originelle, oriente les conceptions, édicte des règles d’interprétation se confortant à la logique de « conviction du sens commun » mise en avant par Esquenazi : « il serait possible de découvrir l’âme de la personne en la regardant au 67
Ehrenberg (Alain), ibid., page 169
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fond des yeux. »69 Le titre est évocateur et traduit cette logique de monstration : montrer le psy et par conséquent ses acteurs, soit l’individu et les professionnels du psy. Découvrir l’autre par la télévision, se comprendre soi. Cette émission sera la seule en son genre à aborder directement des questions générales relatives à la psychologie. D’autres émissions vont suivre pourtant la même logique en se recentrant sur des thèmes plus précis, la psy étant devenu une grille de lecture des problèmes quotidiens, un réel moyen pour percer l’intimité et proposer un modèle de réflexivité, ouvrir un espace public à un parole privée ordinaire. En 1991, Jacques Pradel met en place une nouvelle émission sur TF1 : L’amour en danger. Dans la première partie, l’animateur reçoit un couple d’invités qui expose ses problèmes, laissant libre court à leurs propos. En deuxième partie d’émission, Catherine Miller, psychologue, intervient pour calmer le couple, analyser leurs problèmes, les formuler, donner des explications, tenter de trouver une solution. De par ce dispositif, il s’agit de faire de la psy un moyen de compréhension, une grille de lecture, le psy s’efface petit à petit. La psy ne fait pas directement l’objet de l’émission, mais est au service d’un thème appartenant à son domaine. « La psychanalyse apparaît comme celle qui a le pouvoir d’aller au-delà du visible, de lire un sens caché où chacun ne verrait que pure gesticulation. »70 La place du représentant s’estompe petit à petit pour une vulgate psy bientôt aux mains de tous. Cette ligne directrice sera suivie pendant toutes les années 1990, notamment avec l’essor de la réalité comme sujet central des émissions. Le psy dès lors permet une analyse de cette réalité intime de l’individu, érigeant le simple spectacle de la réalité en modèle de compréhension de son intériorité. Mais ce qui demeure central est la réalité comme sujet, la psy n’étant qu’une grille de lecture.
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Ehrenberg (Alain), L’Individu incertain, Pluriel, 1995, page 176 Esquenazi (Jean-Pierre), Télévision et démocratie. La politique à la télévision française : 1958-1990. Paris, PUF (coll. "La politique éclatée"), 1999, pp. 328-329. 69
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Jost (François) « De Psyshow à Loft Story » in Dossiers de l’audiovisuel, Ina, septembre octobre 2003 45
B)
Multiplication du psy à la télé 1) La psy au service de thèmes particuliers
La disparition du psy et la vulgarisation de la psy Avec l’apparition des reality-show, l’individu est le centre de toutes les attentions, devient le héros ordinaire. Des émissions comme La nuit des Héros sur TF1 et les Marches de la Gloire sur France 2 font entrer les années 1990 dans le spectacle de la réalité, notamment en reconstituant des aventures personnelles, des drames et autres défis affrontés. L’action individuelle prévaut, il s’agit de conter les faits dans des fictions inspirées d’une histoire vraie, dans une célébration de l’expérience individuelle comme source d’émotion. Dans ces émissions, la psy n’est pas incarnée, puisqu’il ne s’agit pas de comprendre mais seulement de susciter l’émotion en créant une relation d’identification avec le spectateur qui voit apparaître sur les écrans le même, son semblable. Le héros est en chacun de nous71. Le retour de la psy se fait par l’intermédiaire d’émissions ne mettant plus en scène des individus dans leurs actes héroïques mais leur offrant un nouvel espace de parole dans le cadre de talk-show. Par retour de la psy, il ne faut pas entendre retour du psy. Ca se discute, sur France 2, présenté par Jean-Luc Delarue en est l’émission emblématique. Le spectateur ordinaire devient l’acteur de l’émission72. Le psy est très peu présent, n’étant pas sollicité, il ne donne pas son avis. C’est Jean-Luc Delarue qui s’investit en « psyanimateur » du service public, orientant la discussion en s’appuyant sur les ressorts psychologiques des invités. La parole libre est orientée et mise en scène par l’animateur. Le témoignage individuel remplace l’action héroïque. La psy est instrumentalisée et vulgarisée dans son emploi par un non professionnel. C’est mon choix, répond à la même logique, où Evelyne Thomas joue la carte de la confidence, de la confiance et de la tolérance pour mettre à l’aise ses invités, avec une certaine autorité évoquant la figure de l’institutrice dans cette sorte de classe d’école primaire où le public indiscipliné commente par des vivas et 71
France Telecom « surfe » encore sur cette vague avec ses publicités Wanadoo dont la bande son est issue du titre de David Bowie « Heores » : « we can be heroes, just for one day. » 72 Darras (Eric), « Un paysan à la télévision » in Réseaux n°63 : le spectateur est confronté à l’acteur politique, dans l’émission Les absents ont toujours tort. Ici il n’y a pas de professionnel, le spectateur devient l’acteur. 46
huées les propos de chacun. La psy est réappropriée par l’animateur comme un moyen au service de son émission. Le retour du psy Le psy, en tant que professionnel, revient avec l’émergence de la télé-réalité, ayant une fonction affirmée et occupant une place prépondérante dans le dispositif. L’émission Loft-story consacre ce retour. Ce jeu met en scène des individus, filmés en permanence par des caméras fixes et invisibles, dans des conditions reconstituées de réalité. L’action et la parole spontanées se rejoignent dans cette introspection de l’intimité virtuelle. Un duo de psychologues est mis en place avec Didier Destal et Marie Haddou non pour légitimer l’émission qui n’est qu’un jeu, mais pour crédibiliser le spectacle observé. En effet, l’authenticité est le critère premier de ce type d’émission, car il s’agit de montrer un groupe de jeunes dans une vie ordinaire, de trouver l’essence du principe de réalité du plus grand nombre. Montrer la réalité nécessite de prouver l’authenticité des actes et propos, des comportements et réactions. Didier Destal et Marie Haddou ont pour fonction de décrypter les faits et gestes des « lofteurs », et de leur donner une plus-value d’authenticité en affirmant que tout ceci est normal, que les faiblesses font partie de la vie, que les réactions sont dues plus à une promiscuité et à l’énergie des jeunes, qu’à la présence de caméras et un enferment non-naturel. Il s’agit de crédibiliser auprès du public le dispositif de l’émission. En même temps les psys sont doués « du don de décrypter l’invisible et de le rendre visible »73, en mettant en avant les processus psychologiques qui amènent à telle situation. Dans le cadre du jeu, ils agissent dans une double optique de naturalisation des conditions du jeu et de pédagogie rassurante pour le public. Le psy est présent dans la plupart de ces nouveaux jeux de télé-réalité, mais tend de plus en plus à s’effacer au profit de l’animateur. Par exemple dans Koh Lanta, c’est l’animateur qui pose les questions, tente de mettre à jour les inimitiés. Dans L’Ile de la tentation74, l’animateur encourage le candidat à commenter la vidéo qui lui suggère que sa compagne est en train de la tromper. L’animateur met à jour le conflit, le suscite, l’oriente de par son doux ton inquisiteur. Le temps de parole accordé et l’impératif de répondre, 73
Jost ( François), « De Psyshow à Lofstory » in Dossiers de l’audiovisuel, INA, septembre octobre 2003, n° 111 74 Ces deux émissions sont diffusées par TF1. 47
encouragent à une réflexivité négative, puisque le but est de susciter de la haine, de la rancœur et un sentiment de revanche qui permettra de créer une réalité exacerbée par un défoulement des pulsions et affects psychiques. L’animateur dans ce cas est un « semipsy »75, puisqu’il décompose l’individu, le laissant face à face avec ses démons, et ne lui offre aucune solution constructive d’encadrement, l’abandonne dans le jeu. Le psy, en tant que professionnel, est présent dans les crédits, comme caution de l’encadrement des candidats après une telle épreuve, répondant plus à des obligations légales qu’à un réel encadrement pratique des candidats. Ces « demi-psychanalyses » en direct sont l’apanage de l’animateur qui fait de la psy une arme de destruction, en déplaçant son usage des mains du professionnel. Toutefois dans le cas de L’Ile de la tentation, le psychologue intervient dans le casting des candidats, devenant non plus une grille de lecture du jeu, mais une grille de sélection et de mise en place des acteurs. La psy est donc une grille de lecture de la réalité télévisuelle, pour l’instant intégrée au champ de la télévision comme un moyen de justifier les émissions dont la réalité est l’objet. Toutefois la psy comme grille de lecture de la société s’autonomise par rapport aux médias : elle devient un moyen dans la réalité sociale de comprendre soi et les autres, et non plus seulement au service de la néo-télévision qui s’auto-alimente d’elle même et emprunte à la société civile ses logiques pour créer un espace virtuel fermé. Dès lors la télévision lui consacre des émissions informatives, à visée pédagogique, car elle est devenu un fait de société. La psychologie devient un thème à part entière qu’il s’agit de traiter tel quel. Sur France 5, Psyché ouvre la voie à Psychologie.
2) L’émancipation de la psychologie comme sujet de société : Psyché, des reportages sur les techniques de soi Le 9 janvier 2001, à 17h20, apparaît une nouvelle série d’émissions sur la psychologie, Psyché, dans le cadre de la collection Les Ecrans du savoir de France 5. La fonction informative est restaurée, et fait de la psychologie un sujet qui doit être présenté en tant que tel, comme phénomène de société, et non plus comme domaine assujetti à des 75
Comme un demi alchimiste atomise la matière et s’arrête à ce premier stade, stoppant le processus à moitié. 48
programmes télévisuels. Cette émission, d’une durée moyenne de 13 minutes est présentée dans la catégorie « culture, connaissance médecine ». Elle appartient au domaine « santé » de France 5. Cette série documentaire aborde classiquement la psychanalyse, l’expertise psychiatrique,
mais
surtout
les
psychothérapies
comme
la
gestalt-therapie,
la
programmation neuro-linguistique, la thérapie cognitive comportementale, l’art-thérapie, les thérapies familiales, les thérapies de couples, l’ethnopsychanalyse et autres thérapies parallèles : la sexologie l’hypnose. Elle présente aussi tout ce qui a trait à la psyché : les psychotropes, les soins palliatifs, la prise en charge des toxicodépendances. Elle intègre une vision spatiale de l’usage de la psy : le psy et l’entreprise, la psychologie scolaire, la psy en prison, etc… Enfin elle remplit sa vocation d’information générale : la psychologie par téléphone, les urgences psychiatriques, la prise en charge des tout-petits, le secteur psychiatrique. Ces thèmes seront repris dans leurs quasi intégralité dans Psychologie. La structure de l’émission est annonciatrice de Psychologie. Le présentateur de l’émission, Serge Hefez, psychiatre à l’hôpital de la Pitié Salpetrière, est connu comme réalisateur d’une série de treize documentaires sur les drogues pour France 5, pour avoir traité de problèmes comme le Sida et la psyché, et auteur d’un livre sur le couple et la famille76. Hefez introduit généralement l’émission et joue le rôle de pédagogue en expliquant des termes techniques, les conditions d’utilisation de telle thérapie. Des témoignages présentent les bienfaits de telle thérapie et alternent avec des reportages en immersion dans le cas pratique. Le documentaire programmé indépendamment en fin de journée, va être inclus dans l’émission matinale Les Maternelles de Maïtena Biraben, présentatrice de la future émission Psychologie dont il sera l’invité le 16 novembre 2003, Couple : faire vivre le plaisir.
76
Hefez (Serge) et Laufer (Danièle), La Danse du couple, Hachette littérature, 2004 49
II) PSYCHOLOGIES, UNE ENTREPRISE UNIVERSALISTE DU SOUCI DE SOI L’émission Psychologie est une déclinaison télévisuelle du magazine féminin à succès Psychologies magazine repris par Jean-Louis et Perla Servan-Schreiber. Ce magazine connaît actuellement un véritable essor, avec son tirage mensuel atteignant les 300 000, la déclinaison du concept sur de nombreux supports, notamment la télévision et internet, et la volonté de s’implanter à l’étranger pour devenir une référence dans la recherche du bien être. Pour comprendre la place de cette émission, il est nécessaire de présenter le groupe auquel elle appartient, groupe marqué par les liens familiaux qui unissent les producteurs de chaque support. La domination de Psychologies ne s’est pas faite par hasard, ex nihilo, mais relève d’une longue politique d’image. Cette politique a permis au magazine d’acquérir une notoriété auprès des professionnels des médias, et surtout auprès du grand public, qui plongé dans l’ « économie des croyances »77 ne sait laquelle négocier pour donner un sens à son existence. Ainsi l’image du magazine dépasse la seule logique marketing pour s’inscrire dans une entreprise universaliste, en proposant un cadre normatif centré sur le référentiel commun au plus grand nombre : soi-même. La recherche du bonheur passe par le souci de soi. Ainsi Psychologies magazine, tente de créer une véritable image de marque capable de placer l’entreprise dans l’aphorisme précédent : la recherche du bonheur passe par la recherche de soi qui se fera grâce à Psychologies. Une fois ces équivalences acquises, Psychologies peut créer un label qualité capable d’associer bonheur et technique, label reconnaissable en tant que signe dématérialisant dans un premier temps le contenu mais aussi le contenant : tout peut devenir estampillé Psychologies. Toute une entreprise d’expansion internationale se met en marche, associée à une déclinaisons sur de nouveaux supports médiatiques. Toutefois pour que cette politique de l’image soit opérante, une ligne éditoriale est nécessaire : la politique éditoriale est à la base de la constitution de l’image, est en quelque sorte le programme d’action sur soi proposé, les méthodes, les références à conquérir pour accéder au bonheur. Ainsi une première présentation des acteurs de la doctrine de soi est-elle nécessaire pour comprendre l’offre proposée, et cerner les risques et leurres d’une telle idéologie de soi. L’image de marque 77
Balandier (Georges), Le Dédale, Seuil, Paris, 1993 50
s’acquiert par un transfert de capitaux symboliques et légitimes, notamment en faisant siens des auteurs ayant connu un fort succès en librairie.
A)
Une politique de l’image 1) La constitution d’un groupe autour d’une politique de l’image
Défis d’image du magazine Créé en 1997, Psychologies magazine est repris par Jean-Louis et Perla ServanSchreiber qui accoleront au titre le sous-titre « mieux vivre sa vie » éclairant la ligne éditoriale du magazine qui apparaît dès lors comme le moyen de répondre à cette attente : « toute l’équipe de psychologies magazine partage le même credo : le seul chef-d’œuvre qui vaille c’est une vie réussie. D’où le slogan du nouveau Psychologies que vous êtes en train de découvrir : ″ mieux vivre sa vie″. »78 Psychologies est donc un magazine d’accompagnement pour trouver la voie de la réussite en écoutant sa voix intérieure. Le magazine souffre à ses débuts d’un déficit d’image, souvent associé à un magazine « prise de tête ». Une étude d’audience, réalisée en 2001 en partenariat avec l’agence de communication BETC Euro RSCG, met en évidence que 75% des lecteurs étaient de sexe féminin, entre 25 et 49 ans, de niveau d’instruction élevé, de catégorie AB +79. Il y a donc un écart entre la cible effective et l’image renvoyée par le magazine auprès du grand public. Il s’agit dès lors de positionner Psychologie magazine comme un « magazine féminin haut de gamme ». Le plan de communication s’est attaqué à deux fronts : le grand public et les professionnels. Cette logique marketing vise deux objectifs complémentaires : faire connaître l’existence du magazine auprès du grand public et communiquer auprès des professionnels de la presse qui pourront légitimer le magazine dans le milieu.
78
Jean-Louis Servan-Schreiber, cité dans Mehl (Dominique), La Bonne parole, La Martinière, Paris, 2003, page 211 79 Garnerie (Laurence), « Psychologies magazine, comment l’esprit vint aux féminins » in Effie, Etude de cas, 2002. : http://www.effie.fr/cas_imp/imp_02psy.htm 51
La communication grand public se fait sur le média radiophonique. La radio est considérée comme « un média chaleureux et intime, qui crée du trafic. C’est celui qui s’adaptait le mieux à Psychologies. »80 La radio crée une relation directe à l’autre, interpelle individuellement l’auditeur, la voix étant une façon de simuler une conversation banale entre individus. La radio incarne la communication et le dialogue. Toutefois, considérant que la campagne publicitaire grand public a été estimée à 1,68 millions d’euros, seule la radio ou la presse écrite étaient envisageables – une campagne de publicité sur des panneaux publicitaires ou à la télévision étant plus onéreuse. Ainsi l’argument de la chaleur n’est qu’une justification par défaut, contrainte par les contingences économiques et légales. Le contenu des messages auprès du grand public présente Psychologies Magazine comme « un outil donnant accès au bien-être »81 s’inscrivant dans le contexte de crainte mis en place après le 11 septembre 2001. La voix de la publicité est posée et relativement calme, le message est doux et traduit une certaine faiblesse sereine de l’énonciateur, sensé être un individu comme vous et moi, qui énonce à haute voix ses problèmes quotidiens, sous le mode de la confidence intime à un ami. L’auditeur est accepté dans ce moment d’intimité, voire invité à partager ses problèmes. La convivialité est suggérée. Des acteurs et célébrités viennent prêter leur voix, conférant une crédibilité au magazine, toutefois ce point est particulier puisqu’il ne s’agit pas d’enregistrement pour une publicité mais de citations extraites d’un entretien dans le cadre du magazine ; la star est en quelque sorte prise au piège par des « paparazzi publicitaires ». Cette méthode n’est pas anodine, et illustre le rapport à la star que nous développerons ultérieurement : la star est un individu normal ayant les mêmes doutes et souffrances que le lecteur / auditeur / téléspectateur. Confiance, confession, intimité pourraient être la triade de cette campagne – triade de la relation avec son psy. Le choix des radios est très classique puisqu’il associe les deux grandes chaînes phares des CSP + : le groupe Europe et le groupe RTL et leurs stations annexes82. Or 80
Catherine Emprin citée dans Garnerie (Laurence), « Psychologies magazine, comment l’esprit vint aux féminins » in Effie, Etude de cas, 2002 81 Garnerie (Laurence), Ibidem. 82 Connaissances pratiques acquises lors d’un stage au service marketing aux Editions du Seuil du 1er août 2001 au 31 janvier 2002. En général Europe propose un plan média sur sa chaîne généraliste (Europe 1), et ses chaînes musicales (Europe 2 et Chérie FM) ; RTL suit la même logique, en incluant la chaîne généraliste (RTL) et les chaînes musicales (RTL 2 ou RFM). Les taux de pénétration des deux groupes sont relativement identiques. S’il y a un choix la préférence va au groupe ayant des affinités éditoriales et d’image. Ainsi pour 52
Psychologies magazine ayant des ressources suffisantes pour un plan radio a pu s’offrir les deux, de telle sorte que le 2 janvier 2002, les messages publicitaires envahissent les ondes de RTL, Europe 1, Europe 2, RFM, Nostalgie, Chérie FM et Les Indépendants. Pendant trois mois – longue durée pour une campagne radio – la fréquence de diffusion est soutenue : 279 messages entre le 2 et le 8 janvier, 239 du 1er au 6 février, et 233 messages du 1er au 6 mars. Soit 62 % de couverture, pour un total de 1,68 M d’euros. La communication auprès des professionnels est de moindre ampleur et consistera essentiellement à cadrer l’image du magazine dans CB news et Stratégie, présentant le magazine comme un magazine féminin différent des autres produits généralement axés sur la mode, mais aussi à mettre en évidence le succès du magazine. Ainsi Psychologies magazine est reconnu par les professionnels comme un ténor de la presse féminine ayant une image de marque différente. D’autres campagnes de publicités auprès du grand public se feront en gardant la même structure jusqu’à ce jour, réassurant l’image de marque du magazine et de ses dérivés. La publicité indirecte En parallèle des circuits légaux de publicité, le magazine s’offre une publicité clandestine sur LCI dans le cadre de l’émission Psy-Philo présentée par Jean-Louis SevanSchreiber, et officiellement en association avec Psychologies magazine. Beaucoup trop représenté dans cette émission, il fait l’objet d’un avertissement du CSA83 concernant les émissions de décembre 2000, janvier 2001, et février 2001, soit un trimestre entier. Toutefois la chaîne a été sommée de mettre fin à ce stratagème, sans avoir encouru de sanctions particulières. La promotion a été assurée à moindre frais, Psychologies fait une première entrée à la télévision de manière détournée, grâce au savoir-faire de l’ancien créateur de l’Expansion. Cette émission cristallise en son titre le futur syncrétisme de Psychologies.
une publicité de La Constance du jardinier de John le Carré, le Seuil n’ayant pas les moyens de couvrir les deux groupes a préféré Europe à Rtl pour un soucis d’images et de proximité éditoriale. 83 J.O n° 155 du 6 juillet 2001 page 10799 53
2) Vers des transferts de capitaux symboliques Installé auprès du grand public et reconnu par les professionnels, Psychologies gagne 31% de diffusion lors du trimestre de publicité en 2002, et ne cesse de gagner des points, arrivant ainsi à la troisième place des féminins avec 1 224 000 lecteurs (AEPM 2001) derrière Marie Claire et Marie France. Aujourd’hui, sa diffusion dépasse les 250 000 exemplaires par mois (source OJD), pour 4 millions de lecteurs (source AEPM, janvier 2002) et 75 000 abonnés, pour un chiffre d'affaires annuel d'environ 15 millions d'euros. L’entreprise est gagnante, le magazine solidement ancré dans les médias, possède une très bonne image de marque auprès du public84 : « sérieux et agréable » sont les termes qui ressortent le plus souvent. Le magazine possède ainsi un contenu crédible, et en même temps répond aux exigences d’accessibilité. Ainsi sous ses apparences altruistes, Psychologies magazine est une redoutable entreprise générant de nombreux profits. En 2003 Psychologies magazine se hisse en 11ème position, avec 4.8% du marché de la presse de divertissement85 : Psychologies magazine change de registre et est reconnu comme appartenant à la presse généraliste de divertissement. Deux magazines santé le supplantent dans ce classement, Top Santé (8,8 %) et Santé magazine (7,0 %), ainsi que Nous Deux (6.7%) et Parents (5,7 %) traitant des relations de couple pour le premier et des relations parents enfants pour le second. Psychologies magazine est à la croisée des chemins, regroupant ces thématiques sous un angle moins pratique, relevant plus du développement personnel, tout en traitant les thèmes des magazines précédemment cités. L’entreprise a su éliminer ses deux concurrents directs : Divan n’a publié qu’un seul numéro et Réponse psy s’est arrêté au bout du quatrième. De nouveaux prétendants entrent en lice : Changer tout, lancé par Marie de la Forest, la créatrice du magazine féminin mini Bien dans ma vie (Axel Springer France).
84
De nombreux baromètres existent sur internet donnant la parole aux lecteurs. Psychologie bénéficie d’une grande estime. 85 Source observatoire français des médias, http://observatoire-medias.info/article50.html 54
L’accord avec Hachette Filipachi médias (HFM) : l’expansion internationale Psychologies se rapproche du groupe Hachette Filipachi Médias. En octobre 2003, un premier accord cadre86 entre Psychologies magazine et HFM est signé. Edité par FINEV entreprise d’édition, en charge de la publication du magazine et du site internet, créée par Jean-Louis Servan-Schreiber, Psychologies magazine prévoit de s’étendre au niveau international. Pour se faire un partenaire ayant une expérience de la presse internationale est nécessaire : HFM est le partenaire idéal, étant donnée son expérience dans la diffusion internationale, 1er groupe mondial, détenteur de Elle, présent dans 35 pays, publiant 184 magazines. L’accord prévoit un droit de préférence aux filiales internationales de HFM, pour le lancement de formules inspirées de Psychologies magazine, dans les pays où HFM dispose d’une filiale éditrice. Ainsi Psychologies magazine bénéficierait de la logistique et du réseau de diffusion de HFM. Un accord de participation minoritaire87 vient entériner ce premier rapprochement, en juillet 2004 conclu entre Gérald de Roquemaurel, PDG de HFM et Jean-Louis Servan-Schreiber, en tant que directeur de la FINEV. Ainsi HFM, par rachat d’actions à hauteur de 49% entre dans le capital de la FINEV, dont les 51% restent aux mains de Servan-Schreiber, actionnaire principal. Psychologies magazine peut dès lors bénéficier des compétences en matière d’études et de service de HFM, accélérant la coopération internationale. Psychologies magazine sera donc implanté à l’étranger d’ici 2005, de nouveaux magazines dans sa lignée devraient voir le jour. Toutefois l’entreprise adopte une stratégie relativement nouvelle dans l’édition française : l’image de marque.
B)
L’extension du domaine du bien être 1) L’image de marque ou la quête universelle
Psychologies magazine a travaillé à son image depuis ses débuts, ayant initialement un discrédit d’image, aujourd’hui bénéficiant d’une réelle plus value. Ainsi une nouvelle étape se met en place : faire de Psychologies une marque, un label de 86 87
http://www.lagardere.com/actualites/detail_actu.cfm?idt=13&idn=3784&nav=0 http://www.lagardere.com/actualites/detail_actu.cfm?idt=13&idn=4545&nav=0 55
reconnaissance. Il s’agit de substituer au contenu réel du magazine un signe de reconnaissance qualitative, visant à faire de tout objet estampillé Psychologies un label certifié de qualité. Cette nouvelle logique s’applique déjà dans le monde de l’édition. En Angleterre, les maisons d’éditions s’effacent au profit de l’auteur : l’auteur est mis en avant sur la couverture, la maison d’édition est mentionnée à titre purement informatif, car ce qui vend n’est plus la maison d’édition mais l’auteur, comme par exemple Marie Higgins Clark88. Dans le domaine du cinéma, la logique demeure la même : le réalisateur et les acteurs prévalent sur le distributeur, et des transferts de valeurs sont opérés avec les indications publicitaires : « le nouveau Spielberg », « Tom Cruise de retour », « par le réalisateur de » tel film légitimé par la critique et surtout le public. Toutefois l’entreprise Psychologies s’inscrit dans une logique différente, possédant deux atouts majeurs : le nom et le fonds d’auteurs. Le nom est reconnu par les professionnels et le grand public, simple à retenir car étant initialement une discipline érigée en titre de magazine, le pluriel permettant d’insérer pêle-mêle différentes pratiques, de la psychanalyse aux thérapies comportementales, la philosophie et la spiritualité. Psychologies est par essence un label, jusqu’à présent concentré sur un seul magazine. Mais l’extension vers d’autres supports va consister en un transfert de la plus value d’image du magazine vers ces autres supports, selon l’équation simple : le magazine est de qualité, les autres produits le seront. Deuxième atout fondamental, le fonds d’auteur dont dispose le magazine. La majorité des journalistes actant dans le journal ont un nom auprès du grand public et caracolent en tête des ventes des ouvrages de spiritualité ou bien être. Boris Cyrulnik, psychiatre, publie en 1993 Les nourritures affectives89 chez Odile Jacob, maison d’édition spécialisée dans la psychologie (scientifique ou vulgarisée), le bien être. Christophe André publie en 1999, avec François Lelord, L’estime de soi, s’aimer mieux pour mieux vivre avec les autres, chez Odile Jacob, mais devient connu du grand public en 2000 en cosignant avec l’illustrateur Muzo, Petites angoisses et grosses phobies, bénéficiant de la plus value d’une maison d’édition comme le Seuil. André Comte-sponville connaît un réel succès avec Petit traité des grandes vertus, PUF, en 1998, en vulgarisant la philosophie auprès du grand 88
Logique dévoilée par la directrice marketing du Seuil lors d’entretiens. Cette référence aux Nourritures célestes de Gide peut supposer la mise en avant la fin de la transcendance pour un retour sur soi et l’amour de l’homme. 89
56
public, et publie de nombreux livres-objets90 sur des thèmes spirituels chez Albin Michel. Ces auteurs ont tous connu un fort succès en librairie, souvent en tête des classements. Ce fond d’auteurs préexistant donne un crédit au magazine qui a su constituer une sorte de pléiade de livres références sur la recherche du bien être. La plus-value est donc issue du magazine reconnu par les professionnels et le grand public, et du fonds d’auteurs, comme outils parallèles, devenus journalistes pour l’entreprise. Cette logique d’image de marque n’est pas apparue ex nihilo, mais est liée au rapprochement avec Hachette Filipacchi médias, déjà expérimenté dans l’image de marque avec le magazine Elle et ses nombreuses déclinaisons. Ceci est possible dès lors qu’un magazine couvre un thème ayant une prétention universaliste : « la presse féminine est un concept qui s’exporte, car les femmes ont dans chaque pays une même approche de la consommation, une même aspiration au bien-être. »91 Il est donc convenu que toutes les femmes de tous les pays ont les mêmes aspirations, que la presse comblera cette volonté de quête globale de la féminité, unique et indivisible, modèle fondé universellement, sans aucun sous-entendu ethnocentrique de la part du créateur occidental du magazine. Dès lors la volonté d’adapter cette logique à Psychologies laisse prétendre que les valeurs véhiculées par le magazine, les réponses apportées appartiennent à une sphère dépassant la condition singulière des individus, faisant abstraction des critères culturels, sociaux, sexuels, raciaux, religieux. Psychologies magazine en tant que marque s’annonce comme le vecteur mondial d’une pensée du bien-être. Toutefois la stratégie est plus subtile, car il s’agit avant tout d’exporter une marque et de l’adapter aux exigences du pays, en déclinant le contenu en fonction des attentes et des différentes contraintes inhérentes aux peuples. Cependant la force d’une marque consiste à proposer un modèle de reconnaissance identitaire en dématérialisant l’objet afin de pouvoir transférer cette capacité de reconnaissance à différents supports, indépendamment de l’objet. Ainsi nombres de multinationales jouentelle sur cette reconnaissance sans parole, juste par signe, que ce soit Nike et sa virgule, Mercedes et son emblème, MacDonald et le M, etc. Cependant une entreprise de presse est définie par son contenu, du moins sa ligne éditoriale, ainsi l’exportation de Psychologies ne
90
Terme employé par les maisons d’édition désignant des ouvrages dont l’aspect physique, la mise en page, les nombreuses illustrations font l’objet d’un réel travail de confection. 91 Jean-Paul Denfert-Rochereau, directeur général de HFM, cité dans Girard (Laurence), « Du titre de presse à la marque, source de profit » in Le Monde, 16 janvier 2004 57
devra pas perdre son essence : le bien-être « pour mieux vivre sa vie ». Ce tagline définissant le journal permet de résumer le contenu et l’approche du journal. Une fois l’association effectuée, Psychologies égale « mieux vivre sa vie », seul le titre initial demeure, car associé spontanément à « mieux vivre sa vie ». Toutefois une telle association est possible quand la marque pénètre suffisamment les esprits, s’installe dans le capitale symbolique comme une composante naturelle de la communauté culturelle. Un magazine comme Elle tire sa force de son institutionnalisation en tant que symbole de la presse féminine ; la qualité n’est plus liée au contenu mais au contenant, voire au signe annonçant le contenant. Ainsi l’entreprise Psychologies, appuyée par HFM, peut-elle prétendre à devenir la référence première comme magazine de la quête de soi, et par extension comme méthode pour accéder au bien-être. Comme les cosmétiques et produits dérivés de Elle permettent de devenir la femme parfaite présentée par le magazine, un jour des thérapies cognitives comportementales seront officiellement estampillées Psychologies. Pour cela une déclinaison sur de nombreux supports est nécessaire afin de pénétrer le capital symbolique des lecteurs citoyens. 2) La déclinaison sur d’autres supports ou l’omniprésence de la marque Psychologies se développe sur la majorité des supports existants. Le magazine propose des articles rédigés, publiés initialement dans Psychologies magazine, puis repris par les journaux régionaux permettant ainsi d’étendre son influence au travers de la presse quotidienne régionale. Une « encyclopédie du mieux être » est en préparation avec Larousse. Toutefois deux autres supports vont faire l’objet d’une stratégie d’expansion : internet et la télévision. Psychologies.com : vers une communauté du bien-être L’entreprise étend son influence en mettant en place un site internet http://www.psychologies.com qui est un prolongement et un complément du magazine papier. Les articles sont publiés le mois suivant le support papier, des forums de discussion sont actifs avec 30 000 contributions, divisées en 24 thèmes différents, et une moyenne de
58
500 messages diffusés chaque jour92. La vie communautaire est relativement intense avec des habitués côtoyant les novices toujours chaleureusement accueillis93. La censure du webmaster est faible, les messages personnels ne sont que rarement enlevés, et s’ils le sont c’est essentiellement pour des raisons de place, et ce de manière automatique au bout de quelques jours. Psychologies estime le net comme un outil nécessaire à leur emprise : « Nous avons des ambitions importantes sur le Net, même si nous sommes attentifs à la maîtrise des coûts. » Cette volonté de s’imposer comme un site de référence sur la toile, est justifiée par l’intérêt de la logique relationnelle entre l’internaute et le site. L’internaute se familiarise librement avec les différents thèmes et outils de la recherche de soi, puis il peut intégrer la communauté, suivre l’ensemble de prescriptions nécessaires pour mieux vivre sa vie. Le site est un tout interactionnel capable de lier une relation particulière entre chacun et le contenu, adaptable aux besoins et envies, constitue un réel corpus d’auteurs et de techniques de soi, tout en privilégiant le dialogue avec l’autre au travers des forums. La parole devient d’autant plus performative qu’elle est distillée par la rédaction et relayée par les internautes qui se l’approprient, la relaient et se font porteurs de conseils prodigués, se réaffirmant entre eux leurs convictions et en même temps offrant au novice un nombre d’expériences personnelles marquées du sceau de la vérité, créant les prémices de conditions sociales d’émergence de ce souci de soi. Psychologie sur France 5 : la parole dominicale Le dimanche 12 octobre 2003, l’émission Psychologie, un moment pour soi apparaît sur France 5 à 14h05, succédant aux documentaires de voyages. Rendez-vous dominical, dont le jour et l’heure de programmation évoquent le Jour du seigneur sur France 2 autorisé par Le Pape en 199894, programmé dans la matinée. Déclinaison de Psychologies magazine, l’émission adopte le format de 52 minutes, format classique des séries télévisées de première partie de soirée (différent du sitcom qui dure entre 20 et 25 92
Données fournies par Le Journal du Net. M’étant inscrit sur le forum, j’ai pu tester la validité de ces données, en observation participante, et analyser relativement sommairement les réactions des individus, les temps de réponse aux messages et l’accueil fait à un nouveau venu : la vie communautaire est structurée autour de « fans » du forum qui servent à la fois de conseillers en présentant leurs expériences personnelles et aussi d’intégrateurs sociaux en acceptant le nouvel entrant, en nouant une conversation directe avec lui par le biais du forum devenu « chat » privé dans un espace public.
93
59
minutes), supposant une attention constante de la part du téléspectateur habitué à cette durée. L’animatrice Maïtena Biraben, en charge de la présentation a déjà fait ses preuves dans l’émission matinale Les maternelles consacrée à la psychologie de l’enfant, par conséquent bénéficie d’une expérience et d’une légitimité pour traiter de la psychologie de l’adulte. Jean-Louis Servan-Schreiber présente cette émission comme le « rendez-vous de l'épanouissement personnel et du mieux vivre. » 95 L’émission est avant tout une émission où la discussion est centrale, entre des individus faisant part de leur expérience, des professionnels du psy, généralement « figures référentes »96 de Psychologies magazine donnant leurs conseils, et un invité, généralement intéressé par le psychologique (seule Catherine Breillat critiqua beaucoup ces méthodes de la recherche de soi). De courts reportages illustrent et introduisent les thèmes de discussion. Comme il sera étudié ultérieurement, l’émission est essentiellement pédagogique en introduisant une grammaire de la psy, informative en présentant les différentes techniques et thérapies à consulter, et émotionnelle en suscitant au travers des témoignages une réaction du téléspectateur : « Nous abordons des préoccupations ordinaires dans lesquelles chacun peut se sentir concerné. Nous recherchons l'implication du téléspectateur, qu'il soit empli d'une émotion. »97 La cible est très large, sans contrainte en terme de CSP, car l’audience n’étant pas un des critères premiers de France 5. Psychologie est une sorte de tribune libre des rédacteurs du magazine. En effet, l’émission est coproduite par cinétévé et Psychologies, or Cinétévé est dirigée par Florence Servan-Schreiber, PDG, fille de Jean-Louis – l’histoire de famille s’étend avec la présence de David Servan-Schreiber dont le rôle sera défini ultérieurement. Pour sa première elle présentera le « jeu du Tao »98, présenté comme le deep-dating puisqu’il s’agit de se connaître soi en rencontrant des gens avec lesquels une conversation est engagée grâce au jeu.
94
Lettre apostolique sur la sanctification du dimanche par Jean-Paul II, 31 mai 1998 : http://pastoralefamiliale.free.fr/txtdimanche.htm#_Toc33527849 95 Jean-Louis Servan-Schreiber cité dans Kerviel (Sylvie) « Un nouveau rendez-vous hebdomadaire pour mieux se comprendre » in Le Monde, 8 novembre 2003 96 Termes utilisé par Maïtena Biraben pour désigner les intervenants récurrents appartenant à Psychologies magazine 97 Jean-Louis Servan-Schreiber cité dans Kerviel (Sylvie) « Un nouveau rendez-vous hebdomadaire pour mieux se comprendre » in Le Monde, 8 novembre 2003 98 Voir annexe I page 193 60
3) Présentation technique de l’émission : Trame de l’émission L’émission commence par une introduction de Maïtena Biraben qui pose la problématique du jour et introduit l’invité. Le débat commence en plateau avec : •
un invité people, généralement appartenant au monde du cinéma ou
du théâtre, il n’y a pas d’écrivains de littérature, ni de musiciens, ni de peintre, ni de sculpteur. •
un ou des individus anciennement victime ou malade en rapport avec
le problème du jour soulevé par l’émission, son expérience personnelle doit être un exemple généralisable pour tous. C’est un individu ordinaire qui doit représenté le téléspectateur, « monsieur tout le monde ». •
un « référent », c’est à dire une figure récurrente de l’émission,
appartenant à l’entreprise Psychologies. •
parfois un expert, ayant une légitimité sur le sujet abordé,
généralement auteur d’un ouvrage à succès ou récemment sorti, appartenant au domaine médical ou scientifique •
l’animatrice qui coordonne les différentes parties, lance les
reportages, présente les thèmes de discussion. En moyenne, les sept premières minutes sont donc un plateau télévisé classique. Chacun reste jusqu’à la fin de l’émission, il y a peu de va-et-vient de personnes. Initialement un sommaire était prévu, mais a été supprimé au bout de la 4ème émission. Christophe André avait tenté de mettre en place une rubrique intitulée « l’air du temps » où il abordait une croyance générale, comme « le temps influe-t-il sur notre humeur ? » ou une question de société, notamment la solitude des personnes âgées, mais a été supprimé faute de réelle cohérence avec la thématique de l’émission. Une deuxième partie suit ce premier débat, avec un reportage d’en moyenne quatre minutes, servant généralement à illustrer les futurs propos de l’individu invité. Ce premier reportage est souvent un portrait de la vie quotidienne, des différentes difficultés rencontrées suite à tel problème. Il s’agit par l’exemple le plus représentatif de toucher le
61
plus grand nombre et d’introduire la problématique sur la base de la transmission de l’expérience individuelle de l’invité. Retour sur le plateau, le problème présenté dans le reportage est abordé par l’individu invité qui fait par de son expérience. Le référent ou l’expert généralise les propos pour donner une explication théorique du problème. L’invité « people » donne son avis en tant qu’homme et non de star. Un autre reportage peut encore introduire une expérience individuelle, pour aller plus loin dans le problème. S’en suivra un retour plateau. Une fois le problème cerné et généralisé, la technique de soi particulière est introduite dans un nouveau reportage. Le reportage se consacre à une séance d’une psychothérapie, suivant un autre individu ou alors l’individu précédent lors d’une séance. Ce reportage dure aussi en moyenne quatre minutes. Le retour sur le plateau permet de présenter la technique de soi. Le référent ou l’expert donne des informations pratiques, incite le téléspectateur à se renseigner pour la suivre. Ensuite arrive la chronique de Florence Servan-Schreiber qui marque l’entrée dans la partie finale de l’émission. La chronique se fait soit sur le plateau où elle amène un objet particulier, dont elle explique l’utilité, soit par un reportage introduisant une autre technique de soi, beaucoup plus parallèle, comme la biodanza qui consiste à libérer les énergie par la danse. Dispositif technique99 L’émission alterne débat sur plateau et reportage de vie privée et de séance thérapeutique. Le temps en plateau est généralement quatre fois supérieur à celui consacré aux reportages, soit 40 minutes de plateau et 12 minutes de reportage, car il s’agit certes d’illustrer par ces reportages, mais surtout de généraliser par un dialogue sur le plateau. Les reportages permettent d’entrecouper la discussion plateau qui n’excède pas les quinze minutes d’affilée. La constitution du plateau est relativement simpliste. Initialement de grands canapés épurés, légèrement arrondis, en une sorte de spirale oblongue, symbolisant une oreille, se faisaient face, évoquant une parenthèse refermée dans 99
Voir annexe II pour une illustration du dispositif page 194 62
ce « moment pour soi »100, d’intimité, symbole de l’émission doublement assis dans le titre et les canapés. L’évolution a poussé à renouer avec des canapés rouges et droits plus imposants. Maïtena est souvent installée en face des invités, sur le versant opposé, dans une attitude de face à face. Le décor est très dépouillé, dans des tonalités crème avec une pointe d’orangé et rosé, parfois un peu plus de jaune domine. Ces tonalités évoquent la chaleur, l’intimité, la bienveillance et le calme. Il y a eu très peu de modifications de plateau, parfois l’ajout d’un tapis, de quelques branchages, d’un petit mobilier, mais la formule épurée a été retenue comme principale. Les caméras sont en plan fixe sur les individus, avec un cadrage en plan américain. De rares travellings donnent une vision d’ensemble, et consistent généralement à mettre au premier plan le sujet du moment ou alors le livre dont est auteur le référent ou l’expert, dans une incrustation sur un écran translucide, qui permet de ne pas perdre de vue les membres du plateau. L’émission n’est pas ouverte au public, ni à un observateur, conférant ainsi une atmosphère privée, d’intimité.
100
Voir annexe II page 194 63
CHAPITRE 2 : LA CONSTITUTION D’UNE CULTURE DU PSY L’analyse de Psychologie nécessite au préalable l’existence d’une demande sociale de psychologie. La production industrielle « anticipe la réception »101 des usagers en formalisant cette demande sous la forme d’une offre. L’offre de ressources pour accéder au bien-être proposée par l’entreprise Psychologies répond à des attentes de souci de soi, remontant à l’Antiquité, et accéléré en surmodernité avec l’éclatement des référentiels et la déliquescence du monopole des institutions normatives. Cette offre psychologique s’organise par la constitution d’un nouveau référentiel d’auteurs consacrés à la recherche du bien être, et par l’utilisation d’une langue spécifique traduisant à la fois les attentes sociales, marquant une différenciation par rapport aux autres référentiels et offrant un cadre de perception et d’expression des problèmes. Ainsi la langue et le corpus d’auteurs de référence permettent de développer une culture psychologique. Pierre Bourdieu analyse la fonction sociale de la langue, notamment les moyens de production et d’institution : « Produite par des auteurs ayant autorité pour écrire, fixée et codifiée par les grammairiens et les professeurs, chargés aussi d’en inculquer la maîtrise, la langue est un code, au sens de chiffre permettant d’établir des équivalence entre sons et des sens, mais aussi au sens de système de normes réglant les pratiques linguistiques. »102 Le rapport entre la langue et les auteurs est nécessaire. L’usage de la grammaire psychologique par les auteurs de la quête de soi permet de légitimer son usage, alors que l’utilisation de la langue est un facteur de distinction et d’autocontrôle des usagers. Ainsi Psychologies met-elle en place une grammaire psy appuyée par un référentiel littéraire adéquat. Ce couple langue – auteur permet l’émergence d’une culture psy, en tant qu’ensemble théorique de textes et de ressources linguistiques y faisant référence. Suivant ces deux premières étapes, l’entreprise offre une perspective psychologique aux problèmes qui jadis appartenaient au champ de la politique ou de la sociologie, en faisant référence au corpus théorique développé et en reformulant les problèmes en langage psy. Cette perspective se centre sur l’individu comme référent, dont la présence dans les reportages, 101
Darras (Eric), « Les limites de la distance. Réflexions sur les modes d’appropriation des produits culturels. » in Donnat (Olivier), dir., Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La documentation française, 2003, page 239 102 Bourdieu (Pierre,) Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001, page 70 64
sur les plateaux et les forums de discussion permet de légitimer l’usage de la grammaire et des références pour expliquer ses faits et gestes. La culture psychologique se forme dès lors qu’un transfert de compétences analytiques s’opère. L’entreprise Psychologies évacue ainsi les problèmes inscrits dans une dimension sociale pour en faire des problèmes individuels. Dès lors l’individu devient le sujet principal de l’émission, dont la particularité s’érige en généralité par l’intermédiaire des référents. Nous considérerons l’hypothèse d’Alain Ehrenberg selon laquelle « la télévision rend visible les évidences, elle est un hypersymptôme »103, afin d’établir comment l’entreprise psychologies traduit l’émergence d’une culture du psy.
I) INTRODUCTION D’UNE GRAMMAIRE DU PSY L’introduction d’une grammaire psy donne au téléspectateur les armes pour se comprendre, et nommer ses impressions. Ce nouveau mode d’expression de soi, est formalisé par la constitution d’un dictionnaire spécifique, une sorte de lexique regroupant l’ensemble des termes nécessaires pour comprendre les textes des référents, mais aussi pour formuler ses demandes en termes psychologiques. Un aperçu des concepts freudiens est nécessaire au préalable pour mesurer le degré de divergence entre la langue psychanalytique et son passage dans l’entreprise du souci de soi, dont la vulgarisation des termes initiaux provoque un usage approximatif des concepts freudiens, afin de les adapter au plus grand nombre (A). L’émission naturalise cette langue par un emploi permanent de la grammaire psy, permettant au lecteur confirmé de conforter la légitimité d’un tel jargon, et incitant le novice à apprendre cette grammaire, légitime puisque incessamment usité par les membres de l’entreprise (B). Une fois la langue instituée, une communauté d’individus peut se mettre en place, dont le critère de différenciation sera la grammaire psy (C).
103
Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Paris, Hachette, 1995, page 169 65
A) La vulgarisation de termes scientifiques en jargon psychologique Psychologies fait référence au père fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, étant connu du plus grand nombre. Nous considérerons dans un premier temps les définitions de ses cinq concepts fondamentaux : le ça, le surmoi, l’idéal du moi, le moiidéal, et le moi. Ensuite nous opposerons les définissions proposées par Psychologies afin de mettre en évidence les méfaits d’une trop grande simplification. 1) Définitions théorique des termes104 : ça, moi, surmoi, moi-idéal, inconscient Nous avons brièvement vu que le for intérieur se laïcise et s’autonomise avec l’introduction de la psychanalyse qui s’y attaque par l’intermédiaire de l’étude de la conscience et de l’inconscient, proposant une approche médicale à des phénomènes relevant jadis de la philosophie ou de la spiritualité. Tout ce qui relève du traumatisme psychique, des souvenirs, des représentations, des désirs inavouables sont « refoulés », selon Freud, vers l’inconscient. La conscience ne serait que la surface émergée d’un iceberg s’engouffrant dans les méandres de l’inconscient où des pulsions sauvages, des visions d’horreur animale seraient enfouies. Ainsi le tribunal de la conscience ne peut-il ignorer ce principe fondateur : la conscience sans l’inconscient n’est rien, car l’inconscient exerce une pression punitive, une sorte de contrôle moral en continu. Il apparaît nécessaire de définir théoriquement les termes classiques de la psychanalyse pour saisir la capacité d’autocontrôle des individus. L’inconscient est structuré autour de l’ « idéal du moi », du « sur-moi », du « moi idéal », et du « ça ». L’ « idéal du moi » (Ich-Ideal) est l’image idéale de ce qu’il faut vraiment être, ce de manière inconsciente. C’est le double impératif parfait. Cet idéal du moi est né de l’ « introjection » des parents, c’est à dire que l’enfant a « ingurgité » puis « jeté au dedans » les invectives des éducateurs. Le lien avec le « for intérieur » apparaît clairement : l’instance de jugement est inspirée en partie par les valeurs morales, les normes édictées, transmises aux générations suivantes. Avec l’école laïque, l’Eglise n’a plus ce monopole
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d’éducation, et par conséquent perd « l’omnipotence spirituelle », conférant à l’éducation un rôle primordial dans l’introjection des valeurs sociétales et des interdits qui sont fixés inconsciemment. L’ « idéal du moi » serait ce petit enfant modèle répondant à tous les critères normatifs invectivés par les parents. Le « surmoi » (über-ich) peut-être considéré comme le mixte entre « l’idéal du moi » et la « conscience morale ». La différence entre « idéal du moi » et « conscience morale » apparaît ténue. Selon Freud, la « conscience morale » est le rejet intérieur des désirs qui sont en conflits avec l’ « idéal du moi ». La distinction est de l’ordre du ressenti et de la tension : l’individu n’a pas conscience de l’ « idéal du moi », il semble que les interdits soient naturalisés à un tel point que les désirs allant contre suscitent une réelle tension physique et psychique. Cette conscience, cette perception du mal, c’est la « conscience morale ». Ainsi l’ « idéal du moi » peut-il être considéré comme le référent plus ou moins statique selon le degré d’évolution de l’individu. La « conscience morale » est l’action de confrontation inconsciente des désirs face aux valeurs du « moi idéal », donc dynamique. Le « surmoi » est régi par le « principe de moralité » en édictant ce qui est bien ou mal. Le « moi idéal » (Ideal-Ich) ou « moi-plaisir » est le premier moi, quasi préhistorique, celui du début de la vie, dont le but est la recherche du plaisir. Il est étroitement lié aux fonctions vitales organiques, recherche la jouissance corporelle par tous les moyens. Enfin le « ça » (Es) définit la partie de l’inconscient restant aux côtés de l’« idéal du moi » et du « surmoi ». La neutralité de cette dénomination n’est pas anodine, car le « ça » réfère à tous les événements neutres du corps qui ne peuvent être qualifiés par la morale, ceux au-delà du bien et du mal. C’est l’aspect matériel de la vie, organique, terrestre. A tel point que le « ça » a à voir avec l’ensemble des affinités relatives à la passion matérielle, généralement refoulées par le « surmoi ». C’est la partie la plus profonde de l’inconscient. Le « ça » est régi par le principe de plaisir (lustprinzip) dévoilé par les « pulsions du moi » qui concerne la conservation de la personne et les « pulsions sexuelles » pour la conservation de l’espèce. 104
L’ensemble de ces définitions a été éclairci par la lecture des ouvrages suivants Van Den Berg (J.H.) Les Grands Courants de la psychanalyse, Delachaux et Nestlé, 1980 et Wunenburger (Jean-Jacques) Sigmund Freud, Balland, 1985. 67
Un dernier terme demeure pour clore l’ensemble des définitions : « le moi ». Par « moi » il faut entendre l’instance qui est régie par le « principe de réalité » (Realitätsprinzip), c’est à dire le « monde extérieur » qu’il perçoit par ses cinq sens. Or le « moi » doit s’entendre avec ce « monde extérieur », il doit faire des consensus, il n’est pas libre de tout faire, car la réalité a le dernier mot quoi qu’il puisse arriver ou être fantasmé : tel est le « principe de réalité ». Ainsi à la différence du « ça » et du « surmoi », le « moi » n’est pas autonome mais dépendant du realitätsprinzip. Il est en plus tiraillé par le « surmoi » qui pose des exigences morales et éthiques, et le « ça » qui suscite des exigences physiologiques. Psychologies ne peut évacuer la référence à Freud, ne serait-ce que, culturellement, il demeure une figure connue du plus grand nombre, en particuliers des aventuriers de soi. 2) Les trois décepts freudiens La définition des concepts freudiens fondamentaux de la psychanalyse subit un traitement de simplification : il s’agit généralement de vulgariser un langage scientifique, en des termes assez flous ou techniques relatifs à l’entreprise Psychologies. Or ce qui marque particulièrement leur définition est le passage de concepts (Freud avait une prétention philosophique) en décepts, et de « prospects », comme « élément de proposition, mais aussi les types de propositions divers ou modalités de jugement »105, réapproprié par une science prétendument médicale posant des jugements qui tente de les instituer en jugements individuels ce qui mène à penser qu’il s’agit aussi de décepts à application peusdo-scientifique dont le jugement entache l’objectivité. La définition du « concept du ça » présente un flou théorique : « Ensemble des pulsions inconscientes. Freud et ses disciples ont choisi ce mot minuscule pour baptiser la part la plus complexe et la plus fondamentale de notre psychisme, l'inconscient. Le Ça est le réservoir de l'énergie pulsionnelle et le gîte de l’hérédité, de l’inné ou du refoulé. A l'inverse du moi en partie conscient, il est indépendant de toute cohérence, échappe à notre volonté, modèle notre psychisme et influe sur nos actions. »106 La définition est donnée
105 106
Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, Paris, 1991, page 137. L’ensemble des définitions est donné par le site www.psychologies.com dans la rubrique « Dicopsy ». 68
comme intangible, définissant un état de fait, et non à venir, sans principe de remise en cause permanent des résultats relatifs à la science. La notion d’énergie est centrale dans cette définition, traduisant l’aspect dynamique des interactions entre conscient et inconscient, et faisant écho aux sciences cognitives. Toutefois, ni les « pulsions du moi » et les « pulsions sexuelles », ni le « principe de plaisir » ne sont explicitement évoquées, réduisant la définition freudienne à une métaphore organique et une imagerie s’appuyant sur les acquis du sens commun. Le « concept du surmoi » bénéficie du même flou définitionnel : « Dans la conception psychanalytique freudienne, le surmoi est avec le moi et le ça une des composantes du psychisme. Plus proche de l'inconscient que du conscient, il se constitue à partir du moi par identification de l'enfant au parent symbolique incarnant l'autorité. Il exerce les fonctions de juge. De son conflit avec les désirs du moi naissent les culpabilités conscientes ou inconscientes. » L’idéal du moi est évacué au profit de l’identification de l’enfant au parent symbolique. S’il exerce une fonction de juge, le référentiel n’est pas nommé, la conscience morale n’est pas évoquée, ni le principe de moralité, qui sont tous deux des termes techniques précis et nécessaires à la définition. Enfin le « concept du moi » est présenté comme l’ « instance identifiée par Freud dans le cadre de sa seconde théorie de l’appareil psychique » : « Caractérisé par l'emploi du Je, le Moi, concept essentiel de la psychanalyse, avec le ça et le surmoi, l'un des trois éléments qui constituent la personnalité. » Or dans la théorie de Freud il y en a cinq107, ce qui constitue une erreur fondamentale, puisque simplificatrice. « Il se construit à partir des sensations éprouvées, des expériences vécues et de séries d'identifications. Il est à la fois le lieu de l'identité personnelle, du contrôle du comportement, du rapport aux autres et de la confrontation entre la réalité extérieure, les normes morales et sociales et les désirs inconscients. » Le « principe de réalité » est paraphrasé, le conflit avec le principe de plaisir et les pulsions sexuelles mis en ellipse pour une présentation minimale du concept. Le moi récupère la fonction du surmoi (contrôle comportemental) et celle du moi-idéal (pulsion sexuelles).
107
Idéal du moi, moi-idéal, surmoi, ça, moi 69
Ces concepts sont présentés à la fois comme des prospects dégradés et des décepts, dont seule l’idée générale et technique a été retenue. Ils sont exclus de leur théorie, seulement utilisés pour donner une base lexicale légitimant à la fois leur prétention philosophique quand ils sont décepts, et à la fois l’aspect médical quand ils sont percepts. « Le concept est le contour, la configuration d’un événement à venir »108 or si tout les concepts ont envahi notre univers, ils ne sont plus concepts mais décepts, car déjà advenus, et devenus configuration d’un événement advenu. Toutefois si les termes sont utilisés par la science dans une optique de résolution médicale des problèmes, ils peuvent aussi être considérés comme des prospects dégradés car idéologiques. L’approche du moi, du ça et du surmoi sont un mélange entre la théorie psychanalytique de Freud et sa métapsychologie qui définit les événements sur son aspect topique, comme c’est le cas pour la définition du moi comme lieu. Leur définition est présentée comme intangible et universelle. Il s’agit donc d’une simplification abusive et d’une dégradation des concepts. L’ambiguïté dans l’entreprise Psychologies est la confusion entre les deux approches différentes, à savoir d’une part une approche qui peut être considérée comme philosophique dans son acception d’une recherche de sagesse au travers de la quête du bien être, et à la fois d’une approche scientifique par l’intrusion de techniques de soi relevant du champ médical. Cette confusion des deux champs rend difficile, sur un plan théorique, de définir si les concepts freudiens sont devenus des prospects dégradés et présentés comme faux fonctifs109 car idéologiques, utilisés par le champ médical dégradés en décepts pseudoscientifiques, ou se sont dégradés en décepts dès lors qu’il s’agit d’un mode de vie. Un peu comme une chimère composée de deux enfants illégitimes, les concepts ne sont plus concepts mais présentent une double face utilitariste, celle de « fonctif idéologique » par l’instauration d’un jugement tenu pour vérité et celle de décept selon l’approche proposée et prédominante. « On dirait que la science et la philosophie suivent deux voies opposées, parce que les concepts philosophiques ont pour consistance les événements, tandis que les fonctions scientifiques ont pour référence un état des choses ou mélanges. »110 Cette
108
Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, Paris, 1991, p 36 « fonctions qui se présentent comme proposition dans un procédé discursif », Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, Paris, 19p1, page 111 110 Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, Paris, 1991, page 120 109
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confusion naît de la mise en place d’une idéologie scientifique, et d’un usage de la science pour la quête de soi. Le risque majeur est la légitimité de l’entreprise qui, sous couvert d’une image sérieuse, instaure une grammaire simplifiée et fausse, alimentant la psychologisation de la société en permettant le transfert de termes techniques sortis de leur théorie, dans le langage courant. Aussi l’individu maniant les fonctifs peut-il avoir l’illusion de savoir aussi bien que le professionnel et de considérer les choses comme un état de fait, ayant une prénotion qu’il prend pour notion. Dès lors peut-il prétendre à l’automédication, de même que le malade est tenté de faire son propre diagnostic et de contester celui du médecin qu’il juge incompétent.
B) Psychologies, un vecteur instituant de la grammaire psy Psychologies introduit une grammaire psychologique auprès des individus, de la même façon qu’Hélène et les garçons a permis l’apprentissage d’une grammaire amoureuse auprès des adolescents, afin de trouver « les mots pour pouvoir le dire » 111. Il s’agit de naturaliser l’usage de termes techniques en les employant en permanence, de manière tautologique. L’usage répété des termes est un moyen d’apprentissage classique chez les enfants. La répétition ne vaut pas ici comme preuve de la vérité, mais comme preuve de la légitimité de l’emploi de tel terme. Une grammaire du psy est nécessaire pour se différencier d’autres pratiques, ce que nous aborderons ultérieurement. Cette grammaire du psy fait l’objet d’un enseignement sur tous les supports et s’agence autour de plusieurs stratégies : constitution d’un dictionnaire et usage permanent par les référents des termes psy. 1) Dicopsy, confusion et vulgarisation La constitution d’une langue nécessite de l’inscrire dans un code référençant l’ensemble des termes utilisables, légitimant leur usage et synthétisant la totalité des ressources. Telle est la fonction du dictionnaire définie par Pierre Bourdieu : « Résultat
111
Pasquier (Dominique), La culture des sentiments, La Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1999 71
exemplaire de ce travail de codification et de normalisation, le dictionnaire cumule par l’enregistrement savant la totalité des ressources linguistiques accumulées au cours du temps et en particulier toutes les utilisations possibles du même mot (ou toutes les expressions possibles du même sens), juxtaposant des usages socialement étrangers, voire exclusifs. »112 Psychologies ne déroge pas à cette règle en mettant en place un dictionnaire, certes succinct mais stigmatisant l’idéologie de l’entreprise. Sur internet la rubrique spéciale « dicopsy » est une sorte de lexique des termes les plus usités comptant plus de 150 entrées, car « les mots de la psy ont envahi notre univers. »113 L’impératif de connaître le langage psychologique est affirmé dès le début, c’est un fait, tout est psy, il ne sert à rien de l’ignorer alors autant l’apprendre. Des mots de la semaine sont mis en avant, à disposition de l’internaute sur la page d’accueil. Cette sélection de mots nouveaux n’est pas sans évoquer les méthodes d’apprentissage des langues étrangères où chaque jour apporte son nouveau vocabulaire. Il est possible de classer les termes définis en trois axes. Le premier axe concerne les problèmes quotidiens que peut connaître l’individu. Il s’agit généralement de maux dont il est victime dans sa vie journalière, comme « l’anxiété », la « boulimie », la « mélancolie ». Ces termes sont les plus utilisés spontanément par le lecteur, dans le langage courant. Cet usage ne fait pas directement écho à la psy mais plutôt à une imagerie comme la figure de l’anxieux, celle du mélancolique (souvent associé à une sensibilité artistique), ou celle du boulimique (pour désigner quelqu’un qui mange énormément). Leur présence dans le dico psy permet d’opérer un passage naturel du domaine de la parole commune vers celui de la parole psy. Ce passage est une précision de termes utilisés parfois à mauvais escient, par l’individu non sensibilisé au langage psy. Il s’agit donc de se réapproprier des figures développées par le langage commun, les médias, en les contraignant à une acception relevant du champ médicopsychologique. Ainsi l’anxiété est-elle redéfinie en termes médicaux comme une « tension nerveuse chronique » et non plus comme une peur du futur. Le deuxième axe concerne des termes techniques, relatifs au domaine de la psy connus du grand public. Considérant la liste suivante : « trouble obsessionnel compulsif » (TOC), « homéopathie », « refoulement », le lien s’opère par leur appartenance première au 112
Bourdieu (Pierre,) Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001, page 74
72
domaine psychologique en tant que termes techniques pour désigner soit des maladies, soit des symptômes soit des remèdes antérieurs aux pratiques thérapeutiques comportementales. Il s’agit de termes plus précis, plus explicitement appartenant au champ lexical du psy qui sont récemment passés dans le langage courant par un effet de mode instauré par les médias, alors que les termes du premier axe relèvent d’un langage commun psychologisé, c’est à dire de termes relevant du domaine de la psy passés dans le langage courant pour définir des états tellement communs que leur appartenance première a été oubliée. Dans la deuxième catégorie, l’appartenance au champ lexical médical est plus évidente. Toutefois leur présence dans le langage commun nécessite une précision technique pour les faire passer dans le champ de la psy, l’ajustement est donc assez faible. Enfin le troisième axe présente un aspect beaucoup moins neutre, puisqu’il est marqué par la présence de thérapies particulières ne relevant pas de la psychologie, mais des thérapies comportementales : rebirth, PNL, biodanza, art-thérapie, coaching. Il a été dénombré 35 entrées relatives à des pratiques thérapeutiques comportementales, soit 23% des entrées. Presque un quart du dictionnaire renvoie à des psychothérapies, il s’agit donc de sensibiliser l’individu non pas à la psychologie mais à des thérapies comportementales. Il s’agit aussi d’autre part de remèdes médicamenteux comme les « anxiolytiques », « tranquillisants
mineurs,
utilisés
contre
l’anxiété »,
les
« hypnotiques »,
les
« neuroleptiques » et les « régulateurs d’humeur ». La connaissance préalable de ces termes par un novice du langage psy est très vague. C’est donc un troisième niveau de connaissance qui présuppose l’acquisition des deux premiers par une familiarisation au contact de médias spécialisés comme ceux du type psychologies. La gradation entre ces trois axes est décelable dans une définition relative à un terme appartenant au premier axe. Prenons le cas du mot anxiété : « Comme la peur, l'anxiété est un état émotionnel de tension nerveuse. Nous l’éprouvons tous lorsque nous sommes dans l’attente d’un événement : opération médicale, résultat d’un examen, réponse d’un employeur etc. Elle devient pathologique lorsqu'elle réapparaît de façon chronique alors qu’aucune cause, dans le passé récent ou dans le présent de la personne, ne peut la justifier. Pour la contrôler, différentes solutions peuvent être envisagées. Elles vont de la simple technique de relaxation à la prescription d’un anxiolytique par un médecin. » Les 113
Introduction au dicopsy 73
trois niveaux sont présents : la définition commence par une définition relative au langage courant, illustrée par une situation quotidienne compréhensible par le plus grand nombre : l’anxiété est une peur chronique, présente dès le départ dans une situation médicale, ce qui n’est pas anodin. L’instauration d’une expérience individuelle commune supposée est visée pour jouer sur le vécu personnel de chacun comme mode de compréhension. Ensuite le deuxième axe est présent dans l’explication psychologique, notamment le rapport indécelable par la victime avec des incidents passés. Enfin le dernier axe est évoqué par la prescription de remèdes allant d’une pratique comportementale comme la relaxation à une prise de médicaments. Le troisième niveau ici évoqué est accessible par le lecteur qui trouve sur le site, dans le magazine ou dans l’émission, des remèdes pour l’anxiété, la connaissance préalable des termes est donc nécessaire. La relaxation est en effet possible par des techniques particulières comme la « sophrologie », ou la « biodanza » qui « réactive ses forces vitales »114. Le lecteur aura été familiarisé avec les pratiques de relaxation au contact des médias de l’entreprise, faisant écho à des pré-connaissances qu’il pourra vérifier lui-même ou par l’intermédiaire des rédacteurs et des membres du forum. Avec cet ensemble de définitions, le lecteur peur élaborer un vocabulaire de la psy suffisant pour définir à la fois des « troubles du comportement » relatifs à sa vie quotidienne ou des problèmes médicaux. L’auto-médicamentation devient possible puisque le lecteur possède l’ensemble de définition des problèmes, des symptômes et des remèdes. Cet envahissement de la vie quotidienne par les mots psy est en fait un envahissement du psy par les pratiques comportementales et la conception offerte par l’entreprise Psychologies.
2) Psychologie, vecteur de son langage psy L’émission définit moins les termes qu’elle ne les utilise. Les membres du plateau utilisent les notions comme si elles étaient acquises par le public. Il s’agit de naturaliser l’emploi de termes techniques pour qu’ils deviennent une composante du langage courant. 114
Définition du Dico psy 74
Ces termes, qui appartiennent généralement au troisième axe défini précédemment, sont des termes connus par ceux qui sont familiarisés avec l’approche de Psychologies concernant les problèmes de la psy. Leur présence sur un média de masse comme la télévision permet de toucher un plus grand nombre de novices. Il s’agit essentiellement d’un double processus. Dans un premier temps l’usage des termes réaffirme leur légitimité auprès de ceux qui sont déjà familiarisés avec l’entreprise Psychologies. Dans un second temps l’usage répété permet au novice de prendre conscience de leur existence, et qui plus est de donner l’illusion que ces termes sont essentiels à la quête de soi, puisque répétés tout au long de l’émission. Cette logique de répétition appartient à la méthode d’apprentissage d’une nouvelle langue : il faut utiliser les termes le plus souvent possible pour définir les contours de leur acception. Toutefois cette logique est aussi relative au média télévisuel par excellence, la répétition valant pour preuve de leur légitimité et de la vérité de cette légitimité. Réaffirmer les certitudes des adeptes et inviter les novices à utiliser ces termes, telle est dans un premier temps la double logique de cette émission. Toutefois certaines définitions sont données clairement, soit par un des invités sur le plateau de l’émission, soit par l’apparition d’un encadré spécial récapitulant les points essentiels. Chaque membre d’une école particulière prône le vocabulaire relatif à sa technique, s’instituant en pédagogue. Chaque thérapie est définie par l’exemple d’un reportage permettant de donner une approche non conceptuelle mais concrète du terme. La gestalt therapie, les thérapies comportementales et cognitives font l’objet d’un reportage. Ne pas expliquer clairement, ne pas définir un terme, sous-entend que le terme est compris et acquis par le téléspectateur qui doit, par lui-même, faire l’effort de connaître le terme, qu’il pourra trouver sur le site internet. Cette logique suppose que l’individu comprend les termes employés, qu’il est capable de manier la notion de PNL, qu’il fait partie de la communauté du langage psy. Cela renforce le sentiment d’appartenance à la culture psy qui doit être acquise mais qui est présentée comme déjà acquise. Il y a donc un travail de la part du nouvel entrant à intégrer les nouveaux termes dont il n’a que des prénotions. Ce jargon psychologique est un signe d’appartenance à une communauté d’individu regroupé virtuellement dans les forums, dans un but particulier : le bien être individuel.
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C) Un signe de reconnaissance identitaire L’utilisation d’un jargon par une communauté est un signe d’appartenance à cette communauté, toutefois lorsque la langue n’est pas issue de la communauté mais prise comme un signe distinctif imposé par une instance supérieure, la communauté n’a pas cette cohésion sociale nécessaire et nécessite un long temps pour développer une réelle pratique synonyme de vie de la langue. Malgré cette artificialité, l’utilisation de cette grammaire psy permet d’exercer un autocontrôle individuel en offrant un cadre de perception et de formulation des problèmes, évacuant toute autre approche. 1) La constitution d’un jargon communautaire L’usage de termes spécifiques à une communauté est un signe d’appartenance à cette communauté. « Les usages sociaux de la langue doivent leur valeur proprement sociale au fait qu’ils tendent à s’organiser en systèmes de différences (entre les variantes prosodiques et articulatoires ou lexicologiques et syntaxiques) reproduisant dans l’ordre symbolique des écarts différentiels le système des différences sociales. »115 Ce phénomène est observable dans les communautés de jeunes, comme par exemple le verlan qui a été le signe distinctif d’un certain groupe d’individu des banlieues, ou l’usage de termes techniques par les communautés de hackers et informaticiens dont l’usage et la connaissance permet de se démarquer des autres communautés. C’est une marque de différenciation, celui qui ne parle pas le langage du groupe n’appartient pas au groupe et est identifiable de la sorte. Ainsi au plan politique les aspirations régionales sont-elles généralement accompagnées par une volonté d’enseigner les langues locales, comme par exemple l’instauration du basque au Pays Basques ou du breton en Bretagne dans les écoles, afin de fédérer par la langue régionale et d’exclure l’étranger identifiable par sa méconnaissance du dialecte. La langue, érigée en signe, répond à la logique de l’opération symbolique de Lucien Sfez116. Dans le cas de l’entreprise Psychologies, l’usage des termes techniques est la marque à la fois de connaissance des termes et d'appartenance à cette culture du psy. Ceci 115
Bourdieu (Pierre,) Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001, page 83
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est très visible dans les forums de discussion. Les abréviations peuvent être assimilées à des signes faisant écho à un sens incompréhensible par le novice. Par exemple PNL, TCC n’ont aucune force évocatrice pour celui qui n’a jamais entendu parlé de la programmation neurolinguistique ou des thérapies cognitives comportementales. Or pour les connaître il faut avoir pris connaissance du vocabulaire, ce qui signifie s’être intéressé un minimum à l’ensemble lexical du sujet. Ces abréviations sont des conventions entre les membres de la communautés, généralement édictées par l’instance supérieure, dans ce cas la rédaction. Différence fondamentale dans l’évolution classique d’une langue, la convention dans le cas de Psychologie ne naît pas d’une pratique antérieure qui aurait été formalisée, mais d’un dialecte mis en place par la rédaction, qui éduque, voire colonise, le public. « En effet en l’absence de l’objectivation dans l’écriture et surtout de la codification quasi juridique qui est corrélative à la constitution d’une langue officielle, les « langues » n’existent qu’à l’état de pratique, c’est à dire sous la forme d’habitus linguistiques plus ou moins partiellement orchestrés et de production orales de ces habitus. »117 Ici la logique est inversée, d’un code objectivé, créé ex nihilo, vaguement inspiré des auteurs classiques de la psychanalyse, Psychologie tente de créer une langue en instaurant une pratique présentée comme nécessaire. En effet seul le premier niveau de vocabulaire est un langage commun, le second relevant d’un effet de mode, et le troisième étant appris par la rédaction. L’écriture sur internet est un langage écrit oralisé, répondant à toute la syntaxe de la langue parlée, mettant ainsi en évidence qu’il ne s’agit pas d’une réelle langue mais d’un ensemble de vocables formant un jargon. Manier ces termes revient à montrer son adhésion à l’entreprise Psychologies, comme élément de reconnaissance culturelle118. Socialement, 116
Sfez (Lucien), La Politique symbolique, PUF Quadrige, 1993 Bourdieu (Pierre,) Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001, page 72 118 Cet effet est encore plus mesurable chez les jeunes qui instaurent un dialecte basé sur des expressions issues de leurs références culturelles. La référence ne peut être connue que par le groupe ayant la même pratique culturelle. Concernant la musique par exemple, tout un jargon peut correspondre à un courant, faisant référence à ce courant et par conséquent permettant aux individus de reconnaître leurs préférences musicales, qui renvoient implicitement à un état d’esprit, une vision empreinte du discours tenu dans la musique et du style de vie corrélatif (publicisé par les médias, comme les vidéo-clips.) La culture hip hop, cristallise toute cette communication allusive, par des expressions (d’autant plus que cette musique est au croisement en rythme et parole scandée, offrant une manière de parler explicité), une démarche, des codes vestimentaires, reproduisant l’imagerie des groupes écoutés. Chose plus surprenante est le transfert des codes culturels américains, dépourvus de leurs fondements sociaux, comme le rapport homme/femme dans les banlieues, dans un milieu pouvant être assez anti-américain et n’ayant pas les mêmes contraintes – l’urbanité en marge devient dès lors un moyen d’identification commune, et une image du rêve américain le moteur d’une possible d’ascension sociale, malheureusement illusoire. Ceci est donc généralement valable pour les cultures 117
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c’est une preuve de sa connaissance sur le sujet et par conséquent confère un degré de légitimité à ses propos, de plus en plus élevé à mesure que l’usage est plus fréquent et correct. Prenons le cas d’un message intitulé : « et s’il était borderline ou schizoïde ? ». Ce message est une analyse d’une relation amoureuse de Fuchinran119 avec un homme. L’auteur du message analyse le comportement de son compagnon, fait une liste des symptômes, procède à une analyse. Les réponses à ce post considèrent fuchinran comme un psy, de par le vocabulaire employé, l’analyse effectuée. Fuchinran est donc légitimement apte à analyser son compagnon, aucun message ne vient critiquer cette démarche, excepté si cela risque de perturber « l’apprenti psy ». Cette formulation en termes techniques réduit l’être humain à un état clinique et une somme de symptômes. La dimension irrationnelle et amoureuse est réduite à un ensemble de définitions techniques, relevant de problèmes relationnels, d’estime de soi, de peur d’autrui. Généralement l’emploi des termes techniques n’apparaît pas dans le titre du message mais dans le développement pour appuyer l’opinion de chacun, et lui donner un aspect de véracité. Le jargon devient outil de légitimité des compétences d’autoanalyse de soi. Toutefois le processus de différenciation apparaît comme un artefact, ne serait-ce premièrement dans le manque de rigueur de la constitution de cette langue par Psychologies, deuxièmement parce que cet usage de la langue n’est pas issu de la volonté d’un groupe, mais est un signe extérieur produit par une entreprise, réintégré par un ensemble épars d’individus qui tentent de former une communauté artificielle par le langage, alors que concrètement rien ne les unis, étant dispersés territorialement120 et réunis virtuellement par internet ou la télévision, si ce n’est une certaine homogénéité sociale121.
dites underground, c’est à dire marquant une réelle différenciation avec le mainstream culturel. L’exemple de la culture skate est aussi valable, de par l’utilisation des termes techniques. Par exemple si un objet tombe en faisant une rotation, il sera dit : « il a fait un flip », en référence à la figure exécutable par le skateboarder, consistant à imprégner une rotation à la planche lors d’une saut, preuve de son appartenance à la communauté. 119 Les noms évoqués sont des pseudonymes aux contributions du site web.. 120 Excepté s’il est considéré qu’un terme comme « urbain » renvoie à une communauté homogène et concrète d’individus, avec une certaine continuité territoriale, plutôt qu’un milieu global. Pour rejeter cette argument, il suffit de considérer l’hétérogénéité sociale, ne serait-ce parce qu’à l’intérieur des villes, différentes classes sociales se côtoient, s’opposent et se regroupent en micro-territoires à l’intérieur de l’urbanité. Ainsi un habitant de Toulouse et Paris n’aura de commun que d’habiter une ville. Ainsi un habitant d’un quartier comme le Mirail à Toulouse n’aura-t-il pas les mêmes conditions de vie que celui du quartier Ozenne. 121 Dominique Mehl a analysé le public de Psychologies magazine, majoritairement constitué de jeunes femmes, familiarisées avec les outils informatiques, d’un niveau d’éducation élevé. Mehl (Domnique), La 78
Dès lors ces individus sont reliés par le média, sans pour autant créer autre chose qu’une communauté virtuelle dont la logique de signe prévaudra sur les relations sociales concrètes. Aussi l’intérêt général qui prévaut à toute constitution de groupe est dans le cas de Psychologies l’intérêt individuel élevé en intérêt général par les procédés décrits dans la deuxième partie du mémoire. Ainsi le groupe n’est-il qu’une somme d’intérêts privés rassemblés sous l’étiquette « mieux vivre sa vie » impératif vague et englobant permettant l’avènement d’une communauté factice, appuyée sur une langue érigée avant tout en signe distinctif, et non pas comme émanation du groupe. Cependant l’usage de cette langue commune, bien qu’artificielle, permet l’autocontrôle individuel en formulant les besoins individuels dans une optique psychologique. 2) L’autocontrôle par le langage L’autocontrôle passe par la dénomination de ses actes en référence à un ensemble plus ou moins homogène, car tendu vers la recherche de soi. En nommant de telle sorte un acte jusqu’alors inconnu, le langage enserre l’objet en le définissant, et par conséquent imprime une approche du sujet. Nous ne reprendrons pas le débat pour savoir si un chat appelé chien demeurerait un chat, toutefois, la connotation et le stock symbolique concentré dans le langage réduit la liberté de l’innomé. Nommer une liberté revient à la réduire à un ensemble de règles la délimitant et par conséquent évacuant son essence pour n’en faire qu’un droit normé. Ainsi en procédant à une introspection par le biais de termes psycho-analytiques, l’individu est orienté par cette approche. Raisonner en terme de décepts restreint le champ des possibles, car le décept n’est plus qu’un signe (le concept dégradé) séparé de son référentiel (la théorie), évacue toute la démarche intellectuelle, qu’il est toujours possible de contester. Or un signe est difficilement contestable, surtout lorsqu’il est présenté une évidence scientifique. Dans notre cas, cela limite l’analyse à une approche psychologique, alors qu’une approche poétique de l’individu, une approche juridique, politique, sociale, philosophique de l’identité est tout autant envisageable. En n’utilisant qu’une seule approche pour se définir et trouver un sens à sa vie, l’individu devient victime d’un Bonne Parole, Paris, La Martinière, 2003. Or une même classe dans des lieux différents peut voir des pratiques relatives au milieu et à l’offre de proximité qui peut différer. 79
autocontrôle par le langage qui limite sa capacité d’imagination, et atteint sa liberté de conception. L’expression de sa pensée se fera en fonction de cadres linguistiques rigides suffisamment flous pour ne pas causer de gêne et être utilisables par le plus grand nombre. Dès lors le problème ne se formulera que d’une seule façon, contribuant à une normalisation de l’émission du message. Si le langage est une convention, dans le cas de l’entreprise Psychologies, il ne s’agit en aucun cas d’une mise au clair d’une pratique langagière issue de l’échange entre les individus, mais au contraire d’une imposition d’une grammaire par la rédaction. Cette langue tire sa légitimité dans l’affirmation « les mots psy ont envahi notre univers. », déclaration sans réel fondement linguistique, sociologique, sémantique. Il s’agit d’une idéologie. L’hypothèse initiale ne se justifie que sur la formulation d’un sens commun élevé en hypothèse. Or une hypothèse sans fondement rend caduque la démonstration, cette loi scientifique est ignorée par les rédacteurs. L’hypothèse posée et approuvée par le sens commun, ayant une demande de psy sous-jacente, devient une règle. Dès lors l’utilisation d’une grammaire psy est-elle possible, le signe ne faisant écho qu’à un contexte culturel préalable qu’il ne formalise même pas mais seulement évoque. Le mode de résolution du problème est encore plus limité puisqu’il est contraint par cette approche homogène et totalisante en termes psychologiques. Par exemple en considérant un « coup de blues » comme une petite déprime, toute la dimension artistique du « coup de blues » ou du spleen est évacuée pour une appréciation médicale. La beauté de certaines errances ne peut être conçue dans une vision psychologique de l’individu dont l’impératif de « mieux vivre sa vie » sous-entend que sa vie est imparfaite, donc empreinte de souffrances. Quel étrange paradoxe pour une entreprise qui tend à faire des individus des artistes de leurs vies tout en leur imposant une seule technique d’art, sans transcendance ni essence. Jacques Salomé prodigue des conseils pour devenir non plus artiste mais « artisan » de sa vie, réduisant la vie à une œuvre, un objet façonné par les techniques enseignées. Le risque de dérive est une approche totalisante des problèmes par l’exclusion des autres dimensions, ce que résume George Orwell dans son appendice sur le « Novlangue » de 1984 : « Le but du novlangue était, non seulement de fournir un mode d’expression aux idées générales et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais de
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rendre impossible tout autre mode de pensée. »122 Psychologies met en place un jargon sans référence concrète, une multiplication de signes offrant une grille de lecture de son for intérieur. La « psychologisation » de la société contribue à l’instauration d’une perception univoque du monde centrée sur le référentiel commun au plus grand nombre : soi-même. Par le langage, l’idéologie de soi peut prendre forme. Toutefois un référentiel théorique est nécessaire pour donner de la matière, offrir un ensemble de références légitimant l’usage de cette grammaire psy.
II) LA CONSTITUTION D’UN REFERENTIEL
Dans notre étude, un référentiel culturel sera considéré comme un stock symbolique d’idées et d’impératifs moraux dans lesquels l’individu puise pour donner une réponse à ses interrogations. L’adéquation entre l’idée et la langue permet la constitution d’une réelle culture du psy. Psychologies propose tout un ensemble de textes appartenant au champ classique de la philosophie, de la religion, de la spiritualité de la littérature. Ce référentiel lointain se constitue en réinterprétant les idées originelles dans une optique de souci de soi (A). Un deuxième niveau, plus en adéquation avec cette quête de soi, se met en place autours des « référents » de Psychologies, dont l’omniprésence et leur personnification dans les médias de l’entreprise en font des références puissantes. La star traditionnelle est éclipsée par ces nouvelles figures, s’instaurant comme le même du public. (B)
122
Orwell (George), 1984, Gallimard, 1950, page 422 81
A) La constitution d’un référentiel de lecture La lecture de textes répond à des usages sociaux particuliers qu’il semble nécessaire de présenter afin de comprendre les deux niveaux des référentiels. Le référentiel d’ouvrages classiques répond essentiellement à la lecture de salut, réinterprétée selon la grille de la lecture de la psy.
1) Les usages de la lecture La sociologie contemporaine de la lecture établit une typologie des différents usages de la lecture se centrant autour de quatre axes principaux123 qui correspondent aux types possibles de lecture : •
la lecture de divertissement, qui associe la pratique de lecture à une pratique de plaisir, d’évasion. C’est la pratique culturelle en tant que loisir, par opposition à la lecture contrainte. C’est la conception la plus partagée par le public. A cela peut correspondre toute la littérature... « Ce besoin de divertissement est peut-être le seul besoin non social que peut reconnaître le sociologue. »124
•
la lecture didactique, qui est une lecture intéressée initiée par la volonté de s’instruire, de connaître le monde... C’est une façon d’appréhender le monde, de trouver dans le livre des conseils applicables à la vie de tous les jours. Il s’agit de comprendre la vie au sens large mais aussi pratique, grâce à un ensemble de conseils prodigués.
•
la lecture de salut est souvent synonyme de salut culturel ou politique : les textes fondateurs dans ces domaines sont les plus cités. Il s’agit de se confectionner une connaissance au delà du pratique : un véritable mode de vie. Les
123
Mauger (Gérard) et Poliak (Claude F.), « Les usages sociaux de la lecture » in Bourdieu (Pierre), dir., Genèse de la croyance littéraire, Paris, Actes de la recherche en sciences sociales, 123, Seuil, juin 1998 page 12-13 124 Bourdieu (Pierre), « La lecture : une pratique culturelle » in Chartier (Roger), dir., Pratiques de lecture, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993, page 276 82
grands essais politiques, philosophiques ou spirituels en sont les principaux vecteurs. C’est en quelque sorte le « tuteur moral. »125 •
la lecture esthète est liée à la sensibilité artistique, car elle se base non pas sur le contenu mais le contenant. C’est la conception de la lecture « pure » « désintéressée » comme un plaisir absolu, la qualité esthétique de l’œuvre étant le seul critère de jugement. Cette approche esthétique, si elle est souvent associée aux grandes oeuvres de ce monde peut être applicable et appliquée à toute la littérature (et tout type de média ayant une volonté artistique). Ces modes de lectures ne sont ni exclusifs ni dépendants : une lecture de
divertissement peut aussi avoir un intérêt didactique, salutaire. Certains trouvent dans l’approche esthétique un fort degré de divertissement. Les combinaisons entre ces quatre modes de lecture, sont aussi nombreuses qu’il peut y avoir de lecteurs et de lectures possibles d’un même texte. Un ouvrage peut être à la croisée de ces quatre modes de lecture : c’est ce qui en fait sa richesse. La sensibilité, la personnalité de chacun, le moment de lecture joue un rôle particulier dans l’élection de livres comme livre de vie, livre culte : une lecture performative ne l’est que par rapport à un individu particulier intégré dans un ensemble de prédispositions et de conditions nécessaires à son efficacité : l’expérience littéraire et l’expérience quotidienne sont deux éléments fondamentaux dans le conditionnement de la réception d’un texte126. Nous pouvons transcrire cette typologie à notre étude, dans la mesure où Psychologies préconise la lecture certains ouvrages comme un moyen de trouver sa voie. L’offre est assez hétéroclite, oscillant entre lecture de salut et lecture didactique.
125
Darnton (Robert), « Le lecteur rousseauiste et le lecteur ordinaire au XVIIIème siècle » in Chartier (Roger), dir., Pratiques de lecture, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993, page 184 : « Il veut connaître pleinement le cœur de cet homme qui lui sert de tuteur moral par l’intermédiaire de ses écrits » 126 Mauger (Gérard) et Poliak (Claude F.), « Les usages sociaux de la lecture » in op.cit. page 5 83
2) Corpus d’auteurs fondateurs ou la lecture de salut L’entreprise
Psychologies
constitue
un
corpus
d’auteurs
de
référence
essentiellement en lien avec la psychanalyse, la philosophie et la spiritualité. Cette approche multidisciplianire s’oriente toujours sur le souci de soi, permettant d’offrir au lecteur un panel plus large, sortant du carcan strict de la psychanalyse. Ce corpus d’auteurs constitué est un des éléments nécessaires à la quête de soi qui passe dans ce cas par une lecture salutaire. De nombreux internautes conseillent des lectures qui les ont bouleversés, mettant en avant la dimension sociale de la lecture comme partage de croyance de plaisirs rencontrés. Le corpus d’auteurs de référence est explicitement présenté dans la rubrique « maître de vie » sur le site internet et dans le magazine. Cette rubrique peut être considérée comme une biographie / bibliographie des maîtres à penser de la recherche de soi, les pères fondateurs d’une culture de soi, les références à connaître et à explorer pour se connaître soi et comprendre le monde extérieur. La lecture est une démarche principale dans la quête de soi. Il est possible de regrouper ses auteurs en thématiques : les philosophes (Epictète, Nietzsche, Deleuze, Diogène, Bachelard, Lévinas, Sénèque, Arendt, Watzlawick, Alain, Pascal), les pères fondateurs de la psychanalyse (Lacan, Jung,) l’école américaine de psychanalyse (Winnicott, Maslow, Erikson), les artistes (Woody Allen, Desproges, Saint Exupéry), les religieux et mystiques (Jesus, Confucius, François d’Assise, Khalil Gibran, Dalaï Lama, Svâmi Prajnânpad, Taisen Deshimaru). Ce corpus d’auteurs permet déjà de comprendre l’orientation idéologique du journal : la quête de soi se prépare par un ensemble de lectures psychologiques, philosophiques et religieuses, sorte de syncrétisme transdisciplinaire. Ces lectures portent toutes sur la voie intérieure, et tendent à une certaine spiritualité. Elles camouflent l’aspect a priori technique des conseils de vie au profit de maximes sorties du contexte, vulgarisant de la sorte la pensée de tel auteur en la déformant suffisamment pour s’adapter à cette quête de soi. Par exemple sur Nietzsche : « Lire Nietzsche, c’est en effet se confronter à l’entreprise de destruction des croyances et des idées reçues la plus radicale qui soit. Laissons-le donc tuer nos illusions, car c’est toujours
84
pour nous rendre à notre véritable puissance… »127 : toute pensée est ramenée au souci de soi. Chaque résumé de l’auteur est en réalité un témoignage de lecture de tel auteur, sur le mode du conseil et de la confession : le journaliste donnant son avis joue le rôle de médiateur entre l’œuvre et le lecteur en apportant son point de vue sur l’ouvrage, simulant l’ami du lecteur et perdant son statut d’expert. L’article est accompagné d’un tableau récapitulatif, clair et synthétique des cinq points essentiels de la pensée, qu’il est possible d’approfondir par hypertexte, dans ce cas une fenêtre avec un court paragraphe résumant les cinq points apparaît, ou un encadré dans la page du magazine. Une bibliographie des ouvrages majeurs est proposée, ainsi que d’ouvrages sur l’auteur. Une chronologie avec les événements marquant la vie de l’auteur est associée. Concernant la réception de ces conseils de lecture, les internautes peuvent conseiller un auteur de référence, même si la plupart du temps il s’agit d’un livre didactique plutôt qu’une lecture de salut. Deux grands camps sont toutefois décelables dans cette lecture salutaire, notamment dans les références « psychologico-spirituelles » d’un côté la philosophie antique, de l’autre la philosophie bouddhiste. La philosophie grecque dans sa réduction au carpe diem connaît un grand succès. Maïtena Biraben conclue toujours son émission en citant la partie tirée des odes du poète Horace : « Dum loquimur, fugerit invida Aetas : carpe diem, quam minimum credula postero »128. Or Epicure, à l’origine de cette pensée est absent du corpus de référence. Seule la maxime est reprise et mise en avant, tirée de son origine pour être adaptée aux problèmes du temps présent. Le carpe diem est perçu comme l’impératif de vivre au jour le jour, de profiter de chaque instant, et traduit un retournement de contraintes en valeurs que nous expliciterons plus tard. Le versant de lectures « orientalistes » est centré sur des notions proches de ce carpe diem, comme l’illustre un message dans la rubrique spiritualité, au sujet de Taisen Deshimaru : « Je viens de découvrir un petit bouquin: questions à un maître zen. Ce livre est d'une fraîcheur sans nom (en ce qui me concerne)... C'est un des instigateurs, un propagateur du zen en occident. Notamment en France. Deux des messages les plus
127
Marquet (Denis), « Nietzsche, le penseur sulfureux » in http://www.psychologies.com/cfml/maitres/maitresdevie.cfm?ID=69 128 Horace, Odes, I, XI, « Pendant que nous parlons, la vie, jalouse, aura fui : cueille le jour, en faisant le moins possible confiance au lendemain ». 85
importants...qui ne sont pas originaux ni phénoménaux mais qui valent le détour: vivre pleinement l'instant présent, diminuer le plus possible notre égo ( à travers la méditation, zazen pour ceux qui connaissent un peu). En tous les cas, c'est une philosophie qui me plaît bien et qui, je pense, pourrais (sic) aider beaucoup de monde. »129 Ainsi les internautes préconisent-ils librement des livres qui les touchent, font part de leurs émotions (fraîcheur sans nom) et de leurs convictions (ce livre peut changer des gens, ferait du bien). La réponse à ce message est un nouveau conseil de lecture : « Oui effectivement Taizen Deshimaru semble très intéressant, je pense que je vais me pencher sur ses bouquins très prochainement. Moi par contre dans le même domaine : spiritualité, moment présent... j'ai lu "le pouvoir du moment présent" puis "quiétude" de Eckart Tolle. Ces 2 bouquins sont pour moi de véritables bouées de sauvetage qui m'ont permis de remettre certaines choses en place. Ils m'ont aidée à abandonner les incessantes pensées négatives qui m'assaillaient constamment et m'empêchaient de vivre pleinement. Pour ceux qui ont le mal de vivre et qui sont leur pire ennemi, je vous incite vivement à lire ces bouquins. Les bouquins sur le bouddhisme peuvent aider également. »130 Toutefois l’auteur tient peu compte des conseils précédents, et tente de convaincre les autres internautes de l’efficacité salutaire de ces ouvrages par l’émotion et les résultats produits. D’autres réponses suivront cette logique de « don contre-don » de conseils de lecture, plus ou moins vague, certains évoquant des lectures lointaines et ne faisant part que des impressions. Psychologies propose donc des classiques de la littérature, inscrits dans une lecture de salut. Toutefois les lectures son recentrées dans une approche plus didactique avec l’apparition des référents comme figure emblématique de cette quête de soi.
B) Les référents Les référents sont la figure emblématique de l’entreprise. Auto-institués de la sorte par l’intermédiaire de Maitena Biraben, ils sont omniprésents dans tous les médias de 129
Message de Oubahop, rubrique Quelle et votre spiritualité ? : http://www.psychologies.com/cfml/forum/l_message.cfm?forum_id=18&firstid=473148&message_id=47314 8 130 Réponse de Sica, même rubrique : http://www.psychologies.com/cfml/forum/l_message.cfm?forum_id=18&firstid=473148&message_id=47986 8 86
l’entreprise. Cette omniprésence s’accompagne d’une exaltation de leurs écrits, véritables succès en librairies, et d’une culte de leur personne. Cette nouvelle catégorie, remplace la figure traditionnelle de l’expert. La star se subordonne même face à son autorité, présentant une nouvelle facette.
1) L’omniprésence des référents Il a été vu précédemment que le fonds d’auteur dont dispose le magazine est un des atouts majeurs assurant son succès et sa crédibilité en termes d’image de marque. La majorité des journalistes actant dans le journal ont un nom dans le grand public et caracolent en tête des ventes des ouvrages de spiritualité ou bien être. Enumérons les principaux référents, liste issue du site web, dans la rubrique « humeurs » : Gérard Apfeldorfer psychiatre psychothérapeute, Laurence Benaïm, journaliste écrivain spécialiste dans les questions de société, André Comte-Sponville, philosophe, Boris Cyrulnik, psychiatre, Claude Halmos, psychanalyste, Frédéric Lenoir, sociologue, Jacques Salomé, psychosociologue et écrivain, Claude Sarraute, écrivain et journaliste, David Servan-Schreiber, professeur de psychiatrie, Jean-Louis ServanSchreiber, journaliste et patron de presse. A chaque descriptif sont accolés les ouvrages publiés, la majorité étant des best-sellers. Le panel associe donc médecins, scientifiques, sociologues, philosophes, tous spécialisés dans la quête de soi et du bonheur. Cet ensemble de référents traduit dans un premier temps la pluralité des approches au service d’une même optique, mettant en avant la possibilité d’une convergence des différentes disciplines dès lors qu’il s’agit de trouver le bonheur, dans une sorte d’effort de guerre contre le mal être – et non pas le malheur qui a trop une dimension extra individuelle. Or ces référents autoproclamés vont réellement jouer le rôle de référentiel en devenant maîtres à penser d’individus exaltés. Le bien être est au-delà de toute discipline, il peut être accessible par différentes voies, si tant est qu’elles soient intérieures.
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2) L’exaltation des écrits et le culte de l’auteur Les référents de Psychologies ont une légitimité auprès du public grâce à leurs publications qui ont connu des succès en librairie. Ces ouvrages sont entre la lecture pratique étant donnée la nature des conseils, et la lecture de salut puisqu’ils tendent vers un but unique : la recherche du bien être. La lecture de salut est une lecture permettant une meilleure compréhension du monde, offre un cadre d’analyse des événements extérieur, une grille de lecture pour comprendre le monde avant de se comprendre soi. La dimension spirituelle est dominante. Les ouvrages pratiques sont plus orientés vers des conseils utilisables dans la vie de tous les jours, offrant des techniques pour accéder au bien être. Les ouvrages des référents sont à la frontière entre les deux, comme une sorte de philosophie de vie applicable par des techniques précises, techniques que nous analyserons dans le quatrième chapitre.
Il est possible de considérer que ces ouvrages sont une
hybridation entre ces deux usages sociologiques de la lecture. En effet, il s’agit dans ces ouvrages de se comprendre soi avant de comprendre le monde, selon l’adage de Matthieu Ricard : «il faut arriver à se transformer soi-même pour mieux transformer le monde »131. Cette conception expressive, de la partie dans le tout et le tout présent en chaque partie renverse l’usage de la lecture de salut. Le travail de compréhension n’est plus tourné vers le monde extérieur mais vers le monde intérieur. Ainsi l’efficacité de ces ouvrages pratiques salutaires est-elle directement perçue et mesurable par l’individu dans une autoanalyse sommaire. Les fruits peuvent être vite récoltés par l’application de ces techniques de soi. L’individu transformé témoigne, et se présente en tant que relais des enseignements des référents. Sa force de conviction sera proportionnelle à l’effet de la lecture, pouvant arriver jusqu’au culte des référents. Le terme d’exaltation est certes un peu fort, toutefois la dimension spirituelle prétendue par un certain nombre de référents, notamment le courant hindouiste et bouddhiste, permet de connoter religieusement ce terme. Cette acception doit être prise comme une certaine vénération de maîtres à penser, dans une dialectique maître – élève inspirée du confucianisme, avec un fort degré de déférence de l’élève à l’égard de son maître, et une forte propension du référent au paternalisme. Cette exaltation est présente 131
Emission du 21 novembre 2003, Le bonheur dépend-il de nous ? 88
notamment sur le site internet. Les forums de discussion sont l’expression des internautes membres de la communauté, ou « touristes » venus glaner quelques informations sur la quête de soi. L’expérience est de mise dans les forums, par le témoignage de ses problèmes et des solutions trouvées. C’est dans ce type de message que l’exaltation ou la vénération des référents apparaît. La dimension magique est présente, comme si un miracle s’était effectué, le message de Céline132 l’atteste : « La suite, je l'ai découverte à travers essentiellement des lectures, souvent au hasard, qui répondaient à mes questions et qui répondaient à certaines questions avant même que je me les pose d'ailleurs ! Simplement MA-GI-QUE. Tiens, essaie celui-ci (c'est ma bible car je pense que tout réside là dedans la communication) "Cessez d'être gentils, soyez vrais" d'Asembourg. Je suis certaine que cela t'aidera à bien voir en toi. » Ce message type d’exaltation traduit ce réel engouement pour ces ouvrages. Le culte de l’auteur est proche. La personnalisation des référents, jusqu’alors présentés comme auteurs, est essentiellement produite par la rédaction, le public ne vouant pas encore un culte aux référents mais plutôt à leurs ouvrages. Par personnalisation des référents, nous entendrons la mise en avant du personnage au-delà de ses écrits et conseils. Ce processus de création d’idoles se fait essentiellement sur des médias visuels où l’individu apparaît directement, sans l’intermédiaire de ses textes, comme dans l’émission où il sera présent parce qu’il est référent, l’étape de production de légitimité ayant été franchie avec le succès en librairie et le nombre d’articles signés dans le journal. La personne est mise en avant, devenant une sorte de star interne au système de l’entreprise. Le public considère dès lors Matthieu Ricard avant ses écrits. Il devient un attrait. Sur le site internet, les forums de discussions permettent d’entamer un dialogue avec des référents invités lors d’un « chat » – nous verrons ultérieurement qu’il s’agit d’un simulacre de dialogue. Le référent devient de la sorte personnalité à part entière. Jacques Salomé acquiert un stade supérieur dans l’atelier d’écriture, présent dans le forum « événement » (autoproclamé). Il s’agit de continuer une histoire initiée par la rédaction, en ces termes : « J'habite au 22 de la rue Salomé. Sur mon palier, il y a le cabinet d'un psychologue. Chaque mardi, quand je rentre, je croise la même 132
Pour participer à ce forum et soutirer des information, j’ai dû « jouer le rôle » d’une personne en mal de vivre, afin d’observer les différentes réactions. Certes la démarche est malhonnête puisqu’elle simule un mal être en reformulant mes interrogations théoriques, de façon à avoir une réponse orientée. Toutefois, les réponses sont spontanées, et par conséquent ne sont pas réellement orientée, dans la mesure où n’ont répondu que les internautes intéressés. 89
jeune femme. Nous échangeons parfois un regard, un sourire. Ce soir, elle est en larmes, immobile devant la porte. Je m'approche et lui demande : "Ça va ?" »133 Le simple fait que le nom de la rue corresponde au référent prouve qu’il devient une part entière de l’entreprise, que Jacques Salomé acquiert la faculté que l’entreprise fasse allusion à lui, sous forme de clin d’œil et jeu de mot, paroxysme de la référence privée dans un cercle d’initiés. Jacques Salomé symbolise la psychologie, vaut pour le tout. Le fétichisme individuel est en marche. Le star-système134 qu’est l’entreprise Psychologies a su produire ses stars et les alimenter dans une stratégie d’autoréférence135. Ce passage d’un écrivain à un référent modifie la conception classique de l’expert, dans la mesure où il n’est plus invité en tant que technicien mais en tant que personnalité.
3) Le référent, une figure libre de l’expert L’expert en politiques publiques est défini en quatre points136. Premièrement il s’agit d’un technicien ou d’un homme de science parlant au nom d’un savoir reconnu. Ensuite la personne sollicité doit voir son avis sollicité et non pas l’émettre spontanément. Puis l’expert donne son avis sur un sujet en discussion, voire conflictualisé sur lequel son conseil ou plutôt son arbitrage sont requis. Enfin l’expert doit être crédibles pour les parties en cause et pour l’opinion publique. Confrontons cette figure de l’expert avec celle du référent. Les référents du magazine parlent au nom d’un savoir reconnu dont la légitimité est plutôt issue du public. Ne serait-ce que par le succès en librairie de leur ouvrage, la place accordée dans le magazine, leur savoir est reconnu à la fois par l’opinion publique, du moins le public cible, et aussi par les dirigeants de l’entreprise. Ce sont des hommes de sciences, comme par exemple David Servan-Schreiber, ou des techniciens, ou plutôt des praticiens, travaillant dans le domaine de la psy en tant que médecins. Le premier point est
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http://www.psychologies.com/cfml/articleweb/c_articleweb.cfm?id=3423&pleinepage=oui Morin (Edgar), Les Stars, Paris, Points, 1972 135 La télévision crée ses stars et les auto-légitime dans des émissions comme Les Enfants de la télé d’Arthur ou dans l’émission de Cauet qui invite les participants des dernières émissions de télé-réalité de TF1. 136 Druet (P-P), Kemp (P) et Thill (G), « Le rôle social de l’expert et de l’expertise » in Esprit n°10, 1982, page 56 134
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validé, même si ce savoir n’est pas réellement reconnu par le domaine académique, étant souvent taxés de vulgarisation. L’avis du référent est sollicité formellement par l’animatrice, il demeure maître de l’émission, invalidant ce deuxième point. Ils sont formellement sollicités car c’est l’animatrice qui rythme l’émission en lançant les différentes rubriques, en accordant la parole aux référents, souvent directement après le reportage, la phrase de transition étant très courte. L’expert intervient après ce protocole. Une fois la parole accordée, le référent peut mener la conversation, expliciter ses théories, prodiguer ses conseils, interpeller les invités, orienter le débat en posant des questions directement sans passer par l’intermédiaire de l’animatrice. C’est en ce sens qu’ils sont fondamentalement maîtres de l’émission, car une fois le protocole de présentation terminé, ils sont libres d’émettre spontanément leur avis dans le cadre défini. L’avis est donné sur un sujet de discussion, ou plutôt une thématique introduite par un reportage, à la manière de Ça se discute de Jean-Luc Delarue qui fait précéder ses débat d’un reportage sur les invités. Ici la logique est la même, mais la parole n’est pas donnée au profane mais au référent qui commente, analyse et théorise avant qu’il puisse y avoir conflit. Dans cette émission la dimension conflictuelle est immédiatement évacuée, comme ce fut le cas dans l’émission La Foi aide-t-elle à vivre ?137 où le jeune invité de confession musulmane, se sent attaqué sur ces valeurs. Le sociologue Frédéric Lenoir, aidé des autres invités de confession Juive et Catholique, ainsi que de l’animatrice tout sourire charmeur et maternel, s’empresse de calmer le jeune Matthieu sur un ton paternaliste, en évacuant d’emblée la dimension politique, et le contexte actuel d’être musulman en France. La conflictualisation n’est pas possible, paradoxe étonnant dans une quête de soi, où le consensus semble précéder la résolution des problèmes. Certes l’expert est sollicité pour résoudre un conflit, mais le contexte de l’émission ne permet pas l’apparition de conflits. De la même façon Catherine Breillat138 qui critique fortement l’efficacité de la psychanalyse n’est pas contestée, seulement écoutée voire ignorée. Le conflit n’est donc pas résolu mais évacué. L’expert résout le conflit, le référent s’empresse de l’évacuer en balayant toute dimension sociale pour l’inscrire dans l’optique de la voie intérieure.
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Emission du 16 mai 2004 Emission du 26 octobre 2003, Thérapie : y aller ou pas ? 91
Enfin le référent est éminemment crédible pour les parties en cause qui ont adhéré à l’idéologie du bien être de l’émission, et l’est tout autant pour une opinion publique familiarisée avec l’entreprise au travers des lectures de Psychologies magazine. Pour le novice, des titres comme psychanalyste, psychothérapeute, écrivain viennent étiqueter le référent pour lui donner un aspect de légitimité, plus professionnalisant. Le référent, institué en tant que tel par l’animatrice n’a pas à prouver sa légitimité, ni sa crédibilité. Etre référent signifie être membre fondateur de l’idéologie et de l’entreprise. Le référent est donc une figure beaucoup plus puissante que l’expert, car il est en quelque sorte l’expert attitré, ayant sa place définie dans l’entreprise, et à la fois le maître à penser du public, grâce aux articles dans le magazine, aux « chat » sur le forum et aux prestations dans l’émission. Devenu personnalité, il acquiert un statut de star éclipsant la star conventionnelle qui occupe une fonction de normalisation des problèmes, étant soumise par rapport au référent.
4) Le statut des stars Tout journal féminin se doit d’interviewer une star. La rubrique « divan » du magazine et du site internet est une interview de la star du mois représentée sur la couverture. Les stars sont en majorité des femmes (13 répertoriées), souvent actrices, contre seulement 5 hommes, dont le panel est plus diversifié, entre Yannick Noah, Jean-Luc Anglade, Jean-Pierre Bacri, Gad Elmaleh et Boris Cyrulnik. Boris Cyrulnik a fait l’objet d’un interview ayant un double statut de star et de référent. La star exerce classiquement une fonction « psychosique : elle polarise et fixe des obsessions »139 La star est une sorte de miroir amplificateur de nos rêves et angoisses qu’elle incarne à l’écran dans un fonction cathartique. Dans le cas de Psychologie, sa fonction est totalement renversée puisqu’il ne s’agit plus de la présenter comme une idole, mais au contraire de la révéler sous un aspect de faiblesse, de doutes et de souffrances. La star est un individu comme les autres miroir de la normalité. L’intérêt de la faire descendre de ses cieux idéalisées est double. D’un point de vue marketing la star attire un minimum le public, l’intéresse, vient faire sa promotion sur le plateau – sans pour autant que l’on parle
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du film, la présence rappelle juste que la star a une actualité. Cette conception est classique. Mais le point le plus important dans notre cas est la fonction d’identification que la star occupe. Initialement auréolée, catalyseur de rêve, la star est perçue comme un idéal de reconnaissance sociale, de puissance et d’accomplissement de soi. Or dans l’émission c’est tout à fait l’inverse. La star est rabaissée au rang du public, un individu ordinaire exposant ses doutes, ses souffrances. Par exemple Clémentine Célarié avoue sur un ton gêné : « je ne suis jamais allé voir un psychiatre alors qu’il y a des moments où j’aurai pu. J’ai beaucoup de problèmes, je suis hyperflippée, angoissée. »140 L’image parfaite est totalement évacuée pour faire place à un individu en proie aux mêmes souffrances que le spectateur. La distorsion entre l’image classique de la star et sa présentation dans l’émission, permet de prouver que la psychologie concerne tout le monde, touche même les « demi-dieux » du spectacle. Il s’agit ici de normaliser le problème, lui donner un aspect à la fois dramatique puisqu’il touche tout le monde, même les stars, et en même temps un aspect de banalité qui permet de le faire sortir du carcan du tabou. Si Bernard Campan141 est en proie en continu à la culpabilité, que Anne Roumanov142 se sert de l’art comme thérapie, il n’est plus tabou d’avouer ses faiblesses, d’aller entreprendre une thérapie, de tout faire pour se sortir de cette situation. Ainsi la fonction « psychosique » de la star fixe nos obsessions qui sont aussi les siennes. Tout le monde est au même niveau face à la psy. Ceci peut s’expliquer théoriquement parce que la psy fait de l’individu son référentiel absolu et qu’elle évacue toute dimension sociale (donc abolition des différences de classes, privilèges, etc.). La star est par ailleurs subordonnée au référent. L’attitude d’écoute religieuse des invités face aux paroles des référents est par ailleurs une façon de normaliser la situation à adopter face au référent, qui est cette fois une expression de leur personnalité, et non une représentation. Si la star écoute le référent, acquiesce à chaque affirmation, le public se trouve ainsi incité à faire de même, son attitude de déférence étant légitimée par la star qui sert d’exemple.
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Morin (Edgar), Les Stars, Paris, Points, 1972, page 122 Emission du 21 novembre 2003 141 Emission du 30 novembre 2003, Se déculpabiliser. 142 Emission du 7 décembre 2003, Sommes-nous vraiment adultes ? 140
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Dès lors la star n’est plus une image idéale de l’autre mais l’image normalisée du même. De cette différence de représentation naît la légitimité de la psy comme problème et du psy maître de comportement. Le référent est la star de l’émission. La psychologisation de la société évacue tous les critères sociaux de reconnaissance, en atteste le statut de la star, consacrant l’individu comme référentiel, atomisant la société.
III)
LA « PSYCHOLOGISATION » DE LA SOCIETE
L’approche psychologisante des problèmes individuels permet de donner une grille de lecture homogène et unique de la vie, de la société, des individus. Pour ce faire, il est nécessaire dans un premier temps d’évacuer les dimensions sociales pour se recentrer sur l’individu. L’expérience individuelle est le point de départ de tout débat, que ce soit à la télévision ou sur internet. La parole est donnée au profane, qui fait part de son expérience de vie. L’utilité d’une mise en avant d’un individu ordinaire est de toucher directement le spectateur, en procédant à une identification à ces figures individuelles, comme le lecteur peut se retrouver dans les personnages d’un roman. L’individu est le point de départ, comme l’expression particulière du problème, sa formulation concrète par l’exemple. Or s’il s’agit de représenter un cas général par un cas particulier, la parole de l’individu n’est pas fondée sur le principe de la représentation théâtrale mais au contraire sur l’expression spontanée en situation réelle, cela se faisant par des reportages sur sa vie quotidienne ou des témoignages sur les forums du site internet. L’expérience individuelle marquée par un fort degré d’émotivité devient la preuve de l’importance du thème abordé, comme parole légitime. L’émission permet le passage du particulier au général, consacrant l’individu non plus comme tel, mais comme un signe fétichisé ayant valeur d’exemple. Une fois l’individu présenté dans son expérience individuelle, il s’agit de tout interpréter en fonction du nouveau référentiel et d’apporter des solutions pratiques à des problèmes insolubles par l’individu esseulé : il y a un transfert de champ. Par exemple des problèmes sociaux seront résolus par des solutions psychologiques. Cela se traduit d’abord
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par les thèmes traités dans l’émission qui sont réinterprétés en langage psy. Ensuite ces problèmes reformulés peuvent être résolus par la psy.
A) L’expérience individuelle comme preuve : reportages, débats, forum 1) Psychologie ou la mise en scène de la vie quotidienne La représentation des émotions ou le paradoxe du comédien Dans son Paradoxe du comédien, Diderot pose les fondements du signe comme puissance supérieure à l’émotion réelle. Le signe est la version parfaite du sentiment lors d’une représentation théâtrale. « Celui donc qui connaît le mieux et qui rend le plus parfaitement ces signes extérieurs d'après le modèle idéal le mieux conçu est le plus grand comédien. »143 Jouer à la perfection est interpréter à la perfection les sentiments humains. Jouer la colère diffère de ressentir la colère, car pour atteindre le paroxysme et la sublimation, le comédien doit faire abstraction de ses sentiments et construire un modèle idéal d’expressivité, fondé sur une connaissance approfondie et réfléchie des ressorts de l’émotion. « Les larmes du comédien descendent de son cerveau ; celles de l'homme sensible montent de son cœur : ce sont les entrailles qui troublent sans mesure la tête de l'homme sensible ; c'est la tête du comédien qui porte quelquefois un trouble passager dans ses entrailles. » Nous pouvons déjà percevoir les prémices de la construction de la réalité au travers du théâtre. Toutefois l’expressivité en art diffère a priori de l’expression lorsqu’elle est opposée à la représentation. L’œuvre d’art est couramment qualifiée d’expressive, car éveille et représente des sentiments, sorte de lien entre la volonté de l’auteur, la valeur universelle des sentiments et la réception du spectateur. L’expression est perçue comme une représentation des sentiments, la puissance expressive faisant oublier que l’œuvre d’art est un média véhiculant cette charge émotive. Toutefois, en considérant l’œuvre comme immanente, directement reliée à la totalité, comme une manifestation concrète de la réalité, dans une optique spinoziste, l’œuvre devient expressive dans ce sens qu’elle crée un lien direct entre l’intensité émotive et le spectateur. Elle n’est plus le média, 143
Diderot (Denis), Paradoxe sur le comédien, 1773, édition on-line :
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elle devient la cause et le média. Le signe renvoie à l’émotion évoquée, surtout dans un média télévisuel, jouant à la fois sur la dimension universelle de l’émotion, considéré comme stock symbolique commun, et à la fois sur le vécu individuel du spectateur qui peut s’identifier par rapport à son stock émotionnel personnel. Il est possible de les considérer « comme des objets intellectuels donnant accès au savoir. Ils se montrent dans leur procès, productifs comme organismes, totalité. Ils expriment la nature de leur processus de manière parfaite. »144 Ainsi le signe acquiert-il une existence à part entière. Diderot élabore sans la nommer la notion de « signe conventionnel »145, à savoir un mode de langage relativement impersonnel, capable de se répéter à l’infini et répondant à un ordre de chose connu. Le système de signe apparaît comme une perfection pour reproduire l’émotion parfaite146. La raison analytique triomphe sur l’émotion naturelle au siècle des lumières. La réalité spectacularisée L’expérience individuelle traduite par des reportages obéit à la logique de la fiction et pose le problème de la réalité comme spectacle. Car l’individu suivi n’est pas un acteur, or il est pris dans un système de spectacularisation de la vie quotidienne instaurant le public comme un spectateur non plus d’une fiction mais d’une réalité mise en scène. La procédure de filmation permet de conférer une dimension dramatique à un individu qui exprime directement ses émotions alors que le comédien les représente. L’individu filmé devient un signe parfait grâce au processus télévisuel qui recrée une réalité spectaculaire. La représentation s’effectue par l’entremise du média. L’acteur n’est plus le média entre l’émotion et le public, c’est la télévision qui le remplace en reconstruisant avec ses codes de http://www.lyc-hoche-versailles.ac-versailles.fr/cdi/litter/data/diderot/4comedie.htm 144 Sfez (Lucien), Critique de la communication, Point Seuil, 1992, page 70 145 Sennett (Richard), Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1978, page 96 146 Diderot (Denis), Paradoxe sur le comédien, 1773, édition on-line : http://www.lyc-hoche-versailles.acversailles.fr/cdi/litter/data/diderot/4comedie.htm : « La chose que le personnage naturellement sensible me montrera sera petite; l'imitation de l'autre sera forte; ou s'il arrivait que leurs copies fussent également fortes, ce que je ne vous accorde pas, mais pas du tout, l'un, parfaitement maître de lui-même et jouant tout à fait d'étude et de jugement, serait tel que l'expérience journalière le montre, plus un que celui qui jouera moitié de nature, moitié d'étude, moitié d'après un modèle, moitié d'après lui-même. Avec quelque habileté que ces deux imitations soient fondues ensemble, un spectateur délicat les discernera plus facilement encore qu'un profond artiste ne démêlera dans une statue la ligne qui séparerait ou deux styles différents, ou le devant exécuté d'après un modèle, et le dos d'après un autre. - Qu'un acteur consommé cesse de jouer de tête, qu'il s'oublie; que son cœur s'embarrasse; que la sensibilité le gagne, qu'il s'y livre. Il nous enivrera. - Peutêtre. - Il nous transportera d'admiration. - Cela n'est pas impossible; mais c'est à condition qu'il ne sortira
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dramaturgie, devenant l’intermédiaire entre l’émotion, qui est l’individu brut dans sa vie quotidienne, et le téléspectateur. Toutefois la force des reportages de Psychologie est de prétendre à une certaine objectivité, notamment en laissant aux expressions le temps de se manifester, sans ajout musical. Le silence doit traduire la tension dramatique et donner l’illusion de réalité. Aussi la caméra à l’épaule, symbolise la place du spectateur, permet une sorte de réincarnation symbolique. Par l’adoption d’un point de vue subjectif, la caméra devient l’œil et l’oreille d’un individu spectateur de la réalité, immergé dans cette scène réelle. C’est le dispositif télévisuel qui permet à l’individu d’être acteur, et non pas les compétences individuelles, puisqu’il s’agit d’exprimer ses émotions, directement dans le vécu147. Or l’individu expressif, médiatisé par la télévision acquiert un degré de perfection proche des plus grandes performances théâtrales. Ainsi l’exemple acquiert un degré d’émotion identique à celui dégagé par l’acteur qui a précédemment construit intellectuellement son rôle. La télévision prend en charge cette reconstruction intellectuelle, en imitant la présence du spectateur dans le réel, prenant la place de l’acteur. Dès lors au vue de la puissance du signe comme entité parfaite, l’image de soi au travers d’un média a paradoxalement un aspect inhumain de perfection, les individus télévisuels sélectionnés par casting sont visuellement parfaits lorsqu’ils représentent la réussite ou la souffrance; le média télévisuel constituerait donc une vision parfaite d’une humanité devenue signe (paroxysme atteint avec le phénomène de double numérique sur internet) : l’autre n’est qu’une image, souvent stéréotypée pour des contraintes de reconnaissance consensuelle dû à la problématique d’une convention commune148 avec le plus grand nombre dans un média de masse. pas de son système de déclamation et que l'unité ne disparaîtra point, sans quoi vous prononcerez qu'il est devenu fou » 147 Même si l’intrusion de la caméra dans la vie de l’individu modifie les comportements, et que l’impératif d’être naturel entraîne l’individu à reconstruire sa naturalité. 148 La répétition de cette convention par une mise en scène à l’identique, répétée indéfiniment permet l’apprentissage inconscient de ces règles narratives par le public, qui s’habitue à un tel schéma, facilitant les raccourcis explicatifs et le choix de tel prise de vue, et de telle structuration. En ce sens le média est « tautistique » (concept inventé par Lucien Sfez), puisque ces codes s’auto-alimentent et se répète sur le mode de la tautologique comme preuve de leur légitimité, sont des conventions internes qu’il s’agit de faire passer auprès du public, donc dans une portée totalisante, et en même temps. Ainsi ces normes sont rejoignent le « tautisme » : endogènes et fermés au public, répétées infiniment comme preuve de leur légitimité, et à vocation totalisante de par leur uniformité. Ainsi la pluralité des récits s’harmonise autour de ces conventions, comme cadre de présentation des événements. N’oublions pas que le média en s’instaurant en acteur, devient le l’intermédiaire normatif dans la représentation des émotions. Dès lors l’uniformisation est possible. L’exemple le plus concret est la prolifération de « jeux concepts » dans le monde entier basé sur les mêmes 97
Dès lors le for intérieur publicisé dans les médias de la quête de soi risque-t-il de présenter une version archétypale et normalisée, car répondant à cette logique de signe impersonnelle mais teintée de l’expérience individuelle humaine, au travers de témoignages, discours, débats, confessions…. L’individu expressif devenu signe voit son image télévisuelle accéder à un certain degré de perfection normative, devenant une image extérieure du « moi idéal ». Le risque d’un réel pouvoir performatif de ces entités mi-icônes mi-réalité s’accentue dans une société expressive où le tiers disparaît – lui qui était jadis garant du « for intérieur » des individus.
2) Les rendez-vous psycho ou le mythe de l’interaction Une rubrique particulière met en avant le processus de sélection de l’individu le plus représentatif qui deviendra signe exemplaire. « Rendez-vous psycho » propose de créer une relation particulière avec un invité du site psychologies.com.
La page de
présentation informe sur la venue de telle personnalité à telle heure. Il ne s’agit pas de faire un « chat » en temps réel avec l’invité, mais de soumettre des questions au préalable sur un forum qui n’a rien d’un forum puisqu’il est unidirectionnel : la question est posée et une seule réponse pourra être donnée à chaque question du forum, quand il n’y a pas une réponse collective de l’invité. La censure existe mais prend une forme plus douce, le message de refus étant basé non pas sur le contenu mais sur le nombre comme facteur limitant : « Devant le grand nombre de messages déjà postés, nous ne pouvons prendre de nouvelles questions. Merci à tous pour votre participation ! »149 La sélection est donc a priori basée sur un critère de vitesse de formulation : le premier à s’inscrire aura droit à voir sa question présentée à l’invité. Toutefois la sélection existe bien par le modérateur de forum, et les questions qui restent sont présélectionnées par le webmaster, en fonction de la
procédés narratifs, comme le Maillon faible, Qui veut gagner des millions, loft story, avec historiquement la Roue de la fortune comme précurseur. Sans ces conventions implicites, une telle transposition internationale est peut envisageable, les variations n’étant qu’en fonction des stocks symboliques culturels communs, tendant à une uniformisation, notamment avec le cinéma qui propose une vision unilatérale du conflit du Vietnam par exemple et constitue un stock symbolique commun transnational. Dès lors un tel procédé ne vaut d’être relevé qu’au service d’une idéologie, comme un des éléments de pouvoir. 149 Message d’avertissement de la rédaction 98
portée et de l’intérêt de la question150. La notion de concurrence peut être envisagée si l’on songe que plusieurs questions portent sur le même sujet, les critères retenus seront donc la formulation (critère de qualité) mais aussi la notoriété de l’interpellant sur le forum (critère de légitimité), l’homogénéité des questions (critère d’efficacité) et la force d’évocation des questions par rapport à ses préoccupations (critère de représentativité). Cette rubrique est consultable une fois les questions posées et les réponses données, sous une forme d’archivage de ces discussions aux allures démocratiques participatives. Pour retrouver les invités, le classement suit toujours la logique des quatre thématiques. Le nom de l’invité et la question synthèse sont indiqués et permettent d’accéder au forum. Des lectures conseillées sont indiquées ainsi que des articles relatifs au thème donné. 3) Témoignages ou la recherche de la vérité par l’exemple La notion de témoignage est aussi très présente sur internet, faisant l’objet d’une rubrique particulière, « témoignages » qui consiste à donner la parole à un internaute qui racontera une expérience particulière relevant d’une des quatre thématiques. Les nouveaux témoignages sont publiés tous les mardis. Les critères de participation sont classiques puisqu’il faut acquérir une identité avec un pseudo, remplir des champs d’information communicables à l’entreprise (nom, prénom, age, adresse), remplir un court sondage sur la fréquence de lecture du magazine. Une fois ces démarches opérées, il suffit de rédiger le texte sans réelle limite de taille, même si l’ensemble des textes publiés est relativement homogène. Avant la rédaction un avertissement apparaît : « En remplissant les champs cidessus, vous en autorisez la publication sur Psychologies.com et, le cas échéant dans Psychologies magazine. Psychologies.com se réserve le droit de refuser les textes qui lui paraîtraient trop peu crédibles ou significatifs. » Celui qui témoigne cède tous ses droits, or cette cession est compensée par le plaisir d’être publié, que son témoignage acquière une valeur aux yeux des autres, que sa voix soit entendue. Les contraintes sont donc claires, il s’agit de la crédibilité et de la représentativité. Lors d’un témoignage la crédibilité est 150
Un petit test a été effectué, lors de la venue de Frédéric Fanget le 17 juin, ayant posté une question vaguement liée au sujet, je n’ai pas été retenu, n’ayant pas rempli a priori les critères de rapidité, d’efficacité et de légitimité. 99
essentielle car elle est la qualité principale pour susciter l’émotion, tout en prenant un sens différent de la représentation théâtrale évoquée précédemment par Diderot dans Le Paradoxe du comédien. Ici être crédible consiste à faire de son témoignage la retranscription d’états réels, de traduire la « réalité vraie » et non fantasmée. Il n’y a pas de représentation mais de l’expression, l’individu ne joue pas un rôle, mais est lui-même l’acteur expressif. Cette crédibilité est donc associée à la sincérité comme un de ses marqueurs. Etre sincère dans cette optique c’est se dévoiler, donner une partie de soi pour les autres, pour que son expérience serve aux autres. Il s’agit de témoigner de son expérience personnelle qui peut être érigée en exemple : ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Le témoignage est une forme de preuve de la légitimité de ce site : plus le nombre de témoignages est important, plus le site est reconnu par les individus, cette équation étant à nuancer en fonction des critères de publication, mais dans le cas de psychologies.com la présélection rigoureuse crédibilise les témoignages et par conséquent le site, qui publie les témoignages poignants, sincères et crédibles, et surtout représentatifs. Par significatif, l’avertissement stipule que le témoignage doit avoir une portée générale, qu’au travers d’une expérience particulière on atteigne le plus grand nombre. Le problème de la représentation s’en trouve modifié, car il s’agit dans ce cas d’ériger chacun en représentant potentiel de l’universalité au travers de ses souffrances et espérances, dans un tableau polyphonique du chant du monde. Il n’y a plus un représentant du soi (le psychiatre, le prêtre), mais chacun peut être le représentant des attentes et aspirations d’autrui. Un témoignage de « monsieur tout le monde » peut avoir la même valeur voire être supérieur à n’importe quel autre témoignage. Dans cette logique du potentiellement universel, chacun peut aspirer posséder la vérité la plus touchante et la plus représentative. Dès lors la gratification issue par la publication est d’autant plus grande qu’il est sous-entendu que les meilleurs témoignages seront publiés. Le lien entre meilleur témoignage et estime de soi est d’autant plus gratifiant : si mon témoignage est publié, ce que je vis est représentatif, et par conséquent, cela conforte l’individu dans sa similitude avec autrui : les souffrances qu’il endure ne sont pas seulement l’apanage de ses tourments mais au contraire le lot commun. Les critères de formulation et de représentativité permettent une gratification de soi (mon témoignage est le meilleur) et aussi une réassurance de sa condition (je ne suis pas seul car je suis représentatif). L’aspect interactif d’internet et la possibilité de publier un nombre
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important de témoignages, au moins quatre par semaine, créent l’illusion que chacun a sa chance pour s’exprimer. Car si le témoignage n’est pas retenu, ni légitimé par la rédaction, il pourra l’être par le forum de discussion où le nombre de réponses à un message peut être un indicateur de la légitimité et de la représentativité du message. Toutefois dans cette rubrique, le fait qu’il soit impossible de répondre directement à un témoignage met en avant la valeur d’exemple non critiquable du témoignage, non critiquable immédiatement car légitimé par la rédaction. Or la rédaction ne peut être réellement contestée, on ne conteste pas quelqu’un qui vous veut du bien et vous aide. Ainsi l’aspect démocratique n’est que purement technique, basé sur une capacité informatique à recevoir les témoignages (dématérialisation et moindre coût de transmission et publication) et non pas un principe réel de participation, car le pouvoir est concentré aux mains des détenteurs du site qui opèrent une censure sur des critères d’efficacité, de représentativité (selon leur échelle de représentativité), de crédibilité (quelle est la place du style dans la rédaction des messages ? La crédibilité étant initialement une problématique esthétique et non pas morale, or ici c’est la valeur morale qui prévaut). Autant de problèmes nécessitant une normalisation des messages et des critères de représentativité : ainsi l’individu peut-il intégrer consciemment ces critères en les ayant étudiés ou alors est-il inconsciemment l’individu normal parfait répondant à ces critères.
B) L’approche psychologique des problèmes L’entreprise Psychologies aborde les problèmes psychologiques, ceci est une évidence qu’il faut tout de suite préciser. En effet Psychologies se consacre au domaine de la psy, c’est à dire à l’ensemble des éléments relatifs à la psyché. Or il a été vu précédemment que cette approche psychologique s’étend à toute la société, devenant une nouvelle grille de lecture des problèmes, la télévision n’étant pas la cause première mais plutôt « l’hypersymptôme », selon Alain Ehrenberg. Il s’agit dans ce cas d’analyser comment cette approche psychologique des problèmes se traduit dans l’émission Psychologie. L’approche qualitative par l’analyse des reportages et des discours tenus durant l’émission permet de mettre en valeur cet aspect psychologisant. Cette psychologisation se traduit essentiellement par un traitement psychologique des problèmes.
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1) Les thèmes de l’émission Les thèmes de l’émission n’appartiennent pas directement au champ de la psychologie. Il s’agit essentiellement de problèmes quotidiens rencontrés par le plus grand nombre auxquels l’approche psychologique se présente comme la plus adaptée. Il s’agit d’une récupération de problèmes appartenant à la vie quotidienne par la psychologie. En effet on peut classifier ces émissions en six catégories. L’individu est le centre de départ, il s’agit ensuite de l’insérer dans ses relations avec son milieu familial, le rapport à l’autre n’étant que sous le joug de la psychologie, les contraintes structurelles n’étant pas abordée. La logique est d’aborder des problèmes pouvant avoir des origines sociales d’un point de vue psychologique. Le rapport au monde extérieur est sous le signe de la violence, puisqu'il faut surmonter des traumatisme extérieurs par la psychologie. Le rapport au monde est sinon perçu comme une contrainte, un élément conditionnant le bonheur, empêchant de s’épanouir réellement, avec un impératif à devenir adulte. Enfin le rapport à soi et à ses émotions occupe un tiers des thèmes de l’émission. Domaine abordé relations familiales
Problème social Traumatisme extérieur Rapport au monde Rapport à soi
Rapport aux émotions
Titre de l’émission Entre mère et fille, la bonne distance ; Parents, aimer et punir ; S’affranchir d’un secret de famille, Frères et sœurs : faut-il s’aimer ? Sortir de la dépendance affective ; Oser se parler ; Couple, faire vivre le désir ; Assumer pour vivre seul Adoption, faut-il retrouver ses origines ? ; Couple homosexuel : le désir d’enfants ; Alcool, drogues : comment s’en sortir ? ; La foi aide-t-elle à vivre ? Revivre après l’inceste ; Massacres, attentas, renaître après l’horreur ; Faire face aux petits et grands traumatismes Sommes-nous vraiment adultes ? ; Régler ses comptes avec l’argent ; Le bonheur dépend-t-il de nous ? Se réconcilier avec son corps ; S’aimer soi-même ; Trouver le courage en soi ; Somatisation, entendre le message du corps ; Se déculpabiliser ;Peut-on se débarrasser d’un complexe ? Vaincre ses peurs et ses phobies ; Maîtriser sa colère et son agressivité ;Vaincre l’angoisse et l’anxiété
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Cet ensemble de thèmes est explicitement repris par la psy comme grille de lecture de toutes les relations, avec soi, avec autrui, avec la réalité extérieure. Ceci est possible dès lors que l’individu est le centre de toutes les attentions, qu’il devient le référentiel orientant la problématisation du problème. Tout est ramené à soi. L’adoption n’est pas un problème social avec des contraintes économiques et légales, mais une question de désir et de volonté.
2) Le traitement des problèmes par le psy Le traitement des problèmes quotidiens en termes psychologiques se réalise par l’intermédiaire d’experts du psy, c’est à dire des représentants du domaine de la psyché. Maïtena Biraben les appelle les « référents ». L’utilisation d’un langage spécifique permet de redéfinir la problématique en des termes spécifiques au nouveau domaine. Précédemment, nous avons perçu l’importance d’une grammaire du psy comme élément fondateur d’une culture du psy. Par l’usage de termes techniques, d’un champ lexical relatif à la psy, tout ce qui pourrait être abordé par différentes conceptions, notamment le politique, le sociologique, le religieux est perçu au travers du prisme de la psyché. Les détenteurs de la langue sont légitimement les mieux placés pour l’utiliser. Ainsi les référents de l’émission vont porter sur la place publique les problèmes individuels pour reprendre la thèse de Dominique Mehl151. Le psy exerce une fonction de généralisation du cas particulier. Dans le dispositif de l’émission, le reportage précède toujours le débat. Le reportage est une immersion dans les problèmes des individus. Cette reconstruction de la réalité par le reportage met l’accent sur la dramaturgie, dans un récit classique où l’individu perdu trouve la voie de la lumière au contact d’un professionnel de la psy ou d’une technique de soi. Le référent va prendre le cas particulier, en dialoguant directement avec le sujet du reportage invité sur le plateau pour généraliser. L’animatrice contribue aussi à cette généralisation en introduisant un dessin animé stéréotypant les relations de couples de la sorte : « on va généraliser »152. Le cas particulier devient valeur d’exemple. Le psy prend cette exemple et en fait un cas 151
Mehl (Dominique). La Bonne parole, Paris, La Martinière, 2003
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général. L’individu qui a pu se retrouver dans la situation décrite par le reportage ne se sent plus un cas isolé, premièrement parce qu’une autre personne a vécu le même calvaire, deuxièmement parce que si l’émission aborde le thème c’est qu’il est un minimum représentatif et enfin parce que le psy fait de ce cas particulier une partie valant pour le tout. Par exemple Martin Rubio rebondit sur les confessions de Bernard Campan qui voit la culpabilité partout : « Vous n’êtes pas le seul. »153 Cette affirmation n’est pas prouvé par des recherches empiriques, des études médicales ou sociologiques. Ce ne sont que des perceptions intuitives qu’il érige en loi générale, sans fondement. Logiquement une hypothèse sans fondement rend le reste de la démonstration caduc, à moins que le résultat ne demeure le même après de multiples expériences. Or ici il s’agit d’irrationalité, de croyance et d’affects. Si le public a le sentiment que les hypothèses assénées par le référent sont vraies, il ne sert à rien de prouver leur véracité. N’oublions pas que cette émission joue sur la carte de l’émotion, comme l’avait mentionné Jean-Louis Servan-Schreiber. L’individu atomisé car sorti de son contexte social est ainsi réuni par Psychologies qui postule que l’autre est un semblable, en instaurant l’individu comme signe. Le référent fait le lien entre les individus, et acquiert toute sa dimension de représentant du dénominateur commun. Ainsi chacun devient le même, dans une optique relativiste, où un individu est un individu, affirmation par excellence tautologique. Le risque devient l’interchangeabilité des relations, puisque si chacun équivaut à l’autre, les relations seront toujours les mêmes en fonction de la reconstruction de la réalité. Norbert Elias pressent cela : « Le fait que les relations ne soient plus aussi permanentes et deviennent au contraire interchangeables a donné naissance à une forme d’habitus social très particulière. Cette nouvelle structure des relations demande de l’individu une plus grande prudence, un mode plus conscient de contrôle de soi, moins de spontanéité dans l’action comme dans le discours, et dans la commande et le maniement de ses relations en général. »154 Cette interchangeabilité sera explicite dans l’idéologie de la communication, un des piliers au service de l’idéologie de soi.
152
Emission du 11 octobre 2003, Oser se parler. Emission du 30 novembre 2003. Se déculpabiliser 154 Elias (Norbert), La société des individus, Pocket, Paris, 1991, page 265 153
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2ème partie Un système d’accompagnement de soi
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CHAPITRE 3 : RENVERSEMENT ET EVACUATION DES PROBLEMES : L’IDEOLOGIE DE SOI
Le développement de la culture du psy met en avant l’individu comme objet des préoccupations. Offrant une nouvelle grille de lecture des problèmes, la psy évacue la dimension sociale pour se consacrer aux problèmes internes. L’entreprise Psychologies répond à cette demande de résolution des maux de l’âme par l’intermédiaire de textes de référence, tout en problématisant grâce à sa grammaire de la psy la majorité des problèmes. L’individu est donc le centre de toutes les attentions. En développant une idéologie de soi, Psychologies transforme un état de fait en réelle croyance, lui conférant de la sorte un pouvoir performatif. Cette croyance en soi se caractérise dans un premier temps par un renversement de l’état des lieux surmoderne en valeurs fondatrices de la quête de soi, qui permet dans un second temps permet l’éclosion de l’idéologie de soi, sous couvert d’une illusoire liberté de choix des individus. La notion de surmodernité, élaborée par Marc Augé155 et Georges Balandier156 offre un état des lieux du monde contemporain occidental modifié par l’intrusion des techniques de communication. C’est en renversant cet état des lieux que Psychologie modifie quelque chose de donné en un ensemble de principes construits. D’un point de vue étymologique, la surmodernité renvoie évidemment à la notion de modernité dont le préfixe « sur » doit être pris dans son sens spatial ou temporel de « au-dessus ». Mais il faut surtout considérer son caractère « excès » ou surabondance. Cette double acception permet de comprendre la définition qu’en donne Marc Augé : « La situation de surmodernité se caractérise par la surabondance événementielle, la surabondance spatiale et l’individualisation des référents. »157 Surabondance, excès, jusqu’à saturation pour combler le vide dû à la chute des grandes institutions normatives, tels sont les critères d’une époque de communication généralisée où les médias créent un nouveau rapport à l’autre et à soi, modifiant de la sorte les logiques du « for intérieur ».
155
Augé (Marc), Non Lieux, Seuil, Paris, 1993 Balandier (Georges), Dédales, Seuil, Paris, 1993 157 Augé (Marc), ibidem., page 55 156
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Ce renversement permet l’avènement de l’individu à la fois comme autoréférentiel, consacrant l’essor d’une subjectivité liée à l’individualisation, et de l’individu comme topique d’action. Il ne s’agit plus de transformer le monde afin de créer un contexte favorable à l’émergence d’un bonheur global, mais au contraire d’agir sur soi afin de modifier le monde, dans une conception expressive liant l’un et le multiple, le tout à la partie. Ce développement de la subjectivité centralise tout sur l’individu, lui conférant un réel pouvoir d’action sur lui-même et évacuant de la sorte tout ce qui lui est extérieur. Cependant, face à la dissolution des repères normatifs classiques, l’individu porte le poids de sa responsabilité, car l’ère du « tout est possible » crée un excès d’offre et un manque de but extrinsèque. Le souci de soi associé à la quête du bien être insufflent une nouvelle fonction, non plus sociale mais individuelle, afin de satisfaire aux intérêts privés. Le besoin de cadre comme condition de la constitution de l’identité empêche l’émergence d’un réel sujet souverain, d’un homme libre jouissant de cette absence d’interdit pour créer ou entreprendre, réaliser ses fantasmes et désirs. Pour s’affranchir de l’absence de joug, l’entreprise Psychologies propose un ensemble de valeurs et techniques encadrant l’individu qui, ayant choisi d’adhérer à la croyance en soi, se préparant de la sorte à la mise en place d’un autocontrôle volontaire. De la sorte l’idéologie de soi est un prémisse nécessaire au triomphe de la quête de soi. La conséquence est l’asservissement individuel à des cadres non plus généraux, issus d’institutions publiques, et par conséquent de la volonté générale, mais émanant d’une entreprise privée, érigeant les volontés individuelles d’accéder au bien-être en volonté générale.
I) RENVERSEMENT DES PROBLEMES EN MAXIMES QUOTIDIENNES A) Le renversement du mal-être atemporel
La surmodernité définit un temps non plus inscrit dans un axe passé futur, mais au contraire cristallisé dans l’instant présent, illustré par une multiplication des événements. Ce qui est un état des lieux d’une certaine contrainte est renversé par Psychologies qui
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suggère de modifier le rapport à la réalité en reconstruisant ce qui est donné, à savoir un monde centré sur le présent, en un véritable choix individuel au travers de la maxime du carpe diem. Les conséquences sont fondamentales sur le rapport à soi. En considérant l’analyse de Henry Bergson, nous verrons comment la fixation dans le temps présent permet le triomphe des moi spatiaux, définis par les relations sociales, opposés au moi temporel qui est le cœur de l’identité même. 1) La surabondance événementielle ou le culte du présent Nous avons vu précédemment que le for intérieur est l’instrument d’intégration des normes sociales, en tant que topique de l’autocontrôle. Le temps surmoderne est marqué par sa cristallisation en un présent figé, non pas éternel, mais au contraire fragile, immobile. Le passé réactualisé en permanence sous forme de signes noue avec le présent une relation déroutante, l’inscrivant dans ce présent et par conséquent évacuant la dichotomie passé / présent et tout le processus de retour vers le passé, comme fondement de son identité et de la continuité identitaire. Le passé présenté en signe n’a plus besoin d’être remémoré158 puisqu’il est commémoré159. « Notre modernité crée du passé immédiat, de l’histoire, de façon débridée, comme elle crée de l’altérité, alors qu’elle prétend stabiliser l’histoire et unifier le monde »160 ; faire du passé immédiat traduit quelque part une carence de mémoire. Car si le passé est immédiat, il est tout de suite remplacé par l’instant suivant. Le pire étant lorsque l’instant précédant est évoqué par l’instant suivant, perdant de plus en plus la filiation originelle avec l’intrusion de plusieurs degrés de signes. Dès lors n’y a-t-il plus de réelle continuité, de réelle cohésion, de lien avec l’histoire. La mémoire unifiante n’est plus requise, ce phénomène provoquant cette présence du passé dans l’instantanéité
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Le Petit Robert : « Remémorer : reconstituer avec précision en sa mémoire. » Dans ce cas il s’agit d’un travail personnel de reconstitution faisant appel à des souvenirs propres. 159 Le Petit Robert : « Commémorer : rappeler par une cérémonie le souvenir d’une personne, d’un événement. » Ici c’est un travail déjà accompli qui permet de se souvenir de l’événement, présentant ainsi une mémoire reconstituée sous la forme de signes qu’il suffit d’embrasser pour ne plus faire l’effort de remémoration. L’analyse peut être poussée plus loin en considérant le pléonasme pourtant courant « cérémonie de commémoration » qui instaurerait presque la cérémonie comme le signe du travail de commémoration, déjà signe de la remémoration généralisée au niveau national. Signe de signe, la mémoire individuelle est de plus écartée dans cette autoréférence médiatique dans une logique de signe de deuxième degré, le signe renvoyant au signe du travail de mémoire. Comment inscrire cela dans un passé quand la cérémonie renvoie déjà à une cérémonie dans une spirale atemporelle ? 160 Augé (Marc), Pour une anthropologie des mondes contemporains. Champs Flammarion, 1994, page 26 108
sous forme de signes évoquant vaguement un autre signe faisant référence à l’événement originel. La surabondance événementielle est liée aux médias qui diffusent en continu une représentation du monde imagée dans un présent atemporel caractéristique, à savoir un temps continu, un flux non rythmé : « Le temps des médias est anti-temporel ou atemporel, ou anti-présence. Il est très répétitif. Le monde est toujours le même, réassuré. C’est du rite sans le rythme »161 selon Lucien Sfez. Le temps médiatique n’est qu’artefact de segmentation en tranches horaires, une reconstitution fictive d’une journée. Il s’agit d’une vision parcellaire du monde, car il n’y a pas de réelle continuité hormis dans la récurrence des informations et l’association de segments créant l’illusion d’une cohérence due à la répétition permanente. L’artificialité de la tension permet de recréer un présent figé dans une sorte d’éternité. Vivant l’instant présent en direct, sans intermédiaire concret mais par un prolifération de signes d’intermédiaires, les médias deviennent une fenêtre sur le monde, apparemment transparente, mais en réalité pleine d’aspérités déformant la vision unifiée. Cette vision instantanée introduit un rapport antinomique à la durée : « le présent l’emporte sur la durée, la soumission à l’immédiat sur l’anticipation qui définit des objectifs personnels probablement plus accessibles. »162 L’individu est plongé dans un monde sans perspective car fermé sur lui-même, capable de se contempler à l’infini, où la société devient à la fois actrice et spectatrice, dans une sorte de conscience de deuxième degré dans cette temporalité parallèle. Le rapport à l’Histoire introduit la notion d’accélération lié au culte de la vitesse, condition nécessaire à l’instantanéité. La fixation dans un présent éternel contribue à la dissolution des repères en proposant une logique de signes contre une logique de symboles. Un excès de ces signes, de commémoration de l’histoire est observable paradoxalement lors de la chute des institutions de transmission classique de l’Histoire. Ce paradoxe traduit la notion d’excès pour combler le vide, car toute logique de célébration n’a pour but que de puiser dans l’Histoire une représentation par opposition de ce que nous sommes par rapport à ce qui fut. Logique classique de définition d’une entité par rapport à un passé auquel est confronté le présent, la perspective d’évolution est d’autant plus assurée qu’une preuve 161 162
Sfez (Lucien), Conférence du 29 octobre 2004, Sorbonne. Balandier (Georges), Le Dédale. Pour en finir avec le XXème siècle, Seuil, 1992 109
d’une avancée effective est saisissable dans la contemplation de son passé : « j’ai pu évoluer jadis, je le pourrai à nouveau. » Toutefois la prolifération de cérémonies dissout cette volonté de repérage dans une masse fragmentée, une sorte de mosaïque à assembler. L’individu figé dans un présent continu ne peut que se réfugier dans le culte de l’instantanéité. Le passé n’est plus constitutif de l’identité, mais en même temps le futur n’est plus assuré comme un devenir radieux, mais plutôt comme une incertitude. Psychologies entreprend un renversement des contraintes liées à ce temps présent, provoquant cette incertitude pour en faire des maximes de vie nécessaires. Ainsi ce qui est donné, à savoir un temps figé, devient reconstruit dans l’optique du « mieux vivre sa vie », est réapproprié.
2) Vivre au jour le jour, une suggestion devenue maxime Le présent comme valeur L’émission adopte une maxime en fin d’émission, sorte d’impératif lancé par Maïtena Biraben : « et surtout carpe diem ». En surmodernité, le temps médiatique est au présent. Le passé fondateur d’identité devient de plus en plus absent. La psychanalyse suppose de remonter dans le passé pour trouver les maux du présent, de se défaire de la culpabilité. A l’inverse, les thérapies comportementales préconisent une centration sur le présent, sur le relationnel, le contextuel. C’est de cette évacuation volontaire du passé que naît le désir de vivre au jour le jour, sorte de devise par défaut dans un univers surmoderne. Il est difficile de dire si la psychanalyse a réussi à libérer l’humanité occidentale de la culpabilité ou si elle est refoulée, que le présent est un leurre et par conséquent si les thérapies comportementales le sont aussi en se centrant sur l’instantané alors que le passé gronde, si l’individu s’est réellement affranchi de son passé. D’un point de vue des pathologies, la dépression gagne du terrain, ce que Alain Ehrenberg met en avant dans la Fatigue d’être soi. Dès lors certaines pathologies sont plus curables par une certaine technique, notamment celles liées à « l’individu incertain » plongé dans le présent sont solubles par les thérapies comportementales, les faits bruts sont difficilement discutables. Ainsi ce qui est donné devient construit. Or la solution pour que le présent ne soit pas un fardeau est de prendre conscience du temps présent, il s’agit de jouir de
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l’instantané : « je prends conscience que c’est un moment de bonheur » explique Lionel Lelouch, dont le reportage163 illustre la faculté de pouvoir changer de vie, de tout quitter pour trouver son équilibre. C’est en associant la pluralité des fragments que le bonheur se profile, car « le bonheur c’est comme le jardinage, ça se cultive un petit peu, régulièrement pour avoir les récoltes. »164 Cette technique de conscientisation de l’instant présent permet ainsi à l’individu d’apprécier chaque infime parcelle de bonheur, de bien être, de plaisir. Il ne s’agit plus dès lors de comprendre mais de se concentrer sur les bonheurs offerts par la vie. Comme le souligne Christopher Lasch, « si un narcisse ne se soucie pas de l’avenir, c’est en partie parce qu’il s’intéresse peu au passé. »165 Ainsi l’individu libéré du temps peut se centrer sur lui-même et produire ses propres paradis artificiels où il est le démiurge. Toutefois un tel détachement n’est possible que si les conditions matérielles sont un minimum assurées pour le futur. Celui qui ne sait pas s’il pourra manger demain ne pourra se focaliser sur le présent sans lutter contre un futur incertain, menaçant son existence. Vivre au jour le jour si tous les autres jours sont assurément identiques au précédent, remplissant des conditions vitales nécessaire. Il s’agit donc d’un luxe accessible à une population suffisamment aisée. Pour que le présent devienne une valeur Psychologies utilise la suggestion comme arme de persuasion. La suggestion Avec ce renversement habile, l’entreprise Psychologies suggère qu’il s’agit d’une voie à emprunter plutôt qu’une contrainte extérieure. La suggestion, arme redoutable dans un temps plongé dans le présent n’offrant pas de possibilité de comparaison avec le passé, est longuement développée dans Le meilleur des mondes. Le chapitre deux décrit la salle de conditionnement néo-pavlovien, notamment l’hypnopédie qui consiste à inculquer des valeurs sans fondements, en les répétant inlassablement afin qu’elles imprègnent l’esprit de l’enfant pendant son sommeil : « ils entendront cela répété encore quarante ou cinquante fois avant de se réveiller ; puis, de nouveau, jeudi ; et de même Cent vingt fois, trois fois par semaine, pendant trente mois. »166 La logique de répétition est celle des médias. Cette
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émission du 21 novembre 2003, Le bonheur dépend-il de nous ? Matthieu Ricard, dans l’émission du 21 novembre 2003 165 Lasch (Christopher), La Culture du narcissisme, Climats, 2000, page 25 166 Huxley (Aldous), Le Meilleur des mondes, Paris, Pocket, 1994, page 46 164
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technique totalitaire est évidemment beaucoup moins forte dans le cadre de l’émission, toutefois, la suggestion se fait par le principe de « coer-séduction » de Ravault : l’individu intégré socialement dans une communauté virtuelle sur le net, voit des leaders d’opinion investis de la parole des rédacteurs répéter apparemment de leur plein gré les valeurs que la rédaction leur a suggérées. L’individu est ainsi exposé à un double message, celui originel de séduction des rédacteurs, par le biais d’articles, d’émissions télévisées ou de best-sellers, mais aussi par un message de coercition « sociale » relayé par les internautes, ou les membres déjà acquis à la cause, message qui ne peut être critiqué dans la communauté sous peine d’exclusion par les membres légitimes. Quand Maïtena Biraben lance en dernière phrase son « carpe diem » en fin d’émission, le lien avec le contenu peut paraître obscur, quoi qu’il en soit, cette devise suggérée et répétée à chaque émission résume à elle seule l’esprit général que l’entreprise suggère et par là inculque, devient un signe faisant écho à l’ensemble idéologique. Le conditionnement du Meilleur des mondes est produit « jusqu’à ce qu’enfin l’esprit de l’enfant, ce soit les choses suggérées, ce soit l’esprit de l’enfant. Et non pas seulement l’esprit de l’enfant. Mais également l’esprit de l’adulte – pour toute sa vie. L’esprit qui juge, et désire, et décide – constitué par ces choses suggérées. Mais toutes ces choses suggérées, ce sont celles que nous suggérons, nous ! – Le Directeur en vint presque à crier dans son triomphe. – Que suggère l’Etat. »167 Dans notre étude il s’agit d’individus conscients, certes, mais en proie à certaines faiblesses, ne serait-ce parce qu’ils cherchent du sens, une manière de parfaire leur existence, de soulager leurs souffrances mentales. Un individu perdu ne peut que se raccrocher au premier bras tendu, surtout si ce bras se tend de nombreuses fois. Certains auteurs que nous avons aimés et compris deviennent nos maîtres de vie, dans une lecture salutaire adaptée aux circonstances de demande de salut. L’individu dépressif vit le drame de « la tragédie de l’insuffisance »168 ainsi tente-t-il tout pour la combler, quitte à embrasser des maximes qui ne sauraient être siennes, quitte à se référer à des conseils de vie lui promettant le bien être, d’autant que ces conseils sont légitimés par un nombre conséquent d’individus. Ainsi face au constat d’un présent pesant, adopter le carpe diem devient un moyen de l’affronter, même si ce ne sont que des illusions, même si « un bien être artificiel prendrait la place de la guérison »169. 167
Huxley (Aldous), Le Meilleur des mondes, Paris, Pocket, 1994, page 47 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob, 2000 page 19 169 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob, 2000 page 13 168
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En évacuant la dimension temporelle, la dimension principale devient l’espace, ce qui permet de parler en termes de relations immédiates, de permettre l’existence de plusieurs « moi » définis par le lieu et non par le temps, perçu en fonction de nos activités sociales et du cadre d’évolution du moi profond, celui uni par la durée. 3) L’émergence de la pluralité du moi ou la rupture de la continuité identitaire Henri Bergson170 distingue l’existence de deux moi en respectant la dualité intérieur extérieur. Le « moi social » est une projection symbolique du « moi intérieur », projection conditionnée par les rapports du moi avec le monde extérieur tel qu’il est et tel qu’il apparaît. Le « deuxième moi » est spatial et le « premier moi » est temporel dès lors que l’individu s’attache à le saisir. Le « moi temporel » est un moi dynamique en formation continue alors que le « moi spatial » peut, dans une société où le temps est fixé en un point, être considéré comme le moi à un moment donné – celui de l’instantané. Comme la lumière, le moi est à la fois onde (première) et particule (deuxième), a une forme duale lorsqu’il est observé mais demeure la même chose, insaisissable dans son intégralité par l’observateur. Pourquoi ce détour ? Dans une société de communication, le temps est sous le signe de l’instantané, donc fragmenté et non continu, l’espace est distendu et concentré en un point. Dès lors le moi perceptible dans les médias est par définition le « deuxième moi » qui n’est qu’une projection spatiale à un instant t, condition nécessaire pour s’inscrire dans la logique de l’atemporalité médiatique. Les représentations du moi dans les médias ne sont plus que des projections d’une projection du moi interne de l’individu présenté, 170
Bergson (Henri), Essai sur les données immédiates de la conscience, 1888, Les classiques des Sciences sociales (édition électronique format RTF), page 119 : « Il y aurait donc enfin deux moi différents, dont l'un serait comme la projection extérieure de l'autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n'a rien de commun avec une juxtaposition dans l'espace homogène. Mais les moments où nous nous ressaisissons ainsi nous-mêmes sont rares, et c'est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n'apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l'espace homogène. Notre existence se déroule donc dans l'espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous « sommes agis » plutôt que nous n'agissons nous-mêmes. Agir librement, c'est reprendre possession de soi, c'est se replacer dans la pure durée. » http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/classiques/bergson_henri/essai_c onscience_immediate/conscience_imm.html 113
c’est à dire ses « moi » sociaux, façonnés par des contraintes d’atemporalité. Par conséquent ce moi devient un moi seulement spatial, dont la puissance performative est liée à son caractère d’image d’idéal du moi, et dont la perfection est liée à sa présentation comme signe. Ce moi est conditionné par un référentiel espace-temps simulé, dont la dynamique cache un état statique : le temps est fragmenté en instants, et l’espace est virtuellement concentré en un point. Exposé à un tel référentiel, le « for intérieur » dilué perçoit en instantané ces projections du moi dans un temps médiatique par définition atemporel. La logique de projection et la logique de perception se fondent dans le même référentiel stipulé précédemment (temps fixe et espace contracté). L’individu coupé du passé, « condamné à être libre » n’a de repère que l’instantanéité de sa perception, et par conséquent ne peut percevoir que les moi sociaux qui sont les seuls qui puissent être représentés à cause de la temporalité médiatique. Cette perception en communication se fait par une logique de signes de reconnaissance, d’appartenance. Sans un rapport dynamique à l’autre, l’individu enfermé sur lui-même, seulement relié à l’extérieur dans un rapport statique est forcément incertain, puisqu’il n’a que des projections du deuxième moi, lequel n’est pas constitutif de l’identité profonde relative au moi temporel. La répétition des projections du même moi dans les médias constituent une certaine homogénéité, certes fragmentaire mais suffisamment tautologique pour que cette projection soit une réalité aux aspects de vérité. Dès lors le « for intérieur » peut intégrer les logiques non plus du « moi premier » qui étaient originellement les siennes au travers de l’exercice d’exposé de conscience « en son for intérieur » et du processus de va-et-vient avec son passé, mais du « moi second », image fantomatique, sorte de placebo technique, de signe ayant la prétention d’être le moi temporel, capable de proposer à la fois un référentiel (qui n’est plus une transcendance mais une immanence répétée ou une cosmogonie de signes identitaires) et un impératif (estime de soi, être heureux, devenir son propre dieu) permettant de faire sienne la norme. Ainsi à considérer le monde seulement dans le temps présent, l’immédiateté évacue la dimension temporelle puisqu’elle postule que chaque instant est pris indépendamment des autres, et que sans durée ni continuité il est impossible de comparer t0 et t1,(…),tn. Carpe diem traduit ici par « vivre au jour le jour » est une manière de couper volontairement l’individu de son identité, de lui suggérer que c’est la meilleure voie à 114
adopter et de lui permettre d’apprécier les signes du bonheur. Cette cristallisation sur le temps présent entraîne l’émergence d’une culture du signe qui permet de présenter une image de soi contrôlable par ses producteurs. Cette pluralité de moi en fonction des intérêts relatifs au milieu d’évolution ne permet en aucun cas de définir réellement l’individu, car l’individu ne peut projeter intégralement son for intérieur en public, il y aura une déformation entre l’intimité et l’extimité.
B) L’extimité ou l’individu parfait La surabondance spatiale se traduit par un excès de signe. L’individu ne se déplace pas mais reçoit des signes représentant les multiples espaces. L’autre apparaît sous la forme d’image, nouant un nouveau contact et une nouvelle manière de percer son intimité. L’extimité comme signe de son for intérieur est une arme classique dans les relations humaines, dont l’usage sera illustré par le Comte de Monte Cristo. Toutefois lorsque l’individu est lui aussi déréalisé et virtualisé, il devient un signe. Son intimité montrée au travers de son extimité, puis présentée dans le média télévisuel peut être contrôlée par le dispositif de filmation. Psychologie se servira de ce pouvoir pour mettre en place un triptyque pour valoriser l’efficacité de son entreprise sur le client. 1) La surabondance spatiale ou l’excès de signe Georges Balandier associe les notions d’ubiquité et de simultanéité à cette surabondance spatiale. Comment l’espace peut-il être surabondant alors que le manque d’espace est décrié ? Le rôle des technologies de la communication est primordial pour comprendre ce paradoxe : la surmodernité dans sa relation active avec l’espace, doit être envisagée sous trois aspects quant à ses effets les plus significatifs : « la déqualification, la déréalisation et la virtualisation »171 ouvrant un nouvel espace, un nouveau rapport au lieu. La notion de déqualification postule que des sortes d’espaces neutres seraient présents faisant écran au contact social, empêchant le lien de se nouer : ce sont des « non171
Balandier (Georges), Le Dédale, Seuil, 1992. Page 61 115
lieux ». Ces non-lieux sont des serviteurs de la mobilité : ce sont des lieux où l’on passe, dans lesquels il faut adopter des conduites machiniques. Le non-lieu est le topique de la surmodernité. La déréalisation se fait par la mise en réseaux. La fonction de communication prévaut dans cet espace. « Les réseaux contribuent à la formation d’un espace composite, à la fois présent (encore lieu) et absent (remplacé par les mises en relation invisible). »172 Ainsi l’espace se contracte en quelque sorte car la distance est effacée par ces technologies de communication. La mise en réseau propose plusieurs caractéristiques qui transforment le rapport à l’espace : la notion d’ubiquité devient centrale avec la déréalisation : la communication se fait en quelque sorte de double à double, de « second self à second self » pour reprendre Sherry Turkle173. Le problème de l’autre se pose dans un tel échange où une image de moi communique avec une autre image d’autrui. Ainsi l’autre est à la fois cet inconnu omniprésent sur les écrans de télévision, l’irakien tué à Bagdad, le gaucho de la pampa qui nous guide lors d’un reportage, créant une relation d’intimité virtuelle. En même temps l’expérience physique du contact avec l’autre est de moins en moins présente. L’image de l’autre est connue alors que l’autre demeure réellement, physiquement inconnu. Jacques Salomé critique fortement ce type de relations : « Nous avons fait de nouveaux choix depuis deux décennies. Nous avons privilégié la communication avec le lointain. En quelques secondes on parle à quelqu’un qui est à 15000 kilomètres. - C’est bien ça ? (demande Maïtena Biraben) - Non ! Je vais mettre six mois pour adresser la parole à ma voisine de pallier qui prend le même ascenseur que moi. »174 La virtualisation brouillerait enfin la distinction entre réel et réel virtuel. Créant une sorte d’intermonde, de demi-monde virtuel où le vraisemblable l’emporte sur le vrai, tant la puissance des images se substituerait à la réalité.
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Balandier (Georges), Le Dédale, Seuil, 1992 Turkle (Sherry), Les Enfants de l’ordinateur, Denoël, 1986 174 Emission du 12 octobre 2003, Oser se parler. 173
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Nous avons donc un rétrécissement de l’espace via l’accélération par la vitesse et en même temps un transfert sans mouvement de personne. Les médias proposent une logique de signes auxquels vont pouvoir se référer les individus en quête de référents. La surmodernité est marquée par des intermondes où les images existent telles quelles, sont visibles. Le texte est souvent ajouté a posteriori. L’excès de signe, d’images surmodernes entraîne un entassement, une saturation qui donne naissance à un « troisième monde entre réel et imaginaire ». Il s’agit avant tout de vraisemblance et non de vrai. Les images semblent exister, être vraies, or ce ne sont que des images, des signes. « La vraisemblance est à la mesure de ce que nous voulons croire. »175 Des lors il n’y a plus de parole mais communication à outrance, pas de mémoire, seulement une économie de signes comme il y a une économie de croyances. N’ayant plus d’impératif de soumission au dogme dominant, l’individu est libre de croire, de se tourner vers le référentiel de son choix. Or il n’est pas confronté directement au référentiel mais au signe faisant écho à ce référentiel. L’image de l’autre n’est qu’une image et l’exposition de son intimité n’est pas entièrement saisissable. Serge Tisseron emprunte le concept d’extimité à Jacques Lacan pour désigner ce que nous laissons transparaître de notre intimité dans les médias, c’est à dire l’image projetée de son intérieur par le biais d’un média particulier.
2) Monte Cristo et le contrôle de son extimité Contrôler ses émotions est une arme, camoufler ses plus profondes pensées un stratagème pour influencer autrui. Le personnage d’Edmond Dantès dans Monte-Cristo en est l’illustration même. Edmond Dantès, emprisonné au château d’If suite à la délation de Danglars, perd son identité, se retrouve seul, dans le noir et le silence, anesthésiant ses sens, les perdant petit à petit, se refermant sur lui-même, coupé du monde. « Aucune distraction ne pouvait lui venir en aide : son esprit énergique, et qui n’eût pas mieux aimé que de prendre son envol à travers les âges, était forcé de rester prisonnier comme un aigle comme une cage. »176 Face à lui-même, seul, sans connaissance de l’histoire, il ne peut même pas imaginer. Son for intérieur est vide, et meurt dans un dernier soliloque. Suite à
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Sfez, (Lucien), Utopie de la Santé parfaite, PUF, 2001 Dumas (Alexandre), Le comte de Monte-Cristo, Folio, 1998, page 144 117
cette mort symbolique, Edmond Dantès renaît grâce à l’abbé Faria qui lui lègue son savoir et, une fois qu’il se sera échappé, son trésor. Monte-Cristo naît et entreprend sa vengeance. Le contrôle de son for intérieur est l’enjeu le plus grand. Il doit le dissimuler à tout prix. Car Monte-Cristo n’est pas Edmond Dantès mais son instrument au service de la vengeance. Divers stratagèmes de dissimulation de son for intérieur voire de simulation au sens dépréciatif platonicien lui permettent de gagner la confiance de ses ennemis : il imite seulement en apparence sans toutefois exprimer l’essence profonde, à savoir dans le cas d’un être humain son for intérieur, ce qui lui vaudra d’être qualifié de vampire. Il apparaît comme déshumanisé, sa science et sa maîtrise des mondanités lui donneront l’apparence d’un gentilhomme. Etre une imitation d’un individu appartenant à tel milieu, être un moi spatial parfait pour reprendre Bergson, telle sera sa force. Le thème de la mascarade est très présent dans le roman, que ce soit lors du carnaval à Rome ou les multiples identités de Monte-Cristo qui se dévoile ainsi à Villefort : « Je suis le spectre d’un malheur que vous avez enseveli dans les cachots du château d’If. A ce spectre sorti enfin de sa tombe Dieu a mis le masque du comte de Monte Cristo, et il l’a couvert de diamants et d’or pour que vous ne le reconnussiez qu’aujourd’hui ! »177 Toutefois cette terrible destinée a un sens seulement extrinsèque qui lui est donné non pas lors d’un débat dans son for intérieur mais extérieurement, comme un don divin. « Mais derrière moi, invisible, inconnu, irrité, il y avait Dieu, dont je n’étais que le mandataire et qui n’a pas voulu retenir la foudre que j’avais lancée. »178 Monte-Cristo contrôle son for intérieur par la parole, en utilisant les conventions de langage adéquates à son identité du moment et du milieu dans lequel il évolue. Seuls des signes imperceptibles comme un regard, un tressaillement, un teint un peu plus pâle traduisent ses émotions. La parole du Comte est une réelle arme qui fera trembler ses ennemis en révélant les terribles secrets enfouis dans leur for intérieur. L’art de Monte Christo est d’aborder un sujet a priori public qui concerne les personnes privés présentes, suscitant ainsi un tumulte dans leur for intérieur qui ne doit transparaître pour ne pas trahir leur implication dans les faits. Ainsi Monte-Cristo combine-t-il l’image idéale d’aristocrate et à la fois la parole performative qui fait choir ses ennemis. Monte Cristo n’est plus qu’un signe au service de Dantès qui réapparaîtra au final, libéré, redevenu homme capable d’aimer. 177
Dumas (Alexandre), Le comte de Monte-Cristo, Folio, 1998, page 1327
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Cette présentation du personnage de Monte-Cristo permet de considérer le lien entre intimité et extimité, et des manipulations possibles. Ainsi toute intimité traduite dans un média pourra-t-elle être un instrument au service d’un contrôle des individus. Car l’extimité n’est qu’un signe de l’intériorité. Un signe est modelable, façonnable à l’infini. Or la confusion entre signe et référent peut être dangereuse. 3) Le triptyque mal être / guérison / souffrance Les individus dans Psychologie sont suivis lors de reportages dans leur vie quotidienne. Les faits et gestes traduisent leurs pensées, et les discours tenus sont une formulation de leur débat intérieur. Toutefois il y a un fossé par le média et par la langue qui se réapproprient en termes psychologiques les débats. Cette reformulation en termes psy, dévolus par essence à l’intimité, ne permet pas de pénétrer l’intérieur des individus mais de proposer une solution anticipant la demande de connaissance du champ des possibles de l’altérité. Premièrement l’intrusion de la caméra dans la vie quotidienne modifie les comportements, de la même manière que le sociologue ou l’ethnologue enquête sur le terrain et modifie le contexte quotidien. Il faut un long temps d’adaptation pour que les individus observés oublient la présence du chercheur et la naturalisent. De la même manière les journalistes doivent se faire oublier. Deuxièmement, les contraintes techniques de scénarisation du quotidien modifient la perception de la réalité en la reconstruisant et les limites temporelles inscrivent ces démarches dans un temps court, temps contraire à l’observation qui doit être long. Ainsi l’extimité des individus est fortement influencée dans l’émission par le format du reportage, le scénario, le cadrage. L’extimité à la télévision est une réduction de l’extimité réelle qu’il est possible de percevoir dans une relation humaine. Dès lors l’image de soi présentée par l’émission peut être normalisée car contrôlée par la filmation et le montage, après avoir été plus ou moins contrôlée par les individus filmés qui modèlent leur extimité, même si l’impératif paradoxal d’être spontané est de rigueur. Une image idéale est produite par l’émission. Or la force de l’émission est de produire non pas une image d’un individu radieux, guéri par Psychologies, mais au contraire de présenter une sorte de triptyque avec l’évolution linéaire du mal être au bien
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Dumas (Alexandre), Le comte de Monte-Cristo, Folio, 1998, page 1340 119
être avec une phase intermédiaire de guérison. Il est possible de schématiser de la sorte ce tableau type : •
Le premier cadre de l’individu est une image de souffrance, de pleurs, de cris, de détresse. Le mal être est dépeint dans toute sa splendeur. L’individu est incertain, doute, ne sait plus quoi faire. Aucun espoir, le malheur est sur lui. C’est la Montée au Calvaire.
•
Le deuxième cadre montre l’individu en pleine séance, travaillant sur lui avec la médiation du professionnel. La pluralité des reportages permet une présentation sommaire des différentes techniques de soi. Il s’agit essentiellement de thérapies comportementales. L’individu est en train de guérir la plupart du temps dans la joie. C’est la Mise en Croix dans une version aseptisée et positive.
•
Le troisième cadre représente l’individu rayonnant, libéré. Cette dernière partie est soi en fin de reportage, ou alors le plus généralement sur le plateau où le sujet du reportage vient témoigner des bienfaits de sa thérapie. Il s’agit de la Résurrection.
Montée au calvaire / Mise en Croix / Résurrection. L’analogie est certes simpliste toutefois n’oublions pas qu’il s’agira pour chacun de devenir son propre Dieu, ce que nous verrons ultérieurement. Ainsi pouvons-nous nous permettre de comparer les armes de Psychologies avec l’iconographie de l’institution religieuse chrétienne. Grâce à cette représentation, le public peut s’identifier dans un premier temps à cet individu qui souffre terriblement. Dans un second temps, l’initiation visuelle à la thérapie lui permet de se familiariser avec ces techniques, de les démystifier – montrer afin d’éviter toute affabulation. Le dernier épisode est la preuve par l’image du bienfait de la thérapie. L’individu acteur exprime son bien être, il rayonne littéralement. Maîtena Biraben à la suite d’un reportage sur une femme qui cherche à se défaire de son sentiment de culpabilité grâce à la Programmation neuro-linguistique (PNL) ne cache pas son enthousiasme : « Ça a l’air magique ! »179 Ce à quoi répond la patiente : « oui sur le plan de la sensation ». Mal être / thérapie / bien être, tel est l’enchaînement suggéré par l’émission en bâtissant une image idéale de l’individu, devenu signe de la réussite, preuve de l’efficacité de ces médecines. La 179
Emission du 30 novembre 2003, Se déculpabiliser 120
puissance du signe est mise au service du référentiel. Toute une imagerie est présentée, traduisant la pluralité de la demande anticipée dans une pluralité d’offres. Cette pluralité est en adéquation avec la pluralité des référentiels caractéristiques d’une économie de croyance.
C) La pluralité des référentiels : vers une spiritualité utilitariste L’individuation des référents permet la mise en place d’une multiplicité de référentiels illustrée par les référents de l’entreprise. La religion est abordée sous un angle psychologique utilitariste, étant mise en avant sous son aspect de sécurité psychologique. L’individuation évacue toute dimension communautaire pour un développement de la spiritualité comme voie de la quête de soi. Cependant face à une telle pluralité le public tend plutôt à un syncrétisme de techniques de soi, plutôt qu’à une adhésion à un seul référentiel nouveau.
1) Individualisation des référents. L’évolution du référentiel humain espace-temps modifie les rapports de croyance de l’individu. Ce point est central dans notre étude. L’époque post-moderne a annoncé la fin de l’histoire et des grands récits fondateurs au profit des récits techniques : toutes les grandes institutions détentrices de la croyance générale ont été remises en cause, notamment suite aux désillusions des totalitarismes et aux échecs des utopies sociales. « L’institution religieuse se déforce, les puissances transcendantales sont condamnées à plus d’éloignement ou à l’oubli, l’individu se trouve plus libre de négocier ses croyances. Mais ce croire flou s’égare à la recherche des définitions. Il peut faire croyance de toutes choses, multiplier les objets sur lesquels il se fixe, et ainsi fétichiser le monde dans un foisonnement de puissances obscures. »180 L’individu perd ses cadres directeurs et par conséquent se voit obligé de les reconstruire à son échelle. En effet la modification essentielle est dans l’opportunisme des nouvelles formes de croyances. Ce phénomène se
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Balandier (Georges), Le Dédale, Seuil, 1993, page 8 121
caractérise par une fétichisation et une ritualisation simulée, artificielle, suivant la logique médiatique. La fétichisation est faite en sorte que la partie vaille pour le tout, que l’objetfétiche soit point de cristallisation de tout une cosmogonie imaginaire. En deçà d’une image symbolique, le fétiche surmoderne est un artefact, un simple signe qu’on élève à un fort degré factice de transcendance dans une situation d’immanence. Or la fétichisation devient exacerbée dans un monde d’ « économie de croyance ». Le quotidien est jalonné de rites engendrant une routine liée à des croyances animistes fixées dans le présent. La société est faite d’éléments de fragmentation épars avec lesquels l’individu « braconne »181. Ainsi l’individu fait partie de ces « nouveaux mondes à explorer »182 à cause du paradoxe suivant de besoin de demande de sens social mais aussi de sens individuel. L’entreprise Psychologies évacue la demande sociale qu’elle ne peut réellement combler, son domaine étant la psyché, pour se centrer sur l’individu. Séparé de son milieu, le monde rapporté à lui, il devient apte à créer son propre sens. Un renversement de la situation s’opère. Le rapport à l’espace temps est guidé par le carpe diem, la pluralité des référents devient syncrétisme, l’autre n’est plus l’inconnu mais le semblable, la communication n’est qu’un problème technique qu’il est aisé de dépasser. Enfin l’individu incertain, revient responsable de son bien être qu’il peut accomplir. Cette pluralité des référentiels est illustrée par la pluralité des « référents » de l’entreprise. Nous avons vu précédemment qu’il y a une multitude d’approches, de la psychologie à la psychanalyse, des techniques de soi au thérapies comportementales, de la philosophie avec le corpus d’auteurs à lire à la religion et la spiritualité. Tout ce qui relèverait de la sociologie ou du politique comme grille d’interprétation du monde est évacué pour des pratiques tournées non sur le social mais sur l’individu. Chacun cherche son identité non plus au travers de l’autre qui est un semblable, même les stars le sont, mais au travers de soi dans un dialogue intérieur de soi à soi en son for intérieur. Fixé dans le temps présent l’individu n’a plus de filiation tangible, est libéré des déterminismes sociaux, ou du moins telle est l’illusion actuelle. L’atomisation des cadres normatifs entraîne un repliement sur l’individu comme unité de base du corps social qui devient juxtaposition de volontés individuelles. Dès lors chaque individualité pourra négocier sa croyance en 181 182
De Certeau (Michel) , L’invention au quotidien, Folio ,2001 Augé (Marc), Anthropologie des mondes contemporains, 1994 122
fonction de ses désirs et besoins spirituels. La croyance va être présentée d’un point de vue utilitariste. Le besoin de bien être, le désir de parfaire son état mental actuel sont autant de motivations répondant à un impératif d’aseptisation du for intérieur. Le for intérieur comme instrument de contrôle de soi nécessite un aménagement, de trouver des techniques et des repères efficaces. Le bien être en dépend. 2) La sécurité psychologique Dans l’émission La foi aide-t-elle à vivre ? du 16 mai 2004, la problématique initiale est formulée en ces termes évocateurs : « Quelle sécurité psychologique offre la foi ? Peut-on se fabriquer sa religion ? » La foi n’est pas un élément de transcendance mais est abordée par les termes de sécurité psychologique. Cette optique de stabilité mentale évacue toute dimension mystique dans la croyance pour la médicaliser. Croire devient une technique comme une autre pour trouver son équilibre, au même stade qu’une thérapie comportementale ou autres techniques de soi. Frédéric Lenoir, sociologue des religions, répond en langage psy à cette problématique : « le rôle de la foi est une structuration de la pensée. Le nouveau converti vit une déstabilisation de la personnalité en lui donnant une nouvelle dimension. La foi est changement de regard. » L’efficacité de la foi est testée dans la mesure où un changement s’opère, sous-entendant qu’un individu plongé dans le mal être pourra au pire changer son mal être pour un autre. Frédéric Lenoir continue son explication psychanalytique : « Pour Freud, la foi répond à un manque, un besoin fondamental quand l’enfant a peur de ne plus être protégé. C’est une recréation et une croyance en une force supérieure. » La foi est subordonnée à la psychologie, n’est qu’un élément parmi d’autres pour trouver du réconfort, symboliser la figure du père en une abstraction supérieure. C’est donc un moyen pratique de combler un besoin psychologique de protection. La foi offre une réelle sécurité psychologique puisqu’elle permet à l’individu de ne plus être isolé face au monde mais au contraire d’être sous l’égide d’une entité bienveillante. La foi protège, or la protection est l’un des éléments de la sécurité. C. S. Jung est évoqué par Frédéric Lenoir juste avant le reportage sur le judaïsme : « la foi est la dimension dans l’être humain pour porter l’individu vers la transcendance, dans un absolu. » Cette approche peut être considérée comme une plus-value puisque dans un
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premier temps la sécurité est offerte, et parfois une transcendance, un dépassement de soi. L’analyse de Jung est présentée comme une option sur un objet technique. En plus des effets secondaires sont prescrits par Marie-Christine : « C’est important de croire, ça motive, ça donne la pêche », ces termes faisant échos à des publicités pour des vitamines. L’argumentation de « foire expo » est portée par un enthousiasme radieux voire béat. La foi est réellement efficace et à portée de tous. Ce n’est pas encore prouvé par les neurosciences, même si l’émission Le bonheur dépend-t-il de nous ? présente l’équipe de Richard Davidson, dans un laboratoire du Wisconsin, qui mesure l’impact de la méditation sur le cerveau. Matthieu Ricard démocratise la prière bouddhiste en jouant sur la capacité de chacun : « en gros ceux qui pratiquent la méditation ont le même cerveau que nous mais avec d’autres zones qui travaillent ». Nous sommes tous capables de spiritualité, car nous sommes tous égaux dans le domaine du possible. Ainsi la foi peut être multiple et s’adapter à chacun, voire certains éléments peuvent être pris dans chaque religion, atomisant la religion pour n’utiliser que des éléments épars.
3) La religion, entre communauté et spiritualité Marie-Christine est une des invitées. Catholique de baptême, elle perd la foi dans sa jeunesse, se construisant en opposition à sa mère, « ne reconnaissant rien du monde ». Suite à un accident de voiture, elle retrouve la foi via le bouddhisme. En effet « Jésus et Bouddha ont une même mission, c’est l’amour qui prime. » Ce relativisme absolu est possible pour deux raisons. Le but de chaque religion est réapproprié en un dénominateur commun. Or il est plus facile de considérer un but qui peut être sensiblement identique plutôt que les moyens pour y parvenir. La religion n’est plus le cheminement mais l’arrivée. Ensuite la dimension communautaire est évacuée pour une dimension spirituelle, la foi devient une pratique non plus sociale mais une quête intérieure. Or chacun peut considérer les objectifs et les moyens pour y parvenir en fonction de ses intérêts, désirs et pulsions. Cette double dimension de la religion est mise en avant par Frédéric Lenoir qui postule que « la religion c’est quelque chose de culturel, c’est le collectif. La spiritualité est plus la dimension personnelle. » L’approche sociologique de la religion, essentiellement
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catholique, la réduit en termes de groupes sociaux et de transmissions de patrimoine culturel. Or ajoute-t-il « la dimension communautaire est moins importante. En modernité nous avons la séparation des deux, foi et communauté. On a la possibilité d’y être ou pas. A l’inverse on observe un désir de se recentrer et de trouver la communauté se ressent. » L’individu peut s’affranchir de sa communauté d’origine, mais une fois affranchi le besoin d’un trouver une autre apparaît. Tel est le paradoxe. L’individu incertain, extrait de sa communauté, peut trouver une nouvelle communauté ou alors emprunter la deuxième voix qui est celle de la spiritualité. Pour Jean-François Levy, ancien président des Juifs Libéraux de France, la dimension communautaire est très importante, notamment au moment de la prière : « La prière communautaire, le fait d’être ensemble c’est beaucoup plus important que d’être seul. Il n’existe de prière que seulement à partir de dix personnes. » L’activité spirituelle est une activité communautaire dans le judaïsme, la dichotomie n’est pas de mise. De même pour Matthieu Boasse, converti musulman : « la communauté est quelque chose de très important. Les paroles du Prophète sont de rassemblement. Le but c’est d’être ensemble. » Il n’y a donc pas une réelle distinction concernant le point de vue sur la communauté entre l’islam et le judaïsme. La religion catholique n’est pas réellement représentée, car Marie-Christine pratique plus adepte du syncrétisme, toutefois, la communauté catholique répond aux même impératifs de communauté, même si la prière peut être un acte isolé, car relié aux autres par Dieu. Or justement le fait que Marie-Chrisine ne soit plus réellement catholique mais plus syncrétique sous-entendrait que la dimension communautaire catholique s’érode, plus que dans les deux autres religions du Livre, isolant ainsi l’individu face à lui-même et face à Dieu. 4) Le syncrétisme spirituel ou le triomphe de l’individualisme La spiritualité est un des thèmes de l’entreprise Psychologies. Un forum lui est consacré : « Quelle est votre spiritualité ? » Il est possible de recenser pêle-mêle différentes pratiques spirituelles : le chamanisme, la voyance, l’ésotérisme, la réincarnation, le bouddhisme de Taizen Deshimaru, la pensée zen, le tantrisme, les anges gardiens, le magnétisme, la ligne de vie, le channeling (êtres de lumières qui guident tous les jours), la prière (en tous lieux), la médiation, la contemplation, le recueillement. Il y a un mélange
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dans cette rubrique entre des croyances en des valeurs et des convictions sur l’efficacité de certaines pratiques. Toutefois la prédominance des pratiques supplante le référentiel dont elles sont issues. Considérer la technique de soi indépendamment de l’ensemble du référentiel est une des caractéristiques du syncrétisme offert par l’émission. La définition du syncrétisme la plus commune est celle de « système religieux ou philosophique qui tend à fondre plusieurs doctrines différentes »183. Lalande dans son dictionnaire philosophique préfère utiliser éclectisme, toutefois le syncrétisme postule une association plus cohérente. La perspective ethnologique considère qu’il s’agit d’une fusion de deux éléments culturels, religieux différents184. Or l’approche psychologique met en avant la confusion : « approche globale et indifférenciée qui précède la perception et la pensée par objets nettement distincts les uns des autres. »185 Il s’agit donc d’une façon d’appréhender le monde par des pré-connaissances stéréotypées et fausses. Dans son dicopsy, le terme est défini par psychologies.com sur les deux plans : « perception globale et confuse. Lorsqu'il est question de philosophie ou de religion, on appelle ainsi la fusion de doctrines différentes. Le mot n'a pas exactement le même sens en psychologie où il s'applique à un système de pensée et de perception primaire qui englobe confusément différents éléments. » La définition est une fusion des deux définitions classiques, englobant ainsi la notion, et la condamnant de la sorte. Or l’analyse du forum sur la spiritualité met en avant la pluralité des références individuelles, chacun recréant à partir d’éléments épars un tout spirituel. Ainsi dans l’émission la foi aide-t-elle à vivre ?, Marie Christine prend les figures de Jésus et de Bouddha comme référents, les plaçant sur un plan d’égalité. Certains utilisent la médiation, s’intéressent en même temps à l’astrologie, et croient en une déité supérieure, ou des anges gardiens. Or confronté à une pluralité de référents, dans une économie de croyances, l’individu a le choix d’embrasser un référent dans sa totalité, ou de confectionner un patchwork spirituel en prenant des techniques différentes et en croyant en une déité supérieure. L’entreprise ne condamne pas directement cette démarche, hormis dans la définition. Toutefois elle suggère que tout entre au service de la quête du bien être, du « mieux vivre sa vie ». La cohésion de l’entreprise se fait premièrement au niveau du référentiel qui ne sera plus une entité supérieure exogène, mais 183
Dictionnaire Petit Larousse illustré Dictionnaire Le Robert 185 Dictionnaire Le Robert 184
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au contraire l’individu et ses richesses intérieures. Le but devient le lien fédérateur, la pluralité des techniques devient cohérente si elles sont au service de cette quête de soi. Le syncrétisme est donc plutôt un ensemble de techniques diverses, validé par l’entreprise et légitimé par ce souci de soi. Nous verrons dans le chapitre quatre l’ensemble de techniques de contrôle de soi qui constituent une certaine cohérence pour ce qui est du premier niveau, à savoir les thérapies contextuelles et comportementales, et dans un second niveau une certaine tolérance à l’égard de techniques annexes éclectiques. Toutefois ce nouveau syncrétisme vouant un culte à des techniques au service d’une philosophie du bien être est caractérisé par un développement d’un certain fétichisme. Lucien Sfez186 définit le fétichisme comme la partie valant pour le tout. Ce fétichisme se développe en société surmoderne selon George Balandier187. Mais l’individu peut développer plusieurs fétichismes, élevant des cultes à la fois à des objets, des idées ou valeurs qui ne présentent pas une réelle cohérence, présentant parfois des contradictions. Or cela vient de la pluralité des références dont il a emprunté dans une optique utilitariste certains éléments, parfois contradictoires mais réunis sous le dénominateur commun de l’individu, qui n’a pas à être consensuel ou homogène. Le mythe du double et du soi multiple, la symbolisation de son rapport à soi dans un dialogue entre plusieurs « moi » dans le for intérieur, mettent en évidence que le nouveau référentiel de ces pratiques est l’individu unifié seulement par une recherche du bien être. Aussi peut-il utiliser un ensemble de techniques détachées de leur référentiel d’origine pour les subordonner à son intérêt. Prenons un exemple simple. Considérant qu’il y a plusieurs moi – cette hypothèse favorise d’emblée le syncrétisme – je vais utiliser la technique la plus appropriée à la situation donnée, par exemple travailler avec les techniques de Christophe André sur l’estime de soi en société, me recueillir dans un moment de contemplation et de méditation lorsque je suis seul, et au contraire m’ouvrir à l’autre en pratiquant le tantrisme, adopter les enseignements de tests sur « le stress au bureau » pour me contrôler face aux impératifs professionnels, croire en Dieu en des moments de crainte, remercier les astres de me prédire une bonne journée. Gary Becker188 défend que l’individu agit de façon rationnelle, qu’il se 186
Sfez (Lucien), Critique de la communication, Points, 1993 Balandier (Georges), Dédales, Seuil, 1993 188 Becker (Gary), « Voir la vie de façon économique » in Journal des Economistes et des Etudes Humaines, vol.4 n°2 et 3, Juin-Septembre 1993 187
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marrie après avoir mesuré le rapport satisfaction / contrainte / niveau de vie proposé. En considérant que nous avons affaire à une économie de croyances cette application rationnelle est possible. L’utilisation de ces techniques de soi en sont une illustration puisqu’il ne s’agit pas de croire en une abstraction mais de se replier pour soi pour combler ses désirs et besoins.
D) La communication salvatrice Une psychothérapie exige un dialogue avec son thérapeute. Le patient accouche de la vérité par la parole, cerne ses problèmes en creusant au plus profond, exhume des souffrances refoulées, dans le cadre particulier de la consultation. Ce processus est un processus d’extériorisation de soi par le biais d’autrui. La psychanalyse permet de s’extraire du surmoi, en tant que composante de l’individu par l’introjection des normes parentales. Le surmoi est le jugement constitutif de soi à soi par l’intermédiaire d’un tiers, initialement la famille. Le psy permet de reconsidérer ce jugement fondateur en se plaçant en tant que nouveau tiers entre la lumière et l’ombre. Il est le lien de soi à soi, permet d’être un miroir grossissant, accélérant le processus d’auto-analyse. Cette libération est fondée sur la parole symbolique et sur la mémoire. La communication est à l’inverse centrée sur l’échange de signes dans un instant présent. Psychologies en fait l’éloge. 1) Apprendre la communication. L’émission Psychologie place l’ensemble de la série sous l’égide de la communication en abordant directement le sujet dans sa première émission du 12 octobre 2003, Oser se parler. Dès l’introduction, est affirmé l’impératif communicationnel et les difficultés qui en résultent : « se parler est une préoccupation » affirme Anne Parillaud. Jacques Salomé définit la communication en besoins relationnels : « Nous avons des besoins relationnels, c’est à dire des besoins de dire, d’être entendu, d’être secouru, d’être valorisé, d’intimité, d’exercer de l’influence sur les autres ». Or c’est parce que la communication est à la base des relations que tout peut être réduit à des problèmes de 128
communication. Un court dessin animé illustre la vie d’un couple ne parvenant pas à communiquer. Un problème se pose dès lors que la femme demande à l’homme d’avoir un enfant. L’homme ne veut pas, la femme se vexe, or « il ne faut pas confondre la personne avec le comportement » avise jacques Salomé. « Ce n’est pas le moment de communiquer. Elle se piège elle-même, elle est responsable de son échec. » La référence à Barnlund189 n’est pas mentionnée, mais la notion de contexte d’énonciation, d’atmosphère dans laquelle sont échangés les propos, et les non-dits qui laissent la place à l’invention et l’interprétation sont évocateurs. Nous sommes proches de la transaction interne de soi à soi, dans une sorte de délibération pour savoir si oui ou non le message sera mal interprété. Communiquer devient une technique vitale maîtrisable par des petites conseils prodigués par l’expert de l’émission, comme par exemple la symbolisation du désir par un objet, dans ce cas prendre une peluche sensée représenter le désir de procréation. Le problème essentiel est un manque d’ordre : « On communique aujourd’hui comme si on circulait, chacun en fonction de ses besoins, de ses désirs, avec ses propres règles, ses propres codes. Alors voyez la cacophonie, l’incompréhension ou la souffrance. » Le récepteur du message interprète le message en fonction de ses codes qui semblent différer de celui de l’émetteur. Nous sommes proches d’une conception particulière du contrat de communication de Ghiglione190, qui dans son modèle psychologicolinguistique, postule d’une part, l’existence d’un référentiel exogène, un ensemble de règles systémiques, et d’autre part, l’utilisation et la référence à ce système de signes par l’émetteur et le récepteur. Dès que l’émetteur et le récepteur ne font pas référence au même système de signes et ne l’utilisent pas de la même façon, il y a distorsion dans le message et souvent incompréhension. Communiquer nécessite la mise en place de règles simples évitant tout malentendu : « demander, donner, recevoir, refuser. » Les problèmes sont un défaut de compréhension, un problème relationnel. Les conséquences sont tellement grandes qu’elles affectent Jacques Salomé : « Mon rêve ça serait qu’un jour on apprenne la communication à l’école comme une matière à part entière. » Il faut donc apprendre le système de signes et la façon dont s’en servir. « Je suis responsable de la façon dont je perçois le message. Avec les même mots je peux me blesser » prodigue Jacques Salomé. Il appartient au récepteur
189 190
Cité dans Sfez (Lucien), Critique de la communication, Points, 1993, page 128 Cité dans Sfez (Lucien), Critique de la communication, Points, 1993, page 128 129
d’inventer le sens du message, de choisir s’il désir accepter les « messages cadeaux, positifs », ou restituer les « messages toxiques ». La communication se présente comme un élément à part entière qui existe tel quel, présenté indépendamment de l’émetteur et du récepteur. Communiquer devient une technique érigée en but, et non plus un moyen au service des idées. Communiquer pour communiquer, et les problèmes s’évanouiront. Car dans cette première émission, il ne s’agit pas de communiquer sur quelque chose de particulier, mais bien de communiquer sur la communication et ses difficultés. Par ailleurs, Jacques Salomé, défenseur de cette technique suprême monopolise le temps de parole, s’appropriant l’émission pour un monologue sur la communication. L’émission occupe donc une fonction informative et pédagogique, justifiant le monologue de Jacques Salomé qui s’instaure en professeur, exégète de ses livres et de ses techniques comportementales. Jacques Salomé est un référent de l’entreprise. Il est une des bonnes paroles, celle qui instaure la communication comme autosuffisante.
2) La communication autosuffisante Alain Ehrenberg considère la télévision comme un hypersymptôme de la société, une version amplifiée de ses maux et aspirations. Considérant cette optique, cette volonté de tout communiquer, jusqu’à communiquer sur la communication au point d’en faire une matière autonome n’est que le reflet d’une société de l’échange vouée au culte de l’idéologie de la communication. L’idéologie de la communication salvatrice est présente tout au long de cette émission introductive. Un reportage sur la méthode ESPERE fondée par Jacques Salomé présente la communication comme un élément à part entière, mettant en avant la relation en tant que telle, car souvent invisible. Il s’agit essentiellement de symboliser le lien entre deux individus par un objet, dans le cas présent une écharpe. Le patient écrit ensuite le message négatif entendu, permettant de l’évacuer en le matérialisant. La communication symbolisée, considérée à part entière par cette méthode permet de « libérer l’énergie spécifique pour une écologie relationnelle » nous explique Bertrand
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Tissot, technicien de Jacques Salomé. La communication est une entité autonome, et dès lors peut faire l’objet d’enseignements techniques spécifiques. Communiquer sur le dialogue, oui, mais ne pas dialoguer sur la communication. La définition de la communication par une seule voix et une seule approche est par nature contradictoire. Or communiquer sur la communication est proche du vide tautologique : « dire que l’on est ce que l’on est est en effet une curieuse façon de se définir, une sorte d’autoréférence, une centration de soi sur soi. »191 Tous ces attributs sont présents dans l’émission puisque les problèmes sont ramenés à l’individu, centré sur lui-même, sorte d’émetteur récepteur défaillant, car ne connaissant pas les conventions de base, les règles fondamentales d’échange avec soi-même et avec autrui. Or c’est parce que « le destinataire détrône l’émetteur »192 qu’il est possible d’agir en apprenant les règles de bases de communication : si un individu réagit de telle manière à un message, il suffit d’apprendre le nombre de probabilités et en confrontant les attitudes de réceptions probables corrélatives, il est possible d’apprendre comment dire les choses sans froisser l’autre. Or en éduquant les individus, il serait possible de parvenir à réduire le nombre de possibilités, en présentant des situations types, avec des réactions stéréotypées. Irait-il jusqu’à subordonner l’apprentissage de la langue à la communication, considérant que des communications non verbales sont possibles, le langage n’étant qu’un élément parmi d’autres ? L’existence du non-dit limite cette conception, car si concrètement la langue disparaît l’autocontrôle individuel est difficile. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu précédemment, la langue demeure l’outil de contrôle le plus efficace. En normalisant la langue, en introduisant une grammaire de soi, l’individu adopte un point de vue unique, si possible celui enseigné par ses maîtres. Considérer la communication à part entière n’est pas sans rappeler MacLuhan, et son
célèbre
adage « medium is message ». Puisque l’acte de communiquer,
indépendamment de sur quoi on communique, semble être l’objet de toutes les attentions de Jacques Salomé, il ne peut réellement produire autre chose qu’un ensemble de règles façonnant le medium pour pouvoir de la sorte normaliser le message. Ainsi des techniques de communication ne vont pas aider à communiquer, mais plutôt à normaliser cette communication en enserrant le message par le media. L’idéologie de la communication est 191
Sfez (Lucien), Critique de la communication, Paris, Seuil, 1993, pages 101
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ici primaire, mais correspond bien à cette quête de soi marquée par le syncrétisme. La confusion entre les différentes théories n’est pas présentée comme telle, mais plutôt comme un ensemble de richesses à assembler. Jacques Salomé résume les relations humaines à quatre types de relations : la relation en amont avec les parents, celle en aval avec les enfants, la relation de cœur en amour dans le cadre intime, et des « relations relationnelles » au niveau social, professionnel. Si l’auteur se permet de communiquer sur la communication, il peut inventer de telles expression tautologiques. L’individu est l’abscisse zéro de ce schéma, devenant le centre du référentiel seulement spatial, le point de convergence des différents axes, le cœur du réseau avec le monde extérieur : les parents, les enfants, les amours, les relations (professionnelles). Ainsi la communication prônée est marquée par la faculté de déformation des récepteurs. C’est cette déformation qui entraîne le malheur individuel. Si les pauvres communiquaient entre eux, il n’auraient plus faim. Salomé ne va pas si loin, puisque son public ne souffre que des maux de l’âme, et est socialement stable et intégré. L’individu communicationnel de Psychologie est capable de recréer son monde et sa grille d’interprétation : tout n’est plus que question de point de vue, tout est possible, je devient l’objet de ma quête. Je deviens l’objet de mon attention. Comme le souligne Clémentine Célariée, invitée de l’émission Le bonheur dépend-il de nous ? : « le fait de trouver le bonheur passe par l’idée de l’écoute de soi. » Cette centration individuelle devient une réelle idéologie de soi, élément nécessaire à l’adhésion du plus grand nombre et démarche théorique vitale pour que les techniques et croyances en soi instituent l’individu en référentiel premier.
192
Sfez (Lucien), Critique de la communication, Paris, Seuil, 1993, pages 125 132
II) CROIRE ET AGIR SUR SOI, UNE IDEOLOGIE DE SOI POUR LA QUETE DU BIEN ETRE A)
L’intériorisation des problèmes 1) Changer sa perception du monde
En postulant que la partie vaut pour le tout, qu’il est nécessaire de se changer afin de pouvoir changer la société, l’entreprise Psychologies permet une centration sur l’individu. Puisque tout est perception, l’impératif de modifier l’efficacité des affects produits par une relation avec autrui devient la règle d’or. Ainsi est préconisé un travail sur soi consistant à reconsidérer le monde extérieur en fonction de sa grille de lecture individuelle proposée par Psychologies, au travers de son référentiel culturel et du traitement par une grammaire psy des problèmes. L’idéologie de la communication préconise de choisir comment le message nous affecte. Le récepteur devient omnipotent, capable de se réapproprier tel message en fonction de ses intérêts et de sa survie mentale. Un ensemble de techniques de soi offre à l’individu une nouvelle grille de lecture, proche du solipsisme. Dans l’émission du 30 novembre 2003, Se déculpabiliser, un reportage présente la programmation neuro-linguistique (PNL). Cette technique est l’illustration même de cette rappropriation subjective du monde : « les personnes modifient la perception qu’ils ont des événements, on ne modifie pas l’événement. » Il ne s’agit pas de refouler le fait, qui existe indépendamment de l’individu, comme une entité à part entière. Refouler est un acte dangereux, car le problème évacué peut ressurgir à tout moment. L’émission propose non pas d’évacuer par l’oubli mais au contraire d’intégrer l’événement au travers de ses filtres subjectifs. Cette approche du problème permet de le résoudre en reconsidérant l’approche initiale, notamment les causes de l’affection en modélisant la ligne du temps. Le professionnel de la PNL explique sa méthode : « La ligne du temps c’est la représentation spatiale de notre temporalité. » L’espace est plus facile à représenter de manière objective que le temps, beaucoup plus subjectif193. Une fois symbolisée et matérialisée, l’individu 193
Le contrôle du temps est un des éléments de régulation sociale et d’homogénéisation d’un territoire, afin d’accorder les subjectivités individuelles et celles des différents groupes. Dans ce cas, le thérapeute objective la ligne du temps selon ses propres critères, permettant à l’individu de reconsidérer son appréhension subjective de son passé, sous une forme objective, grâce à une technique, édictée par le professionnel, et par 133
joue sur cette ligne du temps par rétroaction en considérant les causes et le contexte qui a pu l’amener à réagir de cette façon, aiguillé par le thérapeute. Il est d’autant plus facile d’agir que la perception de son passé est déjà conditionnée par le contexte de la thérapie. Ainsi le contexte du passé diffère fondamentalement du contexte présent. Or cette distorsion n’est pas évoquée. Changer sa perception du monde en fonction d’un intérêt, à savoir la recherche du bien être, est une des suggestion les plus fortes de Psychologies, la véritable force étant de postuler que cette quête intérieure sera libre, sans contrainte. Changer de regard est un acte volontaire nécessaire. Dans l’émission sur la foi194, Matthieu, musulman récemment converti, de sa propre initiative confie : « le religieux a une vision du monde, les choses sont créées, on regarde avec l’angle de la foi. » Ainsi celui converti à la quête de soi regardera le monde avec l’angle de Psychologies. 2) Les problèmes extérieurs et les solutions intérieures L’instantanéité permet à l’individu de rompre avec son passé. Le niveau de vie suffisant, voire aisé, lui permet de s’affranchir de contraintes sociales. Dès lors, en reprenant la pyramide de Maslow, ces individus sont au dernier échelon, à savoir la recherche d’un sens à sa vie. Plus précisément, les contraintes sociales étant à la fois faibles dans la vie du public de Psychologie, et en même temps étant évacuées par le magazine, un double renfermement est produit pour évacuer la société. L’individu n’a plus de réelles contraintes matérielles, est socialement intégré et stable. Il peut donc reconsidérer le monde à son échelle, n’ayant plus d’interactions de survie avec le contexte extérieur. Il s’agit donc de donner un sens à sa vie, le social n’y parvenant pas – de toutes façons il est évacué voire refoulé donc il ne peut en donner. Certains vont même jusqu’à considérer l’autre comme un obstacle à la réalisation de soi, comme en témoigne le message de Poupsinelle, dont le sujet est « Plonge en toi ! » et dont le contenu est « Ahh ! non ! je ne crois pas que l'on ne se connaisse qu'à travers les autres ! » : « Mais tu ne te connaîtras pas à travers les autres, ça c'est sûr et certain. Les autres nous déterminent peut-être en partie à travers notre éducation, nos codes sociaux, etc... mais toi, tu es unique, ton identité t'appartient et c'est vers elle qu'il faut se tourner pour trouver. » Tout élément extérieur n’est que contrainte et conséquent trouver une solution par cette nouvelle considération de son histoire personnelle selon un nouveau cadre de perception encadré par les techniques du thérapeute.
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limitation de la liberté, de la quête de son individualité, de son souci de soi. L’identité n’est plus définie par le milieu, ni par les relations à autrui mais dans une quête interne, dans un monde intérieur à explorer. Evacuer ses « moi » spatiaux pour renouer avec son moi temporel. Les ressources sont à l’intérieur et non plus dans la société. Un acte comme la méditation « permet de rester en contact avec toutes les immenses richesses avec lesquelles on est né. »195 L’individu apparaît psychiquement autosuffisant. Ehrard ou le dieu vivant en chacun La volonté du possible est exprimée à l’origine par le psychanalyste américain, Werner Ehrard, dont la mystique peut se résumer ainsi : tout est possible, tout n’est question que de volonté, la solution est en chacun de nous, car nous sommes nos propres dieux, le monde est une illusion modelable par la pensée, le contexte extérieur est le résultat de la projection de notre intériorité. La dérive solipsiste est annoncée. Ehrard utilise une technique particulière pour libérer le potentiel de ses patients : la thérapie Gestalt196 développée à l'Institut Esalen par Fritz Perls. « Elle insiste sur "l'ici et maintenant" et encourage les "confrontations face à face", ce qui peut être l'une des raisons pour les accusations de "tactiques de confrontations et abusives" ainsi que "de techniques destructives" au sein d'EST. »197 Ici et maintenant, la filiation avec les quick therapies est certaine – Bob Shaw est un de ses inspirateurs. Toutefois l’emprise de Ehrard est totalisante : « soyons des context creators. Créons notre self. »198 La théorie des vases communicants est reprise et transposée à l’individu, car l’action individuelle de perfectionnement aura des conséquence positives sur le reste du monde. Cette croyance du « tout est possible » est opérable si l’on postule qu’il n’y a pas de vérité donnée, mais seulement acquise et vécue : la vérité de chacun est la vérité. Une fois cette hypothèse 194
Emission du 16 mai 2004, La foi aide-t-elle à vivre ? Emission Se déculpabiliser, 30 novembre 2003 196 La gestalt : « Cette approche est fondée sur la capacité de l’être humain à diriger son existence et à se réaliser pleinement. L’accent est mis sur le moment présent, sur la capacité de la personne à prendre conscience des ses difficultés actuelles, de les comprendre et de modifier en conséquence sa façon d’être ou d’agir. L’approche rogérienne, la gesthalt thérapie, l’auto-développement en sont des exemples. » définition issue de la brochure « Le psychologue et vous » distribuée gratuitement par la Corporation professionnelle des psychologues du Québec http://www.acsm-ca.qc.ca/virage/dossiers/therapeute-et-therapie.html 197 Derengowski (Paul), « Landmark Education, le forum », in Ankerberg (John) et Weldon (John), L'encyclopédie des croyances du nouvel âge : http://prevensectes.com/landmar2.htm 198 Sfez (Lucien), Critique de la communication, Point Seuils, 1992, page 373 195
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posée, l’individu incertain est capable de se rattacher à une certitude première : le croire en soi équivaut à son potentiel d’accomplissement dans l’amour de l’autre. Mais comment trouver cette vérité ? Par l’expérience de la vérité et non en sa croyance : « si vous en faites l’expérience, c’est la vérité. Si vous ne faites que la croire c’est un mensonge. Dans la vie, comprendre est le prix de la consolation. »199 L’expérience est l’outil de la connaissance. Or cette expérience intra-subjective n’est que solipsisme. Descartes est invoqué200 et reformulé dans un nouvel aphorisme du « j’expérimente donc je suis », sans aucune remise en cause des déformation de la perception du monde extérieur. L’individu est dans un monde clôt, produit par lui-même. Ehrard, scientologue, sera accusé d’être un gourou201. Dès lors le for intérieur de chacun devient le mode de sélection et d’introjection de sa propre croyance, mais ce de manière inconsciente puisque l’action et les faits se suffisent en eux-mêmes. L’individu devient son propre dieu, car il a l’expérience d’être dieu. Le problème de la conscience de soi est reformulé, le for intérieur devient une instance de validation des acquis du solipsisme. Cette conception traduit une instrumentalisation du for intérieur qui devient une technique d’appréhension du monde. Le principe de réalité est écartée par le principe de subjectivité. Les deux se confondent, et la réalité subjective devient la réalité objective. Ainsi le domaine du possible s’étend-t-il.
199
Ehrard (Werner), « Brochure » in Sfez (Lucien), Critique de la communication, Points Seuil, 1992, page 478 200 Le premier principe de la méthode stipule : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » (page 27). Or la démonstration de Descartes aboutit à considérer que seul Dieu peut avoir inculqué dans l’esprit des idées aussi claires des pensées hors de lui : « elle eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que je n’étais, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir quelque idée, c’est à dire, pour m’expliquer en un mot, Dieu. » (page 46). Descartes (René), Le Discours de la méthode, Librio, 1999. Ehrard renferme la théorie sur l’individu, en posant l’équivalence individu égal Dieu, et par conséquent producteur de sa vérité. Psychologie n’est pas à ce stade de renfermement, bien que la croyance en soi soit l’élément premier vers cette dérive solipsiste. 201 « En dépit du fait que l'on prétende que EST/le Forum/Landmark ne sont pas religieux, leurs enseignements ont une doctrine et un impact clairement théologiques. Se concentrant sur l'identité propre de chaque personne, il tente de détruire le système de croyances de cette personne (Encyclopédie des croyances New Age, p.266). et puis reconstruit ces individus avec "de nouvelles personnalités" (Sectes et violences psychologiques..) et ceci culmine avec la croyance que chaque personne est son propre Dieu et créateur. » in Derengowski (Paul), « Landmark Education, le forum », in Ankerberg (John) et Weldon (John) L'encyclopédie des croyances du nouvel âge : http://prevensectes.com/landmar2.htm
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3) La chute des interdits et le domaine du possible La chute des grandes institutions entraîne la fin des grands repères, des cadres normatifs supérieurs à l’individu. Ce dernier ne se réfère plus aux structures classiques lui conférant un rôle social, et un sens lié à sa fonction. La fonction n’est même plus directement déterminée par le référentiel dans lequel l’individu était intégré, de telle sorte que les fonctions perdurent mais le référentiel qui leur donnait leur sens s’estompe, créant une certaine confusion. Ainsi libéré des contraintes, l’individu devient incertain, plongé dans l’impératif d’action et de responsabilité. D’une logique de la culpabilité liée à la faute, l’individu contemporain se trouve pris dans une spirale d’insuffisance, comme le souligne Alain Ehrenberg qui observe un « double changement des contraintes structurant l’individualité : du côté intérieur, elles ne se montrent plus dans les termes de culpabilité ; du côté extérieur, elles ne s’imposent plus dans les termes de la discipline »202 Libéré de son passé originel fautif, l’individu n’a plus l’impératif de se racheter de son péché originel, il n’est plus structuré par un passé mythologique, religieux, mystique. La surmodernité illustre cette centration dans le temps présent, atemporel, tendu vers un futur incertain, car non déterminé par des puissances extérieures. Pour lutter contre cette incertitude, la possibilité comme essence même de l’action devient le leitmotiv des thérapies de soi. Puisque plus rien n’est réellement interdit (excepter d’interdire l’interdit), tout est possible, car l’homme est libéré de ses contraintes, et qui plus est des contraintes extérieures, essentiellement dans la société capitaliste basée sur l’individualité. La liberté d’entreprendre, d’action devient sa règle, inscrite dans une logique libérale de compétitivité, non plus par rapport aux autres mais par rapport à soi, dans une perspective de pluralité des moi. Psychologies instaure l’autre comme un monde possible, reprenant le thème du nomadisme de Deleuze : « Si l’on change de regard sur soi, c’est aussi le regard sur l’autre qui change. Il n’est ni sujet ni objet : c’est l’irruption dans ma vie d’un monde possible. »203 L’autre apparaît comme moyen de se connaître soi, mais ramené à un versant à nouveau utilitariste : « c’est par l’autre que nous pouvons élargir notre vision de la 202
Ehrenberg (Alain), La fatigue d’être soi, Odile Jacob poche, 2000, page 16 Ducrocq (Anne) « Deleuze, L’appel du dehors » in Psychologies.com rubrique Maîtres de vie : http://www.psychologies.com/cfml/maitres/maitresdevie.cfm?ID=84
203
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réalité. Par sa simple présence, imprévisible, il nous fait entrevoir des expériences nouvelles, nous initie aux univers qui l’habitent. » Le fait qu’il s’agisse d’élargir notre vision de la réalité traduit un nouveau rapport à l’autre comme expérience de connaissance d’autres moyens d’affronter le monde, toujours pour soi, toujours dans l’optique de la quête du bien être. L’autre devient une hypothèse de ce que l’individu pourrait être. Ainsi la place de l’expérience individuelle dans l’émission prend-elle une nouvelle dimension : elle permet à l’individu de vivre un instant un autre monde possible, une autre vie possible, et surtout d’en tirer des enseignements. Cette pluralité de représentations unies par une narration technique homogénéisée par des conventions de représentation de la réalité liée au média télévisuel, offre une pluralité d’approches qui pourront intéresser le public. L’autre devient représentation des possibles de chacun, tout étant ramené au souci de soi. Dès lors l’altérité va pouvoir s’intérioriser, passer en soi.
B)
L’altérité en soi
Le thème de la lutte contre soi-même, développé par Norbert Elias illustre l’intériorisation du champ de bataille dans l’homme : « les pulsions, les émotions passionnées qui ne se manifestent plus directement dans la lutte entre les hommes, se dressent souvent à l’intérieur de l’individu contre la partie « surveillée » de son Moi. »204 Le déterminisme extérieur, la crainte permanente de la violence permanente sont abolis par l’instauration d’un monopole de la violence. L’ennemi n’est plus extérieur mais en nous, la dualité entre un moi actif et un moi passif crée une tension forte capable de générer la mythologie du double. Si l’individu ne peut se construire par opposition à des éléments intérieurs, il se doit de recréer ces oppositions en son for intérieur, de tendre vers une sorte de schizophrénie volontaire.
204
Elias (Norbert), La dynamique de l’Occident, Pocket, page 197 138
1) La chute de l’homme public et l’émergence du moi La notion de double est une des thématiques de l’idéologie de la communication, dont le double numérique est la représentation caractéristique. Toutefois il est possible de considérer qu’il s’agit d’une transposition de la dichotomie espace public / espace privé. Selon Richard Sennett, l’homme public est celui qui présente ses émotions, sous couvert d’un masque adapté aux conventions, dans la plus pure tradition du theatrum mundi. Cette distinction entre deux comportements permettrait en public de nouer un lien social plus important notamment en appliquant les règles, certes factices, de courtoisie et bienséance, tout en préservant le caractère intime de sa personne. Ces règles de comportement en public sont régies par le principe de civilité : « la civilité est l’activité qui protège le moi des autres moi, et lui permet donc de jouir de la compagnie d’autrui. »205. La chute de l’homme public avec la psychologisation de la société et l’extension de la sphère intime entraîne une modification du rapport à l’autre. « Dans la société moderne, les gens sont devenus des acteurs privés d’art. » Ils n’ont plus cette démarche de représentation scénique. « L’acteur privé d’art apparaît quand l’expérience humaine est remplacée par la recherche du moi personnel. »206 Comme l’atteste le paradoxe du comédien et la place d’un individu instauré en artiste par les techniques de prise de vue de Psychologie. Considérant la société contemporaine, Richard Sennett constate ce nouveau rapport narcissique : « D’une façon générale, le sujet a une vision du réel dans laquelle l’autre n’est qu’un miroir du moi. »207 Les masques tombées, l’expression des sentiments mis en avant avec la notion de personnalité sont autant d’éléments contribuant à ce processus de dégradation de l’espace public. Les masques de la civilité abattus, l’individu devient une personnalité marquée par ses capacités et émotions. La conséquence est sans appel : « on ne partage que ce que reflète le miroir. »208 Les conséquences au plan identitaire sont nombreuses : l’individu subjectif est à la recherche du même, de manière plus ou moins inconsciente. Anticipant la demande Psychologie fait de la star le même, et de l’individu un exemple valable pour le plus grand nombre. L’attitude est devenue
205
Sennett (Richard), Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1978, page 202 Sennett (Richard), ibidem., page 249 207 Sennett (Richard), ibid., page 261 208 Sennett (Richard), ibid., page 262 206
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incivile, c’est à dire « le fait de peser sur les autres de tout le poids sa personnalité »209, et par conséquent le rapport à l’autre s’exclut au profit d’une relation de moi à moi, difficilement envisageable et tolérable en public – les barrières conventionnelles protectrices de l’identité disparaissent, dénudant l’intimité individuelle, créant un malaise et une crainte d’autrui. Le moi est alors en quelque sorte libéré, son expression rendue possible, devient le centre de l’attention individuelle. La pluralité des moi proposée par l’entreprise est une internalisation de cette conception de l’autre comme possible. Je deviens une multitude de possibilités qui sont répertoriées, classées, nommées pour développer son efficacité. Tout devient rapporté à la quête de son moi, tout peut être analysé par rapport à soi, l’autre n’étant que l’expression de ses moi possibles. Ainsi s’affine une théorie de la pluralité des moi.
2) La pluralité du moi La vision subjective du monde entraîne une extension du domaine privé et pousse certains auteurs à considérer l’existence de plusieurs moi définis en fonction du milieu et de l’action. Henry James énonce dans The Principles of Psychology210 l’hypothèse de l’existence parallèle de deux moi : le « moi individuel » proche du moi freudien et le « moi social », qui est l’individu parmi les autres. Il existerait autant de moi sociaux qu’il y a de groupes d’appartenance. Les tenants de la psychologie du bien être211 prônent cette pluralité du moi, instituant de la sorte un clivage au sein de l’unité, souvent mis en parallèle avec le lieu dans lequel se trouve l’individu : moi au travail, moi en vacances, moi à la maison, moi avec mes amis, moi avec des inconnus… la longue liste évoque des ouvrages de la bibliothèque rose. Ces « moi » sociaux s’apparentent aux « moi » spatiaux de Bergson. Gilles Deleuze est même invoqué pour prôner cette multiplicité du moi, dans une des cinq
209
Sennett (Richard), ibid., page 202 Cité dans Van Den Berg (J.H.) Les Grands Courants de la psychanalyse, Delachaux et Nestlé, 1980 211 Voir à ce sujet le site de www.psychologies.com notamment les forums marqués par de nombreux questionnement sur l’unité de l’individu, par exemple : « y a-t-il deux personnes en vous » thème ayant reçu 102 messages 210
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clefs de sa pensée212 : « Pour lui, notre inconscient n’est pas un théâtre où l’on ne jouerait qu’une seule pièce à succès, mais une « usine » qui ne cesse de produire des idées, des sensations, des émotions : nous sommes de l’infini à découvrir. Parce que l’homme est flux, vie, intensité…, il lui faut laisser parler en lui les identités multiples dont il est tissé. » Ainsi la pluralité identitaire est-elle symbolisée par des « moi » différents non plus en termes de capacités mais en termes de contexte d’évolution du moi. Ce n’est pas le moi créateur qui est proposé mais le moi au travail, version beaucoup plus réductrice. Cette pluralisation du moi est liée à la spécialisation des fonctions sociales, d’abord au travail, ensuite dans les différents groupes sociaux. Toutefois au lieu d’être lié réellement à l’essence, à l’être inséré dans le milieu, il s’agit le plus souvent d’une qualification par l’action, et les potentiels individuels d’accomplir telle ou telle action. L’individu incertain est celui du possible, défini non plus par ce qu’il est ni ce qu’il fait mais sur ce qu’il est capable de faire. Même l’action et les faits s’inscrivent dans le champ du possible. Le monde du travail capitaliste étant régi par le court terme, le taux de turnover s’élève, les changements de postes deviennent la loi, par conséquent l’individu a un impératif d’adaptation, or cette adaptation est mesurée en terme de capacité, le niveau d’étude traduisant généralement un plus haut taux de capacité d’adaptation, et non plus une valeur pratique : « Ce sont les « capacités » individuelles qui déterminent le statut, la position ; jouer avec les réalités de classe devient presque impossible, parce qu’on jouerait avec quelque chose de trop intimement lié à la substance du moi. »213 Cette pluralité du moi est régie par le principe de réalité, ou l’appel du dehors, pour reprendre l’exégèse de Deleuze fournie par Psychologies. Cette réalité apparaît comme plurielle aux individus car sûrement liée à un degré important de spécification des fonctions sociales et en même temps une pluralité individuelle d’appartenance à différentes fonctions sociales en place de catégories sociales. Le temps épars et plongé dans l’instantanéité fait prévaloir la fonction spatiale de la perception première du moi. Ainsi le temps de travail sous-entend-t-il l’espace de travail. Les moi sociaux et spatiaux multipliés cachent le moi profond. Considérant le postulat de Norbert Elias214 de spécification, de 212
Ducrocq (Anne) « Deleuze, L’appel du dehors » in Psychologies.com rubrique Maîtres de vie : http://www.psychologies.com/cfml/maitres/maitresdevie.cfm?ID=84 213 Sennett (Richard), Les tyrannies de l’intimité, Seuil, 1978, page 205 214 Elias (Norbert), Dynamique de l’Occident, Pocket, page 292 : « L’augmentation de la division des fonctions sous la pression de la concurrence, la tendance au nivellement de la dépendance des uns par 141
nivellement et d’interdépendance des fonctions sociales il est concevable que les processus aboutissent à une interchangeabilité et interpénétration des fonctions sociales, menant jusqu’à un certain éclatement de repères. L’individu déterminé par l’action semble de moins en moins lié à son appartenance sociale, toutefois la détermination sociale ne peut être évacuée et ces remarques ne valent qu’à partir d’un certain niveau d’aisance et d’autosuffisance matérielle, ce qui est le cas du public de l’entreprise Psychologies. Toutefois cette spécification entraîne un éclatement de la perception. « Plus la structure des fonctions au sein d’un groupe ou d’une catégorie à l’intérieur de ce groupe est différenciée, plus les formes psychiques des individus qui grandissent à l’intérieur de ce groupe ou de cette catégorie sont différenciées. »215 Face à une individualisation des formes psychiques de perception, l’individu peut avoir la sensation d’être multiple face à une société fragmentaire. Or la psychologisation de la société entraîne un transfert des thèmes publics dans la sphère intime : « nous codons aujourd’hui une multiplicité de problèmes quotidiens dans le langage psychologique, et particulièrement dans le domaine de la dépression, alors qu’ils étaient énoncés, il y a encore peu, dans un langage social ou politique de la revendication, de la lutte de l’inégalité. »216 Ainsi le « moi social » inséré dans la société éclatée est fragmenté, chaque problème lié à chaque espace se trouve intériorisé, et assimilé au moi (être) et non à l’action relative au milieu. Cette assimilation être et action conduit à cette confusion et prolifération des moi. La dualité intérieur / extérieur est étendue à un champ de bataille entre le « moi intérieur » et les différents « moi sociaux ». John Elster217 dans cette optique énonce l’existence d’au moins huit moi, en fonction des rapports à l’autre, au milieu, et à soi. La fragmentation de la société se trouve intériorisée par l’individu par le processus d’individualisation et de subjectivisation. L’individu se réfère naturellement à lui-même pour trouver une unité. L’émergence des techniques de soi est liée à un retour d’une discipline intériorisée, choisie comme élément nécessaire à la structuration de l’identité. L’autocontrôle devient volontaire dès lors qu’il adhère à l’idéologie de soi proposée par Psychologies.
rapport aux autres, nivellement qui égalise la puissance sociale des groupes fonctionnels et abolit les privilèges héréditaires. » 215 Elias (Norbert), La Société des individus, Pocket, page 103 216 Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, 1995, page 23 217 Elster (John), The multiple self, Cambridge edition. 142
C)
L’individu comme propre objet de sa vie, évacuation de la communauté
La dimension sociale et politique des problèmes étant évacuée, l’individu est replié sur lui-même. Il devient le propre objet de sa vie, de sa quête et de sa contemplation. La responsabilité de soi, vécue comme une contrainte est devenu un impératif : chacun peut agir sur lui, et a le devoir de trouver le bien être. Toutefois pour parvenir à trouver un sens et à se façonner une identité un certain nombre de règles sont nécessaires afin de guider cette quête. Ainsi l’autocontrôle, issu traditionnellement de la société afin de maintenir la cohésion, s’intériorise et se privatise. Psychologies, en jouant sur la suggestion donne l’illusion du choix indépendant du public, grâve à une pluralité d’offre ayant anticipé la demande et par conséquent se présentant en adéquation avec les besoins du public. En agissant sur sa subjectivité, en faisant celle de l’entreprise celle de l’individu, le public se conforme aux impératifs de l’entreprise. Ainsi l’autocontrôle devient volontaire. Une société d’individus se met en place sur les forums internet, présentant un lien social relativement fictif, car uni par la thématique du bien être qui permet de donner libre cours aux soliloques individuels. La communauté du forum devient une juxtaposition d’individualités seulement unies par l’intérêt privé élevé en intérêt commun.
1) La responsabilité de soi implique un autocontrôle volontaire
Si l’individu est « condamné à être libre »218 de négocier ses croyances, la situation de surmodernité provoque une évolution du « for intérieur ». Nous avons vu précédemment que le « for intérieur » est un élément d’intégration des valeurs morales, sorte de jurisprudence citoyenne qui évolue avec les mentalités, contrainte par le surmoi individuel. La dualité individu citoyen postulée précédemment dans un souci de définition n’a plus lieu d’être telle quelle. Comment un individu plongé dans une économie de croyances peut-il faire une différence entre ce qui relève de la transcendance religieuse, de la morale philosophique, de l’éthique politique, de l’étiquette, des codes d’honneur ? N’y at-il pas un risque de confusion en son « for intérieur » qui se trouve tiraillé entre un
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impératif de choix rationnel et un besoin de croyance irrationnelle ? Si le « for intérieur » est régi par des lois naturelles édictées en partie par l’éducation et les devoirs sociétaux, son mode d’administration est la raison, alors que le surmoi est lié aux affects. Ainsi comment rationnellement choisir une croyance postulée a priori irrationnelle ? Dès lors que l’individu prend conscience de la possibilité de négocier, il ne pourra aveuglément se référer à une absoluité transcendante irrationnelle, mais seulement se référer à des clauses rationnelles de négociation. Or si la transcendance universelle est supplantée par l’individualisme inscrit dans le présent atemporel, le seul référent possible n’est pas le monde éclaté, mais au contraire une entité homogène perceptible, palpable : soi-même. Dans un monde médiatique à l’espace-temps contracté et diffus, où les « puissances transcendantales » se délitent, les nouvelles puissances immanentes peuvent émerger des profondeurs individuelles : le souci de soi devient une quête du soi mâtinée de mysticisme – un soupçon de magico-religieux en chacun – créant un culte immanent de l’individu dont l’inscription dans le monde du possible le projette non plus vers l’avant mais tend vers son moi intérieur. Le syncrétisme comme adaptation de techniques de soi issues de différents référentiels, devient le moyen d’action pour se parfaire, améliorer sa condition. L’individu est tenu d’agir. L’impératif d’action est très souvent invoqué contre les passifs, dépressifs, abstentionnistes, etc. Chacun est responsable de la façon dont il perçoit les mots, il est maître de tout réinterpréter. Exister par l’action, liberté totale de choix de croyances, fin de l’Etats-Providence, devoir de trouver sa voie, self made man, l’individu devient incertain. « Nous sommes entrés dans une société de responsabilité de soi : chacun doit impérativement se trouver un projet et agir par lui-même pour ne pas être exclu du lien, quelle que soit la faiblesse des ressources culturelles, économiques ou sociales dont il dispose. »219 Ce nouvel impératif est totalement différent de l’impératif kantien du devoir universel puisqu’il ne s’agit plus de se référer à une morale extérieure et d’agir « seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »220. Psychologies renverse cette maxime en proposant dans son idéologie de
218
Sartre (Jean-Paul), L’Existentialisme est un humaniste, Folio, 1997 Ehrenberg (Alain), L’individu incertain, Pluriel, 1995, page 15 220 Kant (Emmanuel), Métaphysique des mœurs, Tome I, GF-Flammarion, 1994, page 97 219
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soi un impératif de définition identitaire qui impose à l’individu d’agir sur lui non pour l’humanité mais pour se définir lui même en conformité à des lois intangibles, difficilement palpables, universalistes, élaborées en fonction d’une subjectivité suggérée. Kant impose à l’individu de se projeter dans l’universel dans un monde relativement clos, de représenter l’humanité dans ses actions, alors que dans une société de communication surmoderne, l’individu universalisé opère un mouvement régressif d’intériorisation et de repli sur soi pour se définir en opposition à un univers trop large, virtualisé, déqualifié et insaisissable. Matthieu Ricard encourage cette démarche de repli : « Le problème est qu’on regarde trop vers l’extérieur, on ne tourne pas le regard vers l’intérieur pour voir quelles sont les conditions du bonheur »221. La loi universelle est de se tourner vers soi, car naturellement toute action positive pourra rejaillir sur l’humanité, inversant la logique initiale kantienne. Le « for intérieur » dans cette perspective n’est plus un jugement de soi en fonction de critères tangibles et connus, mais l’instance de sélection des différentes croyances proposées, capables de façonner l’identité individuelle. Quand le mouvement du passage du singulier à l’universel est opéré, le « for intérieur » est l’instrument capable d’édicter les bons comportements en fonction des règles transcendantes, alors qu’en surmodernité, l’individu universel, omniscient a un souci de se retrouver en tant qu’individu, son « for intérieur » étant l’instrument de sélection des nouvelles normes à s’administrer, et le lieu d’intégration des techniques de soi. L’individu ayant un impératif de se constituer est dans un processus d’individuation, au travers duquel son surmoi demeure en achèvement, son autonomie réelle en tant qu’individu n’étant pas encore atteinte. Le « for intérieur » ne peut opérer que comme instance de sélection des éléments extérieurs, et non comme lieu de jugement et condamnation d’actions ou pensées intérieures, ce qui nécessiterait l’instauration d’une durée permettant la mémoire afin de comparer ce qui a été fait et les enseignements tirés. Au lieu de projeter l’individu dans le monde, il sert à intégrer le monde dans l’individu, se substituant de la sorte au surmoi dont l’introjection est le processus caractéristique. L’autocontrôle devient vital et n’est plus lié aux contraintes de cohésion sociale, mais de cohésion individuelle. Ainsi l’individu tend-il à accepter un autocontrôle volontaire, puisque issu de sa subjectivité dont il est en apparence souverain, bien que les moyens de se 221
Emission du 11 novembre 2003 145
contrôler soient suggérés par Psychologies. Dès lors la confusion entre une rationalité relative au « for intérieur » et des affects impulsifs marquant le surmoi entraîne une modification de l’espace public et privé. La constitution de l’identité est une quête devenue perpétuelle, un impératif dans une société où « l’incertitude est le mode d’existence général de l’individualité contemporaine. »222 L’individu incertain, connaissant le monde par des signes médiatisés, recherche un nouvel espace de découverte, plus intime, plus fondateur, plus identitaire. La connaissance du monde devient un moyen de se connaître soi-même – contrairement à Descartes cette connaissance du monde est superficielle car régie par la logique du signe. « Le moi de chaque individu est devenu son principal fardeau. Se connaître soi-même est devenu un but, une fin en soi, au lieu d’être un moyen de connaître le monde. »223 Cette connaissance de soi passe par la perception d’autrui comme son semblable, rassurant l’individu dans sa normalité. Le processus de la confession était une extériorisation de l’intime par l’intermédiaire d’un Tiers représentant du référentiel. En surmodernité, le tiers disparaît, l’unité du référentiel éclate en une multitude de croyances et de signes identitaires. Le référentiel s’intériorise petit à petit. Ainsi le lien commun est d’une part l’individu qui devient son propre monde à explorer, évacuant toute la dimension sociale pour se tourner vers soi, et d’autre part le souci de soi comme moyen de se parfaire et objectifs communs des individualités. L’inconscient est remplacé par des débats rationalisés dans le for intérieur des individus. Dès lors des techniques peuvent s’appliquer pour cerner les problèmes et les résoudre. Le mystère et l’inconnu ne sont plus présents, car tout devient explicable. L’inconscient ne devient qu’un des éléments du for intérieur, une partie méconnue mais dont les effets sont observés, et par conséquent contrôlables par les techniques de soi. Ce contrôle étant subjectif, bien qu’émanant d’une instance supérieure, telle que l’entreprise Psychologies, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’un autocontrôle volontaire, que nous développerons ultérieurement.
222 223
Ehrenberg (Alain), opus cité, page 194 Sennett (Richard), Les Tyrannies de l’intimité, Seuil, 1978, page 12 146
2) Les forums de discussion et la constitution de la communauté d’individualités L’analyse des forums de discussion met en évidence cette nouvelle forme d’association. La structure des forums de discussion est particulière, car il ne s’agit pas d’un simple forum généraliste mais de plusieurs forums adaptés à chaque thème. Il n’y a pas un seul forum où tout serait présenté pêle-mêle mais trois grandes rubriques, chacune subdivisée : « événements », « rendez-vous psycho » et « parlez-en… » répondant chacune à des règles et logiques particulières. Le forum appelé « événements », obéit à une logique différente de celle des forums traditionnels puisqu’il s’agit de thèmes imposés par la rédaction, n’ayant plus la forme de forum mais plutôt d’un mail rédigé, comme le souligne l’avertissement du site : « NDLR : Les textes publiés ici ont fait l'objet d'une présélection de la rédaction. Pour participer à l'atelier, merci d'envoyer vos propositions par mail uniquement. Les textes postés sur le forum ne seront pas pris en compte. » La rédaction sélectionne les meilleurs, qu’elle se réserve de publier. Par exemple un atelier d’écriture est mis en place, sur le thème « la sacoche noire ». Il s’agit de rédiger une sorte de nouvelle introspective. Les nouvelles
sélectionnées
sont
majoritairement
une
expérience
psychanalytique,
essentiellement en rapport avec une consultation et la sacoche noire du psy, or « du psy » n’était pas dans l’énoncé, mais sous-jacent considérant l’ensemble et l’objet du site. Une fois la nouvelle sélectionnée, un forum est lié à cette nouvelle sur lequel les internautes pourront poster leurs commentaires. La rubrique « rendez-vous psycho » reprend la rubrique décrite précédemment, il s’agit essentiellement de donner accès plus facilement à la rubrique, agissant comme un doublon. Ce forum n’a aucune originalité excepté qu’il propose une sorte de présélection des meilleurs thèmes débattus dans « rendez-vous psycho ». Le forum le plus intéressant est celui permettant la discussion libre, reconstituant virtuellement le cadre privé d’une conversation polyphonique. La discussion libre se fait sur un thème donné sous la dénomination de « parlez-en… », véritable invitation au dialogue ou à la confession autour de 24 thèmes présélectionnés. Il s’agit d’un forum
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classique. Citons les titres de chaque sous rubrique : « Deuil, Café Culture, Psychanalyse, Travail, Appels à témoin, Fidèle ou infidèle ?, Estime de soi, Actu, Vie de couple, Sexualité, A propos de Psychologies, Mieux se connaître, Vivre une séparation, Seniors, A quoi êtesvous accro ?, Comment vivez-vous votre célibat ?, Vous et votre thérapie, Tout sur nos parents, Ados, Famille - Enfants, Tête-à-tête, Paroles d'hommes, Corps - Forme, Quelle est votre spiritualité ? » Le rapport à soi et le rapport à l’autre sont conjugués avec le lieu de vie : la famille, le couple, le travail. Des conseils sont prodigués, l’expérience valant pour preuve de validité. Concernant les avertissements de la rédaction, la discussion est mise en avant non pas pour nouer des rencontres mais pour échanger des points de vue permettant de faire avancer le débat et d’aider chacun par sa propre expérience. Il est mentionné qu’il ne s’agit pas d’un club de rencontres. Pourtant l’analyse du contenu des forums met en avant l’existence de rencontres non pas sur le mode direct de la séduction mais toujours par le biais de la thématique. Il s’agit essentiellement de complimenter tel message, de glisser une petite phrase plus personnelle, de faire référence à telle autre personne de la communauté. La rédaction est par ailleurs relativement tolérante pour ce genre de dérives. N’étant pas un lieu de rencontre amoureuse, le forum se veut plutôt une véritable place publique d’échange d’information dans l’intérêt général. Or l’intérêt général est l’intérêt de chacun puisque l’intérêt général est la recherche du bien être individuel et la quête de soi. Dès lors est-il possible de considérer que lorsque l’intérêt général est l’intérêt de l’individu en tant qu’entité indépendante et non comme membre de la communauté – le terme n’est pas employé, il n’y a pas de rubrique communauté – les propos tenus laissent une large part au témoignage individuel, à la confession et la transmission d’expérience, animé par l’intérêt de tous mais au final pour soi, dans une forme de soliloque de complaisance. Chacun trouve le terrain où il pourra s’exprimer, monologuer, tout en étant relié par le lien fictif de la thématique. Toutefois ceci est à nuancer dans la mesure où l’individu sera attiré par le même, son semblable et choisira de s’exprimer soit sur un mode de similitude, s’inscrivant dans le ton général, soit, cas plus rare, en jouant la carte de la dissonance pour montrer son originalité, tout en maintenant une certaine cohésion et homogénéité avec les autres, ne serai-ce que par la thématique. La juxtaposition de la confession de ses expériences est la forme la plus commune de ce forum. Il y a ainsi un rapport ambigu entre un espace public accaparé par la parole privée qui est mise à disposition de tous et de
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personne. Le message peut exister sans qu’il n’y ait un seul lecteur. Dans ce cas, le forum est une publicisation de témoignages privés individuels qui sont juxtaposés et reliés par le lien artificiel de la thématique. Il s’agit donc d’un espace intime mis à disposition dans un espace public, la logique étant que l’universalité sera touchée par la singularité des témoignages individuels. Rares sont les messages sur des considérations conceptuelles, des critiques générales des thématiques. L’expression domine dans un orchestre sans chef pour accorder les partitions individuelles, mais jouant dans une même tonalité et un même timbre suggérés par l’apprentissage commun individuel de techniques de soi au service d’un même but, permettant une certaine homogénéité et évitant les dissonances des solistes en stage dans le même conservatoire qu’ils auront choisi. Or en orchestre, le musicien écoute l’autre avant de s’écouter, fait de l’altérité musicale la sienne, ce qui permet de s’accorder et de jouer ensemble, de produire un tout à la fois perceptible et imperceptible par l’individu, dépendant et indépendant de lui, sous la baguette du chef qui scande les points de repères, entre intensité et rythme. De l’échange et de l’écoute naît la transcendance musicale. Des techniques sont nécessaires afin d’harmoniser les individus. La difficulté fondamentale réside dans le rapport entre la musique jouée et le compositeur. L’orchestre interprète une partition, une composition, une œuvre. L’art de l’improvisation n’est possible en commun que par un niveau technique suffisant et un accord préalable, ne serait-ce que sur le rythme ou la tonalité. Un orchestre improvisant ne laisse place qu’à une subjectivité encadrée par un ensemble de conventions pour jouer ensemble, une autodiscipline. Vivre avec autrui nécessite des repères canalisant la subjectivité et les intérêts individuels. L’autocontrôle est permanent, nécessaire et vital pour la vie sociale. Psychologies le camoufle grâce à la suggestion, laissant croire à l’individu qu’il crée lui-même l’offre répondant à ses besoins, grâce à un syncrétisme contrôlé. La pluralité des propositions peut être encore plus totalisant dès lors que les contours ne sont pas définis. L’idéologie de soi n’est donc pas une idéologie d’une subjectivité débridée mais bien une idéologie classique tendant à contrôler les individualités en intériorisant les commandements et normes, sous couvert de l’illusion du choix personnel, stratagème appuyé sur l’offre multiple et éparse. L’autocontrôle volontaire devient une nécessité pour une cohésion non plus sociale mais
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au sein même de chaque individu. Les techniques de soi permettent de contrôler directement les individus en leur offrant un réel cadre les accompagnant dans leur quête quotidien du bien être, développant un autocontrôle technique dont l’impersonnalité évacue tout soupçon.
150
CHAPITRE 4 : LES TECHNIQUES DE SOI POUR UN AUTOCONTROLE VOLONTAIRE
La psychologisation de la société instaure l’individu en centre des préoccupations, évacuant les dimensions sociales et politiques des problèmes. L’entreprise Psychologies formalise cette place prépondérante de l’individu en créant une culture et une idéologie de soi à laquelle l’individu incertain peut adhérer afin d’accéder au bien être. L’idéologie de soi permet d’exalter l’idéal du moi la personne, au travers du triptyque mal être / guérison / bien être, et par conséquent de réactiver la volonté de se parfaire, corollaire nécessaire à la responsabilité d’être soi. L’individu mobilisé, car objet de sa propre quête peut accéder à cette image de perfection suggérée par l’intermédiaire de Psychologies. Tout un ensemble de techniques permettent d’accompagner l’individu dans sa démarche. « Le style de réponse aux nouveaux problèmes de la personne prend la forme d’accompagnement des individus, éventuellement sur la durée de vie. »224 L’individu intègre un ensemble de règles et principes en référence à l’idéologie du bien être développée par l’entreprise. Ces techniques sont présentées par l’intermédiaire des référents qui les consacrent et en même temps leur donnent un aspect plus humain en mettant en scène les individus lors de séances de psychothérapies. Le but de cette démarche est de « produire une individualité susceptible d’agir par elle-même et de se modifier en s’appuyant sur les ressorts internes. »225 Psychologies met en place un système d’accompagnement par l’instauration de pratiques capable d’autonomiser l’individu en mobilisant ses ressources internes. Les techniques de l’esprit sont un ensemble de pratiques et de dispositifs capables d’orienter la perception de soi en fonction de processus techniques impersonnels. L’impersonnalité de la technique contribue à l’illusion de liberté. Toutefois ces techniques sont au service d’une idéologie de soi, et notamment d’un rapport particulier entre le corps et l’esprit,. David Servan-Schreiber, en tant que référentiel de Psychologies, est le fer de lance de cette nouvelle conception où le corps influence l’état d’âme, dans une conception grand public des sciences neurocognitives. L’émission en tant que média, remplit une
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Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 287 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 287 151
fonction informative et d’incitation en instaurant une image de la profession apte à susciter la confiance du téléspectateur vis à vis de cette médecine complémentaire. A côté de ces techniques médicales, des techniques de soi permettent à l’individu de se connaître par lui-même, n’étant plus dans une interrelation individuelle mais dans une relation introspective par l’intermédiaire d’une technique neutre. L’entreprise offre un ensemble de solutions toutes faites que le public pourra se réapproprier. Des techniques au quotidien permettent à l’individu de construire son bonheur petit à petit et d’être vigilant. Cette prégnance de la technique associé à cette idéologie de soi entraîne l’émergence d’un autocontrôle nécessaire au bon fonctionnement du processus de guérison vers le bien être. Cet autocontrôle volontaire sera scellé par la technique.
I) LES TECHNIQUES MEDICALES A) David Servan-Schreiber ou la médecine complémentaire Après avoir obtenu son doctorat en médecine à l’Université Laval en 1984, puis s’être spécialisé en psychiatrie, David Servan-Schreiber cofonde, en 1993, le Laboratoire de sciences neurocognitives cliniques de l’Université de Pittsburgh. En 1997, il devient chef du service de psychiatrie de l’hôpital de Shadyside de l’Université de Pittsburg, et, de 1999 à 2001, il y dirigera le Centre de médecine complémentaire. De retour en France, il partage maintenant son temps entre la Faculté de médecine de Lyon, où il enseigne, et l’Université de Pittsburgh où il est toujours professeur clinique de psychiatrie. Elève de Herbert Simon, il conservera l’influence du maître dans son approche la pensée comme processus d’information qui peut être modifié par sa propre volonté et surtout par l’intermédiaire de techniques particulières. David Servan-Schreiber est un des référents les plus influents puisque l’ensemble de l’idéologie et des techniques développées par l’entreprises Psychologies sont issues de sa conception de l’esprit et du corps liés entre eux grâce à une « rebiologisation du psychisme »226. Son ouvrage Guérir a connu un énorme succès en librairie. Tout un ensemble de pratiques forme ce qu’il appelle la « médecine
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complémentaire », consistant à assister l’individu, à l’insérer dans un processus de maintien, sans réellement parvenir à une guérison définitive.
1) Du corps et de l’esprit vers les deux cerveaux Entre médecine et mysticisme La révélation viendra suite à un voyage en Inde où il rencontre des médecins et psychiatres à Dharamsala qui utilisent des placebos pour traiter des maladies chroniques. Etonné par l’efficacité de la médecine traditionnelle, il demande l’avis au Dalaï-Lama, rencontre les hauts fonctionnaires qui répondent tous unanimement par l’affirmative suivante : « Pour une maladie aigüe, un infarctus, une pneumonie, un bras cassé, une appendicite, il vaut mieux aller voir un médecin occidental, ça va beaucoup plus vite. Mais si vous avez une maladie chronique, de l’asthme, de l’arthrite, des douleurs de dos… l’Occident n’a pas grand-chose à offrir, alors que la médecine tibétaine marche très bien, plus lente mais sans effets secondaires. »227 Or les maux psychiatriques sont des maladies chroniques. Le versant hindouiste n’a plus qu’à être embrassé, et ce notamment dans le rapport au corps et à l’esprit. Dans les années 1990, la science médicale consacrée au rapport corps-esprit met en avant le rôle de l’esprit sur le corps, avec la psycho-somatisation. L’esprit influence le corps ; la volonté est une arme pour agir sur soi, s’inscrivant dans l’idéologie du self-made man. Servan-Schreiber renverse la théorie en prônant l’influence de la physiologie sur l’esprit, renouant avec le concept des humeurs de Galien, dans une interprétation influencée par Herbert Simon. C’est le concept d’énergie vitale ou Qi (Ch’i) chinois qui ouvre la voie permettant à Servan-Schreiber de tout unifier, et de lier le corps à l’esprit. Le Qi est la force, le souffle, l’énergie à la base de toute vie. C’est un fluide invisible qui préside à toutes les transformations de l’univers. La Qi chinois et le Ki japonais sont des concepts équivalents. Le Japon et la Chine présentent une vision moniste, c’est à dire que le corps et
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Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 221 Entretien avec David Servan-Schreiber, propos recueillis par Patrice van Eersel, in Nouvelles clefs : http://www.nouvellescles.com/Entretien/ServanS/ServanS.htm
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l’esprit sont indissociables, s’opposant par essence à la conception dualiste de Descartes qui localisait l’âme dans la glande pinéale. La conception occidentale dualiste pose une dichotomie entre « d’un côté le corps, traité comme nature, c’est à dire en extériorité, tandis que l’autre, l’âme, est l’intimité du moi. »228 La transcription d’une doctrine moniste à une société culturellement dualiste demeure un enjeu de taille pour Servan-Schreiber, En effet, comme le suggère Alain Ehrenberg, « pour se débarrasser du dualisme, il faudrait un langage qui n’oblige pas à employer les mots « corps » et « esprit ». Or l’esprit ne peut être observé au même titre qu’un phénomène physique »229. L’esprit va être considéré comme le résultat d’un processus biologique, formalisant l’interaction entre le corps et l’esprit. David ServanSchreiber déplace la dualité corps / esprit en termes de cerveaux émotionnels et cognitifs. La dualité se situe au niveau initial du processus de la pensée. Une « rebiologisation » du psychisme est nécessaire pour que les sciences cognitives soient efficaces. La pensée comme processus, les leçons du maître Herbert Simon sont appliquées et permettent la mise en place de la fiction de la guérison de l’esprit par le corps.
Rebiologisation de l’esprit C’est grâce à ce postulat que Servan-Schreiber peut s’inspirer du concept de mindbody. La thérorie du mindbody postule que « chaque chakra et organe résonnent et émettent une onde spécifique, laquelle est une partie de l’intégralité de votre champ énergétique »230 A l’aide d’une imagerie sur ordinateur, le programme biofeedback permet d’analyser quel chakra est déficient. La « Mindbody connection » permet au patient de « redécouvrir son véritable moi physique et émotionnel »231 Le moi est uni mais présente deux faces, selon qu’il siège dans le corps ou l’esprit. David Servan-Schreiber part de l’hypothèse qu’il y a deux cerveaux un gérant les émotions, l’autre la connaissance. Le 228
Sfez (Lucien), La Santé parfaite, Paris, Seuil, page 78 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 221 230 « each organ and chakra resonates and emits a specific vibration, which is a part of your total energy field » in http://www.mindbodyconnectionsite.com/healingcat1.shtml (traduction personnelle) 231 MindBody Connection offers you the opportunity to relax, unwind, and rediscover your true physical and emotional self with full color aura pictures, aura counseling, intuitive emotional readings, and rejuvenating professional therapeutic massage. In : http://www.mindbodyconnectionsite.com/index.shtml (traduction personnelle) 229
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cerveau cognitif, « situé dans le néocortex, est apparu tard au cours de l'évolution. C'est le siège de la conscience, du langage, de l'attention, de la réflexion et de la planification »232. Le cerveau émotionnel est « enfoui dans les couches profondes du noble organe. Il contrôle le rythme cardiaque, la respiration, les systèmes hormonal et immunitaire, etc. C'est le siège de l'inconscient, de l'instinct et des réflexes » Cette conception déjà évoquée par Broca au XIXème siècle est constamment réactualisée. C’est lorsque le cerveau émotionnel prédomine sur le cerveau cognitif que le stress apparaît. Il s’agit donc de rééquilibrer les forces vitales en contrôlant ses émotions. Or c’est l’interprétation de Servan-Schreiber qui est nouvelle : pour contrôler les émotions il est nécessaire d’agir sur le corps, car c’est par le corps qu’il est possible de communiquer avec le cerveau plutôt que par le langage, car la pensée est un processus conditionné par la structure biologique, alors que la langue n’est que la manifestation et la formalisation de ce processus. La théorie du procès d’information l’a certainement influencé. Considérant la pensée comme un processus d’information maniant des symboles, la partie hardware du procès joue un rôle dans sa formation. L’inspiration de John Searle est probable : « Au micro-niveau, l’intention en action est causée par et réalisé dans les processus neurologiques, et le mouvement du corps est causé par et réalisé dans les processus physiologiques qui en résultent. »233 Dès lors le corps comme réseau neurologique et physiologique est capable d’agir en modifiant sa structure, permettant de modifier les intentions vers une attitude positive permettant le bien-être. Les neurosciences peuvent trouver leurs fondements dans la mise en place des systèmes experts. L’analyse des symptôme classifiés en psychiatrie par l’instauration de codes comme le DSM IV, permet d’atomiser l’individu en se concentrant sur les causes de telles réactions, ouvrant la porte à une nouvelle ère où « commence à s’imposer en psychiatrie l’idée que l’on peut soigner le désordre de l’esprit ou du comportement par le seul traitement biologique. »234 La mise en place d’un système expert évacue toute dimension relationnelle pour considérer l’individu comme un mécanisme à réparer.
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Hamann (Jean), « Docteur émotions » in Journal de la communauté universitaire de Laval : http://www.ulaval.ca/scom/Au.fil.des.evenements/2003/11.06/servan.html 233 Sfez (Lucien), Critique de la communication, Pairs, Points, 1993, page 305 234 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 204 155
Initialement aux mains des chercheurs de plus en plus de praticiens s’en sont servis pour analyser leurs patients. Cette conception des symptômes est partagée par le scientifique David ServanSchreiber, mais se présente dans les mains du mystique sous les traits d’une médecine complémentaire ayant les mêmes fondements idéologiques, mais une application bien plus acceptables par tous, mêlant un peu de mysticisme, de bon sens, de plaisir naturels et de science avant-gardiste. L’objectif sera d’agir sur la pensée par des exercices du corps accessibles au plus grand nombre.
2) Les sept piliers de la médecine complémentaire235 David Servan-Schreiber propose sept techniques complémentaires à la médecine occidentale moderne, dans une conception du corps comme topique du bien être de l’esprit. Nous considérerons la mise en cohérence cardio-cardiaque, l’EMDR, l’acupuncture, la luminothérapie, l’hygiène de vie par l’alimentation et le sport, et la communication affective. Les techniques d’inspiration scientifique La mise en cohérence cortico-cardiaque consiste à synchroniser les rythmes du cœur et du cerveau. Cette synchronisation réduit le décalage qui est source de stress. Ceci est possible grâce à l’hypothèse « d’un mini-cerveau, semi-autonome, capable de prendre ses propres décisions. »236 Ce mini cerveau du cœur serait étroitement lié au cerveau émotionnel qui le dirige en partie. Ainsi en agissant sur un muscle, les effets sur le cerveau émotionnel seraient possibles. Symboliquement le cœur est le réceptacle des émotions dans le langage poétique. En offrant une explication « scientifique », David Servan-Schreiber se réapproprie cette figure et la naturalise, s’appuyant sur cette image symbolique préalable. Cette conception préfigure une omniprésence de l’intelligence comme procès d’information, existant partout dans le corps à différents niveaux. Ce n’est plus l’âme 235
Servan-Schreiber (David), Guérir, Robert Laffon Entretien avec David Servan-Schreiber, propos recueillis par Patrice van Eersel, in Nouvelles clefs : http://www.nouvellescles.com/Entretien/ServanS/ServanS.htm
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présente dans tout le corps chez les Japonais et Chinois, mais le cerveau comme topique du processus des émotions. L’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) ou intégration émotionnelle est une de ses méthodes pahre. Il est postulé que le cerveau assimile les événements anormaux traumatiques non pas sous une forme cognitive mais sensorielle. L’EMDR permet de remettre en phase l’émotivité et la rationalité : « en synchronisant l’activité des deux hémisphères cérébraux – aires sensorielles et cognitives –, les mouvements oculaires rapides permettraient de reconnecter les émotions primaires du traumatisme (le " souvenir photographique ") avec la sagesse de la pensée et du langage. »237 Il s’agit ici de reconsidérer l’événement sous un prisme rationnel, de lutter contre l’émotion par la raison. L’efficacité est considérable puisque en trois séances les patients sont guéris. La référence à Freud et Janet en tant que neurologues avant l’heure est invoquée pour légitimer cette méthode et familiariser le public. La médecine traditionnelle L’acupuncture, agit surtout sur la nausée et la dépression, son efficacité serait prouvée par l’imagerie médicale. Promouvoir l’acupuncture est en quelque sorte promouvoir le versant orientaliste et la conception holistique de l’individu, surtout dans une optique interactionnelle entre les différentes parties. La notion de flux énergétique est centrale dans la conception de Servan-Schreiber, qui en légitimant l’usage de l’acupuncture légitime cette approche occidentale du Qi. D’autres médecines douces seront préconisées dans Psychologies, comme l’homéopathie. La lumino-thérapie, consiste à recréer des aubes artificielles. « Le cerveau émotionnel est hyper sensible à toutes sortes de rythmes biologiques. Le rythme le plus puissant est celui de la lumière. » Cette technique crée des rythmes artificiels « suivant la progression naturelle », qui permettent de recréer un contexte extérieur optimal pour la guérison. Or le paradoxe est d’affirmer que cet état artificiel est naturel. Cela est surtout efficace au niveau du réveil, pour achever sa nuit dans les meilleures conditions. Florence Servan-Schreiber dans l’émission, Thérapies : y aller ou pas ? du 26 octobre 2003 présente la luminothérapie, vulgarisant le concept, et appuie l’ampleur du phénomène avec une 237
Servan-Schreiber (David), « EMDR, une nouvelle turbothérapie » in psychologies.com : 157
statistique illustrant que un tiers des individus souffrent de dépression saisonnière. Elle confirme l’efficacité de cette technique en avouant qu’elle l’utilise et que ça marche. Cette conception s’oppose à une autre approche développée par Christophe André au début de cette émission qui s’appuyant sur de preuves scientifiques non citées affirme que le temps n’influence pas les humeurs, car « il faut garder le sourire, l’humeur est en fonction de soi, pas du monde extérieur. » L’hygiène de vie passe par une pratique sportive régulière et une alimentation saine. Le sport est cité comme élément important, toutefois Servan-Schreiber ne préconise rien de particulier, si ce n’est qu’il entretient le corps et surtout évite des rechutes en dépression. L’alimentation saine est inspirée du « régime crétois ». Plutôt que de proposer un ensemble de recettes, Servan-Schreiber n’en tire que les molécules essentielles : les acides gras omégas 3 et 6 : « Le fait que notre équilibre mental dépend donc, entre autres, de ce que nous mangeons, est quelque chose dont on n’avait jamais tenu compte en psychiatrie » Une alimentation saine est prescrite, faisant écho à l’adage « un esprit sain dans un corps sain ». Le lien entre corps et alimentation est explicité : « Les cellules du cerveau, comme de tout le corps, se renouvellent sans arrêt, à partir en particulier de nos aliments »238 Les acides gras essentiels ont un rôle prépondérant dans la lutte contre la dépression. L’apport d’oméga 3 comme traitement initial est préconisé, en étant un complément alimentaire nécessaire. Une origine quasiment mythique est contée: « Le cerveau de nos ancêtres s’est développé autour du grand Rift africain, où la nourriture était à peu près équilibrée à 50/50 entre les deux familles de lipides. On pense que c’est ce ratio qui a permis aux membranes de notre cerveau de fonctionner dans son créneau optimal, développant au mieux sa capacité de conscience. » L’ingestion d’oméga 3 est naturalisée puisque cet acide gras a permis le développement de l’espèce humaine, et devient non plus un complément mais l’essence même d’une bonne santé. Florence ServanSchreiber dans sa chronique hebdomadaire en fait l’éloge comme moyen très efficace pour lutter contre la dépression, énonçant tous les bienfaits notamment la diminution du risque des maladies cardio-vasculaire, ce qui est avéré par de multiples études. Toutefois cette simplification abusive réduit un ensemble nutritionnel à une seule molécule, renouant avec l’imaginaire de la science-fiction où l’homme ne se nourrirait plus que de gélules. Le
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régime crétois est par essence une association d’aliments, notamment une quantité importante d’huile d’olive, une grande consommation et poisson et très peu de viande, ceci se traduisant par une harmonie de saveurs, de senteurs, d’odeurs, de textures et de matières. D’ériger une seule molécule en régime complet n’est pas sans évoquer la pierre philosophale qui transforme toute matière en or, comme si une mauvaise alimentation pouvait être palliée par la simple prise d’oméga 3. La communication salutaire La communication occupe une place centrale dans son dispositif de guérison. La communication affective ou SPACEE (Source Place Approche amicale Comportement objectif Émotion Espoir déçu) consiste à « apprendre à communiquer différemment, non plus dans la violence mais dans l’authenticité, la vulnérabilité et le désir de conduire la relation à son maximum, que ce soit avec ses enfants, son conjoint, ses collègues…. » Cette conception du dialogue évacue complètement le conflit, puisqu’il est présumé possible d’obtenir un résultat non plus par la force mais par la négociation. Il s’agit de laisser de côté les émotions négatives pouvant distordre le message, à la manière du bruit, pour ne parler qu’en termes sincères, dans une optique de conciliation. L’authenticité est le maître mot qui peut se lire dans sur les lèvres de tous239, substituant un attribut à une essence. Les critères d’authenticités ne sont jamais évoqués. Authenticité et être entier, tel est le nouveau leitmotiv prôné par cette communication affective, qui tend à séduire l’autre par ses faiblesses et défauts qui font de chacun un homme, dans une sorte de cri de désespoir contre la responsabilité d’être soi. S’assumer en tant que tel est le premier pas pour devenir responsable, être entier devient synonyme d’intégrité, et être vrai pour soi de vérité objective identitaire pour autrui. Cette démarche s’inscrit dans cette idéologie initiée par Ehrard : la vérité est en soi. Cette méthode s’apparente à la méthode ESPERE de Jacques Salomé. Le but est d’apprendre à communiquer, d’intégrer des techniques particulières pour atteindre son objectif. La communication n’est plus au service d’un but mais devient un but en soi, la clef 238
Entretien avec David Servan-Schreiber, propos recueillis par Patrice van Eersel, in Nouvelles clefs : http://www.nouvellescles.com/Entretien/ServanS/ServanS.htm 239 par exemple dans la télé-réalité les jeunes se réconfortent ainsi : suite à un affront il suffit d’affirmer que chacun est vrai, authentique, que c’est pour ça que Loana a pu souffrir de Jean-Edouard qui n’est devenu vrai que vers la fin alors qu’il a été faux en se jouant d’elle dans la piscine. 159
de tous les problèmes. Etre sincère et naturel est un pas vers la transparence, une érosion de la sphère intime. La communication affective est la communication transparente qui accélère le temps classique d’une connaissance d’autrui par la parole, pour un échange de « valeurs-signes » comme valeur vraie, authentique, sincère. L’homme public n’est plus, chacun doit laisser à autrui la possibilité de le pénétrer dans son for intérieur, telle est l’hypothèse initiale pour résoudre tout problème. L’entreprise Psychologies est le moyen d’accéder à cette identité en inculquant l’idée de vérité en nous. Etre vrai est être soi, découvrir sa vérité, et guérir en rencontrant les différentes parties de nous-même. « Nous devons tous apprendre à reconnaître d’abord, à soutenir ensuite, la rencontre qui, en nous, nous permet de guérir. »240 Psychologies adopte cette idéologie et la popularise.
B) La promotion des thérapies L’émission Psychologie occupe une fonction informative en présentant dans chaque émissions les différentes thérapies susceptibles de convenir au public. Chaque émission consacre un reportage sur une thérapie particulière, généralement liée au thème de l’émission. Mais plus qu’une fonction informative, la fonction de promotion devient celle agissant sous couvert d’information. L’entreprise Psychologies encourage à aller consulter un spécialiste, et met en avant les thérapies comportementales, inscrites dans un temps beaucoup plus court qu’une psychanalyse. Un triple problème structure cette fonction de promotion : celui du choix de la thérapie la plus adaptée, celui du coût, et enfin la relation avec le professionnel. Deux émissions sont explicitement consacrées à l’usage des thérapies : Thérapies : y aller ou pas ? du 26 octobre 2003, et Faut-il multiplier les thérapies ? du 21 mars 2004. La problématique du choix est récurrente dans Psychologies, qui est la contre-partie d’une logique de l’offre. Le site internet dédie une rubrique particulière, « Tout sur les thérapies », proposant : « Un grand nombre de définitions et l'éclairage de spécialistes,
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Servan-Schreiber (David), « Guérir, c’est rencontrer une partie de soi-même » in psychologies.com, mars 2004 160
pour enfin vous y retrouver dans l'univers des psys. » Ce site reprend la structure ternaire du problème : choix, coût, relation. Jean-Pierre Winter241 définit la différence entre psychanalyse et psychothérapies. La psychanalyse envisage le symptôme comme une maladie. C’est en engageant le langage que le trouble apparaît dans la relation avec une altérité. C’est un trouble non dit, mais qui s’exprime avec une conduite spécifique. C’est cette conduite de rejet de soi que la psychanalyste analyse, dans un processus de traduction. Alors que les psychothérapies visent non pas la maladie mais directement le symptôme qu’elles éradiquent. Le mal demeure alors toujours en profondeur. L’entreprise Psychologies, en assurant la promotion des thérapies vise l’éradication des symptôme et non pas la guérison totale et définitive, et ce sur la conviction de la nécessité de croire en soi. Ce sont donc réellement des techniques de soi, visant à contrôler et non pas recréer une identité. « Un lourd soupçon s’est manifestement installé : un bien-être artificiel prendrait insidieusement la place de la guérison. »242 Ainsi en orientant le choix, en postulant la relation de confiance avec le professionnel, l’autocontrôle devient petit à petit volontaire. 1) Problème du choix Invité de l’émission, Faut-il multiplier les thérapies ?, Jean Cottraux représente le travail d’évaluation des psychothérapies mené par l’Inserm243 les classifiant en cinq catégories : les thérapies analytiques, les thérapies familiales, les thérapies cognitives et comportementales, les thérapies humanistes comme la gestalt thérapie, et les thérapies interpersonnelles. Il constate une inflation exponentielle du nombre de consultation depuis trente ans, marquant l’entrée dans la « culture du narcissisme » prédite par Christopher Lasch où « les gens s’auto-contemplent de plus en plus. »
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Emission Thérapies : y aller ou pas ? du 26 octobre 2003 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 13 243 Ce court rapport de 63 pages, disponible sur inserm.fr suscite une certaine polémique dans le milieu, car il consacre l’efficacité des TCC : http://www.forumpsy.org , http://www.linternaute.com/femmes/actu/04/0303psys.shtml 242
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En terme économique, il y a une réelle demande thérapeutique. Psychologie va ordonner l’offre et l’orienter plutôt que de créer une offre ex nihilo244. N’oublions pas que la télévision est un hypersymptôme de la société. Psychologie ordonne et normalise, reprenant les éléments épars et mettant en avant ses partenaires officiels sur son site internet et dans le magazine245 : l’institut français d’hypnose ericksonienne (IFHE)246, l’Institut français de PNL (IFPNL), Savoir Psy (école de formation de psychothérapeutes), le dojo et le cohésion internationale (coaching et formation personnelle), institut de sophrologie, etc. Psychologie permet de créer non pas une demande en psychanalyse classique mais une offre en psychothérapies comme les thérapies comportementales et cognitives (TCC et PNL), les thérapies humanistes (Gestalt), et en thérapie familiale. L’émission dans sa fonction informative prodigue des conseils en explicitant le contenu des thérapies et en l’illustrant par un reportage. Mais des conseils comportementaux orientent l’attitude du futur patient, en proposant sous la forme d’une liste de questions les conclusions à tirer suite à telle impression, c’est à dire qu’en suggérant la bonne attitude à avoir, en donnant une réponse toute faite à des interrogations personnelles, le comportement est dicté. Ceci est très visible sur le site internet, dans la rubrique : « 15 conseils pour bien choisir son psy. » A la question « quelles sont mes premières impressions ? » il est préconisé de tout auto-analyser notamment en fonction de son ressenti… et des conseils de Psychologies. Il est ici question d’anticiper les réactions négatives comme la gêne, l’incompréhension et le scepticisme. L’ouverture vers d’autres thérapies est tolérée. Il s’agit d’informer et de rassurer sur les dysfonctionnement. Toutefois 244
Les théories économiques néo-classiques sont inscrites dans l’idéologie de la communication avec les hypothèses de la concurrence pure et parfaite postulant : l’atomicité du marché, l’homogénéité du produit, la libre entrée sur le marché, la transparence du marché, la mobilité des facteurs de production. Elles établissent que l’offre précède la demande, or cette idéologie se base sur des postulats idéologiques communicationnels. Cette vision du marché transférée à la société donne une psycho-sociologie où Gary Becker fait de la rationalité la valeur clef pour comprendre l’individu, prenant une partie pour le tout. Or l’hypothèse initiale est encore plus fausse que la société est beaucoup plus complexe qu’un système d’échange d’objets. Même Servan-Schreiber émet l’hypothèse de l’existence d’un cerveau émotif à côté d’un cerveau cognitif. Les néo-keynésiens accordent une place plus humaine à l’individu, accordant la prépondérance à la demande en introduisant des facteurs psychologiques et une irrationalité dans le choix du consommateur, s’opposant à l’individu ultra-rationnel promu par Becker. En sociologie de la réception, les industries anticipent la réception, selon Eric Darras, c’est à dire qu’elles émettent des hypothèses prédictives en tentant de dessiner les futures niches possibles, de prévoir la demande future. Ainsi par cette anticipation avant de produire de l’offre, la demande du consommateur est première. L’industrie la formalise, ce qui donne l’illusion que l’offre crée la demande. 245 Liste présente sous forme de publicité sur le site internet dans la rubrique « tout sur les thérapies »
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comme le souligne Jean Cottraux, « changer de psy manifeste une rechute ou un problème non résolu, l’existence d’un problème central non abordé. »247 Une fois l’engagement pris, il faut aller jusqu’au bout. Aussi à la question « quelle est la durée approximative d’une psychothérapie ? », Psychologies.com relativise : « De quelques séances (" thérapies brèves ") à plusieurs années (psychanalyse classique). Elle est, le plus souvent, comprise entre un et 4 ans. Elle varie : 1) selon le client (ou patient), sa personnalité, ses difficultés, ses objectifs, 2) selon le thérapeute et selon la méthode. » Le fait de mettre « patient » entre parenthèse met en avant que la normalité est d’être un client de psychothérapies, et que l’anormalité, car cas d’exception, est de suivre une psychanalyse. Psychologie privilégie dans sa rhétorique même les psychothérapies. En anticipant les questions communes, en les classant on s’approche des FAQ qui complètent tout manuel technique, notamment en informatique. La notion de FAQ sera développée dans la partie suivante. Le rapport Inserm classe les thérapies en fonction de leur efficacité. Les TCC sont parfaites pour l’anxiété et la dépression. Pour les troubles personnels248, une thérapie analytique ou des TCC sont adaptées. Pour des états psychotiques la thérapie familiale est de rigueur. L’expert légitime l’entreprise et les référents en apportant sa plus-value de crédibilité scientifique. Maïtena Biraben se fait porte-parole des téléspectateurs en demandant à JeanPierre Winter s’il est nécessaire de consulter le plus de personnes possibles. Ce à quoi le psychanlayste répond : « oui il y a un choix, il y a la possibilité de prendre plusieurs rendez-vous. Attention ça ne doit pas être un jeu. Faut quatre ou cinq personnes, ca fait un bon échantillon. On a le choix. » Psychologie présente le panel, chacun doit y retrouver son compte. En dernier conseil l’animatrice préconise d’aller jeter un coup d’œil au centre médical professionnel ou au dispensaire le plus proche pour obtenir des informations. Cette fonction de service public est renforcée par la chaîne de diffusion. France 5 est la chaîne d’information et d’éducation du service public audiovisuel. Diffusé sur cette chaîne Psychologie bénéficie de la crédibilité de la chaîne.
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Il suffit de trente jours pour obtenir un certificat de praticien en hypnose ericksonienne, soit une quick formation pour une quick thérapie. http://www.ifhe.net 247 Emission Faut-il multiplier les thérapies ? du 21 mars 2004 248 Définition du trouble personnel par Jean Cottraux : « personnes qui ont des difficultés relationnelles au long cours avec des conduites d’échec, de la dépression, de l’anxiété, des récidives et des problèmes interpersonnels constants tout au long de leur vie. » 163
L’influence de la télévision dans le choix des thérapies est illustrée par la présence de Frédéric249 qui témoigne : « je suis venu à cette thérapie en en entendant parler dans les médias, d’où ma présence sur ce plateau. » La télévision occupe une fonction informative, ce serait-ce qu’en présentant un sujet et en mettant à jour son existence, confortant la thèse de l’agenda settings de McCombs. La venue de Frédéric sur le plateau est un moyen de légitimer l’émission qui se définit par ce témoignage. Il est dès lors possible de faire confiance à Psychologie pour engager une thérapie. L’émission devient un moyen d’information pouvant banaliser ce problème du choix, il n’y a rien d’anormal à aller suivre une thérapie suite à la diffusion d’un programme, surtout lorsque la chaîne est France 5. Ce témoignage a pour fonction d’inciter le public à concrétiser l’idée de consulter, légitimant la télévision comme une source d’information. L’ « effet de troisième personne » existant généralement lorsque le public est interrogé sur ses pratiques télévisuelles est en quelque sorte court-circuité. Généralement le spectateur n’assume pas ses choix télévisuels et répond qu’il ne regarde pas l’émission, qu’elle ne le touche pas, mais qu’un autre membre de la famille, ou des amis la regardent, alors il regarde avec. La présence de Frédéric dans l’émission permet de couper court à cet effet de troisième personne, et en même temps en se présentant comme un individu rayonnant dont l’efficacité de la thérapie est visible, l’émission incite par ce dispositif le téléspectateur à assumer ses choix. Frédéric a totalement assumé son choix et le moyen qui l’a poussé : il doit en être de même avec chaque téléspectateur. L’émission remplit cette fonction informative qu’elle légitime de la sorte.
2) Problème du coût : notion de privilège Le problème du coût est un élément a priori important. Commencer un travail sur soi avec l’aide d’un professionnel n’est pas gratuit. Toutefois le public, analysé par Dominique Mehl250, appartient au CSP + et par conséquent possède les ressources financières pour s’essayer au moins à une technique particulière. Le site internet propose non pas seulement des informations mais bien « treize manières d’aborder les questions 249
Emission du 26 octobre Il a été impossible d’obtenir des chiffres et statistiques par France 5, Psychologies, cinétévé ou médiamétrie. Or il est possible de considérer que le public est équivalent.
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d’argent » et commence cette série de FAQ par une analyse psychologique du rapport à l’argent qui symbolise l’investissement. Or une psychothérapie est un réel investissement de soi relève Serge Ginger, secrétaire général de la Fédération Française de Psychothérapie. Il pousse plus loin la persuasion en jouant sur les ressources de l’estime de soi : « Lorsqu’on est entièrement " pris en charge " financièrement, on a tendance à l’être aussi psychologiquement : les autres s’occupent de moi, comme d’un enfant. » suggérant que celui qui ne fait pas de sacrifice est un assisté, ce qui n’est pas concevable pour le public de Psychologie qui veut montrer par tous les moyens sa volonté d’émancipation. L’idée reçue qu’une thérapie coûte cher est combattue, en mettant en avant la possibilité de bénéficier de tarifs spéciaux en fonction de ses revenus, jusqu’à pouvoir consulter gratuitement. Il s’agit essentiellement d’une fonction informative doublée d’une force de conviction. Martin Rubio, dans l’émission Thérapies : y aller ou pas ? évacue la question du coût pour à la fois informer sur le rôle de la sécurité sociale et dénoncer une certaine inégalité de traitement. Une consultation chez un psychiatre, étant considéré comme médecin, est prise en charge par la sécurité sociale. Or un psychiatre prescrit des médicaments, joue un rôle médical certain. Martin Rubio met en évidence l’indépendance des psychothérapeutes qui, n’étant pas remboursés, peuvent exercer librement sans être contraints par la sécurité sociale à un nombre prédéfinis de séances.
Toutefois les
psychothérapies ne peuvent être remboursées par l’Etat de par leur essence même. L’argument de Martin Rubio, cette prise de position est par défaut, de la même manière que le carpe diem est une maxime par défaut pour l’individu enlisé dans le présent. Il faudrait déjà définir des symptômes comme une maladie, ce qui remettrait en cause l’essence même des psychothérapies et les inscriraient non plus dans des techniques de soi mais dans des thérapies médicales. En considérant le lien entre le corps et l’esprit, les maux de l’esprit pouvant faire l’objet d’un traitement par le corps, une ouverture est envisageable s’il est admissible qu’un dérèglement physiologique entraînant de l’anxiété ou de la dépression touche l’intégrité corporelle. Or considérant le nombre de personnes souffrant d’anxiété ou dépression, la sécurité sociale risquerait de sombrer dans des remboursements infinis.
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Michel Foucault a mis en avant dans son Histoire de la sexualité251 que le souci de soi était réservé aux citoyens, qui par définition jouissaient de privilèges et avaient les moyens financiers de jouir du temps nécessaire à cette quête. Psychologies prétend que tout le monde peut bénéficier de ces thérapies, d’autant plus qu’elles sont inscrites dans un temps plus court qu’une psychanalyse normale. Toutefois le public n’est pas si démuni financièrement, le critère premier sera plutôt le temps que l’argent, d’où l’avantage de thérapies brèves.
3) La relation avec le professionnel Le site internet résume les interrogations les plus fréquemment posées en huit questions fondamentales concernant la relation avec son psy. Les conseils sont des recommandations et avertissements prodigués. Jean-Pierre Winter, psychanalyste définit la relation avec le thérapeute. « Une thérapie part d’une double rencontre, celle psychique dans les pensées intimes, et celle d’une personne qui se donne le sentiment qu’il n’arrive pas à livrer ses pensées intimes. » Cette double relation est donc avec un individu, le psychiatre et l’intimité de l’individu analysé. Aussi est-il nécessaire d’établir une relation de confiance qui ne doit pas dériver dans une relation de dépendance psychologique à l’égard du psy : « Méfiez-vous des psys qui vous entraînent dans une relation de dépendance : le but d'une thérapie est de vous conduire à plus d'autonomie dans la gestion de votre souffrance »252 Devenir autonome nécessite l’aide extérieure, non pas d’un individu en tant que tel mais d’une technique. La confiance alors relève plus du domaine de la croyance dans les compétences des techniques du professionnel, que dans une relation personnelle. Il est nécessaire de donner sa confiance au représentant de la technique. « Une thérapie, c'est un peu comme une histoire d'amour : la bonne rencontre est celle qui vous donne le sentiment de vous trouver face à l'être qui comprend votre souffrance et saura vous aider à l'éliminer. »253 L’entreprise travaille à donner une image positive de ses
251
Foucault (Michel), Histoire de la sexualité. Le souci de soi (tome 3), NRF, 1984 Lemoine (Laurence), « Comment savoir si mon psy me convient ? » in Huit questions sur la relation avec votre thérapeute, psychologie.com. 253 Torre (Stéphanie), « Quelles sont mes premières impressions ? » in Quinze conseils pour bien choisir son psy, psychologie.com 252
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thérapies, d’évacuer le plus possible des relations inscrites dans l’échec : l’image de la réussite et de l’efficacité est un enjeu pour légitimer la profession. L’image de la profession et l’évacuation de la critique L’émission n’évoque que brièvement la question de la confiance car elle met toujours en scène des individus ayant souffert mais qui sont actuellement rayonnants, selon le triptyque positif souffrance / thérapie / guérison. Les illustrations ne parlent que très rarement d’échec, et si échec il y a c’est que le client n’est pas allé au fond des choses ou n’a pas su trouver la thérapie adéquate. L’émission se centre non pas sur cette relation de confiance personnelle, mais au contraire sur la relation de confiance vis à vis de la profession, premièrement en intégrant la critique et en dénonçant les charlatans. La critique est incarnée par Rauda Jamis, dont l’ouvrage254 est présenté avant sa venue comme une critique des psy. L’invitée dénonce la rigidité, l’incompétence, le manque de liberté et de créativité des psys. Maïtena Biraben fait habilement dériver l’attaque de la profession vers une attaque de l’image : « Vous vous attaquez à l’image ? »255 ce qui entraîne Rauda Jamis à avouer un peu à contre cœur qu’il s’agit en fait de son expérience personnelle. Jean Pierre Winter intervient à ce moment précis pour relayer la dénonciation et se l’approprier au nom de l’entreprise : « ils sont communs ceux qui ont la paresse intellectuelle, le refus de savoir ». L’attaque de Rauda Jamis est totalement neutralisée puis recentrée vers ceux qui ne sont pas labellisés par Psychologie. Le réel tour de force est de faire avouer par l’auteur qu’elle ne s’attaque pas à la profession mais aux escrocs : « Je remets en questions certains psys qui abusent d’un certain pouvoir, pas la profession. » La critique est intégrée dans Psychologie, digérée et surtout portée contre ses ennemis : les charlatans. L’entreprise cristallise la méfiance de certain et donne un ennemi à combattre, en pâture aux critiques. L’ennemi est bicéphale puisque les charlatans et les gourous sont redoutés. Dans les deux cas ces personnes usurpent le client en utilisant des techniques de bien être dans un cadre de développement personnel. « En résumé, une exploitation des victimes dans l’intérêt financier, narcissique256 (être admiré de tous et développer son propre pouvoir) ou
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Jamis (Rauda), Ce qui me gêne avec les psys, J.-C. Lattès, 2003 Emission Thérapies : y aller ou pas ? du 26 octobre 2003 256 « Le narcissisme n’est pas cet amour de soi qui est un des ressorts de la joie de vivre, mais le fait d’être prisonnier d’une image tellement idéale de soi, qu’elle rend impuissant, paralyse la personne qui a en 255
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sexuel du " gourou ". Il s’agit donc d’une aliénation, exactement à l’opposé de l’objectif de la psychothérapie — laquelle vise à augmenter l’indépendance et le libre arbitre de chacun »257 analyse Serge Ginger, secrétaire général de la Fédération Française de Psychothérapie. La peur de l’aliénation a souvent été liée aux psychothérapies comme l’illustre Isabelle Millet qui a connu deux échecs en thérapie, les deux seuls de l’émission : « ce que je n’ai pas supporté c’est qu’on me mette une étiquette avec un nom de maladie sur le dos. Ca y est je suis catalogué et j’aurai deux pilules. »258 Psychologies cristallise et transfère cette peur et ces critiques sur son ennemi. En remplissant sa fonction informative, Psychologie explique la différence entre un psychiatre et les psychothérapies où il n’y a pas de prise de médicament, rassurant Isabelle dont les critiques sont nées d’une méconnaissance et d’une confusion. Le principe de précaution est requis surtout contre les gourous, comme par exemple dans le message de Fleur de Lotus sur le forum répondant au post : « qu’est-ce qu’un guide spirituel ? » : « Ben oui, s'il y en a qui se prennent pour des guides spirituels, c'est bien eux! Faut pas les oublier, ceux-là. Et les fuir à toutes jambes ! »259 Si le problème des sectes a été largement abordé dans les années 1990 par les médias puis délaissé, actuellement, le risque est toujours présent. La communauté est vigilante, Psychologie garantit la validité des thérapies en proposant des références à consulter et des astuces pour ne pas se faire embrigader, comme par exemple demander le nom du directeur et se renseigner auprès d’une fédération pour voir s’il est bien affilié. Jean Cottraux préconise même de demander à son professionnel de justifier par un diplôme ses compétences. La fonction informative est là très présente, et sert l’entreprise Psychologies qui peut ainsi se préserver de toute attaque ou de charlatanisme. L’image de marque, la légitimité et sa crédibilité sont un enjeu de taille.
permanence besoin d’être rassuré par autrui et peut en devenir dépendant » Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poche, 2000, page 163 257 Ginger (Serge), « Comment repérer gourous et charlatans » in Quinze conseils pour bien choisir son psy, psychologie.com 258 Emission, Thérapie : y aller ou pas ?, du 26 octobre 2003 259 Fleur de Lotus, « Attention au gourou », in forum psychologies.com : http://www.psychologies.com/cfml/forum/l_message.cfm?forum_id=18&firstid=478540&message_id=47969 0 168
Psychologies défend donc tout un ensemble de pratiques auxquelles l’entreprise est plus ou moins affiliée. Ce sont des techniques un minimum contraignantes puisqu’elles s’inscrivent dans un cadre plus ou moins médicalisé. Des techniques beaucoup plus mobiles vont être apprises pour que l’individu incertain ait des armes pour lutter au quotidien, contre ses monstres qui jusqu’alors tapis dans les sombres méandres de son esprit vont se réveiller au contact de la lumière de l’explorateur de soi. Telle est cette mythologie qui est un leurre performatif, car selon Ehrenberg : « l’individu aujourd’hui n’est ni malade ni guéri. Il est inscrit dans de multiples programmes de maintenance. »260 L’enjeu de pouvoir est dans cet état de dépendance à des techniques de soi, seules capables dans une pratiques quotidiennes et permanentes de maintenir l’individu dans l’état de bien être artificiel.
II) DES PROGRAMMES DE MAINTENANCE A L’AUTOCONTROLE VOLONTAIRE
Psychologies considère l’individu sous trois rapports intégrés dans trois topiques différents. Ainsi l’individu est perçu dans son rapport à lui-même, dans son rapport à l’autre en tant qu’individu relationnel et dans la communication comme élément indépendant. En parallèle l’individu est inscrit aussi dans trois topiques différents : luimême seul et isolé du monde extérieur, dans un cercle proche, à savoir la famille ou les amis, et sans un cercle plus éloigné, englobant toute la dimension sociétale. Cette matrice permet à l’entreprise de définir l’individu et de lui proposer un ensemble de techniques de soi capable de l’aider dans sa quête de soi. La dichotomie soi et monde extérieur est un élément primordial pour que ces techniques soient efficaces, car il s’agit de se comprendre, de pouvoir s’identifier suite à des tests par exemple, pour ensuite entreprendre l’action corrélative au résultat du test. L’individu est encouragé à changer son regard sur le monde. Le chapitre précédant mettait en avant cette idéologie de la subjectivité omniprésente comme élément préalable à l’estime de soi. Dans cette partie les techniques sont concrètement employées pour que cette idéologie de soi devienne efficiente. Il s’agit de se connaître et de se constituer une identité normalisée, en confrontant sa personne à une grille 260
Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poche, 2000, page 261 169
de lecture pratique. Ensuite des techniques d’accompagnement de l’individu au quotidien permettent de faire perdurer l’efficacité des techniques. Cet ensemble de techniques permet de contrôler l’individu et à la fois de l’autonomiser par rapport à la société, mais de le rendre dépendant des techniques de Psychologies, instituant de la sorte un autocontrôle volontaire par des techniques de soi. Cette approche symptomatique de soi entraîne une technicisation de l’âme.
A) La technicisation de l’âme par l’approche symptomatique La connaissance de soi est proposée par un ensemble techniques. La classification des individus malades est liée à l’internationalisation de la psychanalyse. Les symptômes répertoriés, un ensemble de thérapies se multiplient261 pour résoudre le problème. Dans une lignée plus accessible au public, les tests, apanage de tout magazine féminin, répondent à cette logique classificatoire et d’identification des symptôme, de manière autonome pour l’individu testé. Psychologies n’échappe pas à la règle. Cependant l’entreprise propose une batterie de tests assez impressionnante. Ensuite les interrogations les plus fréquentes sont présentées sous la forme technique des FAQ. Enfin des solutions intégrales sont apportés dans la rubrique dossier psy.
1) Les tests ou une approche technique de soi La batterie de tests permet à l’individu de se connaître en calculant son quotient émotionnel (rapport à soi, aux autres et capacité à vivre pleinement), ou en explorant une des trois thématiques suivantes : évaluer sa personnalité, comprendre ses comportements, vivre avec les autres. A chaque thématique correspond une trentaine de tests, en majorité gratuits. Dans la première rubrique les tests portent sur des points particuliers sensés être des composantes de la personnalité : « quel pudique êtes-vous ? » ; « avez vous besoin d’être aimés ? » « êtes vous émotifs ? », « êtes vous adultes ? », mais aussi de découvrir son
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penchant spirituel : « êtes vous ying ou yang ? » « Ayurveda : êtes-vous air, feu ou terre ? » Les tests sont l’exemple même d’une technisation de l’âme en proposant une classification des caractéristiques individuelles en fonction de critères prédéfinis. Il s’agit dès lors de rentrer dans tel type de case pour recevoir une définition de soi. Ce test permet de définir les composantes internes de l’individu, ce qui est le plus difficile à changer, qui relève de la psychanalyse. Dans la seconde rubrique, « comprendre ses comportements », il s’agit d’inspecter ses actions et pensées au travers d’un cadre analytique rigide. Si j’agis de telle façon c’est parce que A, B ou C. La formulation des titres renvoie à une distinction entre l’état et l’individu : « comment vivez-vous la solitude ? » (et non pas comment vivez-vous d’être seul), « votre comportement face à l’échec » (et non pas en situation d’échec), « comment gérez-vous les coups de déprime » (et non pas comment vous gérez-vous lorsque vous êtes déprimés). Ceci traduit une volonté d’isoler le sujet, de le poster face à des émotions et attitudes exogènes qu’il se doit d’expulser : la déprime est extérieure à moi mais m’affecte, or comme ce n’est pas un facteur constitutif de ma personne – au préalable j’aurai fait le test de personnalité « êtes-vous optimiste ou pessimiste ? » confirmant mon côté optimiste ou inversement – je peux donc combattre la déprime comme un ennemi distinct de moi. Dès lors les techniques sont des techniques de libération et d’expulsion du mal en soi. Les comportements des individus ne sont pas directement liés à la personnalité, mais exogènes, et par conséquent plus faciles à combattre. Des tests permettent en plus de choisir la thérapie adaptée à ses comportements, dont la programmation neuro-linguistique (PNL), la thérapie comportementale et cognitives (TCC), la gestalt-therapie, etc… Enfin la dernière rubrique aborde le rapport à l’autre, permet d’évaluer sa place dans une relation (couple, enfants, parents, amis, patron) ou dans un espace particulier (la famille, le travail). Il s’agit dès lors de tester sa capacité d’adaptation, de comprendre quel type de relation nous lie à l’autre en fonction de thématiques précises qu’il est possible de regrouper ainsi. Premièrement le sentiment par rapport aux autres : l’amitié, l’intimité, la culpabilité. Ces sentiments sont à la fois constitutifs de la personne relationnelle, « êtesvous sociable ou solitaire ? », du contexte de la relation « êtes-vous jaloux en couple ? », « êtes-vous la psy au travail ? » dans ce cas il s’agit de définir une composante de la 261
Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 195 171
personnalité dans une relation particulière, créant une dichotomie entre l’individu isolé (première rubrique, abordée ici par les thèmes suivant : « êtes-vous manipulateur ? » « savez-vous pardonner ? ») et l’individu social. Ainsi l’individu peut-il être considéré comme un élément isolé avec des caractéristiques préalables à l’affrontement du monde extérieur (les composantes de personnalité) et aussi des caractéristiques inhérentes à la communication interpersonnelle (composantes de la personnalité relationnelle). Enfin des sentiments et capacités sont seulement relatives à la relation et non plus à l’individu : « la tendresse et vous », « savez-vous préserver l’intimité de votre couple ? », ce qui ne concerne plus l’individu en tant que tel mais un élément extérieur à l’individu et relatif seulement à la relation : la tendresse existe dans, et seulement dans, la relation à l’autre. A la suite de ces tests il est possible de considérer trois ensembles : l’individu face à lui-même, l’individu avec l’autre, et la relation comme composante indépendante, définissables par les pronoms suivants : moi, lui, nous, à la fois distinct car possédant une existence autonome et lié à moi et à lui car il ne peut y avoir de relation sans le moi et le lui ; dans ce cas ce moi et lui sont des entités abstraites générales, car les relations observent des schémas préétablis et universels. Cette conception rejoint l’idéologie de la communication de Jacques Salomé. Le « test à 360° » est un test à faire soi-même et surtout à envoyer aux autres, afin de connaître ce qu’autrui pense de soi. Le regard des autres est une des composantes essentielles de son rapport à soi, aussi psychologies.com postule qu’il y a un décalage entre ce que l’individu croit représenter aux yeux des autres et ce que les autres pensent de l’individu : « Que l’on se sente sous-estimé ou surestimé, il existe très souvent un décalage entre ce que l’on pense de nous-même et l’image que nous renvoient les autres. C’est ce décalage, ce malentendu qui revient de façon récurrente dans notre quotidien, que Psychologies.com vous invite à éclaircir à travers ce test. »262 La connaissance de soi passe dans ce cas par la connaissance des autres sur l’idée qu’ils ont de l’individu. Or Norbert Elias souligne que la perception de sa différence par rapport aux autres passe par la différence de perception de soi par les autres : « cette perception de soi-même comme un être différent est indissociable de la conscience d’être également perçu par les autres non pas seulement comme un être semblable à eux mais en même temps comme un individu à 262
introduction au test à 360° http://www.psychologies.com/cfml/360/# 172
bien des égards différents d’eux. »263 La conscience de sa différence s’élabore par la perception de soi par les autres, entre le même et l’autre. L’individu faisant ce test peut donc à la fois se sentir le même des autres, son semblable, dans une continuité et une similitude, lui assurant une certaine place dans le milieu auquel il appartient, et en même temps la différence faisant de lui un être unique, et relativement autonome par rapport à son groupe d’appartenance. Ce test est une version adaptée du test « management 360° » des ressources humaines élaboré par le psychiatre François Lelord264, la version psychologique d’un test de management des employés adapté à une connaissance de soi, pour soi et non plus pour l’amélioration des rendements individuels exigés par l’entreprise. Dans le test management à 360° il s’agit de discerner les similitudes et les différences, mesurer le degré d’adaptation, ce qui revient à mesurer le degré de similitude par rapport au groupe, et considérer l’écart produisant ou pas une plus value dans la différence des individus. Le test de Lelord postule que la connaissance de soi passe par la concertation, le dialogue, la communication. L’individu est défini dans son rapport à l’autre, il peut être connu et amélioré par des techniques particulières d’interaction. Ces tests sont donc une batterie d’outils de connaissance de soi, une façon de cerner sa personnalité en l’inscrivant dans des cadres préétablis selon une doctrine soit managériale soit psychologique. Le problème est présenté comme exogène et les ressources positives comme endogènes. L’individu accède à sa connaissance par l’intrusion d’un tiers technique. Mais ces tests aussi catégorisent l’individu en lui offrant une pluralité de cadres identitaires qui simulent la liberté individuelle. Les identités pré-construites n’ont plus qu’à être endossées. La connaissance de soi n’est plus le résultat d’hésitation mais une image stéréotypée de soi qu’il est possible d’endosser. L’étiquetage redouté dans une psychothérapie est ici porté à son paroxysme, toutefois l’aspect ludique du test et l’impersonnalité du rédacteur contribuent à une baisse de la vigilance : il est plus aisé de suspecter un individu qui est potentiellement un danger qu’une technique impersonnelle, 263
Elias (Norbert), « Les transformations de l’équilibre nous-je », in La Société des individus, Pocket, 1991, page 255 264 test disponible on-line : www.selfeval.com : « En élargissant le champ de vision de tous ceux qui s’y engagent, les évaluations à 360° révèlent jusqu’à quel point le management est une question de co-production qui associe le manager et son équipe, le management supérieur et, plus globalement, l’organisation du travail... C’est pourquoi toute action d’accompagnement doit sortir du cadre limité de l’introspection individuelle pour privilégier la coopération et l’engagement concerté. » Jaubert (Bertrand), « les évaluations à 360° peuvent-elles faire évoluer le management ? » in www.selfeval.com 173
car une technique n’obéit pas à la moralité, elle n’est ni bonne mauvaise en soi. L’autocontrôle devient de plus en plus prégnant dans la mesure où ces identités sont élaborées par l’entreprise et peuvent être assimilée à des images idéales de soi non plus véhiculées par l’éducation parentale mais par un contact avec Psychologies. 2) Les FAQ ou la technicisation des problèmes Lorsqu’il s’agit d’aborder un problème particulier, Psychologies est généralement enclin à une présentation synthétique des risques en anticipant les réactions individuelles et en les classant en points les plus demandés. Cette conception est issue des manuels accompagnant un programme informatique. En effet après installation du logiciel, des problèmes peuvent surgir, comme un échec de lancement, un problème de connexion, d’affichage, etc. Il est possible de consulter la notice ou alors d’aller directement à la rubrique FAQ qui est une liste de questions censées répondre à tous les problèmes existants. Ce terme de FAQ, « frequently asked questions » ou « foire aux questions » est originellement utilisé sur les sites techniques d’outils informatiques, et sont sensés synthétiser les différents problèmes rencontrés par l’utilisateur lors de l’utilisation du programme et de par leur réponse proposer une solution technique. Ces questions peuvent être formulées parce que l’équipe de programmeurs a créé le programme et le connaît totalement. Ce terme est donc un terme relevant de questions relatives à une technique particulière. La transposition de ce terme dans Psychologies est une façon de mettre en avant le caractère technique des réponses apportées dans chaque rubrique. Or l’entreprise, en proposant un mode de résolution des doutes humains sous forme de FAQ, aborde la pensée comme un programme et réduit l’individu à un ensemble de probabilités. Ces FAQ par essences sont les questions de la pensée commune, du plus grand nombre. N’oublions pas que David Servan-Schreiber a été disciple de Herbert Simon, et que par conséquent il réside une conception de la pensée comme un processus d’information qui peut donc être traitée comme un programme informatique, et surtout catégorisé en un ensemble de possibilités. Donc les doutes sont des bugs auxquels l’entreprise Psychologies répond avec ces FAQ. Certes il y a une utilité pratique mais la longueur réduite des réponses apportées n’accorde pas la place à une réelle considération du problème par l’individu mais se
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présente plutôt comme une réponse toute faite, et par conséquent directement applicable, d’autant plus que ces réponses sont légitimes aux yeux du lecteur car émanent des référents. Analysons la rubrique « réponse d’expert » qui stigmatise toutes ces accusations. La rubrique réponse d’expert regroupe divers problématiques de la vie quotidienne des questions fréquemment posées (FAQ) auxquelles un quatuor d’experts apporte des réponses et solutions. Christophe André, psychiatre et psychothérapeute, référent important de
Psychologies,
Gérard
Apfeldorfer,
psychiatre
psychothérapeute, référent
de
Psychologies, Christophe Fauré, psychiatre et psychothérapeute, et Pierre Blanc Sahnoun, coach personnel. Enfin Claude Halmos, psychanalyste et écrivain, est en charge de la rubrique « Courrier des lecteurs » (dans Psychologies magazines, sur psychologie.com et à l’émissions Psychologie). Les questions sont des formulations présupposées des attentes des auditeurs, procédant ainsi à une « anticipation de la réception »265 selon Eric Darras. Selon la théorie de l’agenda setting de McCombs il s’agit dans un premier temps de dire ce à quoi il faut penser, mais Psychologies va plus loin en disant ce qu’il faut penser et comment il faut le penser en donnant un cadre analytique et des réponses toutes faites, énoncées par des experts ayant la capacité légitime de professer les bonnes paroles. La notion d’expert révèle un aspect technique inhérent à leur statut d’évaluation et d’énonciation de solutions à un problème donné. Les FAQ sont classées en thématiques : « se connaître », « famille enfant », « corps forme », « couple sexualité ». Il est important de signaler que ces thématiques sont présentes tout au long du site dans une barre de navigation dans la partie supérieure de la page. A chaque instant en un seul clic est-il possible de trouver une réponse aux FAQ. Cette facilité d’interface met en avant la volonté du site à proposer des solutions effectives aux problèmes et à encourager l’individu à suivre les enseignements. L’arborescence est à trois niveaux : une des quatre rubriques, des sous-rubriques (10 pour se connaître, 4 pour famille enfant, 4 pour corps forme, et 6 pour couple-sexualité) et des questions relatives à chaque sous-rubrique. Le panel de questions est impressionnant, par exemple dans la sousrubrique de « se connaître », « moi et les autres », 92 questions sont formulées, la majorité
265
Darras (Eric), « Les limites de la distance. Réflexions sur les modes d’appropriation des produits culturels. » in Donnat (Olivier), dir., Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La documentation française, 2003 175
de telle sorte qu’elles posent un problème pratique auquel une réponse technique sera donnée. Les réponses répondent à la structure classique question réponse. La question est plus détaillée, la référence (prénom et âge de la personne) mentionnée. Le fait que le prénom soit ainsi mentionné et non le nom de famille est une façon de définir l’individu comme un être isolé et non pas comme relevant d’un groupe, à savoir la famille, comme le souligne Norbert Elias266. Etre isolé et surtout normalisé, dans la mesure où le prénom sans nom est une façon de conserver l’anonymat, considérant la pluralité des personnes ayant le même prénom, et par conséquent de perdre son identité propre pour devenir un prénom générique : le prénom sert dans ce cas à relier les propos à un individu, preuve de leur véracité, mais en aucun cas ne met en avant le caractère individuel de cet individu, à savoir son identité propre aux yeux des autres. Ainsi Marion, 35 ans, vaut pour tous les individus, car Marion, 35 ans n’est pas une identification propre de l’individu mais juste une signature indiquant le sexe et l’âge, le prénom servant à masquer l’impersonnalité d’une formule comme, femme, 35 ans voire d’un matricule ou d’une étiquette. La réponse relativement conséquente est souvent organisée autour d’exercices à faire sur soi et agrémentée d’un dessin. Par exemple, à la question : « Je n'ai pas l'habitude de la vie "sociale". Pensez-vous que j'arriverai à être naturelle un jour ? » la réponse commence par un conseil de lecture, Devenir acteur de sa vie, de Bernard Sananès, spécialiste en thérapie cognitive, puis s’articule autour de quatre exercices : « premier exercice : parlez de vous » « deuxième exercice : devenez votre meilleure amie », « troisième exercice : apprenez à dédramatiser », « quatrième exercice : riez de vos travers ». Généralement il s’agit de changer l’approche de l’individu sur la situation problématique. Créer sa réalité pour fuir la réalité sociale, tel est la dérive solipsiste suggérée mais jamais avouée.
266
« Mais ce nom qui se compose de deux parties, le prénom et le nom, ou le nom de famille, désigne à la fois l’individu comme unique et comme membre d’un certain groupe, en l’occurrence sa famille. Et tandis que le nom est pour l’individu le symbole patent de son unicité et lui fournit a réponse à la question de savoir qui il est à ses propres yeux et pour soi tout seul, il sert en même temps de carte de visite ; il montre en même temps qui l’on est aux yeux des autres. » Elias (Norbert), « Les transformations de l’équilibre nous-je », in La Société des individus, Pocket, 1991, page 241 176
3) Dossier psy ou la présélection impérative des thèmes préoccupants Psychologies, en plus de proposer des identités préétablies et des solutions toutes faites indique au public les thèmes importants à considérer, reprenant le schéma classique de l’agenda settings développé par McCombs postulant que les médias disent ce à quoi il faut penser. Mais l’entreprise s’aventure plus loin en proposant une solution globale du problème dérivant vers la fonction « comment penser le problème et l’événement ». La rubrique « dossier psy » est du même ordre que la rubrique précédente « réponse d’expert », sauf qu’il ne s’agit pas de répondre à des questions mais de développer des thèmes susceptibles d’intéresser le lecteur. L’articulation autour des quatre axes précédents est toujours effective. Il est possible de décompter 34 thèmes dans la rubrique « se connaître », 14 dans « couple sexualité », 25 dans « famille enfants », et 16 dans « corps santé ». Les thématiques sont essentiellement centrées autour de problèmes généraux, souvent en adéquation avec les préoccupations évoquées précédemment tout en ayant une portée plus généraliste. Ces thèmes sont une synthèse autour d’un objet particulier. Or le traitement du thème est organisé autour de nombreuses ressources : une introduction problématisant le thème autour de la question primordiale « comment m’en débarrasser, le dépasser ? », un article écrit pour l’occasion par un collaborateur de Psychologies, une rubrique intitulée « pour aller plus loin » composée des articles, chroniques, paroles d’experts parus sur le site ou dans Psychologies magazine, des livres sélectionnés, une autre rubrique « parlez-en ! » qui propose un lien avec le forum relatif au cas, et une dernière rubrique « infos pratiques » essentiellement constituée d’un test et de liens internet vers des associations. Ces « dossiers psy » peuvent être considérés comme un portail permettant d’accéder à toutes les ressources relatives au thème donné, agissant comme un moteur de recherche dont les mots clefs seraient présélectionnés, permettant une orientation préalable du lecteur sur des thèmes non pas issus de sa propre volonté mais en adéquation avec l’offre qui statistiquement peut anticiper la demande, et par conséquent aiguillant sa demande en proposant un panel d’offre suffisamment vaste pour capter l’attention et éviter tout effort de recherche. Ceci préfigure l’Homo Comunicants II de Lucien Sfez, où l’ordinateur catalogue les goûts et préférences : « L’enregistrement d’un certain nombre de séquences permet à l’ordinateur d’établir une liste de probabilité, ce qui provoque la paresse, car l’individu ne cherche plus. Le capteur rend invisible fait prendre 177
conscience de ses propres désirs, entraînant un enfermement des individus dans des choix de plus en plus stéréotypés. »267 S’il s’agit dans le cas de psychologies.com d’une présélection élaborées par des humains, l’historique internet permet d’accéder plus rapidement aux choix déjà établis et par conséquent de couper court à toute nouvelle recherche individuelle : les techniques sont offertes sans effort, mises en mémoire de l’ordinateur et par conséquent chaque fois plus facilement abordables. Le risque essentiel est de perdre de vue la démarche qui devait amener à telle technique, et de seulement proposer telle technique comme un résultat sans recherche, qu’on applique sans se souvenir réellement pourquoi. Si cette vision est exacerbée, la présélection est un instrument de normalisation des individus en les encourageant à l’immobilisme entraîné par une réduction des choix possibles initiaux. L’autocontrôle passe par une technicisation de l’individu au travers d’outils de connaissance de soi. Premièrement il est nécessaire de savoir dans quelle catégorie l’individu se trouve, c’est le rôle des tests. Il est possible d’adopter l’identité stéréotypée équivalente, ou du moins les résolutions relatives à un tel individu normalisé en fonction de tels problèmes. Tel est le rôle des FAQ. Enfin la pérennité passe par la sélection impérative de thèmes à aborder, de problèmes qui doivent être dans l’esprit de chacun. Bernard Campan, dans l’émission du 30 novembre 2003, Se déculpabiliser, réagit suite au reportage montrant qu’il est possible de culpabiliser sur la nourriture : « elle existe aussi dans la bouffe, j’y avais pas pensé mais oui… ». Maintenant il ne reste plus qu’à culpabiliser sur la nourriture, puis trouver le moyen de sortir de ce problème créé. Psychologies crée une offre de problème et une résolution intégrale, et ce de façon relativement subtile, la démarche initiale étant d’aider l’individu. Cette dépendance est liée à la conception du corps et de l’esprit de Servan-Schreiber, ce que Foucault énonçait déjà. Le lien avec la médecine se faisait notamment par le souci du corps, créant un parallèle entre dysfonctionnement de l’âme et du corps. Mais l’enjeu de contrôle est dans la création d’un besoin d’expertise de soi : « chacun doit découvrir qu’il est en état de besoin, qu’il lui est nécessaire de recevoir médication et secours. »268 L’homme par défaut serait donc malade, le biais étant que les maladies de l’âme peuvent passer inaperçue. Ce besoin d’expertise est anticipé par 267
Lucien Sfez, Leçons du 29 octobre 2003 en Sorbonne.
178
Psychologies qui offre un système intégral d’expertise. Mais l’individu confronté à la pluralité des problèmes, auxquels il n’aurait pas pensé de lui-même, mais abordés dans dossier psy ou les FAQ et aux réponses des tests met en cause son rapport à l’objet problématique. La dépendance est mise en place, suivant la logique de tout lancement de produit commercial. Car Psychologies il ne faut jamais perdre de vue que Psychologies est une entreprise de la quête de soi. Cette dépendance se poursuit jusqu’au quotidien en instaurant des méthodes adaptatives à soi.
B) Le principe du soin perpétuel et l’autocontrôle volontaire
Des techniques d’accompagnement au quotidien permettent à l’individu de construire son bonheur. « Le bonheur c’est comme le jardinage, un petit peu, chaque jour, régulièrement, pour avoir les récoltes. » Il apparaît comme nécessaire d’être vigilant au quotidien pour s’assurer de la réussite, devenir capable de s’auto-médicamenter. Psychologies propose donc un ensemble de méthodes pour faire fleurir le bien être. Mais cet ensemble de pratiques entraîne une technicisation de l’âme et du for intérieur, intégrant la dimension technique dans l’autocontrôle volontaire.
1) La vigilance quotidienne ou l’autocontrôle subjectif Les techniques pratiques au quotidien Le bonheur n’est pas inné mais est à acquérir. Ce qui est inné ce sont les ressources permettant d’accéder au bonheur. Cette conception permet d’ouvrir la voie au domaine du possible. Chacun peut devenir heureux, il suffit d’y travailler, ce que Christophe André met en avant : « Il y a un travail, des exercices, des efforts sur les ressorts psychologiques du bonheur. »269 Le bonheur est conditionné par un ensembles de processus psychologiques que Christophe André a décortiqué dans son ouvrage L’estime de
268 269
Foucault (Michel), Histoire de la sexualité. Le soucis de soi (tome 3), NRF, 1984, page 73-74 Emission Le bonheur dépend-il de nous ? 179
soi270. Il préconise des exercices simples pour parvenir à changer son regard sur soi, sur l’autre et sur l’action qu’il résume en neufs clefs271 pour modifier l’estime de soi : Domaine
Clefs
Le rapport à soi-même
1) 2) 3) 4) 5) 6) 7) 8) 9)
Le rapport à l’action Le rapport aux autres
Se connaître S’accepter Etre honnête avec soi-même Agir Faire taire le critique intérieur Accepter l’échec S’affirmer Etre empathique S’appuyer sur le soutien social
Ces neufs clefs sont les clefs d’un autocontrôle intégral, permettant à l’individu d’acquérir une sécurité psychologique. Dans cette partie ce qui est central est d’acquérir la force de croire en soi, corollaire de la croyance en soi. Des exercices plus précis sont indiqués pour changer ce rapport et que ces principes soient applicables. Il s’agit d’un point de vue pratique de « changer vos plaintes en objectifs »272, de « choisir des objectifs adaptés »273, de « procéder par étapes »274. Ce mode de résolution du problème est très cartésien275 et s’applique non plus à un problème extérieur mais à soi directement qui devient l’objet de ma connaissance. Des techniques peuvent aider à rencontrer une paix intérieure, préalable parfois nécessaire pour se reconsidérer, comme l’hypnose et la sophrologie. Dans l’émission du 26 octobre 2003, Frédéric commente le reportage sur l’hypnose où il est suivi lors d’une séance : « c’est une technique qu’on peut s’approprier, qu’on peut faire sienne, à utiliser. On peut chez soi s’auto-relaxer, s’auto-hypnotiser, s’autosuggestionner. » Cette technique 270
André (Christophe) et Lelord (François), L’Estime de soi, Odile Jacob, 2002 André (Christophe) et Lelord (François), ibidem., page 258 272 André (Christophe) et Lelord (François), ibid., page 275 273 André (Christophe) et Lelord (François), ibid., page 276 274 André (Christophe) et Lelord (François), ibid., page 276 275 Descartes (René), Discours de la méthode, Librio, page 27 : « Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusque à la connaissance des plus composés : et en supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. » 271
180
est réutilisable par chacun, notamment au moyen d’enregistrements. La force de la suggestion est explicitement mise à jour par le client, comme dans Le meilleur des mondes, où la suggestion se fait dans un état hypnotique de semi-conscience. L’auto-médicamentation Le principe de vigilance quotidienne est un élément fondateur d’une bonne santé mentale. Il s’agit de s’écouter, de s’auto-anlayser en permanence pour ensuite être capable d’émettre un diagnostic. « J’apprends à être vigilante, à être mon propre médecin, à vivre au jour le jour. » « faut savoir se gérer et savoir s’écouter » avoue une patiente d’une consultation de santé active, dans l’émission dépression : comment l’éviter ? du 11 avril 2004. L’individu doit être autonome et s’auto-diagnostiquer en fonction de critères prescrits par le professionnels ou par Psychologies. Maïtena Biraben présente cela comme « un mode d’emploi pour continuer à se tenir loin de la dépression. » La notion de mode d’emploi renvoie à des techniques, dans ce cas les techniques de soi. L’individu est intégré dans un système de techniques qui deviennent un référentiel pratique à suivre pour acquérir son autonomie. Christophe André insiste sur cette nécessité à formuler soi-même son propre diagnostic : « C’est tous les jours qu’il faut être vigilant, il faut être son propre chef et son propre médecin. » Tous les jours, car le mal est potentiellement partout, mais plus encore ces techniques de soi soignent le symptôme et non pas la maladie, et par conséquent est-il nécessaire de se concentrer sur la réapparition des symptômes. L’individu n’est jamais guéri mais dans une sorte de sursis, un équilibre fragile qui nécessite une vigilance. Ainsi de par leur essence, ces techniques créent une dépendance de l’individu qui doit pratiquer un autocontrôle permanent, sous risque de danger de rechute. L’autocontrôle est un impératif vital pour le maintien de ces thérapies, car un individu qui ne fait pas, attention à lui, qui ne suit pas les prescriptions du professionnel est potentiellement capable de perdre son bien être. Associé à une idéologie de soi, en laquelle l’individu croit, ces techniques enferment l’individu dans un cercle vicieux de dépendance. L’autonomie n’est donc possible qu’en se soumettant à un ensemble idéologique et technique qui est volontairement choisi. L’individu n’est certes plus prisonnier du regard des autres ou des contraintes sociales mais il reste aux dépends du fonctionnement d’une technique de l’âme.
181
2) La normalisation par l’autocontrôle volontaire Technique et image idéale de soi L’individu autonome visé par ce souci de soi subordonné au bien être, n’est concevable que par l’intrusion d’un tiers entre soi et soi : la technique, présentée comme un instrument, mais contribuant à l’élaboration de l’autocontrôle. La technique prend la place du confesseur et du psychanalyste dans la connaissance de son for intérieur. L’individu est accompagné dans sa quête du bien-être par un réel système de techniques appuyé sur une idéologie de soi. Ces techniques apparaissent d’une efficacité incontestable, grâce à l’expérience individuelle valant pour preuve. Ces techniques peuvent être quotidiennes, directement applicables par l’utilisateur qui se les auto-administre, ou alors régulières par l’intermédiaire d’un professionnel représentant des techniques médicales. L’individu adhère à l’idéologie suggérée par Psychologies qui instaure une image idéale du moi séduisante, grâce au triptyque mal-être / guérison / bien-être, doublée d’une image idéale de la guérison. Cette image idéale du moi, virtualisée et dématérialisée est une sorte d’intermonde entre l’imagination et la réalité276, le signe produit par une technique de soi. De par cette adhésion à une image produite par les techniques de soi, l’individu intègre, dans un besoin de conformité, le système de normes développées autour d’un renversement des contraintes sociales en maximes de vie individuelles. Le carpe diem en est l’exemple le plus probant. En plus du système de normes, l’individu accepte l’ensemble technique producteur de son image dès lors qu’il adhère à cette image idéale du moi. Les techniques de soi et l’image idéale du moi sont liées par la croyance en l’idéologie de soi. Cette croyance en lui n’est pérenne que par une soumission à une discipline interne régie par le système de valeurs de Psychologies, et en même temps par les moyens de contrôle incarnés dans les techniques de soi. Choisissant de mettre en place un système de valeurs, tout en ayant connaissance des techniques de contrôle de soi, l’individu met en place un autocontrôle volontaire dont le référentiel et les moyens passent pour l’expression de sa propre volonté.
276
Sfez Lucien (Lucien), L’Utopie de la Santé Parfaite, PUF Quadrige, 2001 182
L’autocontrôle volontaire L’autocontrôle volontaire se différencie de l’autocontrôle classique élaboré par Norbert Elias277. L’autocontrôle apparaît dans les sociétés pacifiées grâce à la mise en place du monopole de la violence physique. C’est un moyen d’uniformiser les comportements en agissant sur les structures psychiques individuelles, nivelant les impulsions et affects. Cet autocontrôle est un élément déterminant de la structure sociale, lui assurant sa cohésion et sa stabilité. L’autocontrôle a par essence une portée sociale. Dans le cas de l’entreprise Psychologies, la quête de soi est le cœur des préoccupations individuelles. La culture de la psy évacue toute dimension sociale, consacrant l’individualité de l’individu comme valeur nécessaire et première à l’accomplissement du bien être. Le surmoi comme instance d’autocontrôle parental est expliqué, sorti de l’ombre de l’inconscient, réapproprié par l’entreprise qui le réinterprète dans une optique de souci de soi, l’intègre comme élément constitutif de la personnalité. L’individu affranchi de son éducation et de sa famille n’est plus soumis à ce surmoi qu’il aura pu analyser et rejeter après un processus de conscientisation instigué par Psychologies. Il s’agit d’aspirations individuelles, libéré de la société, libéré de la famille. L’essor de la subjectivité triomphante comme nouveau mode d’appréhension du monde nécessite en contrepartie de ce monopole d’action sur soi et de perception de la réalité, la mise en place de normes assurant la pérennité de cette nouvelle idéologie. L’intériorisation des conflits crée une instabilité psychique individuelle. Psychologies évacue cette violence, à défaut de mettre en place un monopôle de la violence psychique, chose éminemment liée à la nature individuelle, créant une pacification psychique par un refoulement de cette violence. Ceci peut créer une instabilité psychique : « au niveau de la personne, le conflit remplissait une même fonction symbolique : structurer une relation entre soi et soi où les éléments sont à la fois en rapport et en conflit, en rapport parce que en conflit. La division de soi est constitutive de l’unité de la personne. »278 Avec Psychologies, cette division n’est plus conflictuelle, mais relationnelle, grâce à l’idéologie de la communication qui prône le dialogue, la transparence, l’entente cordiale entre les différentes parties du moi. Le conflit
277 278
Elias (Norbert), La Dynamique de l’Occident, Pocket, Paris, 1999 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 272 183
n’est pas monopolisé, il est totalement évacué, refoulé. De la lutte naît l’identité, telle est la loi des opérations symboliques, érigée par Lucien Sfez279. La pacification totale de l’individu, est une illusion, une voile diaphane aux senteurs embaumantes, couvrant à peine les relents du mal être. Le risque majeur est la perte de l’identité. L’autocontrôle volontaire devient un substitut à cette identité, une sorte d’architecture creuse, un assemblage de fils de fer soutenant une intériorité n’existant que par des préceptes inculqués par une instance supérieure. Pour que l’individu accède au stade du bien être, un certain nombre de cadres directeurs sont mis en place. Ces cadres sont élaborés par Psychologies qui les présente non plus comme un devoir impératif émanant de la société, mais sous la forme de maximes et codes de vies suggérés. Initialement l’entreprise n’a aucune force de coercition, mais joue plutôt de la coer-séduction. L’individu séduit par cet ensemble de codes de vie spirituelle accepte les principes et codes de Psychologies, apparemment de son plein gré. Ces codes mis en place par l’entreprise sont intériorisés volontairement, car ils répondent à la demande de sens et de normes sur les lesquelles s’appuyer, se construire avec et par. Cet autocontrôle est un moyen de contenir la propension de chacun au mal-être. C’est un besoin subjectif de production de normes intérieures artificielles et de moyens techniques conscients pour maintenir écarté le conflit intérieur. Traditionnellement l’autocontrôle prenait en charge l’homme conflictuel : « L’homme conflictuel était encore pris en charge par un dehors supérieur à lui, il était soumis à une loi et à une hiérarchie forte, son corps rendu docile par les disciplines. La notion de loi renvoie à la condition de la liberté et au contrôle social. Elle fait régner l’ordre dans le sujet et dans la société. »280 Les normes de l’autocontrôle volontaire ne font régner l’ordre que dans le for intérieur de l’individu, coupé des réalités sociales, car producteur de son propre sens. L’homme non-conflictuel est pris en charge par une instance supérieure privée, dont l’échange et la transparence sont le principe issu d’une idéologie de la communication intériorisée. L’autocontrôle volontaire est un besoin subjectif applicable sur un individu affranchi de toute contrainte sociale, de la nation à la famille. Il apparaît lorsque des 279 280
Sfez (Lucien), La Politique symbolique, PUF Quadrige, 1993 Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob poches, Paris, 2000, page 275 184
contraintes artificielles ont été transposées et intériorisées par l’individu, dans un souci de constitution d’identité individuelle sorti d’une logique du conflit intérieur. Il est choisi dans un but individualiste précis, comme moyen d’action sur soi pour soi. Il vise l’homogénéisation de chaque individu afin de révéler son essence profonde, étant mis en place par une instance supérieure privée consacrant l’individu par une idéologie de soi. Sa mise en place est supposée offerte au libre choix de chacun mais s’avère être un besoin suite à l’entreprise de séduction menée. Il agit en se référant à un ensemble de normes, valeurs et maximes guidant l’individu vers le but exogène recherché, but qui n’est issu de la quête intérieure de l’individu, mais qui est proposée par l’instance supérieure puis intériorisé par l’individu, croyant par le processus de la suggestion qu’il émane de sa propre volonté. Les techniques de d’autocontrôles sont explicitement connues et agissent de manière consciente, étant un ensembles de dynamiques artificielles de surveillance de son intériorité. Cet autocontrôle volontaire a une portée essentiellement individuelle. Il n’agit pas en parallèle d’un monopole de la violence, mais au contraire pour le maintien d’une éviction totale du conflit dans l’intériorité du sujet. Cet autocontrôle volontaire peut laisser pressentir l’avènement d’une société d’individus reliés par un lien social artificiel technique qui érige l’intérêt individuel en intérêt général. Il se distingue de la discipline par l’instauration d’un système technique de contrôle de soi, et non pas d’un système moral. L’autocontrôle de Norbert Elias est un besoin de la société pour éviter le recours à la violence. L’autocontrôle volontaire est un besoin individuel de stabilité traduisant une carence sociale, non par l’intermédiaire d’une réactualisation du conflit à l’intérieur de soi, amis en mettant en place un placebo technique. La mise en place d’un tel système de normes contribue à une automatisation de l’individu, et non pas à son autonomie. Comme toute autonomisation, un modèle originel est proposé, et tout un ensemble de processus permettent de reproduire l’action dans le même but. Là est la différence fondamentale entre l’objectif présenté par Psychologies et les résultats d’une telle entreprise de soi.
185
CONCLUSION
L’analyse de cette entreprise de soi consacre l’avènement non plus d’un individu souverain, mais d’un individu esseulé et replié sur lui-même, non pas réellement affranchi de son milieu social, mais plutôt coupé involontairement de ses racines. Ce repli sur soi traduit la perte de repères et la confusion des référentiels normatifs dans une logique surmoderne. La dichotomie espace privé / espace public consacre la société comme référentiel, l’espace privé pouvant être interprété en opposition à la puissance publique. L’évolution vers une nouvelle dichotomie intériorité / extériorité redessine les contours de ce repli identitaire en introduisant un référentiel non plus social mais individuel, les structures sociales étant de plus en plus mouvantes dans une logique libérale de court terme. Comme le souligne Alain Ehrenberg, « quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité de création, etc. »281 Ces changements sociétaux modifient la relation au groupe. L’individu n’est plus assuré d’appartenir à son groupe d’origine sur le long terme de sa vie (éclatement du noyau familial, contraintes professionnelles), et est amené physiquement et matériellement, dans une logique de court terme, à changer un certain nombre de fois de milieu. La connaissance de l’autre nécessite une stabilité sociale, et une lisibilité des contraintes extérieures, car cette stabilité assure une certaine cohésion identitaire de l’individu. Face à de tels changements, la perte de repères ne peut que se ressentir, et un besoin de retrouver le même supplante l’effort de connaissance de l’autre. Cette reconnaissance du même est de plus en plus assurée par la logique de signe inscrite dans une société de communication caractérisée par la surmodernité. L’entreprise Psychologies s’inscrit dans ce contexte social de repli sur soi et vers le même comme semblable à soi. Son succès est lié à cette adéquation entre la logique de signe et la demande d’une altérité semblable à soi. La formulation de l’attente, par l’instauration d’une grammaire du psy et la réunion d’un ensemble de textes disparates, 281
Ehrenberg (Alain), La Fatigue d’être soi, Odile Jacob Poches, 2001, page 236 186
oriente la demande sociale vers un souci de soi comme besoin identitaire. Psychologies propose une image normalisée de l’individu, en créant une nouvelle normativité interne en adéquation avec l’idéologie de soi, et en standardisant les représentations de soi qui généralisent l’idéal du moi. Une nouvelle forme de communauté se dessine, issue non plus d’un échange préalable d’altérités présents sur un même territoire, mais par la réunion de semblables fédérés par un signe médiatique extérieur à la réalité sociale. En ce sens les médias tentent de maintenir le lien social, mais n’en font qu’un artefact entraînant une réunion virtuelle d’individus. Cette opération symbolique érige les aspirations individuelles d’un souci de soi en volonté commune artificielle de bien-être. La volonté générale ne peut être la juxtaposition des volontés individuelles semblables282. Au contraire, elle résulte des différences d’altérités tendues vers un but commun, et ne se base pas sur des individualités semblables réunies et modelées par une technique. La logique de la technique est de standardiser les produits pour les rendre compatibles entre eux. Cette offre de technique n’est qu’un artefact masquant les problèmes sociaux. La richesse et la survie d’une société est issue de la pluralité et de l’hétérogénéité qui dans un équilibre dynamique et l’échange des différences permet d’évoluer. Tel est le principe démocratique développée par Rousseau. La mise en place d’un autocontrôle volontaire n’aura de but que de réduire la liberté et l’expression des différences, et d’ériger le consensus en fondement préalable à tout échange et non plus comme le résultat de la confrontation des différences. En ce sens, Psychologies, dont le succès est croissant, nous informe des possibles conséquences d’un souci de soi individualiste exacerbé. Elle n’en est pas la cause, seulement l’« hypersymptôme », raison de plus pour trouver un remède.
282
Rousseau (Jean-Jacques), Du Contrat social, (Chapitre III Si la volonté générale peut errer), Livre de Poche, Paris, 1992, page 64 : « Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’Etat : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement d’association. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particuliers. » 187
ANNEXE I : ATTITUDE
DE LA STAR ET RUBRIQUE DE
FLORENCE
SERVAN-SCHREIBER283
Attitude de la star
Rubrique de Florence ServanSchreiber
12 octobre 2003 : Oser se parler. Anne Parillaud attentive et angoissée
jeu du Tao
Ecoute attentive de l’invitée « ordinaire »
Reportage sur la biodanza, 2 mai 2004 Présentation et test de la luminothérapie
symbolisation de la communication
283
L’ensemble de ces captures d’écran ont était réalisée grâce à l’INA, dans le cadre de recherches dans l’INAthèque. Toute reproduction est interdite. Cinétévé et France 5 sont les détenteurs de ces droit.
188
ANNEXES II : DISPOSITIF CLASSIQUE DE L’EMISSION
Parenthèse de Psychologie, ce signe identitaire symbolise un espace intime. Il a inspiré la disposition des canapés.
Elément de décors ajoutés : 2 mai 2004
1er plateau de Psychologie. 12 octobre 2003 : oser se parler
2 novembre 2003, couleurs chaudes pour Matthieu Ricard et installation d’une tableau pour combler le vide au centre de la parenthèse ouïe.
L’animatrice en bas à gauche de l’image, L’invitée individu ordinaire au fond, tout seul, A droite, Anne Parrillaud et Jacques Salomé
189
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ARTICLES : Becker (Gary), « Voir la vie de façon économique » in Journal des Economistes et des Etudes Humaines, vol.4 n°2 et 3, Juin-Septembre 1993 Bourdieu (Pierre), « La lecture : une pratique culturelle » in Chartier (Roger), dir., Pratiques de lecture, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993, page 276 Cardon (Dominique), « Chère Ménie… », in Réseaux n°70 Clément (Catherine), « moi » in Encyclopedia Universalis, édition numérique, 1995 Collectif, « Psy et Médias sont-ils compatibles », Dossiers de l’audiovisuel, INA, septembre octobre 2003, n°111 Darnton (Robert), « Le lecteur rousseauiste et le lecteur ordinaire au XVIIIème siècle » in Chartier (Roger), dir., Pratiques de lecture, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993 Darras (Eric), « Un paysan à la télévision » in Réseaux n°63, janvier - février 1994 Darras (Eric), « Les limites de la distance. Réflexions sur les modes d’appropriation des produits culturels. » in Donnat (Olivier), dir., Regards croisés sur les pratiques culturelles, Paris, La documentation française, 2003, page 239 Druet (P-P), Kemp (P) et Thill (G), « Le rôle social de l’expert et de l’expertise » in Esprit n°10, 1982, page 56 Ey (Henry), « La conscience » in Encyclopediae universalis, édition numérique, 1995 Foucault (Michel), « L’Herméneutique du sujet », in Foucault (Michel), Dits et écrits, tome IV, page 1980-1988 Kerviel (Sylvie) « Un nouveau rendez-vous hebdomadaire pour mieux se comprendre » in Le Monde, 8 novembre 2003 Mauger (Gérard) et Poliak (Claude F.), « Les usages sociaux de la lecture » in Bourdieu (Pierre), dir., Genèse de la croyance littéraire, Paris, Actes de la recherche en sciences sociales, 123, Seuil, juin 1998 page 12-13 Rui (Sandrine), « La foule sentimentale », in Réseaux n°70, mars - avril 1995
LEÇONS : Sfez (Lucien), Conférence du 29 octobre 2004, Sorbonne.
192
ARTICLES INTERNET : « Le psychologue et vous » distribuée gratuitement par la Corporation professionnelle des psychologues du Québec : http://www.acsm-ca.qc.ca/virage/dossiers/therapeute-ettherapie.html Derengowski (Paul), « Landmark Education, le forum », in Ankerberg (John) et Weldon (John), L'encyclopédie des croyances du nouvel âge : http://prevensectes.com/landmar2.htm Garnerie (Laurence), « Psychologies magazine, comment l’esprit vint aux féminins » in Effie, Etude de cas, 2002. : http://www.effie.fr/cas_imp/imp_02psy.htm « Partenariat stratégique entre Psychologies magazine et HFM », 6 juillet 2004 http://www.lagardere.com/actualites/detail_actu.cfm?idt=13&idn=4545&nav=0 Lettre apostolique sur la sanctification du dimanche par Jean-Paul II, 31 mai 1998 : http://pastoralefamiliale.free.fr/txtdimanche.htm#_Toc33527849 Site inserm : www.inserm.fr
Site de Psychologies : www.psychologies.com
193
TABLE DES MATIERES ________________________________________________________________________________________
INTRODUCTION
8
Le souci de soi et les techniques de soi L’autocontrôle comme régulation du souci de soi Le paradoxe du tout est possible et de l’incertitude : le retour du souci de soi L’intériorité comme construction sociale Problématique
8 10 12 14 15
HYPOTHESES ET PISTES 16 Le rapport au temps L’individu comme référentiel identitaire L’accompagnement technique L’image idéale de soi
16 17 18 18
TERRAIN ET CORPUS Choix et mise en place du corpus Corpus d’étude définitif de l’étude
19 19 21
METHODE Choix de l’approche méthodologique L’échec d’une analyse de réception Méthode pratique
21 21 22 24
RAPPORT A L’OBJET
25
L’EVOLUTION DU FOR INTERIEUR : UN ENJEU DE CONTROLE DE SOI 26 Le for intérieur comme instance d’intégration de normes sociales. 26 Le for intérieur comme instance de contrôle par l’Eglise de l’âme des pécheurs, sous l’ancien régime 28 ème 29 La laïcisation du for intérieur au XIX siècle Distinction entre surmoi et for intérieur 31 Le for intérieur se dilue en société de la communication 32 35
ANNONCE DU PLAN
194
1ère partie : Les conditions sociales et médiatiques de l’émergence de la « psy »
39
_________________________________________________________________________ _
CHAPITRE I : HISTOIRE DE LA PSYCHOLOGIE A LA TELEVISION ET EMERGENCE DE L’ENTREPRISE PSYCHOLOGIES I) L’APPARITION DU PSY ET DE LA PSY A LA TELEVISION A) L’apparition de la psy dans les médias 1) La radio, où la naissance médiatique de la psy 2) Psy-show ou la première exposition de l’intimité à la télévision
40 41 42 42 43
B) Multiplication du psy à la télé 46 1) La psy au service de thèmes particuliers 46 La disparition du psy et la vulgarisation de la psy 46 Le retour du psy 47 2) L’émancipation de la psychologie comme sujet de société : Psyché, des reportages sur les techniques de soi 48 II) PSYCHOLOGIES, UNE ENTREPRISE UNIVERSALISTE DU SOUCI DE SOI
50
A) Une politique de l’image 1) La constitution d’un groupe autour d’une politique de l’image Défis d’image du magazine La publicité indirecte 2) Vers des transferts de capitaux symboliques L’accord avec Hachette Filipachi médias (HFM) : l’expansion internationale
55
B) L’extension du domaine du bien être 1) L’image de marque ou la quête universelle 2) La déclinaison sur d’autres supports ou l’omniprésence de la marque Psychologies.com : vers une communauté du bien-être Psychologie sur France 5 : la parole dominicale 3) Présentation technique de l’émission Trame de l’émission Dispositif technique
55 58 58 58 59 61 61 62
195
51 51 51 53 54
CHAPITRE 2 : LA CONSTITUTION D’UNE CULTURE DU PSY
64
I)
Introduction d’une grammaire du psy
65
A) La vulgarisation de termes scientifiques en jargon psychologique 1) Définitions théorique des termes : ça, moi, surmoi, moi-idéal, inconscient 2) Les trois décepts freudiens B) Psychologies, un vecteur instituant de la grammaire psy 1) Dicopsy, confusion et vulgarisation 2) Psychologie, vecteur de son langage psy C) Un signe de reconnaissance identitaire 1) La constitution d’un jargon communautaire 2) L’autocontrôle par le langage
66 66 68 71 71 74 76 76 79
LA CONSTITUTION D’UN REFERENTIEL
81
A)
81 81 84 86 87 88 90 92
II)
B)
III)
La constitution d’un référentiel de lecture 1) Les usages de la lecture 2) Corpus d’auteurs fondateurs ou la lecture de salut Les référents 1) L’omniprésence des référents 2) L’exaltation des écrits et le culte de l’auteur 3) Le référent, une figure libre de l’expert 4) Le statut des stars
LA « PSYCHOLOGISATION » DE LA SOCIETE A)
B)
L’expérience individuelle comme preuve : reportages, débats, forums 1) Psychologie ou la mise en scène de la vie quotidienne La représentation des émotions ou le paradoxe du comédien La réalité spectacularisée 2) Les rendez-vous psycho ou le mythe de l’interaction 3) Témoignages ou la recherche de la vérité par l’exemple L’approche psychologique des problèmes 1) Les thèmes de l’émission 2) Le traitement des problèmes par le psy
196
94 95 95 95 96 98 99 101 102 103
2ème partie : Un système d’accompagnement de soi
105
____________________________________ CHAPITRE 3 : RENVERSEMENT ET EVACUATION DES PROBLEMES : L’IDEOLOGIE DE SOI III) RENVERSEMENT DES PROBLEMES EN MAXIMES QUOTIDIENNES A)
B)
C)
D)
B) C)
107
Le renversement du mal-être atemporel 107 1) La surabondance événementielle ou le culte du présent 108 2) Vivre au jour le jour, une suggestion devenue maxime 110 Le présent comme valeur 110 La suggestion 111 3) L’émergence de la pluralité du moi ou la rupture de la continuité identitaire 113 L’extimité ou l’individu parfait 115 1) La surabondance spatiale ou l’excès de signe 115 2) Monte Cristo et le contrôle de son extimité 117 3) Le triptyque mal être / guérison / souffrance 119 La pluralité des référentiels : vers une spiritualité utilitariste 121 1) Individualisation des référents. 121 2) La sécurité psychologique 123 3) La religion, entre communauté et spiritualité 124 4) Le syncrétisme spirituel ou le triomphe de l’individualisme 126 La communication salvatrice 128 1) Apprendre la communication. 129 2) La communication autosuffisante 130
IV) CROIRE ET AGIR SUR SOI, UNE IDEOLOGIE DE SOI POUR LA QUETE DU BIEN ETRE A)
106
133
L’intériorisation des problèmes 133 1) Changer sa perception du monde 133 2) Les problèmes extérieurs et les solutions intérieures 134 Ehrard ou le dieu vivant en chacun 135 3) La chute des interdits et le domaine du possible 137 L’altérité en soi 138 1) La chute de l’homme public et l’émergence du moi 139 2) La pluralité du moi 140 L’individu comme propre objet de sa vie, évacuation de la communauté 143 1) La responsabilité de soi implique un autocontrôle volontaire 143 2) Les forums de discussion et la constitution de la communauté d’individualités 147
197
CHAPITRE 4 : LES
TECHNIQUES
DE
SOI
POUR
UN
AUTOCONTROLE
151
VOLONTAIRE
I)
II)
LES TECHNIQUES MEDICALES
152
A)
David Servan-Schreiber ou la médecine complémentaire 1) Du corps et de l’esprit vers les deux cerveaux Entre médecine et mysticisme Rebiologisation de l’esprit 2) Les sept piliers de la médecine complémentaire La médecine traditionnelle Les techniques d’inspiration scientifique La communication salutaire
152 153 153 154 156 156 157 159
B)
La promotion des thérapies 1) Problème du choix 2) Problème du coût : notion de privilège 3) La relation avec le professionnel L’image de la profession et l’évacuation de la critique
160 161 164 168 167
DES PROGRAMMES DE MAINTENANCE A L’AUTOCONTROLE VOLONTAIRE A)
B)
La technicisation de l’âme par l’approche symptomatique 1) Les tests ou une approche technique de soi 2) Les FAQ ou la technicisation des problèmes 3) Dossier psy ou la présélection impérative des thèmes préoccupants Le principe du soin perpétuel et l’autocontrôle volontaire 1) La vigilance quotidienne ou l’autocontrôle subjectif Les techniques pratiques au quotidien L’auto-médicamentation 2) La normalisation par l’autocontrôle volontaire Technique et image idéale de soi L’autocontrôle volontaire
CONCLUSION
169 170 170 174 178 179 179 179 181 182 182 183
186
ANNEXE I : ATTITUDE DE LA STAR ET RUBRIQUE DE FLORENCE SERVAN188 SCHREIBER 189 ANNEXE II : DISPOSITIF CLASSIQUE DE L’EMISSION BIBLIOGRAPHIE
190
198