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Limiter la casse Sociologue, adepte de la recherche-action qu’elle pratique depuis les années 1980, Anne Coppel évoque pour Asud l’événement fondateur de la création du collectif Limiter la casse, qui a inscrit la réduction des risques dans le débat public. Flash-back.

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« Des toxicomanes meurent tous les jours du sida, de l’hépatite B et C, de septicémie, par suicide ou par overdoses. Ces morts peuvent être évitées ». Avec cet appel publié dans Libération et Le Monde du 19 octobre 1993, « Limiter la casse » a jeté un pavé dans la mare: la mort des toxicomanes était – et reste encore – un puissant tabou. Sans Claude Guillomard, venu d’Act-Up, je n’aurais pas osé l’écrire. Nous savions déjà que nos voisins en Europe protégeaient mieux la santé des usagers de drogues. De là à dire clairement qu’ils avaient été abandonnés, qu’ils ne mouraient pas de leur toxicomanie comme on le croit, mais de l’exclusion des soins et de la répression, il y a une bascule: nous – les usagers de drogues et leurs alliés – l’avons franchie sous le coup d’une même colère. Pour parler d’une seule voix, nous avons dû prendre conscience collectivement que « la lutte contre la drogue et la toxicomanie » est meurtrière et qu’il est possible de faire autrement. C’était précisément ce que les pouvoirs publics ne voulaient pas entendre. Le gouvernement avait été clair : la prévention du sida pour les toxicomanes, sans doute, mais à une condition, rien ne devait changer, ni le cadre légal avec la pénalisation de l’usage, ni la lutte contre la toxicomanie. Après deux ou trois années d’expérience, il n’y avait plus de doute possible, au-delà des préjugés et des idées toute faites, le blocage était politique. Rien ne bougerait Asud–Journal #63 décembre 2020

sans s’affronter clairement à la contradiction entre la loi de 1970 et la réduction des risques: « l’alternative entre incarcération et obligation de désintoxication est une impasse, la responsabilité des pouvoirs publics est engagée ».

La force du collectif À l’origine du collectif Limiter la casse, une rencontre organisée par Arnaud Marty-Lavauzelle, président de Aides avec Valère Rogissart, chargé de la prévention à Aides, Phong Thao première présidente d’Asud et moi, qui allais implanter un nouveau projet méthadone avec le Dr Touzeau. La situation était très inquiétante : la gauche au gouvernement avait adopté le plan anti-drogue de Paul Quilès, ministre de l’Intérieur qui avait fait barrage aux mesures de prévention du sida pour les toxicomanes proposées par Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé. Il avait aussi encouragé la chasse aux toxicomanes, qui, dans les quartiers, se menait à coup de battes de baseball. Charles Pasqua, nouveau ministre de l’Intérieur, allait poursuivre cette même politique si bien que 1993 a été l’année la plus répressive et aussi la plus meurtrière. Nous n’avions pas de réponse à la question « Que faire ? », mais nous avons décidé d’inviter ceux dont nous connaissions l’engagement, dans une dizaine d’associations, soit


50 ANS DE GUERRE À LA DROGUE : RÉSISTANCES ET COLLABORATIONS Médecins du monde, First, Aparts, Arcat, Act Up, Aides, Ego, Asud, Repsud, Arcades, Espas. L’objectif de la première réunion était modeste : rompre l’isolement des premières expérimentations, échanger nos expériences et rechercher avec les usagers de drogues ce qu’il convenait de faire. Usagers, militants du sida, professionnels, nous étions tous confrontés aux mêmes obstacles : la cure de désintoxication était l’unique réponse du dispositif de soin, conformément à la loi. Autre caractéristique de notre collectif : les usagers de drogues directement concernés ont été au cœur de notre mobilisation. Voilà qui allait de soi pour les militants de la lutte contre le sida. Du côté des soignants, l’alliance thérapeutique avait fondé leur action. Avec l’autosupport, un pas de plus était franchi, les usagers devenaient des partenaires « une consécration » a écrit dix ans après Gilles Charpy dans Asud-Journal : « NOUS EXISTIONS ENFIN POUR DE VRAI !! »

Des pionniers En lisant cet article de Gilles, je me suis souvenue de l’exaltation de ces premiers temps. Pour les usagers de drogues, elle avait commencé avec la création d’Asud et la revendication des droits de l’Homme, mais qui aurait pu imaginer que ces junkies à l’héroïne deviendraient des militants ? Gilles le ténébreux, héroïnomane dans la grande tradition, était sans doute le plus improbable des militants. Phong Thao, secrète, loin des stéréotypes, était plus convaincante. Jean-René Dard, président suivant, a adopté un autre style : avec sa gouaille de loulou, il s’est adressé à ses semblables, les tox des années 1980, toujours en galère, toujours à la recherche d’un plan, avec en figure de proue d’Asud, Bloodi, le punk fracassé d’une BD. Autre président d’Asud et aussi un temps de Limiter la casse, Fabrice Olivet. Métissé par la couleur de sa peau, et aussi par ses appartenances sociales, il a fait de la lutte contre les stéréotypes le combat de sa vie. Tous ont été profondément transformés par ces années d’engagement, une mutation qui s’est faite sans se trahir, dans la fidélité à eux-mêmes. C’est aussi ce qui est arrivé aux plus investis des pionniers. Je me souviens d’avoir entendu Arnaud Marty-Lavauzelle dire qu’avec la lutte contre le sida, il avait pu devenir pleinement lui-même, à la fois militant de l’humanitaire, psychiatre et homosexuel, médecin et malade. Je peux en dire autant pour moi, avec l’expérience de l’usage, à la fois sociologue et intervenante de terrain, entre recherche et action. À l’université française, c’est avoir le cul entre deux chaises, mais avec la réduction des risques, j’ai pu enfin être cohérente avec moi-même. Avec des raisons qui leur sont propres, nombre d’entre nous se sont engagés dans de nouvelles voies. Je pense à Bertrand Lebeau, humanitaire et à l’époque journaliste médical, qui avec la direction d’un centre méthadone, s’est découvert clinicien. Autre transformation imprévue, Alain Baudoin, philosophe de formation, devenu éducateur en accompagnant les plus grandes dérives. Fidèle à elle-même, Malika Tagounit n’a pas eu le sentiment de changer : « J’ai toujours fait de la réduction des risques, comme M. Jourdain de la prose » m’a-t-elle dit, mais elle a donné sa mesure dans une succession de projets expérimentaux, depuis les deux boutiques de l’association Charonne, jusqu’à l’accueil des punks à chien à la gare du Nord des années après. J’ai cité à titre d’exemple les premiers qui me sont venus à l’esprit, un choix partial, qu’on me le pardonne: impossible dans cet article d’évoquer tous les premiers militants – mais impossible aussi de

ne pas rendre hommage aux tout premiers pionniers, engagés dans la lutte contre l’exclusion au cours des années 1980 comme Jean-Pierre Lhomme, humanitaire, à la rencontre des « exclus des exclus », avec le premier programme d’échange de seringues (PES) à Paris, comme Nelly Boullenger, psychologue habitante d’une cité qui a animé le PES de Seine-St-Denis avec son équipe de rue « d’ex-toxicomanes » (selon la formule de l’époque). Ou encore comme Lia Cavalcanti, éducatrice, qui dans une démarche communautaire, a réuni des habitants du quartier à l’association d’Espoir Goutte d’or en formant des générations de stagiaires, de professionnels et de bénévoles. Tous ont adopté la RdR en cours de route en cohérence avec leurs pratiques – ce qui les a aussi contraints de passer au crible leurs propres croyances. C’est aussi ce qui est arrivé aux premiers médecins prescripteurs dans la fidélité à leur éthique professionnelle. J’ai un jour demandé à Jean Carpentier pourquoi il avait accepté de prescrire des médicaments de substitution : « parce qu’un patient me l’a demandé », m’a-t-il répondu. Il était pourtant persuadé que la toxicomanie est la manifestation d’un mal-être, mais, contre ses propres convictions, il a accepté d’aller sur le terrain de ce patient – et miracle, aux rendez-vous suivants, le patient allait mieux. L’alliance thérapeutique a ainsi été à l’origine de ces premières prescriptions, sans connaissance des études internationales que les médecins vont découvrir en cours de route, après avoir expérimenté par eux-mêmes l’utilité de ces traitements.

Ruptures Sur une question ou sur une autre, nous avons tous dû rompre avec nos propres croyances. Ce n’était pas les mêmes pour tous et les débats ont été tumultueux. Ainsi, les traitements de substitution n’ont pas fait consensus d’entrée de jeu. À l’extérieur de notre mouvement, les prescripteurs ont été traités de « dealers en blouse blanche » tandis qu’Act Up réclamait la prescription d’héroïne au nom de la lutte contre la prohibition. Les usagers d’Asud l’auraient souhaité, mais la question se posait en termes pratiques : comment apporter une aide immédiate aux héroïnomanes ? Ils avaient leur réponse : ils voulaient des prescriptions médicales. Pour autant, ils continuaient de refuser « la médicalisation des toxicomanes », une conviction largement partagée dans notre collectif. Il a pourtant fallu se rendre à l’évidence : ces prescriptions, au départ ponctuelles, étaient bien un traitement de la dépendance à l’héroïne. Autre ébranlement des croyances collectives, l’adoption de la santé publique. Les associations sida avaient associé protection de la santé, droits de l’Homme et lutte contre le stigmate. C’est ce qui a légitimé la revendication des droits de l’Homme d’Asud, mais se réclamer de la santé publique a été une autre paire de manche. En France, les expériences étrangères ont été assimilées à une médicalisation, dénoncée comme outil de contrôle social par les plus libertaires, et taxées de laxisme par les répressifs. C’est ce qui a fait obstacle à l’information sur les expériences étrangères. La première enquête sur l’expérience de Liverpool a été menée par Mathieu Verboud (Journal du sida avril-mai 92). Les conférences internationales ont été des moments de bascule. À Amsterdam en juillet 1992, Bertrand Lebeau et moi avons pris conscience du retard français, nous avons d’abord retenu les actions, mais cette nouvelle politique de santé publique restait assez obscure. Les expériences internationales ont d’abord fonctionné comme un feu vert : on devait aller de l’avant, créer des associations d’autosupport ou prescrire de la méthadone. Les échanges avec les experts étrangers se sont Asud–Journal #63 décembre 2020

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50 ANS DE GUERRE À LA DROGUE : RÉSISTANCES ET COLLABORATIONS approfondis au fur et à mesure qu’on s’engageait dans l’action. Nous avons changé de façon de faire avant de changer de façon de penser, et ce faisant, nous avons basculé dans une démarche pragmatique, ce qui pour nous, Français volontiers idéologues, n’allait pas de soi.

Des actions visibles Limiter la casse a été un lieu de formation mutuelle. On venait tous d’horizons différents, et sans occulter ces différences, nous vivions une aventure collective : les usagers de drogue sortaient de la clandestinité, les malades n’étaient plus seuls, les soignants n’étaient plus impuissants, on découvrait « les mensonges qui tuent les drogués » pour reprendre le titre d’Annie Mino, psychiatre à Genève. En même temps, sur le terrain les projets de réduction des risques se multipliaient malgré les obstacles. On était en surrégime, on n’avait pas le droit à l’échec, d’autant que nous étions constamment sollicités par les médias. La priorité était de répondre à l’urgence du terrain, si bien que les actions menées par Limiter la casse ont été peu nombreuses. La manifestation des Bus à Stalingrad a été notre première action, « une première manif en faveur des toxicomanes ? » a demandé un passant, surpris. On ne lui a pas répondu, mais on était aussi surpris que lui. On a pu réunir 7 Bus, avec MDM, le mieux organisé, mais aussi Arcade du 93, Asud et le bus parisien de Aides. Une volontaire du Bus de Toulouse était présente ainsi qu’une des volontaires du groupe Femme et sida. Il faisait froid, en ce mois de décembre 1993, on buvait du café servi à la louche, mais ce qui faisait chaud au cœur, c’était de se retrouver ensemble. On crie « Limiter la casse ! », on explique aux passants « la France est en retard, on est pressé ». « Y en a marre » lance quelqu’un et un autre de préciser « les flics, c’est la seule réponse ». Quelques affichettes sont agitées : « La santé n’a pas de prix », « La santé, c’est un droit ». Il y a quelques prises de parole. Une sœur de la Perpétuelle indulgence agite un préservatif dans une main, une seringue dans l’autre. « Aller à la rencontre des usagers, c’est le principe même de la RdR » explique Jean-Pierre Lhomme au journaliste de France Inter, car enfin des journalistes nous prêtent attention. C’est un tournant dans le débat public. Les États généraux drogues et sida des 4 et 5 juin 1994 ont été un moment fort de notre mobilisation. En six mois, un changement radical s’était opéré, il y avait désormais des actions de RdR dans presque toutes les grandes villes avec des initiatives promues par des collectifs locaux et le soutien précieux de MDM et de Aides. C’est aussi que Simone Veil, ministre de la Santé, a pris conscience de l’urgence. Au cours de l’hier 1994, elle avait obtenu les budgets nécessaires, surmonté les blocages administratifs et multiplié les accueils, agréé de nouvelle places méthadone, développé les réseaux ville-hôpital. On était en bonne voie… Nous avons réuni environ 600 participants au Palais des congrès, avec 40 associations, agissant essentiellement dans la lutte contre le sida, le soin ou le social, mais aussi la Ligue des droits de l’Homme, le Syndicat de la magistrature ou SOS Racisme. Les plénières ont mêlé personnalités et militants de base, professionnels et bénévoles, parisiens et provinciaux. Asud-Journal a souligné « la présence massive des usagers, des ex, des pas déclarés […] autant dire qu’on s’est pas privé de la ramener » (Asud-Journal n° 7).

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En plénière, Jean René a parlé au nom d’Asud : « il y a maintenant huit associations d’autosupport en province. On est parfois surpris d’être encore en vie, on est là pour affirmer que nous sommes des citoyens comme les autres » (cité par Éric Favereau). L’émotion était tangible dans la salle, elle est montée d’un cran avec l’arrivée de Simone Veil, invitée par William Lowenstein. Sans sa détermination et sa ténacité, l’urgence vitale n’aurait pas été surmontée aussi rapidement. Simone Veil s’est affrontée à son propre gouvernement, sans se soucier des opinions admises, elle a ainsi sauvé des milliers de vie, ce que les hommages officiels ont passé sous silence. La réduction des risques infectieux, ce n’est pas la réduction des risques liés à l’usage, qui aurait impliqué un changement de la politique des drogues et la reconnaissance des droits des usagers de drogues. Du moins avec les traitements de substitution et les traitements sida, l’urgence vitale était en passe d’être surmontée. Les plus militants étaient accaparés par les nouveaux projets, on se connaissait, on pouvait faire appel les uns aux autres si nécessaire, et nous étions moins nombreux dans les réunions. Nombre de questions restaient pourtant en suspens. Avec Malika Tagounit, devenue présidente, nous avons encore organisé des ateliers sur la prison, sur l’injection et les salles de consommation. Il nous restait à élargir notre audience.

L’autosupport reconnu Le 25 mars 1997, avec le soutien de MDM, de Aides et de la Mutualité française, nous avons contribué à la 8e conférence internationale de réduction des risques organisée selon les normes internationales. Les Français avaient enfin pris leur place dans ce mouvement à l’origine du développement de la RdR dans presque tous les pays du monde. La reconnaissance officielle de cette nouvelle expertise, tel était l’enjeu de ces conférences. Ces experts ont bien apporté leur soutien aux associations d’autosupport, mais l’officialisation a ses exigences propres : au-delà des pétitions de principe, les usagers de drogue restent des marginaux. Asud a pu néanmoins inviter les associations d’autosupport étrangères, avec un petit budget accordé à Limiter la casse par Ensemble contre le sida. « I’M (a) DU, nous sommes tous des usagers de drogues » a été un moment fort de leur mobilisation, conclue par une standing ovation, tous debout, avec quelques larmes aux yeux. Limiter la casse a été le creuset d’un mouvement social qui, si marginal qu’il ait été, a profondément bouleversé les croyances sur lesquelles la lutte contre la toxicomanie était fondée. On s’est affronté à un mur qui semblait immuable, il s’est écroulé en cours de route, ce que nous étions loin d’imaginer. Les intervenants en toxicomanie ont fini par adopter la réduction des risques, avec une succession d’étapes, depuis l’adoption de principe de 1994, à la réconciliation officielle aux « Rencontres nationales toxicomanie » organisée en décembre 1997 au ministère de la Santé par Patrick Aeberhard. Avec la réduction des risques infectieux, nous avons tous basculé dans un univers médical, légitimé d’abord par les pathologies somatiques, puis avec le traitement de la dépendance aux opiacés, l’irruption des neurosciences et la problématique de l’addiction. La loi de 1970 a ainsi pu être maintenue et même renforcée. Mais c’est une autre histoire… à suivre dans le prochain numéro d’Asud-Journal ! Anne Coppel


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