PREVI CHICHA:
ARCHITECTURE POPULAIRE DANS LA VILLE DES ARCHITECTES
SOMMAIRE INTRODUCTION 1
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LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LIMA DES ANNÉES 60
1.1 Une culture qui démocratise la ville
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1.2 L’affiche chicha: Premièr expresion de la esthétique chicha
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1.3 Lima dans les années 60 et l’enjeu des bidonvilles
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1.4 L’espace public populaire et les usages urbains chicha
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PREVI: UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUIT DANS LE TEMPS
2.1 Antècèdents et conception générale
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2.2 Caractéristiques du plan général pour PREVI-PP1
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2.3 Organisation de l’espace publique et des equipements
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2.4 Cas d’étude
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2.5 Reflexion et comparatif
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LA MAISON PROGRESSIVE À L’IMAGE DE L’IDENTITÉ POPULAIRE
3.1 Les besoins et usages, générateurs de l’architecture populaire
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3.2 Éléments esthétiques/fonctionnels
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3.3 Éléments de support pour la transformation
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L’URBANISME « BASSE HAUTEUR - HAUTE DENSITÉ » ET LE LOGEMENT PROGRESSIF DANS LE LIMA D’AUJOURD’HUI
3.1 Regard prospectif
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3.2 Reflexion finale
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BIBLIOGRAPHIE
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INTRODUCTION
Ce travail est né de l’intérêt de faire une étude prospective du rôle de l’habitant comme véritable acteur dans le développement de la ville de Lima, au Pérou. Il propose une réflexion sur la place de l’architecte à l’intérieur de ces logiques urbaines hors-système. Étant nés dans une quartier populaire en voie de consolidation urbaine, l’esthétique et le caractère de l’architecture populaire ont fait partie de la manière dont j’ai vécu et perçu la ville depuis mon naissance. C’est cette identité constructive, cette image et ce caractère de ville en mutation constante, conjointement aux usages dans l’espace public propres aux groupes humains populaires et au fort héritage andin qui ont construit en moi une identité urbaine éloignée des paradigmes diffusés par mon école d’architecture d’origine. Faire cette recherche constitue finalement pour moi une envie personnelle de réfléchir sur le rôle social de l’architecte et de l’urbanisme à Lima, quelle est la ville qu’on envisage et qu’on est en train de construire ? Avec l’architecture populaire à Lima comme problématique de base, ce mémoire cible la compréhension de la relation entre l’architecture planifiée et non planifiée en utilisant le quartier expérimental PREVI comme cas d’étude. Une grande importance à la culture populaire urbaine, représentée au Pérou par la culture « Chicha », sera donnée afin de construire une base théorique nécessaire pour la compréhension de cette manière de faire l’architecture et la ville étrange pour l’architecte et étrangère au métier d’architecte. L’origine de la culture « Chicha » remonte au Lima des années 60, où dans un premier temps, un syncrétisme des identités andines au caractère complètement rural est entré en contact avec l’espace et les dynamiques de la ville. Cela a généré des transformations dans la société et dans la morphologie de la ville de Lima. Dans cet nouvelle réalité culturelle et humaine qui était en train de prendre forme, une typologie d’« urbanisation » différente à celles déjà existantes prenait place : « la barriada » (le bidonville). Cette typologie changera complètement le visage de la ville historique de Lima, aristocrate et créole1 qui connaîtra son terme pendant la première moitié du XXème siècle. La signification de créole comme on l’utilise en amerique du sud : communauté hispanique née hors d’Espagne, les blancs en amerique du sud).
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Pendant les années 60, Lima est arrivé au taux de croissance de population la plus haut de son histoire : 5,5 % par an. Le projet expérimental de logement (PREVI) a été conçu comme une réponse au manque important de logements généré et à l’expansion de la ville informelle. Previ sera une expérience de logement social progressive sans précédents qui mettra en œuvre les propositions de 13 des architectes les plus importants du monde intéressés par la problématique du logement social. 45 ans après sa construction, PREVI est totalement méconnaissable. Dans ce quartier, toutes les expressions de l’esthétique architecturale «chicha» et les éléments constructifs qui permettent son existence, sont présents : une palette de couleurs très hétérogènes qui met en évidence l’appartenance de l’espace, des escaliers en façade qui transforment les logements individuels en logements collectifs, des jeux de toitures qui gardent une mémoire andine malgré l’absence des pluies à Lima, des compositions des ouvertures aux géométries différentes qui montrent différentes étapes dans la construction du logement, etc. PREVI a montré à l’échelle d’un quartier l’évolution d’une ville dans le territoire en suivant de manière radicale les besoins, désirs et envies des trois générations d’habitants qui ont vécu dans ce quartier. Parallèlement, les bidonvilles ont commencé leur processus d’urbanisation jusqu’à devenir de vraies parties consolidées de la métropole à la fin du XXème siècle. C’est dans ce parallèle que l’on voit que l’architecture populaire est présente dans cette urbanisation gérée par l’Etat ainsi que dans les urbanisations autogérées par les migrants et leurs descendants. Ce mémoire ce propose d’identifier et de classer les éléments caractéristiques de cette architecture « Chicha », qui par son caractère mutant et son esthétique « Kitsch » n’a jamais été assimilée par l’architecture péruvienne. Après plus de 30 ans de la définition de la culture « Chicha » dans l’imaginaire liménien, on commence à voir maintenant et à grand vitesse une revalorisation des icônes, images, éléments, sons et arômes qui composent les espaces urbains caractéristiques de ce Lima populaire. Tout ce qui est « Chicha » dans l’actualité est à la mode, la musique s’écoute même dans les boîtes les plus élitistes de la capitale, les réalisateurs montrent dans leurs films des visages du Lima populaire normalement cachés, l’esthétique de l’affiche « Chicha » avec ses couleurs fluorescentes et ses polices exotiques est sujet d’étude pour les artistes graphiques, des dessinateurs, des créateurs de mode, designers, publicistes et autres personnalités reconnues qui ont toujours été chargés de définir ce qui fait partie ou non de la « culture de l’élite ».
Les seules expressions de la culture péruvienne qui sont restées en dehors de ce mouvement de revendication de la culture populaire sont la littérature et la architecture. La dernière encore plus restrictive et élitiste que la littérature, en restant très académique. L’architecture péruvienne a toujours regardé vers l’extérieur au lieu de réfléchir sur sa propre réalité. L’architecture péruvienne n’a jamais vraiment réussi à trouver une identité locale et à répondre aux particularités de la société pour laquelle l’architecte péruvien travaille. L’architecture populaire est peut-être l’expression la plus sincère de l’identité constructive péruvienne. Elle est un reflet de notre société informelle mais toujours entreprenante. Peut-on trouver des réponses pour l’avenir de notre ville à l’intérieur des logiques propres de l’architecture et l’urbanisme populaires ? Ce mémoire a comme objectif de mettre en valeur les éléments composant l’esthétique et l’identité constructive populaire retrouvées au sein du quartier expérimental PREVI. C’est dans cet espace urbain de tension entre l’architecture planifiée et non planifiée que l’on peut trouver un point de départ pour le débat sur le rôle de l’architecte dans une ville plus inclusive et durable. Lima au 2013 est une ville complètement différente du Lima des années 60. Le développement de la ville a été remis entre les mains des habitants et des investisseurs privés. A cause de ça, le rôle de l’État s’est réduit à donner une cohérence au collage produit par les activités des ces deux acteurs. La dernière partie de ce mémoire sert de réflexion sur les possibilités du logement progressif comme une des diverses réponses aux problématiques des villes latino-américaines, en prenant en compte divers projets et propositions mis en place dans la région. Y a-t-il encore de la place pour l’urbanisme « basse hauteur - haute densité » et le logement progressif dans l’avenir de nos villes ?
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1. LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LIMA DES ANNテ右S 60
1.1 ORIGINE ET DÉFINITION UNE CULTURE QUI DEMOCRATISE LA VILLE Pour définir la culture chicha, il est possible de s’appuyer sur la réflexion du sociologue Arturo Quispe Lázaro1. La Culture chicha est le syncrétisme culturel des différentes expressions humaines au caractère rural de l’intérieur du pays réunis pour la première fois à Lima en milieu urbain. Donc, le « Chicha » est un phénomène à la fois socioculturel et urbain.
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La définition du « Chicha » n’est pas claire en tant que domaine culturel, en raison des regards variés que portent les habitants sur elle. Elle représente une identité et un héritage mais aussi la pauvreté, le chaos, la spontanéité et la violence. On peut identifier cette pluralité des appréciations en regardant la définition officielle du « Chicha » telle qu’elle est utilisée au Pérou:
«Chicha. (De la voix aborigène du Panama chichab, maïs). 1. f. Boisson alcoolique obtenue à partir la fermentation du maïs dans de l’eau sucrée (...) 5. f. Pérou U. En apposition pour parler de n’importe quelle manifestation culturelle d’origine occidentale interprétée et développée par des immigrés andins dans les grandes villes comme Lima. Culture chicha, musique chicha. 6. f. Le Pérou U. En apposition pour parler de toute activité peu sérieuse, de mauvais goût et de basse qualité.»2 La culture chicha est pluridimensionelle ; ses trois dimensions les plus importantes ont une forte présence urbaine et sont liées aux usages propres des ses habitants : - Une dimension ésthétique et culturelle, avec des couleurs criardes, le mélange des gastronomies, des traditions et cultures, etc. Tout cela est considéré pendant les 50 dernières années comme « kitsch » par les canons académiques. - Une dimension structurale, car elle est caractérisée par le caractère informel, la saturation et le « pandémonium », comme conséquence de son caractère auto-géré. 1 QUISPE LÁZARO Arturo, La «Cultura Chicha» en el Perú, Revista « construyendo nuestra interculturalidad »Año1. Nº1. Mayo 2004. Lima-Perú 2 REAL ACADEMIA ESPAÑOLA, Diccionario de la lengua española (22.a ed.). (2001) Comme vu en http://www.rae.es/rae.html
- Finalement une dimension éthique, caractérisée par la flexibilité des normes et des valeurs, l’absence de scrupules, un « modus vivendi » hors-normes, etc. Ces différents dimensions caractérisaient une manière particulière d’habiter en ville, inconnue des anciens habitants de Lima. Pour comprendre la culture de ses nouveaux habitants, il est nécessaire de définir l’individu « chicha ». Le sociologue Javier Garvich1 nous propose une série de caractéristiques de base de cet individu : -Être fils ou petit-fils des migrants de la campagne à la ville -Être né dans le bidonville et y habiter -Grandir dans un environnement culturelle de caractère andin. -Avoir un métier de type strictement urbain -Faire partie jusqu’à la fin de son adolescence des niveaux socio-économiques C et D.
1 GARVISH JAVIER, El carácter chicha en la cultura peruana contemporánea, Lima, septiembre 2006
LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
Il convient de souligner, dans la réflexion du sociologue Javier Garvich, le fait que l’individu Chicha n’est pas un individu migrant, il est le produit d’une génération née à Lima à l’intérieur d’un foyer culturellement andin-rural, mais toujours exposé aux phénomènes urbains propres à la capitale. L’individu chicha n’était pas un paysan, il travaillait dans la ville. En revanche, il était loin d’être comme les citadins de la ville traditionnelle de Lima qui gardaient encore l’héritage d’une ville très aristocratique.
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L’intégration (ou l’absence d’intégration) de ce groupe humain dans la société traditionnelle n’a défini qu’une transformation sociale et culturelle de cette société, elle a inclus aussi une transformation de la morphologie de la capitale péruvienne. Il faut prendre en considération la classification superficielle (mais assez efficace pour la compréhension globale des étapes de l’évolution de Lima) proposée par Manuel Rivero1 qui est la suivante : -Lima 1.0 ou la Lima des rois (La ville de tradition coloniale) -Lima 2.0 ou la ville jardin (L’étape du développement «hors-murs») -Lima 3.0 ou la ville ratée (Développement actuel sans cohérence territoriale)
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Carte montrant la relation entre Lima 2.0 (en noir) et Lima 3.0 (en gris) (source: Barrios Omar, référence: Carte d’évolution de Lima, DNU, 2010)
On peut placer l’apparition de l’individu chicha entre Lima 2.0 et Lima 3.0. En fait, ce groupe humain est la cause de la transformation de la ville qui a existé avant 1961. Dans les 50 dernières années, Lima a multiplié sa densité et surface de manière exponentielle. Aujourd’hui, 70 % de la population de Lima est d’origine migrante. Il
1 DE RIVERO Manuel, BECERRA Cesar, PUENTE ARNAO Fernando, Lima 3.0: Research on metropolitan Lima, Lima, Septembre, 2004
est donc impossible de parler de la même ville. Pour Manuel de Rivero, Lima es une ville jeune d‘environ 40 ans, produit de l’incapacité du gouvernement de planifier une ville pour les millions de migrants qui sont arrivés dès le début des années 50 à une vitesse incontrôlable. Ainsi donc, la conclusion que l’on doit tireer, c’est que Lima est maintenant à 70 % Chicha, et de ce fait, 70 % nouvelle et 70 % populaire. Les traces du Lima d’avant les années 60 sont en train de disparaître. Plusieurs sociologues définissent la culture chicha comme un phénomène migratoire. Pour Quispe, et autres enthousiastes, la culture chicha est actuellement un phénomène collectif et partagé par tous les Liméniens (migrants et originaires de la même façon).
LE RÔLE DE LA MUSIQUE L’intégration socioculturelle des différentes cultures au sein des bidonvilles de Lima n’était un processus ni rapide ni facile. Malgré le fait de partager une culture andine, les groupes humains provenant des différentes parties des Andes péruviennes avaient leurs propres mœurs et traditions. C’est avec la « cumbia andine » (la combinaison de la « cumbia » très à la mode dans la capitale, et le « huayno », chant et musique typique de la tradition andine) que l’on entend pour la première fois le concept de « Musique Chicha » et naturellement aussi « Culture Chicha ». C’est grâce à la création d’un nouvel élément culturel, qui pouvait être partagé pars tous de manière égale, que la création d’une identité collective est devenue possible. Le discours de l’individu chicha est porté dans les paroles des chansons qui caractérisent le ressentir de cette population qui sort du statut marginal pour appartenir aux dynamiques de la société liménienne actuelle. On prend par exemple un extrait des paroles de la chanson « Je suis de la campagne » (« yo soy provinciano »)1 du musicien Chacalón. Cette icône de la musique chicha est née et a vécu dans le « Cerro San Cosme », une colline où s’est établi le premier bidonville massif de l’histoire de la ville de Lima. 1
NUEVA CREMA, Soy
Provinciano, Lima (1980)
11 LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
Cette culture représente le premier signe de la construction d’une identité urbaine propre à tous les habitants de la société liménienne. physiques et socioculturels.» Ainsi il est important de faire attention à ne pas faire de cette approche, un modèle fermé, applicable de manière uniforme, qui cloisonne et empêche de réaliser des insertions contextuelles qui proposent de véritables solutions aux questionnements contemporains.
“Je suis un gamin de la campagne, je me réveille très tôt pour partir avec mes frères... ayayay! Partir travailler. Je n’ai ni père ni mère, ni chien pour m’aboyer. Je n’ai que l’espoir... ayayay! L’espoir d’avancer. Je cherche une nouvelle vie dans cette ville .. ah ah!»
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Avec ce genre de paroles, la musique chicha à créé une identité collective de lutte pour progresser. Cette identité partagée était plus forte que les individualités de chaque communauté. En même temps, elle parlait aussi des nouveaux usages urbains propres aux activités informelles dans la rue et les espaces publiques. Les différentes thématiques de la musique « Chicha » forment un répertoire des manières que les nouveaux habitants de Lima avaient pour utiliser la rue pour le commerce, la restauration, les loisirs, la foi et le sport. À l’heure actuelle, la musique chicha est devenue un type de musique qui démocratise la culture, grâce a son introduction dans les diverses strates de la société, même dans la strate la plus haute (A). Désormais, elle n’est plus une expression culturelle particulière des strates C, D et E. Le sociologue Wilfredo Hurtado1 dans son livre La musique Chicha et la jeunesse d’aujourd’hui dit :
“La chicha représente le renforcement et l’expansion des expressions musicales andines dans les villes. Elle reflète la présence de la culture andine dans les espaces urbains et leur donne une puissance en raison du rôle renouvelé comme outil de la formation d’une identité nationale dans la lutte pour la démocratisation efficace de notre société» (1997 : 5). Avec la création d’une culture musicale partagée par tous les nouveaux habitants, la création d’une esthétique propre à ce groupement de cultures est apparue pour communiquer et faire la publicité des événements de rencontre liés à ce genre musical. C’est au travers de l’affiche que la culture chicha a montré sa première expression graphique.
Illustration de Chacalon sur la colline San Cosme (Source: Inconnu) Photo de la colline San Cosme à La Victoria (Source: Vinagrillo) 1 1994
HURTADO Wilfredo, La musica y la juventud de hoy: Los hijos e la Chicha, Lima,
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1.2 L’AFFICHE CHICHA : PREMIÈRE EXPRESION DE L’ESTHÉTIQUE CHICHA ORIGINE ET CARACTÉRISTIQUES À mesure que la musique chicha devenait un véritable phénomène culturel dans les bidonvilles, les affiches utilisées pour faire la publicité des événements en rapport avec ce nouveau genre musical ont envahi les rues de la capitale. C’est le premier moyen par lequel la culture chicha est apparue dans des espaces de la capitale qui n’appartenaient pas à la classe populaire.
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Photo d’une broderie Huanca et d’une affiche Chicha (source: Chichopolis)
L’affiche est devenue un signe incontournable de la présence d’un nouveau groupe humain dans la ville. C’est avec son chromatisme radical, ses polices exotiques et sa reproduction massive que cette affiche a donné une image propre à ce groupe humain encore méconnu par les autres. Vu que l’affiche chicha comme sujet d’étude de la publicité et l’art est une thématique récente, les traces de ses origines et sa consolidation comme langage graphique sont encore en débat. L’extrait suivant d’un article de Vadim Vidal1, nous parle du Clan Urcuhuranga, le plus grand représentant de l’affiche chicha et plus particulièrement des méthodes artisanales de fabrication de l’affiche et de l’origine de sa palette chromatique.
« Ils ne sont pas les seuls, ni les premiers, mais ils sont les vrais responsables du style caractéristique des affiches « Chicha » qu’on connaît aujourd’hui. Composé de Fortunato et ses fils Elliot et Edison, le clan Urcuhuranga
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VIDAL Vadim, Chicha design, Revue Paula, Santiago, 2010
fait de manière artisanale des affiches depuis 20 ans. D’abord ils dessinent, après ils font le découpage (avec un cutter des contours des lettres), ensuite ils remplissent les contours avec de la peinture noire, après ils peignent les surfaces et, finalement, ils laissent sécher les affiches dans leur atelier du kilomètre 13 de l’autoroute centrale du Pérou. Ils utilisent toujours les même couleurs : jaune, orange, vert, et magenta. Les fils disent que les couleurs font partie de l’héritage des broderies et textiles huanca, la culture des Andes du Pérou. La version pragmatique de l’origine indique qu’à la fin des années 80, quand les affiches chicha sont apparues, la peinture fluorescente était la moins chère »
Une autre caractéristique propre à ce textile est la densité des éléments et formes de nature florale ou animale. Les textiles Huancas peuvent devenir très complexes et contrairement aux autres traditions textiles des Andes péruviennes, ils ne conçoivent pas d’espaces vides dans leurs dessins. L’affiche chicha interprète la palette chromatique andine et le horror vacui, l’horreur du vide caractéristique de cette tradition textile, afin de créer un élément urbain qui mélange l’héritage et les logiques publicitaires contemporaines. Les cultures andines ont des moyens communicatifs par tradition exclusivement oraux. L’apparition de l’affiche comme nouveau système de communication hybride (texte + image) a permis de créer un langage visuel qui sort de la nature purement décorative de l’imaginaire andin, pour introduire l’utilisation de l’image dans les arts appliqués et finalement conférer une fonction à un élément esthétique.
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À partir de ce qu‘indique Fortunato Urcuhuranga, l’origine de l’esthétique de l’affiche chicha se trouve dans les broderies « Huancas », savoir-faire originaire de « Huancayo », ville des Andes centrales péruviennes. Ces broderies sont caractérisées par l’utilisation des diverses fibres de coton teinté de couleurs fluorescentes et très vives évoquant les couleurs des éléments de la nature (le ciel, les éclairs, le feu et des éléments végétaux typiques), toujours en contraste avec un fond de toile noir.
LA DIMENSION URBAINE ET COMMUNICATIVE DE L’AFFICHE Sa fabrication artisanale et les bas prix de production lui ont permis de se multiplier dans les rues les plus transitées de la capitale. Son apparition dans les tous les types de surfaces verticales trouvables dans la rue ont changé la fonction des façades et éléments de privatisation dans la ville. Des coins des intersections des avenues les plus fréquentées sont caractérisés par les façades de bâtiments remplis avec des versions à grande échelle de ces affiches. L’affiche change l’usage de la façade résidentielle et son rôle dans l’image de la ville.
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Pour l’artiste et publiciste Sandro Ventura1, l’affiche n’était pas qu’une solution économique pour la publicité des événements chicha, elle fait partie des stratégies publicitaires en dehors de la radio, la télévision et les journaux. Pour le publiciste, c’était une manière d’amener dans la rue un moyen de communication différent mais avec le même degré d’efficacité que la publicité traditionnelle. “Dans notre pays la rue n’appartient pas à tout le monde, la rue n’appartient à personne”, c’est la phrase au moyen de laquelle il qualifie l’espace public de la ville de Lima, ce qui se rapporte à l’enjeu d’appropriation qu’a gagné cette population par le biais dles affiches.
Photo dès l’interieur du transport public à Lima (source: Chichapolis)
L’affiche chicha est devenue le sujet d’étude des différents publicistes et illustrateurs. Sandro Ventura et Natalia Iguiñez, membres de « Laperrera » intéressés dans les arts graphiques et la publicité, revendiquent également l’importance de l’affiche :
1 COLECTIVO LA PERRERA, Afichismo callejero y publicidad popular: La experiencia de La Perrera, Lima
«Cette affiche a généré de nouvelles formes de communication à l’intérieur d‘un cercle culturel migrant, «cholo», énergiquement chargé des éléments traditionnels et contemporains.»1 Affichismo callejero y publicidad popular, de Sandro Ventura y Natalia Iguiñez. C’est avec cette interprétation des éléments allégoriques qui font partie de l’héritage andin et rural, et la mise en place d’un système communicatif propre à une culture complètement urbaine que l’on peut comprendre la création de l’esthétique populaire.
Photo edité, des affiches sur le «Puente Nuevo» (source: Barrios Omar) Page suivant, Photos du processus de réalisation des affiches (source: El equipo plastico) 1 COLECTIVO LA PERRERA, Afichismo callejero y publicidad popular: La experiencia de La Perrera, Lima
17 LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
Même si l’affiche chicha cible stratégiquement la collectivité migrante, son pouvoir persuasif cherche aussi la reconnaissance de ce groupe humain au sein de la société actuelle. Trente ans après son apparition, le graphisme chicha est devenu finalement un patrimoine culturel accepté par des artistes, graphistes et spécialistes de la publicité au Pérou. Elle est, au contraire de l’architecture chicha, un langage esthétique accepté comme partie de la culture urbaine liménienne.
1.2 LIMA DANS LES ANNÉES 60 ET L’ENJEU DES BIDONVILLES LA DÉFINTION DE LA PROBLEMATIQUE DES BIDONVILLES La consolidation de la culture chicha est un phénomène social parallèle a un autre au caractère urbain : l’apparition des « barriadas ». Ces dernières relèvent d’une typologie d’urbanisation populaire au caractère différent de celles déjà existantes dans la capitale.
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Selon le «Programme des Nations Unies pour les établissements humains» (UN-HABITAT) les bidonvilles sont définis comme « Une zone urbaine très densément peuplée, caractérisée par un habitat inférieur aux normes et misérable. » À cette définition, l’UN-HABITAT ajoutera une dimension plus physique et légale à la définition en adoptant officiellement au sommet des Nations unies de Nairobi en 2002 les contraintes suivantes : « l’accès inadéquat à l’eau potable, l’accès inadéquat à l’assainissement et aux autres infrastructures, la mauvaise qualité des logements, le surpeuplement, et le statut précaire de la résidence. »1
Ex-barriada à Lima en terrain en pente (source: Íñigo Sanchiz) 1 THE MERRIAM-WEBSTER DICTIONARY, Merriam-Webster Inc., cité par UN-Habitat, The Challenge of slums, op. cit., p.8), 1994
Cette définition donnée par l’UN-HABITAT est bien sûr synthétique et ne considère pas las particularités de chaque type de bidonvilles : « barriadas », « favelas » ou « townships ». De plus, les caractéristiques de ces espaces ont aussi une forte relation avec la politique de la ville de chaque pays, de façon que le statut de bidonville à l’intérieur d’une métropole peut changer d’un pays à l’autre.
Ces premières définitions et qualifications des bidonvilles ont été utilisées comme critères propres à l’étude des villes planifiées, en ajoutant d’autres critères comme la topographie ou le type d’occupation. Ils offrent finalement des réflexions très superficielles de la problématique. Après cette première étape plutôt constitutive de la problématique de base, les proposions suivantes ont considéré de nouveaux critères à mesure que la complexité de la problématique des bidonvilles devenait plus évidente.
Barriada à Lima en terrain découvert (source: wikimedia)
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LUDEÑA Wiley, Ciudad y patrones de asentamiento, Revue Eure, Santiago (2006)
21 LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
À Lima, dès l’apparition des bidonvilles, plusieurs urbanistes et architectes ont souhaité définir, classer et qualifier les bidonvilles. L’urbaniste Willy Ludeña, spécialiste en histoire du développement de la ville de Lima, explique dans son article « Ciudad y patrones de asentamiento » (« La ville et des modèles d’établissement »)1 les diverses approches qu’ont eu les spécialistes sur la problématique des bidonvilles. On trouve une première étape représentée par les recherches de l’ONPU (1949), la classification du sociologue urbain Matos Mar (1955), la proposition du géographe John P. Cole (1957) et la proposition typologique du PLANDEMET (1967).
LES BIDONVILLES DANS L’HISTOIRE DE LA VILLE DE LIMA Les premiers cas isolés des bidonvilles dans la capitale datent de 1918 et 1923. Après le tremblement de terre de l’année 1940 et la destruction du Callao et d’une grande partie de Lima, le gouvernement a proposé le premier bidonville massif de la ville (« Barriada 27 de Octubre », 1948-156). Même si c’est un cas particulier, cette démarche du gouvernement du Président et Général Manuel Odria a été la première appréciation du bidonville comme système alternatif du développement urbain.
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Pendant cette étape qui finira en 1961, on considère en se appuyant sur la réflexion de Gûnther et Fernandez de Cordova1, trois tendances d’extension non conventionnelle ou établissement des bidonvilles : - Une premier, vers le centre de la ville, près des secteurs populaires et autour des nœuds commerciaux comme le « mercado mayorista de Lima » (Marché de gros de Lima). - Une deuxième, vers les marges de l’ancienne ville, sur les rives du fleuve Rimac et spécialement vers l’Est, où se développera une forte activité industrielle et la présence des commerces, attractifs pour les ouvriers et les migrants. - Finalement une troisième vers le Sud, le Nord et l’Est de la vile, en dehors du périmètre urbain et éloigné des centres d’activité économique. L’État, pendant ces périodes, a cherché à promouvoir cette dernière tendance d’établissements, dans le but d’éloigner la présence migrante des parties consolidées de la ville, en continuant a chercher le développement du « triangle », base de la ville habitée dans sa majeure partie par une population de classe moyenne et haute. La politique de la ville du gouvernement de Manuel Prado (1965-1962) a considéré la problématique des bidonvilles tout simplement comme un problème lié à l’usage du sol. En 1961, la « Ley orgánica de Barrios marginales » ou « Ley de barriadas » (« Loi organique des quartiers marginaux », ou « Loi des bidonvilles ») sera mise en place, comme réponse aux phénomènes urbains rencontrés à Lima ainsi qu’à la multiplication des bidonvilles à l’interieur du pays.
1 FERNANDEZ DE CORDOVA, BOGDANOVICH? MOSCHELLA, Los sectores segregados periféricos, son los nuevos espacios para el desarrollo urbano en Lima metropolitana? , CIAC, PUCP, Lima (2009)
À Gauche Photo du president Manuel Prado Ugarteche (source: wikimedia) À Photo du president Manuel Prado Ugarteche (source: wikimedia)
La réponse finale du gouvernement et la politique suivie par tous les gouvernements ultérieurs ont été de laisser toutes les responsabilités de développement aux habitants des bidonvilles, en affirmant et acceptant les bidonvilles comme des modèles d‘extension urbaine pour des populations aux ressources basses. Fernandez de Cordova illustre le rôle du gouvernement dès ce moment dans la politique de la ville comme un organisme passif. Le rôle de l’État était réduit à la reconnaissance légale des nouveaux espaces urbains informels et à la mise en place des services d’assainissement urbain, et ce, dans l’indifférence du gouvernement à tel point que la ville d’aujourd’hui s’est développée frénétiquement et sans cohérence. Depuis un point de vu social, la société traditionnelle de Lima n’a jamais réussi à accueillir et considérer les bidonvilles comme partie de la métropole, même quand à fin des années 80, 70% de Lima étaient constitués de quartiers populaires auto-gérées. Dans l’article « L’enfer à Lima », on peut reconnaître avec clarté l’image mentale que les liméniens des 60 avaient des bidonvilles.
23 LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
Cette loi, qui avait la prétention de comprendre intégralement l’enjeu des bidonvilles dans le développement de la ville a rencontré plusieurs problèmes, surtout liés à son application et à son interprétation ainsi qu’aux intérêts particuliers des groupes de pouvoir. À partir de cette loi et comme produit des divers débats autours des bidonvilles, plusieurs réponses ont été proposées pour remplacer les bidonvilles : Projets de villes satellites, urbanisations populaires et des bidonvilles avec des statuts spécifiques. (parmi ces propositions, on peut trouver PREVI, sujet d’étude de ce mémoire). La mise en place de ces propositions n’ont pas atteint leurs objectifs initiaux.
«Le bidonville offense tout. Il offense la vue, il offense l’odorat et il offense le cœur. C’est un immonde bordel où la vie humaine se prostitue chaque jour et il est, en vrai, la poutre dans l’œil de tous le liméniens»1 C’est avec ce même regard négatif sur les bidonvilles qu’avaient les habitants du Lima traditionnel qu’ont été qualifiées toutes les expressions culturelles propres aux habitants de ces espaces oubliés de la ville.
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LOGIQUES D’ÉTABLISEMENT DES BIDONVILLES À LIMA Pour la compréhension des logiques d’établissement des bidonvilles à Lima, on s’appuiera sur le schéma comparatif des séquences des opérations pour la formation des quartiers proposé par l’urbaniste Wiley Ludeña2. Ludeña schématise le déroulement des actions des trois acteurs du développement de Lima : l’État, les investisseurs privés et la population (marginale). Les étapes cruciales dans la création et réalisation d’un quartier (planification, parcellisation, aménagements, construction et occupation) ont des séquences différentes selon l’acteur considéré. Cette comparaison est importante pour comprendre la logique de développement de PREVI, un cas très particulier d’urbanisme promu par l’État. Ce qui devient évident à première vue, c’est le placement de l’occupation et l’action d’habiter le logement. L’urbanisme des bidonvilles montre une séquence inversée. L’habitant arrive dans le territoire et l’occupe et y habite dès le début de la séquence. En même temps, la première étape de l’urbanisme représentée par l’État, « la reconnaissance légale », est la dernière étape dans le modèle d’urbanisme des bidonvilles. Par rapport au développement intermédiaire, le cas de l’urbanisme d’État se différencie par sa linéarité, contrairement à l’urbanisme des bidonvilles, où les différentes étapes ont lieu presque parallèlement. Le quartier typique est une ville à remplir où l’usager arrive seulement pour occuper l’architecture, l’espace est déjà défini. Dans les bidonvilles, les processus sont simultanés, l’urbanisation et la construction du territoire ont lieu en même temps, les habitants de cette ville transforment l’espace, tandis que l’espace conditionne la vie.
1
CARETAS, “Infierno en Lima” Caretas Nº 195, avril 1960, p. 27
2 LUDEÑA URQUIZO, Wiley. Ciudad y patrones de asentamiento. Estructura urbana y tipologización para el caso de Lima.
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Schémas de genèse de la ville planifié (en haut) et la ville non planifié (en bas) (source: Elia Sáez Giraldez)
LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
Schéma comparatif sur les sequences de création de quartiers par acteurs (source: Wiley Ludeña, traduction et edition: Barrios Omar)
Par rapport à la morphologie de la ville comme produit du processus d’urbanisation, le cas de l’urbanisme des bidonvilles est très fortement lié au rôle de chaque individu dans le temps. L’illustration de Habraken1 sur la consolidation des rues grâce à la densification du tissu de logements, fait le portrait de cet urbanisme défini dans le temps. Le schéma proposé par Saez, montre également la comparaison des séquences décrites dans le schéma de Wiley Ludeña d’une manière graphique.
26 Consolidation de la rue par densification du tissu (source: Habraken)
Dans l’urbanisme des bidonvilles, la parcellarisation existe à l’origine, mais la construction des maisons, de l’infrastructure, le conditionnement du terrain et la définition des usages sont des processus simultanés et qui ont une répercussion sur les autres. Les usages sont placés en relation avec les besoins des usagers et la construction des logements génère de nouvelles formes d’interaction avec l’espace qui le formalisent et consolident.
Bidonville à Lima, en processus de développement (source: Matos) 1 HABRAKEN, N. John. The structure of the ordinary: form and control in the built environment. Cambridge, London, MIT Press. 1998
C’est finalement la rencontre entre deux variables, la variable sociale et la variable temporelle qui transforme l’espace de la ville et donne origine aux espaces urbains propres à la ville spontanée. Cette configuration a ses forces et faiblesses. Pour Sáez Giraldez, García Calderón et Roch Peña, le développement progressif et spontané de la ville utilisant le logement comme vraie cellule et composante du tissu urbain montre les particularités suivantes qui peuvent enrichir notre ville : Échelle humaine : la ville est définie par l’échelle de l’habitation, cela permet aux habitants de s’identifier à l’espace.
Récupérer la qualité urbaine de la rue: L’habitation qui se prolonge dans la rue offre ou prend possession d‘espaces intermédiaires animés par des activités domestiques. Cela permet la création d’un espace plus divers, où les usages changent selon la période de l’année, le moment de la journée et le profil des habitants. Capacité évolutive de la ville : Les paramètres urbanistiques comme la densité, la typologie ou l’espace constructible changent en fonction du logement. Cela permet une plus grande flexibilité par rapport à celle donnée par des systèmes planifiés où les changements de paramètres sont prévus à l’échelle du secteur, quartier ou ensemble des logements.
27 LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
Échelles d’addition : La diversité d’échelles dans l’espace urbain crée des problèmes de transition ou de passage d’une échelle à une autre. La maison hybride et mutante qui caractérise les quartiers populaires, avec ses programmes mixtes (atelier, bureau, crèche ou commerce) favorise une transition plus souple entre les diverses échelles de programmes.
1.4 L’ESPACE PUBLIC POPULAIRE ET LES USAGES URBAINS « CHICHA » L’ESPACE PUBLIC DANS L’HISTOIRE DE LIMA Les espaces publics du Lima d’aujourd’hui ne sont pas le reflet d’une société inclusive et solidaire où la citoyenneté peut se rencontrer, s’exprimer et s’identifier aux autres. L’espace public à Lima est un espace qui n’appartient à personne, comme c’est reconnu par divers urbanistes et architectes péruviens.
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Pour l’urbaniste Willy Ludeña, les phénomènes qui définissent les usages dans les espaces publics du Lima contemporain présentent des paradoxes par rapport au modèle économique néolibéral, et la dissolution postmoderne de la culture, où le caractère public et privé des espaces devient irrégulier et sujet de conflits. L’absence d’une cohérence globale pour la métropole et l’atomisation des décisions sur le dessin d’un paysage commun a produit une ville où la misère politique est devenue misère esthétique.
« L’espace public est devenu un espace domestique individualisé qui consacre et immortalise les phobies, goûts, peurs ou envies (des familles, partis politiques, maires ou gouvernants) en s’auto-representant, comme si ceux-ci faisaient partie de l’ensemble de la société. »1
Photo d’un parc à San Borja (source: wikimedia)
1 LUDEÑA Wiley, Lima y espacios publicos, Perfiles y estadistica integrada, PUCP? Lima, mars, 2013
Le caractère de ces espaces nous montre aussi l’évolution de l’identité d’une société au cours du temps. Aux trois étapes d’évolution de Lima (proposés par Manuel de Rivero), présentées quand on a parlé de l’individu chicha, on peut confronter à présent trois façons différentes d’habiter l’espace public selon la réflexion de Ludeña : Lima 1.0-Le Lima colonial caractérisé par une logique à l’image des couvents, une ville interiorisée representée par des espaces publics et semi-publics à l’interieur d‘îlots ou de maisons-cours intérieures de grande taille. Ce Lima trouvera sa fin vers 1872 avec la création du « Parque de la exposición » (Parc de l’exposition), le premier parc urbain public. Cet espace accueillera les premiers flâneurs et deviendra un espace pour voir et être vu, l’épicentre de la société liménienne.
Photo du «Parque de la reserva» (source: wikimedia)
29 LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
Lima 2.0-La ville jardin caractérisée par une logique collective, une ville extériorisée représentée par les premiers grands parcs publics, des avenues de type haussmannien et des grands trottoirs pour promouvoir des usages divers au profit du piéton. Au contraire de la proposition de Rivero de dater la fin de ce Lima vers 1961, sur le plan du paysage, on peut considerer la fin de cette intervention dans la ville à grande échelle avec la création du « Parque de la reserva » (parc de la réserve) en 1927.
Lima 3.0-La ville ratée caractérisée par une logique d‘actions individuelles, une ville atomisée où la « plaza » hispanique comme espace de collectivité est remplacée par les centres commerciaux, l’espace privé sans esprit ou caractère civique (Jockey plaza, Plaza San Miguel, entre autres centres commerciaux de la capitale). Au même temps, les rues, les vraies places et les parcs sont devenus privés, avec l’apparition des barrières de sécurité dans quelques quartiers, et des grilles ou signes de restriction sur l’usage des espaces publics. Le vrai visage de ce Lima est la banalisation de l’espace public devenu un objet kitsch, avec des petits parcs faits de jardins fleuris à l’échelle domestique, de mobilier presque inexistant ou anecdotique et des monuments qui mettent en évidence le caractère contemplatif de ces espaces urbains.
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C’est à l’intérieur de cette ville sans esprit de collectivité et sans une identité partagée que des espaces publics alternatifs sont apparus, comme réponse à l’incapacité des organismes de planification de la ville de satisfaire les besoins des nouvelles populations. Ce sont des espaces publics qu’on qualifiera aussi de « Chicha ».
Photo du centre commercial Jockey Plaza (source: skyscraperlife.com)
L’ESPACE PUBLIC CHICHA DANS LA POST-IT CITY Le développement rapide de la ville de lima pendant les 60 dernières années a créé une ville en grande partie d’origine informelle et spontané. L’absence de planification dans les « barriadas » a produit un tissu d’espaces publics différents du modèle classique. Les espaces publics populaires de cette capitale nouvelle se caractérisent par le fait d’être indéfinis, éphémères, interchangeables et avec des identités pluridimensionnelles toujours en rapport avec l’intêret de la communauté. Ces espaces publics, produits de l’aspect « positif » du phènomène chicha (l’urbaniste Ludeña qualifie également d’« urbanisme populaire » les petit parcs gérés par les habitants et promus par les mairies sans un encadrement cohérent. Un produit de la culture chicha « negatif ») se rapprochent du concept des espaces publics de la POST-IT CITY, définis par Giovani La Varra de la manière suivante :
Ces espaces informels, malgré le fait d’être dépourvus d’infrastructures de qualité, sont stimulants pour la vie sociale, des activités économiques et la production culturelle. On peut trouver ces espaces dans les jardins populaires, au détour des escaliers qui montent dans les collines, les « canchitas » polyvalentes (terrain de football, normalement en terre stabilisé), entre autres espaces alternatifs, développé dans des conditions précaires. Pour l’urbaniste Willey Ludeña, ces appropriations informelles, marginales et spontanées de l’espace public ont leur origine dans les années 80, un moment de l’histoire de Lima, défini par Matos Mar comme un temps de « débordement populaire ». Matos Mar fait le bilan dans son livre « Desborde popular y crisis del Estado »
1 LA VARRA G, POLI F, ZANFI F, PERAN M, Post-it City. Ciudades ocasionales. SEA CEX, CCCB, Barcelone, 2009
LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
« L’espace public de la ville contemporaine ne se trouve pas où on croit qu’il est. Ou plus exactement, il ne se trouve pas que là-bas. Il se trouve aussi dans un autre endroit, loin des espaces hypercodifiés de la consommation et des loisirs, loin des places monumentales avec un décor conçu pour un tourisme rapide, loin des rares espaces publics qui sont encore construits, mais sans conviction, sans croire vraiment en eux, en sachant qu’ils ne sont pas ce que l’on a besoin de trouver. Ce sont des espaces non définis par un projet novateur, promus collectivement et non institutionnalisés. »1
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1
de l’affaiblissement de toutes les institutions gouvernementales dans presque tout le domaine public. Cela a généré une série d’initiatives émergentes qui ont fini par s’approprier divers espaces publics de Lima. À l’origine, les manifestation ont été parfois violentes, chaotiques et conflictuelles. Aujourd’hui ils ont évolué, plusieurs ont été acceptés et assimilés, d’autres même promus et soutenus.
LES USAGES URBAINS « CHICHA » Des espaces pris par la culture alternative pour la réalisation des festivals auto-gérés comme el Agustirock (El Agustino), la FITECA (festival de théâtre dans la « canchita » du parc Tahuantinsuyo), La balanza (Comas) ou « El carnaval de Barranco ». On peut les considérer comme des espaces de bohème et de la contre-culture, comme la rue « Quilca » dans le centre historique.
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Des espaces commerciaux à divers échelles : l’occupation des espaces pour la réalisation des activités éphémères comme des foires commerciales ou culturelles, l’occupation des coins, escaliers ou ponts piétons par le commerce ambulatoire, ou les espaces pris par le commerce thématique ou saisonnier (Tacora, La Parada, La Cachina). Des espaces récréatifs pour les masses, comme l’utilisation des ronds-points Santa Anita et Nanranjal, des esplanades des hôpitaux ou même les cours intérieures des écoles primaires pour la réalisation des concerts « Chicha » et d’autres genres de musique populaire. Des espaces de refuge, pris par la population marginale et les SDF sur les rives du fleuve Rimac et sous les ponts.
Théâtre dans une place, LA FITECA (source: DardoBlanco) 1
Des espaces sportifs, des esplanades de terre et de béton, qui changent très rapidement de fonction, et qui sont utilisés par exemple, pour la réalisation du « Mundialito de El Porvenir » (championnat de football organisé par la population d’un arrondissement émergent) et des skate-parcs non planifiés. Selon l’analyse de Ludeña, ces espaces, malgré le fait d’être chaotiques, suivent des logiques d’établissement et développement qui les caractérisent. Un condition essentielle pour son établissement initial est l’absence des institutions, cette situation donne un sens de liberté qui promeut les processus d’appropriation.
Dans ce Lima alternatif et hors-normes, nous, les architectes et urbanistes, nous pouvons trouver un potentiel pour l’assimilation de nouveaux usages urbains proposés par la citoyenneté. L’analyse et compréhension de ces usages permettra de donner une image plus claire du profil de la société liménienne en tant que moteur des dynamiques urbaines de la capitale.
Marché de gros «La Parada» (source: Journal El Ojo)
33 LA CULTURE CHICHA ET SA PLACE DANS LA LIMA DES ANNÉES 60
Dans la réflexion de Ludeña « En général, on peut affirmer que le succès de l’espace public à Lima est proportionnel à la quantité d’activités informelle. Une deuxième condition, c’est que ces espaces essaient de répondre aux besoins non satisfaits par l’espace public planifié. Par rapport aux caractéristiques physiques de ces espaces, ils sont très accessibles, indéfinis, avec une absence de mobilier. Cela représente un vide, un espace libre qui peut être rempli par les habitants.
En haut - Des charretes de «street-food» près de Gamarra (source: Cbichopolis) En bas - Une vendeuse des Cds de musique ambulatnt (source: Chichopolis) À droit - Des tours avec des feux d’artifice pendant une fête religeuse andin (source: Somosquiruvilca)
Photos d’un cimetière clandestin à Lima rempli avec de la couleur, de la musique, de la dance et surtout identité pour la Toussaint (source: HABITAR Arquitectura blog)
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2. PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
2.1 ANTÈCÈDENTS ET CONCEPTION GÉNÉRALE La précarité des bidonvilles, la détérioration des divers secteurs de Lima et le taux de croissance élevé de la population ont demandé en 1965 au gouvernement de l’architecte et président Fernando Belaunde Terry (xxxx-xxxx) de chercher une réponse à la crise du logement qui affectait Lima pendant les années 60.
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Le gouvernement péruvien avec l’ONU ont invité l’architecte Peter Land à assister à la « Banque de logement du Pérou » avec ses politiques de logement social afin de chercher des solutions complémentaires aux programmes déjà existants. Le président de la nation Fernando Belaunde et le président de la banque du logement Luis Ortiz de Zevallos (tous les deux architectes-urbanistes) ont reçu le concept du projet de PREVI proposé par Peter Land avec enthousiasme. C’est avec la collaboration de Peter Land que la première version du projet Previ a été conçue, avec quatre projets pilotes inclus : PP1 : Création d’un ensemble des logements avec 9 typologies différentes choisis par concours. PP2 : Renouvellement des secteurs résidentiels détériorés et de leur environnement. PP3 : Projet de logements et équipements urbains sur une logique de logement auto-construit PP4 : Projet de recherche en systèmes constructifs pour logements résistant aux séismes Le premier pilote est le plus pertinent pour notre réflexion et donc le sujet d’étude de ce mémoire. Le PP1 était conçu sur le modèle d’un concours international qui a fait un appel à propositions de projets de logement social individuel, cela en parallèle des projets de logements collectifs de haute densité considérés à ce moment-là comme le paradigme de l’urbanisme résidentiel et la modernité. Les treize architectes internationaux invités à participer au concours étaient : Toivo Korhonan; Charles Correa; Christopher Alexander; Iniguez de Ozono & Vazquez de Castro; Georges Candilis; Alexis Josic; Shandrach Woods; James Stirling; Esquerra & Samper; Aldo van Eyck; Kikutake, Kurokawa & Maki; Svenssons; Hanson & Hatloy; Herbert Ohl; Atelier 5 5.
Ces 13 architectes, en association avec treize autres architectes péruviens sélectionnés, ont été invités à faire une visite du site du projet pendant dix jours, pour comprendre l’industrie de la construction locale et les aspects sociologiques des populations aux basses ressources. Pour les concours, il a été demandé aux participants de créer une proposition pour un ensemble de 1500 logements, avec le dessin de la typologie des clusters et l’emplacement des équipements éducatifs, sociaux et commerciaux. Une étude approfondie du système constructif modulaire proposé était aussi demandée, avec des surfaces et des coûts de projet compris.
Photo de l’ensemble à la fin de sa construction (source: Graham Fundation)
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Le jury final a eu lieu en 1969 et après avoir choisi trois projets gagnants sur les treize propositions internationales (Kikutake-Kurokawa-Maki 4; Atelier 5 et Herbert Ohl), ils a finalement été décidé en 1974 de construire tous les projet participants au vu de la qualité des propositions (tous sauf deux projets). La première phase de 476 unités de logement a été réalisée en 1971, cependant elle a été laissée à sa propre gestion de croissance pour finalement être oubliée progressivement par les organismes en charge du projet et le gouvernement.
2.2 CARACTÉRISTIQUES DU PLAN GÉNERAL POUR PREVI-PP1 LOCALISATION ET CONTEXTE À huit kilomètres du centre de la autoroute Nord de Lima (Pérou), dans l’espace préalablement occupé par le quartier «El Naranjal» se situe PREVI, le projet expérimentale de logement avec ses 400 hectares de surface.
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Le site est desservie par un réseau de nouveaux chemins et avec le système métropolitaine des autoroutes, tout près de la autoroute intercontinentale «Panamericana». Cet site a était choisi avec l’objectif de avoir un projet avec des possibilités d’extension. Le terrain se trouve à 137m sur le niveau de la mer. La pluie est rare mais le niveau de humidité est très haut. Le vent viens normalement du sud-est.
Carte de localisation de PREVI PP-1 avec la tache urbain de Lima à 1970 et Lima à 2010 (source: Barrios Omar, référence: carte d’évolution de Lima, DNU, 2010)
CONCEPT ET CONTRAINTES Peter Land prendra le rôle de directeur et dessinateur du plan général du projet entre 1968 et 1973 avec la coordination du Groupe de développement de PREVI. Il cherchait un quartier à échelle humaine, en considérant les concepts de rationalité, modularité, création des types, croissance progressive, flexibilité et fonctionnalité. Le nouveau quartier PREVI est considéré comme expérimental par Peter Land, car il a les caractéristiques suivantes :
À ces caractéristiques du plan original, il faudra ajouter l’intégration de 26 tissus différents parcellaires, produits de la décision de bâtir tous les projets présentés au concours. En plus, la proposition finale prévoit aussi la construction de 3 crèches, 3 écoles maternelles et primaires et deux établissements du secondaire (avec une capacité totale de 4000 élèves) ainsi qu’un centre sportif, un centre et souscentre communautaire pour assurer la vie du quartier. Les logements eux-mêmes suivent une réglementation particulière : 1 Chaque logement se situe dans une parcelle dont l’aire doit être plus grande que 80m2 et inférieure à 150 m2. 2 Le SHON de chaque logement doit être supérieur à 60m2 et inférieur à 120 m2 (tous les étages inclus) 3 Les logements peuvent être le début d’un ou plusieurs étages. Leur structure doit être conçue pour permettre de construire un 3ème étage. Tous les logements doivent être extensibles au degré le plus ample possible. 4 On partira de l’hypothèse que chaque famille a une voiture.
43 PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
1. Un quartier et un projet basés sur un concept de basse hauteur-haute densité, un module et un modèle pour la future expansion urbaine. 2. Une idée de logement-patio avec la possibilité d’être extensible. 3. Une configuration des logements en clusters à l’intérieur d’un plan général de quartier. 4. Un quartier avec un environnement complètement piéton, à échelle humaine. 5. Meilleures et nouvelles méthodes de construction résistant aux séismes. 6. Un plan général paysager pour l’ensemble du quartier
2.3 ORGANISATION DE L’ESPACE PUBLIQUE ET DES EQUIPEMENTS Le groupe de développement du projet et Peter Land a proposé un réseau de différentes petites places, interconnectées par des passages piétons qui servent d’axes structurants des différents tissus des logements proposés par les participants au concours.
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Les différents places desservaient à l’origine entre 6 et 18 logements et cherchaient à créer une sensation d‘appartenance, avec l’engagement des habitants de gérer ces espaces et de les entretenir. Ce réseau de places et passages est devenu finalement des espaces de soulagement pour un tissu résidentiel qui a triplé largement sa densité initiale. Cela a été produit par l’envie des enfants des habitants de rester et de continuer à habiter à PREVI, ce qui fait partie de la culture d’habitation des migrants. PREVI n’était conçu que comme une ensemble résidentiel, mais pas comme un ensemble d’équipements et de logements. Ce concept a été développé par les habitants qui ont introduit un tissu économique à l’intérieur du tissu résidentiel en s’appuyant sur des espaces publics existants. Les maisons qui ont créé des espaces commerciaux et des services au sein de la cellule de logement l’ont fait en suivant les envies de modifications progressives des propriétaires et en prenant en compte les caractéristiques de l’espace public proche. Les logements placés autour du parc central ont accueilli des écoles maternelles, des écoles primaires et des crèches. La proximité des terrains de football et des aires de jeux pour les enfants ont stimulé ces usages. Les activités des établissements éducatifs ont été déplacées dans l’espace public, ce qui a permis un usage intensif du parc. Ce haut degré d’usage et d’appartenance consolide l’intérêt des habitants d’entretenir eux-mêmes l’espace public.
Isometrie de l’ensemble avec les projets des architectes participants (Source: EqA, Edition: Barrios Omar)
Cet « écosystème » des usages et relations entre les logements et équipements non planifiés créés par ses habitants à l’intérieur du tissu résidentiel est un exemple d’urbanisme populaire et de la consolidation urbaine gérée de fait par les citoyens. Les logiques de développement urbain à Lima depuis les années 70 suivront la manière d’habiter la ville propre aux nouvelles générations d’habitants issues des premiers migrants. Leur caractère actif et la qualité des entrepreneurs informels ont transformé la ville très rapidement.
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Le plan général de PREVI pilote-1 a accueilli 26 propositions de logements complètement différentes, chacune avec des principes d’organisation, d’implantation et de croissance différents. Cela a créé une complexité très riche au moment de mettre en relation et relier ces différentes propositions, en produisant des scénarios urbains et des situations spatiales très divers. Comme le groupe d’investigation de « Time Builds » l’appelle, PREVI est une ville collage, le produit d’une proposition urbaine « à compléter » ou « à dessin ouvert ». C’est un collage bâti par une succession d’efforts personnels, où malgré les individualités, on peut identifier une partie de la ville consolidée, dense en logements et équipements divers, avec une qualité urbaine qui lui est propre.
Isometrie de l’ensemble avec les types de programme (Source: EqA)
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PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
Carte de types d’usages (Source: EqA)
1978
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R R+1 R+2 R+3 R+4 R+5
Carte de hauteur des b창timents 1978/2003 (Source: EqA, Edition: Barrios Omar)
2003
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PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
2.4 CAS D’ÉTUDE MÉTHODOLOGIE D’ANALYSE DES CAS D’ÉTUDE Pour la compréhension de la relation entre le projet architectural tel qu’il est proposé par les architectes et les modifications et extensions réalisées par les habitants, nous nous appuierons sur la recherche pratique réalisée par EquipoArquitectura (EqA), « ¡El TIEMPO CONSTRUYE! TIMES BUILDS! »1 (2003). Cette étude a été entièrement réalisée sur place, grâce à la réalisation de relevés des logements, ainsi qu’aux témoignages des habitants de chaque habitation (une « maison » pour chaque typologie de logement, donc 26 cas d’études différents).
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L’évolution de chaque cas est analysée dans cette étude dès l’attribution des logements aux habitants (1978), jusqu’à la réalisation des relevés (2003). Pour avoir un portrait complet des dynamiques d’évolution des maisons, ce mémoire propose également la réalisation d’une mise à jour de l’étude originale réalisée par EqA. Cela n’est possible qu’avec l’aide de collaborateurs sur site, notamment au moyen de prises de photos et de témoignages recueillis auprès des propriétaires, des locataires et du voisinage Cependant, l’impossibilité de réaliser des relevés architecturaux sur le quartier ne permet pas de faire une suivi précis des changements dans la distribution intérieure des logements. Pour éviter de s’appuyer sur des hypothèses, l’analyse pendant le période 2003-2013 aura comme priorité les usages et le changement des fonctions des espaces. Ce travail considère deux cas d’étude sur les 26 réalisés par EqA : le logement de la famille Fernández (le projet de l’architecte James Stirling) et le logement de la famille Zamora (le projet des architectes : Kikutake, Maki et Kurokawa). Ce choix n’est pas aléatoire, bien au contraire, nous cherchons à opposer deux situations types importantes : le logement avec une haute densité d‘habitation (Famille Fernández) et le logement avec une haute densité d’équipements (Famille Zamora). L’emplacement urbain joue aussi un rôle important pour les deux cas étudiés. En effet, la famille Fernández habite dans une parcelle à la périphérie de l’ensemble, contrairement au cas de la famille
Zamora qui habite au centre de l’ensemble et tout à côté du grand parc.
1 F. GARCÍA-HUIDOBRO, D. TORRES TORRITI, N. TUGAS, ¡El tiempo construye! : el Proyecto Experimental de Vivienda (PREVI) de Lima : génesis y desenlace, Edtorial Gustavo Gili; 1ST edition (2008)
L’analyse des cas d’étude comprend deux étapes principales : le projet de l’architecte et le projet de l’habitant. Pour chacune des étapes, nous allons considérer : le profil des habitants (pour comprendre les besoins de densité et d’extensibilité), l’organisation (en mettant l’accent sur les usages), le système structural proposé (pour comprendre les contraintes imposées à l’évolution de la cellule base), l’architecture (l’espace à l’image de l’habitant) et la logique d’évolution (contraste entre ce qui était prévu initialement et la réalité finale).
Avec le développement de ces deux cas, nous tenterons d’étudier dans le chapitre suivant les caractéristiques esthétiques et fonctionnelles de l’architecture populaire proposée dans le quartier, en limitant l’analyse du quartier Previ aux logements qui appartiennent à ces deux typologies d’habitat. (45 parcelles). Avec cette dernière contrainte, il sera possible d’identifier de manière moins aléatoire les différents dispositifs architecturaux mis en place par les habitantes sur une même cellule construite.
Relevé réalisé par EqA du logement de la famille Zamora (Source: EqA)
51 PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
L’objectif de cette étude de cas est surtout la compréhension d’une culture constructive et une culture d’habitat. Ce n’est pas une surprise que les hypothèses posées par les 13 architectes internationaux, et même par les architectes péruviens, n’aient pas considéré ni des logiques évolutives ni la culture d’habitation propre à ces populations migrantes.
CAS D’ÉTUDE n°1 PARCELLE AVEC UNE HAUTE DENSITÉ D’HABITATION
LE PROJET DE KIKUTAKE, KUROKAWA ET MAKI
LE PROFIL DE FAMILLE CIBLÉ La composition du foyer considéré par l’équipe japonaise est une famille de 4 personnes (Parents + 2 enfants) et 8 personnes (Parents+ 6 enfants) selon la taille de la parcelle.
ORGANISATION GÉNÉRALE
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L’équipe japonaise, en suivent un des conseils du plan général, propose une parcelle avec une largeur très réduite (6 mètres). La proposition originale est composée par deux cubes, un avec les espaces de vie et un autre avec les chambres, et un volume-couloir qui contient les services et les circulations horizontales. Un escalier à l’intérieur de chaque cube permet l’accès à l’étage. La toiture du volume-couloir restant inaccessible, les deux cubes sont complètement isolés au niveau de l’étage et il n’est donc pas possible de passer d’un cube à l’autre par l’étage. Cette proposition originale gagnera un des 3 prix du concours. Par contre, la proposition de logement sera modifiée au moment de la mettre en place dans le plan général avec les 25 autres propositions. Les modifications, apparemment d’ordre économique, permettent d’avoir un seul escalier aux dépens du rôle indépendant des espaces que sera transgressé. La configuration finale des logements conçue par l’équipe japonaise organise les espaces de vie et les services à la taille du volume principal. Ce volume-couloir est l’axe structurant des deux autres volumes qui contiennent les chambres. Le volume-couloir a des accès à chaque extrémité, en permettrant l’accès dès la rue principale ainsi que depuis le passage piéton. Cette configuration de barres et cubes crée deux patios qui favorisent l’illumination des deux chambres, en leur donnant des vues sir l’espace végétal intérieur. Les espaces de vie, en revanche, ne profitent pas directement de la présence de ces deux patios, et donnent plutôt l’impression d’être des couloirs larges plutôt que de véritables espaces qui permettent le rencontre familiale. L’escalier est mis tout à coté du patio principal, à l’intérieur du volume-couloir. À l’étage, le volume-couloir prend de la hauteur et les cubes qui contiennent les chambres restent en un seul niveau. Les toitures de ces deux cubes sont utilisées comme terrasses, profitant de ces espaces avant de réaliser les extensions des logements.
Chambres Services et circulations Espaces de vie
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Schéma d’organisation-configuration finale (Source: EqA, Edition: Barrios Omar)
PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
Schéma d’organisation-configuration originale (Source: Inconnu, Edition: Barrios Omar)
SYSTÈME STRUCTURAL La structure proposée par l’équipe japonaise est en panneaux de béton préfabriqués. Le système permet une rapide construction et extension du logement, en choisissant de préfabriquer la plus grande partie des éléments constructifs. C’est important de souligner que la structure conçue prévoit seulement la construction d’un seul étage. Cette contrainte a posé des problèmes aux habitants et particulièrement à la famille Fernández pour réaliser les futures extensions dans son logement.
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LOGIQUE D’ÉVOLUTION Le projet de logement prévoit la réalisation des deux chambres à l’étage, au dessus des chambres déjà existantes. La chambre à l’intérieur du volume-couloir à l’étage, deviendra le séjour distributeur en haut. Au rez-de-chaussée, le jardin qui donne sur le passage piéton sera investi pour l’extension des espaces de vie. Malgré l’esprit « métaboliste » qui caractérisait les membres de l’équipe japonaise, le choix du système structurel était très limitant sur le nombre d’étages qui pouvait être construits. C’est peut-être les dimensions de la parcelle qui ont persuadé Kikutake, Kurokawa et Maki de permettre une haute densification dans les parcelles.
Isometrie de la structure (Source: Inconnu, Edition: Barrios Omar) Photos de la proposition de l’équipe japonais, à droit (Source: MVCS-1978, EqA2003, Barrios Omar-2013 )
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PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
2013
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LE PROJET DE LA FAMILLE FERNÁNDEZ LE PROFIL DE LA FAMILLE RÉELLE La famille Fernández au moment d’arriver dans ce logement, était composée par les parents, 5 enfants et un bébé. Ils se sont vus attribuée la configuration de logement la plus élémentaire proposée par l’équipe japonais (97m2).
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NOUVELLE ORGANISATION Pour la famille Fernández, l’organisation originale du logement était insuffisante. Même s’il était possible de loger leurs 6 enfants (encore petits) dans la maison originale, l’habitabilité de ce logement était pénible. Le grand problème qu’ils ont rencontré, c’était la hiérarchie des espaces. Dans les familles péruviennes, les espaces de vie sont plus valorisés que les chambres à coucher, particulièrement quand la famille est si nombreuse. La transformation du logement réalisée par la famille Fernández privilégie l’interaction entre les espaces de vie. Fonctionnellement, les espaces ne sont plus organisés par le système des espaces-couloir, c’est plutôt avec la concentration des espaces de chaque extrémité de la parcelle. La parcelle s’organise avec deux nœuds importants qui sont séparés par le patio central et connectés par le couloir qui contient les espaces de service et de circulation horizontale et verticale.
APPROPRIATION DE LA STRUCTURE La proposition de logement originale a permis à la famille Fernández de faire des extensions en profitant des grands espaces vides. Par contre, au moment de chercher à densifier en hauteur, les contraintes structurales de la maison ont demandé la mise en œuvre d’un système poteau-poutre. Avec l’incorporation de ces éléments structuraux, la famille Fernández a réussi à densifier en hauteur, jusqu’à transformer sa maison en un R+3 (une extension de la surface originale de presque 340 %).
Plans du logement original et le rélevé réalisé par EqA- 2003 (Source: MVCS-1978, EqA-2003)
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PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
LOGIQUE D’ÉVOLUTION DES HABITANTS Pour la famille Fernández, la possibilité de faire évoluer son logement sera un moyen pour retrouver la qualité spatiale souhaitée à l’origine. Le choix de développer une activité commerciale au rezde-chaussée, en profitant du caractère urbain de la rue Parihuanca, a permis aussi la densification verticale de la parcelle. ETAPE 0 : Etape de départ du projet. La famille Fernández arrive dans un logement qui suffit pour loger la famille nombreuse. Cependant, les conditions des espaces de vie du logement sont pénibles pour une famille de 8 personnes.
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ETAPE 1 : La première extension réalisée dans le logement est faite en suivant la logique d’évolution proposée par l’équipe d’architectes japonais. Deux chambres sont construites à l’étage, cela permet d’utiliser l’espace à l’intérieur du volume-couloir comme espace distributeur et de partage. Au rez-de-chaussée, avec la libération d’une des chambres, l’espace de vie sera étendu. Cela permettra que les espaces de vie puissent profiter de la présence du patio et du jardin en créant des liens avec l’intérieur et l’extérieur du logement.
ETAPE 2 : Avec les besoins d’habitation résolus qualitativement et quantitativement, la famille Fernández cherchera à créer une activité économique supplémentaire aux travaux des parents. Une épicerie sera mise en place vers la rue. Cette dernière se dynamise de jour en jour avec des divers commerces et services. La création de cet espace commercial dans la parcelle est possible avec l’utilisation du jardin frontal.
Pour la mise en place d’une épicerie à l’échelle des plans de la famille Fernández, de futurs espaces de stockage seront nécessaires. En même temps, les enfants sont en train d’accroître (ce sont désormais de jeunes adultes), le besoin de chambres de bonne dimension, ce qui sera bientôt prioritaire.
Esthétiquement, cette extension utilisera une fausse toiture à deux pentes pour le décor de la façade principale. Cet élément de la façade est propre à l’identité constructive « Chicha », une réinterprétation de l’architecture andine en milieu urbain. La mise en œuvre de ce genre de dispositifs met en évidence le rôle des habitants dans la conception de leur maison.
ETAPE 4 : La deuxième étape d’extension à grande échelle se produit avec la construction du deuxième étage. Un escalier extérieur sera mis en place pour faciliter l’accès aux espaces de vie de l’étage et pour faciliter la location d’une partie du logement dans l’avenir. Pour accéder au deuxième étage, un deuxième escalier intérieur est aussi proposé. L’escalier donnera une plus grande flexibilité
59 PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
ETAPE 3 : 12 ans après l’arrivée de la famille Fernández dans son logement, le profil du foyer a changé. Les enfants sont maintenant tous de jeunes adultes, avec plus de besoins d’espace. Naturellement, la famille avait prévu la situation. Dans une premier moment (étape 3), l’espace vide du patio sera envahi, jusqu’à le réduire à la moitié de sa dimension originale. La même situation aura lieu dans le jardin à l’arrière de la parcelle. De cette façon, la maison doublera sa surface originale. Dans l’étape suivante, une nouvelle extension permettra de satisfaire les besoins d’habitation de manière optimale.
au logement pour accueillir des familles différentes en préservant leur vie privée. Ce deuxième étage montre aussi en façade l’utilisation de la fausse toiture à deux pentes. Cette répétition génère une logique formelle propre au logement de la famille Fernández. À la fin de cette étape, trois des enfants déménagent pour créer leurs propres familles, ce qui réduit considérablement le besoin d’espace habitable.
60 ETAPE 5 : C’est la dernière étape d’extension en hauteur. La famille Fernández décide de créer une escalier pour accéder au 3ème étage et d’utiliser l’espace de la toiture pour mettre en place un espace de buanderie et utiliser le reste de l’espace comme une terrasse couverte pour les activités de loisir et détente de la famille. La mise en place de portes au premier étage permettra la division du logement, en créant un logement à louer accessible grâce à l’escalier extérieur. La famille utilisera exclusivement l’accès depuis le passage piéton et l’épicerie pour accéder à son logement.
ETAPE 6 : Dans cette dernière étape, la famille sera une nouvelle fois réduite, à cause du décès du père. Les enfants, qui ont chacun leur propre famille désormais, utiliseront les différents étages du logement. Au rez-de-chaussée, l’épicerie sera fermée, pour créer des chambres. La mère, une des filles et sa famille habiteront sur ce niveau. À chaque étage, la nouvelle famille de chacun des deux frères déménagera. Le troisième étage restera un espace de service collectif. Photos de la maison de la famille Fernández , à droit (Source: Bocanegra-1985, EqA2003, Barrios Omar-2013 )
Les modifications architecturales sont minimales. Les grandes portes en rez-de-chaussée utilisées par l’épicerie seront fixées pour devenir des murs infranchissables. L’éclairage des espaces situés dans la vieille épicerie sera utilisé seulement pour le patio central.
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2013
Photos de la maison de la famille Fernรกndez- 2013 (Source: Barrios Omar)
CAS D’ÉTUDE n° 2 PARCELLE AVEC UNE HAUTE DENSITÉ D’ÉQUIPEMENTS
LE PROJET DE JAMES STIRLING LE PROFIL DE FAMILLE CIBLÉE La composition du foyer considéré par James Stirling dans la conception de sa typologie de logement est variable. Il prend en considération l’expression la plus réduite de la structure familiale de base (Parents +1 enfant) jusqu’à’ la possibilité d’accueillir le foyer type de l’époque à Lima (Parents + 4 enfants). Les organisateurs ont finalement soutenu cette dernière configuration de logement, vu que le taux de natalité moyen au Pérou était de 5 enfants par foyer en milieu urbain. (1970-1975).
64 ORGANISATION GÉNÉRALE La configuration la plus élémentaire du projet de Stirling était organisée de manière que l’espace bâti de la parcelle s’organise en formant un L. Dans ce « L », les espaces de service sont situés dans le coin et organisés autour d’un patio beaucoup plus petit. Les espaces de vie et les chambres sont situés dans un des deux bras du « L ». Cette configuration génère un grand patio axial directement lié avec la rue et défini par les murs extérieurs. Dans une deuxième version, et en s’appuyant sur le principe d’un patio plutôt central, Stirling prévoit un espace de transition entre l’espace public et le patio central, ce qui donne beaucoup de dynamisme à la rue. Les espaces de vie sont complètement ouverts vers l’intérieur avec des parois vitrées, et les chambres sont ouvertes vers l’extérieur avec des perforations dans les modules en béton. Finalement, la troisième configuration proposée par Stirling à l’intérieur de sa proposition de tissu de logements utilise également la logique de croissance autour de la cour intérieure, en générant une troisième cour qui constituera un filtre plus privé entre la maison très intériorisée et les rues qui l’entourent. C’est cette configuration de logement qui sera attribuée à la famille Fernández.
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Services et circulations Espaces de vie Schéma d’organisation-configuration finale (Source: MVCS, Edition: Barrios Omar)
PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
Chambres
SYSTÈME STRUCTURAL En s’appuyant sur la même logique organisatrice du patio central, James Stirling propose une cour définie et structurée par des poteaux et poutres qui délimitent virtuellement cet espace. La structure est également composée par les murs périphériques « en sandwich », préfabriqués en béton sur site. Ces éléments périphériques, conjointement avec le nœud central des poteauxpoutres, créent une trame spatiale qui permet la facile disposition des espaces au rez-de-chaussée et la future extension du logement dans l’étage.
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LOGIQUE D’ÉVOLUTION Pour James Stirling, le processus d’évolution de sa proposition de logement considère comme règle générale la conservation des vides. Dans le plan d’extension de Stirling, les escaliers sont placés à l’intérieur de ce L. Cela permettra d’utiliser les vides comme des espaces de soulagement dans une parcelle de plus en plus dense. Il faut remarquer que les trois configurations proposées par Stirling ne sont pas des étapes d’évolution en elles-mêmes. Au contraire, chaque configuration est une proposition particulière réfléchie en considérant son contexte proche (les vides articulent les espaces urbains). C’est avec ce concept en tête que l’évolution de chaque configuration reste toujours verticale malgré la présence d’espaces à bâtir au rez-de-chaussée.
En haut - Croquis de l’évolution de la cellule imaginée par Stirling (Source: Thames ) Photos de la proposition de Stirling dans le temps, à droit (Source: MVCS-1978, EqA2003, Barrios Omar-2013 )
1978
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2013
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LE PROJET DE LA FAMILLE ZAMORA LE PROFIL DE LA FAMILLE RÉELLE La famille Zamora au moment d’arriver dans ce logement était composée par les parents, trois enfants et un bébé. On leur a attribué la 3ème configuration de logement proposée par Stirling.
NOUVELLE ORGANISATION
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Pour la famille Zamora, l’organisation originale du logement était toujours pertinente, mais ils n’ont pas donné la même intérêt aux espaces vides dans la configuration du logement. Les deux patios extérieurs ont été finalement bâtis, alors que le patio principal a été utilisé pour la mise en place d’un escalier qui relie seulement le rez-de-chaussée au premier étage. De cette manière, l’idée d’avoir l’escalier à l’intérieur de l’espace déjà bâti, et laisser les vides libres dans leur totalité, a été rejetée par les propriétaires. Au niveau fonctionnel, le rez-de-chaussée est utilisé dans sa totalité pour la mise en place des divers équipements au cours du temps. Cela génère une stratification des usages au lieu d’avoir une mixité d’usages au rez-de-chaussée. C’est le produit d’un fort esprit entrepreneur de la famille, qu’on pourra identifier dans le développement des 4 étapes d’évolution de la parcelle.
APPROPRIATION DE LA STRUCTURE Pour les nouveaux arrivants du quartier PREVI, la proposition de Stirling a été reçue avec beaucoup d’enthousiasme. La structure qui la compose donnait un cadre très facile à remplir aux habitants. Les murs périphériques en béton sont devenus des socles pour l’extension verticale de la maison avec des murs en maçonnerie. La structure centrale en poteau-poutre a été continuée comme prévu, par la famille Zamora. Le problème imposé par les murs préfabriqués en béton est la difficulté de modifier les ouvertures dans la façade. L’idée d’une maison tournée vers l’intérieur ne faisait pas partie de l’identité urbaine de cette population « Chicha » qui générait plutôt des logements avec une relation public-privé très animée. Cette contrainte n’était pas un obstacle pour la future réalisation d’ouvertures dans les façades, plus appropriées pour les usages commerciaux, éducatifs et tertiaires à mettre en place dans la parcelle. Plans du logement original et le rélevé réalisé par EqA- 2003 (Source: MVCS-1978, EqA-2003)
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PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
LOGIQUE D’ÉVOLUTION DES HABITANTS Pour la famille Zamora, qui n’a pas augmenté le nombre de membres du foyer au cours du temps, l’évolution du logement a suivi plutôt les intérêts du développement de l’économie familiale. Les étapes suivantes pendant la période (1978-2013) ne montrent que l’évolution du tissu résidentiel, il est possible d’identifier aussi l’apparition et consolidation d’un tissu économique dans cet ensemble. ETAPE 0 : Etape de départ du projet. La famille Zamora arrive dans un logement qui satisfait ses besoins d’habitation.
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ETAPE 1 : Premier extension du projet. Avec les besoins d’habitation satisfaits, la famille utilise le patio qui se trouve dans le coin et qui donne vers le parc et le passage piéton pour la mise en place d’une petite épicerie. Une grande porte est créée offrant un accès depuis le parc (qui est aussi aménagé par le voisinage). La porte originale de cette façade sera transformée en fenêtre. Ces modifications montrent la forte relation souhaitée entre le logement et le commerce avec l’espace extérieur, contrairement au modèle de logement intériorisé de Stirling. Les enfants sont en train de grandir (l’un n’est plus un bébé et les autres commencent à avoir besoin d’espace pour étudier), et l’espace de stockage pour l’épicerie reste limité. Ainsi, une extension plus ambitieuse sera envisgée pour l’avenir.
ETAPE 2 : Avec l’économie de la famille en croissance continue, le foyer prend la décision de bâtir un étage. Cela représentera une extension de presque 220 % de la surface originale. Ce développement a était prévu pour l’extension de l’espace commercial (en utilisant les chambres des enfants comme des espaces de stockage). L’espace occupé
par les espaces de vie est maintenant loué par un docteur qui a mis en place son petit cabinet, avec une salle d’attente. Les autres espaces sont loués pour mettre en place divers services. La famille déménagera au premier étage, où en réduisant les largeurs de circulation et en réorganisant la taille des espaces, et arrivera à créer 4 chambres assez spacieuses. Les espaces de vie restent généreux, et une petite terrasse est créée. Pour permettre cette nouvelle organisation et stratification des espaces, un escalier est construit au centre du patio principal. Cet espace au rez-de-chaussée jouera le rôle d’espace de distribution pour les différents usages qui ont lieu en bas.
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Les espaces de service au rez-de-chaussée changeront d’usage. Le docteur et son cabinet sont toujours en place, l’épicerie également. Par contre, le reste des services seront remplacés par une crèche, gérée par une des filles (la plus grande des enfants). La crèche profite de la petite place à côté de la parcelle pour les activités de loisir et de détente pour les enfants. Cela a favorisé l’investissement de cet espace public
PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
ETAPE 3 : Cette étape est la dernière des grandes extensions de surface. Un deuxième étage est créé pour la mise en place d’une nouvelle chambre (les enfants sont maintenant de jeunes adultes avec un besoin plus grand d’espace). Une nouvelle salle de bain est aussi prévue, le reste de l’espace sera utilisé comme buanderie et des espaces de terrasse pour les activités de détente. Pour accéder à cet étage, un escalier est conçu à l’intérieur de la cuisine, de façon à ne pas réduire la luminosité obtenue par le patio central.
par le voisinage. Le mobilier, à l’origine en béton brut, est maintenant peint de différentes couleurs vives, et avec ses formes ludiques plaît beaucoup aux enfants. Ce changement d’usage n’est pas surprenant quand on voit la situation du quartier dans sa totalité. Les équipements éducatifs sont apparus en divers points. Il y a même une des parcelles dessinées par Stirling qui est devenue en sa totalité une école maternelle (R+3). Ces usages, contrairement aux usages commerciaux comme les épiceries ou les salons de coiffure, créent une interaction entre les habitants des quartiers proches et les habitants du quartier. À la fin de cette étape, deux des enfants vont déménager, la famille est alors réduite à 4 personnes.
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ETAPE 4 : Cette étape montre l’état actuel de la parcelle. La famille Zamora s’est réduite encore plus. Avec le décès du père et le déménagement d’un des enfants, la surface habitable libre est plus grande. Finalement, madame Fernández fera le choix de mettre en vente le logement. Cela a comme conséquence le changement des usages. Les nouveaux propriétaires se sont installés à l’étage. L’épicerie gérée par les parents ainsi que la crèche gérée par la fille n’existent plus. Le docteur qui avait son cabinet au rez-de-chaussée est décédé. Ces trois usages ont donc disparu finalement. À leur place, un bureau de commercialisation des outils de bureau occupe la totalité du rez-dechaussée. Cet usage a demandé quelques aménagements : la fenêtre, utilisée pour la vente des produits de l’épicerie est maintenant condamnée et protégée par une grille de sécurité, également décorative. Des barrières basses ont été placées pour privatiser une partie de l’espace public, afin de réduire l’accessibilité de ce côté de la parcelle.
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Photo de la maison de la famille Zamora - 2013 (Source: Barrios Omar)
PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
Photo de la maison de la famille Zamora - 2003 (Source: EqA)
Photos de la maison de la famille Zamora - 2013 (Source: Barrios Omar)
2.3 REFLEXION ET COMPARATIF L’analyse de ces deux cas d’études avait pour intérêt l’identification des patrons de développement des maisons habitées par des familles qui font partie de ce groupe humain générateur d’une identité chicha. L’architecture populaire bâtie sur un « socle » (la cellule base de logement, réalisée par des architectes) montre après 45 ans comment les particularités d’une population sont très importantes dans la réalisation d’un projet « ouvert ».
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Isometries des ensembles des logements proposés par l’equipe japonais et Stirling (Source: EqA )
LE LOGEMENT, UN PROJET À POURSUIVRE Un premier facteur à prendre en considération, quand on regarde le quartier PREVI, c’est le rapport entre la cellule de logement originale et le produit final après les extensions et les aménagements. Par rapport à la qualité du logement comme espace à transformer et à s’approprier, les propositions de Stirling et de l’équipe japonaise sont très disparates. La configuration de chaque proposition présentait des réussites et des erreurs et nous permettent de comprendre l’importance des choix pris en compte par l’architecte.
L’équipe japonaise a proposé un logement dont son étape d’évolution finale était trop définie. Le choix d’utiliser un « volumecouloir » comme élément organisateur de la maison imposait une manière d’habiter la maison qui était trop éloignée de la réalité péruvienne. Même à petite échelle architecturale, en regardant des choix de dessin des plus simples, on peut trouver un absence de considération totale de l’identité des futurs habitants. On prend par exemple les espaces sanitaires, qui sont conçus sur le modèle français (toilettes + salle de bain). Dans la tradition d’habitat péruvienne, les toilettes et la salle de bain son intégrées dans un seul espace. La famille Fernández a modifié ces espaces pour en créer un seul qui corresponde mieux à sa culture d’habitation. Une architecture habitable est plutôt que fonctionnelle, humaine et c’est quand on créé un espace qui suive la nature des usages qu’on lui donne cette qualité de fonctionnalité.
77 PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
Stirling a réussi à trouver un système organisateur assez simple et clair, pour que l’habitant puisse suivre les patrons de développement propres au logement original. Comme EqA l’indique dans son analyse de PREVI, l’architecture « à dessin ouvert » doit être lisible et, dans la mesure du possible, elle ne doit pas laisser lieu aux ambiguïtés. Le patio central est un élément générateur de la structure ainsi que de l’organisation des espaces. C’est grâce à son importance dans la configuration du logement que les habitants ont réussi à comprendre les logiques d’évolution imposées et les réinterpréter pour qu’il suive leurs besoins spécifiques.
LE LOGEMENT, UN DISPOSITIF ÉCONOMIQUE Le logement progressif comme nous l’avons vu dans les cas d’étude surpasse son rôle original d’espace d’habitat pour devenir un véritable dispositif clé dans l’économie domestique. La construction et extension du logement pendant le moment de bonheur économique de la famille est le meilleur investissement pour une société qui lors des dernières décennies a été affectée par un contexte politique et économique très instable.
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Dans la culture d’habitat péruvienne, la maison familiale est aussi la maison des familles de tous ses membres originaux. Les enfants grandissent et au moment de trouver un conjoint et avoir leurs propres enfants préfèrent continuer à rester à la maison. De cette façon, plusieurs générations occupent la même maison qui se transforme dans le temps. Cela permet aux familles d’économiser en temps et ressources, et favorise une densification de l’habitat avec un fort sens de collectivité vu que le quartier vieillit en gardant les mêmes familles et éventuellement les mêmes relations avec le voisinage. Même si le fait d’étendre la surface originale de la maison est principalement dû aux besoins d’habitation, pour les familles de ces quartiers populaires en consolidation, la maison peut devenir une source de revenus. L’espace résidentiel se transforme en espace économique soit grâce à la location de certains espaces de la maison pour des activités tertiaires, soit par la mise en place d’un commerce de petite échelle (épicerie, salon de coiffure, cordonnerie, pharmacie, etc.), ou encore en raison de la location de certains espaces ou étages de la maison comme des appartements indépendants.
Photos de la proposition de Stirling, à droit (Source: MVCS-1978, EqA-2003, Barrios Omar-2013 )
L’ARCHITECTURE À L’IMAGE DE L’HABITANT Après 45 ans, PREVI est méconnaissable. Sans être informé de l’origine des logements, il est peu probable d’arriver à la conclusion que les différents logements de ces îlots ont été dessinés à l’origine par le même architecte. La densification de logement prend de l’importance avec l’apparition de façades et d’usages déterminés par les habitants. Les projets de PREVI qui cherchent une économie de moyens par la préfabrication des éléments constructifs posent évidemment des contraintes aux habitants. Cette architecture en béton est rapidement transformée avec l’utilisation d’enduits colorés, de majoliques texturées et l’utilisation de motifs géométriques répétitifs, typiques de la culture chicha. L’extrait suivant d’un article de Justin McGuirk présente de manière brève le rôle de cette architecture et esthétique d’identité :
Peut-on trouver des patrons ou des modèles dans l’esthétique et l’identité constructives péruviennes ? La partie suivante de ce travail cherchera au moyen d’un reportage photographique d’identifier et de cataloguer brièvement tous les éléments esthétiques et fonctionnels qui engendrent ce style populaire.
PREVI, UNE EXPERIENCE SOCIALE CONSTRUITE DANS LE TEMPS
« Certaines maisons sont des œuvres de transformation extraordinaires dont le caractère sous-urbain surréaliste marque le contexte. Des vitrages teintés et l’esthétique de style « hacienda » ne sont peut-être pas au goût des architectes mais ils sont très éloquents quant à la fierté et aux aspirations de leurs propriétaires. Voilà l’une des plus grandes réussites de PREVI : Les habitants ne sont pas partis malgré l’amélioration de leur situation économique. Ils sont restés et ont transformé un quartier étatique social en ce qui est maintenant à l’image d’une communauté de classe moyenne. »
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3. LE LOGEMENT PROGRESSIF À L’IMAGE DE L’IDENTITÉ POPULAIRE
3.1 LES BESOINS ET USAGES, GÉNÉRATEURS DE L’ARCHITECTURE POPULAIRE
UNE ARCHITECTURE INSTINCTIVE Les cas de la famille Fernández et Zamora nous invitent à imaginer les habitants comme des architectes de leurs propres espaces de vie. Cette architecture qui sort des préceptes partagés par la communauté des architectes n’est pas dépourvue de qualités spatiales. Quelle est la valeur de cette architecture populaire née sans connaissance des principes qui régulent l’architecture que nous concevons ?
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Pour Friedensreich Hundertwasser, les espaces conçus complètement sous les paramètres qu’impose la fonctionnalité limitent l’expérience de l’habitat et ne répondent pas à la vraie nature de l’homme. Dans son «Manifeste de la moisissure contre le rationalisme en architecture» Friedensreich explique :
« L’inhabitabilité matérielle des bidonvilles est préférable à l’inhabitabilité morale de l’architecture utile et fonctionnelle. Dans ces quartiers misérables, qu’on appelle des bidonvilles, l’homme ne peut sombrer que physiquement, alors que l’architecture planifiée qu’on prétend faite pour lui, le fait sombrer moralement. C’est donc le principe du bidonville, c’est-à-dire du foisonnement architectural sauvage, qu’il faut améliorer et prendre comme base de départ et non pas l’architecture fonctionnelle. »1 Friedensreich Hundertwasser était très radical dans sa pensée sur l’architecture moderne. Son avis est intéressant pour ce travail pour la valeur qu’il donne à l’individualité dans l’image d’un projet. Friedensreich a imaginé une architecture qui ressemblait à la nature de ceux qui l’habitent. Une architecture capable de répondre à chaque individu semble très arbitraire, autant que les résultats de l’expérience PREVI au premier regard. Cependant, à l’intérieur de ces architectures nées de manière instinctive et qui semblent aléatoires, on peut trouver des constantes, que la grande partie des habitants de ces quartiers partage.
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LES USAGES QUI GÉNÈRENT LA FORME Comme on l’a vu dans les cas d’étude, les patrons ou modèles de développement suivent toujours les besoins qui sont finalement satisfaits par de nouveaux usages de l’espace. Donc, la première grande constante à considérer, c’est que la mutabilité de l’espace fait très souvent partie de la conception de l’architecture populaire. En identifient les éléments qui permettent la transformation des espaces, on trouvera des dispositifs architecturaux qui donnent forme à cette architecture Chicha.
À la manière d’un reportage photographique, on cherchera à trouver des points communs dans la composition de l’architecture populaire. On s’appuiera toujours sur les deux typologies de logement (celle de Stirling et celle de l’équipe japonaise) pour retrouver les éléments esthétiques et/ou fonctionnels. Pour l’identification des éléments de support pour la transformation, on prendra en compte l’ensemble du quartier PREVI.
83 LE LOGEMENT PROGRESSIF À L’IMAGE DE L’IDENTITÉ POPULAIRE
Une deuxième constante à considérer est le travail des détails. Les architectures construites dans le temps exigent de suivre une liste de priorités. Les habitants construisent dans les périodes de prospérité comme un moyen d’investissement. Malgré les ressources limitées, il n’est pas difficile de voir que dans la réalisation de PREVI, les habitants considèrent la valeur de l’esthétique et se permettent de dépenser plus pour avoir une maison qui leur plaît. Néanmoins, le décor dans les architectures populaires n’est pas arbitraire. Le rôle de l’esthétique est fortement lié à la fonctionnalité, par exemple, quand on observe le travail des grilles placées aux fenêtres, portes et aux espaces extérieurs. Cet élément de sécurité est soigneusement travaillé avec des formes organiques, des géométries qui ressemblent à des éléments végétaux ou ornementaux, des étoiles entre autres motifs.
3.2 ÉLÉMENTS ESTHÉTIQUES/FONCTIONNELS LES GRILLES Les grilles sont des éléments de sécurité que les habitants se sont appropriés en leur donnant une valeur esthétique. Leurs dessins peuvent être très divers, ce qui permet la personnalisation du logement. Les grilles permettent également d’avoir des portes vitrées, sans risque qu’elles soient éventuellement forcées.
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En haut- photos des fenêtres rectangulaires avec des grilles à dessin géométriques (source: Barrios Omar) À droit- photos des fenêtres ciculaires propres du projet de Stirling. On peut observer comen chaque habitent s’approprie de la fenêtre avec de grilles aux divers motifs (Source: Barrios Omar)
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LES FILTRES Des éléments pour limiter la vue, en utilisant des façades avec un degré de perméabilité limité. Ils permettent de contrôler la tension entre le privé et le public au rez-de-chaussée. Ils peuvent être conçus en utilisant des ressources très économiques, comme les briques avec un appareil qui fait des jeux de plein-vide.
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En haut- photos des filtres visuels vers l’espace public (source: Barrios Omar) Photo supérieure - Tissu de logements proposé par Stirling. Photo inférieure- Tissu de logements proposé par l’équipe japonais.
LES FAUSSES TOITURES Ce sont des éléments purement esthétiques. Vu qu’à Lima la pluie est presque inexistante, la mise en œuvre des toitures en pente et inutile. De plus, une toiture en pente empêche la future construction d’un nouvel étage. C’est un élément pour se démarquer des autres et qui évoque l’héritage constructif andin.
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En haut- photos des fausses toitures en façade (source: Barrios Omar) Photo supérieure - Tissu de logements proposé par Stirling. Photo inférieure- Tissu de logements proposé par l’équipe japonais.
LA COULEUR ET LA MATIÈRE La palette chromatique à PREVI est très vibrante, elle fait écho aux contrastes que l’on trouve dans les couleurs des affiches chicha. L’utilisation des majoliques dans les façades, pour faciliter le nettoyage des murs et éviter des graffitis est aussi courante.
En haut- élévation de la rue Pariahuanca, avec l’évolution des logements et leur palette chromatique (source: Bocanegra - 1985, EqA - 2003, Barrios Omar - 2013)
1985
2003
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3.3 ÉLÉMENTS DE SUPPORT POUR LA TRANSFORMATION LES ESCALIERS Avec la mise en place de ces éléments de circulation, le logement peut transformer radicalement son programme. Les commerces et services peuvent avoir lieu au rez-de-chaussée, grâce à l’accès que donnent les escaliers extérieurs aux étages. La mise en place de plusieurs escaliers extérieurs peut transformer un logement individuel de plusieurs étages en un logement collectif ou donner un accès privé aux espaces de logement à mettre en location.
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Les escaliers sont également des éléments importants de la façade. Vu qu‘ils sont habituellement à l’extérieur, ils dessinent l’élévation de la maison. Ils sont ainsi conçus par les habitants en cherchant aussi une valeur esthétique.
LES TERRASSES Les terrasses sont des espaces qui donnent également son caractère au paysage urbain mutant de Lima. Elles sont toujours en processus de transformation, ce n’est pas bizarre de voir des matériaux de construction stockés en hauteur, en attendant une autre période de prospérité. Elles sont par ailleurs utilisées comme des espaces de buanderie, des espaces de détente, des espaces pour les chiens, pour la construction des logements temporaires quand la famille s’agrandit, etc.
En haut- photos qui montrent les usages des terrasses (source: EqA, 2003) À droit- photos qui montrent les escaliers exterieurs du quartier (source: EqA, 2003) Page suivent- photo d’une escalier exterieure dans un des propositions de logement de Stirling(source: Barrios Omar, 2013)
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LE LOGEMENT PROGRESSIF À L’IMAGE DE L’IDENTITÉ POPULAIRE
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4. L’URBANISME « BASSE HAUTEUR - HAUTE DENSITÉ » ET LE LOGEMENT PROGRESSIF DANS LE LIMA D’AUJOURD’HUI
4.1 IMAGINER PREVI AUJOURD’HUI REGARD PROSPECTIF Ce travail a cherché à dévoiler une capitale humaine ignorée pendant des décennies par la communauté d’architectes liméniens et qui, depuis quelques années seulement, commence à être prise en compte. L’étude de PREVI comme plate-forme d’expérimentation ne doit pas se limiter à la considération de ce quartier comme une anomalie dans l’histoire de l’urbanisme péruvien. Bien au contraire, il faut trouver à l’intérieur de cet univers bâti par un groupe humain entreprenant les dynamiques de notre société et y voir de possibles réponses pour son avenir. 100
PREVI peut être considéré comme un raccourci pour la compréhension de l’architecture populaire péruvienne. Avoir la possibilité d’analyser 26 propositions de logements sociaux ainsi que les 20 familles qui y ont habité, pour chaque typologie mais dans le même espace urbain, nous offre une infinité des variables qui caractérisent la culture d’habitat de ce groupe humain. L’urbanisme à Lima est actuellement géré dans sa totalité par des actions individuelles. Les investisseurs privés ont établi un urbanisme de petites tours qui ont morcelé le paysage urbain et banalisé l’espace partagé à l’intérieur des bâtiments de logement collectif. Comment concevoir des espaces verts, des espaces de convivialité ou même simplement des espaces de détente de qualité à l’intérieur des logements collectifs lorsque la parcelle typique des logements collectifs promue par les investisseurs privés ont une surface moyenne similaire à celle de parcelles de logement individuel ? D’un autre côté, l’urbanisme spontané des « barriadas » se construit sans se soucier d’un plan global pour la ville. Malgré les qualités qui peut présenter ce moyen de développement urbain hors-système, une ville qui n’est pas planifiée comme Lima utilise toutes ses ressources pour remettre en cohérence cette métropole. Il est nécessaire de diriger les efforts de l’État sur la conception d’une ville de qualité pour ses habitants au lieu de dépenser des ressources dans la solution des problèmes générés par l’absence d’une gestion territoriale cohérente.
Les bidonvilles sont loin d’être un phénomène du passé, mais la nature de leurs espaces dans la ville a changé. À ce jour, seulement 10% des habitants des nouveaux bidonvilles sont des migrants. Cela indique que les habitantes des bidonvilles sont maintenant des habitants de Lima qui n’ont pas trouvé une offre de logement appropriée à leurs profils. Même l’État avec ses programmes sociaux n’a pas réussi à résoudre cette problématique.
En effet, la possibilité de l’urbanisme « basse hauteurhaute densité » selon le modèle du logement progressif à Lima en matière de développement à l’intérieur d’une ville plus inclusive doit être imaginée en prenant en compte trois aspectes :
Quel type de population sera la cible de ce modèle ? Quelles sont les caractéristiques spatiales de ces logements et quartiers ? Quelles caractéristiques constructives auront les logements ?
101 L’URBANISME « BASSE HAUTEUR - HAUTE DENSITÉ » ET LE LOGEMENT PROGRESSIF DANS LE LIMA D’AUJOURD’HUI
L’auto-construction semble la solution la plus pratique pour la population aux faibles ressources. L’histoire des bidonvilles à Lima montre comment elle a été finalement acceptée par le gouvernement comme une solution face à la crise du logement. Cependant, il faudra que cette capitale humaine soit encadrée par une politique de la ville qui puisse assurer les conditions minimales qualitatives et techniques. L’objectif de PREVI-PP1 était de donner à cette population un logement à développer selon ses possibilités et besoins avec en théorie une assistance professionnelle (malheureusement, les organismes gérants n’ont pas jamais aidé la population). Est-ce que la ville et le logement peuvent donc être encore conçus selon le concept que Peter Land a utilisé pour le plan général de PREVI PP-1 ?
LA POPULATION CIBLÉE La première question est directement liée à la viabilité économique de ce modèle. Pour Lucas, Salas et Barrionuevo, dans leur article sur les leçons que nous a données PREVI1, la création de logements progressifs peut être pertinente seulement pour une partie de la population actuelle. En analysant le PIB par habitant (table 1), on peut observer 5 quintiles différents. Le premier quintile représente 52% du PIB national. L’autre, de 48%, est distribué sur le reste de la population. Ce 1er quintile peut se permettre de participer au marché de logement similaire à celui d’Europe, qui pour le reste de la population est inaccessible.
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Table PIB par habitant, division en 5 quintiles. (Source: Informes de la construct)
En regardant les graphiques réalisés par Lucas, Salas et Barrionuevo (graphiques 1 et 2) on peut observer la relation entre les différents quintiles et les types de logement selon les investisseurs (L’État, les entreprises et la population). Le marché de logements est composé dans sa grande partie par l’investissement privé et les prix de ses logements sont seulement accessibles pour le premier quintile et une partie du deuxième. Les logements qui sont offerts ou obtenus avec aucun type de subvention étatique sont accessibles pour le 3ème quintile. Finalement, les logements auto-construits sont le fait des deux derniers quintiles, la population qui n’a pas de ressources pour participer au marché du logement. Le logement progressif comme option alternative pour le marché de logement peut cibler les 3ème et 4ème quintiles. Le dernier
1 P. LUCAS, J. SALAS, R. BARRIONUEVO, Cuarenta años del PREVI-LIMA: Algunas enseñanzas para la industrialización de la vivienda de bajo coste en Latinoamérica, Informes de la Construcción, Vol. 64, 525, 51-62, janvier-mars 2012
quintile n’a pas des ressources pour investir dans une cellule de logement, ni les moyens pour l’extension de celle-ci. Une politique différente de mise en œuvre des réseaux d’assainissement et d’aménagement urbain pour encadrer l’auto-construction des logements sera nécessaire pour ce 5ème quintile : une politique comme celle conçue par le projet PP-3 de PREVI.
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Graphique 1, relation entre le PIB, les quintiles et le type de logement (source: Lucas, Salas et Barrionuevo) Graphique 2, comparaison avec Brésil et Venezuela (source: Lucas, Salas et Barrionuevo) Graphique 3, comparaison avec les autres pays de la région (source: Lucas, Salas et Barrionuevo)
LES CARACTERISTIQUES SPATIALES DU LOGEMENT PROGRESSIF PREVI nous a montré le rôle de l’architecte dans la conception des logements « à dessin ouvert ». Malgré les efforts pour créer des propositions de logement progressif efficace, la grande partie des projets n’a pas assimilé les dynamiques propres à cette population. En plus, un facteur clé d’importance est la capacité de cette population à développer des activités économiques à l’intérieur du tissu résidentiel. Un projet de logement progressif à l’image de la population péruvienne entreprenante doit être facilement approprié, avec des modèles d’évolution clé en prenant en considération la création d’un tissu urbain avec des espaces qui puissent stimuler l’apparition des activités économiques.
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On peut trouver dans le projet « Quinta Monroy », d’« Elemental » architectes (Chili), un exemple de logement « à dessin ouvert » qui encadre de manière efficace l’évolution des logements dans le temps. Dans ce projet, la clarté de la relation entre pleins et vides a permis aux habitants de s’approprier le projet en suivant le modèle évolutif proposé par les architectes. Cette architecture « à remplir » révèle l’identité de chaque famille tout en gardant une image urbaine uniforme. Les plans d’évolution de l’architecture populaire sont efficacement interprétés par Elemental, avec la proposition d’escaliers extérieurs qui peuvent diversifier les variables d’organisation à l’intérieur des logements (comme nous avons pu l’identifier dans les logements à PREVI). Le temps a montré que les hypothèses des architectes ont été vérifiées par les actions des habitants. Le projet « Quinta Monroy » a été reçu avec enthousiasme par le gouvernement, et a été suivi par divers projets avec le même esprit au Chili et au Mexique. L’analyse réalisée par Lucas, Salas et Barrionuevo a montré également la relation entre les économies de divers pays de la région, où les résultats du Pérou représentent la moyenne des diverses tendances d’Amérique latine. Peut-on alors imaginer le logement progressif comme un modèle capable d’être mis en place dans la Région ? Il faudrait prendre en compte les particularités de la population de chaque pays. De la même façon que les « barriadas » ne sont pas identiques aux « favelas », les réponses à ces problématiques doivent être différentes. Pour le cas péruvien, la considération de la maison comme un dispositif économique et pas seulement résidentiel doit être considéré. Cette particularité sera décisive tant à l’échelle architecturale qu’à l’échelle urbaine.
Evolution de la «Quinta Monroy» (source: Plataforma Arquitectura)
Evolution de l’interieur (source: RADDblog)
LES CARACTERISTIQUES CONSTRUCTIVES Le modèle PREVI ne se limite pas à la problématique des propositions d’évolution. Une autre contrainte créée par les architectes et les concepteurs du plan général était l’utilisation des systèmes constructifs basés sur la préfabrication. L’utilisation de la communauté pour la réalisation des extensions des logements est rendue impossible à mesure qu’elles deviennent dépendantes de la technologie. Il est inutile de concevoir un système préfabriqué si les pièces créées ne peuvent pas être utilisées dans la construction par des hommes sans l’aide de machines.
Il convient de considérer la tradition constructive à Lima constituée par la maçonnerie, ou prévoir l’utilisation de systèmes alternatifs à bas coût et qui peuvent intégrer les habitants comme main d’œuvre.
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Les murs préfabriqués en béton conçus par Stirling par exemple demandent l’utilisation de grues et d’autres machines. Donc, sans l’aide de l’état ou d’organismes pour assister dans la construction des logements, la population ne peut pas s’approprier ces systèmes. Par ailleurs, la préfabrication des éléments constructifs réduit la participation citoyenne et la création de postes de travail ou l’utilisation des propriétaires dans la construction de leurs logements.
4.2 REFLEXION FINALE On peut imaginer les différentes caractéristiques que doit avoir un modèle de développement urbain inclusif pour changer la réalité des bidonvilles à Lima. Cependant, un changement de fond de la politique de la ville est nécessaire à Lima avant de mettre en place ce type de solutions. Comme nous l’avons déjà indiqué, les bidonvilles ne sont pas le seul problème de l’urbanisme à Lima. L’absence de participation de l’État comme organisme qui articule les autres acteurs dans le développement de la ville est dommageable et critique pour l’avenir de la capitale péruvienne.
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Un plan général est nécessaire pour la ville de Lima, un plan qui ne sera pas rejeté à chaque changement de gouvernement métropolitain, ni saboté en raison d’intérêts économiques de la part des investisseurs du bâtiment. La qualité de l’habitat et de l’espace urbain est détériorée avec chaque intervention privée irréfléchie dans l’espace urbain. En outre, aucune réglementation n’encadre les projets selon des normes de qualité urbaine ou architecturale, ce qui représente une boucle infinie et donc un cercle vicieux sans solution. Dans cette ville, où le marché du logement n’est pas considèré depuis une perspective globale de la population, où il se construit une société de plus en plus individualisée, PREVI peut suggérer une réflexion. En effet, les logements de ces quartiers n’ont pas seulement donné une dignité à ces populations marginales, PREVI a aussi rendu digne leur culture de progrès et leurs aspirations. C’est une réussite que le marché de logement liménien n’avait jamais permise auparavant. Comme l’urbaniste Wiley Ludeña l’indique dans une interview, où il répondait à une question sur les plans de gouvernance des derniers candidats à la mairie de Lima, nous avons besoin de créer un « Lima attractif pour ses habitants » et pas un « Lima attractif pour les investissements ». C’est quand nous parviendrons à créer une ville inclusive et valorisée par tous ses habitants que les investissements arriveront. C’est le moment pour l’Etat, et les architectes, de trouver un rôle plus actif dans le développement de la capitale et d’être plus fidèle à la devise de notre métropole : « Lima, ciudad para todos » (LIMA, une ville pour tous).
Restaurant éphémère à PREVI-PP1 (source: Omar Barrios)
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113 Ce travail n’aurait pas été possible sans l’aide de ma famille au Pérou qui s’est rendu sur les lieux du quartier PREVI et m’a apporté des témoignages et de nombreuses photos actuelles. Je lui dédie ce travail qui est aussi le leur. Je tiens à remercier également mon directeur de mémoire ainsi que tous mes amis qui m’ont soutenu et pour certains relu des parties de mon travail.
Photo de Monsieur et Madame Barrios à PREVI, 2013 (source: Omar Barrios)
MÉMOIRES 2012.2013 - «Les mobilités douces, nouvelle fabrique de l’espace urbain ?», Mélissa Deletraz - «Quel avenir pour les coeurs d’îlots fermés des villes anciennes ? Etude spécifique sur la ville de Grenoble», Eline Gaudet-Traffy - «PREVI CHICHA: Architecture populaire dans la ville des architectes», Omar Xavier Barrios Depaz 114
- «UN BILLET POUR 2.0, Notre énergie au service de l’innovation urbaine», Pauline Dumas - «Vers une architecture citoyenne», Joanna Litzler - «Habitat coopératif: générateur de solidarités, dans une ville plus durable», Maëlle Nouville - «Un lieu de vie pour nos aînés, un enjeu contemporain majeur», Juline Picard - «Réhabilitation de l’espace architectural et urbain - patrimoine et héritages chinois», Shuxian Lin - «La crèche, lieu de développement de l’enfant», Chloé Ljrge - «Les nouveaux usages du tiers espace», Simon Carbonnet - «Mission « Réinvente ta ville » : De l’urbanisme tactique vers la stratégie globale dans une transformation urbaine collaborative». Elena Dimitrova