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Jeter l'ancre
par B. MARIE LOUISE MUMBU
Dans le cadre des répétitions de Riders to the Sea / Le Flambeau de la nuit, l’autrice Marie Louise Mumbu a rencontré les stagiaires de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal et les jeunes choristes de BOP pour discuter d’enjeux liés à l'identité, à l’appartenance et à la migration, en écho aux thèmes abordés dans Le Flambeau de la nuit. Le texte original Jeter l’ancre fait la synthèse de ces échanges – entrevues et courriels – et donne la parole aux participant·e·s du spectacle.
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Je m’appelle. Mishael Eusebio. Mélodie Lhermite. Amellie Gendron. Sofia Morao.
Ma mère dit que nos noms nous destinent, ils sont comme des déclarations sur notre parcours. Elle a sûrement raison. Les mamans ont souvent raison il paraît, quand il s’agit de leurs enfants.
Le jour de mon entrevue d’embauche, quelques mois après avoir débarqué au Québec, quand ma future boss m’appelle par mon nom de famille, je suis en train de réaliser la puissance de ce nom. Je me sens entourée de tous les miens pourtant si éloignés. Ma parenté, mes ancêtres, mes invisibles, tout ce beau monde me donne la force et l’intelligence de la réussite dans ce nouvel endroit où je m’installe.
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Mon nom me porte, je revois le sourire de mon père, j’entends les blagues de mes frères, je sens l’odeur de la cuisine de ma mère.
Au menu, des haricots rouges et du riz brun qu’on mange avec du sucre.
J’ai ce goût dans la bouche quand je parle à ma boss de mes expériences professionnelles antérieures, de mon aisance à prendre la parole en public, de la certitude d’être la bonne personne à cette place pour la job.
Certains par oppression. D’autres par amour.
J’ai été prise!
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Les gens bougent à la recherche d’une meilleure qualité de vie.
Et tout ce monde porte des bagages pleins, chargés. En souffrance parfois, c’est l’histoire qu’on aime entendre. Mais souvent, ils sont chargés de souvenirs, de qualifications, de diplômes, d’expertises.
Ça, c’est l’histoire qui intéresse moins…
Mais c’est la plus répandue. C’est celle que nous allons raconter.
Nous. Moi. Ainsi que les jeunes que j’ai rencontrées, choristes et solistes d’opéra…
AMELLIE
« Je m’appelle Amellie Gendron. Mon prénom est un mélange entre Amel et Amélie, Amel signifiant espoir en arabe et Amel Li, en deux mots : mon espoir.
D’où je viens ? Je réponds souvent à cette question en disant où sont nés mes parents. Je suis métisse d'une maman née au Québec et d'un papa né au Maroc. Il est parfois difficile de trouver ma propre identité entre les deux, donc je laisse choisir mes interlocuteurs ce que je suis. Au Maroc, je suis l'étrangère, et ici, je suis celle qui semble venir d'ailleurs.
Mon lien avec Montréal change à travers les années, au fur et à mesure que je grandis. Je suis attachée à cette ville et suis toute fière d'en connaître des coins secrets, comme les sous-sols de la Place des Arts, où l’on répète avec BOP.
Pour moi, quand je vais au Maroc, c'est un voyage, et mon retour à Montréal est un retour à la normale. Mais mon chez moi, c'est ma bulle familiale, c'est mon papa, ma maman et ma sœur. Si je pars en voyage avec eux, je me sens toujours chez moi, alors que quand je suis seule dans ma maison, j'ai le sentiment de perdre un peu de mon bien-être. »
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MISHAEL
Mishael Eusebio est Filipino.
Un des solistes dans la création Le Flambeau de la nuit – c’est lui qui m’a inspiré mon titre –, il me racontait combien c’est lourd et dur de jeter l’ancre. Pour avoir vécu un tiers de sa vie dans trois pays différents – 8 ans aux Philippines, 10 ans à Toronto, 6 ans à New York –, il a laissé/jeté beaucoup d’ancres…
Son père est pasteur. Il voulait pour ses enfants des prénoms de la Bible.
Mishael est un des compagnons de Daniel. Son nom de famille, Eusebio, est issu du colonialisme espagnol du côté maternel.
Son grand-père maternel a déménagé aux Philippines.
Pour « Mish », sa culture vit un conflit indicible et baigne dans la mentalité coloniale : le colorisme est présent et tout ce qui vient des États-Unis est validé, apprécié. Il a quitté les Philippines à 8 ans.
Il a grandi en anglais avec le malaise de ne pas pouvoir parler sa langue avec les locaux, ses compatriotes, et ce depuis le pays. Ses parents l’ont voulu ainsi, l’anglais étant considéré comme la langue des éduqués, des instruits.
Immigrer au Canada pour un meilleur avenir, par avion, avec ce bagage-là, aurait dû être facile…
Finalement non.Le sentiment d’appartenance ne l’habite pas.Même après l’obtention de sa citoyenneté.
C’est aux États-Unis, au conservatoire de New York où la démographie est blanche, blanche, blanche qu’il assume son appartenance et sa citoyenneté canadienne… Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Trump.
Il choisit alors de retourner à Toronto.
Mishael se considère un vrai canadien parce qu’il maîtrise les deux langues officielles. Mais il est habité par le syndrome de l’imposteur quand il parle filipino. Dans ses bagages, il y a aussi la maîtrise de l’italien.
Son chez lui? Pour être franc, il ne sait pas où c'est, m'a-t-il répondu. Il pensait qu’un domicile devait être physique, or il peut aussi être spirituel, invisible.
Chez lui ça peut être Toronto, parce que toute sa famille y est. Mais ça peut aussi être partout où il se sent accueilli.
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MÉLODIE
« Bonjour, je m'appelle Mélodie Alida. Je viens d'Haïti, de Belgique, du Canada. Je viens du Québec, je viens de Montréal, de Villeray.
Montréal, c'est la ville où je suis née, c'est là où j'habite. Je m'y sens bien. Toutes ses couleurs, ses quartiers, ses origines et ses langues. Ses grands immeubles et ses parcs, ses murales, ses jeunes, ses moins jeunes et ses étudiants. Montréal, c'est ma ville à moi.
C'est pour ça que BOP, c'est chez moi. Avec Alexis, Hubert et les filles, je n'ai pas besoin de faire semblant. Je n'ai pas besoin d'essayer de plaire ou d'être la meilleure. Je peux être moi-même. Ils nous acceptent avec nos qualités et nos faiblesses, nous encouragent, nous écoutent et nous supportent.
C'est pour ça que BOP est une famille, c'est pour ça que BOP c'est chez moi. »
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SOFIA
Sofia, elle, est Latina. Ses parents, des Vénézuéliens qui aspiraient à devenir journalistes tous les deux, l’ont emmenée au Québec à l’âge de 8 ans aussi.
Elle est une Sofia avec F, ça signifie sagesse. Gabrielle est son deuxième prénom, en hommage à l’ange Gabriel. Parce que dans la famille, ils sont très croyants.
Dans son esprit d’enfant, son voyage ici était une visite et donc temporaire, même si on lui avait dit le contraire et qu’elle a dû dire au revoir à la grande famille – grands-parents, oncles et tantes, cousins et cousines – il y a 11 ans.
Elle ne sait pas si tout ce monde lui manque, elle n’y pense juste pas…
Cependant, elle s’intéresse énormément à tout ce qui se passe là-bas.
Si elle le pouvait, elle y retournerait demain.
Sofia écoute la musique des générations plus âgées, qu’elle télécharge sur Internet. Elle parle souvent avec ses parents de sa culture, de son pays, et ressent cette ambivalence émotionnelle comme la plupart des immigrants : fierté et honte. Car le Venezuela manque de tout, sa plus grande peur serait de manquer d'insuline car elle est diabétique…
Mais en même temps, ça l’énerve qu’ici on ne voit que ce qui ne va pas là-bas. Oubliant du coup la richesse des chants traditionnels, agricoles et de circonstance, les instruments de musique, les « gaitas » (cornemuses), les tambours joyeux qui célèbrent le nationalisme ainsi que les grands artistes qui ont popularisé la salsa et le merengue comme Oscar D’Léon, surnommé à juste titre el Faraón de la salsa…
Montréal, selon elle, est ethniquement diverse et ça fait du bien. C’est une ville assez accueillante et on peut y trouver facilement sa place.
Sofia vient d’une famille d’artistes.
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Voilà. Nous avons pris la parole pour dire de quoi sont faits nos bagages.
Car tout perdre en un seul instant, brusquement, c’est dur.
Perdre son énergie, son logement, sa famille, ses habitudes, sa zone de confort.
Et devoir se reconstruire.
Jeter l’ancre.
Dur.
Mishael me disait que
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