Gustave Théodore STRICKER

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Introduction anecdote pourrait bien être à l’origine de ces pages U neconsacrées à la vie et à l’œuvre du pasteur Gustave

Théodore Stricker.

La campagne pour les élections présidentielles de 1981 bat son plein. La Fondation Protestante du Sonnenhof de Bischwiller, le plus ancien établissement d’accueil pour personnes handicapées intellectuelles d’Alsace, est honorée par la visite de Monsieur Jacques Chirac, candidat à la présidence de la République. Après une cérémonie protocolaire, le cortège qui suit notre illustre visiteur est appelé à parcourir la grande institution, véritable village thérapeutique. Directeur de l'établissement, il m'appartient de guider notre hôte. En passant à proximité du parc des poneys, je souligne l'importance des animaux dans la prise en charge des résidents qui nous sont confiés, puis j'ajoute : « A présent nous nous dirigeons vers un pavillon qui porte le nom de Stricker, en mémoire du fondateur de l’œuvre. » Avec sa voix un peu rauque et un mouvement sec de la main droite, qui souligne la précision de la question à venir, Monsieur Chirac m'interrompt : « De quel Stricker s'agit-il ? Du père ou du fils? » La question du futur président de la République m'a profondément troublé car je ne connaissais pas la réponse. Aussi ai-je esquivé la demande par une autre question : « Vous me surprenez Monsieur le Premier Ministre ! Par quel mystère savezvous que le père et le fils ont joué un grand rôle dans la création de cette œuvre ? » Réponse : « Comme vous m'avez envoyé une plaquette sur le Sonnenhof, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de la lire ! » Sur ce, nous passions à un autre thème...

Le soir même, j’ai consulté les archives de la Fondation, en particulier le procès-verbal du Conseil d’Administration où le nom du pavillon en question a été choisi. Il stipulait que l’ancien médecin de l’établissement, le Docteur Robert Frank, avait proposé le nom de Gustave Stricker ! Je n’étais guère plus avancé car si le père portait le nom de Gustave Théodore, le fils s’appelait Gustave Bernard !


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Par la même occasion il m’est apparu qu’un autre fils Stricker, prénommé Jean Henri Edouard, a joué, lui aussi, un rôle déterminant durant les premières années de l’existence du Sonnenhof. Cet épisode m’a encouragé à approfondir mes recherches sur l’histoire de l’établissement qui a été créé en 1876 par un comité dans lequel figurait Gustave Bernard Stricker, dont Jean Henri Edouard devint rapidement le Secrétaire Général mais qui reposait sur un projet, initié en 1865, par le père, Gustave Théodore Stricker. Par la suite j’ai trouvé dans les archives du Sonnenhof beaucoup d’éléments se rapportant à l’influence des fils sur le développement de la Fondation. L’importance du père, lors de la conception de l’œuvre, apparaissait certes à plusieurs reprises dans les documents dont je disposais, mais l’envergure de cette personnalité exceptionnelle restait largement cachée à mes yeux. Les loisirs de la retraite m’ont conduit à reprendre la question de la genèse du Sonnenhof. Aujourd’hui j’ai le plaisir de livrer au lecteur le fruit de mes recherches sur Gustave Théodore Stricker. Cette enquête n’est pas une étude d’historien, au fait de toutes les règles de la profession, mais celle d’un « amateur »1, au sens originel du terme, engagé durant près de 30 ans dans la vie du Sonnenhof comme médecin, pasteur et directeur. Au-delà de leur aspect historique, les pages qui suivent voudraient être un travail de mémoire. Dans la perspective biblique cela signifie que le regard qui scrute le passé, douloureux ou prestigieux, est inséparable du thème de l’espérance, car le Dieu qui hier était, est le même que Celui qui demain sera.

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Du latin amare qui signifie aimer.


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CHAPITRE PREMIER

Enfance, études et premières influences théologiques 1807 à 1830

La famille et la paroisse

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ustave Théodore Stricker a vu le jour à Strasbourg, le sept décembre 1807. A la naissance de leur fils les parents, d’origine strasbourgeoise, habitaient place du Dôme. C’est donc à l’ombre de la majestueuse Cathédrale que l’enfant va grandir, ce qui n’est pas sans importance pour le chemin que sa vie empruntera.

Extrait de l’acte de naissance de Gustave Théodore Strickker 2

L’examen du manuscrit de l’acte de naissance montre que le nom de famille de l’enfant comporte un C suivi de deux K. Cette orthographe renvoie, semble-t-il, non pas au verbe allemand tricoter (stricken) mais au mot braconner c’est-à2

Archives départementales du Bas-Rhin


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dire poser des pièges à base de cordes ( Strickk en ancien allemand) pour capturer les animaux... Au début de sa vie Gustave Théodore signera, comme son père, avec C et deux K.

Signatures de l’acte de mariage : 13.07.1835

A la fin de sa vie, « lorsque la toile sera tissée »,3 l’orthographe du nom, mais aussi toute la perception de la vie, « s’adouciront » par la disparition du second K.

Lettre au président du Consistoire Réformé de Strasbourg : 6.3.1860

La mère de Gustave Théodore, Marie Salomé née Schuler, est issue d’une vieille famille de fabricants de boutons, fort connus sur la place de Strasbourg. Le père, Philippe Jacques Stricker, âgé de 37 ans à la naissance son fils, exerçait le métier de passementier. Le passement est, selon le Grand Larousse Universel, « un ouvrage tissé, tressé, brodé, destiné à servir d’ornements tels les galons, lacets, cordonnets, houppes, franges, glands ou crépines ». Le passementier fabrique ou vend les passements. 3

Selon les termes de l’un de ses poèmes « Eine Handvoll Blumen » p. 74


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En 1874 les passementiers se sont réunis aux tissutiers-rubaniers ; dès lors la passementerie a pris une nouvelle importance pour devenir une industrie maîtresse au XIXème siècle. A l’époque où Stricker exerçait son métier, Strasbourg comptait une cinquantaine de passementiers. Les maisons des passementiers étaient très caractéristiques, car elles abritaient sous le même toit, le logement au rez-de-chaussée et l’atelier à l’étage. On repérait facilement les ateliers à leurs hautes baies vitrées. Ces immenses fenêtres répondaient à une double contrainte : celle de la dimension des métiers (4 mètres de haut) et celle de l’éclairage qui devait permettre au passementier d’accomplir en toute saison sa tâche minutieuse et délicate puisque 30.000 à 40.000 fils constituaient la chaîne des rubans !

Les chiffres cités dans l’encadré nous permettent d’apprécier à leur juste mesure les propos de Gustave Théodore lorsque, bien plus, tard, il rendra hommage à son père en le remerciant de lui avoir légué, comme un précieux héritage, le sens de l’importance du détail... Le grand-père paternel, Jean Henri Stricker, était pasteur. Après avoir exercé la fonction de diacre à Dorlisheim durant trois ans, il fut successivement pasteur luthérien à Lingolsheim, Enzheim et Blaesheim. Décédé en 1770, son petit fils ne l’a plus connu. Sa grand-mère paternelle était la fille d’un orfèvre spécialisé en argenterie. Quant à l’un de ses arrière-grands-pères, il fut chirurgien à Strasbourg, et, vu l’époque, sans doute aussi barbier... Au-delà de la lignée directe, nous trouvons bien des Stricker parmi les pasteurs. Signalons, en Alsace, une lignée issue d’Auguste Frédéric Stricker dont un descendant est, aujourd’hui encore, pasteur à Strasbourg.4 Hors de notre région, à Amsterdam en Hollande, mentionnons un certain pasteur Gustave Stricker qui a accueilli, 4

Bopp Marie-Joseph, Die Evangelischen Geistlichen und Theologen in ElsassLothringen, Degenen und Co. pp. 535-537


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en 1877, sous son toit, son neveu pour le préparer, sans succès d’ailleurs, à l’entrée à la faculté de théologie. Cet élève n’était autre que Vincent Van Gogh...5 Bien que demeurant place du Dôme – aujourd’hui Place de la Cathédrale - les Stricker n’étaient pas paroissiens du Temple Neuf mais de Saint Thomas. Jean-Louis Rautenstrauch y était pasteur à cette époque. Alors que la plupart des prédicateurs strasbourgeois défendaient une théologie orthodoxe ou libérale, Rautenstrauch n’était pas insensible à la naissance d’un mouvement religieux appelé Réveil. Il influencera incontestablement le jeune Stricker, dont le future ministère pastoral sera, entre autres influences, fortement marqué par cette tendance théologique. Afin de mieux comprendre la pensée et l’action ultérieure de Stricker, mais aussi le poète qu’il a été, il nous faut faire un bref détour par les arcanes de la naissance du mouvement du réveil en Alsace Quelques considérations sur le piétisme et le mouvement du Réveil Le « Réveil » trouve une partie de son inspiration dans une expression de la foi plus ancienne que l’on qualifie de piétisme. Bien que cet aspect de la foi chrétienne ait ses fondements dans l’église primitive, c’est un alsacien, Spener, né à Ribeauvillé en 1635 qui a porté le piétisme sur les fonts baptismaux en tant qu’orientation spirituelle structurée. Dans un ouvrage paru en 1675 intitulé « Pia desideria », il demande que la Parole de Dieu soit à nouveau annoncée de telle sorte qu’elle féconde le peuple. Il veut que l’on prenne au sérieux le sacerdoce universel et qu’à cette fin soient organisées des assemblées cultuelles appelées collegia pietatis. Dans ces réunions, les laïques sont appelés à prendre la parole. Le christianisme doit redevenir une vie personnelle dans la foi et dans l’amour ce qui ne peut advenir qu’après une prise de conscience forte de la nécessité d’une « nouvelle naissance ». Dans cette perspective la prédication doit appeler au « réveil » de la conscience. Mais pour être crédible et édifiante, la 5

Cornelia Adriana Vos dite « Kee », sa cousine, la fille du pasteur Stricker, sera le second grand amour malheureux de Van Gogh. Source des renseignements sur Van Gogh : Internet www. perso.respublia.fr/vvgogh.


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foi issue de la prédication doit se prolonger dans l’action par une aide à tous les malheureux : malades, veuves et orphelins. Un peu plus tard le mouvement exprimera aussi un intérêt marqué pour la mission dans les contrées lointaines : Amérique, Orient et Afrique. « Cette tendance théologique traversera toute l’Allemagne. Elle aura sa faculté de théologie à Halle animée en particulier par Auguste Hermann Franke qui saura allier, de manière exemplaire, les activités académiques et les innovations sur le plan social. En Alsace, Jean-Frédérique Oberlin ( 1740-1826) était par certains aspects, proche du piétisme mais son universelle curiosité ne se laissait pas enfermer dans une pensée unique. Le mouvement du Réveil a été qualifié de « seconde édition du piétisme de Spener et Franke 6 ». Par rapport au piétisme cette tendance insiste, souvent dans un esprit polémique, sur la déité de toute éternité de Christ et sur la rédemption du pécheur par son sang comme seule base de la foi. Ami Bost, le père de John Bost, fondateur des célèbres « Asiles » pour personnes handicapées à La Force en Dordogne, était l’un des grands propagateurs du mouvement du Réveil. Ami Bost a séjourné à deux reprises à Strasbourg entre 1819 et 1821. Il est venu de Genève, non seulement pour lutter contre « la tyrannie du rationalisme qui étouffait l’Alsace », mais encore « avec le désir de croiser en fait de religion, la race française et la race allemande... »7. Les séjours de Bost à Strasbourg ont été tumultueux ; il s’est en particulier illustré en publiant des écrits extrêmement polémiques contre le professeur Haffner, pasteur à l’Église Saint Nicolas et doyen de la Faculté de Théologie Protestante et le pasteur Maeder de Sainte-Marie-Aux-Mines.

Stricker a-t-il rencontré Ami Bost ? C’est fort probable. Notons tout d’abord que Bost habita, lors de ses séjours strasbourgeois, place Saint-Thomas, à proximité de la paroisse que Stricker fréquentait. Or Stricker avait déjà plus de 14 ans lorsque Bost dut quitter Strasbourg.

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Will Robert, Das Wesen und Werden des Protestantismus, 1903, p. 43 Bost, Mémoires p.160


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Par ailleurs, nous avons mentionné plus haut que Rautenstrauch, pasteur de Stricker, appréciait Bost. Ce dernier le considérait « comme acquis au Réveil ».8 Nous savons aussi que le jeune Gustave Théodore admirait une personne très proche de Bost, à savoir Madame de Krüdener. Elle avait publié un roman épistolaire et autobiographique publié en 1804 intitulé « Valérie »9 et dont le correspondant se nommait...Gustave ! Qui était Barbara Julie de Krüdener ? Née en 1764 en Livonie, alors province baltique de la Russie, mariée peu de temps à un baron dont elle a eu une fille, amie du tsar Alexandre 1er , la baronne Julie de Krüdener a parcouru toute l’Europe pour prêcher une forme de christianisme très proche du mouvement du Réveil. Par ailleurs, Madame de Krüdener était non seulement la grande protectrice d’Ami Bost, mais encore son inspiratrice dans son combat pour le Réveil. Notons enfin qu’elle était venue plusieurs fois en Alsace pour rendre visite au pasteur Oberlin au Ban-de-la-Roche, mais aussi pour étudier la mise en place, avec l’aide du tsar Alexandre, et dans le cadre de la « Sainte Alliance », d’une « Église régénérée ». Cette «Église régénérée » devait débuter dans notre région - au Rappenhof - et le pasteur Fontaine, de SainteMarie-aux-Mines, était appelé à devenir l’un des ministres responsables de ce culte nouveau. Bien que la tentative ait avorté, elle a laissé des traces à Sainte-Marie où Stricker effectuera son vicariat quelques années plus tard.

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Mémoires de Bost, repris dans « Charles Marc Bost « Mémoires de mes Fantômes » vol. I p. 92 9 L’ouvrage se retrouvera dans la Bibliothèque que Stricker installera, bien plus tard, au presbytère de Hunspach.


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Extrait de « Valérie » avec une effigie de Julie de Krüdener. Cet ouvrage a marqué la jeunesse de Gustave Théodore Stricker


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Pour le reste, nous ne connaissons que fort peu de choses de l’enfance et de l’adolescence de Gustave Théodore. Il fit ses études secondaires au Gymnase Protestant Jean Sturm de Strasbourg où il fut inscrit le 21 novembre 1815, à l’âge de 7 ans, sous le nom de « Theodorus Gustavus STRICKKER » et immatriculé sous le n° 5195.10 En 1865, soit un demi siècle après son entrée au Gymnase, dans un article de la «Gazette Alsacienne Évangélique » dont il sera le fondateur, il évoquera, « le cœur en flamme et l’œil humide », les « heures studieuses passées avec des amis chers11 sur les bancs d’école et celles, heureuses, passées en jeux sur les gazons ».12 Était-il bon élève ? Sans doute, puisqu’il devint bachelier ès lettres en 1823 âgé de moins de 16 ans ! Dans la Gazette évoquée plus haut, il parlera cependant des difficultés du début de sa scolarité : « ...pour ma part je n’ai point vogué sur les mers, à peine une mouette a-t-elle pu m’apercevoir sur une péniche du canal ; je ne me suis jamais expatrié ; je n’ai pas lavé de sable aurifère en Californie et je ne me suis jamais frotté le nez en signe d’amitié avec un insulaire des mers du sud. Par contre mon premier maître m’a répété sans cesse jusqu’à ce que l’enfant inattentif que j’étais comprenne’ enfonce ton nez dans les livres !’ J’ai obtempéré et ne le regrette pas. J’ai appris bien des choses depuis et je suis prêt, si vous voulez bien m’écouter, à vous les transmettre... »13 Tels sont les éléments que nous avons pu recueillir sur l’ambiance familiale, géographique, littéraire et spirituelle dans laquelle baignait le jeune Gustave Théodore Stricker. Une bonne part de cet héritage pourra se « lire » sans peine dans le déroulement de sa vie future. 10

Archives Départementales du Bas-Rhin : Les matricules du Gymnase Jean Sturm 11 Parmi eux figurent les pasteurs et poètes Auguste et Adolphe Stoeber. 12 Elsässisches Evangelisches Sonntagsblatt du 9 avril 1865 pp. 362 - 364. Nous reparlerons ultérieurement - et largement - de ce texte fondateur. 13 Opus cité année 1863 p. 15


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Le temps des études 1. Au Séminaire et à la Faculté de Théologie entra au Séminaire protestant du Quai Saint Thomas Stricker le 27 septembre 1823 pour y commencer ses études de

théologie. Selon l’habitude de l’époque, les étudiants luthériens débutaient là leur cursus avant de s’inscrire en faculté. C’est ce que Stricker fit le 10 avril 1826. Il devint Candidat en Théologie en avril 1830 et Bachelier en théologie le 4 mai de la même année. Stricker a certainement été un étudiant très actif. Durant ses études il était membre de la Société Théologique14, appartenant à la première section dite exégétique de novembre 1828 à juin 1829 et à la seconde appelée historico-philosophique de juin 1829 à avril 1830. Il a présenté 7 travaux devant la société dont l’un, intitulé « Du devoir de fêter le dimanche », sera repris dans sa thèse. Un procès verbal de l’Université Royale de Strasbourg, conservé aux Archives Nationales de Paris15, contient les remarques suivantes : « Le 19 avril 1830 s’est présenté le sieur Gustave Théodore Strickker, bachelier-ez-lettres. Cet élève inscrit sur les registres de la faculté depuis le mois d’avril 1826, a assez- bien répondu sur le dogme, bien sur l’exégèse de l’Ancien Testament et sur la morale, très-bien sur l’exégèse du Nouveau Testament ainsi que sur l’histoire ecclésiastique.

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Reuss, Verzeichniss der früheren Mitglieder der theologischen Gesellschaft p. 100 15 F 19 10427


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Ses deux sermons prononcés, l’un sur Jean XVI le 24 May 1829 et le second sur Jacq. 1,22 le 31May 1829, annoncent beaucoup de talent pour le prédicateur. La thèse qu’il a soutenue le 4 May 1830 sur les ‘Principes du Christianisme relativement au devoir de célébrer les jours de fête’ a satisfait les examinateurs. La moralité du sieur Strickker est digne de tout éloge ». Le Doyen

Haffner

2. La rédaction de la thèse Examinons à présent les éléments essentiels de la thèse présentée par Stricker. Ce travail de 16 pages, portant le titre « Principes du christianisme relativement au devoir de célébrer des jours de fête », est conservé à la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg. Après un rappel de la notion de Fête dans la Bible et dans l’histoire du christianisme, portant sur 7 pages, Stricker a tenté de répondre à 4 questions qui traduisent bien l’esprit rhétorique de l’époque. 1. Y a-t-il des passages dans le Nouveau Testament qui prouvent que les lois de Moise, relatives aux jours de fête, ne sont pas abolies ? Il conclut qu’il n’a trouvé « aucun passage qui puisse nous porter à résoudre affirmativement cette première question ». Mais si Jésus- Christ « n’a pas enseigné publiquement l’abolition de la loi mosaïque...il a cependant préparé cette abolition ». 2. Y a-t-il des passages dans le Nouveau Testament qui prouvent que les lois de Moise sont abolies ? Après examen d’une dizaine de textes des Évangiles et de Saint Paul il estime que « le christianisme a aboli les lois de Moise relatives à la


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célébration des jours de fête ; mais ceux que nous célébrons, ne remplacent-ils pas ceux de Moise, ne nous sont-ils pas imposés avec la même obligation ?» 3. Le christianisme nous donne-t-il de nouvelles lois positives relatives aux jours de fête ? Après avoir fait remarquer que « le but de Jésus-Christ n’était pas de nous prescrire certaines fêtes mais d’introduire une vie juste et pieuse », il note : « Le christianisme et son code, le Nouveau Testament, ne nous donne donc pas de loi positive et directe relativement à la célébration des jours de fête, mais le devoir d’en célébrer ne nous est-il pas imposé par notre conscience ? » 4. Le devoir de célébrer des jours de fête, ne résulte-t-il pas de l’esprit du christianisme ? Ce dernier paragraphe, qui comporte 5 pages, nous donne un éclairage intéressant sur l’affirmation d’une théologie très libérale – celle prônée par la faculté - et l’émergence d’une forme de piétisme sans doute déjà chère au cœur de Stricker. Voici quelques citations extraites de ce travail : « L’homme, être moitié spirituel, moitié sensuel, attiré à chaque instant vers la terre, par la moins noble de ses natures, en sorte qu’il oublie trop souvent ses devoirs, sa dignité et sa destination, ne saurait être assez rappelé à la religion, à cette union dans laquelle il se trouve avec l’Être suprême ». Après examen, suivi du rejet, de la notion de « demi jours de fête » et une critique des « maîtres et pères de famille qui font travailler leurs gens les jours de fête, sans que l’amour du prochain ou la nécessité le demandent », il insiste sur « les avantages que notre piété et notre édification retirent de la communauté dans laquelle nous nous trouvons avec les frères en Jésus-Christ ». Il parle ensuite des « grands faits qui ont distingué la vie de notre Sauveur et la fondation de son église » et qui doivent remplir notre âme « d’un enthousiasme saint, pur et bienfaisant ».


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Page de garde de la thèse de Stricker


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Enfin Stricker évoque une question « moderne » typique de la première moitié du XIXème siècle : « Le christianisme, pourrait-on nous objecter, veut le bien-être des peuples et des états, or ce bien-être n’est-il pas compromis par les jours de fête ? Ces jours paralysent l’industrie, empêchent le travail, encouragent la fainéantise, empêchent l’état de s’enrichir, et par là sont contraires au bien-être des peuples ». Il termine son travail par deux types de remarques :  « Les états ont besoin de religion et de morale, pour être assis sur des bases fermes et inébranlables ; la richesse ne suffit pas pour procurer au peuple une prospérité durable, souvent elle produit le luxe et la mollesse, corrompt les mœurs, et attaque par là l’état dans ses fondements. D’ailleurs, le dommage que les jours de repos causent au travail et à l’industrie, se compense abondamment, parce que les forces de l’homme s’usent par le travail continuel. Le repos modéré les conserve plus longtemps. »  « Les jours de fête sont encore conformes à l’esprit du christianisme, en ce qu’elles favorisent le bien-être physique, la religion chrétienne les prescrit au nom de l’humanité. Elle ne veut pas anéantir ou négliger les penchants de l’homme, elle ne veut que les régler et les ennoblir ; les jours de fête, en procurant à l’ouvrier le repos nécessaire, en renforçant les liens de la famille et de l’amitié, contribuent puissamment au bonheur de l’espèce humaine ». Et voici sa conclusion : « Les principes du christianisme tiennent le milieu entre l’opinion judaïsante de ceux qui veulent faire de la célébration des jours de fête un joug incompatible avec la liberté évangélique, et entre l’opinion de ceux qui veulent changer la liberté de conscience en licence, et dont la tendance, si elle devenait prédominante, romprait le lien de l’église ». Il en résulte que ceux qui rejettent les jours de fête, quoiqu’ils ne transgressent aucune loi positive du christianisme, agissent pourtant contrairement à ses principes et aux


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conséquences qui en découlent. Ceux, au contraire, qui introduisent dans l’église chrétienne des ordonnances mosaïques par rapport aux jours de fête, et qui admettent des tems (sic) sacrés distingués de tous les autres, jure divino, oublient que, d’après l’évangile, tous les jours doivent être consacrés à Dieu de la même manière, et ils commettent la même erreur que ceux qui placent les prêtres entre Dieu et le peuple, chargés exclusivement à présenter à la Divinité les offrandes des fidèles ». 3. Quelques propos sur les examinateurs La thèse de Stricker était présidée par Dahler. JeanGeorges Dahler était alors un vieux professeur, surtout spécialisé en Ancien Testament. Édouard Reuss, qui fut l’élève de Dahler, peu de temps après Stricker, dit de lui : « Il était assis derrière une petite table, la tête fortement inclinée, les deux mains dans son giron, les jambes bottées croisées, et il nous lisait sa science sur de petits bouts de papier couverts d’une écriture lilliputienne...Nous étions d’ordinaire une trentaine. Le professeur avait la liste de ses auditeurs et il les invitait à tour de rôle, mais invariablement dans le même ordre, à traduire un verset du texte sacré. Chacun savait donc d’avance quel verset lui incomberait...Comme on ne traduisait jamais plus de quinze versets, la moitié des auditeurs pouvaient rester tranquillement chez eux, et ils ne s’en faisaient pas faute... Souvent aussi, les élèves, après avoir traduit leur verset, s’en allaient. Dahler ne s’en apercevait pas ou affectait de ne pas s’en apercevoir... » 16

C’est pourtant Dahler qui, incontestablement, a inspiré la partie historique du mémoire de Stricker. Outre Dahler, il eut comme examinateur François-Henri Redslob, dont la particularité a été d’introduire la psychologie dans un enseignement qui insistait par ailleurs sur la religion naturelle et la morale philosophique. Cet enseignement, qui connut un immense succès, se tenait au Séminaire du quai Saint Thomas. A la Faculté de Théologie, Redslob était chargé du cours d’homilétique. 16

Ch. Th. Gérold, La Faculté de Théologie et le Séminaire Protestant de Strasbourg (1803-1872), 1923 p.124


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« Prédicateur distingué, portant dans la chaire une parole simple, chaude, pleine d’onction...il s’occupait pourtant de la forme du sermon plus que de son contenu...Mais d’une façon générale, son action sur ses élèves était puissante, et cela d’autant plus qu’il ne se bornait pas à les instruire, à intéresser leur esprit et à nourrir leur ardente curiosité, mais que, les aimant de toute son âme, il savait se les attacher par les liens de l’affection et de la reconnaissance. » 17

Plusieurs remarques portant sur les bienfaits physiques, psychiques et spirituels des ruptures dans toute activité humaine, particulièrement dans le monde du travail, se réfèrent à l’enseignement de ce professeur. Le troisième examinateur fut Mathias Richard. Né à Mulhouse en 1795, il était à cette époque le plus jeune professeur de la faculté. Il enseigna la dogmatique réformée tout en occupant un poste de pasteur à la disposition du Consistoire Réformé de Strasbourg. Dans une notice nécrologique de 1869, le pasteur Paira, élève, puis collègue et ami de Richard, mais également un proche de Stricker rappelle : « M. Mathias Richard était fils de pasteur. Son père, pour des raisons de santé, fut obligé de faire un séjour prolongé en Suisse, près du lac de Bienne, où la mémoire de l’auteur d’Émile compte parmi les souvenirs patriotiques. Le jeune Mathias avait alors 13 ans environ. A cet âge les impressions se gravent profondément dans le cœur... Mulhouse, de cité helvétique était devenue une ville française. En acceptant avec fidélité sa patrie d’adoption, M. Richard n’en conserva pas moins toute sa vie une grande affection pour la Suisse qu’il visitait souvent... » Après des études faites à Berne et à Genève il vint à Strasbourg où « le consistoire de l’église réformée le nomma pasteur le 6 juillet 1820 et une ordonnance royale du 28 novembre l’appela à occuper en même temps une chaire de dogme à la faculté de théologie ». Il avait alors tout juste 25 ans ! Nos anciens se souviennent encore des brillants débuts de M. Richard. On se pressait en foule autour de l’éloquent orateur... » 18

Nul doute que le « rationalisme décidé »19 qui a caractérisé l’enseignement de Richard se reflète dans la 17

Gérold p. 126 Le Progrès Religieux. Année 1869. Selon Gérold , citant Reuss, après ces débuts brillants, « Richard devint vite une voix clamant dans le désert ». opus cité p129. 19 Gérold, p. 129 18


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structuration du travail de Stricker. Mais on sent aussi que Rousseau n’est pas loin... Enfin, lorsqu’on sait que le professeur Richard suivait particulièrement Stricker dans l’élaboration de sa thèse, on peut se demander s’il n’est pas à l’origine de plusieurs options qui permettront à Gustave Théodore de s’orienter au début de sa vie professionnelle. Notons encore qu’à l’époque où Stricker a présenté sa thèse, le doyen de la faculté était le professeur Haffner, également engagé dans la direction de l’Église Luthérienne et dont nous avons mentionné plus haut la polémique qui l’opposa à Ami Bost. Ultime remarque. En 1828, soit à peine 18 mois avant la soutenance de la thèse de Stricker, Ami Bost a écrit un petit opuscule intitulé : « Sur les effets admirables du repos du septième jour ». Nous n’avons pas pu nous procurer cet ouvrage, mais d’après le descriptif que Bost lui-même en donne dans ses Mémoires, on peut légitimement se demander si Stricker ne s’en est pas discrètement inspiré. Concluons : Si, dans sa thèse, Stricker a largement repris les leçons - essentiellement rationalistes et libérales de ses professeurs, il a néanmoins introduit, avec diplomatie, dans son travail quelques éléments venus d’autres horizons. Certaines formules, traduisant une sensibilité piétiste, sont à souligner. Ainsi, l’usage plusieurs fois répétée du terme de Sauveur, l’insistance sur la prière, l’aspiration à « la vraie simplicité de la première église » et la « recherche du salut spirituel » vont dans ce sens. Il se dégage aussi de ce travail une dimension sociale, annonciatrice des préoccupations futures de Stricker. Enfin, on perçoit déjà, à travers ce premier écrit, « l’enthousiasme saint, pur et bienfaisant » qui animera toute sa vie.


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Ajoutons cependant que le piétisme de Stricker ne sera jamais austère, bien au contraire ! En 1859, la cinquantaine passée, il publiera un poème rédigé à l’âge de 20 ans. Il nous plaît de reproduire ce texte pour conclure le chapitre consacré à la vie d’étudiant de Gustave Théodore.


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CHAPITRE II

Les débuts dans le vie active 1830-1842

Précepteur dans la famille Schlumberger l’attente d’un poste de vicaire, les jeunes Dans théologiens de l’époque s’engageaient fréquemment comme précepteur dans des familles aisées. Stricker, après son ordination qui a été célébrée le 6 juin 1830,20 fut engagé par la famille Schlumberger à Guebwiller où il restera deux ans. Mais avant de se rendre en Haute-Alsace, Gustave Théodore passera quelques jours à Bâle afin d’assister à la célèbre Fête de la Société des Missions21 que « la grande et belle cité helvétique» organise chaque année. Cette expérience l’a incontestablement marqué, car bien des années après l’événement, il en parlera encore avec enthousiasme : « Il y a 35 ans exactement, à la même époque de l’année, je me suis rendu à Bâle. Mais où sont donc aujourd’hui les Binet, les Blumhardt, les Barth que jadis j’ai vus et écoutés ? Où sont les élèves-missionnaires à la table desquels je me suis retrouvé ? Où est l’ami avec lequel j’ai si profondément sympathisé ? » 22

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J. M. Bopp, opus cité p. 536 La Société des Missions de Bâle, fondée en 1815, est un fruit du Réveil . En Alsace, c’est Kraft, le directeur du Séminaire, qui en a été le relais. Nul doute qu’il a influencé son élève Stricker. 22 Elsässisches Evangelisches Sonntags-Blatt, 1866 p. 325 21


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Sans aucun doute Stricker a caressé l’idée de partir en mission. Nous verrons ultérieurement combien la question missionnaire le hantera toute sa vie. Pour l’heure, il se trouve engagé comme précepteur auprès des enfants Schlumberger. Les Schlumberger faisaient alors partie des grandes familles d’industriels protestants. A Guebwiller ils étaient spécialisés dans la filature et les constructions mécaniques.


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Dans les années 1830, la figure dominante était Nicolas Schlumberger (1782-1867). Marié à Marie-Élisabeth Bourcart, sa nièce, également fille de riche industriel, le couple eut, entre 1810 et 1836, dix enfants. Par ailleurs le frère de Nicolas, Daniel Schlumberger, habitait également Guebwiller. Marié à AnneCatherine Bourcart, la sœur de Marie-Élisabeth, ils eurent entre 1814 et 1820 trois enfants. Dans la famille Schlumberger les précepteurs avaient surtout en charge les garçons, une institutrice s’occupant des filles. A l’adolescence, ils furent souvent envoyés en Suisse dans un internat de type Pestalozzi. « C’était là - écrit Clarisse Schlumberger23 - l’antithèse des méthodes classiques. L’enseignement reposait beaucoup plus sur l’intuition que sur la mémoire. Par un contact étroit avec la nature, on s’efforçait de trouver les éléments d’une culture de base qui était tout sauf livresque ». Outre la formation religieuse les précepteurs avaient mandat d’anticiper et de préparer les garçons à ce type d’éducation. Pourquoi Stricker, jeune pasteur luthérien de Strasbourg, a-t-il été choisi par cette grande famille réformée du Haut-Rhin pour éduquer ses fils ? Nous l’ignorons. On peut imaginer que par son métier de passementier, le père de Gustave Théodore était en relation avec la firme Schlumberger. Il n’est pas non plus interdit de penser que les idées défendues par Stricker dans sa thèse, en particulier sa conception du travail, aient pu séduire un industriel calviniste et ...capitaliste. Mais il fallait sans doute plus. Il fallait une sensibilité pour les idées de Jean-Jacques Rousseau, l’inspirateur de Pestalozzi. Richard, le professeur mulhousien, admirateur de Rousseau, et qui a suivi notre étudiant lors de sa thèse, a pu semer quelques graines de cette nature dans le cœur de son élève. 23

Clarisse Schlumberger, Racines et Paysages, Oberlin 1997 p 142


24

Il fallait avant tout, nous en sommes persuadés, un esprit critique par rapport à la théologie libérale, dominante à la faculté de théologie de Strasbourg... Nous savons que les industriels de la région de Mulhouse étaient beaucoup plus sensibles à certains aspects du piétisme, voire à la théologie du Réveil, qu’au libéralisme. Voici un épisode éclairant à ce sujet. Il figure dans les souvenirs de jeunesse de John Bost, le fondateur des célèbres « Asiles » d’accueil pour personnes handicapées et âgées de La Force en Dordogne. « En 1833 est arrivé à Paris un jeune pasteur luthérien de vingtquatre ans, originaire du Pays de Montbéliard, Louis Meyer. Pasteur sans église il arrivait en compagnie de deux jeunes Schlumberger dont il était le précepteur. Tous trois logèrent chez les Frédéric Monod... Le 13 novembre 1833 ils se réunissent en société pour méditer les vérités de la religion et en pénétrer leur vie... Ils veulent, disent-ils dans l’article 1er de la charte de fondation de leur Société, s’efforcer de croître dans la foi, dans l’espérance, et surtout dans la charité...Tel est l’acte de naissance de la ‘Société des Amis des Pauvres’, où se trouvent indissolublement mêlées les intentions religieuses et les intentions charitables, comme il est et sera toujours normal chez ceux pour qui Jésus est le sauveur du monde ». 24

Louis Meyer était, comme précepteur chez les Schlumberger, le successeur direct de Stricker. Quant aux « deux jeunes Schlumberger » il s’agit de Daniel (1814-1844) et de Nicolas (1815-1888) ; ils avaient respectivement 16 et 15 ans lorsque Stricker devint leur enseignant. Pour conclure notre étude sur cette période de la vie de Stricker nous retiendrons que « Les intentions religieuses et les intentions charitables...de ceux pour qui Jésus est le Sauveur du monde » seront, oh combien ! – nous le verrons ultérieurement - liées dans le parcours pastoral de Gustave Théodore Stricker. Cette double préoccupation a été fécondée par son passage à Guebwiller dans la famille Schlumberger, même si elle est certainement née dans sa 24

Bost, Mémoires de mes fantômes, II, pp. 27 et 28


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jeunesse, à Strasbourg, à travers ses contacts avec la mouvance du Réveil. Mais une fois encore, nous voulons souligner que l’approfondissement de la piété ne se fait pas au dépens de la joie de vivre. Pour preuve ce poème daté de 1831.


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Vicaire à Sainte-Marie-Aux-Mines

A

près deux années passées à Guebwiller comme précepteur des enfants de la famille Schlumberger, Gustave Stricker sera nommé vicaire à Sainte-Marie-AuxMines. Il y restera de 1833 à 1835. A cette époque, Sainte-Marie comptait parmi les villes importantes d’Alsace. La cité de 15000 habitants était surtout célèbre pour ses mines (argent, cobalt, arsenic et un peu d’or) et pour le développement pris par l’industrie du textile. La population y était très cosmopolite, liée à la forte demande de main-d’œuvre. Sur le plan confessionnel on trouvait, outre la communauté catholique, une paroisse luthérienne et deux paroisses réformées, l’une de langue française, l’autre de langue allemande. Il est vrai qu’au moment où Stricker y a travaillé, les paroisses réformées étaient unies depuis six ans, tout en conservant deux postes pastoraux avec des attributions linguistiques différentes. Gustave Théodore débutera son vicariat en 1833 auprès du pasteur Abel Théodore Maeder. Celui-ci était pasteur de langue allemande. Né en 1765, il avait été en poste à Mulhouse avant d’occuper, à partir de 1809, l’une des chaires réformées de Sainte-Marie-Aux-Mines. Il est alors âgé de 68 ans. Stricker ne travaillera qu’une année sous ses ordres puisque Maeder décédera en 1834. Maeder était un personnage fort connu. Pour comprendre l’évolution de la pensée et de l’action de Stricker, il nous parait utile de rappeler quelques éléments de la carrière de son « patron ».


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Excursus sur le pasteur Maeder Maeder n’était pas seulement un excellent prédicateur, il fut aussi un poète reconnu. Il a par ailleurs entretenu une correspondance avec l’Abbé Grégoire qui a été, en partie, publiée.25 Henri Grégoire (1750-1831) est célèbre pour les combats qu’il a menés en tant qu’évêque de Blois et député. Il s’inscrit dans une perspective œcuménique en lançant un « Projet de réunion de l’Église russe à l’Église latine » (1799). Il soutient tous les opprimés en particulier les Juifs et les Noirs. Son pathétique appel contre l’esclavage au Congrès de Vienne (1815) est resté célèbre. Esprit encyclopédique, Grégoire a beaucoup voyagé et entretenu une énorme correspondance avec toute l’Europe savante. Notons ici les liens d’amitié qui ont existé entre Grégoire et Oberlin. Dans l’une des lettres de Maeder à Grégoire, nous apprenons combien la période mulhousienne du pasteur a été difficile. Le 18.9.1800 il écrit à Grégoire : « ...pour me remettre de tant de fatigues, de douleurs et d’angoisses, je pris le chemin du Ban de la Roche... ». Le temps passé à Sainte-Marie ne sera pas non plus de tout repos pour Maeder. Il convient de citer ici la polémique née entre lui et Ami Bost. Dans ses mémoires, Bost signale qu’il a rendu visite à tous les pasteurs de SainteMarie. Au cours de cette tournée, il a assisté à un sermon, prononcé en 1821, par le pasteur Maeder qui lui a particulièrement déplu. Il n’en fallait pas plus à Bost pour commettre deux écrits26 contre Maeder. Il l’appela « Ministre infidèle de Jésus » et le somma de donner sa démission. 27 Pour se défendre, Maeder s’adressa d’abord à la Compagnie des Pasteurs de l’Église de Genève, puis il écrivit au Préfet le 13 juin 1821 pour se plaindre des agissements « de ce jeune homme qui sort de l’école de Madame Krüdener » et pour demander de « déjouer les intrigues de ce perturbateur, qui, sous le masque de la religion, ne cherche qu’à faire du mal à ses semblables ». 25

Ingold A.M.P. Abel Théodore Guillaume Maeder, Lettres à Grégoire, Mulhouse 1896 26 « Über einen Brief... » et « Was ist Evangelium ? », réédité en français en 1828 et 1834 sous le titre « Qu’est-ce que l’Évangile ? ». 27 Bost, Mémoires de mes fantômes, I, p.131


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Les premiers répondirent le 30 juin en dénonçant les agissements de Bost et en conseillant à Maeder de porter plainte contre ce « personnage dangereux ». Ils concluent ainsi leur lettre : « Veuille le Dieu de paix nous rendre la paix, et inspirer à tous les chrétiens les moyens et la force de se soustraire à cette ligue des méthodistes contre les chrétiens réformés du continent ». La lettre que le Préfet adressera en date du 7 juin 1821 au directeur général de la police dans la perspective de préparer sa réponse à Maeder est particulièrement étonnante. Bien qu’un peu longue, il nous semble intéressant de la reproduire. « Désirant fixer mon opinion sur les véritables principes de M. Bost sur les points les plus importants de controverse qui existent entre lui et plusieurs des Ministres des religions dissidentes et n’osant rien rapporter à mon jugement sur des questions qui n’ont pour moi de l’intérêt qu’en tant qu’elles se rattachent à l’esprit public, j’ai consulté un prêtre catholique et un ministre protestant, l’un et l’autre connus par leurs lumières et la sagesse de leurs opinions et ils ont porté sur les livres du Sr Bost les observations suivantes : ‘Que les assertions de M. le Pasteur Maeder tendent à altérer le christianisme ; qu’elles sont aussi destructrices des principes de Luther et de Calvin que de ceux de la religion catholique ; qu’elles ont évidemment pour but d’opérer une nouvelle réforme ; que dans cette occascion (sic), ce n’est pas le Sr Bost qui est le novateur, mais bien le pasteur Maeder ‘. Cette opinion fortifie celles que j'ai eû occasion d'exprimer dans un rapport sur l'esprit public de ce département ; je démonterais la tendance d'une partie du Clergé des religions dissidentes à adopter les dogmes de ce christianisme rationnel (C’est le préfet qui souligne !!) qui compte beaucoup de prosélites (sic) dans la basse Allemagne et qui n'est au fond qu'un véritable déisme28. Je citerai dans ce même rapport, les propos d'un négociant de ce pays, aussi distingué par son esprit et son influence que par ses opinions libérales, qui, en préconisant les avantages de l'enseignement mutuel, dans une réunion qui avait pour but de favoriser ce genre 28

Le déiste ne croit pas au Dieu de la révélation historique mais en un être suprême. Le déisme rejoint le « Dieu des philosophes » par rapport au « Dieu des Écritures ». Kant distingue le déisme du théisme. Le déisme équivaut à une croyance en Dieu qui reste volontairement imprécise, par refus de l’enseignement des Églises ou des prétentions de la métaphysique. Le théisme, par contre, accorde à la raison le pouvoir de démontrer l’existence de Dieu et de déterminer sa nature créatrice par analogie avec la nature créée. Voir : Enyclopaedia Universalis Thesaurus, article : Déisme.


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d'instruction, dit formellement : ‘Si on nous laisse faire, nous ferons des déistes de tous, même des juifs.’ J'apporte la plus grande impartialité dans tous les actes de mon administration qui se rattachent au culte; je pense qu'il est indifférent au gouvernement que des Français vivent sous l'empire de l'une ou l'autre des religions qui y sont professées, mais je regarderais comme un grand malheur pour l'État, de voir se propager, parmi le peuple, ce déisme, invoqué par nos novateurs, parce qu'ils ne le considèrent que comme un moyen d'arriver plus sûrement au renversement ou à ce qu'ils appellent la régénération des gouvernemens existans... »

Maeder et Stricker ont-ils évoqué expressis verbis cette polémique qui remontait à plus de 10 ans ? Rien ne permet de l’affirmer. Par contre, il est clair que Stricker, tout en prenant ses distances par rapport à la théologie professée par Maeder, cultivera, comme son maître, l’art de la poésie, un esprit de tolérance et une curiosité ouverte à toutes les entreprises humaines. A la mort de Maeder, il restera à la paroisse réformée le pasteur Louis Frédéric Goguel né en 1806, titulaire du poste français, depuis 1832 seulement, et Frédéric Guillaume Winter né en 1803, vicaire puis pasteur titulaire depuis 1831. Winter quittera Sainte-Marie en 1837 et deviendra pasteur de l’Église Luthérienne à Kirrwiller dans le Bas-Rhin. Stricker le retrouvera lorsqu’il sera en poste à Hunspach. Quant à Goguel, il restera fidèle à son poste de SainteMarie-Aux-Mines jusqu’à son décès en 1880. Les discours prononcés à ses obsèques nous ont été conservés.29 Rohr, pasteur suffragant, dit de lui que c’était « un esprit profondément libéral, ami des lumières et du progrès, il a mis encore au service de la tolérance, de la conciliation et de la liberté les connaissances si variées qu’il possédait sur toutes les questions religieuses. » Charles Blech, manufacturier et membre du Consistoire réformé ajoute : « Ses articles, plein de jugement, sur l’amélioration du sort de la 29

Obsèques de M. Louis Goguel, Sainte Marie-Aux-Mines, 1880


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classe ouvrière, sur l’enseignement dans les écoles, et sur l’organisation de la charité publique, sans distinction de culte, ont été justement remarqués ; le grain qu’il a semé dans un sol propice aux idées de progrès y germera, et portera ses fruits ».

Tel était, au niveau des collègues,30 l’entourage qu’a connu Stricker à ses débuts dans le ministère pastoral : libéral et social, encyclopédiste et humaniste, artistique aussi à travers les écrits poétiques de Maeder. Quant aux paroissiens, il convient de faire une distinction en fonction de la classe sociale à laquelle ils appartenaient. Les couches les plus aisées de la population « compensaient », à notre avis, le libéralisme extrême des pasteurs par une adhésion à la franc-maçonnerie. C’est à Sainte-Marie que l’on trouve à partir de 1830 la loge des « Vrais Amis Alsaciens » à laquelle les industriels protestants adhéreront très largement. Quant aux classes laborieuses, elles seront sensibles au mouvement du Réveil. A travers des rapports de police nous savons qu’un disciple d’Ami Bost, du nom de Louis Bott,31 tiendra avec succès des réunions d’ouvriers dans diverses maisons de Sainte-Marie.32 Nous verrons quel usage Stricker fera de tous ces éléments et quelle synthèse personnelle il en tirera. Notons encore que c’est à Sainte-Marie que Gustave Théodore rencontrera sa future épouse. Voici un poème dédié à sa fiancée.

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Notons que le successeur de Stricker à la paroisse réformée (!) ne sera nul autre que Horning, le futur promoteur de la restauration luthérienne ! Voir Strohl, Le Protestantisme en Alsace, éd. 2000 p. 391 31 L’un des fils de Louis Bott, Josué, dirigera le Sonnenhof de 1887 à 1902 32 Voir à ce sujet, Paul Leuilliot, L’Alsace au début du XIX ème siècle III.Religions et Culture pp. 204 et suiv.


31


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Pasteur au Hohwald n février de l’année 1835, Gustave Théodore Stricker a été nommé pasteur de la paroisse réformée du Hohwald. Il y restera jusqu’en 1840

E

Copie de l’acte officiel de nomination33

33

Archives Départementales du Bas-Rhin V 481


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En 1835, le Hohwald n’existait pas encore comme commune autonome. Il s’agissait d’un vaste site comprenant une série de hameaux relevant des villages de Breitenbach et d’Albé ainsi que de la ville de Barr. Le projet d’établir une paroisse réformée sur ces terres fut soumise au Maire de la ville de Barr dès l’année 1829 par le Consistoire Réformé de Strasbourg. Le Hohwald était en effet peuplé depuis le XVII ème siècle par des colons suisses de religion réformée, venus en Alsace pour pallier à la dépopulation autochtone qui avait suivi les ravages de la guerre de trente ans. En date du 13 novembre 1829, le Conseil Municipal de Barr approuve la proposition du Consistoire Réformé en soulignant qu’en dehors de l’aspect purement confessionnel, « il est encore un autre motif qui milite en faveur de ce projet : celui de l’absence de toute école au dit hameau et les fermes d’alentour dont les habitans qui pour la plupart professent la Religion réformée, sont obligés d’envoyer leurs enfans dans les écoles protestantes du Ban de la Roche, ce qui ne peut avoir lieu qu’en été, attendu qu’en hiver et même en automne déjà, les montagnes des Vosges se couvrent d’une neige profonde qui rend les Communications difficiles et même dangereuses. »34 Après avoir délibéré le Conseil prendra la décision suivante : « Il sera établi au hameau du Hohwald un Pasteur du Culte réformé... Le pasteur qui y sera placé remplira en même tems les fonctions d’Instituteur. Il sera logé dans le local qui sera construit à cet effet lequel renfermera sous le même toit, l’Église et les écoles. » La paroisse du Hohwald sera officiellement créée par une ordonnance royale du 16 février 1834 et le premier à occuper le poste sera Guillaume Legrand. 34

Archives municipales de Barr. Voir: « Aux origines de la paroisse réformée du Hohwald » in Société d’histoire et d’archéologie Dambach, Barr, Obernai, 1998 p.153. Le document est reproduit en respectant l’orthographe d’origine.


34

Né à Bâle en 1794, Guillaume Legrand était le fils de Jean-Luc Legrand. Celui-ci est fort connu à plusieurs titres. Parmi bien d’autres fonctions il a occupé celle de premier directeur de la République Helvétique. Disciple de Rousseau et promoteur de la pédagogie de Pestalozzi, Jean-Luc Legrand était aussi un grand industriel, fabricant de soie, à l’origine. Sa proximité de pensée avec le pasteur Oberlin le conduira à établir une industrie de tissage au Ban de la Roche. C’est d’ailleurs auprès d’Oberlin, à Waldersbach, que Guillaume Legrand, son fils, accomplira, de 1816 à 1817, son vicariat. Par la suite ce dernier occupera durant une douzaine d’années un poste pastoral à Olbringen en Suisse, avant de revenir en 1832 au Ban de la Roche.

Legrand sera installé comme pasteur intérimaire du Hohwald en 1834, mais il ne restera que quelques mois. En effet, l’église étant sous tutelle de l’État Français, un citoyen de nationalité helvétique ne pouvait être titularisé. Il quittera la France pour prendre un poste de pasteur à Fribourg en Suisse avant d’occuper à Bâle, de 1844 à 1873, la fonction de directeur de l’Alumneum, célèbre Séminaire de formation des pasteurs. Théodore Gustave Stricker sera le successeur de Guillaume Legrand. Un procès verbal du 3 février 1835 du Consistoire Réformé de Strasbourg mentionne qu’il a été élu à l’unanimité pasteur de la cure du Hohwald. Le lendemain, le président du Consistoire écrit au Ministre de la Justice, chargé des Cultes : « Nous avons l’honneur de proposer Monsieur Gustave Théodore Strickker à la signature de Sa Majesté pour le poste de pasteur du Hohwald. N’ayant pas pu élire Monsieur Legrand parce qu’il n’avait pas la qualité de citoyen français, le Consistoire aurait voulu proposer à la confirmation du Roi un candidat né dans l’Église Réformée. Mais la santé des deux candidats réformés aujourd’hui disponibles ne leur a pas permis d’accepter la place très fatigante de pasteur du Hohwald. Cependant la nomination du


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Sieur Strickker, né dans l’Eglise de la Confession d’Augsbourg, pour la paroisse du Hohwald ne souffrirait pas de difficultés. »35 La lettre insiste sur le fait que Stricker connaît bien les « usages du culte réformé » pour avoir été vicaire dans la paroisse réformée de Sainte-Marie-Aux-Mines. Nous ne connaissons pas le détail de l’activité déployée par Stricker au Hohwald, mais le travail à accomplir devait être épuisant. Véritable paroisse de diaspora son cahier de charge prévoit qu’il s’occupe des ressortissants réformés « des Communes de Hohwald, La Scierie de Barr, le Climont, Barr et environs, Klingenthal, Goxwiller et Trutenhausen, Obernay, Fouday, Waldbach, Belmont et Neuwiller. »

Carte des communes desservies Échelle : 1/200 000 – 1cm = 2 km

34. Nationales F19 10427


36

Si nous ajoutons qu’entre 1835 et 1838 le pasteur devait en même temps remplir la fonction d’instituteur, on peut se faire une idée de la tâche à accomplir.

Par ailleurs, Stricker aura aussi à superviser les travaux de construction de l’église, de l’école et du presbytère, dont les travaux seront achevés en 1840.

Ancienne Église, presbytère et école du Hohwald 36

Quatre mois après son installation au Hohwald, le 13 juillet 1835, « âgé de Vingt Sept ans Six mois », Gustave Théodore se marie. Il épouse Caroline Philippine Rouvé

36

Voir vidéodisque, salle du patrimoine, BNU, Strasbourg. Cote du document Original : L. Hohwald. 901


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originaire d’Echery, commune de Sainte-Marie-Aux-Mines, « âgée de Vingt Trois ans et Trois mois ».

Extrait d’acte de mariage : archives municipales de Sainte-Marie-Aux-Mines

Durant le séjour du couple au Hohwald naîtront deux garçons. L’aîné verra le jour le 29 novembre 1836 et portera, dans le même ordre, les deux prénoms du père. Dans la recension des pasteurs on parlera de Gustave Théodore II... Après des études de théologie à Strasbourg, et un vicariat dans la paroisse luthérienne d’Oberbetschdorf, Gustave Théodore II sera pasteur à Douera en Algérie de 1863 à 1867. A travers lui le rêve missionnaire du père se réalisera. Nous trouverons plus loin, lorsque nous parlerons de la Gazette Évangélique, fondée par le père, de beaux textes sur la Mission sous la signature des deux Gustave Théodore. Malheureusement Gustave Théodore II reviendra malade de son séjour en Afrique du Nord. Il occupera encore, pendant une courte période, un poste de pasteur à Hatten et décédera le 27 juin 1868.

Le second fils, né le 13 mai 1838,37 portera le prénom de Gustave Bernard, le deuxième prénom en souvenir de Bernard Rouvé, son grand-père maternel. Après des études commerciales à Strasbourg, Paris et Liverpool, Gustave Bernard créera une entreprise commerciale à Mulhouse. Mécène, dans le sens le plus noble du terme, il s’illustrera, entre autre, en contribuant à fonder deux établissements sociaux à Mulhouse : la pouponnière et le Home Saint Jean. Quant au Sonnenhof, il a non seulement 37

Non au Hohwald même, comme le premier, mais à Sainte-Marie-Aux-Mines, où habitaient les parents de Madame Stricker née Rouvé.


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participé à la fondation de l’œuvre, mais il l’a animée durant 40 ans. Jusqu’à sa mort, survenue le 22 mai 1916, il l’a « organiseé avec son talent merveilleux, avec son esprit d’ordre et d’exactitude, avec sa bonté exquise et sa parfaite équité. Les grandes lignes de la gestion et les petits détails du travail journalier portent son empreinte. L’asile c’est lui ! » 38

Durant son ministère au Hohwald, seul un écrit de Stricker a été publié. Il s’agit d’une prédication d’enterrement, prononcée en 1839 suite au décès d’une jeune femme de 28 ans nommée Wilhemine Oehmichen.39 La lecture de ce texte est intéressante à plusieurs titres. On notera en premier lieu la perfection avec laquelle il manie la langue allemande, lui qui a suivi ses cours à l’université et rédigé sa thèse de théologie en français. L’émotion que la prédication suscite est forte : Stricker parle avec empathie des souffrances que durant 3 ans la malade a endurées ; il sait restituer l’atmosphère particulière liée au fait que la tombe de Wilhelmine est la première d’un cimetière qui vient d’être inauguré ; il encourage les amis de la défunte à pleurer car « les larmes fécondent le sol sur lequel elles se répandent, que ce soit sur la terre de la patrie, les sables chauds de l’outre mer ou les champs couverts de neige ou de glace du Grand Nord ! » Ce sentiment si particulier, fait de nostalgie du pays si on est au loin et de nostalgie du lointain lorsqu’on se trouve chezsoi, (Heimweh et Fernweh en allemand) qui émerge de ces propos sera l’une des caractéristiques des poèmes strickeriens. Sur le plan théologique on perçoit l’émergence d’une sorte de synthèse entre la leçon libérale, reçue à la faculté et chez Maeder, son pasteur et maître de stage de Sainte-Marie-AuxMines, et une piété personnelle alimentée par le mouvement du Réveil. Dans un poème, le premier à être publié, et qu’il place 38

Notice nécrologique se trouvant dans les archives de la Fondation Sonnenhof 6240 Bischwiller 39 Predigt bei der Beerdigung der Jungfrau Wilhelmine Oemischen. Le texte se trouve à la BNU de Strasbourg.


39

en exergue de son sermon, il évoque ce « Dieu fidèle » qui « n’accepte pas que je disparaisse si Christ et son esprit m’habitent....alors que je ne sais ni quand...ni comment...ni où... je meurs ». Pour conclure, osons une dernière remarque relative à la période passée au Hohwald. La conception de l’au-delà, qui sera de plus en plus la sienne, et qui fondera sa « Weltanschauung », apparaît ici en filigrane : l’âme de l’homme ne meurt pas ; Dieu accueille les siens de suite après la mort, sans attendre le jour du jugement dernier. Nul doute que le « sort des trépassés », tel qu’Oberlin l’a conçu, commence à influencer Gustave Théodore. En mai 1840 Stricker quittera le Hohwald, laissant la place à Philippe-Charles Heinrich, son successeur. 40

Un P.V. du Consistoire Réformé de Strasbourg du 7 avril 1840 stipule qu’il a été dispensé d’effectuer les six mois de préavis prévus par le décret du 10 Brumaire an XIV. 40


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Pasteur à Cleebourg ’ordonnance royale de la nomination de Gustave Théodore Stricker à la paroisse de Cleebourg est datée du 9 mai 1840 et son installation a eu lieu le 31 mai 1840. Il n’y restera que deux ans. Stricker n’était pas le seul candidat à postuler. Dans une note retrouvée aux Archives Nationales, il est précisé que « G. Th. Strickker a été élu à la place de Heitz, nommé à Wendeheim (sic) contre Bruch, pasteur à Burbach par 9 voix contre 5 ». Au vu de ce résultat, et lorsqu’on sait par ailleurs que Hoffmeister - pasteur de la paroisse voisine de Hunspach et, à cette époque, président du Consistoire Réformé de Bischwiller était de longue date « un ami intime de Bruch »,41 on peut légitimement imaginer l’existence de quelque conflit autour de cette nomination. Nous ne connaissons rien des activités pastorales de Stricker à Cleebourg durant cette courte période de deux ans. Par contre sur le plan familial deux éléments méritent d’être évoqués.

L

41

Cette mention figure dans une lettre du Préfet au Ministre du Culte du 20.02.1817. Sur Philippe Louis Bruch, natif d’Allenbruck, consacré pasteur en 1816 et nommé à Burbach, il existe un important dossier aux Archives Nationales. Certains habitants de Burbach lui reprochaient, non seulement « de s’adonner aux femmes » mais encore d’effectuer, à côté de son emploi de pasteur le métier de marchand de bois et de moutons... et d’avoir contracté des dettes dans ce cadre ! Par lettre du 31.01.1818 ces mêmes paroissiens se plaignaient de ce que le pasteur Maeder, alors président du Consistoire, étouffait les plaintes !


41

D’une part, Gustave Théodore accueillera ses parents au presbytère. La piété filiale sera un trait dominant dans toute la famille Stricker. 42 D’autre part, deux enfants naîtront à Cleebourg. Une fillette, prénommée Mathilde Caroline, est venue au monde le 6 juin 1840 soit une semaine seulement après l’installation de la famille Stricker dans leur nouvelle cure. L’enfant est décédé le 10 septembre 1840. Une seconde fille, qui portera exactement les mêmes prénoms - pratique fréquente en ce temps - naîtra le 25 septembre 1841. Nous possédons deux poésies, belles et émouvantes, liées à ces deux événements. La première est intitulée « Sur la tombe de mon enfant » et la seconde : « A l’enfant encore en gestation » 43! Dans ces textes éclatent la sensibilité, si humaine du père, sa joie et sa tristesse, son humour aussi ( il souhaite que l’enfant à naître ne le dérangera pas trop lorsqu’il prendra au pasteur quelque envie d’étudier : « Und wenn ich mal studieren will, Schön schweigst du in der Wiege still... »). Mais nous percevons aussi cette certitude naïve mais forte de savoir son enfant mort accueilli dans les bras de Dieu. « Sie schläft im kühlen Grund ; « Dans la fraîcheur de la terre ..........................................................elle sommeille ; Doch nein, zu dieser Stund Non, non, en cette heure-ci Ruht sie in Gottes Armen... » Dans les bras de Dieu elle repose... » « Mein Kind gibt er mir wieder, « Mon enfant il me le rend, 42

Ainsi, le 9 avril 1868, Gustave Bernard Stricker, le second fils de Gustave Théodore prendra dans « ses décisions pour sa vie future » l’engagement « d’honorer en tous temps son père et sa mère, de leur faire plaisir dès maintenant et dans les jours de leur vieillesse ». De fait il accueillera sa mère à Mulhouse lorsque son père décédera. Journal de G. B. Stricker repris dans la notice nécrologique citée plus haut. 43 En allemand : « An das noch nicht Gebor’ne », Stricker, Vom Herzen zum Herzen, Strasbourg, 1859 p 138.


42

Und mit ihm Freudenlieder. » Et de surcroît avec des chants .......................................................de joie. »

Gustave Théodore Stricker quittera Cleebourg, accompagné de Caroline Philippine, son épouse, de ses trois enfants et de ses parents en juillet 1842 pour le proche village de Hunspach où il passera le reste de sa si féconde carrière.

Intérieur de l’église de Cleebourg Dessin de H. Gerst


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Note sur le village de Hunspach au milieu du 19ème siècle. La population En 1841, soit une année avant l’arrivée du pasteur Stricker, le village comptait 751 habitants. En 1871, c’est-à-dire quatre ans avant sa mort ce chiffre s’élevait à 795. Cette lente progression du nombre de villageois ne traduit pas les importantes fluctuations de la population qui ont eu lieu durant ces 30 ans. Ainsi, en 1846 Hunspach comptait 843 âmes mais ce chiffre avait chuté à 789 en 1856. La mortalité infantile a été terrible, particulièrement entre 1852 et 1855, années d’une très grave disette liée à des pluies incessantes. 44. A la mortalité infantile il faut ajouter l’émigration de plusieurs familles totalement ruinées vers l’Amérique. Les activités des habitants A cette époque Hunspach était pour l’essentiel un village agricole. En 1856, 484 personnes sont recensées comme « propriétaires agriculteurs ». Par ailleurs, 9 exploitations dites « industrielles » ont été dénombrées ; elles transformaient le chanvre et le lin. Ces deux activités principales permettaient au village de vivre dans une importante autarcie et suscitaient de nombreux métiers.45 A partir de 1858 à 1863, la construction de la voie ferrée StrasbourgWissembourg fournit également du travail à certains villageois.

Dans l’Histoire de Hunspach, Édition Oberlin, Strasbourg, 1975, son auteur, Hermann Gerst, relate ainsi la situation : « Les pluies incessantes empêchaient la poussée des grains faisant pourrir les moissons et en plus les pommes de terre. L’engrangement du peu qui reste est difficile. La farine est gluante et moisie, donnant des miches creuses et rapidement gâtées, dont l’aspect et le mauvais goût sont rappelés aujourd’hui encore. L’avoine pour les chevaux fait défaut. Au printemps on planta des pelures épaisses de pommes de terre qui, par miracle, donnèrent des plants.» p. 196. 45 Pour l’année 1846 Gerst cite les métiers suivants: Outre les cultivateurs et valets de ferme, le village compte 15 tisserands, 2 bergers, 4 cordonniers, 1 aubergiste, 1 boucher cabaretier, 8 tailleurs dont 1 apprenti, 2 couturières, 5 menuisiers dont 2 apprentis, 1 châtreur, 3 barbiers, 1 potier de terre, 7 maréchaux ferrants, 1 tourneur, 1 instituteur, 1 pasteur, 4 tonneliers, 1 garde forestier, 1 veuve tricoteuse, 2 boulangers, 2 charrons, 1 tisserand de bas, 5 maçons, 1 porcher, 1 ramoneur, 1 journalier, 1 appariteur de mairie, 2 selliers, 1 garde de nuit, 1 courtier, 1 charpentier, 1 huilier, 1 meunier, 1 garde d’oies. 44


44

Structure du village En 1856 le village de Hunspach compte 149 maisons dont 4 sont inhabitées. 79 n’ont qu’un rez-de-chaussée et 70 un 1er étage. Toutes sont couvertes de tuiles ! Ces éléments traduisent une certaine aisance de la commune. La même année, la répartition des foyers s’établit comme suit : 9 foyers à 1 personne, 25 à 2, 27 à 3, 36 à 4, 36 à 5, 19 à 6 et 19 à 7 et plus de personnes. Au centre du village se trouvent l’église et l’école. Sur le plan confessionnel, la population est particulièrement homogène. En 1846, sur 843 habitants, le village ne compte que 10 luthériens, 14 valets de ferme et 1 mendiant catholiques. Préalablement luthérienne, la paroisse relève de la confession réformée depuis 1588. Ce changement est lié à la conversion au calvinisme de Jean 1 er, duc de Deux-Ponts, souverain du bailliage de Cleebourg dont Hunspach dépendait. 1870 à 1875 La guerre de 1870 a épargné les habitants et les maisons de Hunspach mais la réquisition des chevaux et de leurs propriétaires entraîna une récession au niveau des cultures. Contrairement à bien d’autres villages, aucune émigration liée au changement de régime n’a été constatée. L’intérêt politique n’était sans doute pas très développé parmi les habitants ; ainsi, on sait qu’à cette époque seules deux personnes, le pasteur et le maire, étaient abonnés à un quotidien. Le passage de l’administration française vers l’administration allemande semble s’être déroulé d’une manière assez harmonieuse. Le pasteur jouera un rôle de conciliateur dans ce changement.

Hunspach : le Hohlberg (Dessin de Gerst)


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CHAPITRE III

Les Années fécondes 1842-1875

Le pasteur

G

ustave Théodore Stricker a été installé comme pasteur à Hunspach le 31 juillet 1842. Tout comme deux ans auparavant à Cleebourg, il eut face à lui la candidature du pasteur Bruch de Burbach. Lors des élections ce dernier ne recueillit que 3 voix contre 11 à Stricker et 1 « billet blanc46 ».

Gustave Théodore Stricker

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Archives Nationales F 19 10427


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Dans « L’Histoire de Hunspach », Hermann Gerst signale que depuis la réorganisation des Églises par Napoléon 1er les ministres des cultes étaient appelés à donner leur prestation de serment entre les mains du Préfet de Strasbourg mais que, vu l’éloignement de la capitale régionale, la cérémonie se passait à la Sous-Préfecture de Wissembourg. La formule prononcée par Gustave Théodore nous est conservée : « Le pasteur revêtu de son costume légal a prêté entre nos mains le serment dont la teneur était : Je jure fidélité au Roi, obéissance à la charte constitutionnelle et aux lois du Royaume47 ». Les témoignages sur la vie et l’activité pastorale de Stricker à Hunspach et dans les deux paroisses qui y étaient annexées , à savoir Hoffen et Ingolsheim, sont relativement rares. Notons d’abord que sur le plan familial, Gustave Théodore et son épouse, Caroline Philippine, ont vu naître trois enfants à Hunspach : Julie Hélène en 1843, Jean Henri Edouard en 1852 et Noémie en 1858. Malheureusement ils perdront aussi deux filles, Julie et Noémie, en bas âge à Hunspach. Quant à Jean Henri Edouard, communément appelé Edouard, né le 28 février 1852, il sera pasteur comme son père et comme l’un de ses frères. Ce dernier décédera alors que Edouard avait à peine 16 ans. Cette disparition a fortement contribué à sa vocation. Après des études en théologie effectuées à Strasbourg entre 1870 et 1875, il remplacera son père au cours même de ses études. Il sera pasteur administrateur de 1875 à 1876 puis pasteur titulaire à Hunspach jusqu’en 1883. Par la suite il sera pasteur à Strasbourg, à l’église du Bouclier jusqu’à sa retraite en 1919. De 1912 à 1918 il assumera la fonction de président du Consistoire de Strasbourg et celle de « visitateur » de 1896 à 1910. Il décédera le 11 avril 1925. Durant plusieurs années Edouard a été Secrétaire du Conseil d’Administration du Sonnenhof. Nous lui devons en particulier une histoire assez complète des 25 premières années de l’œuvre .

Concernant la personnalité de Gustave Théodore, Gerst nous le décrit ainsi : « Infatigable, entièrement dévoué à ses 47

ADBR, V 379


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paroissiens, le pasteur Stricker est en tournée de visites chaque fois que le temps le lui permet, connaissant à fond toutes ses familles, ayant un mot pour chacun ». Un peu plus loin nous apprenons que Gustave Théodore n’utilisait ni cheval, ni carrosse mais se déplaçait à pied48. La tradition orale rapporte qu’après un premier sermon, prononcé à Hunspach, parfois un peu trop long - « car il avait tant de choses à dire » - il se rendit en hâte vers Hoffen. A l’entrée du village il gravit une hauteur où les sonneurs de cloche, qui guettaient, pouvaient l’apercevoir ; il agita alors son mouchoir, les cloches se mirent à sonner, puis le service pouvait commencer par le chant du premier cantique dans l’attente de l’arrivée du pasteur. Un autre souvenir est resté longtemps vivant dans la paroisse annexe d’Ingolsheim. Après avoir béni un mariage et donné, selon son habitude, le meilleur de lui-même, le pasteur, invité de marque, auquel jamais on ne pardonnerait d'avoir manqué, se rend au domicile de la jeune femme ; les tables de fête aux splendides nappes paysannes sont encore désertes car la politesse paysanne exige surtout que personne n'ait l'air pressé de s'asseoir au festin. Le pasteur pourtant, après sa marche forcée et le culte qui l'a suivi, entre sans façons, occupant sans hésiter sa place d'honneur, se fait donner une miche de pain frais et un cruchon de vin et se réconforte à fond sans tarder. Avec grande admiration, le vieux paysan conclut son récit : "Där Mann hat ässe un drike kenne" - cet homme savait manger et boire - ce qui caractérise pour lui l'être parfait dans tous les domaines.49

Gerst nous apprend aussi que Stricker a posé les bases d’une bibliothèque paroissiale en la dotant de petits livres de littérature populaire et édifiante « ...certains exemplaires portent encore les traces d’innombrables mains empreintes de la suie des

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Contrairement à son prédécesseur, excellent cavalier, possesseur de 4 chevaux ! Hoffmeister a été pasteur à Hunspasch de 1801 à 1842. 49 Gerst, p. 208


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lampes à huile de colza qui y ont laissé leur marque indélébile ». Outre les témoignages de Hermann Gerst, un aperçu sur la personnalité du pasteur de Hunspach nous est fourni par Charles Eppel : « C’était un homme de petite taille, d’une ardeur dévorante pour les bonnes causes, d’une compassion profonde pour les misères humaines et d’un dévouement sans bornes ». Pour caractériser « l’impulsivité » de Gustave Théodore, Eppel cite un souvenir d’enfance qu’il a vécu dans son presbytère natal de Cleebourg. « Un jour à midi, M. Stricker entra précipitamment dans le presbytère. La famille était assise autour de la table sans le père qui était absent. ‘Où est l’ami Eppel ?’ demanda le visiteur avec agitation. ‘Il est parti pour la journée’ lui répondit ma mère et elle alla le prier de déjeuner avec nous. ‘Je ne puis accepter, il faut que je parle à un collègue. J’ai été ce matin à Steinseltz sans rencontrer Monsieur Tournier, je vais de ce pas trouver le pasteur Hauth’ ». Ce disant il disparut et enleva au pas de course les 7 kilomètres qui séparent Cleebourg de Soultz-sous-Forêts.50

Une note sur Stricker et sa famille nous a été transmise par Édouard Spach51. Alors pasteur-vicaire à Oberbetschdorf, il s’est rendu, un dimanche après-midi à pied à Hunspach en compagnie d’un ami. « En arrivant à Hunspach, le bon, le très aimable pasteur Stricker me souhaita la bienvenue ; c’était un homme petit de taille, particulièrement cordial, dont les yeux reflétaient la bonté de son âme. Lorsqu’il vit le bouquet de fleurs des champs que j’avais cueilli en cours de route, il me dit de suite : ’ Ah ! Voici un amateur de fleurs à l’image de Madame sa mère. Pour ma part, j’appartiens à la même espèce. Comment vont-ils mes amis de Bouxwiller ? Tous en bonne santé ? Mais, à 50

Ces éléments figurent dans les archives du Sonnenhof dont Eppel a été le président de 1876 à 1898. Ils ont été publiés par nous dans le Journal du Sonnenhof Nouvelle série n° 1 p. 7 51 Édouard Spach : « Elsässische Pfarrhäuser. Aus meinem Vikarleben », 1896, bibliothèque du Crédit Mutuel n°120


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présent, entrez Monsieur le Vicaire ! Nous nous trouvons au jardin où il fait bon vivre.’ Effectivement, ce fut agréable de se trouver, en ce début de l’été, à l’ombre des arbres. Mais ce qui me toucha le plus ce fut la chaleureuse atmosphère qui régna dans la famille qui me recevait ; un sentiment de profonde quiétude en émanait pour se répandre sur tous ceux qui entraient en contact avec elle. Monsieur Stricker, qui avait une âme de poète, savait apprécier le bon côté de toutes choses ; les fausses notes n’avaient pas leur place dans cet esprit joyeux et ouvert au prochain. Je me trouvais attiré par ces personnes si aimables et, le soir venu, j’ai eu bien du mal à me séparer de ce merveilleux presbytère ». La fibre poétique de Stricker n’a nullement ternie son sens pratique. Déjà, lors de son séjour au Hohwald, nous avons pu mesurer ses capacités de constructeur. A Hunspach, deux chantiers méritent d’être mentionnés : celui de l’école et celui de l’église. L’école de Hunspach a été longtemps étroite et vétuste. Une seule salle de classe accueillait jusqu’à 150 enfants ! De 1828 à 1853 il n’y avait qu’un instituteur.52 A partir de 1854, en plus de l’instituteur, une institutrice a été recrutée mais il faudra attendre l’année 1869 pour voir l’école rénovée et agrandie. Les travaux ont été entrepris sans aucune aide gouvernementale. Une coupe extraordinaire de bois, un engagement des familles aisées à mettre à disposition de la commune des capitaux sans intérêts et la décision de 103 hommes d’offrir une journée de travail seront nécessaires pour réaliser cette construction. Cette école communale, « construction imposante s’élevant au centre du village, reste le symbole de l’esprit de solidarité dépassant les intérêts personnels d’une population qui, le moment venu, sut répondre avec générosité aux appels qu’elle jugeait

C’est la même personne, Jean Balzel, qui a occupé le poste durant toutes ces années ! 52


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valables ».53 Stricker a joué un rôle considérable dans la réalisation de cette entreprise. Les travaux, au niveau de l’église, ont été effectués après la guerre de 1870. Dès 1872, les autorités allemandes ont accordé au pasteur l’autorisation de rénover le chœur et d’ériger un clocher en pierres de taille mais sans contribution financière à la réalisation du projet. Aussi, pour mener cette entreprise à bien, Stricker a su convaincre la population à renoncer aux indemnités de guerre54 pour affecter l’argent aux travaux de l’édifice cultuel !

Le nouveau clocher d’après un dessin de H. Gerst

53 54

Gerst p. 199 Il s’agissait de 3158 Marks.


51

Lors de l’achèvement des travaux en 1874, le Kreisdirektor (sous-préfet) de Wissembourg écrira à son supérieur hiérarchique : « peu de communes du pays pourront rivaliser avec Hunspach en ce qui concerne le zèle, l’esprit d’ordre et le sens de l’autorité des habitants, leur ténacité dans le maintien de la religion, des mœurs et du costume ».55 La réalisation de ces travaux et l’esprit dans lequel ils se sont déroulés ont été, sans aucun doute, l’une des dernières grandes satisfactions de Théodore Gustave Stricker avant sa mort, survenue un an plus tard. . Une bien douloureuse affaire.

Malgré tous ces témoignages positifs dont nous venons de prendre connaissance, la carrière pastorale de Stricker ne fut pourtant pas un long fleuve tranquille. Au début de l’année 1860 a éclaté une affaire intitulée « Réunions piétistes à Hunspach 56». Le pasteur Stricker est accusé par le Préfet d’encourager « sinon ouvertement, du moins tacitement » un homme du nom de Kannemacher, né en Suisse mais dont le père est originaire de Hohwiller, « qui se livre à une propagande d’idées anti-confessionnelles 57». De quoi s’agit-il ? Depuis les menées de Madame de Krüdener et la venue en Alsace d’Ami Bost, la Police des Cultes surveillait de près le développement du mouvement du Réveil en Alsace. Les sympathies déjà anciennes de Stricker pour cette tendance théologique étaient connues ; aussi, la venue d’un citoyen de Berne à Hunspach, a-t-elle mis les autorités sur leurs gardes.

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ADBR, Vers. D 414. Cité par Gerst p 299 note n° 63. ADBR V 50 57 Le sous-préfet de Wissembourg, dans un rapport au préfet, daté du 20.2.1860, qui dit que « le pasteur de Hunspach joue un rôle mal défini mais regrettable... Le conseil presbytéral et le conseil municipal se sont émus de ces faits... ». Il demande qu’un « avertissement sévère » soit donné au pasteur ! 56


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Kannemacher, accueilli par une famille du village, était moralement et matériellement suivi par le pasteur, cela d’autant plus qu’il était un être manifestement fragile sur le plan physique et intellectuel. Selon une habitude ancienne, certains paroissiens de Hunspach se réunissaient à quelques uns dans les familles pour des lectures édifiantes. Kannemacher se joignait volontiers à eux. Mais, vu ses limites, il est tout à fait possible qu’il ait amplifié la signification de ces rencontres lorsqu’il faisait le tour des villageois. C’est en tous les cas, le sens que nous donnons aux propos d’un rapport d’un brigadier de gendarmerie de Soultz venu arrêter Kannemacher « pour vagabondage et propagation de doctrines schismatiques qui déplaisent à la grande majorité de la Commune... Le trouble et la discussion sont portés dans le village, plusieurs personnes honorables prient le Maire de faire cesser cet état de choses ». Mais le Juge de Paix de Soultz libère l’accusé constatant « qu’il n’est que le commissionnaire ou limier de personnes plus haut placées, notamment du pasteur Stricker... » Le Juge Schantz conclut ainsi son rapport : « Hunspach est une excellente commune, d’une grande aisance ; la religion réformée y domine ; elle a toujours été un modèle d’union et de moralité, jusqu’au moment où l’on est arrivé à glisser le piétisme dans la Commune ». Le rapport du juge est transmis au Préfet. Il est complété par un rapport du Commissaire de Police qui estime que « l’affaire pourrait être arrêtée à moins que M. le pasteur continue à favoriser le shymatisme ( sic) en cachette, mais je ne manquerai pas de vous signaler de nouveaux troubles ». Plutôt que d’intervenir directement, le Préfet considère qu’il s’agit « d’une question de discipline religieuse » et s’adresse au président du Consistoire Réformé de Bischwiller dont Stricker dépend. Cependant le Préfet « se réserve d’agir d’une manière plus efficace, dans le cas où les manœuvres du Sr Kannemacher et la part qu’y prendrait M. le pasteur Stricker, viendraient à


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porter atteinte à la bonne harmonie qui a toujours régné parmi les habitants de Hunspach ». Grimm, le président du Consistoire a transmis le courrier du Préfet à Stricker en le priant de formuler une réponse. Nous reproduisons ci-après de larges extraits de ce courrier: ils sont le reflet de la pensée, de l’action et du style de Gustave Théodore la cinquantaine passée. Hunspach, le 6 mars 1860 Monsieur le Président, Je ne puis vous cacher que la lettre de Monsieur le Préfet, dont vous avez bien voulu m'adresser copie, m'a causé une fort pénible émotion. En vérité, après vingt-huit années d'un ministère auquel j'ai consacré toutes mes forces, je ne m'attendais pas à être obligé de vous envoyer la présente justification. Mais puisqu’il le faut, je commencerai par répondre à ce qui, dans la lettre de Monsieur le préfet, a rapport à René Frédéric Kanmacher, accusé de propagande d'idées anticonfessionnelles. Comme vous le savez très bien, Monsieur le président, le sieur Kanmacher est un pauvre petit homme qui, à la première vue, ne vous inspire que de la pitié. Faible de corps et très enfant pour son âge, il est par la structure de ses membres et par la lenteur extrême de ses mouvements hors d'état de gagner son pain. Né en Suisse, entretenu par la charité, publique autant que par la charité privée, il fut renvoyé par le gouvernement du canton de Berne qui alors se débarrassa de tout ce qui n'avait ni droit de bourgeoisie, ni moyens de subsistance. Il arriva à Hohwiller, lieu natal de son père...puis fut placé à Hunspach... Quant à moi, ministre d'un Dieu de charité et de miséricorde, je n'ai pu abandonner le pauvre qui faisait alors partie de mon troupeau, et j'ai réussi à trouver auprès de mes amis ce qu'il fallait pour compléter les 150 francs, prix de la


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pension de Kanmacher, jusqu'à ce que, il y a quelques mois, plusieurs habitants aisés de cette commune ont bien voulu pour me soulager, offrir la table à notre expatrié. Ce n'est pas que je fus toujours payé de mes peines par l'affection et la reconnaissance de mon protégé. Bien au contraire, il m'en voulait de ce que je lui avais défendu de courir le pays auprès de mes collègues pour recueillir des aumônes et de ce que je le surveillais et exhortais, comme on doit le faire pour un enfant. Cela ne m'empêche pas de reconnaître ses bonnes qualités et son attachement à notre église réformée, et de le croire tout à fait incapable de la propagande qu'on lui reproche. Je sais qu'il est fort passionné pour la lecture, qu'il a lu beaucoup de bons livres et qu'il aime à entretenir du contenu de ses livres les personnes qui lui donnent de l'hospitalité, mais je sais aussi qu’il est de toute impossibilité qu'il ait tenu des réunions ou qu'il ait prononcé quelque prière dans une réunion quelconque. ... les participants se trouvaient là, non pour se nourrir d'idées anti-confessionnelles, mais pour lire la Parole de Dieu, le Missions-Magazin d'Ostertag, des poésies de Terstegen et de Spitta ainsi que d'autres ouvrages d'édification et d'instruction. Ces veillées de famille ne ressemblaient en rien à une réunion d'adeptes d'une autre confession, nulle prière n’y fût prononcée et elles ne méritaient certainement pas être tourné en ridicule. Mais je termine, il en est temps, en vous priant de bien vouloir rassurer sur mon compte Monsieur le Préfet, et de lui faire observer que mon caractère et ma conduite passée doivent lui être une garantie pour ma conduite future et mon désir sincère de voir régner toujours la paix au milieu de mon troupeau. Agréez Monsieur le Président...


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Lettre d’accusation du Préfet au Consistoire de Bischwiller

Fac-similé de la lettre originale écrite par Stricker


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L’épisode que nous venons de relater montre très clairement que, si sur le plan théologique et dans sa spiritualité, Stricker est marqué par le piétisme et le Réveil, sur le plan de la discipline ecclésiastique il demeure parfaitement loyal, non seulement à l’Église Réformée, mais aussi vis-à-vis de l’Autorité Civile devant laquelle il a prêté serment. Un dernier témoignage, concernant la manière d’être et de travailler de Stricker à Hunspach, nous est fourni par le pasteur Boegner58 dans l’hommage rendu à son collègue lors de son décès. « Dans ses prédications, dans la cure d’âme, dans ses écrits et dans les cantiques qu’il a composés, il a sans cesse témoigné de sa confiance en son Seigneur et Sauveur... Avec une foi d’enfant, il a assumé les épreuves qui l’ont touché...59Les liens avec ses collègues ont toujours été empreints d’une grande chaleur... Lorsqu’une sainte pensée le saisissait ou qu’une ardente obligation s’emparait de lui, nul ne pouvait résister en le voyant défendre son projet avec son indomptable énergie... Quant à son attitude à l’égard de ses proches du cercle familial, nous ne pouvons que l’esquisser ici en mentionnant l’excellence du devoir filial vis-à-vis de ses parents âgés et sa prévenance stimulante pour les autres membres de sa famille... A 68 ans, il s’est éteint, victime de l’amour porté à ses paroissiens en contractant la maladie contagieuse qui sévissait dans le troupeau dont il fut le berger ».60

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Sonntagsblatt n°36 p.421 Rappelons que Stricker aura à enterrer deux de ses enfants à Hunspach : Julie et Noémie. Il perdra aussi un fils, pasteur à Hatten. 60 Il s’agit d’une épidémie de typhus. 59


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Le pasteur-poète

«D

ans la prédication de Stricker, on perçoit des élans lyriques d’enthousiasme, de foi et d’espérance qui révèlent la veine poétique du prédicateur61 ». On ne saurait mieux montrer le lien entre le pasteur et le poète. De fait « il fut un poète talentueux. De sa plume naturellement inspirée coulaient des vers d’une facture romantique, parfois mystiques, mais d’une forme classique ». Nous partageons entièrement cet avis de Raymond Matzen qui rend ainsi justice à un auteur trop peu connu. La poésie est une composante de l’être profond de Théodore Gustave. C’est l’une de ses façons d’exprimer que les créations de Dieu sont belles ; c’est une manière aussi de surmonter les afflictions d’ici-bas ; enfin, c’est par la poésie qu’il peut le mieux exprimer ses certitudes de la vie éternelle. La lecture des poèmes de Stricker montre qu’il s’agit, dans l’acception la plus noble du terme, d’écrits de circonstances. Un exemple particulièrement marquant nous est donné par Herrmann Gerst : « Il lui arrivait, en suivant un cercueil, d’improviser un poème approprié aux circonstances de la vie du défunt ; il le récitait à la tombe ouverte et en remettait le texte à la famille le lendemain 62». Les sujets qui ont inspiré le pasteur de Hunspach sont très variés : les préoccupations spirituelles bien sûr, mais aussi les saisons de l’année, les heures du jour, l’émotion suscitée par la

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Raymond Matzen, Encyclopédie d’Alsace, article Stricker. Opus cité p. 207


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vue d’une fleur, l’approche de la guerre, la paix du cœur, sans oublier sa femme, ses enfants, ses parents. Dans la présentation de ses écrits, les thèmes abordés se côtoient et même s’entremêlent. Il n’existait pas pour Stricker un monde profane d’un côté et une sphère religieuse de l’autre. Tout ce qui existe et tout ce que nous pouvons concevoir procède de Dieu et retourne à Dieu. Tout ce que nous pouvons percevoir s’inscrit dans son plan de salut. Un grand nombre de poèmes issus de la plume de Stricker ont été publiés dans « Evangelisches Sonntags-Blatt », le journal qu’il a fondé et dont nous parlerons un peu plus loin. D’autres se trouvent dispersés dans des anthologies de l’époque.63 Quant aux recueils de poésies publiés nous en avons dénombré quatre. Nous en avons retrouvé deux :  Vom Herzen zum Herzen, Strasbourg, BergerLevrault, 1859  Eine Handvoll Blumen auf den Lebensweg gestreut, Wissembourg,Wentzel, 1860 Deux autres publications, aujourd’hui introuvables sont mentionnées :  Liederbuch für ernste und heitere Stunden, Strasbourg, 184864  Eine Weihnachtsgabe, Strasbourg, 185865 Pour conclure ce bref aperçu consacré au poète Stricker, nous proposons à la lecture deux textes très courts et significatifs du style de Gustave Théodore.

63

p. ex. Klein, Pfeffel-Album, Colmar, 1859 ou Jaeger, Elsässischer MusenAlmanach, Strasbourg, 1873. 64 Inventorié dans Reuss, Denkschrift der Theol. Gesellschaft zu Strassburg, vol.III, Jena, 1853. 65 Cité dans Elsässisch-Lothringisches Schulblatt, p. 328 note 18.


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Dans le premier cas, il s’agit d’une strophe composée lors du décès de son père. Lorsqu’on sait que le reproche lui a été fait d’être souvent emphatique et long, lorsqu’on sait par ailleurs combien il était attaché à ses parents, qu’il avait accueillis sous son toit à Cleebourg déjà, puis à Hunspach, on appréciera la sobriété et la brièveté de ces lignes. Auf des Vaters Grab Vor fünf und achtzig Jahren trat In’s Leben er herein, Und richtig er gewandelt hat Bei Nacht und Sonnenschein Bis endlich seine Stunde lief Nach Gottes Willen ab, In seinem Heiland er entschlief Die Hülle birgt das Grab...

Sur la tombe de mon père Voici quatre-vingt-cinq ans il fit Son entrée dans la vie, Et comme un juste il chemina Par soleil et par nuit. Lorsqu’enfin vint son heure Selon le vœu de Dieu, En son Sauveur il s’endormit Les restes, la tombe les engloutit

Le second texte est représentatif de ces poèmes de circonstance composés souvent d’une traite. Ici c’est le chant du rossignol qui a réveillé l’envie de « fabuler ». Der Sang der Nachtigall Wovon singt denn die Nachtigall Ich hab oft ihrem süssen Schall Gelauschet, o, mit welcher Lust So wunderbar er hob die Brust..


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Wovon singt wohl die Nachtigall «Vergesse deine Sorgen all » So singt die liebe Nachtigall, , « Im Dunkeln bleibe wohlgemuth Und guter Dinge, Gott ist gut, Er denkt an seine Kinder all » Hab Dank, du liebe Nachtigall !

Le chant du rossignol Que chante donc le rossignol Souvent j’ai écouté ses douces mélodies Oh avec combien de joie ! Elles remplissaient le cœur de ses accents Que peut bien chanter le rossignol ? « Oublie tes soucis » Ainsi chante le cher rossignol « Garde confiance même s’il fait nuit Reste joyeux, Dieu est bon, Il pense à tous ses enfants ». Sois-en remercié, cher rossignol !


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Page de garde du recueil « Vom Herzen zum Herzen » « Du cœur au cœur »


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Le serviteur des pauvres social de Gustave Théodore Stricker L ’engagement s’exprime fortement à travers son implication dans un

organisme appelé « Association de bienfaisance de Wissembourg 66». « Le 11 décembre 1856 – écrit Stricker à ce sujet – nous avons suivi un appel du Seigneur et nous nous sommes rendus dans sa vigne, les uns comme joyeux donateurs, les autres comme administrateurs, d’autres encore ont accepté d’être des soignants, paternels ou maternels, auprès d’enfants laissés à l’abandon de notre circonscription67 ». De quoi s’agit-il ? Plusieurs pasteurs et laïques se sont réunis pour tenter de lutter contre la pauvreté extrême dont souffraient bien des familles des villes et villages du Nord de l’Alsace, en orientant leurs efforts vers les enfants. A Wissembourg, chef-lieu de l’arrondissement, fut établi une sorte de Comité Central qui comptait autant de personnes morales que la circonscription ecclésiastique protestante comptait de paroisses. Ainsi se trouvaient réunis les six consistoires luthériens de l’inspection de Wissembourg et une section du consistoire réformé de Bischwiller ;68 en tout une vingtaine de paroisses étaient concernées. Chaque paroisse avait son « comité de Section ». Les conseillers presbytéraux et bien évidemment le pasteur, faisaient automatiquement partie du Comité de Section. D’autres membres pouvaient y être associés.

66

Weissenburger Versorgungsverein Sonnatgsblatt, 1864, p. 254 68 Il s’agit des paroisses de Hunspach, Hoffen, Ingolsheim et Cleebourg. 67


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Comptabilité des dépenses pour l’année 1868

Chaque Comité de Section devait en premier lieu trouver des familles susceptibles d’accueillir dans de bonnes conditions les enfants orphelins sans famille naturelle apte à les recevoir. Cet accueil familial pouvait exceptionnellement être étendu à des enfants non orphelins vivant en très grande précarité. En plus d’une famille d’accueil, le Comité désignait pour chacun de ces enfants un tuteur appelé « patron ». Chaque patron s’engageait à suivre personnellement l’enfant qui lui était confié. « De cette manière - devait un jour écrire Stricker - le travail éducatif préconisé par l’association est partagé et la participation individuelle encouragée69 ». Le Comité Central de Wissembourg collectait des fonds qui permettaient de payer un prix de pension aux familles d’accueil. La pension annuelle était de l’ordre de 80 francs. En 1868, au moment d’accepter la présidence du Comité Central, Gustave Théodore s’adressait en ces termes aux 69

Sonntagsblatt, 1865, p. 317.


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familles d’accueil : « Vous, chers parents d’accueil, vous êtes les outils dont se sert le Seigneur pour faire des enfants qui vous sont confiés des enfants de lumière...Un travail difficile certes mais exaltant... Le salaire que nous vous offrons aujourd’hui est fort modeste mais vous saurez en apprécier la vraie valeur lorsque ces enfants, un jour, vous diront :’ tu as été pour moi comme un père ou mère’...et lorsque le Maître vous dira :’ ce que vous avez fait à l’un des plus petits d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait70 ». Il est remarquable de noter que les Comités ne plaçaient pas seulement des enfants mais assumaient aussi un rôle de soutien scolaire pour ceux dont les familles étaient dans l’incapacité d’assumer correctement les fonctions éducatives. Sous réserve d’une fréquentation régulière de l’école et du catéchisme et de l’acceptation d’un « patron-tuteur », une aide matérielle pouvait être accordée à ces familles. Les comptes-rendus des assemblées nous livrent quelques cas tragiques où les Comités sont intervenus. Voici un exemple parmi d’autres : « Un matin durant le catéchisme, je vis tout à coup un des élèves ‘tourner de l’œil’. Après l’avoir aspergé d’un peu d’eau pour le ranimer, je lui ai demandé ce qu’il avait mangé au petit déjeuner. Réponse : rien. Et hier soir au dîner : rien ! Je connaissais cette famille nombreuse dont le père exerçait la fonction de porcher ; il ne pouvait exercer d’autre métier à cause de la profonde mutilation de l’une de ses jambes. Il n’était payé que les jours où le temps permettait de rassembler les cochons et les amener en troupeau vers la forêt pour leur permettre de manger des glands de chêne. Les autres jours, particulièrement en hiver, la famille n’avait aucune rentrée d’argent. En raccompagnant mon jeune catéchumène à la maison, en fait une masure, la mère, une femme digne et pieuse me confessait qu’elle ne supportait plus d’aller mendier 70

Sonntagsblatt, 1868 p. 508


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quotidiennement un peu de nourriture ou un peu d’argent auprès des villageois. Quelle ne fut ma joie de pouvoir soumettre ce cas à mon comité qui décidait sur-le-champ de donner un tuteur à l’enfant et d’aider à travers lui toute la famille71 ». Le nombre de jeunes secourus s’élevait à environ 80 par an. L’Assemblée générale annuelle de l’Association se tenait alternativement dans les différentes paroisses de la circonscription. Elle donnait lieu à de grands rassemblements qui commençaient toujours par un culte solennel. La prédication y tenait une place importante et le texte de l’homélie fut souvent imprimé dans le « Sonntagsblatt », la Gazette Protestante dont Stricker était le rédacteur en chef. Après le culte, l’assemblée assistait à la présentation du rapport d’activité et du rapport financier. A l’issu de ce dernier était lancé une grande collecte pour le soutien de l’œuvre. Lors de cette cérémonie, les meilleurs élèves recevaient un prix sous forme de livret d’épargne doté d’une somme de 10 francs. Stricker fut, nous l’avons vu, particulièrement engagé dans ce travail. A partir de 1869, il succéda à Rodolphe de Turckheim comme président. Plusieurs fois il assura aussi la prédication lors des Assemblées Générales. L’une de ces prédications a suscité une critique acerbe de la part du pasteur Horning de l’église Saint-Pierre-le-Jeune de Strasbourg, avocat d’un luthéranisme pur et dur. « Avant-hier, écrit-il à son collègue, le pasteur Magnus, ils ont tenu leur fête unioniste, je veux parler de l’Assemblée du Comité d’Entraide. En grande procession ils se sont rendus à l’église. La prédication a été assurée par Stricker, le pasteur réformé de Hunspach. Ce fut un bien misérable prêche ! Il n’a réussi qu’à faire l’éloge des œuvres. Ils ont laissé la prière finale au pasteur Ruf. Heureusement ! Celui-ci a mis à terre la gloriole accordée aux 71

D’apès Sonntagsblatt 1867 p. 35


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œuvres et rendu un bon témoignage au salut par le seul Christ à travers la Parole et les sacrements 72». Aujourd’hui la relecture des propos tenus par Stricker éclaire les différences théologiques et aussi psychologiques qui séparaient les tenants d’un luthéranisme orthodoxe et les piétistes. Écoutons Gustave Théodore s’adressant aux enfants pris en charge par l’Association : « ...avant tout rendez grâce au Seigneur. C’est Lui le grand ami des enfants ; c’est lui qui vous aime. C’est Lui qui nous a insufflé l’idée d’aller à votre rencontre ; c’est Lui qui nous demande de vous sauver... Que serait une terre, même fertile, sans la pluie bienfaisante ? Que serions-nous, nous tous ici, sans Jésus-Christ, Lui qui par amour a quitté le ciel et qui du ciel a amené l’amour dans nos cœurs ». Pour conclure nous voudrions souligner l’envergure du projet d’aide à l’enfance développé il y a un siècle et demi par l’association soutenue et souvent inspirée par Stricker. Non seulement les placements en famille d’accueil sont envisagés mais aussi l’aide à domicile. Le tutorat, que nous croyons avoir découvert, est très largement pratiqué. L’entreprise est parfaitement décentralisée, le village étant la référence essentielle. Le principe d’unité de vue de l’association n’est pourtant pas absent, car chaque projet doit être ratifié par l’instance centrale. Toute cette solidarité est soutenue par une confiance dans les capacités des plus pauvres et une volonté d’améliorer le sort des plus faibles par l’éducation. Mais cet engagement repose aussi sur « l’appel du Maître » qui dans l’au-delà saura récompenser les siens.

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Die evang. Lutherische Bewegung in der Landeskirche Augsb. Konf. und die durch sie hervorgerufenen Kämpfe und gewonnen Siege 1848-1880. Archiv Fr. Horning par W. Horning, Strasbourg, 1914.


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Le journaliste, rédacteur en chef d’une Gazette Évangélique

L

e 1er Novembre 1863 paraissait pour la première fois un journal portant le titre « Evangelisches Sonntags Blatt » que nous traduisons par « Gazette Évangélique du Dimanche 73». Gustave Théodore Stricker, bien qu’entouré d’une équipe de collègues, en a été l’initiateur et le premier rédacteur en chef . Cette entreprise fut une première en Alsace pour cette époque74. Voici comment, dans le préambule du n°1, Stricker a défini les buts à poursuivre. « Que voulons-nous ? Nous ne voulons pas créer un simple passe-temps pour les oisifs, nous ne voulons pas non plus satisfaire en premier la curiosité du lecteur même si nous sommes conscients que le peuple a droit à des heures heureuses, à l’humour et au rire ; nous avons plus utile à rechercher et mieux à faire. Avec notre plume nous voulons être des serviteurs du Christ ; nous voulons être les porteurs de son message et transmettre ce qui peut éduquer et élever l’esprit, réchauffer et améliorer le cœur... Nous voulons cueillir des fleurs dans tous les jardins ; nous voulons creuser partout où nous espérons trouver quelques pépites d’or ; nous voulons reconnaître le bien là où il se trouve, pointer le mal là où c’est nécessaire. Le tout se fera dans l’amour et sans amertume... 73

Assez rapidement ce titre deviendra « Elsässisches Evangelisches Sonntagsblatt ». 74 En 1871 paraîtra le « Friedensbote » d’obédience luthérienne et en 1872 le « Kirchenbote » de tendance libérale.


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Notre devise sera ‘Aufwärts und Vorwärts’ ! Vers le haut et en avant ! 75 » Le journal est rédigé entièrement en allemand. Il fallait un certain courage pour prendre cette initiative. Non seulement l’Alsace était depuis bien longtemps française, mais l’autorité académique venait de réduire de manière drastique l’allemand dans les écoles primaires.76 Cette option ne nous apparaît en rien politique chez Gustave Théodore Stricker. Son souci consistait à parler au peuple dont la langue courante était l’alsacien et la langue cultuelle l’allemand. Dans un article du journal datant d’août 1865, relatant l’inauguration d’un bâtiment du Gymnase Protestant de Strasbourg, il fait sien les propos tenus par l’un des orateurs : « Nous voulons conserver au Gymnase son caractère alsacien. Cela veut dire que notre école ne doit pas renier son origine. L’Alsace, entre France et Allemagne, est appelée à établir un trait d’union entre les deux pays...Nous ne sommes pas ingrats vis-à-vis de l’Allemagne, nous savons combien nous lui devons, mais la France est notre nouvelle patrie, objet de notre amour... notre présent et notre avenir lui appartiennent... Prenons cependant garde que la langue dans laquelle Luther a magistralement traduit la Bible ne nous soit pas ravie ; prenons garde que les magnifiques cantiques, ces joyaux allemands ne nous deviennent pas étrangers...77 ». Quel magnifique credo ! Stricker restera responsable du journal durant cinq années. Les nombreux textes parus sous sa plume durant cette période, mais aussi après, permettent d’appréhender une personnalité aux multiples facettes. Le premier texte qui a suivi le préambule de la toute nouvelle gazette porte sur l’importance, pour le chrétien, de La formule évoque le mot d’ordre d’Oberlin : « Et plus bas et plus haut ! » A 35 minutes par jour à partir de 1859 ! Selon Marc Lienhard, Foi et vie des protestants en Alsace, Strasbourg , 1981 77 Sonntagsblatt, août 1865, p.363 75 76


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sanctifier le dimanche. On y retrouve quelques idées développées plus de 30 ans au préalable par Gustave Théodore dans sa thèse de jeune théologien sur « les devoirs de célébrer les fêtes.» Dans un langage simple, accessible à tous et à tonalité très piétiste, il insiste surtout sur l’aspect édifiant du culte et des lectures à pratiquer le dimanche. « Si tu es allé au devant de ton Seigneur, si tu t’es rapproché d’un pas de Lui, si en Sa présence tu as ressenti de la honte pour tes péchés et de la confiance en Sa bonté, si de surcroît le Sauveur a réveillé en toi de pieuses résolutions... alors ce jour du Dimanche n’aura pas été vain pour toi ». Si ces quelques lignes nous donnent un aperçu de la piété et du style souvent utilisé par Stricker, elles ne reflètent de loin pas ses seules préoccupations. De fait, Gustave Théodore était animé par une grande ouverture d’esprit et une immense curiosité qui nous font penser à Jean-Frédéric Oberlin. Dans le texte introductif de la seconde année de parution du journal, il résume ainsi les thèmes qui l’inspirent : « Nature, Bible, histoire, telles sont les trois magnifiques sources qui nous permettent de connaître Dieu ; nous y puiserons largement ». Ses compétences et son intérêt pour la « nature » - en fait les sciences dans toutes leurs composantes - émailleront nombre de ses articles. Au printemps 1863 il s’est rendu à Paris pour visiter une


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Page de garde des numéros 1 et 2 de la Gazette

exposition. Avec enthousiasme, mais aussi en connaisseur, il nous parle des fleurs et des animaux qu’il a pu observer. Mais les descriptifs qu’il nous donne sont empreints d’humour et non dépourvus de quelques critiques. « Que peuvent penser de nous des chiens qui se voient, durant une semaine entière honorés de la visite quotidienne de 50 000 hommes ? ». «...Les productions des jardiniers sont admirables mais le dictionnaire des fleuristes a du mal à entrer dans ma tête. Que dirais-tu Marguerite ou toi ma chère petite Violette si on vous affublait de noms aussi barbares que Elychrisum macrantum ou Ecremocarpus... Œillets, roses, myosotis, voilà des termes qui nous invitent à chanter ou à


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composer des poésies mais comment faire des rimes avec ces noms latins si artificiels ? 78» Dans un autre texte il évoque longuement la formation des îles coralliennes du sud de l’Océan Pacifique. Avec bonheur il sait vulgariser toutes les connaissances scientifiques de l’époque avant d’aborder le cas particulier de Tahiti. Une autre fois encore il nous parle de la vie en Sibérie et des « longues nuits d’hiver dans le Kamtschatka...79 » avant de s’étendre sur les difficultés rencontrées par les chasseurs de zibelines... « Le monde des étoiles 80» n’est pas non plus absent des préoccupations de Gustave Théodore. Les prouesses techniques de son époque aussi l’intéressent. Avec admiration il parle d’un câble sous-marin mis en place entre l’Europe et l’Amérique en vue de la mise en place future de lignes téléphoniques81 ! Le second volet du triptyque « Nature, Bible, Histoire » se trouve très souvent inclus dans les textes « scientifiques ». Les études bibliques proprement dites, publiées par le journal, sont souvent l’apanage des collègues de Stricker. Ainsi, à titre d’exemple, la visite de l’exposition de Paris lui fournit l’occasion de parler de la place des chiens dans les Écritures... « Tu le sais, la Bible expose aussi quelques chiens ; pour leur rendre visite permets que je sois ton guide. Il y a les chiens qui boivent le sang d’Achab, le mécréant : ceux-là mettent à exécution un jugement de Dieu. Il y a le petit chien de Tobie : en sautillant et en agitant avec délectation sa queue il ouvre la voie à son maître.( Tob. 11 ) Il mérite bien une mention.

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Sonntagsblatt, année 1863, n°1 p. 7 Idem n° 2 p. 13 80 Idem p. 15 81 Idem octobre 1867 p. 21 79


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Mais le premier prix échoit, sans discussion possible, aux chiens remplis de miséricorde qui lèchent les plaies du pauvre Lazare ». Le respect dû aux animaux constitue un thème évoqué plusieurs fois par Gustave Théodore. En 1864 il conclut ainsi un texte consacré à ce problème : « Heureux l’homme qui, lorsqu’il se présentera devant le trône de Dieu, n’aura pas en premier à répondre de cruauté à l’égard des animaux. Heureux celui qui, dans ce domaine aussi, aura pratiqué la miséricorde que le Seigneur Jésus nous a enseignée ».82 D’autres considérations de nature scientifique permirent à Stricker une ouverture sur l’histoire. Ainsi la page consacrée à la formation des coraux le conduit à parler de l’introduction du christianisme en Polynésie. Il cite et commente un ouvrage du missionnaire Arbouset « Tahiti et les îles adjacentes ». Avec émotion et emphase, il évoque aussi la surprise et la joie du missionnaire anglais Scott « qui a entendu un polynésien, caché derrière une haie, invoquer le Dieu chrétien ». Ce même article lui donna aussi l’occasion de critiquer la politique de la France qui, « pour contrecarrer l’influence protestante, envoya en 1836 un grand nombre de missionnaires catholiques dans le Protectorat. Mais – poursuit-il – l’Évangile n’en a pas souffert car des indigènes continuaient à paître le troupeau jusqu’à ce que la Société des Missions de Paris puisse prendre le relais ». Dans sa jeunesse, nous l’avons vu plus haut, Stricker s’est fortement intéressé à la mission de l’Église en pays lointains. Rien d’étonnant que ce domaine occupe une grande place dans le journal qu’il a fondé. Nous trouvons régulièrement de longs commentaires de sa plume sur la fête de la Mission de Bâle. Mais il publie aussi, en y ajoutant quelques considérations personnelles, les récits de son fils, pasteur à Douera en Algérie83. 82 83

p. 301-303 p. ex. Sonntagsblatt, 1865 p 110


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A la lecture des textes portant sur la mission, on est frappé par la considération que Gustave Théodore porte aux autochtones. Sa joie éclate lorsqu’il parle des prédicateurs noirs américains : « A San Francisco, la Nouvelle Orléans, Baltimore, New York, Brooklyn, Cincinnati, paraissent 9 journaux écrits par des noirs et qui comptent entre 2000 et 10 000 abonnés ! Le noir aime lire et découvrir des nouveautés ». Il est scandalisé par la ségrégation des races dans les églises américaines ; il dénonce l’esclavage et souligne comme une grande avancée « la décision prise le premier juillet par la Hollande, à savoir la libération de ses 45 000 esclaves en Inde Occidentale et en Guyane84 ». Gustave Théodore Stricker quittera la fonction de rédacteur en chef du « Sonntagsblatt » à la fin de l’année 1867. Son mot d’adieu du 29 décembre85 mérite d’être mentionné. « Dieu m’a dit :’ dépose ton bâton de messager’! J’avais envie de formuler quelques objections mais Il me reprit :’Fais-le’. Je le fais, non pas parce que je suis fatigué ou désespéré, mais parce qu’il y a à disposition des forces plus jeunes et plus vigoureuses ; elles sauront mieux Le servir. Quant à moi, la grâce qui me fut accordée cinq années durant ne me suffirait-elle pas ? Lorsqu’on me dit ‘ tu n’as pas été le vaillant combattant dont le Seigneur avait besoin ; tu n’as pas utilisé la fronde de David contre le géant et tu n’as pas pris l’épée de Gédéon contre les Madianites,’ je garde le silence et je pense aux débonnaires qui, eux aussi, sont les bénéficiaires de promesses...En réalité il doit bien exister quelques uns au moins pour lesquels notre humble messager était le bienvenu lorsqu’il entrait le dimanche dans leur foyer... » Après avoir exprimé des vœux de bénédiction pour le pasteur Boegner de Strasbourg, son « cher frère » et successeur, il conclut : « Il faut que moi je diminue afin que puisse croître Celui qui est le chemin, la vérité et la vie ; il faut qu’Il croisse dans les cœurs, les foyers, l’Église et le monde 84 85

Sonntagsblatt, 1864, p. 71 n° 20et 21 p. 153


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jusqu’au jour où Il sera tout en tous. Une seule chose est nécessaire ! ( Luc 10,42) 86». Après ces paroles d’adieu, Stricker destinera surtout des poésies à la Gazette Évangélique du Dimanche, à une notable exception près ! Il s’agit d’un texte du 25 octobre 1874 intitulé « Tabitha stehe auf ! » c’est à dire « Petite fille lève-toi ! ». Cet appel constituera le centre du dernier chapitre de notre étude. En conclusion nous retenons que le lancement d’un journal ecclésial à tonalité piétiste, au moment où le libéralisme théologique était dominant, constitue un véritable acte de courage. Contrairement à certaines idées reçues, le courant qui traverse cette gazette est ouvert au monde, à ses joies et à ses souffrances. Ses convictions personnelles n’ont pas empêché le rédacteur en chef du « Sonntagsblatt » à mettre à disposition les colonnes de l’hebdomadaire à d’autres courants de pensées. Luther en particulier y a trouvé une bonne place, même si l’identité confessionnelle a toujours été seconde par rapport à la recherche d’unité entre les deux confessions protestantes d’Alsace. La diaconie, ou service chrétien auprès des faibles, a été systématiquement soutenue par le journal. La poésie aussi. Pourtant, à la fin de son mandat, Stricker a dû percevoir une opposition de plus en plus forte à son entreprise. En particulier, le manque de combativité contre l’orthodoxie luthérienne lui a été reproché. Face à ces critiques, et il faut lui en savoir gré, il a eu l’humilité de s’effacer pour se consacrer, avec une force renouvelée, à un ancien projet tombé en veilleuse, à savoir la création d’un asile pour enfants handicapés mentaux.

Cette parole biblique a été placée dès l’origine en exergue de tous les numéros du journal. 86


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Le concepteur d’un « Petit Laforce » interpellations ont amené Gustave Théodore D eux Stricker à s’engager dans un projet de création d’un

foyer d’accueil pour personnes handicapées mentales. La première « étincelle » a jailli à la lecture d’un article que le pasteur Tournier de Steinseltz a proposé pour être publié dans la « Gazette Évangélique du Dimanche » dont Stricker, nous l’avons vu, était le rédacteur en chef. Le texte a paru le 6 août 1865 sous le titre « Les Œuvres de Laforce ».87 Tournier décrit le travail accompli au Sud de la France, en Dordogne, par le pasteur John Bost dans les cinq établissements qu’il a fondés. Il s’agit de la « Famille Évangélique » destinée aux orphelins, de « Béthesda » qui reçoit les jeunes filles trop déficientes pour être admises en orphelinat, de « Siloah », le pendant de « Béthésda » pour les garçons, d’ « Eben-Ezer » pour les soins aux filles épileptiques. Enfin il est largement question de « Bethel », la dernière construction. L’article évoque en particulier une lettre destinée à John Bost qui a constitué l’élément déclencheur de cette nouvelle entreprise. « L’association d’entraide de N... vous prie d’admettre Arthur P..., 10 ans. La rechute d’une scarlatine a rendu cet enfant sourd ; par ailleurs il est aveugle d’un œil et l’autre est assombri par des taches ; de surcroît il présente des crises épileptiques ; enfin on note de fréquents épisodes d’agitation. Ses propos sont de plus en plus incompréhensibles. Les parents sont de pauvres gens et ne peuvent répondre aux soins nécessités par une telle accumulation de maux. Les institutions auxquelles nous nous sommes adressées ne prévoient qu’un seul type de prise en charge : cécité, surdimutité, crétinisme etc. Aucun établissement ne peut recevoir une personne chargée à elle seule de tous ces malheurs ».

Suite à cette missive, poursuit Tournier, John Bost se mit « dans le silence et la discrétion au travail ». Mais dès que l’entreprise fut connue, un flot d’encouragements et de critiques se déversa sur le pasteur. Bost lui-même note : « Les uns me 87

Evangelisches Sonntagsblatt n° 45 et 46 pp. 345-346.


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bénissaient. Les autres me... Oh ! Je ne le dirai pas... On me prophétisait une mort prochaine ! De fait lors des travaux j’ai attrapé froid et une broncho-pneumonie, une pleurésie ainsi qu’une infection de la gorge m’amenaient durant plusieurs semaines au bord de la tombe... » De cette épreuve Bost a tiré deux conclusions : « Dieu nous appelle à œuvrer tant qu’il fait jour, ensuite Il nous invite à former les hommes susceptibles de nous succéder dans la tâche qu’il nous a confiée ! ». L’article du pasteur Tounier se termine par ces mots : « Que Dieu garde le Bon Samaritain de Laforce ! Qu’Il lui donne beaucoup de disciples et qu’Il suscite dans notre Église Évangélique d’Alsace des personnes prêtes à l’imiter. » Ce texte aura un effet déterminant sur Gustave Théodore qui, rappelons-le, avait été influencé dans sa jeunesse à Strasbourg par Ami Bost, le père de John, grand prophète du mouvement du « Réveil ». La seconde « sainte impulsion » s’est produite trois jours après la « première étincelle ». Le 9 août 1865 eut lieu à Wissembourg l’Assemblée Générale de l’Association de Bienfaisance que nous avons évoquée plus haut. Le pasteur Auguste Jaeger de Mietesheim était chargé de présenter le rapport moral. Après avoir récapitulé le travail accompli au cours de l’année, il continua son exposé par cette histoire édifiante: « Je connais un homme avec lequel j’ai passé des jours heureux sur les bancs de l’Université de Strasbourg mais qui souvent se plaignit auprès de moi d’avoir jadis accompli une chose et avoir omis une autre. Un soir d’hiver, par un froid intense, il rentra chez lui. De loin il entendit une voix d’enfant pleurant amèrement. Il se rapprocha et demanda à l’enfant le pourquoi de ses pleurs. ‘J’ai mal au pied’ répondit le garçon en grelottant. L’étudiant amena l’enfant près d’un réverbère et examina le pied. Il découvrit une énorme plaie couverte d’un simple chiffon. Il enleva sa propre chaussure et son propre bas pour le proposer à l’enfant. Par chance la pointure correspondait ! Il lui remis aussi ce qui lui restait d’argent puis s’en alla chez lui. A domicile il se réjouit d’abord d’avoir pu secourir un enfant mais très


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vite il se rendit compte qu’il aurait pu et dû donner aussi sa seconde chaussure à l’enfant. »

Puis Jaeger vint à sa conclusion : « Nous avons à nous soucier des enfants chétifs et débiles qui ont besoin d’une double prise en charge ! Nous leur trouverons un foyer et nous trouverons aussi de nobles hommes et des cœurs de femmes prêts à les soigner !... Celui qui se soucie des autres diminue le poids de ses propres soucis ! Je demande que naisse chez nous un ‘petit Laforce’ ; oui, telle est ma prière :’ qu’un petit Laforce, un petit seulement, puisse rapidement voir le jour! ». Dès le 13 août Stricker a évoqué avec chaleur cet exposé dans le compte rendu de l’Assemblée de Wissembourg88. Il en donnera de larges extraits en novembre 1865 .89 Entre-temps il reprit un texte portant ce titre : « J’étais débile et vous m’avez accueilli ».90 C’est dire combien Théodore Gustave a pris à cœur cette nouvelle mission ! Sans même qu’un appel explicite pour une aide financière ait été lancé, un premier don arriva le 10 décembre 1865 avec cette mention : « brique pour un petit Laforce :’faible offrande au Seigneur qui nous a donné des enfants dotés de tous leurs sens’ »

D’autres briques arriveront dans la « cagnotte » ouverte par Stricker pour son Petit Laforce. Certes, comme le dira un jour l’un des fils de Gustave Théodore, « il n’y eut jamais une pluie de briques mais constamment des gouttelettes maintenant le sol

88

Elsässisches Evangelisches Sonntagsblatt deuxième année pp. 362 et 363 Idem 3éme année pp. 66 et 67 90 Idem pp. 60 et 61. L’original a été publié par H. Engel à Odenwald. 89


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humide91 ». Dans un article paru en avril 1868, Stricker annonce avec joie que 500 francs ont été collectés mais qu’il convient encore d’attendre avant de concrétiser le projet. « Pour l’heure, écrit-il, nous avons semé des graines qui doivent encore dormir dans le sol en attendant le jour de la résurrection ; nous avons lancé un filet mais il n’a pas encore craqué sous la masse des poissons ».92 La guerre de 1870 et les modifications importantes entraînées par un changement de nationalité et de régime en Alsace-Lorraine ne permettaient guère de songer à la création d’un Asile. Il faudra attendre l’année 1874, avant que le projet puisse être repris. Une fois de plus c’est une interpellation venue de l’extérieur qui aiguillonnera Gustave Théodore. Le 11 septembre 1874 une institutrice de Strasbourg du nom de Emilie Laad, lui adressait une lettre dans laquelle elle évoquait les impressions ressenties lors de l’accompagnement d’un enfant alsacien vers les Asiles de Scheuern en Allemagne. « ...Très angoissée au départ, je découvris, au cours de deux journées passées parmi les débiles, combien ces êtres déficients sont accessibles à une instruction allant de la lecture à l’écriture et jusqu’à la géographie... Je fus séduite par la spontanéité avec laquelle ces personnes abordent l’adulte, m’amenant, malgré mon âge , à jouer avec eux ‘aux sauts du petit lapin’ dans la cour jusqu’à ce que le souffle m’en fut coupé... Je fus aussi impressionnée par les connaissances bibliques de ces jeunes déficients et par leur capacité d’attention, particulièrement lors des cours de religion. Je pourrais relater encore beaucoup de belles et bonnes choses, mais je me sens poussée à aborder une autre question. Dans notre belle Alsace où l’on œuvre pour tant de personnes en difficultés, aveugles, sourds-muets, orphelins, malades, il n’y a point de refuge pour débiles. L’asile de Scheuern vit et subsiste exclusivement de dons. Strasbourg aussi est connue pour sa générosité et dans toute l’Alsace se trouvent, n’en doutons pas, des cœurs obéissants et des mains ouvertes... Je suis persuadée que le Seigneur a, dès à présent, désigné les hommes appelés à promouvoir

Il s’agit d’Edouard Stricker qui fut secrétaire général du comité directeur. In Sonntagsblatt 1901 p. 222. 92 Idem Année 1868 pp. 284-286. 91


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dans notre contrée une belle œuvre ; je suis persuadée de surcroît que le moment favorable pour cette entreprise est venu... »93

Il n’en fallait pas plus à Gustave Théodore pour voir dans cette missive le signal de départ donné par Dieu. Le 25 octobre 1874 il répondit à Emilie Laad par un article qui fit date, intitulé : « Tabitha lève-toi ! »

Fac-similé des premières lignes de l’article de Stricker

Ce texte, fondateur pour la future Institution du Sonnenhof, mérite d’être résumé. « Lorsque nous lisons dans les Actes des Apôtres ‘ Il fit sortir tout le monde et, se mettant à genoux, il pria ; puis, se tournant vers le corps, il dit : Tabitha lève-toi ‘, nous apprenons de la part de Pierre ce qu’il convient de faire pour susciter un asile...Il n’y point de doute, toutes les œuvres de miséricorde que nous connaissons ne sont pas nées autrement. Des hommes et des femmes qui ne pouvaient laisser devant leur porte les malades et les orphelins, ont fait fi de tout orgueil et de toute angoisse et se sont, à l’instar de Pierre, jetés à genoux. C’est ainsi, et ainsi seulement, qu’ils ont trouvé l’envie, la joie et le courage pour dire ‘ Tabitha lève-toi ‘.... Qu’en serait-il de ces havres de paix, tel celui créé à Laforce dans le Sud de la France si son fondateur, John Bost, ne s’était pas retrouvé à genoux priant pour la Famille des malheureux ? » 93

Idem Année 1874 pp. 487-489.


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Plus loin, l’article de Stricker mentionne l’impulsion récente donnée par l’institutrice de Strasbourg et celle, beaucoup plus ancienne, reçue de son collègue en 1865. Il évoque toute une série de dons, de « briques » collectées durant 9 années. « Que Dieu bénisse le presbytère de K. et Madame M. de W..., qu’Il bénisse les résidents de l’institut pour aveugles d’Illzach qui m’ont envoyé un don portant cette mention : ‘ pour des enfants encore plus malheureux que nous ‘... Elles sont restées fidèles les Dames du ‘ Sou Protestant’ de Wissembourg... » Stricker signale ensuite que depuis le premier don de 10 francs la caisse a grossi et contient à présent 1500 francs, « les intérêts de la Caisse d’Épargne puis les 5% offerts par l’actuel trésorier Gustave Stricker de Mulhouse inclus... » ! « Pourtant Tabitha ne s’est toujours pas levée ! Si nous nous étions prosternés avec plus de fidélité, si nous avions prié avec plus de sérieux, nous aurions été plus tôt débarrassés de toute peur et de mille hésitations... » Après un nouveau développement sur l’importance de la foi et de la prière, il conclut : « Beaucoup de frères, beaucoup d’êtres abandonnés d’Alsace et de Lorraine se réjouiront lorsque notre Tabitha les regardera avec ses yeux clairs et aimants... Quel bonheur lorsque les plus petits entre les petits loueront Dieu dans la joie ; lorsqu’ils nous montreront les habits du salut avec lesquels, au nom du Seigneur, l’amour de ses disciples les a revêtus » ! Cet appel, quasi mystique, aura des conséquences très concrètes. D’une part, les donateurs se sentent stimulés puisque fin janvier 1875 la caisse contiendra « 3901 francs et 22 centimes 94». D’autre part, Stricker mit en place un comité provisoire qui s’est réuni, la première fois le 2 décembre 1874, au presbytère de Soultz-sous-Forêt. Le comité, présidé par Stricker, comptait 6

Bien que devenue allemande l’Alsace comptait encore en francs ! Le comptage en Thaler se pratiquait en parallèle. 94


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pasteurs95 et un laïque, à savoir Gustave Bernard, fils de Gustave Théodore, commerçant à Mulhouse. Ce comité prit la décision formelle de créer une institution pour enfants handicapés mentaux dans le nord de l’Alsace. Il se mit immédiatement à la recherche d’une propriété susceptible d’être achetée et aménagée pour cette mission d’accueil mais les difficultés à trouver un espace convenable furent grandes. Au début de l’année 1875, des immeubles furent visités à Birlenbach, Mitschdorf, Preuschdorf, Soultz/Forêt, Schwabwiller et Bischwiller. « Mais partout nous rencontrâmes des coins d’ombre que Dieu, dans sa prévoyance, nous fit voir pour nous éviter de prendre une mauvaise décision. » Pendant ce travail de prospection Stricker tomba malade. Il mourut le 28 août96 sans avoir pu voir son cher petit Laforce . « Il eut - selon une parole d’Eppel, son collègue - le même sort que Moïse qui, du Mont Nébo, vit la terre promise de loin, mais ne put y entrer lui-même »97. Avec le décès de Gustave Théodore Stricker s’achève ce que l’on peut appeler la préhistoire de l’établissement qui deviendra plus tard le Sonnenhof. Mais la disparition du « père » de l’œuvre ne gèlera pas le projet qu’il a si longtemps porté. Les « fils » se mirent immédiatement au travail. Ils se réunirent dès le 16 septembre 1875 pour décider de la poursuite du projet et, le 23 février 1876, le Comité acheta une propriété qui accueillera, à partir du 2 août de la même année, les premiers enfants souffrant d’un handicap mental. Alors commence l’histoire du Petit Laforce... Il s’agit des pasteurs Boegner de Strasbourg, Eppel de Cleebourg, Garcin de Steinseltz, Hauth de Soultz/Forêt, Klein de Birlenbach et Schade d’OberBetschdorf. On notera que certains étaient Réformés, d’autres Luthériens. 96 Tel le « Curé de Campagne » de Bernanos... il ne meurt pas dans son cher village mais à l’hôpital de Strasbourg. Par contre il sera enterré à Hunspach. 97 Journal du Sonnenhof, nouvelle série n°1p. 7 95


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Pierre tombale de Gustave ThÊodore Stricker au cimetière de Hunspach


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Conclusions et perspectives

L

es recherches que nous avons entreprises sur Gustave Théodore Stricker devaient, à l’origine, nous permettre de mieux comprendre le projet qui a conduit à la création et au développement de la Fondation Sonnenhof, grande institution protestante alsacienne d’accueil pour personnes handicapées mentales. De fait, le cours pris par nos investigations, nous a amené dans bien d’autres directions. Il nous est apparu que le pasteur Stricker était une personnalité aux charismes multiples, qui a occupé une place originale, aujourd’hui largement oubliée,98 au sein du protestantisme alsacien du XIX ème siècle. En guise de conclusion, nous voudrions revenir, brièvement, sur trois points importants de sa vie, de sa pensée et de son action. *** Stricker a été, au premier chef, pasteur de campagne. L’espace rural 99 est son horizon. Bien qu’il ait grandi en ville, à Strasbourg, à l’ombre de la cathédrale, et qu’il se soit formé à son ministère en milieu industriel, auprès de la famille Schlumberger et à Sainte-Marie-aux-Mines, sa personne et ses écrits sont marqués par le retour à la nature. Les saisons, les promenades dans la forêt ou dans les champs, l’évolution des

Nous saluons d’autant plus le petit article qui lui est consacré, sous la signature de Christian Wolff, dans le « Nouveau Dictionnaire de Biographies Alsaciennes » dont la publication a débuté en 1989. 98


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plantes, la vie des paysans, rythment son temps et constituent ses références. Voici, parmi beaucoup d’autres, un poème qui exprime ce lien profond entre l’homme qu’il a été et son environnement100.

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Le mot « rural » dérive du latin « rus », la campagne. Texte proposé par H. Gerst opus cité p. 274. La traduction des poèmes est de nous. 100


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Dans un très beau texte, Le Roy Ladurie101 nous enseigne que la civilisation du village « se définit par oppositions. Qui dit campagne dit ville ; qui dit paysans dit citadins ». Stricker, le jeune citadin, avait un grand-père, du nom de Jean Henri Stricker, fils de chirurgien, qui, lui aussi, a grandi à Strasbourg avant de choisir d’être diacre, puis pasteur, en milieu rural. Bien qu’il ne l’ait pas connu, cet homme fut un modèle pour Gustave Théodore. En souvenir de ce grand-père il donnera d’ailleurs le prénom de Jean Henri Edouard à son troisième fils.102 Dans une jolie poésie, dont voici une strophe, il chantera l’amour que porte cet enfant, dès l’âge de un an, aux fleurs du jardin.103 Die weissen Morgensterne, Die bunten Tulipan, Die sieht mein Knabe gerne, Und Freude hat er d‘ran. Les blanches alcynes, Les tulipes multicolores, Il adore les voir, mon garçon, Et il y trouve sa joie.

Oui, Stricker a choisi d’être pasteur de campagne et manifestement il a été heureux de la décision prise. Lorsque, à la fin de sa vie, il sera obligé de suivre une longue cure thermale à Baden-Baden, il exprimera sa nostalgie du village et de ses habitants, en même temps que son bonheur d’avoir opté pour la 101

Encyclopaedia Universalis, tome 14 p. 510 En consultant, à Hunspach, l’acte de naissance de cet enfant, nous avons trouvé une mention marginale notant que le pasteur Stricker est revenu à la mairie pour demander d’ajouter le prénom de Jean à ceux de Henri Edouard, inscrits la veille ! 103 Extrait de « Blumen im Garten ». An meinen Edouard, 1853. « Vom Herzen zum Herzen » p. 102. 102


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campagne comme lieu d’exercice de son ministère pastoral.104 Voici un bref extrait de ce poème : Da leben sie die Gott mir gab, Die Theuern leben dort, Was ich auf Erden Liebstes hab’, Find’ich an jenem Ort. 105 Là vivent ceux que Dieu m’a donné, Oui, les bien-aimés y demeurent, Ce que j’ai de plus cher sur terre C’est en ce lieu que je le trouve.

Le mouvement du retour vers la nature et le village va de pair avec un retour vers le statut d’enfant. Mûrir, pour Gustave Théodore, c’est se rapprocher de Dieu comme un enfant qui rejoint son père. Cette disposition d’esprit est illustrée par ces quelques vers : Der Glaube Wer zeigt mir den Weg zu den leuchtenden Sternen, Wer führt mich hinaus in die heiligen Fernen, Wer trägt meine Seele zum Himmel hinan ? Es ist nur der kindliche Glaube der’s kann.106 La foi Qui donc me montre le chemin vers les brillantes étoiles, Qui m’ouvre la voie vers les contrées lointaines et sacrées, Qui porte mon âme vers le ciel ? Seule la foi de l’enfant en est capable.

Nature, campagne, innocence de l’enfance : tous ces éléments témoignent de la profonde influence des idées de JeanJacques Rousseau sur Gustave Théodore Stricker. 104

En 1860 un appel pour Strasbourg a été refusé... Arch. Nat. F 19 10427. « Eine handvoll Blumen » p.60 106 « Vom Herzen zum Herzen » p.57 105


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*** Le second point que nous voudrions rappeler ici, c’est l’œcuménisme luthéro-réformé de Stricker. 107 De confession luthérienne à l’origine, il accomplira toute sa carrière pastorale dans l’église réformée d’Alsace. Ce choix ne l’a pourtant nullement empêché d’entretenir des relations fraternelles fortes avec tous ses collègues, sans considération d’appartenance confessionnelle. Le « Sonntagsblatt », la gazette évangélique qu’il a fondée, était un journal ouvert, au moins au début de sa parution lorsque Stricker en fut le rédacteur en chef, aux luthériens et aux réformés. Jamais nous n’avons trouvé la moindre polémique confessionnelle, même si à quelques reprises, des souffrances par rapport aux divisions ont été exprimées. De même, les comités d’entraide aux pauvres ou aux handicapés que Stricker a créés ou présidés, ont toujours été mixtes sur le plan confessionnel.108 Rappelons aussi, que dans sa propre famille, son grand-père était luthérien, lui-même sera pasteur réformé, quant aux deux fils ayant choisi de faire des études de théologie, l’un sera pasteur luthérien et l’autre pasteur réformé. Pourtant, si le pasteur Stricker a été profondément « unioniste » en esprit, il n’a jamais, à notre connaissance, milité 107

En dehors de quelques propos admiratifs pour leur travail social, nous n’avons pas trouvé trace d’un œcuménisme catholique - protestant sous la plume de Stricker. Dans le « Sonntagsblatt » par contre des articles ironiques ou critiques ont été publiés lors du Concile de Vatican I de1869. (Voir p.ex. n° du 24.10.1869 pp. 518-519) 108 Dans l’article 3 des statuts originaux de la Fondation Sonnenhof, article directement inspiré d’une note de Gustave Théodore, nous lisons : « L’asile relève ( ‘angehören’ en allemand ) des deux églises évangéliques d’AlsaceLorraine, mais, dans un esprit de miséricorde chrétienne, il est ouvert aux enfants de toutes confessions ». Statuts reproduits par le « Sonntagsblatt » du 28 janvier 1875.


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pour une fusion des deux confessions. Il s’accommodait sans difficulté de l’existence de ces diversités, sa conviction étant que l’Evangile transcende les séparations historiques et dogmatiques créées par les hommes. Aussi prône-t-il un retour vers une communauté primitive où un seul Seigneur dispense un seul enseignement et aime tous les hommes d’un seul amour. Voici un poème qui traduit sa conviction : Innige Gemeinschaft Wir haben eine Lehre, Wir dienen einem Herrn, Dem König aller Ehre, Der unser Fels und Stern. Wir heissen seine Herde, Er heisst der gute Hirt Der uns von dieser Erde Zum Himmel führen wird. Es bleibt uns seine Liebe, Und keiner liebt wie Er, Das macht wenn alles trübe Die Seele fröhlicher.

Communauté de cœur Nous avons un enseignement, Nous servons un Seigneur, Le roi vénérable, Notre roc et notre étoile. Nous sommes son troupeau, Il est notre bon berger Qui nous conduira de cette terre Vers le ciel. Il nous reste son amour,


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Et aucun n’aime comme Lui, Ce qui met, si tout est sombre, L’âme dans la joie.

*** Le dernier point que nous aimerions souligner se rapporte à la théologie de Stricker et aux actions qui en découlent. Sur ce plan, il appartient incontestablement à la mouvance du réveil piétiste.109 Nous avons vu l’influence qu’ont exercés sur lui Ami Bost et Madame de Krüdener dans sa jeunesse. Nous avons pu constater combien le pasteur Oberlin l’a marqué au début de sa carrière. Il nous reste à évoquer les liens entre Stricker et François Haerter, pasteur à l’église du Temple Neuf de Strasbourg, fondateur de nombreuses œuvres, et représentant le plus brillant du piétisme en Alsace au cours du XIXème siècle. Notons tout d’abord que Haerter, né en 1797, était de 10 ans son aîné et qu’il est décédé en 1874, soit un an avant Stricker. Soulignons aussi l’amitié qui lia les deux hommes. Durant leurs études secondaires à Strasbourg, au gymnase protestant, les deux fils aînés de Gustave Théodore logèrent chez Haerter et suivirent le catéchisme110 auprès de lui. Enfin, Haerter s’était donné un mot d’ordre : « Le cœur au Christ crucifié et les mains au prochain » que Stricker partageait entièrement. Pourtant, malgré cette proximité d’esprit, il nous est apparu que deux différences essentielles au moins les séparaient. L’une de ces différences est liée à la notion de conversion.

109

Même si, durant ses études et son vicariat auprès du pasteur Maeder, il a connu de près le libéralisme. Son ouverture d’esprit et sa grande tolérance pourraient bien être un héritage de cette tendance théologique. 110 Haerter était d’obédience luthérienne. Le choix de Stricker montre, là encore, le peu de cas qu’il accordait aux différences confessionnelles.


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Cet élément, central chez Haerter, - il s’est converti en mai 1831 - n’apparaît pas dans la vie de Stricker. Nous n’avons trouvé aucune trace d’une « rupture » avec le passé mais plutôt des signes d’une lente évolution, où les expériences se succèdent les unes aux autres, et permettent à l’individu de mûrir. Influencé, à la fois par le libéralisme et le mouvement du réveil au début de sa vie, il a progressivement évolué vers un piétisme « affranchi de ses faiblesses, sain et vigoureux, qui ose s'affirmer et exercer un rayonnement puissant ».111 L’attrait pour le piétisme va de pair, chez Stricker, avec une véritable « théologie du retour ». Le concept du « retour » est très présent dans la Bible. Dans l’Ancien Testament il est exprimé par la racine hébraïque shub. Les termes qui en dérivent ne visent pas un retour sous forme de conversion unique et brusque, mais plutôt un processus dynamique jamais achevé. « Il n’y a pas, dans l’Ancien Testament, d’hommes convertis - écrit Edmond Jacob - mais uniquement des êtres qui se convertissent sans cesse ».112 Le prophète Jérémie est l’un des grands chantres du retour. Le chapitre 31 de son livre est particulièrement éclairant à ce titre. Stricker en a donné un commentaire poétique qui débute ainsi : « Du hast mich oft zu Dir gezogen, Ich lasse Vater nicht von Dir... » ( Souvent tu m’as ramené vers Toi, de Toi, père, je ne m’éloignerai pas.)113 Dans le Nouveau Testament le thème du retour est exprimé par les termes grecs apokatastasis pantôn. Ce « rétablissement de toutes choses » éclate dans bien des écrits de Gustave Théodore. Dans un long poème, consacré à son propre vieillissement, nous trouvons ces mots : « Ich weiss von einem L’expression a été appliquée par Henri Strohl à Christophe Blumhardt. « Le protestantisme en Alsace ». Réédition en 2000 par Oberlin, Strasbourg. Préface de Gérard Siegwalt. 112 E. Jacob, Théologie de l’Ancien Testament, Delachaux et Niestlé, 1955, p. 233 note 2. 113 Eine Handvoll Blumen p. 85 Titre : Ich habe dich zu mir gezogen aus lauter güte Jerem. 31, 3 ( Je t’ai tiré vers moi par bonté. Jérémie, 31,3) 111


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Morgen der nichts zu wünschen lässt... » ( Je perçoiss la venue d’un matin où les désirs seront réalités... )114

Une seconde différence entre le piétisme «classique», représenté par Haerter, et celui de Stricker, porte sur la conception même de la vie au quotidien. Il semble que personne n’ait jamais vu sourire Haerter !115 Stricker se situe aux antipodes d’une telle attitude.116 La confiance, quasi naïve, en son Dieu, fait de lui un homme en mesure de supporter toutes les épreuves, car elles émanent de « Sa main bienfaisante », mais également un être capable de « se réjouir du fond du cœur» de toutes les merveilles de la création : le vin, les fleurs, les enfants, les femmes... bref de tout ce qui respire l’amour. Nombre de ses poésies en témoignent. Voici un exemple significatif. Von der Liebe Herrlichkeit Von Liebe umgaukelt, Von Hoffnung geschauckelt, Wie lacht da das Leben, Wie blüht es so schön ! Wo Menschen sich lieben, Sind auch Karaîben Wie Engel so selig, Wie Engel so schön !117

De la magnificence de l’amour Entrelacé d’amour, Bercé d’espérance, La vie sourit. Elle fleurit merveilleusement ! Là où des êtres humains s’aiment, les cannibales mêmes 114

Vom Herzen zum Herzen p. 115 Strohl, opus cité p. 369 116 B. Vogler, l’historien bien connu de l’Alsace, insiste sur cette mutation du piétisme, moins austère que celui des origines. Voir p.ex. Traumatismes politiques et vitalité spirituelle des protestants alsaciens (XIX et XXème siécle) in « Histoire des Protestants de France ». Privat 1977. Voir aussi l’ouvrage consacré à l’ « Histoire des Chrétiens d’Alsace » Desclée, 1994. 117 « Vom Herzen zum Herzen » p. 18 115


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Sont bienheureux comme des anges. Beaux comme des anges !

Ce mouvement du retour, que le poète chante si souvent, nous apparaît aussi comme un puissant moteur de son action au profit des déshérités de ce monde. Le thème du retour implique en effet un renversement des valeurs éthiques : non pas ce qui est fort mais ce qui est faible sera la norme dans le monde à venir. Ainsi, la passion et la ténacité déployées par Stricker à la fin de sa vie pour créer un centre destiné aux personnes handicapées, « petits parmi les petits », procèdent, à notre avis, de cette conception du monde. Toute l’activité de cet homme, si doué dans de nombreux domaines, converge vers un seul but : se mettre au service « des pauvres parmi les pauvres ». Le commandement de miséricorde à l’égard du prochain, qu’il convient « d’aimer comme soi-même », est sans doute l’une des sources du dynamisme de l’ancien pasteur de Hunspach. Mais il y a plus, à notre avis. Il y a, dans la vie et la pensée de Gustave Théodore, émergence progressive et de plus en plus profonde, d’une conviction et d’une espérance qui traversent les deux Testaments et que l’apôtre Paul a ainsi résumé : « Ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort ».(1 Cor. 1, 27) *** Que reste-t-il aujourd’hui, près de 200 ans après sa naissance, de l’œuvre de Gustave Théodore Stricker ? Nul ne sait ce qui demeure, après plusieurs générations, des graines semées jadis par le pasteur Stricker dans le cœur des fidèles dont il était le berger. Même dans un lieu, aux traditions aussi vivantes que Hunspach, les souvenirs s’estompent. Nous avons cependant pu recueillir le témoignage d’une dame âgée, se souvenant de ce que sa grand-mère lui a raconté. Il lui était arrivé de prendre le train - un événement à l’époque ! - pour


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rendre visite à Madame Stricker, à Mulhouse, où celle-ci s’était retirée au décès de son mari. Et notre interlocutrice d’ajouter, dans son parler si typique de Hunspach : « Die Sticker sin scheinbar ganz bsundersch liewie Leit gewann ! » (Ces Stricker étaient, semble-t-il, des gens particulièrement charmants.) Un autre témoin se souvient encore de certains «’vieux’ qui connaissaient par cœur des poèmes du père Stricker ». Au delà de l’aspect anecdotique de quelques souvenirs, le pasteur Stricker, grand chantre d’une ruralité ouverte au monde, a incontestablement contribué à ce que Hunspach soit aujourd’hui « l’un des plus beaux villages de France ».118 Pour honorer son travail il serait, à notre avis, juste de donner le nom de Gustave Théodore Stricker à une place ou à une rue du village. De Stricker, le poète, il reste, nous l’avons vu, deux petits recueils et quelques autres produits de son art, disséminés dans divers périodiques et ouvrages anciens. Faut-il rééditer et traduire les poèmes les plus significatifs issus de sa plume ? L’accueil que recevront les extraits publiés dans cette biographie nous donnera une indication sur le bien-fondé d’un tel travail. L’œuvre d’entraide protestante de la région de Wissembourg, dont le pasteur Stricker a été naguère le président, a disparu. L’action sociale laïque a pris la relève. Pourtant, cette entreprise, jadis exemplaire, laisse ouverte une question aux pasteurs et aux conseillers presbytéraux 118

L'association "Les Plus Beaux Villages de France", a été créée en 1982, autour d'un concept porteur et d'une marque déposée. Cette association rassemble, dans un réseau national, 141 villages partageant une dimension rurale et un patrimoine, naturel ou bâti, d'un intérêt exceptionnel, qu'elle a pour objectif statutaire de préserver, promouvoir et développer.


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d’aujourd’hui. Des rencontres œcuméniques régulières119 entre responsables paroissiaux, à l’écoute des misères concrètes d’une région, ne renforceraient-elles pas la crédibilité de la parole prêchée ? 120 La gazette, « Elsässisches Evangelisches Sonntagsblatt », dont Stricker a été le rédacteur en chef, est l’un des ancêtres de l’actuel hebdomadaire protestant régional, « Le Messager ». Il y a peu de temps ce journal portait encore pour titre « Le Messager Evangélique ». L’un des motifs invoqués pour justifier cette amputation est la confusion possible avec les tendances fondamentalistes qui traversent le protestantisme ; l’autre est lié au fait que le terme allemand « Evangelisch » ne correspond pas exactement au mot français « évangélique ». Sans prendre position sur l’opportunité du choix opéré, nos investigations historiques mettent en évidence le changement radical apporté par ce changement de titre aux visées de l’un des pères fondateurs du journal. Le « Petit La Force », dont rêvait Stricker, est devenu la grande « Fondation Protestante Sonnenhof ». Les dirigeants successifs de l’établissement veillent au maintien de l’esprit et de la lettre de l’article 1er des statuts, article formulé, avant sa mort, par Gustave Théodore lui-même. Dans sa version française ce texte dit : « L’asile est une œuvre de charité, protestante, basée sur la foi en Jésus-Christ. Il admet en premier lieu des enfants faibles d’esprit de tous les degrés ».121 Aujourd’hui, cet œcuménisme doit, naturellement, être interconfessionnel, au sens large, et non seulement luthéro-réformé. 120 Nous venons d’apprendre que des paroisses, comme Forbach, ont récemment pratiqué, avec bonheur, ce type de rencontres. 121 Le texte allemand complet dit : « Die Anstalt ist ein Werk freier Liebesthätigkeit, gegründet auf den Glauben an den Herrn Jesum Christum. Sie hat zum Zweck schwach= und blödsinnige Kinder, so viel wie möglich, nicht nur für das irrdische Leben, sondern auch für das Reich Gottes zu erziehen ». « L’asile est une œuvre de charité, 119


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Le statut juridique de « fondation », adopté par l’œuvre, constitue, à notre avis, une bonne garantie pour faire perdurer cet esprit. *** A l’issu de ces quelques remarques, une question fondamentale demeure ; nous voudrions la poser en ces termes : dans quelle mesure le mouvement du réveil piétiste et la question eschatologique du « retour », à laquelle Stricker a si fortement adhérée, restent-ils motivants pour aujourd’hui et pour demain ? Le thème du « retour des origines à la fin des temps » fait parti des mythes fondateurs de l’humanité ; c’est un archétype au sens jungien du terme.122 Nous avons vu plus haut l’importance prise par cette thématique dans les deux Testaments de la Bible ; elle se retrouve dans bien d’autres cultures. Du fait même de sa nature archétypale, le mythe continue à être présent et à agir dans l’inconscient des hommes d’aujourd’hui. Nous estimons que la plupart des mouvements dits « fondamentalistes » en sont l’expression contemporaine. Il y a plus d’un siècle, Stricker s’est résolument engagé dans cette voie. Aujourd’hui, c’est essentiellement face aux dérives possibles de cette mouvance que sa vie et son œuvre peuvent servir de modèle pour notre temps. Tout en adhérant à une expression piétiste de la foi, il est resté un homme ouvert, tolérant et joyeux. De plus, tout en affirmant la primauté de la piété sur l’action,123 il n’a jamais négligé la dimension de désintéressée, fondée sur la foi dans le Seigneur Jésus-Christ. Son but consiste à éduquer, autant que faire se peut, des enfants idiots et faibles d’esprit, non seulement sur le plan de la vie terrestre mais aussi dans la perspective du Royaume de Dieu ». 122 C. G. Jung admet que les anciens mythes ne sont pas morts ; ils sont inscrits dans notre inconscient collectif et se voient réactualisés dans certaines circonstances. 123 Nous avons trouvé un joli poème, commençant par ces mots : « Wenn Martha sich zu schaffen macht, und sich mit Sorgen quält, Maria hat, o


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service, particulièrement celui à rendre aux plus faibles de la société. A travers notre recherche nous avons tenté de montrer que « ses œuvres le suivent ». Mais en définitive, il nous semble que le côté le plus attachant de cet homme, procède d’un don qui lui a été accordé : en toute circonstance il a su, comme jadis les psalmistes, chanter. Aussi, avons nous choisi de terminer par un poème - le plus court que nous ayons rencontré dans nos recherches - ces pages consacrées à Gustave Théodore Stricker. Wolken, welche ziehen Finster um dich her, Scheinen, wenn sie fliehen, Nicht so finster mehr. Les nuages sombres qui s’étirent Et t’enveloppent, Semblent moins noirs Quand ils s’éloignent.124

nimms in Acht, das beste Theil erwählt. » ( Si Marthe s’affaire et se tourmente, Marie, sache-le, a choisi la meilleure part). Souvenons-nous aussi que le mot de l’Evangile, placé en exergue de tous les numéros du « Sonntagsblatt », était : « Eins ist Noth » ( Une chose importe). Il est précisément extrait de la péricope qui se rapporte à Marthe et Marie. (Luc 10, 38-42) 124 Texte recueilli par H. Gerst, opus cité, p. 274


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Annexe

Un rêve étonnant u cours de nos investigations sur l’influence qu’Ami Bost, le grand messager du « Réveil », a pu avoir sur Stricker125, nous avons été frappé par un texte étonnant. En 1818, peu de temps avant son départ de Genève pour Strasbourg, Bost eut un rêve qu’il nota dans son journal. En 1854, soit trente-six ans plus tard, il l’a publié dans ses Mémoires126, en y ajoutant ses commentaires. Nous n’avons pas su résister au plaisir d’examiner d’un peu plus près cette production onirique.

A

Le rêve et ses commentaires. Voici la relation de ce rêve : « Je me demandais ce que c’est que ce réveil ? Sa devise est ( et notez bien que je ne comprenais pas, dans mon songe, les deux mots latins que je vais rapporter, 125

Voir plus haut pp. 7-8 Voici le titre complet de cet ouvrage qui compte 3 volumes : Mémoires pouvant servir à l’Histoire du Réveil Religieux des Églises Protestantes de la Suisse et de la France et à l’intelligence des principales questions théologiques et ecclésiastiques du jour. Paris, 1854 126


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tandis que je les compris aussitôt à mon réveil) sa devise est : Terebro tenebras ! Outre que je ne comprenais pas ces mots, je trouvais dans mon songe ces sons choquants ; mais à mon réveil il me sembla que la devise n’était pas si mal trouvée ; et qu’en effet le réveil perçait bien les ténèbres par un violent effort, comme celui d’une tarière pénétrant dans le bois. » En rédigeant ses Mémoires il ajoutera le commentaire suivant : « J’espère que je n’ai pas besoin de dire que je ne m’occupe pas habituellement de songes ; mais chacun fait à son tour l’expérience qu’il y en a qui vous laissent, malgré toute notre philosophie, une profonde impression ». Le rêve s’est produit le jour où il devait quitter Genève. Mais le départ « fut retardé de quelques jours par la naissance d’un troisième fils, Ami (18 nov.) La naissance de cet enfant avait lieu pour moi, dans un moment particulièrement intéressant. C’était la première fois que j’allai quitter pour longtemps (deux ou trois mois) ma femme et mes enfants : j’avais le cœur triste ; et j’entrais d’ailleurs dans une carrière importante. » Commentant encore cette première séparation il écrit : « Je partais donc avec ce mélange de sentiments qui s’est étendu sur toute ma vie, joie et serrement de cœur tout à la fois. Le but de ce premier voyage missionnaire était d’aller explorer le terrain, pour choisir mon futur champ de travail : c’était aussi aller voir un peu le monde religieux au dehors ; puis en même temps, de répandre l’esprit de réveil qui venait de se manifester si puissamment à Genève. » Par ailleurs, un peu plus loin il nous livre encore une phrase étonnante : « ...une raison qui me portait surtout à venir m’établir à Strasbourg, c’était mon désir de croiser, en fait de religion, la race française et la race allemande... »127. Tentative d’interprétation Il convient tout d’abord de préciser que le mot latin terebro est un terme très spécifique et signifie « percer avec une 127

L’ensemble des citations se trouve consigné dans le volume I des Mémoires pp. 124 et suivantes.


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tarière ».128 Peut-être faut-il rappeler aussi que la tarière est « une grande vrille de charpentier destinée à faire des trous dans le bois ».129 Point n’est besoin d’être psychiatre pour voir une image de nature sexuelle se profiler dans ce rêve. La « grande vrille », symbolisme phallique éclatant, perce les tenebras – les ténèbres – et s’enfonce dans le bois, tel un pénis dans l’obscurité vaginale. L’incompréhension des mots et leurs « sons choquants », perçus par Bost durant le rêve, traduisent la honte inconsciente liée à la sexualité. Mais dès le réveil, lorsque le dormeur émerge de son sommeil, les barrières de la censure se rétablissent et les propos, apparemment incohérents, deviennent clairs et avouables : « la devise n’était pas si mal trouvée »! 130 Cependant, le jeu de mot involontaire, entre le « réveil » d’Ami et le « Réveil » religieux laisse à nouveau place à la dynamique inconsciente qui se reflète dans les termes choisis : « Le réveil (religieux) perçait bien les ténèbres (du péché) par un violent effort ». La tonalité sadique de l’expression est évidente ; nous en reparlerons. En tout état de cause elle reflète bien un trait du caractère d’Ami Bost, lui qui s’est si souvent déchaîné contre tous ceux qui avaient une opinion différente de la sienne. Souvenons-nous de ses écrits contre Haffner, le doyen de la faculté de théologie protestante de Strasbourg, et contre le pasteur Maeder de Sainte-Marie-aux-Mines. Même Jean-Frédéric Oberlin 128

Gaffiot, Dictionnaire Illustré Latin-Français.

Définition donnée par le Petit Larousse. Un recours à la psychanalyse à propos d’Ami Bost a déjà été ébauchée. Dans un ouvrage consacré par Charles Marc Bost à la famille, Bost celui-ci évoque deux souvenirs d’enfance d’Ami. Voici ce que C. M. Bost écrit au sujet de l’un d’eux : « Parlant des impressions qu’il éprouvait lorsqu’il avait 5 ou 6 ans devant les puits des jardins de Genève il écrit :’Impossible de dire le saisissement, le tremblement mêlé de bonheur et de respect avec lequel je jetais les yeux dans les mystères de ces puits. J’entendais le bruit de l’eau y retombant, puis l’écho de ce bruit contre les parois.’ Une psychanalyse élémentaire identifiera aussitôt le puits avec un organe féminin, et l’eau avec le la liqueur séminale jaillissant dans le ventre de la femme, avec accompagnement de bruits de bonheur et de ferveur.» ( Mémoires de mes Fantômes, 1981 p.40 ) 129

130


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n’a pas échappé à ses vives critiques!131 Seule la « providence » aura grâce à ses yeux car, non seulement, « elle compte les cheveux de notre tête » mais elle a prévu dès l’origine la route qui conduira Ami Bost en Alsace.132 La séparation avec sa femme, la première dans leur histoire de couple, semble lui poser quelques problèmes. Mais cette frustration sera, au moins pour l’épouse, compensée par la naissance du troisième fils, celui qui porte le prénom de son père. Quant à Ami, il sublimera ses pulsions en concentrant son « désir » sur « le croisement, en fait de religion, (quelle merveilleuse précision ! Elle nous évite d’imaginer d’autres croisements!) de la race française avec la race allemande ». Cette lecture d’inspiration freudienne, ne déconsidère aucunement, nous aimerions le souligner, ni l’extraordinaire honnêteté de Bost, ni la fraîcheur du récit et des interprétations qu’il nous livre. Bien au contraire ! Ce rêve nous conduit à comprendre, peut-être mieux que d’autres écrits, certains ressorts qui ont inspiré le mouvement du Réveil. Mais revenons au récit de Bost. En allant à Strasbourg il voulait, nous dit-il, « aller voir un peu le monde religieux au dehors » et « répandre l’esprit de réveil ». Ce déplacement sera à ses yeux un événement initiatique qu’il appelle son « premier voyage missionnaire ». En identifiant ainsi sa démarche, avec celle de l’apôtre Paul, il légitime son entreprise. Mais en même temps il inclut sa personne et son projet dans une lignée prestigieuse. Ainsi apparaît ce que des anthropologues comme Mircea Eliade ou des 131

Bost s’est rendu au moins deux fois chez Oberlin. Il note : « Je remarquai avec émotion que les textes des Frères moraves en ces jours étaient étonnamment adaptés à ma position. Quelques personnes penseront peut-être que cette remarque encore est de la superstition :ce sera comme on voudra ; mais je suis très peu encyclopédiste, je crois à une providence qui compte les cheveux de notre tête. Voici donc ces textes : d’abord celui que j’avais pour le 18 novembre, jour de la naissance de cet enfant que j’allais abandonner pendant un an pour m’en aller en mission :’Va dans les chemins et le long des haies et presse d’entrer ceux que tu trouveras’ (Luc 14, 23) ». Suit une énumération de 7 textes qui s’appliquent tous, aux yeux de Bost, à sa mission. « On conçoit – conclut-il – que c’étaient là pour moi de puissants encouragements ». 132


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psychiatres comme C.G. Jung appellent le mythe du Grand Ancêtre.133 Écoutons Jung parler de l’apôtre Paul: « Si saint Paul avait été convaincu qu’il n’était rien de plus qu’un tisserand ambulant, il ne serait certainement pas devenu l’homme qu’il a été. Sa vie réelle, celle qui avait un sens, résidait dans la certitude intérieure qu'il était le messager du Seigneur. On peut l'accuser de mégalomanie mais cette opinion n'a guère de poids devant le témoignage de l'Histoire, et le jugement des générations ultérieures. Le mythe qui s’est emparé de lui en a fait quelque chose de plus grand qu’un simple artisan ».134 Toutes proportions gardées, nous pouvons appliquer à Ami Bost ce jugement de C. G. Jung sur saint Paul.

Conclusion Le mouvement du Réveil a été, parmi les mouvements récents de développement du protestantisme, l’un des plus féconds. Sur le plan social il a suscité à travers le monde un nombre incalculable d’œuvres similaires à celle fondée par John Bost en Dordogne ou Stricker en Alsace. A travers l’étude d’un rêve de l’un des grands apôtres de cette cause nous avons voulu mettre en évidence deux aspects inconscients d’une dynamique qui a permis la réalisation d’actions exemplaires. La première approche trouve son origine dans une libido individuelle forte, mise au service d’une grande entreprise. Cette libido,135 pulsion créatrice, s’exprime dans le rêve, sur le registre du symbolisme sexuel et rend compte de la nature inconsciente de l’impulsion initiale nécessaire à la réalisation d’un projet ambitieux. 133

Voir p.ex. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Paris 1987 et C.G. Jung, l’Homme et ses Symboles, Paris, 1964. 134 135

Opus cité p. 89 Stricker avait 51 ans et son épouse 46 lorsque leur dernier enfant est né !


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La seconde approche rejoint les « archétypes » qui régissent, au moins en partie, nos actions humaines. Le recours à la symbolique du Grand Ancêtre est un puissant stimulant et une aide pour surmonter les épreuves du temps. Elle intègre le projet dans sa durée et lui donnera une histoire. Reste une interrogation à propos du mouvement du Réveil. Comme toute grande entreprise humaine cette tendance théologique a connu, elle aussi, des dérives. L’histoire nous montre que les déviances les plus fréquentes issues du Réveil sont l’intolérance et quelques fois le fanatisme. Le rêve de Bost, ou du moins la conclusion qu’il en tire, semblent préfigurer ces risques. Réécoutons le : « ...le réveil perçait bien les ténèbres par un violent effort... ». Il ne nous semble pas pervers d’entendre le mot « viol » dans des propos d’une telle violence. Mais il y a plus. Les « ténèbres » dont parle Ami Bost évoquent toute la problématique de « l’ombre » développée par C. G. Jung. Il n’est pas question de rappeler ici cette théorie. Retenons seulement que pour Jung, il faut qu’il y ait conflit entre le Moi et l’ombre, entre le conscient et l’inconscient, dans « la lutte pour la délivrance ». Gare à l’homme qui ignore les « ténèbres » ou pire, se propose de les éliminer. Il est semblable à celui qui veut séparer l’ivraie du bon grain sans attendre le temps de la moisson... Si Bost a été, sa vie durant, essentiellement « bagarreur », Stricker possédait - tous les témoignages que nous avons collectés s’accordent sur ce point - deux qualités qui s’équilibraient en lui : l’ardeur aiguë au travail et la modération chaleureuse dans le propos. C’est en ce sens qu’il est un modèle dont nous mesurons aussi la faiblesse : le consensus mou sur le plan des convictions. Mais la foi sans faille dans la fonction réconciliatrice de Dieu a préservé, pour l’essentiel, Stricker de ce risque.


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