Sextus Julius Frontin (Frontinus)
Les quatre livres des stratagèmes
Traduit par Perrot d'Ablancourt, notes de Joly de Maizeroy.
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L.B.E Publications / Ouvrage.net ISBN : 978-2-36589-033-5
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NOTICE SUR FRONTIN ET SUR SES ÉCRITS.
Frontin [Sextus Julius Frontinus] était préteur à
Rome (prætor urbanus) l’an 70 de l’ère
chrétienne, sous le règne de Vespasien, 823 ans
après la fondation de la ville. Telle est, dans l’ordre chronologique, la première donnée qui s’offre nos recherches sur la vie de l’auteur dont nous publions la traduction, et nous en sommes redevables à Tacite. Toute la vie antérieure de Frontin reste ignorée, même la date et le lieu de sa naissance. Sur la foi du titre manuscrit d’un ouvrage qui lui a été attribué, des critiques ont été tentés de croire qu’il était né en Sicile ; mais de pareils documents, qui n’ont pas la moindre valeur historique, ne sauraient fixer un instant l’attention. Un point qui a encore exercé les critiques, est celui de
savoir si Frontin, en vertu de son nom de Julius,
appartenait à cette grande famille Jvlia, qui
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faisait remonter son origine jusqu’ Iule, petitfils d’Énée ; ou si, ne pouvant le rattacher cette illustre race, on serait du moins fondé à le comprendre dans les familles anoblies par les empereurs. Le savant Poleni surtout, qui a
avec tant de soin le de Aquæductibusde Frontin, paraît tenir beaucoup à ce que son auteur ait été patricien. Verum nil tanti est, dirons-nous avec Horace : nous nous commenté
contenterons
d’avancer,
sur
de
valides
témoignages, qu’il a été un des hommes les plus distingués de son temps ; et nous le reprendrons où nous l’avons d’abord trouvé, c’est-à-dire au moment de sa préture. On ignore depuis combien de temps il exerçait cette magistrature, lorsque, en l’absence des deux consuls T. Fl. Vespasien et Titus César, il convoqua le sénat aux calendesde janvier de l’an de Rome 823. Il abdiqua peu detemps après, mais une époque qu’on ne saurait préciser, et Domitien lui succéda :
« Calendis januariis in senatu, quem Julius Frontinus, præetor urbanus, vocaverat, legatisexercitibusque ac regibus, laudes
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gratesque decretæ… Et mox, ejurante Frontino, Cæsar Domitianus præturam cepit1».
Nous n’avons rien de certain sur les causes de cette abdication. Les circonstances étaient difficiles les révoltes récentes des Gaulois et des Bataves n’étaient point apaisées ; le parti des
Vitelliens remuait encore ; d’un autre côté, on
craignait l’ambition du proconsul Pison, qui,
gouvernant en Afrique, eût volontiers émancipé à son profit cette province, d’o le peuple romain tirait une grande partie de son approvisionnement. Frontin, sur qui pesait toute la responsabilité des affaires, puisque les consuls étaient loin de Rome, a-t-il reculé devant cette grave situation ? Ou bien a-t-il, dans le but de complaire à Vespasien, résigné ses fonctions en faveur de Domitien, second fils de l’empereur ? Ce dernier motif nous paraît le plus probable. Il est même permis de conjecturer que Domitien convoitait cette dignité : car, aussitôt que le poste
fut
vacant,
il s’en empara, selon
l’expression de Tacite ; et, au dire de Suétone2
1. Tacite, Hist. Lib. IV, c.39. 2. Vie de Domitien
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il se fit donner en même temps la puissance consulaire :
«Honorem præturæ urbanæ cum potestate consulari suscepit».
Tout porte à croire que quelques années après, vers 827, Frontin reçut le titre, sinon de consul ordinaire, du moins de consul remplaçant, ou
subrogé (suffectus). Son nom, il est vrai, ne
figure point dans les fastes ; mais on sait que de tous les consuls, dont le nombre dépendait souvent du caprice de l’empereur, les deux premiers seuls donnaient leur nom l’année, et étaient
inscrits
sur
ces
monuments
chronologiques. Élien le tacticien, contemporain de notre auteur, lui donne, dans la préface de
son livre, le titre de personnage consulaire.
D’ailleurs, il fut envoyé en Bretagne comme gouverneur.
Or
Petilius
Cerialis,
son
prédécesseur immédiat dans ce gouvernement, et Julius Agricola, son successeur également immédiat, avaient tous deux été consuls avant d’être mis à la tête des armées romaines dans cette province3 ; et leurs noms ne sont pas non 3. Tacite, Vie d’Agricola, ch. VIII & IX
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plus dans les fastes. Il est donc naturel de penser que Frontin, avant de recevoir la même charge, avait été, lui aussi, promu à la dignité de consul. Selon le calcul des chronologistes, Cerialis serait allé en Bretagne en 824, et Frontin lui aurait succédé
en
828.
Voici
comment
Tacite
s’exprime sur ces deux personnages : « Dès qu’avec le reste du monde la Bretagne eut reconnu
Vespasien,
de
grands
généraux,
d’excellentes armées parurent, les espérances des ennemis diminuèrent, et aussitôt Petilius Cerialis les frappa de terreur en attaquant la cité des Brigantes, qui passe pour la plus populeuse de toute la Bretagne : il livra beaucoup de combats, et quelquefois de très sanglants ; la victoire ou la guerre enchaîna la plus grande partie de cette cité. Et lorsque Cerialis eût dû accabler par ses services et sa renommée son successeur, Julius Frontinus en soutint le fardeau : grand homme autant qu’on pouvait l’être alors, il subjugua, par les armes, la nation vaillante et belliqueuse des Silures, après avoir, outre la valeur des ennemis, triomphé des difficultés des lieux4». Ce passage est assez
explicite sur le mérite de notre auteur comme
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homme de guerre, pour nous dispenser de toute réflexion. Remplacé en Bretagne par Agricola, vers 831, Frontin était sans doute de retour à Rome depuis cette époque, et, mettant profit l’expérience qu’il avait acquise dans ses récentes expéditions, il écrivait sur l’art militaire, lorsque l’empire échut à Domitien, en 834. Sous ce règne parutle recueil des Stratagèmes : la preuve en est dans
la complaisance avec laquelle il signale, en termes louangeurs, les excursions de ce prince sur
les
frontières
des
Germains,
et
ses
prétendues victoires. Mais, avant de mettre au jour cet ouvrage, il en avait publié d’autres o étaient exposés les principes de l’art militaire : sa
pensée,
qui
avait
été
de
justifier
ultérieurement chacune de ses théories par une série de faits analogues, est nettement exprimée par les premiers mots de sa préface. Dans le
Mémoire sur les Aqueducs, il rappelle encore
qu’il est auteur de plusieurs ouvrages :
« In aliis autera libris, quos post expérimenta et usum composui, antecedentium res acta est». 4. Vie d’Agricola, ch. XVII
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Végèce et Élien nous fournissent des indications tout aussi précises. Le premier, après avoir parlé de l’art et de la discipline militaires, qui ont assuré aux Romains la conquête du monde, ajoute :
« Necessitas compulit, evolutis auctoribus, ea me in hoc opusculo fidelissime dicere, quæ Cato ille Censorius de disciplina militari scripsit, quæ Cornélius Celsus, quæ Frontinus perstringenda duxerunt».
On ne saurait trouver un éloge plus complet en peu de mots, que dans cet autre passage du même écrivain :
« Unius ætatis sunt, quae fortiter fiunt ; quæ vero pro utilitate reipublicæ scribuntur, æterna sunt. Idem fecerunt alii complures, sed præcipue Frontinus, divo Trajano ab ejusmodi comprobatus industria».
Élien, dans son épître dédicatoire à l’empereur Hadrien, rapporte « qu’il a passé quelques jours à Formies, auprès de Nerva, et que l il s’est entretenu avec Frontin, homme très versé dans la science des armes, s’appliquant également à la tactique des Grecs et à celle des Romains». On lit encore quelques lignes plus bas : « L’art
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d’ordonner les troupes suivant les préceptes tracés par Homère, est le sujet des ouvrages de Stratoclès, d’Hermias, et de Frontin, personnage consulaire de notre temps». Pline le Jeune, en rendant compte d’un procès important,
dit
que
Frontin
était
savant
jurisconsulte, et qu’il lui demanda des avis :
« Adhibui in consilium duos, quos tunc civitas nostra spectatissimos habuit, Cornelium et Frontinum».
Tant que régna Domitien, alors qu’un homme distingué ne se mettait pas impunément en lumière,
Frontin
vécut
dans
la
retraite,
partageant son temps entre le séjour de Rome et celui d’une villa qu’il possédait Anxur
(Terracine), lieu charmant, si nous en croyons
Martial, dont les vers suivants nous apprennent
que notre auteur n’était point étranger au culte des muses :
Anxuris aequorei placidos, Frontine, recessus, Et propius Baias, litoreamque domum, Et quod inhumanæ Cancro fervente cicadæ Non novere nemus, flumineosque lacus ; Dum colui, doctas tecum celebrare vacabat Pieridas : nunc nos
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maxima Roma terit.
(Lib. X, epigr. 58)
Grâce au même poète, nous savons que Frontin a été une seconde fois consul :
De Nomentana vinum sine fæce lagena, Quæ bis Frontino consule plena fuit. (Ibid., epigr. 48) Poleni conjecture que ce fut sous Nerva, en 850; il ne doute même pas que Frontin n’ait obtenu une troisième fois cette dignité, sous Trajan, et alors comme consul ordinaire, l’an 853. Il fonde son opinion sur une dissertation du philologue et médecin Morgagni, son collègue dans le professorat, à Padoue, qui s’est livré aux plus laborieuses recherches pour prouver que dans
les fastes consulaires, au lieu de M. Cornelius Fronto, placé après Ulp. Trajanus Augustus. on devrait lire Sex. J. Frontinus. Tillemont, qui a lu et pesé les raisons et arguments contradictoires du cardinal Noris et du P. Pagi sur ce sujet, a laissé la question indécise. Nous ferons comme lui ; car nous avons hâte d’arriver aux derniers documents biographiques.
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Nommé intendant des eaux (curator aquarum) par
Nerva,
Frontin
s’acquitta
consciencieusement de sa charge, et améliora cette partie du service public par la répression des abus et des fraudes. Ce fut alors, sans doute,
qu’il rédigea le Mémoire sur les Aqueducs. On
ignore s’il conserva longtemps ces fonctions
sous Trajan, et s’il les réunit celles d’augure, dans lesquelles il fut remplacé par Pline le Jeune, qui rend ainsi hommage au mérite de son prédécesseur :
« Gratularis mihi, quod acceperim auguratum ; mihi vero illud gratulatione dignum videtur, quod successi Julio Frontino, principi viro : qui me nominationis die per hos continuos annos inter sacerdotes nominabat, tanquam in locum suum cooptaret».
Les fonctions, ou tout au moins les prérogatives des augures étaient perpétuelles :
« Hoc sacrum plane et insigne est, quod non adimitur viventi5».
Il est donc certain que l’époque de l’entrée de Pline dans ce collège sacerdotal, est celle de la 5. Plinius Jun., lib. IV, ep. 8.
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mort de Frontin. On s’accorde la fixer l’année 859 de Rome, 106 ans après J.-C. Il avait défendu qu’on lui élevât un tombeau : « La dépense d’un monument est superflue, dit-il ; la mémoire de mon nom durera, si ma vie en a été
digne».
Nous
devons
encore
6
cette
particularité à Pline le Jeune , qui, en la rapportant, loue, mais avec restriction, la modestie qu’elle fait paraître. Poleni a trouvé dans les Mélanges d’antiquités de Jacob Spon une petite médaille présentant une tête d’homme longue barbe, et l’exergue de laquelle on lit (c’est-à-dire) et d’autres mots
grecs qui sembleraient indiquer que Frontin a été proconsul à Smyrne, sous les ordres d’un certain Myrtus. Mais ce n’est point l un document authentique : Poleni, Spon lui-même, n’osent rien en affirmer ; Facciolati fait observer que les Romains n’ont commencé à porter de la barbe que sous Hadrien ; enfin, bien que Gronovius ait foi en cette médaille, Oudendorp,
6. Liv. IX, lett. 19.
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qui
la
reproduit,
comme
ornement,
au
frontispice de son édition des Stratagèmes, pense que cette tête est celle de Jupiter, ou d’Hercule, mais non celle de Frontin ; et il déclare que telle est l’opinion des plus célèbres numismates. Si l’on veut apprécier à leur valeur les ouvrages de Frontin, il faut se pénétrer de l’idée qu’il n’a nullement songé à se créer une réputation d’écrivain.
Homme
de
guerre
et
d’administration, il a écrit dans l’unique but d’être utile ceux qui suivraient la même carrière que lui. Être lu, être consulté avec profit au point de vue pratique des sciences qui ont occupé sa vie, c’est toute la gloire qu’il ambitionne : il le déclare lui-même. Ce qui le recommande surtout, c’est la netteté de ses idées, et l’ordre méthodique auquel il sait les plier toutes.
Ainsi,
pour
commencer
par
ses
Stratagèmes, l’antiquité ne nous a légué aucun
monument plus logique dans son ensemble.
Recueillir dans l’histoire un nombre aussi prodigieux de faits ; les réunir selon leurs analogies, et les séparer par leurs différences,
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abstraction faite des personnages, des temps et des lieux ; en un mot, se former un plan au milieu de ce dédale, et y rester fidèle jusqu’ entier épuisement des matériaux, voilà qui atteste une certaine puissance d’analyse, de la justesse
et
de
la
profondeur
dans
les
conceptions. Quant au style, il a ses mérites et ses défauts. Quoique Frontin appartienne l’époque de la décadence, l’expression, chez lui, porte presque toujours le cachet de la bonne latinité. Habituellement même sa phrase a du nombre et de l’harmonie ; mais elle se présente trop souvent sous la même forme : il y a de longues séries de faits dont les récits, composés chacun de quelques lignes, commencent et finissent par les mêmes constructions, et très souvent par des termes identiques, ce qui en rend la lecture fastidieuse. Un autre reproche qu’on peut lui faire, c’est qu’il affecte une brièveté qui va parfois jusqu’ la sécheresse. Mais, nous le répétons, il n’a point visé la phrase ; et on lui doit cette justice, que la concision l’a rarement empêche d’être clair. Une fois qu’il s’est emparé d’un fait, il veut que deux
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mots suffisent pour que ses lecteurs en saisissent comme lui toute la portée, et qu’ils en fassent leur profit. Enfin, on trouve dans ce livre de nombreuses erreurs l’endroit de l’histoire et de la géographie. Mais la plupart de ces fautes sont si grossières, qu’on ne peut raisonnablement les attribuer qu’ l’ignorance des copistes, gens qui n’ont épargné à notre auteur ni omissions, ni transpositions, ni interpolations.
C’est ce que n’a pas observé Schoell7, quand il a prétendu que l’ouvrage qui nous occupe était « une compilation faite avec assez de négligence, surtout dans la partie historique.» À ce jugement d’un érudit, nous opposerons
avec confiance celui d’un savant8 : « Un contemporain des deux Pline, Jules Frontin composa quatre livres de stratagèmes militaires : c’est un tissu d’exemples fournis par les grands capitaines grecs, gaulois, carthaginois, romains et qui correspondent aux différentes branches de l’administration et de la direction des armées. 7. Hist. abr. de la litt. rom., L. II, p. 454
8. Daunou, Cours d’études d’hist., t.1er, p. 431
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L’art de cacher ses entreprises et de découvrir celles de l’ennemi, de choisir et de disputer les postes, de dresser des embches et d’y échapper, d’apaiser les séditions et d’enflammer le courage, de se ménager les avantages du temps et du lieu, de ranger les troupes en bataille et de déconcerter les dispositions prises par son adversaire, de dissimuler ses propres revers et de les réparer ; l’habileté nécessaire dans les retraites, dans les assauts, dans les sièges, dans le passage
des
fleuves,
dans
les
approvisionnements ; la conduite à tenir à l’égard des transfuges et des traîtres ; enfin le maintien de la discipline, et la pratique des plus rigoureuses
vertus,
justice,
modération
et
constance, au sein des camps, des combats, des désastres et des triomphes : tel est le plan de ce recueil. On a douté aussi de son authenticité ; mais Poleni a exposé les raisons de croire que Jules Frontin l’a réellement rédigé sous le règne de Domitien. Dans tous les cas, il serait fort préférable à celui de Valère Maxime, et par la méthode, quoiqu’elle ne soit pas toujours parfaite, et par la précision des idées, et surtout par le choix des faits. C’est l’ouvrage d’un bien
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meilleur esprit : en général, Frontin puise aux sources historiques les plus recommandables ; et lorsqu’il ajoute quelques notions celles que renferment les grands corps d’annales, elles sont claires, instructives, propres à compléter ou à enrichir l’histoire militaire de l’antiquité».
Le recueil des Stratagèmes, malgré quelques
récits invraisemblables et même absurdes qu’il renferme, et dont la plupart tiennent aux superstitions des anciens, restera comme une œuvre utile. Nous pourrions dire tout le parti qu’en ont tiré les écrivains militaires des temps modernes,
Machiavel.
Feuquières,
Folard,
Gessac, Santa-Cruz, Jomini, etc. Le colonel Carion-Nisas, qui a fait une consciencieuse étude de l’art stratégique chez les anciens, dit9 que Frontin est, comme écrivain, généralement homme de grand sens, quelquefois homme de génie ; et, ainsi que Daunou, il le place bien audessus de Polyen, qui ne soumet à aucun ordre méthodique les huit cent trente-trois faits qu’il rapporte, et n’offre ses lecteurs aucun enseignement, pas une seule induction. Pour donner une idée juste du traité des
Aqueducs dans son ensemble, et du but que se
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proposait l’auteur, nous ne pouvons mieux faire que d’emprunter quelques lignes un mémoire publié par M. Naudet sur la Police chez les Romains.
Après
avoir
dit
dans
quelle
circonstance le premier aqueduc fut établi à
Rome, le savant académicien ajoute10 : « Cette création fut un trait de lumière pour les Romains, qui eurent toujours, depuis, un soin particulier de l’aménagement des eaux. J. Frontinus nous épargnera toute recherche à ce sujet. Nerva11 l’avait nommé intendant général
des eaux de la ville ; le nouveau magistrat jugea qu’il était de son devoir de se mettre en état de conduire
ses
s’abandonner
subalternes,
leur
au
conduite,
lieu et
de qu’ils
deviendraient tous des instruments utiles, s’il était lui-même l’ordonnateur de fait, comme de nom. Pour cela, il voulut s’instruire fond de la matière ; il l’étudia dans son état actuel, il 9. Essai sur l’hist. de l’art militaire, t. 1er, p. 288.
10. Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, t. iv, p. 839.
11. Le texte de M. Naudet porte Néron, sans doute par la faute du typographe.
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remonta aux origines, il recueillit les lois et les usages, et de ce travail consciencieux et éclairé il résulta un petit traité plein de curieux documents, un des livres les plus précieux que l’antiquité nous ait laissés. Quels avantages dans la pratique, et quelles richesses pour l’histoire, si les magistrats avaient toujours pensé comme J. Frontinus» ! Divers commentateurs, entre autres Scriverius, Tennulius et Keuchen, ont pensé que Frontin
était encore l’auteur d’un petit traité de Re
et de agraria ou de Qualitate agrorum, quelques fragments intitulés de Coloniis et de Limitibus ; mais le contraire a été démontré
jusqu’ l’évidence par de Goes (Goesius). Nous n’avons donc point à nous occuper de ces ouvrages.
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PRÉFACE I. Après avoir contribué, pour ma part, à fixer les principes de la science militaire, à l'exemple de ceux qui la professent, et m'être, à ce qu'il me semble, acquitté de cette tâche avec tout le soin dont je suis capable, je crois devoir ajouter à ce travail
un
complément
nécessaire,
en
recueillant, dans de rapides commentaires, les ruses de guerre que les Grecs ont désignées sous le seul nom de Stratagèmes. Les généraux auront ainsi sous la main des exemples d'adresse et de prudence qui leur serviront à imaginer et à faire, dans l'occasion, de pareilles choses. Un autre
avantage,
c'est
que
l'auteur
d'un
stratagème n'en redoutera pas l'issue, s'il le compare à l'expérience qui en aura été faite avec succès. Je n'ignore pas (et je suis loin de le regretter) que les écrivains les plus soigneux ont fait aussi entrer ces détails dans leurs ouvrages, et que certains auteurs nous ont transmis des
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exemples de ce qu'il y a de plus remarquable en quelque genre que ce soit. Mais on doit, je pense, ménager, à force de brièveté, le temps de ceux qui ont des affaires. II serait, en effet, trop long de rechercher chacun des exemples épars dans l'immense corps des histoires; et ceux qui en ont extrait les plus notables ont comme accablé
le
lecteur
sous
l'amas de leurs
matériaux. Le but auquel tendent nos efforts, c'est que chaque fait réponde, pour ainsi dire, à la demande et au besoin du lecteur. Ainsi, après avoir examiné à combien de chefs se peuvent rapporter les stratagèmes, j'en ai choisi des exemples qui viennent à propos donner conseil; et, afin de disposer tant d'exemples divers dans un ordre plus commode, j'ai divisé ce recueil en trois livres. J'ai rangé dans le premier les exemples de ce qui peut se faire avant la bataille; dans le second, ceux qui regardent la bataille et l'entière soumission de l'ennemi. Le troisième contiendra les opérations stratégiques relatives à l'attaque et à la défense des places. J'ai, en outre, assigné à ces différents chefs des chapitres
distincts.
J'ai
quelque
droit
de
réclamer l'indulgence pour ce travail, et
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d'espérer qu'on ne m'accusera pas de négligence si l'on trouve que j'ai omis quelque exemple. Qui pourrait,
en
effet,
compulser
tous
les
monuments qui nous ont été transmis dans l'une et l'autre langue? Si donc je me suis permis de passer beaucoup de choses, on en verra la raison en lisant les livres de ceux qui ont traité le même sujet. Il sera d'ailleurs facile de les restituer aux chapitres qui les concernent. Ayant entrepris cet ouvrage, ainsi que les précédents, plutôt pour l'utilité des autres que dans l'intérêt de ma renommée, je ne craindrai pas le reproche d'être aidé de ceux qui pourront y ajouter quelque chose. S'il en est que ces volumes intéressent, ils devront distinguer, malgré l'analogie naturelle de ces deux choses, les stratagèmes d'avec la stratégie. Car tout ce que la prévoyance, l'habileté, la grandeur d'âme, la constance, peuvent inspirer à un général, forme la matière de la stratégie en général ; et tout fait particulier qui pourra être rangé sous un des chefs sera un stratagème. C'est proprement dans l'art et dans l'adresse que réside et éclate le mérite des stratagèmes, soit qu'il faille éviter l'ennemi ou l'accabler. Les
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paroles même ayant pour cet effet des résultats aussi remarquables que les actions, nous avons cité aussi des exemples de paroles. Suivent les chapitres des choses que le général doit faire avant la bataille.
PRÉFACE SUR LES 3 PREMIERS LIVRES. Puisque j’ai entrepris d’établir les principes de l’art militaire12, étant du nombre de ceux qui en ont fait une étude, et que ce but a paru atteint, autant que ma bonne volonté pouvait y réussir, je crois devoir, pour compléter mon œuvre, former un recueil, en récits sommaires, des ruses de guerre que les Grecs désignaient par le nom générique de ( …)13 Ce sera fournir aux généraux des exemples de résolution et de prévoyance, sur lesquels ils s’appuieront, et qui nourriront en eux la faculté d’inventer et d’exécuter de semblables choses. D’ailleurs, 12. Avant d’écrire ce recueil de stratagèmes, où tout est pratique, Frontin avait publié des ouvrages purement théoriques sur l’art militaire.
13. Opérations de stratégie et de tactique, en général
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celui qui aura imaginé un expédient, pourra en attendre l’issue sans inquiétude, s’il se trouve semblable ceux dont l’expérience a démontré le mérite. Je sais, et ne veux point le nier, que les historiens ont compris dans leur travail la partie que je traite, et que tous les exemples frappants ont été rapportés par les auteurs ; mais il est utile, selon moi, d’abréger les recherches des hommes occupés : il faut, en effet, un temps bien long pour trouver des faits isolés, et dispersés dans le corps immense de l’histoire. Or, ceux même qui en ont extrait ce qu’il y a de plus remarquable, n’ont donné qu’un amas de choses sans
ordre,
où
se
perd
le
lecteur.
Je
m’appliquerai présenter, selon le besoin, le fait même que l’on demandera, de manière qu’il réponde, pour ainsi dire, l’appel : car, en ramenant ces exemples à des genres déterminés, j’en ai fait comme un répertoire de conseils pour toutes les circonstances ; et afin qu’ils fussent classés d’après la différence des matières, et disposés dans l’ordre le plus convenable, je les ai partagés en trois livres : dans le premier seront réunis les exemples de ce qu’il convient de faire avant le combat ; dans le second, ceux qui
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regardent le combat et la terminaison de la
guerre ; le troisième présentera les stratagèmes qui intéressent l’attaque ou la défense des places
: à chacun de ces genres sont rapportées les espèces qui leur appartiennent. Je réclamerai, non sans quelque droit, de l’indulgence pour ce travail, ne voulant pas être taxé de négligence par ceux qui découvriront des faits que je n’aurai pas mentionnés : car qui pourrait suffire à passer en revue tous les monuments qui nous ont été laissés dans les deux langues ? Si donc je me suis permis quelques omissions, la cause en sera appréciée par quiconque aura lu d’autres ouvrages dont les auteurs avaient pris les mêmes engagements que moi. Au reste, il sera facile d’ajouter des faits à chacune de mes catégories : ayant entrepris cet ouvrage, ainsi que d’autres encore, plutôt pour me rendre utile que pour me donner du relief, je regarderai toute addition comme une aide, et non comme une critique. Ceux qui accueilleront favorablement ce livre, voudront bien faire distinction entre les mots et, quoiqu’ils expriment des choses de même nature : tous les actes que la prévoyance, la
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sagesse, la grandeur d’me et la fermeté ont inspirés aux généraux seront appelés ; et ceux
qu’on entend par14 ne sont qu’une espèce des premiers. Le mérite particulier de ceux-ci est dans la ruse et l’habileté, quand il s’agit d’éviter ou de surprendre l’ennemi. Comme, en guerre, certaines paroles ont produit aussi de mémorables effets, j’en ai cité des exemples, comme j’ai fait pour les actions. Voici les espèces de faits qui peuvent instruire un général de ce qui doit se pratiquer avant le combat : Chapitres I. Cacher ses desseins. II. Épier les desseins de l’ennemi. III. Adopter une manière de faire la guerre. IV. Faire passer son armée à travers des lieux occupés par l’ennemi. V. S’échapper des lieux désavantageux. VI. Des embuscades dressées dans les marches. VII. Comment on paraît avoir ce dont on manque, et comment on y supplée. VIII. Mettre la division chez les ennemis. IX. Apaiser les séditions dans l’armée.
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X. Comment on refuse le combat aux soldats, quand ils le demandent intempestivement. XI. Comment l’armée doit être excitée au combat. XII. Rassurer les soldats, quand ils sont intimidés par de mauvais présages.
14. Stratagèmes, ruses de guerre proprement dites.
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PARTIE I LIVRE I.
I. Cacher ses desseins. I. Marcus Porcius Caton était persuadé que les villes dont il s'était rendu maître en Espagne n'attendaient qu'une occasion pour se révolter, confiantes dans leurs murailles. Il écrivit donc à chaque ville séparément d'avoir à détruire ses remparts, les menaçant de la guerre si elles n'obéissaient pas sur-le-champ; et il eut soin de faire remettre ces lettres à toutes ces villes à la fois le même jour. Chacune d'elles crut ainsi qu'il ne l'avait commandé qu'à elle seule. Elles auraient pu se liguer pour s'y opposer, si elles avaient su que cet ordre les concernait toutes. II. Himilcon, général des Carthaginois, voulant aborder à l'improviste en Sicile, ne dit à
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personne où l'on allait; mais il remit à tous les capitaines de sa flotte des tablettes cachetées qui indiquaient où il voulait qu'on abordât, et qu'ils ne devaient ouvrir que si une tempête les séparait du vaisseau amiral. III. C. Lélius étant allé, comme député, trouver Syphax,
mena
avec
lui,
comme
espions,
quelques tribuns et centurions, qu'il fit passer pour des esclaves et officiers de sa maison; et voyant que l'un d'eux, L. Statorius, qui était entré souvent dans le camp de Syphax, allait être reconnu de quelques ennemis, il lui donna des coups de bâton comme à un esclave, pour déguiser sa condition. IV. Tarquin le Superbe, ayant résolu la mort des principaux citoyens de Gabies, mais ne voulant confier cette décision à personne, ne répondit rien au messager que son fils lui avait envoyé. Il se contenta, comme il se promenait alors dans son jardin, d'abattre la tête des plus hauts pavots. Le messager, s'en étant retourné sans réponse, rapporta au jeune Tarquin ce qu'il avait vu faire à son père : et le fils comprit qu'il fallait en agir de même avec les plus hauts personnages de Gabies.
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V. C. César, à qui la fidélité des Égyptiens était suspecte, feignit, pour n'en rien laisser voir, et sans négliger l'inspection de la ville et de ses défenses, de s'adonner aux excès de la table. Il voulut paraître amolli par les délices du pays, au point d'adopter les mœurs et la façon de vivre des habitants d'Alexandrie ; et cette feinte lui ayant donné le temps de réunir ses forces, il occupa l'Égypte. VI. Ventidius pendant la guerre contre Pacore, roi des Parthes, sachant qu'un certain Pharnée, Cyrrestin de nation, du nombre de ceux qui se disaient alliés, révélait aux ennemis tout ce qui se faisait dans l'armée, sut tourner à son avantage la perfidie du barbare. Il feignit donc de redouter ce qu'il désirait le plus, et de désirer ce qu'il redoutait. Ainsi, craignant que les Parthes ne passassent l'Euphrate avant l'arrivée des légions qu'il avait dans la Cappadoce audelà du Taurus, il eut soin d'engager ce traître à leur conseiller, avec sa perfidie accoutumée, de passer par Zeugma, qui était leur plus court chemin, et où l'Euphrate a un cours tranquille. Car si les Perses venaient de ce côté, il aurait, disait-il, pour lui l'avantage des montagnes, qui
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rendraient leur cavalerie inutile ; tandis qu'il craignait tout s'ils se jetaient dans les plaines. Trompés par ce rapport, les barbares gagnèrent par un long circuit les plaines situées plus bas; et leurs derniers préparatifs de guerre, ainsi que la construction des ponts, que l'écartement des rives à cet endroit-là rendait plus difficile, les occupèrent pendant plus de quarante jours. Ventidius mit ce temps à profit pour réunir ses forces; et les ayant eu toutes sous son commandement trois jours avant l'arrivée de Pacore, il lui livra bataille, le vainquit, et le tua. VII. Mithridate, assiégé dans son camp par Pompée, et méditant de fuir dès le lendemain, eut soin, pour cacher cette résolution, d'envoyer ses fourrageurs le plus loin possible, et jusque dans les vallées voisines des ennemis, et même de convenir avec plusieurs d'entre eux d'une entrevue pour un des jours suivants, afin d'éloigner encore mieux tout soupçon. Il fit aussi allumer, pendant la nuit, quantité de feux dans tout son camp; puis, vers la seconde veille, il se retira avec son armée devant le camp même des ennemis.
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VIII.
L'empereur
César
Domitien
Auguste
Germanicus, voulant accabler d'un seul coup les Germains, qui étaient en armes, et ne doutant pas qu'ils feraient des préparatifs de guerre d'autant plus grands s'ils étaient instruits d'avance de l'arrivée d'un tel générai, cacha son départ, sous le prétexte de tenir les états des Gaules. Ayant pu leur faire ainsi la guerre inopinément, il comprima la férocité de ces peuples sauvages, et veilla en même temps aux intérêts des provinces de l'empire. IX. Claudius Néron, voulant détruire l'armée d'Asdrubal avant que celui-ci n'eût fait sa jonction avec Hannibal son frère, résolut, dans ce but, d'aller lui-même, à cause de l'infériorité de ses propres forces, se joindre sans délai à son collègue Livius Salinator, à qui avait été confié le soin de la guerre. Mais comme il fallait éviter qu'Hannibal, en face de qui il avait son camp, s'aperçût de son départ; après avoir choisi trois cents soldats des plus braves, il ordonna à ceux de ses lieutenants qu'il laissait de maintenir le même nombre de sentinelles et de veilles, de faire allumer la même quantité de feux, et enfin de laisser au camp le même aspect, afin
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qu'Hannibal, exempt de soupçon, n'osât rien contre le peu d'hommes qui devaient y rester. S'étant ensuite réuni dans l'Ombrie à son collègue en cachant sa marche, il défendit d'agrandir le camp, de peur de donner aucun indice de son arrivée au Carthaginois, qui eût refusé le combat s'il se fût douté que les deux consuls avaient réuni leurs forces. Il l'attaqua donc, ainsi abusé, avec des forces doubles, le vainquit, et revint, plus rapidement que tout courrier, en face d'Hannibal. Ainsi, des deux plus habiles généraux des Carthaginois, il réussit, par un même plan de conduite à tromper l'un, à écraser l'autre. X. Thémistocle, qui ne cessait de presser les Athéniens de relever leurs murailles, qu'ils avaient
jetées
à
bas
sur
l'ordre
des
Lacédémoniens, répondit aux députés qui étaient venus s'en plaindre, qu'il irait lui-même détruire
ce soupçon;
et
il
se rendit à
Lacédémone. Là, une feinte maladie lui fit d'abord gagner un peu de temps ; et quand il comprit que ses ajournements pouvaient être suspects, il prétendit que c'était une fausse nouvelle qui leur était parvenue, et les pria
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d'envoyer à Athènes quelques-uns de ceux de leurs principaux concitoyens qui les avaient fait croire à ce bruit de murailles relevées. Il écrivit ensuite aux Athéniens de retenir ces députés jusqu'à ce que ces travaux fussent terminés ; après
quoi
il
avoua
aux
Lacédémoniens
qu'Athènes s'était fortifiée, et que leurs députés ne pourraient revenir qu'autant qu'il serait luimême libre de partir. Les Lacédémoniens en passèrent aisément par cette condition, ne voulant pas que la mort de plusieurs devînt le prix de la mort d'un seul. XI. L. Furius, voyant ses troupes engagées dans un lieu désavantageux, et ne voulant rien laisser voir de son inquiétude, afin de ne pas les décourager,
changea
insensiblement
de
direction, comme dans le dessein d'envelopper l'ennemi; puis, faisant faire tout à coup à son armée une conversion, il la tira de ce mauvais pas, sans qu'elle se doutât de rien, et sans perte. XII. Métellus Pius, à qui l'on demandait, en Espagne, ce qu'il ferait le lendemain, répondit "Si ma tunique pouvait le dire, je la brûlerais." XIII. M. Licinius Crassus, à qui quelqu'un demandait quand il décamperait, répondit
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: Avez-vous peur de ne pas entendre la trompette? CHAPITRE II. Comment on découvre les desseins de l'ennemi. I.. Scipion l'Africain, saisissant une occasion d'envoyer une ambassade à Syphax, fit partir, avec Lélius, quelques-uns de ses meilleurs tribuns et centurions, vêtus en esclaves, et qui avaient pour mission de bien reconnaître les forces du roi. Ceux-ci, afin d'examiner plus librement la position du camp, laissèrent s'échapper un cheval; et s'étant mis, comme s'il s'enfuyait, à sa poursuite, ils firent le tour de la plus grande partie des retranchements. D'après le compte qu'ils en rendirent ensuite, un incendie mit fin à la guerre. II. Q. Fabius Maximus, pendant la guerre d'Étrurie, alors que l'art des reconnaissances était encore inconnu aux généraux romains, ordonna à son frère Fabius Céson, qui savait la langue du pays, de prendre le costume toscan et de traverser la forêt Ciminie, où nos soldats n'avaient jamais pénétré. Celui-ci le fit avec tant de prudence et d'habileté, qu'après avoir traversé cette forêt, et reconnu que les Ombriens
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de Camérinum n'étaient pas contraires aux intérêts de Rome, il les fit entrer dans notre alliance. III. Les Carthaginois, alarmés de la puissance d'Alexandre, qui menaçait aussi l'Afrique, chargèrent un des leurs, homme résolu, nommé Hamilcar Rhodin, de se rendre auprès du roi sous l'apparence d'un exilé, et de faire tous ses efforts pour gagner sa confiance. S'en étant rendu maître, il informait ses concitoyens des desseins du roi, dès qu'il les connaissait. IV. Les mêmes Carthaginois envoyèrent à Rome des émissaires qui, sous le prétexte d'une ambassade, y demeurèrent fort longtemps, et étaient
informés
des
résolutions
de
nos
magistrats. V. M. Caton, en Espagne, n'ayant pas d'autres moyens de connaître les desseins des ennemis, ordonna à trois cents soldats de se jeter en même temps sur leur premier poste, d'en enlever un des chefs, et de l'amener au camp sain et sauf. Celui-ci, mis à la torture, révéla tous les secrets des siens. VI. Le consul C. Marius voulant, pendant la guerre des Cimbres et des Teutons, éprouver la
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fidélité des Gaulois et des Ligures, leur fit tenir des
lettres,
dont
la
première
leur
commandait de ne pas briser avant un certain temps le cachet de celle qu'il y avait renfermée. Puis il redemanda ces dernières avant le jour fixé; et comme il les trouva décachetées, il ne douta pas de leurs projets hostiles. Il y a encore à la guerre un autre genre de précaution, qui dépend de la seule pénétration des généraux, sans le secours d'aucun intermédiaire. En voici des exemples. VII. Le consul Paul Émile, pendant la guerre d'Étrurie, allait faire entrer son armée dans une plaine voisine de la ville de Colonia, lorsqu'il vit de loin une multitude d'oiseaux s'enfuir tout à coup, d'un vol rapide, d'une forêt des environs. Il jugea qu'il y avait là quelque embûche, à cause du trouble et de la grande quantité de ces oiseaux. Ayant donc envoyé en avant des éclaireurs, il apprit que dix mille Boïes y attendaient, pour la détruire, l'avant-garde romaine. Il fit alors avancer quelques légions d'un autre côté que celui où il était attendu, et il mit cet ennemi en déroute.
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VIII. De même Tisamène, fils d'Oreste, informé qu'une colline, fortifiée par la nature, était occupée par l'ennemi, envoya des éclaireurs savoir ce qu'il en était. Ceux-ci lui ayant rapporté que ce qu'il pensait était faux, il se mit en marche. Mais voyant qu'une grande quantité d'oiseaux s'envolaient en même temps de cette colline suspecte, et ne s'arrêtaient nulle part, il conjectura qu'une partie des ennemis étaient cachés là ; et, faisant faire un détour à son armée, il évita le piège. IX. Hasdrubal, frère d'Hannibal, comprit que l'armée de Livius était réunie à celle de Néron, malgré la précaution qu'ils avaient eue de ne pas doubler le camp, en voyant les chevaux harassés par une longue route, et les visages des hommes plus halés, comme cela arrive après une marche. CHAPITRE III. Comment on s'assure les chances de la guerre. I. Alexandre de Macédoine, commandant à des troupes aguerries, eut toujours pour principe de livrer bataille. II. C. César ayant, pendant la guerre civile, une armée de vétérans, et sachant que celle de ses
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ennemis était formée de recrues, eut toujours soin de rechercher le combat. III. Fabius Maximus ayant pour adversaire Hannibal, enorgueilli du succès de ses armes, ne s'attacha qu'à éviter les hasards d'une bataille, et à protéger l'Italie. Cette conduite lui mérita le nom de Temporiseur, et en même temps de grand capitaine. IV. Les Byzantins, en guerre avec Philippe, évitèrent
toute
chance
de
combat,
et,
abandonnant même la défense des frontières, se retirèrent dans les murs de leur capitale. Ils obligèrent ainsi Philippe, impatient des lenteurs d'un siège, à se retirer. V. Hasdrubal, fils de Gisgon, réduit en Espagne, pendant la seconde guerre punique, à une armée vaincue que poursuivait P. Scipion, la distribua dans différentes villes. Grâce à cette tactique, Scipion, qui ne voulait pas s'arrêter au siège de plusieurs places, fit rentrer ses troupes dans leurs quartiers d'hiver. VI. Thémistocle,
à
l'approche de Xerxès,
convaincu que les Athéniens ne pouvaient ni lui résister avec leur infanterie, ni défendre leur territoire, ni soutenir un siège, leur persuada
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d'envoyer leurs enfants et leurs femmes à Trézène et dans d'autres villes, et, leur capitale abandonnée, d'appliquer toutes leurs forces à un combat naval. VII. Périclès, de la même ville, fit la même chose contre les Lacédémoniens. VIII. Scipion, voyant Hannibal se maintenir en Italie, fit passer son armée en Afrique; ce qui obligea les Carthaginois à le rappeler. Il transporta ainsi la guerre du territoire de sa patrie sur celui de l'ennemi. IX. Les Athéniens voyant Décélie, un de leurs forts, au pouvoir des Lacédémoniens, qui l'avaient fortifié et ne cessaient de ravager le pays,
envoyèrent
une
flotte
inquiéter
le
Péloponnèse, et réussirent ainsi à faire rappeler les troupes lacédémoniennes qui étaient à Décélie. X. L'empereur César Domitien Auguste, pour en finir avec les Germains, qui avaient coutume de se jeter inopinément de leurs bois et de leurs sombres cachettes sur nos soldats, et trouvaient un refuge assuré dans les profondeurs de leurs forêts, recula de cent vingt mille pas les limites de l'empire, et ne changea pas seulement l'état
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de la guerre, mais soumit encore ces ennemis, dont il avait fini par détruire les retraites. CHAPITRE IV. Comment on fait passer une armée par des lieux infestés d'ennemis. I. Le consul Paul Émile étant obligé, pendant la guerre de Lucanie, de faire passer son armée par un chemin étroit sur le bord de la mer, et où la flotte des Tarentins lui faisait impunément beaucoup de mal à l'aide de ses scorpions, couvrit son flanc avec leurs prisonniers ; et cet expédient empêcha les ennemis de tirer. II. Agésilas de Lacédémone revenait de Phrygie chargé de butin. Comme les ennemis le suivaient de près, et profitaient de l'avantage des lieux pour le harceler, il fit placer de chaque côté de son armée un rang de prisonniers. L'ennemi les épargna, et les Lacédémoniens purent passer. III.
Une
autre
fois
que
les
Thébains
s'étaient saisis des défilés par où il devait passer, il quitta sa route, comme s'il eût marché sur Thèbes; et les Thébains, effrayés, s'étant éloignés pour défendre leur ville, il reprit le chemin par où il voulait passer, et il le parcourut sans obstacle.
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IV. Nicostrate, général des Étoliens, dans la guerre contre les Épirotes, ne voyant d'accès dans leur pays que par d'étroits défilés, feignit de vouloir y pénétrer d'un certain côté, par où se portèrent, pour l'en empêcher, toutes les forces des habitants. Alors il laissa là un petit nombre de gens qui devaient se donner l'apparence d'une armée disposée à bien faire, gagna luimême, avec le reste de ses troupes, un côté où on ne l'attendait pas, et entra dans le pays. V. Le Perse Autophradate menait une armée à travers la Pisidie; mais comme les Pisidiens occupaient certains passages difficiles, il feignit de renoncer à les forcer, et se retira. Les Pisidiens le croyant alors loin d'eux, il envoya, la nuit, une troupe de ses plus braves soldats s'emparer de ces défilés, et il y passa le lendemain avec toute son armée. VI. Philippe, roi des Macédoniens, marchant contre la Grèce, apprit que les Thermopyles étaient gardées; et comme les Étoliens lui avaient envoyé des députés pour traiter de la paix, il eut soin de les retenir, s'avança à grandes journées vers ces défilés; et, profitant de la sécurité de ce
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corps d'armée, qui attendait le retour des députés, il passa par les Thermopyles. VII. Iphicrate, général des Athéniens, faisant la guerre contre Anaxibius de Lacédémone, dans l'Hellespont, en vue d'Abydos, et ayant à passer un détroit gardé par des postes ennemis, et bordé d'un côté par des montagnes escarpées et de l'autre par la mer, s'arrêta là quelques jours. Prenant ensuite occasion
d'un
froid très
rigoureux pour mieux couvrir son dessein, il choisit quelques-uns de ses plus robustes soldats; et les ayant fait boire et s'huiler, il leur commanda, après avoir traversé à la nage le bord de la mer, de gagner ces hauteurs. De cette façon, il prit lui-même en queue les postes placés à l'entrée des défilés, et les écrasa. VIII. Cn. Pompée, ne pouvant passer un fleuve que les ennemis défendaient, feignit de se borner à de continuels exercices; puis, ayant ainsi dissuadé l'ennemi de se porter partout pour s'opposer à la marche des Romains, il se jeta tout à coup sur un point, et enleva le passage. IX. Alexandre de Macédoine, arrêté par Porus, roi des Indiens, sur les bords du fleuve Hydaspe,
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fit faire ses troupes de fréquentes manœuvres contre le courant; et dès qu'il eut réussi, par ce genre d'exercice, à fixer la vigilance de Porus sur un point de la rive opposée, il fit soudain passer son armée dans la partie supérieure du fleuve. Le même, voyant l'ennemi lui interdire le passage du fleuve Indus, feignit de faire sonder le gué par sa cavalerie en différents endroits du fleuve, et de vouloir le traverser. Cette manœuvre ayant éveillé l'attention des barbares, il se saisit, d'abord avec peu de gens, et ensuite avec un plus fort détachement, d'une île plus éloignée, d'où ses troupes passèrent sur l'autre bord; et tandis que les ennemis s'y étaient tous portés pour écraser ce corps de troupes, il passa librement le gué qu'il avait choisi, et se mit à la tête de ses forces réunies. X. Xénophon, trouvant les Arméniens maîtres de l'autre rive d'un fleuve qu'il voulait passer, ordonna aux siens de chercher deux gués; et ayant été repoussé à l'un, situé plus bas, il courut à l'autre, situé plus haut. Les ennemis y étant aussi accourus pour le défendre, il regagna le premier, en laissant au second une
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partie de ses troupes, qui, profitant de ce que les Arméniens retourneraient protéger le gué d'en bas, devaient passer par celui d'en haut. Les Arméniens, croyant que tous les Grecs y descendraient, ne firent pas grande attention à ceux qui restaient. Alors ceux-ci, ne trouvant pas
de
résistance,
passèrent
le
gué,
et
protégèrent le passage des leurs. XI. Le consul Ap. Claudius, pendant la première guerre punique, reconnaissant l'impossibilité de faire passer ses troupes de Rhégium à Messine, parce que le détroit était gardé par les Carthaginois, fit répandre le bruit qu'il ne pouvait continuer cette guerre, entreprise sans les ordres du peuple, et feignit de ramener ses vaisseaux en Italie. Les Carthaginois s'étant ensuite retirés, sur le bruit de son départ, il aborda en Sicile avec toute sa flotte. XII.
Les
généraux
lacédémoniens
voulant
aborder à Syracuse, dont l'entrée était défendue par une flotte carthaginoise, y dirigèrent dix vaisseaux carthaginois qu'ils avaient capturés, et qu'ils
placèrent,
comme
des
bâtiments
victorieux, en avant des leurs, ces derniers étant ou maintenus aux flancs ou attachés aux proues
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des autres; et les Carthaginois, trompés par l'apparence, les laissèrent passer. XIII. Philippe ne pouvait passer le détroit qu'on appelle Cyanée, parce qu'il était gardé, à cause de son importance, par une flotte des Athéniens. Il écrivit alors à Antipater que la Thrace révoltée ayant massacré les garnisons qu'il y avait laissées, il lui fallait tout quitter pour l'y suivre; et il fit en sorte que sa lettre fût interceptée par l'ennemi. Les Athéniens, pensant avoir surpris le secret des Macédoniens, quittèrent ce poste; et Philippe, délivré de cet obstacle, passa librement le détroit. Le même, ne pouvant se saisir de la Chersonèse, qui appartenait aux Athéniens, et dont l'approche était défendue par les vaisseaux réunis de Byzance, de Rhodes et de Chio, parut recourir aux voies de conciliation en rendant les vaisseaux qu'il avait pris, comme s'ils étaient les gages de la paix qui devait se faire entre lui et les Byzantins, cause de la guerre. Puis il traîna ces propositions en longueur, en ayant soin de changer
sans
cesse
quelque
chose
aux
conditions; et il fit venir pendant ce temps une flotte avec laquelle, profitant de la confiance de l'ennemi, il envahit tout à coup le détroit.
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XIV. Chabrias d'Athènes ne pouvant entrer dans le port des Samiens, qui était gardé par la flotte ennemie, envoya un petit nombre de ses vaisseaux passer devant le port, dans l'espoir que ceux qui le défendaient se mettraient à leur poursuite. Ce stratagème ayant fait quitter aux ennemis leur poste, et écarté tout obstacle, il entra dans le port avec le reste de sa flotte. CHAPITRE V. Comment on se retire d'un lieu difficile. I. Q. Sertorius, en Espagne, ayant les ennemis en queue au passage d'une rivière, fit un grand retranchement en forme de demi-lune à l'entrée du gué; et l'ayant rempli de bois et de fascines, il y mit le feu. Fermant ainsi le passage aux ennemis, il traversa la rivière sans danger. II. Pélopidas le Thébain, dans la guerre de Thessalie, se servit du même artifice pour passer une rivière. Ayant tracé sur la rive une enceinte plus vaste que ne l'exigeait l'étendue de son camp, il la remplit de branchages et d'autres matériaux, et y mit le feu. Il écarta ainsi l'ennemi, et effectua le passage. III. Q. Lutatius Catulus, chassé par les Cimbres, sans aucun moyen de se sauver qu'en dégageant
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Marques page à découper.
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