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AUTOUR D’UNE ŒUVRE – LABORATOIRE DES IDEES Février 2010

Antoine Garapon La Raison du moindre Etat

Antoine Garapon Antoine Garapon est magistrat et secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ). Docteur en droit, il a été juge des enfants pendant plusieurs années. Il anime l'émission radiophonique Bien commun, sur France Culture et dirige la collection Bien commun aux Éditions Michalon. Il est membre du comité éditorial de la revue de philosophie Esprit. Il est l'auteur de plus de 30 ouvrages consacrés au droit et à la justice dont, parmi les plus récents, Les Nouvelles Sorcières de Salem : Leçon d'Outreau (co-­‐écrit avec Denis Salas, Seuil, 2006) et Peut-­‐on réparer l’histoire ? (Odile Jacob, 2008).

Introduction des peines planchers et du plaider coupable à la française, application du management privé à la justice ou rémunération des témoins : la justice est, selon Antoine Garapon, à la fois la cible et le moteur du néolibéralisme. Dans La Raison du moindre État (Odile Jacob, 2010), le directeur de l'Institut des hautes études sur la justice (IHEJ) passe ainsi en revue les évolutions profondes qui ont touché la justice et son fonctionnement au cours des dernières années. Mais l'ouvrage d'Antoine Garapon se propose également d'en comprendre les fondements et dépasse ainsi l'enceinte de la justice pour offrir une analyse globale et novatrice du modèle néolibéral.


Votre ouvrage utilise l'exemple de la justice pour déchiffrer le modèle néolibéral dans son ensemble, que vous analysez comme un mode d'action de l'État. Qu'est-ce que le néolibéralisme comme gouvernementalité que vous évoquez ? La justice et la mise en place d'un gouvernement des juges sont en effet un moyen de comprendre cette nouvelle gouvernementalité que représente le néolibéralisme. En somme, cela consiste à gouverner les hommes par leur liberté, en les plaçant face à des choix et en considérant que les individus vont être rationnels. Nous sommes ainsi tous mis en concurrence les uns avec les autres, dans nos vies professionnelles mais aussi dans nos vies affectives ou personnelles. Le nouveau mariage responsabilise par exemple les individus mais installe la concurrence entre familles recomposées, les arbitres ultimes étant les enfants. Cette néogouvernementalité se traduit également dans le fonctionnement de l'État. L'Agence nationale de recherche est, par exemple, une manière de mettre en concurrence les différentes instances de recherche, tout comme la politique de régionalisation institue la concurrence entre les différentes collectivités locales. Au fond, il s'agit donc bien d'une nouvelle manière de gouverner les hommes et je n'ai pris la justice que pour la faire comprendre. La perspective critique qui analyse le néolibéralisme comme une marchandisation du monde serait ainsi incomplète ? Tout à fait, c'est une commodité à mon sens un peu coupable car elle ne permet

pas de réellement comprendre ce qu'est le néolibéralisme. Les écrits de Foucault sur ce sujet m'ont beaucoup intéressé : selon lui, le néolibéralisme consiste, en réalité, à faire adopter à chacun un comportement à choix rationnel, le raisonnement économique étant alors étendu à tous les secteurs de la vie collective et personnelle. Quand on demande à des personnes interpellées par la police d'acquiescer eux-mêmes à une peine ou de la négocier avec le procureur, on ne parle pas de marchandisation et pourtant on touche en plein au néolibéralisme. Vous soulignez les nombreuses transformations que le néolibéralisme a provoquées dans le fonctionnement de la justice, en insistant sur la nécessité de les lire comme un tout. Y voyez-vous là une véritable mutation philosophique et culturelle de la justice ? Les évolutions ont été considérables et l'affaire Laëtitia en est un bon révélateur. Aujourd'hui, la justice est conçue comme une sécurité et non plus comme un bien moral. On attend de la justice la garantie illusoire du risque zéro et on l'évalue à la performance. Actuellement, la notion d'affaire est par exemple peu à peu laissée à l'abandon, pour ne plus raisonner qu'en termes de flux d'affaires à réguler. Se faisant, on oublie la finalité humaniste de la peine au bénéfice de la sécurité. La mission des juges n'est pourtant pas celle-ci : ils sont formés, payés et organisés pour rendre des jugements qui appliquent le droit et qui font respecter des fictions juridiques tout à fait vitales comme la présomption d'innocence, les prescriptions, la règle de la liberté et l'exception de la détention, etc. On 2


assiste aujourd'hui à l'affaiblissement de ces principes au bénéfice d'une grande entreprise sécuritaire censée nous garantir la sécurité. Il y a là un appauvrissement considérable et un évanouissement du droit lui-même. En somme, nous sommes donc en effet face à une évolution très profonde de la justice et de notre manière d'être ensemble et qui pourrait être résumée par la phrase terrible de Thatcher « la société n'existe pas ». Face à ces évolutions, vous appelez à un sursaut humaniste. Quel est ce travail démocratique que nous devons accomplir ? Nous sommes aujourd'hui confrontés à des défis terribles liés à la mondialisation, à la raréfaction des ressources, à la fin de l'État providence, etc. Cependant, plutôt que de se tourner vers des solutions individuelles, nous devons mener une réflexion collective afin de faire des choix en commun. La politique, c'est la force des citoyens réunis. Le néolibéralisme postule exactement le contraire : les choix sur lesquels il repose ne sont, eux, jamais explicites. Concernant la justice, on ne met par exemple jamais en balance la sécurité avec les libertés. Pourtant, la sécurité n'est pas un bien absolu : une société sans crime est une société épouvantable, entièrement contrôlée et où l'idée même de liberté n'existe plus. Le rôle de la

justice est au contraire de considérer l'homme, de pousser les individus audelà d'eux-mêmes. Prenons un exemple : on sait que les sorties de prison sont moins récidivantes quand elles sont préparées, notamment grâce aux permissions de sortie. Néanmoins, il est également vrai que 1% des personnes récidivent lors de ces mêmes permissions. Le travail d'un personnel politique responsable est alors de montrer cette difficulté : des solutions existent pour éviter au maximum ces crimes mais la réduction des risques ne doit jamais être présentée comme le seul et unique but de la justice. Le risque fait partie de notre liberté. Il ne s'agit pourtant pas de rayer le néolibéralisme d'un trait de plume. Là se trouve la difficulté : rejeter en bloc le néolibéralisme relève de la paresse intellectuelle. Il porte une partie de nos valeurs, une certaine conception de la liberté et nous en sommes tous les supporters plus ou moins conscients. Au fond, le néolibéralisme nous renvoie à nos propres contradictions : il s'agit donc de prendre conscience des errements mais aussi des aspects positifs de la modernité néolibérale et de lui réassigner des fins qui seront décidées ensemble. Propos recueillis par Pierre Boisson

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