Pour une architecture de l'espérance Olivier PY Contribution à la Carte Blanche « De l’Utopie pour la Culture » La Rochelle, 28 août 2010
Je suis d'abord heureux que le monde politique se souvienne que les artistes ne sont pas tout à fait morts. Il ne s'agit pas d'une provocation, mais travaillant en ce moment à l'écriture d'une pièce sur François Mitterrand, je suis hélas fasciné par le chemin dans l'éloignement que nous avons parcouru. Mitterrand racontait la chose suivante : « Mettre une pierre l'une sur l'autre ça a du sens pour moi. Vous connaissez l'histoire de l'étranger qui demande à des ouvriers : - qu'est ce que vous faites ? - nous entassons des pierres. Puis plus loin, à un autre la même question. - nous bâtissons une cathédrale. C'est la différence. La culture, la recherche et l'éducation doivent être de l'action. Quand on investit pour créer on donne de la force au pays ». Il était temps de nous retrouver. Nous avec vous, mais aussi nous-mêmes. Poser les questions et construire des bases pour sortir de l'attente angoissée du pire. Je voudrais vous dire ce que je crois être à la fois un projet politique, un projet culturel et un projet socialiste. Cela n’engage que moi, j’espère à minima vous offrir quelques matières à débats. Pour tenter de retrouver chemin et temps qui nous soient communs, je veux explorer rapidement avec vous les racines historiques, récentes, de notre aujourd’hui, afin de mieux discerner les enjeux qui se posent à nous, pour imaginer les plans d’une architecture de l’espérance. Hier, aujourd’hui, demain, à ce stade, vous pouvez déjà vous émerveiller de ce plan en trois parties, et vous dire que l’artiste a l’air sérieux, vous pouvez aussi bailler en constatant que comme d’habitude l’artiste est ennuyeux. Historiquement, le projet culturel de notre société française a été longtemps (reste ?) une référence dans le monde sans pour autant devenir un modèle. Cette exception française n'est plus. Brocardée par certains, journalistes américains notamment, il est de bon ton de considérer qu'elle est un échec. La subvention aux artistes, la République culturelle seraient castratrices, elles rendraient le créatif paresseux. Pur discours libéraliste (plutôt que libéral) sans toutefois de vraies réponses ou arguments en retour. Cette attaque a le mérite de poser la question du regard sur notre système, et sur la perception que nous avons des mécanismes actuels de démocratisation non pas « culturelle » mais « par la culture ».
Il faudrait sans doute chercher le changement dans les années 68/70. Dans le monde du théâtre tout au moins, car celui-ci, à la fois historiquement précurseur et agité de vents contraires depuis des siècles, libre pensée et asservissement aux princes, a valeur d'exemplarité. Permettez-moi donc un petit rappel historique que je crois éclairant. Au début des années 70 s'opère un virage, de ceux que se donne parfois l'histoire sans la maîtrise de sa vitesse. Les « pères » symboliquement incarnés par Jean Vilar et Jean-Louis Barrault seront les lignes tendues d'une chronique, qui bientôt vont rompre, ne parvenant pas à justifier le fait que l'institution puisse inscrire en lettres d'or la liberté et l'aventure artistique. Que va-t-on reprocher à ceux qui ont accompagné l'organisation par l'État d'une excellence pour tous, autant que l'émergence de formes théâtrales questionnant leur propre pratique ? D'être les tenants d'un théâtre bourgeois ? Difficile lorsqu'on se souvient qu'en 1967, Barrault, dont les milieux conservateurs n'ont cessé depuis 1959 et l'inauguration par le général de Gaulle de l'Odéon-Théâtre de France d'attendre la chute, accueille au sein de l'Odéon les Paravents de Genet, ou qu'en 1968, Vilar est celui qui invite le Living Theatre au Festival d'Avignon. L'occupation de l'Odéon participe de deux mouvements, le premier, est un choix qui a peu à voir avec le théâtre : il s'agit d'un symbole politique stratégiquement situé, le second est, en dépit de l'image de gauche de Barrault, le retard de l'implication de la profession théâtrale dans un mouvement contestataire radicalisé. Le monde du théâtre dépassé sur sa gauche, comprendra trop tard, contrairement à celui du cinéma, qu’il est désormais davantage considéré comme un bataillon de « proconsuls culturels » que comme une armée de missionnaires d'une culture pour tous, devenant à son corps défendant un symbole bourgeois : Barrault-Vilar-Malraux se fondant en un même épouvantail. 1968 accouchera d'un ministère affaibli et d'un ministre politiquement normalisé par la solidarité gouvernementale, d'un Odéon sans Barrault, et de métiers du théâtre en rupture avec le théâtre populaire, instrumentalisant paradoxalement une mission en direction d'un « non public », bien vite sacrifiée sur l'autel de la réussite individuelle. Bien plus qu'une révolution symbolique, 68 aura été une révolution du symbole. Voici pour le factuel du théâtre français. Mais pour l'humanité en mouvement, l'année 1968 aura été une contestation de l'ordre existant à l'échelle monde, s'inscrivant dans une suite de mouvements aussi bien aux États-Unis, qu'en Allemagne, en Italie, au Japon, au Mexique, au Brésil, en Tchécoslovaquie avec le printemps de Prague ou en Chine avec la « Révolution culturelle ». Si la singularité de 1968 aura peut-être été avant tout l'imbrication bouillonnante des mondes de la culture, du travail et de la politique, j'ai le sentiment que malgré les postures des uns et des autres, se crée un décalage historique nouveau entre ceux qui animent l'aventure culturelle française et les mouvements politiques fondamentaux qui traversent le monde. Entendez-moi bien, je parle ici de projet politique et non pas de jugement artistique. La période est faste en matière de découvertes esthétiques, j'en veux pour seul exemple le Festival mondial du théâtre universitaire qu'invente et dirige Jack Lang de 63 à 72 à Nancy et à propos duquel Robert Abirached, à l’époque critique de théâtre au Nouvel Observateur, écrit dès 1965 : «Vingt-cinq troupes venues de vingt et un pays différents, un public d’une extraordinaire ferveur, et dans l’air, une fièvre croissante, communicative, autour du même objet : le théâtre.» La France est à la hauteur en matière d'accueil. Mais qu'en apprend-elle ? Nous, gens de culture, ne sommes jamais tout à fait sortis de cet héritage compliqué et nous n'avons finalement fait qu'accompagner confortablement une société du bonheur par la réalisation individuelle. Et c'est bien de cela dont il faut parler. Le projet collectif est devenu secondaire. La fête de la musique en est un bon exemple. Vraie réussite populaire, elle repose sur l'invitation à ce que chacun/tous soit artiste pour un soir. Avec les limites du genre. Plus pervers, le festival d'Avignon Off qui mettant en avant la liberté devient en réalité un marché du spectacle sans foi ni loi. Je crois comme Lacordaire qu'entre le faible et le fort c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit. J'entends par loi,
République. Or n'est-ce pas, sans le savoir, la République qui s'est trompée de route ? Pardon pour cette seconde métaphore routière. Permettez-moi, amis socialistes, de situer peut-être ce changement de cap vers 1988. Après un vrai développement structuré et donc structurant pour la société, par Mitterrand et Lang pendant cinq ans, en rupture avec la douce mais faible attention pour la culture des gouvernements précédents, après deux années d'une affligeante cohabitation, s'installe avec le second septennat de François Mitterrand une forme d'orgueil un peu arrogant. La manne financière n'est plus accompagnée d'un projet politique, elle devient accumulative et un dû pour les professions artistiques. Le projet d'une République avec au coeur l'art et la pensée devient alors un système que nous, professionnels, nous gardons bien d'interroger puisqu'il nous profite. On produit, sans plus savoir pour qui ni même pourquoi. On produit et l’on tente de vendre sa production. C'est lorsque ce pur échange marchand, consumériste, s'est installé, que l'Etat s'est trouvé en mesure de se retirer, discrètement, restant au mieux comme un régulateur, se dégageant de sa responsabilité politique. Ce qui advint. Et qui peut désormais défendre une politique, diluée dans la concurrence entre collectivités et prestataires (l'invraisemblable multiplication des événements festifs de l'été en place des projets pérennes en est une bonne illustration) ? Grande confusion. N’est-il pas temps aujourd’hui de construire les conditions d'un nouveau combat politique ? Non pas celui de la lutte des classes mais celui de la lutte de l'individu face à la perte de sens érigée en valeur. Le socialisme s'est battu pour les droits. Droit à la parole, à la santé, à l'éducation, au temps libre, etc. Ces droits formaient une dignité qui était le but à atteindre parce qu'une classe sociale en était privée par une autre. Ces droits élémentaires sont les premiers, et le combat de ce mouvement politique appelé « socialisme » n'est autre qu'un synonyme de « justice ». Ces droits élémentaires sont et resteront le dernier combat socialiste. Le droit au logement et le droit de manger à sa faim, le droit de choisir son destin dans les sociétés occidentales, seule une minorité en est désormais privée. Non négligeable et, elle, à nouveau en période de croissance. Est-ce à elle seule que s'adresse le combat socialiste ? Est-ce en son nom que nous prenons la parole ici ou là ? Je ne le crois pas. Nous ne devrions prendre la parole qu'au nom de ceux qui ne l'ont pas. Avant-guerre c'était une majorité de travailleurs qui n'avaient pas accès à ses droits, aujourd'hui une minorité en occident et au-delà, une foule immense, incomparablement plus grande que celle qui justifia la commune en 71 ou le front populaire. Quand le socialisme s'adressera à eux, c'est à dire quand il placera le dialogue nordsud au coeur de son action, alors il sera rendu a son origine véritable. Ceci est une part du combat, qui ne s'éloigne qu'en apparence de la question de la culture. Car la définition de la culture dans le champ politique ne peut se limiter à un jugement esthétique ou une parole poétique, il faut qu'elle soit pensée à l'aune de cette justice sociale dont nul n'est le garant. Mon propos n'est pas l'exportation de nos valeurs et produits culturels, mais la redéfinition de l’action culturelle et socioculturelle à partir des valeurs qui la fondent et qui ne peuvent pas être noyées dans le libéralisme du divertissement télévisuel, l'achat de subjectivités technologiques, la démagogie paternaliste, le tourisme avec alibi culturel, le mécénat d'état destiné à une élite dont on ne sait pas si elle crée des valeurs pour demain, la formulation décorative, etc. La culture est devenue un « sport » de classe, sans conséquence sur la vie de la cité, mais auquel il faudrait convier les travailleurs parce qu'il est un de ces signes d'insertion, de bonne intégration sociale, ou de vie meilleure comme le tennis, le golfe, les vacances à la mer. Pourtant. Il ne s'agit pas d'améliorer la vie des travailleurs, mais la vie intérieure, c'est à dire de lui apporter une inquiétude, un manque fondamental qui est le coeur battant de l'inspiration artistique et du libre arbitre. La culture n'est pas charitable. Et d'abord la culture n'est pas un objet. La culture, qu'elle soit un livre,
un spectacle ou une peinture n'est pas un objet. Nous devons sortir de cette vision objectivée d'une part par le patrimoine, d'autre part par la spéculation du marché de l'art. La culture n'est pas un objet, elle est une dimension intérieure, non vérifiable, non-quantifiable, et qui n'a pas d'autre but qu'ellemême. Quand je dis que c’est l'essence subjective du fait culturel qui reste un combat, j'affirme que l'éducation et la culture ne sont qu'un. la culture est un collège permanent dans lequel on étudie son propre rapport au monde et ce rapport au monde est une dignité plus grande que les conditions sociales. Mais pour ces travailleurs qui ne sont ni des exclus, ni des misérables, que proposer ? Quel combat politique ouvrir pour eux et par eux ? Le socialisme doit-il se battre pour un agrandissement du pouvoir d'achat ? Vous avez que non. La question est de savoir ce qui sera acheté, avec quelles conséquences, et quel sens cet achat donnera. A quoi bon augmenter le pouvoir d'achat même des plus misérables si c'est pour les voir se ruer dans le consumérisme le plus absurde. Si nous ne proposons pas à ceux qui en sont privés autre chose que la société de consommation, autre chose que les signes d'inclusion sociale les plus vides de sens, aurons-nous réellement changé la société ? Non encore, et c'est pourquoi le combat véritablement socialiste doit aujourd'hui redéfinir cette notion de dignité et construire les conditions d'un autre rapport au monde. C'est cela qu'on peut appeler culture. Et culture et éducation sont synonymes en cela que ce travail n'est jamais clos et que cette ouverture vers un apprentissage et une appropriation toujours plus grands est l'affaire d'une vie. Je crois de la même manière qu’éducation ne veut pas dire formation professionnelle, et que le monde de l'éducation s'est trop culpabilisé pour un chômage dont il n'était pas responsable. Une vision de l'éducation selon un socialisme véritable ce ne serait pas la seule formation des travailleurs, mais les conditions de liberté de conscience et d’analyse qui font un homme. C'est un accès à la parole et à sa propre parole agrandie, ce sont les outils d'une formulation de son destin. Cela n'est pas réclamé par une élite idéaliste qui rêverait d'une nation d'intellectuels, cela est réclamé par ceux pour qui l'école publique n'est pas un choix, par ceux pour qui l’école publique est le sommet bref de la jeunesse où ils ont une chance de se connaître eux-mêmes avant de fonder leur identité sur l'emploi qu'ils n'ont pas ou les modélisations que la télévision leur renvoie à la fois dégradante et désirable. Nul ne refuserait l'éducation de qualité pour ses enfants et pourtant beaucoup semblent refuser la culture, c'est dire qu'il y a eu une étrange incohérence dans l'affirmation de la politique culturelle. Certes Vilar ne remplissait pas ses salles d'ouvriers, ce n'était pas son but, mais il avait face à lui une nation absolument convaincue de la légitimité de son action. On est loin de ce temps aujourd'hui où "intellectuel" est devenu une insulte dans la cour des lycées, où l'art est considéré comme abscons, et le théâtre fait pour ceux qui aiment s'ennuyer. Jamais la culture n'a été à ce point un objet de classe. Alors même que tout le dispositif est en place pour une véritable démocratisation des chefs d'œuvre. La majorité a perdu les mythes fondateurs qui permettent l'accès aux oeuvres d'hier et de demain. C'est une subjectivité appauvrie et une confusion sur le symbolique qui renvoient la culture soit au divertissement de masse, soit à la recherche avant gardiste, écart dans lequel le sens véritable de culture populaire s'égare. Si nous avons aujourd'hui le système de couverture médicale le plus riche du monde, l'avenir socialiste c'est de faire des français le peuple qui a le plus haut niveau d'éducation et de culture. Etrangement les industriels ont compris avant les politiques que dans une société où les nécessités de vie sont satisfaites, il ne reste plus rien à vendre… Plus rien, si ce n'est de nouvelles subjectivités. Un téléphone plus puissant, une connexion plus grande, un crédit à taux variable, une captation d'images, une transformation corporelle, un éventail de signes pour s'intégrer dans tel ou tel groupe tribal. Des subjectivités technologiques démocratisées mais qui laissent l'individu dans l'incapacité de produire une parole vraie. Car il ne faut pas seulement des outils pour construire une cathédrale, il faut le sens même de l'action, il faut le lien social qui est a la fois énergie et but. C'est en ce sens qu'on peut parler de culture comme d’une religion nouvelle. Non parce qu'elle reproduirait un ensemble de dogmse, une hiérarchie ecclésiale totalitaire ou une morale du vivre qui nie la liberté individuelle, mais dans le sens
étymologique… Relier ce qui fonde le lien par-delà les différences. La culture est une religion de la traduction, de la transmission, de l'échange et de la ressemblance, bref de ce qui crée un lien. Ce lien, l'industrie techno-marchande n'en finit pas de le vendre comme l'espoir d'une société. Internet représentait il y a dix ans un espoir plus grand que le socialisme, un espoir de lien plus grand, plus universel, plus libre, moins dogmatique, moins totalitaire que tous les engagements pour la démocratie. Cet ersatz de démocratie se donnait comme absolument libre de compromission marchande. Qu'en est-il devenu ? A l’exception de certains réseaux alternatifs, d’abord la valeur capitaliste la plus performante, et avec lui la libération sexuelle est passée de valeur révolutionnaire a marché de la pornographie. De même qu'on pouvait vouloir lutter contre le capital financier, il faut aujourd'hui lutter contre le capital symbolique d'une classe minoritaire qui est l'élite médiatique. Cette élite thésaurise la pensée et utilise le plus grand nombre pour sa production. Au travail a la chaîne s'ajoute le divertissement à la chaîne, la pensée à la chaîne, le temps libre des cerveaux mis à l'épreuve de cadences infernales et d'heures de travail toujours plus grand pour alimenter une industrie de l'image vide de sens et qui capitalise la pensée dans un coffre-fort. Le capitalisme du symbole succède au capitalisme de l'argent. Le plus grand nombre doit vivre avec un minimum d'espoir symbolique. Ce n'est pas qu'il manque de mythes, d'images et de mots, c'est qu'il ne peut les ordonner dans un message d'espoir vers un horizon transcendantal, vers une vérité. Architecture de l’espérance. Il y a donc fort à faire aujourd'hui, le chantier est vaste, il doit naître du désir. Si le Parti Socialiste est prêt à relever à nouveau le défi de l'esprit, alors je suis vraiment heureux. Je crois en effet que nous ne pouvons parler de culture sans parler d’éducation, je crois aussi qu'il est temps de se rendre compte qu'il ne s'agit pas là d'assistance ou de morale mais bien du coeur d'un projet de société. Dans nos systèmes fatigués, le développement, la croissance se feront grâce à l'intelligence et à la créativité. Alors oui les artistes, comme les chercheurs, ont une vraie responsabilité dans ces débats, plus même, un rôle principal à jouer. Ce que je vous raconte aujourd’hui ici se nourrit d’une expérience de terrain, de la décentralisation en Compagnie, en passant par le Centre dramatique national d’Orléans jusqu’à l'Odéon – Théâtre de l'Europe. Nous sommes bien dans le concret des choses. Il était important pour faire de la maison que je dirige depuis bientôt quatre ans, l'Odéon donc, un établissement de référence en matière de théâtre mais aussi de rappeler et d'assurer la pérennité des missions de service public qui lui incombent. Si nous nous inscrivons dans deux siècles d'une histoire esthétique autant que politique, nous avons aussi la prétention d'en écrire la suite. Or aujourd'hui, elle ne saurait s'inventer sans une profonde attention à l'environnement langagier qui est devenu le nôtre, et plus particulièrement celui des jeunes. Comment faire en effet comme si la parole se partageait de la même manière qu'il y encore 20 ans ? Cette difficulté est sans doute notre chance. A la croisée de l'histoire et de l'avenir, nous savons qu'un théâtre reste le lieu par excellence du rassemblement dans la diversité. Dans ce cadre particulier, le véhicule de l'oralité, propre à nos métiers, nous permet à tous de réapprendre l'écoute, d'être en position longue d'écoute. Nous sommes alors en mesure de faire entendre à des jeunes qui n'en ont parfois plus conscience cette chose simple, qu'ils sont nés le jour où le premier grand singe devint homme, se redressant, faisant face à ses doubles, exprimant sa particularité, inventant le récit de son être. Que nous venons d’un monde d’il y a vingt-cinq siècles, où nous fûmes convoqués pour écouter notre propre histoire. Jamais depuis ne s’est tari ce besoin pour l’humanité d’exister par le langage, de raconter, de se
souvenir du passé afin de comprendre le présent et d’imaginer un avenir. Traversant le temps, la nécessité de ces assemblées de parole demeure. Nous venons aussi de ces grands-parents que les acteurs de Jean Vilar émancipaient de la fatalité d’une condition sociale, donnant fierté à l’ouvrier assis sur une même travée de sièges aux côtés de l’enseignant ou de l’ingénieur, de partager dans une émotion commune, bien que différente pour chacun, l’histoire de l’humanité. Plus puissante que n’importe quelle incantation, cette part de nous-même qui s’exprime à travers le masque est aussi, par-delà le mensonge de toute littérature, notre part de vérité. Troublante espèce qui met ainsi à distance le réel et trouve dans sa distorsion des évidences. Enfin, nous venons de ces endroits du monde, souvent voisins, où pouvant à peine vivre, le poète a su figurer l’espoir, et par les mots donner sens à demain. Proférée, scandée, chantée, murmurée, l’oralité du verbe est dans le même instant incarnation de la pensée et pollinisation. C’est dire la responsabilité de celui qui convoque le public, qui lui demande un peu de son temps pour raconter ce qu’il croit important. De siècle en siècle, il est l’un des marathoniens qui passent le relais, pour que l’homme ne se replie pas dans le silence. Il y a une vraie puissance à porter aujourd'hui les armes du langage. Un peu de bel orgueil à se dire que nous ne serons pas lâches par paresse ou peur du ridicule, mais que nous assumerons notre librearbitre en ré-imposant le langage, la parole et l'écoute. Entendez-vous le bruit sans cesse, l'absence de la parole tenue ? Ne nous trompons pas, les ringards ou les déclinistes ne sont pas dans notre camp. Ils sont du côté de la solution passive qui consiste à laisser le ferment de notre société humaine disparaître dans les facilités langagières, celles qui des mots coupés, tronqués, rendus méconnaissables par d'autres langues mal maîtrisées, appauvrissent nos écrits, nos paroles et donc nos intelligences. Liberté, Egalité, Fraternité ne sont rien si on ne sait les exprimer, les partager, en formuler la réalité. L'une des révolutions à venir pour les exclus (mais pas seulement eux) est celle de la réappropriation du langage, le refus d'un enfermement dans les simplicités condescendantes. Le rapport de forces est là ; s'exprimer, écouter, d'égal à égal. Alors viendra le temps où le malaise, le mal vivre, les frustrations qui abîment le quotidien ne seront plus violence silencieuse. A celui qui sait écouter, à celui qui sait parler, le monde n'est plus le même. Le mensonge est moins facile quand l'innocent comprend et répond. Soudain se bâtit cet « ensemble », cathédrale des humains qui un jour se sont levés pour voir plus loin, ont parlé pour penser plus grand. Qui est le plus fort, celui qui abdique devant le trivial des signes à la mode, ou celui qui impose et rend intelligible la complexité de son discours ? C'est à ce point que nous sommes. Tous. Inclus ou exclus (ne nous trompons pas en regardant « les autres »). Je crois donc qu'être de gauche aujourd'hui, ce n'est pas seulement augmenter le salaire minimum, c'est donner de l'espoir, c’est-à-dire les moyens de formuler son devenir. L'éducation et la culture sont absolument synonymes, l'un donnant le sens de l'autre. Apprendre non comme une formation professionnelle mais comme un apprentissage de soi, accéder à la culture non comme signe d'inclusion sociale mais comme découverte de soi. Je vous demande dès lors de nous instrumentaliser. Oui, d'instrumentaliser les artistes, les enseignants, les chercheurs, de faire de nous les instruments de ce grand projet. Il ne s'agit pas de proposer ici un programme. Il viendra d'un travail collectif. Il me semble qu'il faut partir d'une question, comment continuer à parler de culture populaire, comme on parlait de théâtre populaire ? Je suis ici loin du « mainstream » cher à Frédéric Martel, notre sujet vous l’avez compris, n’est pas de résoudre les problèmes de l’industrie culturelle. Il n'y a pas de concurrence à chercher du côté de nos amis américains, chinois ou indiens. Notre force particulière réside notamment dans notre savoir « accueillir », de Shakespeare à Amos Gitaï en passant par Franck Castorf, la France est grande
par sa volonté d'universalisme partagé et non pas conquis. Ce n’est pas le spectaculaire, le divertissement qui font le théâtre populaire, c’est la pensée. Chaque fois que nous proposerons au public une nouvelle aventure vers le sens, les questions formelles deviendront obsolètes et les barrières artistiques dépassées. Pour repenser la culture populaire, on doit oublier totalement les démagogies vieillies, le paternalisme intellectuel, l’idée d’éducation des masses… On doit aussi apprendre à réfuter les fausses équations qui opposent exigence artistique et salles pleines. Le théâtre, je parle de ce que je connais, s’adresse à une société à la fois atomisée et uniforme où la silhouette du prolétaire autant que celle du bourgeois s’est perdue dans les brumes. L’ensemble de la société est culturellement uniforme. Face à cette uniformité, toutes sortes d’agencements individuels composent des tribus sans fin, ayant chacune, à défaut de mythes universels, des rites d’inclusion et donc d’exclusion dans le même temps. Le théâtre ne peut donc plus être univoque, ni penser s’adresser à un groupe social défini. Il n’est pas dans une position de résistance mais d’insistance, il ne combat pas la mondialisation ni les autoroutes télévisuelles, il se contente d’être ce qu’il est parce qu’il faut que cela soit, il n’a pas besoin d’autre légitimité. On lui demande parfois d’être de l’art, il peut se contenter d’être du théâtre. C’est à ce titre qu’il est autant archaïque que novateur, qu’il est un miroir du monde et le contraire du journalisme, qu’il est de la pensée pure sans être discursif et qu’il est, n’en déplaise à ceux que ce mot rebute, essentiellement populaire en restant minoritaire. C’est à dire non pas une culture de masse mais une culture pour tous. Les acteurs artistiques et politiques doivent retrouver le goût de l'aventure, la liberté de l'invention. Le dynamisme du réseau, d’un certain nombre d’acteurs culturels reste entier, il faut l'organiser, en faire l'irrigation d'un sentiment commun. Souvenez-vous que la première décentralisation n'était pas administrative mais théâtrale. On peut donc inventer à partir de choix assumés une topographie culturelle qui n'est plus un supplément d'âme mais une évidence quotidienne, au même titre que l'école et la sécurité sociale. Nous gagnerons si nous pensons durée plutôt qu'éphémère, ou si vous préférez événement permanent plutôt qu'événementiel. Cela veut dire qu'il faudra un certain courage pour en finir avec le clientélisme, le saupoudrage et la démagogie. Il faudra oser un projet ambitieux comme le fut celui du Secrétariat à la culture en 47, des ministères Malraux en 59 et Lang en 81. Cette ambition ne se fera pas sans le monde de l'enseignement, non plus pourvoyeur de clients mais bien partenaire du partage, de la diffusion du savoir. J’ai vu encore cette saison comment en six mois des enfants déscolarisés, séduits par le familier d'un artiste du hip-hop mais aussi écrivain, se sont retrouvés à l'Odéon à écrire du théâtre et à parler, émerveillés d'eux-mêmes, de ce qu'ils avaient en eux sans le savoir. En conclusion très provisoire Il faut maintenant passer à l'air post capitaliste, et cela est possible dès maintenant par un changement d'orientation de la conscience. A quoi bon gagner plus si ce plus n'offre aucun élément de dignité. A quoi bon gagner plus si ce plus n'est pas transmissible aux générations futures comme héritage civilisationnel, à quoi bon gagner plus si ce plus n'est pas une justice sociale plus grande mais seulement un argument consumériste dérisoire, à quoi bon gagner plus si ni l'éducation ni la santé ni la culture n'en bénéficient, à quoi bon gagner plus si ce n'est au profit d'un projet de civilisation ? En somme je crains que ce plus que nous voudrions faire gagner aux classes laborieuses et qui représentait une véritable dignité il y a cinquante ans ne signifie plus rien aujourd'hui. Il y a encore des riches et des pauvres, c’est indéniable, mais ils ont la même culture, la culture marchande, la culture instantanée, la grande fascination pulsionnelle pour l'image, la même dépendance à la virtualité vide, la même parole formatée par les matraquages télévisuels. Les milliardaires eux-mêmes ont aujourd'hui les mêmes valeurs que les démunis, c'est en cela que le prolétariat n'existe plus. C'est en cela surtout que le prolétariat existait quand il avait SA culture et il ne l'avait pas achetée dans un magasin
franchisé. Sur quoi appuyer une force politique réellement puissante s’il n'existe plus de classe sociale qui fasse du désavantage financier une force poétique, un orgueil intellectuel et une parole singulière ? Voilà la question qui se pose. Voilà ce que j'appellerai ouvrir le post capitalisme : se battre pour des valeurs avec l'outil financier et non pas faire de la marge financière l'unique valeur. Mais qui veut cela ? Les élites ? Non ceux qui désirent absolument une autre vie, d'autres valeurs, c'est le peuple ! Ceux qui désirent avoir une meilleure éducation pour leurs enfants, ceux qui désirent avoir accès à l'intelligence et aux chefs d'œuvre, ceux qui ne veulent pas du temps vide mais du temps libre pour avancer vers eux-mêmes, c'est le peuple. Et si les dirigeants de gauche ne sont plus capables d'entendre ce besoin si fondamental, si substantiel du peuple, c'est parce qu'il sont isolés dans une tour d'ivoire médiatique faite d'enquêtes et de sondages, enquêtes et sondages inaptes à mesurer le désir vrai d'une société. Demandez à l'homme de la rue s'il préfère connaître tout Shakespeare ou gagner au loto. Qu'est ce qu'il vous répondra ? Et moi-même qu'est ce que je répondrai ? Que l'argent peut tout et qu'il faut désirer l'argent ? Mais quel est mon désir profond, celui que je n'ose révéler, celui qui n'a pas les mots pour exprimer sa soif et surtout qui n'a pas le temps de dire son récit ? Ces enquêtes, ces sondages, ces sociologies armées de pourcentages irréfutables sont peut-être exactes, mais elles ne sont pas la vérité. La vérité c'est que l'homme riche ou pauvre a besoin de trouver sa dignité. Et être de gauche c'est permettre cette dignité. Aujourd'hui les pauvres n'ont pas cette dignité, ils ne sont plus pauvres, ils sont misérables. Et que les manifestations de cultures exotiques, tribales et urbaines ne nous trompent pas. Il y aura toujours des artistes dans les classes les plus oubliées de la fortune mais ce n'est pas d'eux qu'il s’agit ici mais de ceux qui les applaudissent. La dignité est la valeur suprême pour laquelle un véritable homme de gauche doit se battre. La dignité des plus démunis, la dignité des exclus, la dignité des minorités, la dignité des détenus, la dignité de la presse, la dignité des élèves, la dignité des femmes, la dignité des croyants comme des incroyants, la dignité de tous ceux qui luttent pour une vie meilleure et pour qui une vie meilleure n'est pas une carte de crédit. A celle question de la dignité comment répondent aujourd'hui les politiques ? Par des pièces de monnaie jetées sur un cercueil, par une charité un peu honteuse et qui ne ressemble en rien à l'espoir de fonder une société meilleure. Battons-nous encore et encore pour que la culture soit partout et toujours accessible, pour que l'éducation ouvre la porte à la culture et que la culture ouvre la porte à l'éducation continuelle, et que la dignité de tous soit de ne pas vouloir cesser d'apprendre. Cela est un rêve, cela est une utopie. Et j'accepterais que les contingences matérielles écornent parfois ce rêve, et que sur ce chemin de civilisation on chute un peu en temps de crise, j'accepterais cela si toute l'énergie des politiques allaient dans le sens de l'éducation et de la culture, toute l'énergie ! Il n'y a pas une place pour la culture, toute la place est pour la culture. Culture veut dire, apprentissage, recherche, découverte, engagement politique, ouverture, tolérance, reconnaissance des différences, élaboration des conditions de paroles, mise en commun des éléments de sens, pratique des arts, agrandissement de la vie intérieure, rencontre, etc… Ne nous enfermons pas dans une idée de la culture qui ne serait faite que de chefs d'oeuvre sous vitres, ni dans un tout culturel qui ressemble a un atelier ergo thérapeutique. La culture ce n'est ni l'érudition, ni le divertissement c'est l'énergie pour aller vers le sens. Mais il est possible qu'il y ait eu dans la notion de sens une mystique qui effraie les politiques. Pourtant je crois que le sens est leur métier, montrer le sens, donner le sens, permettre le sens. La grande faute des citoyens aujourd'hui c'est de penser que ce sont les politiques qui font une société, or ce sont les hommes et les femmes qui font une société sensée, mais cette quête du sens doit être incessamment relayée, encouragée, armée par les forces politiques qui représentent ce désir de sens, cet appétit de connaître et de comprendre que j'ai appelé dignité. Non pas une place pour la culture mais toute la place pour la culture. La revendication des minorités dans leurs droits et leur droit à l'image et leur droit à la différence n'est pas financière. Ce que j'appellerai culture c'est la somme de tous ces changements sociaux qui ne sont pas d'ordre financier. Est-ce qu’abolir la peine de mort était une question financière ?
C'est la politique qui est une partie de la culture et pas la culture qui est une partie de la politique. Cette culture avait des organes politiques à partir d'un corps idéologique construit par le marxisme. N'oublions pas que les libéraux sont marxistes, puisqu'ils veulent l’investissement du capital. N'oublions pas que les socialistes restent capitalistes quand ils n'analysent la société qu'en termes de confrontation monétaire. C'est pourquoi il faut sortir de l'ère capitaliste et entrer dans l'ère culturelle, c’est-à-dire penser une espérance et non plus une iniquité financière. Qui est le plus riche en espérance aujourd'hui ? Voilà la question.