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ENTRETIEN CROISÉ du Laboratoire des idées - octobre 2010

Des hommes en colère le “Manifeste d’économistes atterrés”

Thomas Coutrot économiste, membre du conseil scientifique d'Attac

Arnaud Montebourg député et Secrétaire national à la rénovation au Parti socialiste

Philippe Askenazy, Thomas Coutrot, André Orléan et Henri Sterdyniak sont atterrés. Atterrés par l'amnésie d'un lendemain de crise où les croyances néo-­‐libérales continuent de régenter les politiques économiques européennes. Efficience des marchés financiers, nécessaires réductions des dépenses publiques ou des politiques d'austérité budgétaire : dans un manifeste didactique et éclairant (Manifeste d'économistes atterrés, 1er septembre 2010), ces quatre économistes stigmatisent les fondements de la dogmatique économique qui a conduit à la crise et proposent de mettre en débat vingt-­‐deux mesures pour sortir de l'impasse. Thomas Coutrot et Arnaud Montebourg partagent leurs idées sur les échecs du « logiciel » néolibéral et les moyens de s'en libérer.


Le manifeste s'articule autour de « dix fausses evidences » qui, après la crise, continuent d'inspirer les politiques publiques et économiques en Europe. Aucune leçon n'a donc été tirée de la crise financière ? Thomas Coutrot : Je ne dirais pas qu'on n’a tiré aucune leçon de cette crise. Les autorités politiques et les autorités de la régulation financière ont compris qu'il y avait des faiblesses et des fragilités dans le système financier et qu'il fallait essayer de mieux le contrôler. Il y a eu des mesures de durcissement en renforçant par exemple les obligations des banques en matière de fonds propres. De même, la réforme Obama est un pas significatif vers une plus grande transparence des marchés de produits dérivés. Par contre, il est clair que l'objectif des réformes de la régulation financière n'est pas du tout de mettre un terme à la prééminence des marchés financiers sur l'économie et la société, mais simplement de protéger l'industrie financière contre ses propres excès. Il s'agit de limiter son instabilité sans renoncer à ce qui fait son pouvoir social, c'est-­‐à-­‐dire la liberté de circulation des capitaux et l'absence de régulation politique forte des marchés financiers.

“L'objectif (…) n'est pas du tout de mettre un terme à la prééminence des marchés financiers sur l'économie et la société, mais simplement de protéger l'industrie financière contre ses propres excès” (Thomas Coutrot)

D'autre part, mis à part ces quelques mesures de régulation, l'Europe connaît aujourd'hui un bond en avant dans les politiques néo-­‐libérales d'ajustement structurel avec une offensive généralisée et concertée des États européens contre l'État social : réformes simultanées dans tous les pays des retraites, baisse des salaires des fonctionnaires, etc.. Il y a là une radicalisation des réformes structurelles néo-­‐libérales. Arnaud Montebourg : Je ne dirais pas non plus que l'on a perdu une occasion car les conséquences politiques de la crise ne se sont pas encore faites sentir. Les conséquences économiques ont été enregistrées sur les sismographes, les conséquences sociales commencent à produire leurs effets mais les conséquences politiques sont devant nous.

“… En dehors de la loi Obama, des déclarations sur le papier des G-­‐20 successifs et de Bâle 3, il n'y a eu aucune avancée vers une véritable politique de régulation. Toute la traduction politique des enseignements de la crise est donc devant nous” (Arnaud Montebourg)

Cela dit, les orientations qu'ont jusqu'à présent choisi de faire prévaloir les dirigeants des différents pays européens sont en effet en contradiction totale avec les enseignements de la crise. Ils se sont accrochés à leurs certitudes malgré les événements et ont pris des décisions qui confortaient finalement le


pouvoir de la finance et des marchés financiers. Je prendrais l'exemple assez significatif de l'interdiction par Angela Merkel des ventes à terme. C'était une mesure intéressante pour comprimer la tentation spéculatrice sur les marchés financiers, et c'est incroyable que la France ait refusé d'emboîter le pas à l'Allemagne. Aujourd'hui, en dehors de la loi Obama, des déclarations sur le papier des G-­‐20 successifs et de Bâle 3, il n'y a eu aucune avancée vers une véritable politique de régulation. Toute la traduction politique des enseignements de la crise est donc devant nous.

“L'Europe connaît aujourd'hui un bond en avant dans les politiques néo-­‐libérales d'ajustement structurel avec une offensive généralisée et concertée des États européens contre l'État social” (Thomas Coutrot)

L'extension des fonctions de la Banque Centrale Européenne (BCE) ou la création d'un conseil du risque systémique ne sont-­‐elles pas des mesures qui vont dans le sens des avancées réclamées par le manifeste ? T.C: Disons qu'il y a une plus grande coordination des politiques économiques depuis la crise grecque mais c'est une coordination par le bas, qui va dans le mauvais sens. Elle accentue la pression sur les budgets sociaux, sur les dépenses publiques, les salaires, l'emploi. Aujourd'hui, on peut presque considérer qu'il existe un gouvernement économique européen

mais malheureusement c'est gouvernement ultralibéral.

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La Banque Centrale Européenne a certes dû se résoudre à sortir de son rôle exclusif de maintien de la stabilité monétaire en achetant des obligations d'État. Seulement, comme pour la nationalisation de certaines banques, c'est une politique par défaut : elle n'avait tout simplement pas le choix. Toutes ces mesures ne sont au fond que des concessions à la réalité que les idéologues ont dû faire pendant quelques temps et qui seront abrogées une fois la crise terminée. Nous, nous disons que la BCE ne devrait pas se contenter d'acheter des obligations d'État mais qu'elle devrait souscrire directement aux émissions des États de façon à les aider à se consolider au lieu de les enfoncer : la BCE rachète actuellement les obligations grecques à des taux exorbitants ! A.M: Ces mesures constituent effectivement un progrès dans le sens de la coordination européenne et d'une meilleure politisation de la Banque Centrale Européenne. Mais ce n'est absolument pas à la hauteur de la situation des États menacés par le niveau d'une dette qui a été elle-­‐même aggravée pour porter secours aux systèmes financiers. Stiglitz ou Fitoussi ont eux aussi des paroles extrêmement dures sur la façon dont les marchés 3


financiers continuent de régenter l'allocation de l'argent, ses lieux d'investissements, etc. En réalité, l'imprégnation idéologique des dirigeants européens a empêché toute avancée régulatrice réelle. Car ce sont les peuples qui sont mis à l'amende par ces mesures de coordination économique des pays européens, risquant de braquer les citoyens contre l'Union excessivement libérale. Le manifeste dépasse son atterrement et met 22 contre-­‐propositions en débat pour sortir l'Europe de l'impasse. Peut-­‐ on espérer renverser la « dictature des marchés financiers » dénoncée dans le manifeste ? T.C : Notre texte remet en cause la domination de la logique des marchés financiers dans le développement économique et social. On continue à considérer que les investisseurs financiers sont les mieux qualifiés pour savoir où allouer le capital et dans quelle direction la société doit orienter son développement économique. Pour nous, c'est une aberration qui, scientifiquement, n'est pas du tout justifiée. Tous les travaux économiques récents ont au contraire démontré que les marchés financiers étaient irrationnels, grégaires, à courte vue, incapables d'avoir un jugement bien fondé sur les priorités du développement économique et social. Or, les marchés financiers et les institutions qui leur permettent de dominer aujourd'hui ont été construits par les pouvoirs publics. Ce sont eux qui ont mené la politique de libéralisation

financière qui a conduit à cette « dictature des marchés ». Les États peuvent donc défaire ce qu'ils ont fait. Au fond, c'est une politique de servitude volontaire qui se perpétue encore aujourd'hui quand les États se prosternent devant les marchés financiers pour financer les déficits publics. A.M : Personnellement, j'approuve l'essentiel des propositions qui sont faites dans ce manifeste qui a une force pédagogique remarquable. Remettre en question la libéralisation des capitaux me paraît fondamental. Je suis opposé à la mise en compétition des territoires à travers l'excessive mobilité des capitaux. Il faut réguler les prises de contrôle sur nos biens stratégiques privés en instaurant des mesures anti-­‐OPA, en régulant les fusions-­‐acquisitions, les LBO (leveraged buy-­‐out ou acquisition par emprunt, NDLR), etc. De même, nous devons mettre sous tutelle certaines entités financières qui gagnent de l'argent avec des comportements spéculatifs pour les amener à reconvertir leurs risques vers l'économie réelle. De manière générale, il s'agit de responsabiliser l'ensemble du système, en commençant par contraindre le mouvement excessivement libre des capitaux à l'intérieur même de l'Union Européenne, pour éviter les concurrences fiscales dommageables et les atteintes portées aux économies, ainsi que réorienter la finance vers le bien commun, l'économie réelle et les objectifs de politique publique comme la mutation écologique de l'économie ou le renouveau productif. 4


“Il s'agit de (…) contraindre le mouvement (…) des capitaux à l'intérieur même de l'Union Européenne (…) ainsi que réorienter la finance vers le bien commun, l'économie réelle et (…) la mutation écologique de l'économie ou le renouveau productif” (Arnaud Montebourg)

Le manifeste souligne l'inefficacité de la zone euro à contrer la crise et la course au moins-­‐disant social qui s'est instaurée entre les pays européens. Est-­‐il possible de conduire ces réformes au niveau national ou faut-­‐il les mener au niveau européen ? T.C : Notre manifeste se place clairement dans une perspective européenne. Néanmoins; si nous préconisons la réorientation profonde des politiques européennes, il serait illusoire de penser que les 27 pays de l'Union vont d'un seul homme se mettre d'accord pour une réorientation radicale. Si remise en cause importante il doit y avoir, elle commencera par certains pays et passera nécessairement par une crise profonde de l'Union Européenne telle qu'elle fonctionne aujourd'hui. Mais il est impératif de rétablir la spécificité européenne au sein de la mondialisation. C'est possible, c'est une question de choix politique et de souveraineté démocratique. A.M : Je crois que les stratégies de mutation doivent être menées à tous les niveaux. Au niveau européen, il faudra convaincre nos partenaires d'évoluer.

Mais à la vue des gouvernements actuels, nos chances d'y parvenir me semblent minimes. Ensuite, je ne vois pas d'inconvénients à ce que la France prenne les devants et ouvre un cycle de reprise en main de la finance et prenne des mesures correctrices d'encadrement, de mise sous tutelle des entités financières présentes sur notre territoire. Évidemment, cela aura un coût politique par rapport au dogmatisme des pays à orientation libérale qui dominent l'Union. Mais vaut-­‐il mieux assumer ce coût ou payer le prix de la récession que les marchés nous infligent ? Cette question doit être posée et discutée devant les opinions publiques.

Il y a aujourd'hui plus de 600 « économistes atterrés ». Les politiques, eux, le sont-­‐ils suffisamment ? T.C : Un certain nombre de politiques commencent à se rendre compte que la situation est intenable. Seulement, le poids d'une idéologie néo-­‐libérale dominante pèse toujours. Tout écart de langage risque d'être immédiatement sanctionné par les opérateurs financiers qui peuvent se détourner des 5


obligations d'un État dont les décisions commenceraient à diverger des règles actuelles. Voilà pourquoi on peut véritablement parler de dictature des marchés. Jusqu'à présent, aucun des problèmes structurels qui ont amené à la crise de l'euro n'a été résolu. Au contraire, l'Allemagne poursuit sa politique d'exportation agressive et la Grèce, l'Espagne, l'Irlande et le Portugal s'enfoncent irrémédiablement dans la récession. Les déséquilibres sont en train de s'aggraver. Et pourtant, il est important de tirer ce constat banal et malheureux : il n'y a que quand des crises importantes ont lieu que les fausses évidences jusque-­‐là admises peuvent être écartées et que l'on peut commencer à penser d'autres politiques. A.M : L'étau des marchés financiers n'ayant pas été desserré, tout écart politique par rapport à ce dogmatisme risque en effet d'être fortement pénalisé. Il faudra donc assumer et porter devant l'opinion publique la conflictualité avec les marchés. C'est une nécessité publique, une sorte de mal temporaire nécessaire. Mais pour avoir baigné dans une période où les socialistes ont sincèrement cru dans l'utilité du marché, le réformer est devenu pour eux un véritable problème, surtout et y compris avec des mesures fortes. Propos recueillis par Pierre Boisson

Revue du Web En ligne, le texte du manifeste des economistes atterrés : http://atterres.org/ Sept économistes français proposent leurs alternatives à la rigueur http://www.temoignagechretien.fr/ARTICLES/Fran ce/Quelles-­‐alternatives-­‐a-­‐la-­‐rigueur-­‐?/Default-­‐2-­‐ 2079.xhtml Les crises et le capitalisme par David Harvey, en dessin animé http://www.youtube.com/watch?v=qOP2V_np2c0 &feature=player_embedded Joseph Stiglitz délivre son analyse de la crise de l'euro et des politiques économiques européennes http://www.lemonde.fr/economie/article/2010/0 5/22/joseph-­‐stiglitz-­‐l-­‐austerite-­‐mene-­‐au-­‐ desastre_1361520_3234.html La rigueur ou le retour au point de départ par Laurent Cordonnier http://www.monde-­‐ diplomatique.fr/2010/09/CORDONNIER/19671 Le blog de Paul Krugman, l'économiste qui dénonçait les politiques de rigueur et les « sacrifices humains commis afin d’apaiser la colère des dieux invisibles » http://krugman.blogs.nytimes.com/ An assessment of the G20's initial action items, Note de l’institut Bruegel, Stéphane Rottier et Nicolas Véron, http://www.bruegel.org/research/publications-­‐ list/topic/financial-­‐markets-­‐and-­‐regulation.html Peut-­‐on resister aux marches? Jean-­‐Pisany Ferry, Tribune du Monde Economie, 28 septembre 2010 http://www.lemonde.fr/idees/article/2010/09/27/ peut-­‐on-­‐resister-­‐aux-­‐ marches_1416400_3232.html

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