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LETTRE du LAB n°13 - 23 septembre 2010

Roms - les “éternels étrangers de l’intérieur”

C hri stophe R obert

Pouria Amirshahi

En analysant avec finesse les modes de vie et l'identité des populations tsiganes, le livre de Christophe Robert « Éternels étrangers de l'intérieur » (Desclée de Brouwer, 2007) nous interroge également sur les origines et les conséquences des discriminations dont ont été et sont toujours victimes les populations tsiganes en France. Christophe Robert, sociologue et directeur des études à la Fondation Abbé Pierre, et Pouria Amirshahi, Secrétaire national du Parti socialiste à la Coopération, à la Francophonie, à l'Aide au développement et aux Droits de l'Homme, reviennent sur les réflexions avancées dans « Éternels étrangers de l’intérieur”.


L'ouvrage s'attache à définir précisément les différentes populations tout à tour désignées comme roms, tsiganes ou tout simplement comme gens du voyage... Quelle importance devons nous accorder à la terminologie ? Christophe Robert : La terminologie est, je crois, fondamentale. Tout d'abord, il faut distinguer les populations étrangères citoyens européens - des populations françaises. Les populations étrangères, qui se qualifient elles-mêmes de « roms », viennent essentiellement de Roumanie, de Bulgarie et du Kosovo. C'est une problématique spécifique, avec des réalités et des besoins particuliers. Ensuite, il y a des citoyens français qui se définissent d'abord comme français mais aussi, en fonction de leur histoire, comme gitans, manouches, yiddish, roms ou voyageurs tout simplement. Comme un breton peut se dire français et breton. Enfin, une appellation administrative, celle de « gens du voyage» vient se rajouter, renvoyant à des populations mobiles qui ont des activités ambulantes. En résumé, la terminologie n'est jamais innocente et c'est pour cela qu'à mon sens il est important de partir de comment les gens se définissent eux-mêmes. Après ce mois insupportable, enclenché par une politique très préoccupante, on a vu des familles qui n'ont parfois jamais quitté la France, dont les parents se sont battus pour leur pays, devoir revendiquer leur appartenance française ! Les dérapages dans les médias et l'utilisation de terminologies confusionnantes feront et ont déjà fait des dégâts. Pouria Amirshahi: On savait Nicolas Sarkozy capable de toutes les références honteuses explicites ou subliminales à travers son discours xénophobe, cʼest-à-dire qui stigmatise lʼétranger. Ces dérapages ne sont donc pas une surprise. Stigmatiser une population très fragilisée s'inscrit d'ailleurs dans la lignée de la politique menée par Nicolas Sarkozy depuis quelques années : il a fait de même avec les

prostituées, il le fait avec les sans-papiers et avec tous ceux qui, dans le corps social, sont les moins aptes à se défendre et à s'organiser. En même temps, c'est douloureux car c'est le président de la République qui parle au nom du pays, qui fait honte à des millions de gens et, surtout, qui choque avec violence tous ceux qui ont, en différents points du globe, une autre idée de la France. On ressent de la honte et de la colère à lʼégard de Nicolas Sarkozy de la même manière que des états-uniens à lʼégard de George Bush en son temps.

“Stigmatiser une population très fragilisée s'inscrit d'ailleurs dans la lignée de la politique menée par Nicolas Sarkozy (…) il a fait de même avec les prostituées, il le fait avec les sans-papiers et avec tous ceux qui (…) sont les moins aptes à se défendre et à s'organiser” (Pouria Amirshahi) Comment peut-on alors interpréter la circulaire du 5 août qui visait directement et explicitement la population rom ? C.R: Cette circulaire est totalement inacceptable. Plus encore, je dirais qu'elle n'est pas anodine : désigner une catégorie de population dans une circulaire est extrêmement grave et rappelle les pires moments de l'histoire des populations tsiganes, une des populations les plus discriminées en France. Cela traduit quand même une lecture du monde et des autres sociétés très inquiétante. P.A : Au fond, je crois que ce sont deux fondamentaux, l'un français et l'autre européen, qui ont été bafoués. La France, c'est la République, et donc l'égalité par la non-distinction des communautés entre elles, même si elles ont bien entendu chacune leur façon d'être et de vivre. Ce fondamental-là a été bafoué par Nicolas

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Sarkozy qui, depuis 2003, tient un discours différentialiste, privilégiant le « curé » au lieu de « lʼinstituteur », les « vrais Français » face aux «Français douteux», « les européens acceptables » et ceux qui seraient des indésirables… D'un autre côté, il existe un droit européen tout aussi fondamental qui est celui des minorités. Ce droit a été lui aussi bafoué par la stigmatisation d'une catégorie de la population et par la non mise en œuvre de mesures d'intégration des communautés les plus exclues du développement comme le sont les populations tsiganes. De toute façon, il est évident qu'une politique publique rationnelle, qui fait appel à l'intelligence, aux outils d'accompagnement sociaux, sera toujours plus efficace que la mise au ban d'une communauté.

“Désigner une catégorie de population dans une circulaire (…) rappelle les pires moments de l'histoire des populations tsiganes, une des populations les plus discriminées en France” (Christophe Robert) L'ouvrage montre à quel point l'histoire de la population tsigane a toujours été marquée par les stigmatisations. Au-delà de l'actualité politico-médiatique, comment peut-on expliquer la nature et l'origine des discriminations universalistes envers ces « éternels étrangers de l'intérieur »? C.R : Cette stigmatisation tient selon moi à plusieurs facteurs. Le premier d'entre eux est la méconnaissance. De manière générale, on connaît très mal les populations tsiganes : d'où elles viennent, ce qu'elles font là, pourquoi vivent-elles en caravane, etc. Ensuite vient la peur. Une peur qui n'est pas nécessairement exprimée mais qui est liée à l'altérité, à l'autre. La volonté de vouloir maintenir un mode de vie spécifique,

caractérisé par la place de la famille élargie, la pluriactivité ou la mobilité, est parfois perçue de l'extérieur comme une nonvolonté de s'intégrer. C'est tout à fait paradoxal parce qu'en réalité les gens du voyage revendiquent à la fois leur appartenance française et la possibilité de pouvoir mener leur propre mode de vie, dans le respect des lois françaises. J'ajouterais également un troisième facteur : la volonté de contrôle. La mobilité, un mode de vie spécifique, une lecture de la société un peu différente suscitent souvent l'inquiétude et conduisent parfois à tenter d'imposer un contrôle. La loi de 1969 oblige par exemple les familles à définir une commune de rattachement et à présenter des titres de circulation au commissariat tous les trois mois. C'est tout simplement hallucinant : des familles qui sont en France depuis parfois cinq cent ans doivent détenir des papiers spécifiques. Absolument rien ne permet de justifier cela. La loi de 1969 a quelque peu réduit le caractère discriminatoire de la loi de 1912, mais ne l'a pas complètement balayé. Enfin, il y a peut-être aussi une certaine responsabilité des familles, qui maintiennent une distance avec les autres. C'est sans doute aussi lié à une forme de peur, facilement compréhensible quand on connaît l'histoire de ces populations, que l'on a enfermées dans des camps d'internement parce qu'elles étaient nomades. Mais c'est vrai que les familles doivent aller plus au devant de la société pour montrer qui elles sont, quelles sont leurs pratiques. Sur ce point, un mouvement associatif est en développement et sera certainement porteur de changement à terme. Des familles se regroupent pour faire valoir leurs droits, pour mener des actions en justice mais aussi pour faire de la pédagogie, pour établir des passerelles avec les maires, avec les citoyens. Il faut absolument encourager ce mouvement afin de favoriser l'expression citoyenne et rompre cette distance.

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P.A : Je rejoins Christophe Robert dans ses explications des stigmatisations frappant les tsiganes. Quand une catégorie de la population vit de manière autonome, avec des codes internes et partagés par les membres d'une même communauté, cela sʼavère toujours problématique pour les Etats et les gouvernements dans leur intention, parfois non dite, de contrôle des populations. Je crois aussi que la stigmatisation des « éternels étrangers de l'intérieur » renvoie à la peur de ce qu'on ne connait pas. Ce genre de débat revient d'ailleurs souvent dans les moments de tension sociale extrêmement fort. C'était le cas dans les années trente et c'est le cas aujourd'hui, en pleine crise. Désigner un bouc émissaire est malheureusement souvent le moyen d'exorciser les raisons et les causes profondes des crises économiques vis-à-vis desquelles les gouvernements en place ne trouvent ou ne veulent pas trouver de solutions. Il est toujours plus facile de susciter ce genre d'affrontement simpliste avec des populations peu en mesure de se défendre que d'affronter un mouvement social.

”Il faut (…) renouer avec ce rêve prométhéen que tout grand réformiste, ou révolutionnaire d'ailleurs, porte en lui ou en elle : l'action longue de l'esprit et de la raison par l'éducation, la pédagogie, l'accompagnement individuel, payent un jour ou l'autre” (Pouria Amirshahi) « Éternels étrangers de l'intérieur”, l'ouvrage souligne aussi la double nature de l'étrangeté : à la fois mise à l'écart par le rejet et les discriminations, et sentiment intérieur d'une communauté qui souhaite maintenir un mode de vie

particulier. La question qui se pose alors n'est-elle pas la capacité de l'universalisme républicain à intégrer les pratiques culturelles d'une minorité qui se pense et se construit comme telle ? C.R : Tout à fait, c'est ce que j'ai essayé de montrer dans ce bouquin. Même si j'adhère au modèle universaliste républicain, à mon sens il faut qu'il évolue car il ne laisse pas suffisamment place à l'expression de la diversité culturelle. Plutôt que de laisser à une autre façon de vivre la possibilité d'exister, il l'étouffe et l'empêche de fonctionner. Prenons par exemple la question de l'accueil : comme il n'y a pas de lecture de pourquoi les gens voyagent, de leurs besoins, etc., on tente de contrôler leur mobilité et, à terme, on crée des conflits entre les citoyens. Tout un travail est donc à mener pour considérer la diversité culturelle non pas comme un problème mais comme une richesse. Au fond, la question que posent les gens du voyage est simple : peut-on vivre en France depuis cinq siècles et maintenir un mode de vie spécifique? La situation actuelle nous montre que non. De fait, notre modèle a produit dans ses actes une difficulté pour exercer des pratiques spécifiques. En ce sens, l'exemple des gens du voyage est éclairant sur notre capacité à accepter la diversité culturelle ou pas. P.A: C'est vrai que la population tsigane, pour des raisons culturelles profondes, et même si elle se sent totalement française, a choisi de vivre selon ses propres modes de vie. Mais il n'est pas interdit de vouloir vivre de manière différenciée ! Comme le souligne Christophe Robert, la République a échoué dans son devoir de donner à ces populations les moyens d'assumer leur mode de vie. Or, ce n'est pas parce que la République est universaliste et non différenciée qu'elle doit empêcher des communautés d'exister : je suis républicain, assez jacobin même, mais je reste toujours ému des identités culturelles qui sʼexpriment en certaines occasions : une Bar-Mitsva chez les Juifs, la rupture du jeûne chez les

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Musulmans, le Noh-Rouz dans les cultures iraniennes. Je crois qu'il est tout à fait possible de permettre à des groupes de vivre des modes de vie fondés sur la libre circulation, et en même temps d'agir sur les individus pour offrir à chacun les mêmes chances d'épanouissement et d'émancipation individuelle. Seulement, pour y arriver, la République et le gouvernement français devront faire le premier pas.

Quelles seraient alors les grandes orientations des politiques à mener pour améliorer la situation des gens du voyage en général ? C.R: Il y a plusieurs choses. Tout d'abord, il faut absolument et très rapidement supprimer toutes les discriminations institutionnelles aujourd'hui dénoncées par la Halde : obligation d'être rattaché à une commune depuis trois ans pour être inscrit sur les listes électorales (contre six mois pour les autres catégories de population), carnet de circulation à faire contrôler tous les trois mois... Ensuite, il faut faire évoluer certaines lois ou dispositions administratives. Par exemple, la caravane n'est pas reconnue comme un logement. Cela pénalise fortement les familles qui n'ont ni droit à l'aide au logement ni accès aux prêts préférentiels logement.

Il y a d'ailleurs également un important travail à mener sur la question de l'habitat. Il faut bien sûr commencer par appliquer les lois : il est scandaleux que vingt ans après il n'y ait que cinquante pour cent des aires d'accueil prévues. Néanmoins, il faut aussi les faire évoluer. Je m'explique : nous devons aujourd'hui prendre en compte une réalité des modes d'habitat des gens du voyage qui ne sont pas dénués d'ancrage territorial. De quoi ont vraiment besoin les familles ? Avant tout d'un espace privatif, d'un terrain propre où elles peuvent revenir. Cela aura un impact très positif sur la scolarisation, la santé, la citoyenneté... Aujourd'hui, beaucoup de familles tournent faute de pouvoir se stabiliser là où elles le souhaiteraient.

“Au fond, la question que posent les gens du voyage est simple : peut-on vivre en France depuis cinq siècles et maintenir un mode de vie spécifique ? La situation actuelle nous montre que non” (Christophe Robert) Enfin, le dernier volet consiste à mener un travail de pédagogie et de rencontre pour changer de regard. Les débats de cet été montrent que le chemin est long. Mais la méconnaissance, la peur dont on parlait tout à l'heure doivent pouvoir être effacées par la pédagogie. Cela se joue essentiellement au niveau local : il s'agit par exemple d'organiser des rencontres entre gens du voyage et voisins sédentaires. De manière générale, il faut rompre avec l'ignorance sur cette question. C'est une responsabilité de l'État et des collectivités locales de favoriser

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ce travail de pédagogie et la construction de passerelles entre les populations. Plutôt que d'agiter le chiffon rouge et de livrer un bouc émissaire à l'opinion comme cela a été fait ces derniers mois, un président de la République comme un maire a la responsabilité d'éclairer le débat. P.A: La lutte contre les discriminations qui concernent les gens du voyage, mais aussi les autres, est un combat universel. Ensuite, il s'agit effectivement de renforcer les dispositifs d'accompagnement, l'établissement d'aires d'accueil viables, c'est à dire sans surpopulation, avec les conditions hygiéniques nécessaires, des services à proximité... Enfin, il faut en effet renouer avec ce rêve prométhéen que tout grand réformiste, ou révolutionnaire d'ailleurs, porte en lui ou en elle : l'action longue de l'esprit et de la raison par l'éducation, la pédagogie, l'accompagnement individuel payent un jour ou l'autre. Concrètement, cela passe par des mesures de renforcement de la médiation sociale, d'accompagnement individualisé dans les services sociaux. Il ne faut pas nier les peurs, les fantasmes que peuvent générer l'arrivée d'un campement ou d'une communauté dans une ville. C'est pour cette raison qu'il faut l'annoncer, organiser des rencontres entre les représentants de la communauté et ceux de la municipalité... En agissant sur le temps long, il sera possible de définir une politique publique qui intègre mais qui reconnaît aussi l'identité d'un groupe qui tient à préserver ses codes et son mode de vie.

Revue du Web « La France contre ses Tsiganes » : Emmanuel Filhol revient sur les discriminations dont ont été victimes les populations tsiganes au cours de l'histoire http://www.laviedesidees.fr/La-France-contre-sesTsiganes.html Les recommandations de la Halde pour rétablir l'égalité de traitement des gens du voyage http://www.halde.fr/IMG/pdf/Deliberation_de_la_HA LDE.pdf En photos, un autre regard sur les gens du voyage http://www.crpve91.fr/Projets%20Partenaires/Gens %20du%20voyage/index.php Les roms, boucs émissaires en France et en Europe http://www.liberation.fr/societe/0101652813-lesroms-sont-utilises-comme-boucs-emissaires Pour aller plus loin, la revue de référence Études Tsiganes http://www.etudestsiganes.asso.fr/ A écouter et réécouter, Télérama passe en revue la polémique sur les Roms et la « roulante des clichés » http://www.telerama.fr/idees/passage-en-revuesetudes-tziganes-avec-martin-olivera,59921.php Les discriminations des gens du voyage, une vidéo de la HALDE http://www.halde.fr/Les-discriminations-faitesaux.html `

Propos recueillis par Pierre Boisson

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