GOUVERNER LES MÉMOIRES DE L’ESCLAVAGE, QUELS DÉFIS POUR LA RÉPUBLIQUE ? Pr Serge ROMANA Président du CM98
Personne ne peut nier aujourd’hui que la question identitaire est centrale dans l’avenir des populations ou de peuples des DOM. L’un des slogans des manifestations de 2009 était : « la Guadeloupe, la Martinique, nous appartiennent. Elles ne leur appartiennent pas. Nous ne leur permettront pas de faire ce qu’ils veulent dans nos pays ». Pourtant, c’est celui qui fut le plus grand défenseur de la République en Guadeloupe, Victorin LUREL qui fut élu triomphalement à la tête du conseil régional un an plus tard. On est là devant le paradoxe identitaire des Antillais. Amour et haine. Derrière le célèbre « Français entièrement à part », se cache le ressentiment qui traverse toute les couches de ces sociétés. Le sourire devant le « blanc » et la méfiance profonde au fond du cœur. Ce ressentiment constitue un frein très sérieux au développement des DOM au sein de la République. Car, comment impliquer ces populations dans des projets de développement qui demanderont de nombreux sacrifices lorsqu’elles considèrent qu’elles ont à faire à la France qui soutient les descendants d’esclavagistes, à la France qui a mis les ancêtres en esclavage, à celle qui est responsables des répressions coloniales. En d’autres termes, tant qu’il s’agit d’avantages sociaux, tout va bien. Mais, s’il faut se serrer la ceinture, adhérer à une projet commun avec la République, la méfiance est immédiatement au rendez-vous. IL n’y aura pas de développement harmonieux des DOM au sein de la République tant que ce ressentiment persistera. Combattre ce ressentiment est donc incontournable si l’on souhaite mobiliser les forces populaires autour de projets économiques et sociaux pour développer ces sociétés. Pour comprendre et tenter d’apaiser ce ressentiment, il faut en comprendre les racines et analyser les politiques qui ont été appliqués pour le régler.
L’esclavage et la République coloniale sont à la base de ce ressentiment Les Antillais ont été fabriqués esclaves durant leurs 213 premières années de leur existence. Puis, depuis 163 ans, ils ont été fait citoyens. L’esclavage a créé le ressentiment et celui ci a été perpétré par la persistance de la société d’habitation qui a perduré jusqu’à la restructuration de l’économie sucrière à partir de 1952. Le chômage de masse qui résulta de cette restructuration abouti à l’une des tueries les plus importantes de la République dans les DOM : les évènements de mai 1967 avec un nombre de morts encore aujourd’hui indéterminé. Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette tuerie survenue en pleine 5e République est encore impunie et passée sous silence. Pour comprendre comment ce ressentiment a été traité par la République, analysons les éléments de la politique mémorielle nationale vis à vis de l’esclavage colonial, puisque c’est dans la mémoire de cette histoire qu’il prend racine. J’entends par politique mémorielle l’ensemble des actions qui « visent à transformer les représentations communes du passé d’une société donnée. L’enjeu de ces politiques est de pouvoir agir directement sur l’institution imaginaire des identités collectives (Johan Michel. 2010) ». Concernant l’esclavage, la politique mémorielle de la Nation est née en 1848 avec l’abolition de l’esclavage. Elle s’appuie sur deux principes : • La première : l’esclavage est une souillure pour la Nation, patrie des droits de l’homme. Il en résultera une culpabilité tenace • La deuxième : les descendants d’esclaves doivent être civiliser : « La civilisation a pour devoir d’éclairer les sauvages, de les instruire, de leur donner une direction ». V. Schœlcher1 Il faudra donc tout faire pour raturer l’esclavage, non seulement en métropole mais aussi et surtout dans les colonies où le ressentiment était vif. Parce que la politique mémorielle républicaine a comme objectif l’unité nationale et donc la célébration des hauts faits de la République, les héros de la République, les morts pour la France, les premières actions de commémoration de l’esclavage auront comme éléments de langage : l’abolitionnisme avec sa figure de proue : V. Schœlcher et donc les 1 Il
n’y a là aucun caractère péjoratif. En effet, les esclaves sont des être effectivement déstructurés. Comment pourrait-il en être autrement ?
commémoration de l’abolition de l’esclavage comme un rituel rappelant la naissance de la civilisation dans les colonies françaises après l’abolition de l’esclavage2. On abouti tout naturellement au lois républicaines de 1983 avec des dates de commémoration de l’abolition de l’esclavage dans chaque DOM, au « tous nés en 1848 » et enfin à l’absence des coupable du crime contre l’Humanité qu’est l’esclavage et l’inexistence des ressortissants des DOM dans l’article 1 de la loi Taubira (seuls les Africains, les indiens, les malgaches et les Amérindiens sont considérés comme des victimes de l’esclavage et non les Guadeloupéens, les Martiniquais, les Guyanais et les Réunionnais). Inverser la valence du stigmate de l’esclavage pour surmonter le ressentiment : l’expérience mémoriel du CM98 Si le pouvoir politique tente d’appliquer sa politique mémorielle, il doit composer avec des acteurs de la mémoire dont certains sont capables de formuler un nouveau vocabulaire mémorielle et à les faire traduire en actes politiques. Ces acteurs sont appelés « entrepreneurs de mémoire » (Johan Michel. 2010). Ce fut le cas avec les associations d’anciens combattants, de résistants et de survivants de la Shoah. C’est le cas aujourd'hui avec les associations d’entrepreneurs de mémoire de l’esclavage. Posée ainsi, la question de la mémoire de l’esclavage se distingue immédiatement de celle de l’enseignement de son histoire, car il s’agit avant tout du traitement de la mémoire des acteurs ou des descendants, en l’occurrence ici, de celle des descendants des esclaves. En la matière, l’expérience du CM98 devrait faire réfléchir les responsables politiques nationaux car elle donne à voir sur l’évolution identitaire des originaires d’outre-mer descendants d’esclaves et sur l’action possible sur le ressentiment. Nous sommes partis du constat suivant : Le monde des descendants d’esclaves a une mémoire douloureuse de l’esclavage. Elle est souvent honteuse ou revendicatrice. En tout état de cause, la politique d’unité nationale appliquée durant plus d’un siècle n’a pas réglé le souvenir douloureux du temps fondateur de ces sociétés. Ce monde reste habité par la fameuse « blessure » qui n’est sacrée que pour les poètes mais honteuse pour l’immense majorité 2 Cette
politique est d’une logique implacable car il fallait faire de ces terres des « colonies industrieuse et paisible » selon l’expression de Tocqueville (1839), puis des exemples de réussite de la colonisation.
Le monde des descendants d’esclaves n’a pas d’affiliation à ses aïeux, non seulement par la structure de ses familles3, mais aussi et surtout par le « courage fuyons le souvenir des inhumains ». Mais, comment être au monde sans affiliation ? Qu’est-ce qu’un groupe non affilié ? Seuls les poètes peuvent habiter des « ancêtres imaginaires ». La majorité elle, n’a de ce passé que des traces de violences, de mépris, de honte. C’est cette mémoire défaillante et chargée de ressentiment qu’il fallait traitée. Pour nous, il fallait inverser la valence du stigmate de l’esclave. Il a donc fallu changer de « vocabulaire de l’esclavage» et créer les conditions pour que la parentalité puisse s’établir. Pour cela il fallu, en autre4, effectuer un travail mémoriel à l’intérieur du groupe et puis influer sur les politiques publiques pour qu’elle changent elles aussi leur conception. L’enjeu était d’apaiser le ressentiment pour pacifier d’une part les rapports entre les descendants d’esclaves avec eux même, avec les autres peuples et avec la République. Changer le vocabulaire a été le point de départ. Il ne s’agissait plus d’esclaves, mais d’aïeux qui souffrirent ou vécurent l’esclavage. Il convenait en conséquence d’arrêter de ne commémorer que l’abolition de l’esclavage. Nous devions commencer à honorer, enfin, la mémoire des victimes de l’esclavage en inventant une ritualisation spécifique et en créant des objets mémoriels. Il n’y a pas de mémoire sans ritualisation. Ce fut dans un premier temps l’institution du 23 mai, comme journée en mémoire des victimes de l’esclavage. Ce fut un combat populaire5 qui abouti finalement après 10 ans d’âpres luttes6. La ritualisation du 23 mai comme journée en mémoire des victimes de l’esclavage, la reconnaissance des parents comme des victimes honorées par de nombreuses 3 Dans les familles matrifocales, les X comme père suscite difficilement la fierté es anciens 4 Un long travail (2001 à 2009) de réflexion de groupe sur le fonctionnement des Antillais mené par Viviane Romana dans des groupes de paroles (de 200 à 400 personnes au mois de mai et d’une vingtaine de personnes une fois par semaine) avait permis à de nombreux antillais à repérer dans leur fonctionnement actuel, les stigmates de l’esclavage. 5 Plus de 10000 personnes signèrent la pétition « pour moi, c’est le 23 mai » et le 26 janvier 2006, à l’assemblée nationale, une conférence de presse réuni une centaine de présidents d’associations Antillaises et Réunionnaises avec 80% des parlementaires des DOM-TOM pour demander au Président de la République l’adoption du 23 mai comme date de commémoration des victimes de la traite et de l’esclavage colonial. 6 Le 29 avril 2008, le Premier ministre dans une circulaire reconnu le 10 mai comme journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage et le 23 mai comme journée métropolitaine en mémoire des victimes de l’esclavage.
municipalités de la région parisienne et par certaines autorités religieuses, le travail des groupes de paroles, les nombreuses conférences historiques (plus de 500 en 7 ans), permis de construire une figure humaine de l’esclave, à l’image des simples gens, des hommes et des femmes victimes d’un système qui avait été reconnu crime contre l’humanité7. Cet esclave-là, dans une population massivement chrétienne, ne pouvait plus ne plus être honoré. Il ne s’agissait pas du combattant anti colonialiste, du nègre marron, figure de combat radicale contre l’ordre esclavagiste8 et aujourd’hui source d’inspiration contre la France colonialiste. Il ne s’agissait pas non plus du héros (bien malgré lui) qui participa à l’universalité de la révolution française. L’esclave était devenu le parent, l’aïeul, qui était maintenant honoré parce qu’il avait été victime d’un crime contre l’humanité. Dans le même temps, nous avons été cherchés directement dans les archives les noms de ces parents du temps de l’esclavage, afin de les relier véritablement aux descendants pour de sortir ces derniers des caprices de l’imaginaire. C’est ainsi que nous avons exhumé9, à partir des archives, l’identité de 160000 personnes nommées en 1848 pour en faire un mémorial itinérant. Ce travail continue aujourd’hui avec le relevé systématique des actes notariés (d’avant 1848).
La République doit réparer symboliquement en honorant spécifiquement la mémoire des esclaves devant leurs descendants La réaction des Antillais de la région parisienne fut édifiante, impressionnante. Par milliers ils se précipitèrent pour chercher le nom de leurs aïeux. C’est devenu aujourd’hui un phénomène sociétal. La valence du stigmate est manifestement en train de s’inverser. La création des ces objets mémoriels ne pouvait être fait que par les descendants eux – même. Les Antillais s’assument de plus en plus comme des descendants d’esclaves. Mais, aujourd’hui, nous demandons aux responsables politiques nationaux de faire leur travail, à l’instar de ceux de la Guadeloupe qui vont, ce 27 mai, accueillir dignement les noms des esclaves de la Guadeloupe retrouvés. 7 D’ou l’importance de la loi dans ce processus
8 2 à 3% dans les sociétés guadeloupéenne et martiniquaise
9 ce travail a mobilisé une cinquantaine de militants du CM98 durant plus de 4 ans
Sans l’appui des autorités de l’État notre travail d’entrepreneur de mémoire restera limité. Seul l’État peut définitivement inverser le stigmate. Si en 1848, il était normal que la République ait eu peur de parler des victimes de l’esclavage, elle doit clairement le faire aujourd’hui et elle doit les honorer et protéger leur mémoire. En le faisant, la République les rétablirait dans leur dignité humaine et permettrait de construire un nouveau contrat avec leurs descendants. Il n’est point besoin d’aller chercher des esclaves qui aurait contribuer à renforcer les valeurs fondamentales de la République. Il n’est pas utile de dire comme Catherine Trautman en 1998 que l’esclavage : « est l’histoire d’une résistance qui n’a pas seulement préservé des survivants de la barbarie, mais qui se trouve à l’origine de Nouveaux Mondes qui, depuis un siècle, constituent l’un des ferments d’une culture métisse qui apparaît bien aujourd’hui, comme l’un des plus puissants modèles d’avenir pour l’humanité ». Pour le moment, cela n’en prend pas le chemin, ces sociétés ont trop de dysfonctionnements pour que cela puisse être crédible. Il faut aujourd’hui appeler un chat un chat et accompagner le mouvement d’émancipation des descendants d’esclaves, celui qui l’affilie à une histoire, à des aïeux dont il n’a plus honte. La République doit sortir de sa culpabilité par rapport à l’esclavage. Nous avons fait et nous faisons notre travail, qu’elle fasse le sien correctement et qu’elle sorte de ces ambigüités. Voilà un crime contre l’humanité qui n’a pas de coupable. Un crime sans réparation symbolique. Un crime dont les commémorations sont réglées par une circulaire, dans lesquels on passe de commémoration de l’abolition à celles des victimes sans le dire clairement. La question mémorielle est certainement la question la plus facile à régler dans les départements d’outre-mer. Sa résolution ne coute pas des milliards d’euros, mais exige du courage politique. Les actes posés doivent être forts : Il faut : Clairement défendre la loi Taubira lorsqu’elle est attaquée (je n’ai entendu personne défendre la loi Taubira contre les accusations de Vaneste) et la renforcer en y réintégrant les coupables et en y ajoutant les victimes des anciennes colonies françaises. Accompagner les mouvements mémoriels dans les départements : Ils sont le baromètre des questions identitaires dans les DOM.
Régler l’aspect légal des commémorations par un décret et non une circulaire. Régler définitivement le contentieux colonial : faire la lumière et honorer les victimes des crimes coloniaux : mai 67 L’objectif, je le rappelle est de permettre l’éclosion d’une nouvelle citoyenneté dans les DOM.