ENTRETIEN CROISÉ DU LABORATOIRE DES IDEES - Déc. 2010
2008, crise de la confiance ?
Michela Marzano Essayiste, philosophe, auteur de « Je consens donc je suis… Ethique de l’autonomie » (PUF, 2006) et du « Contrat de défiance » (Grasset, 2010)
Emmanuel Maurel Vice-‐président de la région Ile-‐de-‐France chargé des affaires internationales et européennes, Secrétaire national du Parti socialiste à l’université permanente et aux universités d’été
Essai philosophique d’une efficacité fulgurante, « Le contrat de défiance » (Grasset, 2010) analyse une notion trop souvent oubliée des philosophes et malmenée par les logiques économiques et politiques actuelles : la confiance. Michela Marzano dissèque tour à tour Bernard Mandeville, John Locke et Adam Smith avant de déconstruire l’idéologie managériale qui a voulu imposer le primat de la confiance en soi. Le Contrat de défiance nous invite au contraire à nous intéresser aux vertus de la confiance en l’autre et au modèle de société qu’elle implique. Michela Marzano, essayiste et philosophe, et Emmanuel Maurel, vice-‐président de la région Île-‐de-‐France et secrétaire national du PS chargé de l’université permanente et des universités d’été, débattent dans cet entretien croisé du Laboratoire des Idées de la revalorisation de la confiance et de ses potentielles conséquences politiques, économiques et sociales.
1. Crise économique, crise de la confiance Le contrat de défiance s’amorce par une analyse de la place de la confiance dans la crise économique de 2008. En prenant notamment l’exemple de la banqueroute de John Law, où la crise de confiance dans le système économique s’était transposée dans la société toute entière, l’ouvrage questionne également les conséquences de la crise. Aujourd’hui, doit-‐on considérer que la crise de 2008 a porté un coup fatal à la confiance ? Michela Marzano : En 1720, John Law n’avait en réalité fait qu’anticiper la déconnexion entre le papier monnaie et les étalons or et argent. L’écroulement de la bulle spéculative avait alors provoqué une crise économique mais aussi une crise de l’État qui n’avait pas été capable d’être le garant du système économique. “… la crise économique a surtout été un point de rupture qui a révélé une attitude, pré-‐existante à la crise, de défiance généralisée envers les constructions et les structures de l’économie ultra-‐financiarisée ” (Michela Marzano) Aujourd’hui, la situation est encore plus complexe dans le sens où la crise économique a surtout été un point de rupture qui a révélé une attitude, pré-‐ existante à la crise, de défiance généralisée envers les constructions et les structures de l’économie ultra-‐ financiarisée. Le crédo néo-‐libéral des années 80 qui, sous couvert d’une sorte de volontarisme désincarné, croyait pouvoir réaliser tout et son contraire, sans aucun ancrage avec la réalité, a totalement volé en éclats en 2008. La
défiance envers le système économique a alors à son tour frappé les élites politiques qui n’avaient justement pas eu le courage de rétablir cette connexion avec la réalité. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, il semble difficile de pouvoir rétablir un pacte de confiance entre les élites et le reste de la population. Emmanuel Maurel : La crise de 2008 a en effet exacerbé une crise de confiance dans le système économique qui existait depuis longtemps. La déconnexion entre l’économie réelle et l’économie financière, la multiplication des hyper-‐ profits et des bulles spéculatives sont les symboles d’un système économique qui marche sur la tête depuis des décennies. Or les citoyens n’ont pas confiance dans ce capitalisme financier transnational. C’est d’ailleurs tout à fait logique si on observe le décalage entre son fonctionnement actuel et ses objectifs premiers, à savoir permettre, d’un côté, les investissements productifs et, de l’autre, placer une épargne sûre. Si la défiance n’est donc pas un phénomène nouveau, il faut néanmoins souligner le rôle des docteurs de la foi du néolibéralisme financier dans cette crise de confiance. Aujourd’hui, à part une poignée d’illuminés, personne ne croit plus en l’efficience des marchés financiers. Mais tous ceux qui bénéficient du système tel qu’il existe aujourd’hui – banquiers, traders, élites politiques ou journalistes spécialisés – ont tout intérêt à faire croire qu’il continue de marcher et à entretenir la foi. N’oublions pas le credo d’Edouard Balladur quand il était premier ministre : « il faut avoir confiance dans les marchés financiers » !
M.M: C’est tout à fait vrai. Depuis 2008, le retour de la confiance dans le système économique est d’ailleurs régulièrement réclamé par un certain nombre de gourous qui tentent d’instrumentaliser la bonne foi des gens. Sauf que ceux-‐ci ne sont plus aussi crédules qu’avant. La confiance ne se décrète pas et son rétablissement ne pourra se faire que sur le long terme.
construire autre chose à la place. Comment la confiance peut-‐elle orienter la reconstruction du système économique ? A mon sens, il s’agit d’abord de remettre au cœur de la société les notions de coopération et d’altruisme afin d’être capable de donner à quelqu’un sans en attendre un retour immédiat. Même les mécanismes du « gagnant – gagnant » ou du « donnant – donnant » doivent être repensés car ils s’insèrent eux aussi dans la logique économique de marché qui veut que je ne donne jamais sans attendre un retour. Or dans un véritable système de coopération, on donne sans savoir ce qu’on obtiendra par la suite : c’est justement parce que l’on fait cet effort de donner que l’on peut ensuite espérer construire quelque chose de solide à long terme.
Quelles seraient alors les grandes orientations à suivre pour reconstruire un système économique basé sur la confiance plutôt que sur la tromperie ? E.M: Le problème du capitalisme financier transnational actuel est qu’il est fondé sur des postulats qui vont totalement à l’encontre de la logique de la confiance. La rétablir implique donc de recréer des formes de solidarité, de coopération, afin de cesser de duper les individus.
“Il s’agit en réalité de concevoir la confiance comme une possibilité de coopération.” (Michela Marzano)
M.M : Vous avez raison, et c’était d’ailleurs le point de départ du livre. La confiance dont on nous a parlé au cours des trente ou quarante dernières années s’est complètement effondrée. Ce n’est pas du tout cette confiance qu’il faut rétablir. Il s’agit en réalité de concevoir la confiance comme une possibilité de coopération. Pour cela, il faut commencer par mettre à bas les postulats dont vous parlez, ceux qui considèrent qu’il faut favoriser les intérêts individuels pour maximiser les biens d’un pays. La crise a justement fait la preuve de leur incorrection, montrant que les comportements égoïstes vont en réalité à l’encontre du bien commun.
2. Défiance et politique En partant de la réflexion selon laquelle, en amour comme en politique, on ne peut pas s’engager sur des phénomènes qui nous échappent, l’ouvrage questionne également le rôle de la promesse dans la montée de la défiance politique. Quels enseignements cet essai sur la confiance peut-‐il nous apporter dans la perspective de la prochaine campagne présidentielle ? M.M : Posons-‐nous la question suivante : à quel moment les graves crises de confiance interviennent-‐elles? Bien souvent, elles coïncident avec la
Néanmoins, lorsque l’on déconstruit quelque chose, c’est aussi pour pouvoir 3
récurrence de discours totalement déconnectés de la réalité.
crainte porte justement sur le bannissement de tout idéal, qui nous conduirait à penser que nos faibles marges de manœuvre nous obligent à opposer à la « rigueur de droite » une « rigueur de gauche », un peu plus douce, un peu plus sympathique. L’indifférenciation politique, voici quelque chose de terrifiant. La gauche qui assume qu’elle est de gauche ne doit pas renoncer à vouloir changer le monde et la société.
A ce titre, la baisse profonde dans les sondages d’opinion de Nicolas Sarkozy et la crise que traverse actuellement le gouvernement de Barack Obama aux États-‐Unis sont, dans un sens, des exemples des effets de cette déconnexion avec la réalité lors des campagnes électorales. Aussi fortes leurs différences politiques soient-‐elles, les campagnes de Nicolas Sarkozy et de Barack Obama partageaient en effet un point commun important : au fond « ensemble, tout est possible » n’était pas si différent du « Yes, we can ». Or, dans les deux cas, on s’est rendu compte que non, ensemble tout n’est pas possible, parce que la réalité résiste parfois au volontarisme politique, qu’il y a des difficultés qui échappent au pouvoir politique.
“Quand on fait de la politique, il faut bien entendu partir du réel, mais on doit également être porteurs d’espoir.” (Emmanuel Maurel)
Ensuite, je crois que la confiance n’est possible que si on prend en compte l’aspiration égalitaire des citoyens. La France politique s’est construite autour de cette passion de l’égalité. Le peuple s’est d’ailleurs révolté à chaque fois que cette aspiration a été contrariée par le pouvoir politique : c’était vrai lors de la révolution de 1789, qui s’est faite contre les privilèges, c’est toujours vrai aujourd’hui quand les gens descendent dans la rue lorsque le seuil des inégalités devient trop insupportable ou que la sécurité sociale et les retraites sont menacées. Vous parliez de la confiance comme possibilité de coopération. Justement, notre système de retraite relevait d’une certaine vision de la coopération et de la solidarité. C’est pour cette raison qu’on ne doit pas l’abandonner.
Selon moi, il faut donc réintroduire le « mais » dans la campagne électorale, réintroduire la réalité pour faire en sorte qu’une fois au pouvoir on soit effectivement en mesure de changer ce que l’on a annoncé.
E.M : Je comprends votre point de vue mais il faut prendre garde à la manière dont il peut être utilisé. Je ne voudrais pas qu’au nom de cette rhétorique de la confiance, on en vienne à prohiber l’ambition et le volontarisme politique.
2012 doit donc être placé sous le signe de la confiance, mais à condition que cela n’aille pas à l’encontre de l’ambition et de la volonté de changer les choses.
Quand on fait de la politique, il faut bien entendu partir du réel, mais on doit également être porteurs d’espoir. Ma 4
par connaître les inégalités et les impasses pour ensuite les prendre en compte et ne pas se contenter de dire « on va changer la situation ». C’est pour cette raison que le courage de nommer la faille est au cœur de mon discours philosophique et politique.
M.M : Je voudrais rebondir un instant sur ce sujet. Dans ma pensée, prendre en compte la réalité n’implique pas une opposition entre volontarisme et immobilisme. Je suis tout à fait d’accord avec vous : la politique doit porter la volonté de changer le monde. Néanmoins, pour ne pas s’égarer dans cette quête d’un monde idéal, il faut partir d’une conscience profonde des fragilités, des faiblesses et des limites. Je m’explique en partant du plan individuel avant de revenir sur un plan plus collectif.
3. Politiser la confiance. La confiance, un programme politique ? Essai philosophique, le contrat de défiance se veut aussi politique et propose en filigrane un autre modèle de société. Selon vous, la confiance peut-‐elle être politisée ?
D’un point de vue individuel, chacun de nous a un rêve dans la vie. La construction de l’individu passe par la définition de projets et d’ambitions. Pourtant, nous sommes des êtres limités dans l’espace et dans le temps, avec un certain nombre de faiblesses. Pour pouvoir réaliser nos rêves, il faut ainsi commencer par connaître nos propres failles.
E.M : C’est un livre d’essayiste, de philosophe, qui a le mérite de décortiquer une notion, de manière passionnante, en ayant recours à de nombreuses références philosophiques, cinématographiques, littéraires... A la sortie de ce livre, quand on est responsable politique, il est vrai que l’on se dit que la confiance doit être politisée. A la fin de l’ouvrage, Michela Marzano reprend notamment les analyses de Mauss déconstruites ensuite par Derrida. Ces idées peuvent en effet trouver un écho politique mais elles restent très difficiles à manier. Aujourd’hui, au Parti socialiste, nous menons par exemple des réflexions sur l’altruisme, une notion très riche philosophiquement mais compliquée à décliner en propositions politiques.
“L’altruisme, une notion très riche philosophiquement mais compliquée à décliner en propositions politiques.” (Emmanuel Maurel) Cette même difficulté se retrouve au niveau collectif : il est impératif de pouvoir déterminer les difficultés de la réalité pour ensuite être en mesure de travailler avec ces failles. La transformation du monde ne doit ainsi jamais perdre de vue l’intrinsèque vulnérabilité et fragilité de la condition humaine. Le problème du volontarisme politique radical, qu’il soit de gauche ou de droite, intervient quand l’idéal s’oppose à l’individu et l’écrase. Pour faire en sorte que la société reste ou devienne égalitaire, il faut commencer
Néanmoins, je voudrais revenir sur une réalité sociale et politique qui, il me semble, n’est pas prise en compte dans l’ouvrage de Michela Marzano : la réalité de classe. On ne peut pas nier qu’il existe, de manière quasi naturelle, des intérêts divergents entre les salariés 5
et la classe possédante. Vous pouvez très bien apprécier votre patron mais, à un moment donné, ses intérêts économiques et sociaux vont à l’encontre de vos intérêts de salariés. Inversement, quand vous revendiquez la réduction du temps de travail ou l’augmentation des salaires, cela va de fait à l’encontre de ses intérêts de patron. Cette réalité de classe, même s’il faut la nuancer, existe encore dans notre société et, à mon sens, constitue un blocage important à l’établissement d’une confiance généralisée.
permet de travailler avec les autres. Cette confiance transversale doit également être introduite au cœur du monde de l’entreprise, afin qu’à l’intérieur des équipes on ne travaille plus contre son voisin mais avec lui. C’est une condition indispensable pour que la logique de solidarité puisse reprendre sa place. Même dans les rapports de force entre patrons et salariés, que je ne nie absolument pas, il est possible d’injecter une logique de coopération pour faire en sorte que ces rapports soient plus humains.
Pour revenir sur la politisation de la confiance, le glissement idéologique introduit par la logique managériale nous a fait croire que valoriser l’autonomie individuelle impliquait de ne dépendre de rien ni de personne. On s’est donc tourné vers une forme d’hyper individualisme qui exclurait toute coopération. Mais ce modèle est biaisé car, en définitive, nous sommes tous interdépendants les uns des autres. Il n’y aurait d’ailleurs pas de vivre ensemble possible sans cette interdépendance.
M.M : Vous avez tout à fait raison, c’est un point très important sur lequel je voudrais revenir. Le contrat de défiance est la suite logique de mon précédent livre, Extension du domaine de la manipulation. Celui-‐ci consistait en une déconstruction des logiques managériales contemporaines, fondées autour d’une soi-‐disant relation de confiance, en réalité biaisée par le fait que la seule confiance dont on parlait était la confiance en soi. Le modèle idéologique de ces logiques managériales est celle du winner, d’un individu suffisamment fort pour n’avoir besoin de rien ni de personne, et qui, par conséquent, est en concurrence avec tout le monde. Or, la notion de confiance en l’autre s’oppose à cette idéologie car elle implique aussi de montrer ses propres fragilités et de reconnaître les possibilités de l’échec.
“ … la confiance est à mi chemin entre l’autonomie absolue et la dépendance totale ” (Michela Marzano) Dans nos sociétés sorties de l’hétéronomie, se pose alors la question de l’autonomie. Aujourd’hui, chacun doit pouvoir, dans la mesure du possible, être le bâtisseur de sa propre vie. On rejoint ainsi, d’une certaine manière, le thème du care qui consiste en réalité à valoriser l’importance de l’autonomie individuelle tout en sachant que dans des situations complexes et difficiles, des situations de vie, il faut pouvoir dépasser cette vision
A partir de ce constat, j’ai réfléchi à cet autre aspect de la confiance, celle qui 6
désincarnée de l’être humain comme agent rationnel et autonome et contextualiser l’autonomie. Prendre soin de l’autre signifie en effet reconnaître l’autre dans sa vulnérabilité et sa faiblesse pour faire en sorte qu’il ne soit pas abusé par ceux qui se trouvent dans une position plus favorable.
Revue du Web La banqueroute de John Law racontée : http://lewebpedagogique.com/histoire/20 07/09/01/chronique-‐n°37-‐1720-‐la-‐ banqueroute-‐de-‐law/ Le sentiment de défiance des Français -‐ Sur la rage contre les élites, article de Monique DAGNAUD : http://www.slate.fr/story/24155/francais-‐ elites-‐rejet-‐woerth-‐bettencourt-‐monarchie-‐ republique -‐ « L’opinion française au crible : une défiance accentuée », article de Brice TEINTURIER : http://www.revuecivique.eu/index2.php?o ption=com_content&do_pdf=1&id=46 Le Baromètre 2010 des valeurs des Français (sondage TNS-‐Sofres) – brève analyse et résultats de l’enquête http://www.tns-‐sofres.com/espace-‐ presse/news/4BB113AD558E4F8D8645C41 2C6C4447E.aspx http://www.tns-‐ sofres.com/download.aspx?download=121 Le « care », construction politique équitable et durable. Article de Serge Guérin : http://www.lemonde.fr/idees/article/2010 /05/12/pour-‐une-‐ecologie-‐du-‐care-‐et-‐de-‐ la-‐bienveillance-‐par-‐serge-‐ guerin_1350290_3232.html
Il faut donc pouvoir articuler autonomie et confiance : être suffisamment autonome pour ne pas dépendre complètement de l’autre mais en même temps savoir accepter sa propre vulnérabilité et permettre à l’autre de rentrer dans notre sphère intime pour créer la possibilité du lien et de la coopération. Au fond, la confiance est à mi-‐chemin entre l’autonomie absolue et la dépendance totale. Voilà pourquoi c’est, pour moi, une notion clé. Propos recueillis par Pierre Boisson
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