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Identités urbaines et limites !
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Comment les limites d’une ville expriment son identité? : ! Étude des espaces en renouvellement à Bordeaux et Naples. !
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Paul Delrieu, ENSA Lyon
Initiation à la recherche
Directeur : Pierre Gras
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« La nature paradoxale du concept d'identité urbaine en rend
l'étude extrêmement difficile. Elle apparaît tantôt comme une évidence incontournable de la réalité urbaine et sociale, aussi dure que le roc, tantôt comme une chimère dépourvue de toute matérialité, comme une légende collective à laquelle chacun pense pouvoir échapper aujourd'hui. Elle est aussi superficielle que les inscriptions apposées par les administrations sur les cartes d'identité des individus ou que la question "vous êtes d'où?" lors de la rencontre fortuite d'un inconnu, mais elle est aussi profonde que l'inconscient qui, à tout moment, exprime sa somme d'expériences et de souvenirs du vécu par toute une série de comportements spécifiques - ne serait-ce qu'un accent -, d'opinions, d'attitudes, de valeurs et de représentations. Ambiguë, elle est également politiquement suspecte puisqu'elle sert d'arme idéologique à des mouvements politiques "de droite" comme "de gauche". Tantôt elle est un frein, tantôt elle est un accélérateur de l'histoire, selon qu'elle est perçue comme un stigmate empêchant l'accès à la modernité ou brandie comme l'emblème d'un avenir plus harmonieux. »
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Blaise Galland
« Les identités urbaines » in: Cultures, sous-cultures et déviances 1
Remerciements! ! !
Mes remerciements vont en premier lieu à mon directeur de mémoire
Pierre Gras qui, par sa disponibilité et ses conseils avisés tout au long de l’année, m’a aidé à trouver des solutions et pour mener à bien ce travail.!
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Je remercie également ma famille, en particulier ma mère pour ses
conseils et ses relectures et mon père pour les références qu’il m’a apportées. De manière générale je les remercie pour leur soutien et le temps qu’il ont bien voulu consacrer à ce travail.!
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Sommaire!
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Avant-propos!
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Introduction!
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I Les identités urbaines et leur expression!
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! •Le territoire, origine de l’identité urbaine?!
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! •Les temps de l’identité urbaine!
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! •Les faiseurs d’identité!
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! •Du sentiment d’appartenance à l’identité urbaine!
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II La spatialité des limites, dépositaire de l’identité urbaine!
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! •La limite comme frontière et comme première image de la ville!
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! • Les frontières de l’identité urbaine!
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! •Eléments spatiaux dépositaires de la mémoire urbaine et collective!
29!
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! •Cristallisation des identités dans l’expansion urbaine!
33!
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III Les espaces en renouvellement: vecteurs de l’identité urbaine!
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! •Évolution des limites et stratification des identités urbaines!
38!
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! •Identité emblème, identité stigmate, conserver la mémoire urbaine!
41!
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! •La leçon tragique de Bagnoli!
43!
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Conclusion!
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Bibliographie!
48!
Résumé, Abstract, Mots-clés
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Avant-propos! ! !
Tout individu possède une identité propre. Mais, nous allons le voir,
derrière une apparente simplicité, la notion identitaire renferme en réalité un ensemble complexe d’influences qui exprime en permanence les souvenirs d’une somme d’expériences vécues et la valeur qui leur est accordée. !
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Dans mon cas, ce mélange d’influence a eu un effet direct sur le
choix du sujet de ce mémoire. Originaire de Bordeaux, j’y ai vécu jusqu’à mes vingt ans et j’étudie à Lyon depuis cinq ans maintenant. J’ai effectué une année d’études à Naples en 2013. C’est là-bas qu’est née cette curiosité vis-à-vis des héritages identitaires au sein d’une communauté. Au delà de l’expérience unique d’étudier à l’étranger, c’est la vie de la cité parthénopéenne, qui m’a séduit: ses traditions, son atmosphère, sa culture, notamment dans les quartieri spagnoli (quartiers espagnols) pour lesquels j’ai développé un fort sentiment d’appartenance. Je voulais poser des mots sur ces impressions et sentiments si particuliers, comprendre pourquoi ce qui fait la norme ici peut être, ailleurs, marginal et en quoi ces spécificités d’ordre urbain peuvent conditionner l’identité d’un individu.!
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Bordelais donc, vivant à Lyon, épris de Naples, je n’ai pas trois mais
bien une seule identité, entière, qui reflète tous les éléments qui l’ont constituée avec une géographie et une temporalité qui me sont propres. Je crois profondément que la ville, l’architecture et tous les lieux que nous pratiquons ont de fortes influences sur nos identités respectives. L’objet de cette étude est de comprendre ces influences et les procédés d’identification qu’elles impliquent.!
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Ce travail prend donc à mes yeux une dimension personnelle
puisqu’il se situe à la croisée des plus importantes influences de ma vie, à ce moment si particulier qu’est la fin des études, avant le grand saut dans le vide, ce moment où l’on se pose une fois de plus la question: « Qui suis-je ? »
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Introduction! ! !
La première apparition notable du concept d’identité dans l’histoire
vient de la philosophie grecque et notamment de certains philosophes présocratiques. En effet, Parménide et Héraclite ont abordé cette problématique au VIe siècle avant J.-C. en parallèle de leurs travaux sur « le même » et « l’autre ». Si Parménide pense le monde de façon figée, Héraclite le voit en perpétuel changement (on lui doit à ce propos le proverbe: « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. ») et le compare à un grand feu, changeant constamment d’aspect. ! « Ce monde a toujours été et il est et il sera un feu toujours vivant, s'alimentant avec mesure et s'éteignant avec mesure. »! Héraclite, Fragment 30, Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 105
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Il en va de même pour l’identité qui change selon les expériences et
les attachements, Héraclite a d’ailleurs soulevé plus tard les problèmes que pose cette notion. L’identité a en effet un caractère paradoxal qui est dû au fait qu’elle est perpétuellement remise en cause mais partagée, authentique mais subvertie. C’est une valeur plurielle et subjective ce qui en rend l’étude scientifique particulièrement délicate et l’on ne saurait en extraire l’essence ou la matérialiser tant ses implications sont multiples et variables selon les individus. Il n’y a pas de recette de l’identité, on ne peut la décomposer, ni en affirmer le processus d’établissement, car par définition, elle est propre à chacun et constamment changeante.!
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La notion de limite provient également de la philosophie grecque, un
siècle plus tard avec « Le Timée » de Platon qui nous apprend que la limite, par ce qu’elle contient ou ne contient pas, est une condition nécessaire de l’existence. Plus tard, Aristote travaillant sur l’infini (la plupart des philosophes grecs percevaient l’infini comme une notion négative) déclarait que la perfection s’exprime dans la forme finie, car l’infini n’est pas achevé, il n’a pas de forme, de sens, de détermination, on ne peut le parcourir, il n’existe que potentiellement et peut être éternellement divisé. La limite est donc ce qui finit les choses et qui leur confère non seulement une existence mais également une singularité et c’est en cela que ce concept se rapproche de celui d’identité.!
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Alors que le monde moderne tend à s’urbaniser de plus en plus,
l’exode rural dans toutes les régions du monde a amené les populations à se déplacer vers les villes. Si cela n’était pas vrai il y a quelques générations, de nos jours la majorité de la population est confrontée à la ville. En ce sens, l’identité permet une interprétation du facteur urbain, elle est fictive et subjective, mais essentielle à notre développement, et conduit dans le cas des villes à développer un imaginaire urbain, une appartenance à un espace physique. Elle tend, dans un contexte de mondialisation, de crises structurelles, dans un monde parfois perçu comme absurde, à redonner du sens à la vie en réaffirmant les spécificités de chacun.! « Ambiguë et paradoxale, la réalité du facteur identitaire s'impose par son omniprésence, silencieuse lorsque les choses vont bien et bruyante lors des crises. Elle est à la fois surface et profondeur, périphérie et centre de l'être, individuelle et collective. Elle traverse l'ensemble d'une population tout en s'attachant à elle autant que les individus s'y attachent pour se reconnaître tout en se différenciant. »! Blaise Galland, 1993, Les identités urbaines in: cultures, sous-cultures, déviances
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On peut donc observer une composante urbaine de l’identité dès lors
que l’individu ou la collectivité est confronté à la ville. La notion d’identité urbaine se réfère de façon directe à l’identité; en ce sens, on l’appréhendera en priorité à l’échelle des individus puisqu’elle existe par eux, à travers eux. On verra comment, regroupés dans une collectivité, ils vont transmettre cette identité par des traditions, des valeurs et des espaces légués aux générations futures. Justement, l’objectif de cette étude sera de questionner le rapport entre identité urbaine et spatialité et d’en établir les interactions. La limite est une notion très intéressante dans l’étude de la spatialité des identités urbaines puisque c’est en franchissant les limites que l’on peut se rendre compte de ce qui nous différencie de tel ou tel autre lieu (ville, région, pays), telle ou telle autre communauté. Un accent par exemple se remarque dès lors que l’on confronte deux individus qui ne le partagent pas. Ainsi, l’étude des identités urbaines soulève les questions de la norme et du marginal.!
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Le fil rouge de cet exercice sera de questionner la façon dont sont
ré-actualisées les identités urbaines. La ville grandissant, elle conquiert de nouveaux territoires, tente d’optimiser ceux dont elle dispose déjà et
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cherche à les rattacher mentalement à l’unité qu’elle constitue potentiellement. Dans cette optique, on se posera la question des vecteurs d’identité urbaine dans les espaces en renouvellement et comment ces espaces peuvent contribuer à la formation de ces identités, ou au contraire en subir les stigmates.!
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Pour appuyer cette étude sur des faits objectifs, illustrer le propos
théorique et dresser des constats pratiques, on propose l’analyse de certains espaces dans les villes de Bordeaux et Naples et l’approche des identités urbaines dont ils sont les supports. Ce choix, s’il est en partie personnel n’est cependant pas anodin, il permet, en étudiant les deux villes sous un même regard, d’établir des constats radicalement contrastés. À la manière de la notion l’identité, le cheminement sera pluriel sur les deux villes, et malgré l’intérêt qui sera porté sur certains quartiers ou bâtiments, on abordera de nombreux lieux différents de ces deux villes pour mettre en évidence diverses composantes de leurs identités. De fait nous suivrons un cheminement plus théorique que physique, et les cas présentés répondront à une cohérence intellectuelle plutôt que géographique. Cela permettra également d’appréhender la diversité de ces deux villes, qui est, pour les cités portuaires comme c’est le cas ici, un facteur identitaire fort.!
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On se doit de noter, avant de débuter cette étude, le regain d’intérêt
scientifique pour cette thématique depuis le début des années 1990. De Guy Di Méo (2010), !
nombreux travaux concernant le thème de « l’identification » portant sur
Identités et quêtes de
les processus sociaux de création de l’identité et la manière dont on
sens, dans: « identité de
peut produire des sentiments d’appartenance ont déterminé un tournant
l’agglomération ou
majeur dans l’approche de cette notion. Alors qu’elle était autrefois
agglomération d’identités? : radioscopie du territoire bordelais »
considérée dans une continuité temporelle et se rapportant à la ville plutôt qu’à l’individu, elle est aujourd’hui abordée dans une plus grande complexité et son étude convoque de nombreuses autres disciplines au delà de l’étude physique du territoire telles la sociologie, la psychologie, l’anthropologie. L’approche contemporaine se réfère donc plutôt à une notion dynamique et en renouvellement permanent qui prend en compte la spécificité de chacun.
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Quartieri Spagnoli (quartiers espagnols), Naples
! ! ! ! ! ! ! ! ! Les identitÊs urbaines et leur expression  8
Le territoire, origine de l’identité urbaine?!
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La relation entre territorialité et identité peut sembler en premier lieu
évidente, évidence renforcée par les écrits spécialisés sur le sujet qui partent bien souvent du postulat d’un territoire support ou créateur d’une identité collective. Cette assertion fut longtemps vraie, le territoire a été à travers l’histoire le principal facteur de création d’une identité collective; mais de nos jours, l’identité du territoire est devenu une notion vague ou se côtoient indifféremment les données géographiques, culturelles, patrimoniales et historiques. La mondialisation des échanges (économiques, culturels, scientifiques, politiques…), et les moyens de communication ont apporté les bases de nouveaux principes fédérateurs créant des communautés non nécessairement rapprochées géographiquement. !
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Par ailleurs, l’étude de cette notion d’identité territoriale est bien
souvent cantonnée à l’échelle de la géographie, et ne s’intéresse que rarement à l’échelle de l’individu. Or la relation entre les individus et le territoire qu’ils pratiquent est une relation d’influences réciproques, qui se situe à la frontière entre le sujet et l’objet. Augustin Berque, dans ses travaux sur le paysage, décrit ces relations et refuse que l’étude du paysage soit limitée à une étude physique de l’objet et prescrit une Augustin Berque, 1994 Cinq propositions pour une théorie du paysage, (Champ Vallon)
double approche s’intéressant également aux perceptions de cet objet physique par le sujet (l’individu). Ce qui soulève de vraies interrogations sur la crédibilité de cette approche de l’identité territoriale. Comment affirmer que le territoire fait la communauté? Que les identités collectives s’alignent sur des limites géographiques? Il faut dès lors distinguer l’identité d’un territoire d’une part et la conscience identitaire territoriale de chaque individu d’autre part. Selon les territoires et les individus, les processus d’identification sont très divers. Un territoire possède des caractéristiques propres qui font qu’il influera ou non sur une identité de même qu’un individu peut avoir des attachements territoriaux multiples.!
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On peut également opposer à cette notion de nombreuses situations
t e l l e s q u e l e c o n fl i t i s r a é l o - p a l e s t i n i e n , l e s m o u v e m e n t s indépendantistes et séparatistes (Pays-Basque, Corse…) ou plus
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actuellement, la crise en Ukraine. Ce phénomène peut également être étudié à une échelle plus restreinte et moins dramatique en observant, par exemple, le clivage qui existe entre saisonniers et locaux dans les stations balnéaires, tous deux revendiquant une appartenance différente du même territoire.!
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Malgré une certaine pertinence que l’on peut cependant reconnaitre
à l’approche territoriale de l’identité collective dans certains cas, sa généralisation a contribué à l’instrumentalisation politique de la notion d’identité.! « L’ouvrage associe deux territorialités: une territorialité par la base, vécue et émotionnelle; une territorialité par le haut, plus abstraite, d’essence idéologique et politique »! Blaise Galland, 1993, Les identités urbaines in: cultures, sous-cultures, déviances
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Ce phénomène d’instrumentalisation a donné lieu à des décisions
politiques contestées telles que le découpage des régions en France, très critiquées car ne reposant que sur des arguments arbitraires, éloignés des réalités sociales et culturelles. Ces entités cherchent une France Guérin-Pace, 2006
autonomie et mettent en avant une culture régionale en utilisant des
Sentiment d’appartenance
symboles (dialectes, lieux, traditions) ou en valorisant le patrimoine
et territoires identitaires
« régional ». En réalité tout dépend de la région, certaines, comme
(L’Espace géographique)
l’Alsace ou la Corse qui ont une histoire forte en tant que région sont davantage reconnues comme attaches identitaires par les habitants et les individus qui en sont natifs.!
« Les régions se sont livrées à une véritable quête identitaire dont on peut se demander si elles ont fait émerger une identité virtuelle ou une identité réelle ».! G-F Dumont, 1999, Le dessein identitaire des régions françaises
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Il n’est pas question ici de nier l’importance du facteur territorial dans
l’établissement d’une identité urbaine, mais plutôt de l’intégrer dans un tableau plus large rendant compte de la complexité véritable de cette notion. S’il est certain que la territorialité a une influence forte dans la constitution d’une identité urbaine, elle n’en est pas la seule composante et l’appréhension de cette notion requiert l’étude de ces autres facteurs.
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Les temps de l’identité urbaine!
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L’identité urbaine est un phénomène en évolution permanente, on
pourrait l’imaginer comme un nuage aux contours incertains, soumis à des changements divers sous l’effet de nombreux facteurs. La nature et le nombre des composantes de cette notion nécessitent donc une interprétation dans un cadre temporel précis. Il s’agit en réalité davantage d’un processus en cours que d’un référent statique et universel que l’on pourrait intégrer comme postulat de départ d’une réflexion architecturale, urbaine ou sociale. !
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Il n’est sans doute pas possible de référencer toutes les variables qui
entrent en jeu dans la composition d’une identité urbaine ou collective, d’autant plus que cette identité s’établissant de façon propre pour chaque individu, il serait réducteur de penser pouvoir en tracer des contours fixes. On peut cependant tenter de dégager des propriétés communes à ces variables pour tenter d’obtenir une vision plus ou moins globale de cette notion et de la façon dont elle agit sur chaque individu. !
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L’aspect temporel étant l’un des plus importants dans l’appréhension
de cette notion, on se propose d’observer les événements significatifs que l’on classera selon qu’ils se soient déjà produits (histoire), qu’ils soient d’actualité (évolutions) ou qu’ils ne soient pas encore arrivés (perspectives)!
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Les origines d’une telle identité, facteurs les plus stables à priori,
sont à rechercher dans le passé, dans le temps long de l’histoire. Ils forment une culture partagée par les individus issus d’un même ensemble spatial (un quartier, une ville, un pays), ceux qui s’y intègrent et les expatriés se retrouvant par communauté (on reviendra sur ces derniers en parlant de l’exportation des identités collectives, notamment par les phénomènes d’émigration). Ce terreau commun se compose de références variées (historiques, géographiques, culturelles, sociales) formant une culture populaire que l’on peut retrouver dans de nombreux domaines de cet espace géographique (domaines commerciaux, politiques, artistiques…)!
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« Qu’est ce que l’identité? non seulement ce qui fait l’unité d'un groupe, sa
différence par rapport à d'autres groupes, un ensemble singulier de caractères propres, qui signifie, symbolise cette unité et cette différence, mais aussi la permanence de ce groupe dans le temps, à travers l'histoire, malgré tous les changements qui l'ont affecté. L'identité collective renvoie à une mémoire par laquelle le groupe présent se reconnaît un passé commun, le remémore, le commémore, l'interprète et le ré-interprète »! Jean-William Lapierre, 1984
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À Naples, à Bordeaux et ailleurs, l’étude des faits historiques est une
étape incontournable dans la compréhension des identités urbaines car elle est une part importante de cette culture populaire. De plus elle donne des pistes pour l’interprétation des évolutions contemporaines et des perspectives d’avenir. Sans rentrer dans le détail d’histoires complexes marquées par de nombreux changements de statut, on peut brosser un tableau historique et identitaire de ces deux villes afin d’aborder les appartenances qu’elles ont suscitées. !
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La légende veut que la ville de Naples ait été érigée autour de la
sépulture de Parthénopé, sirène éprise d’Ulysse qui se suicida par amour pour lui. Il est intéressant de noter que l’origine mythique de la cité est une sirène, représentant la séduction et l’illusion. De l’époque gréco-romaine à l’époque moderne, Naples n’a eu de cesse de changer de main, passant des byzantins aux romains, puis aux normands, angevins, autrichiens, bourbons, espagnols ou encore français. Parfois capitale (Royaume des deux Siciles, République Parthénopéenne) mais souvent soumise à une puissance étrangère, Naples semble figée, hors du temps et les Napolitains ont subi l’histoire plutôt qu’ils ne l’ont écrite. Cette observation est soulignée par Benedetto Croce et Raffaele La Raffaele La Capria, 1986
Capria écrivains et philosophes napolitains du début du XXe siècle qui
Armonia perduta"
évoquent la « non-histoire » de la cité parthénopéenne. Suspicieux vis-
(Mondadori)
à-vis du pouvoir, sceptiques face à l’avenir, les napolitains sont enfermés dans un système individualisant, fait de rites et de codes d’apparat qui peinent à masquer les vices de la société malade qu’est la napolitanità. Oubliés de l’histoire, plus souvent sujets que citoyens, les napolitains ont su pourtant traverser les crises à répétition et ont visiblement tissé dans l’adversité une solidarité remarquable.!
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L’exemple le plus émouvant de cette fraternité est
sans aucun doute l’épisode des Quattro giornate di Napoli (Quatre Journées de Naples) entre le 27 et le 30 septembre 1943. Alors que la ville est dévastée par la Seconde Guerre Mondiale, les napolitains se soulèvent contre l’occupant nazi, s’attaquent aux dépôts d’armes et aux casernes militaires et défont l’armée allemande en quatre jours peu avant le débarquement allié. Le lendemain de la victoire, le 1er Octobre, les forces alliées débarquent dans une ville en liesse, libérée de l’occupant. Outre les retombées politiques et les effets positifs sur le moral de la population, les Quatre Journées de Naples ont empêché l’armée nazie de livrer bataille face aux alliés dans la cité, leur faisant perdre un sérieux Affiche du film Le 4 giornate di Napoli de
avantage stratégique, préservant surtout de nombreuses
Nanni Loy (1962)
vie civiles mais également la ville elle-même qu’Hitler
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voulait voir réduite en « en cendres et en boue ».!
Bordeaux quant à elle est une ville plus « jeune », puisqu’elle fut
créée cinq siècles après Naples. Les romains fondirent Burdigala à l’emplacement d’une tribu gauloise. La cité connut un net essor à partir du Ier siècle av. J.-C., notamment grâce au commerce du vin qui est déjà présent dans la région. Le développement rapide de la ville nécessite sa fortification au vu des invasions régulières. La cité continua de se développer au delà de la chute de Rome. Elle fut offerte en dot par Aliénor d’Aquitaine à Henri de Plantagenêt qui devint Roi d’Angleterre. Bordeaux resta anglaise jusqu’en 1453 et devint de plus en plus célèbre grâce aux vins qu’elle exportait dans toute l’Europe. Sous Louis XIV la ville s’élargit avec le travail de Vauban qui en repense les fortifications et s’embellit sous Louis XV grâce aux projets de l’Intendant Tourny. Dans le même temps, Bordeaux continue de s’enrichir grâce au négoce du vin auquel vient s’ajouter celui du sucre colonial. Mais la plus grosse source de revenus de la ville à cette époque fut sans doute le commerce triangulaire. Dès lors, la ville médiévale est rasée et une nouvelle ville
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est reconstruite, laissant place aux joyaux du XVIIIe siècle qu’on lui connait aujourd’hui, mais qui restent entachés d’un passé tragique.! ! !
Bordeaux a donc traversé l’Histoire de façon plus
heureuse que Naples, elle a toujours connu une certaine aisance, ce qui lui vaut sa réputation de ville bourgeoise. S’il est vrai qu’une part de la population bordelaise, descendante des grandes familles du XVIIIe siècle, constitue la bourgeoisie, la ville est scindé en différentes classes sociales qui ont peu d’interactions entre elles. Bordeaux reste néanmoins une ville cosmopolite, dont les habitants se retrouvent, malgré leurs différences, autour de rites ou dans des espaces publics en se reconnaissant un point commun: être bordelais. Le vin est également un facteur identitaire très fort dans la région bordelaise, on le produit, on le consomme, on le célèbre. Il est un élément Affiche promotionnelle de la fête du vin (2012)
fédérateur entre les bordelais, et les traditions qui l’entourent apparaissent comme des codes de
reconnaissances entre eux. Le vin à Bordeaux est un art à part entière, il possède son histoire, sa culture, ses savoir-faire et l’on peut noter cette influence identitaire dans des éléments spatiaux tels la Cité des Civilisations du Vin actuellement en projet, que l’on abordera lors de l’étude de la transcription des identités urbaines dans les éléments spatiaux.!
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Les facteurs correspondant au temps présent sont plus délicats à
appréhender car ils correspondent à une évolution globale susceptible de changer à tout moment. À l’échelle de cette étude, la question du temps présent doit prendre une certaine largeur et inclure les tendances des évolutions et les grandes mutations en cours. Ces évolutions nourrissent l’identité urbaine, elles sont créatrices de débats sociétaux et par la même, elles actualisent l’identité collective.!
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Avant la réunification de l’Italie, Naples est une capitale européenne
(Royaume des Deux Siciles), elle devient avec la création de l’état italien une capitale régionale. C’est le début d’un long déclin qui n’en finira pas d’affaiblir la cité et de ternir son image. Minée de crises (industrielle,
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sociale, économique, politique, idéologique) la ville est coincée dans son immobilisme, accentué par la corruption qui ronge le système décisionnel. Si la ville a pourtant connu un essor industriel important à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, cet élan s’est vite essoufflé notamment à cause des interférences de la Camorra, qui s’est attelée à corrompre la société napolitaine. L’importance de l’ère industrielle n’a d’égal que son déclin et les marques qu’elle a laissées dans la cité. L’exemple le plus frappant est la friche industrielle, la plus grande d’Europe avec 310 hectares d’emprise La friche industrielle de Bagnoli en 2013
directement sur le littoral, laissée par l’aciériste Italsider à Bagnoli qui défigure
une grande partie du front de mer occidental de la ville entre le centre et la banlieue littorale à partir de 1990. La ville connait dès lors une lente décadence que ni l’implication de la classe intellectuelle ni les manoeuvres politiques à toutes les échelles ne parviendront à enrayer. Les projets sont faits au compte goutte et restent souvent à l’état embryonnaire ou lorsqu’ils sont mis en oeuvre, sont largement amputés et perdent ainsi leur signification et leur impact potentiel. On reviendra plus tard sur ce phénomène, en particulier à Bagnoli.!
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Du fait d’une économie moderne et d’un système politique et
opérationnel sain, Bordeaux se porte bien depuis le début des années 1990, et l’on entend souvent dire que la « Belle endormie » s’est enfin réveillée. L’aboutissement de certains projets de métropole comme le tramway, la revalorisation de tout le centre ville, notamment au niveau des voiries, de l’espace public, du mobilier urbain ou encore la construction du nouveau pont levant reliant les quartiers Bacalan et Bastide a transformé la ville vieillissante en une ville moderne tournée vers l’avenir qui a enfin unifié ses deux rives. La pression foncière s’est accentuée, entrainant une forte croissance du secteur immobilier comme en témoignent les nombreux projets de revalorisation urbaine des quartiers moins développés, réunis sous le label Bordeaux 2030.
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Les indicateurs économiques et urbains sont au vert et Bordeaux profite d’une dynamique largement favorable depuis vingt ans.!
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De fait ces deux villes abordent l’avenir de manière radicalement
différente. D’un coté, Bordeaux en plein développement, attire des habitants et des employeurs, les projets entrainent d’autres projets et la ville est en ébullition urbaine. Tournée vers l’avenir Bordeaux doit confirmer qu’elle a les moyens de ses ambitions, mais tout porte à croire que le développement en cours depuis vingt ans va se poursuivre, voire s’accélérer, au vu des grands projets lancés. D’un autre coté, Naples est dos au mur, elle se doit de sortir de sa torpeur ce pour quoi elle a besoin d’un réveil politique, urbain mais surtout idéologique pour appréhender positivement l’avenir sans quoi elle restera cette cité hors du temps et du progrès et écrira une nouvelle page de sa « non-histoire ». Cependant, le tableau n’est pas que noir: comme on pourra le voir plus tard, des signes de changement commencent à émerger et même s’il ne s’agit que de promesses, les mentalités évoluent, et c’est précisément ce dont Naples a besoin.!
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On peut voir à la trajectoire des deux cités combien les temps de
l’identité urbaine sont interdépendants et comment chacune de ses composantes possède des implications multiples à différentes échelles physiques et temporelles. L’histoire et les tendances actuelles conditionnent les perspectives d’avenir, mais à l’inverse, ces perspectives ont une influence sur la façon dont les habitants ressentent leur quotidien et interprètent leur histoire. Il s’agit donc d’un ensemble complexe, et quiconque cherche à étudier l’identité urbaine doit s’immerger dans la culture, l’histoire, la vie de la cité en question, comprendre les aspirations, les exaspérations de ses habitants et pratiquer ces espaces qui sont le support de cet ensemble qu’est l’identité urbaine.
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Les « faiseurs d’identité »!
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La notion d’identité urbaine est paradoxale, en effet, le concept
d’identité se réfère au domaine de la psychologie et donc de l’individu. Il ne s’agit donc pas d’étudier l’identité de la ville, ce qui n’aurait pas de sens, mais d’étudier les influences que reçoit chaque individu du fait de vivre dans un cadre géographique donné. Ainsi, l’identité urbaine n’existe pas de façon universelle pour une ville mais de façon unique pour chaque individu. Ce concept reste relativement vague lorsqu’on l’étudie au cas par cas, cependant, appliqué à une collectivité considérée comme acteur social, il devient opérationnel. !
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Dans ce contexte, l’intégration du facteur identitaire par les acteurs
de la vie publique devient indispensable dans la conception de projets d’envergure, et ce à plusieurs égards. Tout d’abord, l’acceptabilité d’un projet par la collectivité dépend de la façon dont il sera perçu, et si ce projet convoque des images locales, des références identitaires, les individus pourront s’y projeter et y trouver un écho à d’autres entités. D’autre part, un projet qu’il soit architectural, urbain, social, culturel, touristique se doit de maintenir une certaine cohérence avec l’environnement urbain qui l’entoure pour espérer conserver ou entretenir la cohésion sociale dans la ville. S’il est souvent difficile d’anticiper l’accueil que réserve le public à un projet, l’inscrire dans des traditions, un art de vivre, des pratiques sociales et urbaines permet d’actualiser l’identité urbaine, de la ré-interpréter, et donc de l’enrichir tout en donnant une direction à son évolution. !
! Blaise Galland, 1993!
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Ce que l’on appellera les « faiseurs d’identité » (terme emprunté à
Les identités urbaines; in:
Blaise Galland) sont les acteurs de la vie collective dans les domaines
Cultures, sous-cultures et
politique, urbain, médiatique, culturel ou économique. En pratique, tout
déviances."
un chacun peut être considéré comme tel, l’éventail de « faiseurs
(Bulle)
d’identité » est aussi large que la notion est complexe et peut inclure le maire de la ville concernée au même titre que l’artiste de rue. Cependant, on se permettra de considérer les personnes ayant un pouvoir décisionnel dans leurs domaines respectifs comme « faiseurs d’identité ». !
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!
Chacun de ces domaines entretient des relations proches et
différentes avec l’identité urbaine, ils contribuent à sa formation, en assurent la pérennité et en dessinent les évolutions. Ainsi les acteurs de l’aménagement du territoire (services de l’urbanisme, architectes, paysagistes) ont une grande influence sur les qualités physiques de la ville, ils modèlent le cadre de vie dans lequel l’identité urbaine s’exprime, entretiennent le patrimoine culturel. En ce sens, ils travaillent avec les identités urbaines, s’en inspirent et conçoivent des réalisations physiques qui en seront support. !
! !
Selon le même schéma, les acteurs de la vie culturelle, artistique et
médiatique pratiquent ce dialogue. En effet, de par leur action, ils soulèvent des interrogations relatives à la vie de la cité. En produisant et en véhiculant des images ou des références ayant trait à l’identité urbaine ils l’entretiennent et la font évoluer eux aussi. Il agissent de la même manière que les acteurs du territoire à la différence qu’ils ne façonnent pas ou que peu la ville, mais en fournissent les clés de son interprétation et en ce sens, leurs travaux sont complémentaires.!
! !
Le secteur économique peut en premier lieu sembler déconnecté des
questions de l’identité urbaine, cependant, elle y a une place importante. En effet, une ville possède des spécialités et des particularités qui entrent en ligne de compte lors de l’étude d’un investissement extérieur par exemple. De plus elle renvoie une image de la ville, elle est directement liée à la nature de l’objet, et en ce sens ne peut être manipulée, on ne s’invente pas une identité pour se rendre attractif. Elle peut être un atout ou une faiblesse et notamment dans le secteur touristique avide d’identité locale séduisante.!
! !
La dernière catégorie d’acteurs que l’on considèrera comme «
faiseurs d’identité » sont les acteurs du monde politique. Censés représenter les aspirations des individus en termes de choix d’avenir et d’orientation des actions publiques, ils sont les dépositaires de l’évolution de l’identité urbaine. En tant que tels, ils disposent d’un pouvoir d’influence particulier sur cette notion, et l’utilisent au même titre que les autres acteurs. Cependant l’usage qu’ils en font peut parfois s’avérer biaisé et partial, orienté dans le sens des actions politiques qu’il
18
mettent en œuvre et c’est en ce sens que le concept d’identité urbaine peut être instrumentalisée. !
! !
Le but de cette classification n’est pas de diviser, simplifier ou
schématiser le concept d’identité urbaine, ni d’affirmer qu’une élite dirigeante ou opérante puisse se substituer à l’interprétation individuelle mais de mettre en exergue leur influence sur des projets ayant un impact sur les composantes majeures de ces identités. Il faut bien garder à l’esprit que chaque individu est susceptible de faire évoluer l’identité urbaine, ne serait-ce que dans l’interprétation personnelle qu’il en fait. En réalité, chacun participe à sa manière à ce mouvement global de formation d’identité collective, mais l’influence que certains décideurs ont sur la ville incite à étudier leurs actions en priorité.!
! !
La façon dont ces acteurs interagissent entre eux est également une
donnée importante dans la création d’une identité urbaine. Les systèmes décisionnels et les politiques urbaines menées déterminent une grande partie de ce que sera le cadre urbain dans l’avenir. Un exemple particulièrement marquant de ces relations est le projet de régénération urbaine de la friche Bagnoli, que l’on abordera en détail à la fin de ce travail et qui illustrera entre autres ces interactions complexes.
19
Du sentiment d’appartenance à l’identité urbaine!
! !
On peut parler de l’identité d’un individu en abordant son sexe, sa
nationalité sa naissance ou toute autre information administrative le concernant, ces données ne refléteront cependant pas sa véritable identité mais tout au plus son état-civil. Pour établir son rapport au territoire, il faut aborder la complexité de la vie d’un individu, son parcours géographique, la valeur qu’il place dans chaque lieu qu’il a pratiqué, ou qu’il pratique encore, les événements qu’il y a vécu, l’imaginaire qu’il en développe. Toutes ces composantes ne forment pas une accumulation mais plutôt une entité faite d’interactions complexes qu’il faut aborder comme un tout propre à chacun et qui permet d’en comprendre les appartenances et les comportements.!
! !
Le sentiment d’appartenance nait de l’identité urbaine mais n’est pas
une composante nécessairement présente dans la notion identitaire. Chaque individu s’identifie de manière différente, et la place de l’appartenance géographique dans cette identification est variable selon les cas. En effet, si certains se reconnaissent plutôt dans l’appartenance à un lieu, d’autres se définissent davantage par leur situation sociale, familiale ou par leur emploi. Non pas donnée et fixée indéfiniment, l’identité évolue au fil de la vie et des expériences. Selon le contexte et les changements de modes de vie, on peut noter que certains attachements prévalent dans la façon dont on s’identifie tandis que d’autres sont écartés pour un temps plus ou moins long, voire définitivement. Ce dosage particulier fait l’unicité de l’individu à chaque instant, cette somme d’expériences et l’importance qu’il leur apporte fait son identité urbaine.! « En considérant séparément ces deux éléments de mon identité (le fait d’être arabe et chrétien), je me sens proche, soit par la langue, soit par la religion, d’une bonne moitié de l’humanité; en prenant ces deux mêmes critères simultanément, je me retrouve confronté à ma spécificité ». ! Amin Maalouf, 1998, Les identités meurtrières, (Grasset)
!
Avec cette phrase, Amin Maalouf exprime la « spécificité » de son
identité, la somme d’expérience qui fait de lui un être unique qui peut se reconnaitre dans différentes collectivités. Certes Amin Maalouf est arabe et chrétien, ce qui n’est pas rare, mais c’est en affinant la géographie et
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la temporalité de ses influences identitaires ainsi que l’interprétation personnelle qu’il en fait que l’on se rendra compte de l’unicité de son identité. !
! France Guérin-Pace, 2006
!
On peut considérer que chaque individu est attaché à différents lieux
Sentiment d’appartenance
qui constituent son « patrimoine identitaire géographique ». Il peut s’agir
et territoires identitaires
de chaque lieu qu’il a pratiqué ou qui ont eu une importance dans son
(L’Espace géographique)
parcours (lieux de naissance, d’origine, de vie, de projets, imaginaires…). D’autre part, on voit apparaitre, avec la globalisation des échanges, de nombreux individus aux identités fragmentées ou recomposées. Chaque individu donne du sens à cette identité faite de ses « multi-appartenances » qui n’est pas une accumulation de
!
plusieurs identités mais bien ce qui fait leur identité, pleine, entière.!
21
Murat Gök, Border (Hammok), 2010 Courtesy Pilot Gallery, Istanbul
! ! ! ! ! ! ! ! ! La spatialité des limites comme dépositaire de l’identité urbaine 22
La limite comme frontière et comme première image de la ville!
! !
« Les limites sont les éléments linéaires que l’observateur n’emploie
pas ou ne considère pas comme des voies. Ce sont les frontières entre deux phases, les solutions de continuité linéaire : rivages, tranchées de voies ferrées, limites d’extension, murs. Elles servent de références latérales plutôt que d’axes de coordonnées. De telles limites peuvent Kevin Lynch (1976)!
être des barrières, plus ou moins franchissables, qui isolent une région
L’image de la cité"
de l’autre; ou bien elles peuvent être des coutures, lignes le long
(Dunod)
desquelles deux régions se relient et se joignent l’une à l’autre. »!
! !
La limite est une notion qui en convoque bien d’autres et ne peut
donc pas être étudiée isolément. D’un point de vue philosophique, la limite est une condition de l’existence, elle peut donc être vue comme une définition de l’identité. C’est un travail ambigu qui repose la plupart du temps sur des valeurs subjectives que l’on se propose de rationaliser. Qu’est ce que la limite? Est-elle ce qui sépare? ce qui unit? C’est une notion double qui convoque des binômes tels que frontière et passage, interruption et continuité, différentiation et transition… La première des étapes dans l’étude des limites est de définir ce que l’on compte inclure ou non dans la délimitation. On se focalisera dans cette étude sur les limites urbaines, et l’on tentera d’en expliquer l’importance dans la ville d’aujourd’hui.!
! !
On se propose dès lors d’étudier quelles peuvent être les limites
d’une métropole. La notion de limite des villes s’est largement complexifiée avec l’éclatement des villes. En effet, au Moyen-Âge on Michel Lussault (2007)! L’ H o m m e s p a t i a l : l a
pouvait clairement établir la fin ou le début d’une ville à ses fortifications,
construction sociale de
plus tard dans les grandes villes, les boulevards ceinturant le centre le
l'espace humain"
distinguaient des faubourgs, puis les boulevards périphériques ont
(Seuil)
représenté de nouvelles frontières aux villes. Ces structures spatiales contribuaient à l’identité de la ville, en la limitant elles la qualifiaient, si bien que d’un coté ou de l’autre de la limite on pouvait relever la présence ou l’absence d’un critère déterminant. De fait, l’ensemble de ces critères constituaient une bonne partie des influences identitaires de la ville et conféraient aux habitants des signes forts d’appartenance à une communauté territoriale et sociale.!
23
!
Aujourd’hui, les grandes métropoles mettent à mal cette notion, et
l’on ne saurait définir un critère unique pour délimiter la ville. L’urbanisation ne peut plus être considérée comme ce facteur de limite comme il a pu l’être auparavant. De nombreuses variables sont à intégrer dans cette réflexion et la limite d’une ville ne devient plus unique, elle est multiple et peut varier suivant l’angle d’approche de notre réflexion. On peut par exemple considérer la zone dans laquelle le logement atteint une certaine densité, ou la limite administrative (qui a aujourd’hui si peu de sens en contexte urbain qu’elle est identifiable au seul panneau qui indique le changement de commune). La ville actuelle cherche à re-matérialiser ses limites perdues, ce phénomène est observable en périphérie, par l’installation de péages, de zones industrielles, d’activités ou pavillonnaires, des murs anti-bruit et des échangeurs routier… au delà desquels on va chercher à positionner tout ce dont on ne désire pas ou plus dans la ville: aéroports, usines, centrale électrique, pôle chimique, port industriel… Dès lors, il ne s’agit plus seulement de recherche formelle, mais bien de recherche identitaire.!
! Blaise Galland, 1993!
!
Les identités urbaines; in:
opère, ou plutôt qui s’opère lorsqu’on la traverse. En effet Blaise Galland
Cultures, sous-cultures et
définissant l’identité comme étant « ce qui nous sépare » (comprendre
déviances."
ce qui nous différencie), c’est dans ces espaces de limites que l’on
(Bulle)
La limite peut être révélatrice d’identité par le changement qu’elle
pourra se rendre le plus compte des composantes de l’identité urbaine. Quand bien même ces composantes ne se révèlent pas d’un bloc, il est intéressant de parler ici de la notion d’image de ville qu’il faut dissocier de la notion d’identité urbaine. A l’inverse de l’identité, l’image peut se fabriquer de toute pièce, soit par l’extérieur, soit pour l’extérieur. Par exemple, Bordeaux continue de renvoyer cette image de ville bourgeoise qui est une image créée de l’extérieur. A l’inverse, on peut examiner l’exemple de Montpelier qui s’est inventée une image de ville « surdouée » qu’elle souhaite exporter pour se valoriser. Or la limite est facilement manipulable, et peut renvoyer une image dissociée de la réalité de la ville. On pense notamment à ces projets urbains ou architecturaux qui se revendiquent comme « entrées de villes », donnant une première image potentiellement artificielle de la ville. !
!
24
!
Naples et Bordeaux étant des villes portuaires (maritime pour la
première, fluviale pour la seconde), on peut y aborder leurs « façades maritimes » qui se révèlent beaucoup moins manipulable que les limites terrestres. Il s’agit de limites bien plus franches puisque séparant le continent de l’eau, au-delà desquelles on ne peut pas construire ni même marcher. Cette limite est extrêmement profonde puisque toutes les règles sont subverties selon le coté duquel on se place. Les lois physiques, les règles administratives, les modes de déplacement, sont autant de facteurs qui varient de part et d’autre de cette limite. La ville ne pouvant pas s’étendre sur l’eau, le rivage représente une cassure nette dans la ville entre une morphologie urbaine de centre-ville et la surface plane et vierge que constitue l’eau. Ainsi se forment ces façades que beaucoup de villes tiennent en estime car elles sont une première image de la ville lorsque l’on arrive par voie maritime (dans le cas de Naples) ou depuis l’autre rive (dans le cas de Bordeaux). !
Façade maritime de Naples - Posillipo
Façade fluviale de Bordeaux - rive gauche
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« Les Bordelais viennent de trouver une agora à leur image : le port historique de Bordeaux requalifié. Ce lieu de départ est devenu un immense lieu de rassemblement à la bordelaise : immense, ouvert, naturel, cosmopolite. Le port traverse la ville dont le charme est de donner à croire que chacun peut en partir quand il le veut… »! Jean-Charles de Munain, Bordeaux : Ville cosmopolite échelle nature
!
Il n’est donc pas étonnant de voir des façades maritimes très
travaillées, composées de bâtiments remarquables et dont les quais sont traités de façon particulière. On notera à ce propos la transformation des quais de la Garonne à Bordeaux qui ont été requalifiés de façon impressionnante, ce qui a valu à Bordeaux et au Port de la Lune (le centre-ville, appelé ainsi en raison de la forme de croissant de lune que prend la Garonne en traversant Bordeaux) d’être classés au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2007.!
! !
À Bordeaux comme à Naples, remonter le front de mer dans un sens
ou dans l’autre est une balade historique, les différentes strates de la ville se révèlent et le centre ville laisse place à des quartiers empreints d’une identités différentes, à des zones industrielles, portuaires; il s’agit donc d’un révélateur historique mais également identitaire. Cela pose la question des inscriptions spatiales de l’identité urbaine, leur temporalité, leurs références.
26
Les frontières de l’identité urbaine!
!
!
La question de l’étendue géographique de l’influence d’une identité
locale est délicate à bien des égards. Elle dépend tout d‘abord du système de référence et de l’échelle que l’on choisit pour l’étudier. En effet, selon l’échelle employée, les influences identitaires sont sensiblement différentes, chaque individu se reconnaissant dans une ou plusieurs collectivités propres à son expérience. Ainsi différentes identités peuvent cohabiter sur le même espace géographique et il devient difficile sinon impossible d’établir une cartographie précise à moins de choisir des critères spécifiques et d’en recenser l’existence sur le terrain. Cependant la complexité de la notion d’identité collective réfute l’utilisation d’une telle méthode qui peut être considérée comme réductrice voire arbitraire. Il serait par exemple plus révélateur Blaise Galland, 1993!
d’interroger les populations des zones concernées ou les « faiseurs
Les identités urbaines; in:
d’identité » locaux ainsi que l’a fait Blaise Galland dans le cadre de son
Cultures, sous-cultures et
étude sur Genève et Lausanne. !
déviances." (Bulle)
! !
Il fut peut-être un temps ou l’on pouvait strictement limiter l’influence
d’une identité collective à un ensemble spatial. Mais de nos jours avec la globalisation des échanges humains et culturels, cette influence tend à s’exporter, et l’on peut rencontrer des populations conservant une identité collective directe ou héritée dans des villes plus ou moins éloignées de son origine. On peut citer à titre d’exemple les quartiers Little Italy à New-York ou dans d’autres grandes villes d’Amérique du Nord: San Francisco, Montréal… regroupant les italiens ayant suivi la Grande Émigration de 1860 à 1930. Ces expatriés reproduisent les modes de vie de la région dont ils sont originaires, ils cultivent ainsi une appartenance et une identité collectives et contribuent à l’éclatement de la zone de référence de ces identités. !
! !
On peut également noter un phénomène plus vieux mais qui
contribue aussi à cet éclatement, les influences culturelles d’une puissance à l’autre. Que ce soit par domination ou par relation égalitaires, les grandes puissances procèdent à des échanges qui exportent des références à l’autre bout du monde. L’exemple le plus parlant de ce phénomène est celui du Commonwealth of Nations
27
(héritage de l’Empire Britannique) par lequel la Grande-Bretagne a exporté sa langue et sa culture aux quatre coins du globe, ou encore l’influence culturelle et commerciale française en Iran qui, bien que périodiquement écornée par des différends diplomatiques ou les manoeuvres d’autres puissances mondiales, a permis jusque dans les années 1980 de promouvoir la langue et la culture française dans la cette région du monde. Aujourd’hui encore, même si le français n’est plus enseigné dans les écoles, il est utilisé au même titre que l’anglais dans les institutions touristiques, les hôtels et dans certains partenariats scientifiques et universitaires.!
! !
Cependant, l’identité urbaine continue d’être ancrée dans une réalité
géographique et même si ces limites sont de plus en plus floues, elles continuent d’exister. Il est généralement difficile de distinguer les éléments qui rassemblent et bien plus aisé de percevoir ce qui divise. Ainsi, un individu qui quitterait la ville où il a toujours vécu, se rendrait compte de son accent ou d’expressions locales qu’il serait, dans ce contexte, le seul à utiliser. Ce qui est central dans sa ville natale sera alors marginal. Cette observation peut être soutenue par l’exemple des rivalités régionales ou nationales entre les grandes villes (Paris et Marseille, Naples et Milan, Madrid et Barcelone…) qui mettent en exergue des différences culturelles et sociales se traduisant dans différents domaines.
28
Eléments spatiaux dépositaires de la mémoire collective!
! !
Que l’on en soit originaire ou étranger, la ville renferme des lieux qui
dégagent une aura particulière. Certains sont porteurs d’un sens, ils peuvent par exemple avoir été les témoins d’un événement historique fort, d’autres sont connus pour des pratiques particulières, d’autres encore semblent simplement intrigants. L’espace physique semble parfois le garant de la mémoire urbaine, comme si cette dernière se cristallisait en lui. Qu’elles soient vécues collectivement ou individuellement les expériences prennent place dans un cadre physique particulier et l’on a du mal à dissocier l’histoire ou l’anecdote du lieu dans lequel s’est déroulée. On peut observer ce phénomène en accéléré avec l’exemple des grands ensembles en France où leur échec relatif à conduit à la démolition de certaines opérations. Démolitions durant lesquelles certains habitants fondant en larmes, expliquaient qu’une grande partie de leur vie était liée à ces lieux et que leur disparition signifie à leurs yeux une perte de la mémoire collective qu’ils ont construit ensemble au fil des ans.! « Les pratiques d’appropriation révèlent combien l’espace est investi, et par là même produit, de manière à la fois matérielle, par occupation, transformation, exploitation et idéelle, par la production de signes, de marques, de limites. »! Fabrice Ripoll, Vincent Veschambres, 2006, ! L’appropriation de l’espace : une problématique centrale pour la géographie sociale
! !
Parfois sans même le connaitre ou en connaitre l’histoire on identifie
un lieu comme particulièrement marquant. C’est souvent qu’il est reconnu comme tel, respecté des habitants, mis en valeur, entretenu car il est le dépositaire d’une mémoire collective que l’on ne pourrait altérer ou laisser dépérir. Car tant que le lieu vit, la mémoire demeure et la perte de ce cadre physique serait comme oublier ou renier l’histoire de la collectivité. Ces lieux sont des éléments spatiaux dépositaires de la mémoire urbaine, un individu y ayant vécu des moments importants ou en connaissant l’histoire se les remémorera en y retournant, ces éléments spatiaux réactivent donc à chaque instant des images fondamentales de l’identité urbaine et en cela ils en sont un excellent révélateur.!
29
!
Un lieu n’est donc pas intrinsèquement révélateur d’une identité
urbaine, il le devient au fil du temps et des expériences dont il est le réceptacle. Les événements dont il est le témoin peuvent le marquer physiquement, dans ce cas, l’histoire du lieu se fond dans celle de la collectivité et les stigmates qu’il porte ou les modifications qu’il aura subies lui conféreront le statut de symbole. L’exemple de la basilique Santa Chiara à Naples est particulièrement marquant: presque entièrement détruite lors d’un incendie successif à un bombardement allié en 1943 (la ville étant occupée par les armées nazies), elle est rénovée de la fin de la guerre jusqu’en 1953. La toiture nouvellement posée est particulièrement reconnaissable à sa couleur verte qui a fait couler beaucoup d’encre à l’époque de sa pose. Cette spécificité remémore le souvenir des destructions que la ville a subies durant la guerre. L’histoire de cette toiture est tellement ancrée, transmise, réactualisée, que la destruction de cette toiture serait perçue aujourd’hui comme un crime contre l’histoire. C’est que, investie d’une valeur et d’un sens historique, ce simple toit de zinc vert a été porté au rang de symbole par la population napolitaine.!
À gauche: Basilique Santa Chiara vue de l’intérieur après l’incendie de 1943. À droite: vue depuis la colline de Vomero
!
La recherche scientifique ayant évolué sur le sujet ces dernières
décennies, on observe une prise de conscience de la part des décideurs au niveau de ces sujets de l’identité urbaine et de sa transmission dans les espaces urbains. Ainsi dans le cadre du projet urbain, « Bordeaux 2030 », la communauté urbaine a réalisé une étude sur l’identité de l’agglomération bordelaise. « Bordeaux métropole 3.0 » est un mouvement de réflexion collective autour de thèmes scientifiques,
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conceptuels et urbains au sein duquel l’étude « Identité de l’agglomération ou agglomération d’identités? Radioscopie du territoire bordelais » a été développée par le Conseil de développement. Ce dossier d’essence consultative montre cependant l’intérêt des décideurs pour ce thème de la spatialisation de l’identité urbaine, réalisant le poids qu’elle peut avoir tant au niveau local dans la vie de la cité qu’à l’échelle l’internationale pour affirmer les spécificités de la ville et attirer des nouveaux habitants et investissements.!
! !
La Base sous marine de Bordeaux possède un statut similaire.
Construite de 1941 à 1943 par les forces nazies, cet impressionnant bunker de 42.000 m2 était destiné à abriter les flottes sous-marines italienne et allemande durant la Seconde Guerre Mondiale. Elle faisait partie du « Mur de l’Atlantique », un grand dispositif de surveillance de la côte atlantique composé de 5 bases sous-marines (Brest, Lorient, SaintNazaire, La Rochelle et Bordeaux) ainsi que d’un grand nombre de Blockhaus et autres forteresses militaires. Ce dispositif débutait sur la cote basque en France et se prolongeait jusqu’à l’extrémité nord de la Norvège, il était destiné à prévenir tout débarquement des Alliés depuis la Grande-Bretagne ou l’Amérique. Au delà de sa fonction militaire cette base était un véritable outil de propagande du IIIe Reich.!
! !
Ce véritable stigmate historique et urbain a été réhabilité à partir de
la fin des années 1980, après un long débat suivant sa fermeture au public. De nombreux projets ont été envisagés, un espace dédié à la promotion des produits viticoles de la région, un conservatoire de musique, mais ces projets seront abandonnés
faute
de
financements suffisants. Le projet va dès lors connaitre une trajectoire atypique, mais chargée d’identité. Un groupe de musique bordelais obtient de la mairie Base sous-marine de Bordeaux.
l’installation d’un studio en 1996. En quelques années, la base
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sous marine devient un espace dédié à l’art total et s’y installent des studios d’infographie, de vidéo, de sculpture, de musique. La base connait alors une véritable notoriété auprès du public bordelais et la maire décide en 2000 sa mise en lumière. !
! !
Aujourd’hui il s’agit d’un espace dédié à un art accessible avec des
oeuvres orientées sur la contemplation pour résonner avec les grandes dimensions et l’aspect de la base. L’objectif affiché par la directrice lors de la création de l’espace culturel était de faire en sorte que la base sous-marine « prenne sa revanche sur l’histoire est assure le retour de l’humain au cœur des dédales du bunker […] Qui mieux que les artistes peuvent apporter une telle vocation ? ». Il est intéressant de souligner le terme « revanche sur l’histoire » qui rentre directement dans le champ des identités stigmates qui seront abordées plus tard. Quoi qu’il en soit, ce bâtiment, investi d’une histoire importante la réactualise et la maintient vivante dans l’identité urbaine. Il en est devenu un des symboles du quartier Bassin-à-Flots en pleine mutation et sa conversation est une condition sine qua non des appels à projet. Elle est entrée dans l’inconscient collectif comme un repère majeur du quartier, elle est reconnue et protégée par les habitants, comme un morceau de leur héritage historique commun.!
! !
Certains bâtiments, par différents procédés, acquièrent donc une
porosité à ces facteurs identitaires, ils cristallisent les anecdotes, les faits historiques et sont mis en avant sur la scène culturelle ou touristique. Plébiscités par les habitants, certains espaces délabrés peuvent muter en hauts lieux de culture ainsi que l’on a pu le voir avec la base sous-marine de Bordeaux. Les procédés de cristallisation qui conduisent ces espaces à porter l’identité d’un quartier ou d’une ville sont complexes et une nouvelle fois subjectifs, mais il convient de se pencher sur la question afin de comprendre le subtil rapport qui existe
!
entre identité urbaine et spatialité.!
32
Cristallisation des identités dans l’expansion urbaine!
! !
Ainsi que l’on vient de le voir les éléments spatiaux constitutifs de la
ville sont des révélateurs de l’identité urbaine. Il convient donc, lors de la phase de conception d’un projet urbain ou architectural, de porter une attention particulière au lieu dans lequel il s’implante, ce dernier étant susceptible de porter un sens ou des valeurs aux yeux des usagers. Il convient également de comprendre que le lieu nouvellement créé pourra à son tour être dépositaire d’une certaine mémoire urbaine, et actualisera l’identité collective.!
! !
Le phénomène d’expansion urbaine tend à créer de nouveaux
espaces urbains en périphérie des villes existantes. De nouveaux quartiers sont créés de toutes pièces, d’autres comme d’anciennes zones industrielles sont réaménagés en quartiers de logements et de services. Cela entraine des projets d’envergure comme dans certaines villes françaises notamment autour des sites industriels historiques (autrefois en périphérie, mais aujourd’hui, après des années d’expansion urbaine, en plein centre-ville) on peut citer le quartier Confluence à Lyon ou Euratlantique à Bordeaux. Ces lieux, qu’ils soient conçus ou non en relation avec les images et les références locales constitutives d’identités urbaines, vont de toute évidence être investis d’une histoire au cours de leur vie, ils seront probablement à leur tour les dépositaires d’une mémoire urbaine et deviendront le réceptacle d’identités collectives. !
! !
Il est important de prendre conscience du fait que le projet en lui-
même ne peut traduire une identité collective, quelque soient les intentions de son concepteur. C’est la collectivité qui décidera de s’exprimer ou non à travers lui. L’architecte ou l’urbaniste peut tenter d’y insérer des références à la mémoire urbaine, ce projet ne deviendra un révélateur des identités collectives qu’à la condition que la collectivité se reconnaisse en lui, et que par son action, elle lui confère une histoire qui lui sera propre, ou qu’elle y commémore ou ré-interprète sa propre histoire.!
!
33
!
Cette histoire commence avant la sortie de terre du projet, et les
choix que feront les « faiseurs d’identité » à un moment donné s’ancreront dans l’histoire de la ville. En ce sens, le contexte dans lequel ces choix seront fait est également d’une grande importance, notamment si une polémique nait autour de la conception de ce projet. Les exemples sont légion et l’on peut penser à l’un des plus fameux: la tour Eiffel, dont les débats animés entourant sa création font aujourd’hui partie de son histoire. Les choix politiques, urbains, sociaux pris lors de ce genre de projet conditionnent et orientent l’évolution de l’identité urbaine. Ces choix ont donc des impacts indirects bien au-delà du périmètre de projet puisqu’il sont les réponses politiques à des problématiques sociétales, et à l’image de la tour Eiffel, les répercussions de ces choix sont peu prévisibles, et ne peuvent être analysés qu’avec un recul suffisamment important.! « Elle est invisible, et pourtant c'est elle qui guide le tracé des routes, inspire en partie la main de l'architecte et suggère les décisions politiques touchant à l'aménagement du territoire et à l'urbanisme. Ces actions, à leur tour, vont transformer les éléments spatiaux qui servent de support à la cristallisation des identités. Elle est le parpaing qui soude les briques de l'édifice social, elle est le lien qui relie l'individu tant à sa collectivité, à son territoire qu'à ses groupes d'appartenance, elle est comme l'électricité dans un ordinateur: sans elle, l'édifice n'est pas viable. En ce sens elle est bien plus que "l'âme" d'une collectivité, puisque c'est elle qui anime le plus profond de la vie d'un groupe en lui donnant son sens.»! Blaise Galland, 1993, ! Les identités urbaines in: cultures, sous-cultures, déviances
! !
La spatialité des espaces en renouvellement est particulièrement
intéressante puisque ce sont généralement de grands espaces urbains qui se libèrent de façon simultanée et ouvrent la porte à des projets ambitieux. Ces projets prennent donc place dans un contexte particulier et font généralement partie de plus grands projets chapeautant les transformations urbaines en cours. À Bordeaux si l’on étudie la réalisation d’un bâtiment, il faut la re-situer dans le contexte politicourbain dans lequel elle intervient. En effet depuis une vingtaine d’années, Bordeaux est dans une phase de mutation intensive et se revalorise fortement. Des projets urbains quadrillent la ville et s’imbriquent les uns dans les autres, le plus souvent sous le label général « Bordeaux 2030 », vaste opération visant à accompagner le
34
développement de Bordeaux en vue d’en faire une métropole d’un million d’habitants à l’horizon 2030. Chaque projet s’inscrit donc dans un plus grand projet de ville dépassant les barrières du politique, de l’urbain, du social.!
! !
De nos jours, certains bâtiments sont érigés en
référence directe à une composante de l’identité urbaine, même s’ils peuvent en être perçus comme une actualisation artificielle, ils sont également révélateurs de la façon dont la collectivité commémore son identité. Généralement d’envergure, ces opérations sont soignées, méticuleusement orchestrées et reçoivent des budgets conséquents qui servent à employer des Carte des projets urbains à Bordeaux. En vert les secteurs opérationnels.
architectes de renom pour construire un objet symbolisant telle ou telle partie de la culture ou de l’histoire de la ville. En réalité dans ce genre d’opérations,
l’accueil de l’édifice par la population est déterminant pour son avenir. Il pourra être accepté en temps que symbole et être vanté par la collectivité, ou être rejeté et deviendra un scandale financier. Des exemples très actuels existent, l’attente de la population vis-à-vis du Musée des Confluences à Lyon, la Cité des civilisations du vin à Bordeaux ou la reconversion du port de Naples. On s’intéressera à ces deux derniers cas dans le but de comprendre comment ces lieux sont projetés, et quels sont les enjeux de leur construction.!
!
!
La Cité des civilisations du vin,
actuellement en projet, va venir ancrer dans l’espace urbain une tradition qui a un grand poids dans l’identité bordelaise. Ce bâtiment fait directement référence aux savoirfaire viticoles, tant par son Maquette du projet de la Cité des civilisations du vin à Bordeaux
programme que par sa forme qui évoque le mouvement du vin
tournant dans un verre. La position du site est également intéressante car il prend place dans le quartier des Bassins à flots, marqué par une
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histoire industrielle, qui connait aujourd’hui une mutation et qu’il faut réinvestir d’une identité propre. !
! !
On comprend donc que les espaces en renouvellement sont des
lieux privilégiés de l’expression d’une identité urbaine et appartient, on le verra, à un patchwork urbain fait de différentes influences. L’expression d’une identité dans un cadre spatial est particulièrement intéressante lorsqu’elle est mise en relation avec d’autres identités « voisines ». Les interactions et les imbrications à différentes échelles créent un réseau complexe qui mélange le social et le spatial et qui fait l’âme de la ville.
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Vue aérienne du quartier Belcier en mutation, à proximité de la gare Saint-Jean à Bordeaux - Jacques Rouaux
! ! ! ! ! ! ! ! ! ! Les espaces en renouvellement: vecteurs de l’identité urbaine 37
Évolution des limites et stratification des identités urbaines!
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Par divers procédés, l’expansion urbaine stratifie la ville. En effet
comme on l’a vu, l’identité urbaine peut se cristalliser dans les espaces en renouvellement, aux frontières de la ville. Cependant, ces frontières sont en constante évolution et la ville grandissant, on peut analyser un effet de stratification morphologique mais aussi au niveau des identités collectives. A titre d’exemple, les grandes gares bâties au XVIIIe ou au XIXe siècle l’étaient à l’extérieur des villes, dans des zones industrielles éloignées des quartiers résidentiels, mais aujourd’hui, ces gares font partie du centre-ville. De fait, au vu de leur difficile déplacement ou restructuration, elles qui reposent sur des infrastructures lourdes, les gares sont un bon marqueur de l’histoire de la ville, et restent, au milieu d’un espace urbain généralement requalifié, comme des objets intemporels.!
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On peut dès lors imaginer mettre en relation l’espace, le temps et les
identités urbaines. En effet, on peut remarquer dans de nombreuses villes des quartiers nés à des époques différentes, ayant chacun créés des collectivités propres. Le temps influe sur l’espace urbain qui lui même conditionne l’identité urbaine, et ainsi maintient à jour la mémoire collective en assurant une permanence au groupe qui partage cette identité. C’est ainsi que se côtoient des quartiers vecteurs d’identités fortes et l’on peut noter des limites assez franches dans certaines villes entre ces différents quartiers. !
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Le quartier de la Croix-Rousse à Lyon est en ce sens un exemple
puisqu’il est le réceptacle d’une identité forte, qui amène une partie de ces habitants à se considérer comme « croix-roussien » et non comme lyonnais. On peut également parler du quartier des Chartrons à Bordeaux ou des Quartieri Spagnoli à Naples. Le dénominateur commun de ces quartiers est la corrélation que l’on peut établir entre leur histoire, leur morphologie urbaine et les accroches identitaires qu’il créé. En effet, que ce soit à Croix-Rousse avec les canuts, aux Chartrons avec les négociants viticoles ou dans les « quartieri » avec les soldats espagnols, l’espace urbain dont hérite la population fait directement référence aux usages de ces quartiers à d’autres époques.
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La taille des fenêtres à Croix-Rousse est un élément architectural qui convoque l’histoire des tisseurs de soie et de leurs métiers à tisser, très hauts, qui contraignaient la hauteur sous plafond des logements. Les hangars au bord de la Garonne permettaient le stockage du vin en attendant son départ par voie maritime, ils sont une figure urbaine dont a hérité Bordeaux, et qui en les réhabilitant plutôt que de les détruire, a conservé cette part de la mémoire urbaine et fait pérenniser l’identité urbaine qui en découle. A Naples, les quartiers espagnols, ont vite été réinvestis par de petits artisans et par les habitants, mais ont peu évolué. Cependant, malgré leur image de lieu sale et dangereux, ils sont le berceau de la culture populaire, un des lieux les plus vivants de la ville, comme le dernier bastion de l’art de vivre napolitain. De nombreux codes sociaux changent dès que l’on pénètre dans ce quartier, notamment la langue, (l’italien laisse place au napolitain au coin d’une rue) ou les comportements.!
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On peut également noter que ces quartiers s’appuient sur une
topographie remarquable, qui comme on l’a vu précédemment peut se révéler être une composante importante dans la création d’une identité urbaine. En effet les Quartieri Spagnoli et le quartier Croix-Rousse sont perchés respectivement sur les collines de Vomero et Croix-Rousse. Cela accentue l’effet de séparation avec d’autres quartiers de la ville. En ce sens Bagnoli, légèrement excentré du centre de Naples qui prend place aux pieds de la régions volcanique des Champs Phlégréens (Campi Flegrei en italien et dont l’origine grecque signifie « brûlant ») est capital pour la ville car il relie le centre-ville à toute la banlieue ouest par le col formé entre les Champs Phlégréens et la colline de Possillipo. Cerné de volcans et de presqu’iles volcaniques le quartier de Vue aérienne du golfe de Pozzuoli à l’ouest de Naples
Bagnoli ouvre Naples sur le golfe de Pozzuoli et son passé industriel ainsi
que la crise qu’il a connue l’ont marqué physiquement, aujourd’hui il est principalement composé de friches comme on le voit en haut à droite de
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la photo ci dessus. Cela laisse donc de grands espaces constructibles, une véritable feuille blanche urbaine, située à un point stratégique pour Naples. Ce site est à la fois une opportunité urbaine très intéressante et un problème de taille, difficilement solvable à court terme. En effet, les systèmes décisionnels napolitains sont rouillés et les projets urbains, touristiques, culturels et Claude Chaline (1994) !
pédagogiques lancés n’ont jamais réellement
abouti, si ce n’est celui de Renzo Piano, mais tellement éloigné de son
Ces ports qui créèrent des
ampleur originale que les répercussions sur le territoire sont
villes. Paris : L’Harmattan
négligeables. Résultat: Bagnoli reste un grand site « d’archéologie industrielle » depuis plus de vingt ans maintenant, véritable no man’s land qui par lequel transitent tous les flux (routes, trains, métros) qui relient Naples à sa banlieue ouest. !
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Par les différentes époques qu’a traversé la ville, elle s’est étendue
selon différent principes d’urbanisation, différentes politiques de la cité, voire différentes civilisations. Si l’on met en relation ces différences et le cadre temporel dans lequel elles ont pris place, on arrive à un modèle logique d’expansion de la ville avec peu ou proue un centre ancien et des banlieues récentes. Si l’on prend l’exemple de Lyon, une promenade entre la Croix-Rousse, le Vieux-Lyon, le Centre-Ville, la PartDieu et Confluence est un véritable voyage dans le temps, et la corrélation entre le spatial et l’historique semble évidente. On pourrait croire que ce modèle de ville est mis à mal par les grands projets urbains, mais en réalité, ils participent à sa richesse en inscrivant l’époque actuelle dans un cadre spatial soumis au plébiscite, et devient donc une expression de la culture et de la société.
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Identité emblème, identité stigmate, conserver la mémoire urbaine!
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Dans l’histoire d’une ville, certains épisodes sont moins reluisants
que d’autres, certains constituent des traumatismes collectifs qui se perpétuent dans la mémoire collective et l’identité urbaine. Que la ville soit victime ou agresseur, les marques que laissent la violence, la cruauté et l’injustice dans l’inconscient collectif sont profondes, et dans certains cas sont les piliers de ces identités. L’exemple le plus parlant est sans doute Berlin, qui porte le fardeau d’une histoire écrasante et dont les plaies restent ouvertes, les traumatismes persistent et la culpabilité est palpable dans de nombreux espaces urbains. La création de nombreux mémoriaux et musées sur l’Holocauste, la conservation de lieux comme le checkpoint Charlie ou des pans entiers du Mur en mémoire de la division et de l’humiliation subie après-guerre montrent la détermination de la ville à ne pas laisser mourir cette mémoire urbaine. Ces lieux sont pour certains réinvestis à l’image du mur de Berlin repeint par des artistes graffeurs sur 1300 mètres à East Side Gallery. On y compte une centaine de peintures dont la première a été réalisé par Christine Mac Lean en décembre 1989, Dmitri Vrubel (1990), Mon Dieu, aide-moi à survivre à cet amour mortel, East Side Gallery, Berlin
artistes se sont succédé pour perpétuer cette tradition.!
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immédiatement après la chute du mur, depuis les
En ce sens, Blaise Galland, qui s’appuie sur les travaux de Kevin
Lynch et de Jean-William Lapierre, distingue ce qu’il appelle « l’identité stigmate » de « l’identité emblème ». On comprend assez bien ce concept qui différencie les composantes de l’identité selon qu’elles découlent d’une fierté ou d’une souffrance. Cette différentiation est particulièrement intéressante, car elle permet de comprendre certaines positions par rapport à l’histoire. Par exemple, la présence d’un mémorial de l’esclavage à Nantes et pas à Bordeaux (les deux plus grands ports négriers français du XVIII e siècle) est Krzysztof Wodiczko (2012), Mémorial de l’abolition de l’esclavage, Nantes
révélateur de la façon dont les deux villes appréhendent différemment le passé. !
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Ce concept d’identités emblème/stigmate répond également à une
nécessité pour la collectivité de porter un jugement et émettre des critiques sur elle-même. Cela se traduit de façon directe dans les opinions politiques des individus qui suivront ou s’opposeront aux actions des représentants de la collectivité. !
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Certaines actions publiques font directement
référence à un emblème ou un stigmate de l’histoire collective, dans le but de glorifier ou de perpétuer une mémoire. De nombreux mémoriaux sont dressés
au travers le monde, tels les
monuments aux morts en France, le mémorial du World Trade Center à New-York ou le dôme de Dôme de Genbaku, Mémorial de la paix d’Hiroshima
Genbaku, seul bâtiment ayant résisté à « Little Boy », la bombe atomique américaine ayant rasé
Hiroshima, il est aujourd’hui un mémorial de la paix inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Il est le point de départ des processions annuelles de commémoration du bombardement.!
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À l’inverse, d’autres bâtiments, faisant référence à un événement
heureux pour la ville, telle une bataille gagnée ou une paix établie, véhiculent l’identité emblème. Il peuvent être très anciens, représentant le temps depuis lequel la civilisation perdure, ou plus récents, à la gloire d’un homme ou d’un dieu. La basilique de Fourvière à Lyon est un exemple remarquable d’expression spatiale d’une identité emblème puisqu’elle fut érigée en souvenir du vœu qu’avait fait Monseigneur Ginoulhiac (épargner la ville de l’invasion prusse), à la gloire de la Vierge Marie qui serait intervenue pour sauver la ville et est accompagné d’une tradition commémorative profondément ancrée dans l’identité lyonnaise: la Fête des Lumières. ! !
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La différentiation identité emblème/identité stigmate est donc
décisive dans l’appréhension des identités urbaines et de leur spatialisation car elle permet d’affiner les relations symboliques qu’ont les usagers avec les espaces qu’ils pratiquent. Elle permet également de comprendre les politiques urbaines et les implications des décideurs dans des projets urbains, architecturaux ou de rénovation.
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La leçon tragique de Bagnoli!
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Les stigmates laissés par l’histoire de la communauté sont ré-
interprétés par elle, et cette ré-interprétation peut avoir des effets positifs comme négatifs. Il faut, en tout état de cause, en tirer les leçons et les décideurs doivent tenter de rectifier ce qui se doit de l’être tout en perpétuant la mémoire de ces stigmates, qui doivent rester comme autant d’avertissements pour l’avenir. Et se traduire en actions concrètes de la part des décideurs, politiques, économiques, acteurs de l’aménagement.!
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Le projet pour Bagnoli donne un exemple de cette ré-interprétation
en tant qu’intervention porteuse d’un profond message de changement dans les politiques urbaines. Bagnoli est un exemple assez remarquable d’imbrication entre débat politique, enjeux sociétaux, identités urbaines et notamment par changement de mode de médiation qui reflète une évolution des mentalités.!
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Problème d’échelles de gouvernance imbrication des responsabilités (l’échelle métropo de naples s’étale sur des territoires aux gouvernantes! « En effet du fait de l’urbanisation napolitaine qui empiète sur plusieurs provinces de la région Campanie (Naples, Caserte, Salerne), la mise en œuvre des politiques métropolitaines d’envergure ne peut se réaliser de manière complète qu’à un niveau institutionnel supérieur comme la région ou à travers la mise en place d’un nouvel échelon institutionnel comme la cité métropolitaine. »! Naples par le biais de son maire, devenu président de la région Campanie en 2000 et qui voulait conserver un droit de regard sur ce dossier, a choisi la gouvernance régionale.!
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En 1990 les premiers projets pour la ré-industrialisation de Bagnoli
ou sa reconversion commencent à apparaitre. Au total treize projets sont proposés pour sauver cette zone industrielle, mais tous tombent à l’eau dans la première moitié des années 1990 et le coup de grâce est porté par une directive de l’Union Européenne qui préconise la fermeture de grands sites sidérurgiques européens dont Bagnoli. À la suite de cette décision, le projet de Bagnoli perd peu à peu son caractère de ré-
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industrialisation et s’oriente vers d’autres secteurs (touristique, loisirs, recherche).!
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La fondation de Bagnoli Futura, Société de Transformation Urbaine
au début des années 2000 a permis d’organiser le transfert de compétences de l’état vers les collectivités territoriales. Cette société est également mandatée dans le choix et la réalisation des projets. Antonio Bassolino proche des collectivités dirigeant Bagnoli Futura et du premier ministre de l’époque, Massimo d’Alema duquel il obtient une subvention de plus de cinq milliards d’euros. Par la suite Bassolino prend la présidence de Bagnoli Futura.!
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Pour ce qui est du contenu opérationnel de la régénération urbaine
de Bagnoli, le plan d’urbanisme local prévoit en 1996 des hôtels de standing (visibilité internationale), centre multifonctionnel de réception d’événements majeurs et des centres de recherche sur les biotechnologies. La régénération urbaine de Bagnoli s’inscrit dans une politique de valorisation de la ville à l’échelle internationale. !
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L’organisation décisionnelle de ce projet marque un réel progrès
dans les politiques urbaines de la cité parthénopéenne. En effet elle fait Bernard Jouve, Christian
intervenir tous les niveaux de gouvernement de l’Union Européenne à la
Lefèvre (2004), !
mairie qui assure le leadership de l’opération. Elle fait également
Horizons métropolitains,
intervenir des acteurs locaux et organise un vaste système de
PPUR
concertation bien plus transparent que ce que l’on peut rencontrer habituellement dans la région. Cette concertation concerne également les acteurs privés et peut ainsi se rapprocher du système français de partenariat public/privé. Les relations entre le public et le privé sont donc institutionnalisées et des mécanismes transparents articulent et régulent ces relations. Les varianti (négociations avec l’opposition visant à un consensus général) donnent également l’image d’une gouvernance responsable Le retour d’une démocratie locale fait croire à un projet durable, qui doit enfin venir changer le visage de l’aire occidentale de Naples et ancrer sa politique de développement européen.!
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Dans un quartier ou le taux de chômage déjà très fort est devenu
catastrophique à la suite de la crise industrielle, ce projet était depuis dix
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ans une promesse attendue. Dans le courant des années 2000, plusieurs projets sont lancés. Ainsi, la jetée de la société industrielle Italsider est transformée en promenade publique, des entreprises commencent à s’installer et la Cité des Sciences et bâtie. Cependant, la crise économique de 2008 va venir saper ces débuts timides. Tous les projets sont gelés, la situation économique de Bagnoli Futura empire. La cité des Sciences est entièrement détruite en 2013 par un incendie criminel, attribué à la mafia napolitaine, la Camorra.!
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Après avoir accumulé une dette de 200 millions d’euros, la société
Bagnoli Futura annonce, le 13 février 2014, sa liquidation judiciaire par la voix de son assemblée générale (auquel siègent la Région Campanie et la Province de Naples). Les scénarios restant pour la rénovation de Bagnoli Futura e Città della Scienza: area ovest al bivio !
Bagnoli sont pour le moins inquiétants, d’autant que l’optimise régnait les mois précédents avec l’annonce par les syndicats d’un plan de
<http://napolimonitor.it>,
relance des projets. Les rares annonces que l’on peut lire aujourd’hui
17 febbraio, 2014
concernant Bagnoli sont très prudentes et parlent de projets mineurs comme la réalisation d’une plage, ou la reconstruction de la cité des Sciences, mais l’ambition de Bagnoli Futura est bel et bien morte avec elle. Après 25 ans de projets et de travaux autour de la re-qualification de Bagnoli, ce retour à la case départ ressemble à une énième déception pour des napolitains plus fatalistes que jamais.!
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On voit donc que malgré des intentions de changement sérieuses et
une action organisée, portés par des acteurs et des valeurs nouvelles, l’identité urbaine ne dicte pas la réalité de la ville, elle la subit. Elle ne peut s’extraire ou même exister en dehors d’une réalité économique et sociale, qui en réalité la façonne par les comportements qu’elle entraine. Il n’y a pas de vérité de l’identité urbaine, ce n’est pas un levier que l’on peut actionner à volonté, mais plutôt un ensemble nébuleux de causes et de conséquences dont on se doit d’avoir conscience en intervenant sur un territoire.
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Conclusion! ! !
Les opérations qui s’effectuent dans les espaces en renouvellement
doivent intégrer toutes les questions entourant l’identité urbaine car ce sont ces pans de ville qui sont porteurs d’idées nouvelles, qui font l’actualité de l’architecture et de l’urbanisme dans la cité et qui reflètent les volontés et les aspirations de la collectivité pour l’avenir. C’est sur ces opérations que sont jugées les actions des faiseurs d’identité, et de façon plus générale que se matérialise généralement l’image de la ville depuis l’extérieur. On peut également examiner les réponses sociétales, économiques, environnementales et de développement de la classe politique au travers de ces projets. En effet, de par leur médiatisation et leur importance, ils sont souvent porteurs d’un message, politique le plus souvent car portés par tel ou tel homme politique, d’autant plus que ces projets donnent souvent lieu à des débats publics. En ce sens, on peut soupçonner une instrumentalisation politique de l’identité collective, brandie comme un étendard de tel ou tel camp en cas de succès ou comme un fardeau qu’il faudra assumer en cas d’échec. Quoi qu’il en soit il convient de ne pas considérer cette notion littéralement et de prendre des distances avec les justifications massives quelle peut apporter. Sa nature changeante, ambivalente et subversive appelle à la prudence dans son analyse car elle ne saurait suivre un raisonnement logique ou être appliquée telle une formule mathématique.!
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Après ce cheminement autour des identités urbaines, des limites, et
cette réflexion sur les espaces en renouvellement, de nombreuses questions restent ouvertes. Soulevées tant par le raisonnement théorique que les analyses pratiques, ces questions portent sur la gouvernance que doivent adopter les villes ou plutôt sur son adaptation aux conditions d’un monde en changement permanent. Il s’agit pour les grandes villes de s’accroitre et de valoriser leur statut à différentes échelles mais de façon durable. Cela doit se faire dans une conscience des spécificités de la ville, et cette conscience semble se développer tant au niveau des sphères intellectuelles qu’à celui des systèmes décisionnels, et l’on voit ainsi des villes qui tendent à valoriser les identités qu’elles ont conçues. C’est pourquoi cette gouvernance ne doit être réduite à des décisions opaques entre promoteurs et politiques,
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mais être le fruit des usages de la ville qui reflètent une conscience d’appartenance à une même entité urbaine, un bien partagé qu’il convient de valoriser. Le vrai besoin est de créer ou de transmettre une ville qui soit capable de supporter les appartenances, les identités, et qui pour cela renvoie à des images, des références qui font son histoire, sa culture, sa spécificité plutôt qu’à des modèles urbains ou architecturaux importés comme l’étalement urbain ou le modèle pavillonnaire.!
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Ce travail soulève également le débat de la conservation des édifices
dont la ville hérite, les choix de ce qu’il faut conserver ou de ce que l’on détruit se déroule dans un cadre légal strict, mais l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là un caractère arbitraire. D’autant plus qu’au delà des bâtiments historiques, on peut observer de plus en plus de réhabilitation de zones industrielles, qui pour certains évoquent le travail à la chaine, le risque sanitaire, écologique ou encore la crise industrielle et toutes les souffrances qu’elle a entraîné notamment dans une ville telle Naples. Que convient-il alors de faire? Conserver ces éléments spatiaux porteurs de stigmates comme la base sous-marine de Bordeaux ou le cimetière industriel de Bagnoli ne semble pas être la solution idéale. La conservation systématique de la gigantesque friche de Bagnoli ou de celle des Bassins-à-Flots n’a pas de sens, il convient d’un travail d’identification des éléments qui symbolisent cette époque, qui portent un message ou une mémoire et de leur intégration dans un nouveau projet. Tout est question de mesure dans cet exercice qui vise à conserver des traces de l’histoire collective dans le tissu urbain. « Je n’eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs. Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres (....). Ils exaltèrent l’idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’eux comme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et qu’elle aurait profit à connaître. »! Marcel Proust (1913), A la recherche du Temps perdu. Du côté de chez Swann
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Bibliographie! ! ! Ouvrages:!
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Claude Chaline, Michel Cantal-Duprat (2000) Le port cadre de ville. Paris : L’Harmattan!
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Guy Di Méo, (2001) Géographie sociale et territoires. Paris : Nathan.! Patrice Godier, Claude Sorbets, Guy Tapie, (2009) Bordeaux métropole un futur sans rupture, Parenthèses!
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Facoltà di architettura,!
Conférences:!
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déviances."
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Dossiers:!
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Identité de l’agglomération ou agglomération d’identités? radioscopie du territoire bordelais, Mai 2010, Conseil de développement de la
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communauté urbaine de Bordeaux!
Articles:! •!
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•!
Thierry Paquot et Chris Younès, Philosophie, Architecture, Urbain, Le Philotope n°6, Juillet 2007!
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France Guérin-Pace , Sentiment d’appartenance et territoires identitaires Belin, L'Espace géographique 2006/4 - Tome 35 pp. 298 à 308"
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!
Rennes!
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Résumé / Abstract! ! !
Ce travail est un cheminement autour des thèmes de l’identité
urbaine et de la limite. De nos jours, l’appropriation des espaces urbains et la manière dont les habitants s’y projettent prennent de plus en plus de place dans les politiques urbaines. L’objet de cette étude est de réfléchir aux processus de l’identité urbaine dans les espaces de limite de ville, en renouvellement. !
! !
This report is about urban identity and boundary. Nowadays
acquisition of urban space and the way inhabitants can express themselves through it take a more and more important place into urban politics. The aim of this work is to study this process into specific spaces such as those in urban renewal, located in boundaries. !
! Mots-clés!
!
Identité urbaine - Limites - Appropriation - Espaces en renouvellement - Politiques urbaines!
!
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