Domaine d’Etudes “Arts et Architecture” 2015 / 2016 ENSA Montpellier Soutenance du 27.01.16 Jury : Patricia AUDOUY - Johana BATICLE - Jean-Luc LAURIOL - Frédérique VILLEMUR
Sous la Direction de Frédérique VILLEMUR :
L’essence de la ruine et sa disparition Pauline BALLESTER
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L’essence de la ruine et sa disparition
INTRODUCTION
« Devant un bâtiment en ruine, la plupart des gens crie merveille et pense à la beauté du lieu une fois restauré, ne comprenant pas que la beauté du lieu, vient précisément du fait qu’il est en ruine. Ca n’est pas toujours la splendeur du passé qui lui donne son charme.1»
Roberto Peregalli, écrivain et architecte italien, décrit la beauté
de l’imperfection et la fragilité de la matière au travers de lieux aux surfaces troubles et poussiéreuses. Il exprime la fragilité des ambiances et il nous parle des lieux où le temps a fait son œuvre. Les matériaux et leur évolution dans le temps deviennent porteurs de poésie. Une architecture du cri se serait, selon lui, substituée à une architecture de l’écoute : «On ne laisse pas place au mystère, à la lumière qui vibre dans l’air du lieu2 ». Alors l’esprit de contestation sans doute, il met l’accent sur ce qui varie, évolue, vieillit voire se décompose. Ce petit ouvrage fut le catalyseur d’une sensibilité que je partageais déjà. Au commencement de ce travail, deux éléments se rencontrent : l’attention particulière que je porte aux architectures pétries de temps et de poésie, et la rencontre fortuite d’un lieu en ruine : un jardin au pied de la muraille de Gérone.
J’ai découvert ce jardin au cours d’un voyage pédagogique. Je me
1 PEREGALLI Roberto, Les lieux et la poussière, Paris, Arléa, 2010, p.88 2 Id.
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souviens très clairement des murs de l’entrée du jardin. Ces murs en pierre sont renforcés par des briques, des tuiles et d’autres pierres. Ces murs nous racontent leurs histoires : c’est naturellement que lorsqu’ils s’abiment et s’effritent, l’homme les consolide avec de la matière. Et cette dernière se trouve souvent être celle à disposition et qui aura la bonne dimension. La brique et la tuile sont ainsi devenues des matériaux de prédilection car très courants dans la culture constructive catalane. Cette pratique, bien que ce ne soit pas son but premier, a comme effet de donner un caractère esthétique singulier et intemporel au mur. Une manière de voir que l’homme et le temps écrivent sur la matière indéfiniment car ce support le permet. Le mur en pierre raconte son histoire, ses failles, ses faiblesses. Il raconte aussi la présence de l’homme. Il parle du temps qui s’écoule au travers de l’évolution que subit la matière. Et par la consolidation de ces murs en pierre, l’homme lutte contre la défaillance de la matière, mais pas contre le temps lui même. Il laisse sans le savoir ou sans le vouloir s’installer une poétique de l’imperfection sur le mur.
C’est avec ces pensées en tête que je rentre dans le jardin pour
la première fois. Au cœur de ce jardin se trouve la ruine d’un ancien bâtiment. Seules ses façades, murs de pierre, sont encore debout. La végétation habite ses murs et les rend vivants. Cette ruine semble inaltérée dans son existence de ruine. Elle a la liberté d’une ruine vivante au sein d’un ensemble touristique qui semble complètement maitrisé. Son image se grave dans ma mémoire comme l’exemple de la cohabitation de l’homme et de la ruine. Cependant la rencontre est furtive : le rythme Mur de l’entrée du jardin - Gérone
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soutenu qu’impose le groupe ne me laisse alors que le temps d’apercevoir
ruine une fois nettoyée, débarrassée des éléments que le temps a semé,
l’essentiel pour que mon esprit commence à « travailler ».
isolée de manière à être magnifiée afin d’être « donnée » aux touristes,
n’est plus cette ruine imparfaite et fascinante.
Je décide d’y revenir seule plus tard en y ayant projeté des idées
et certaines attentes, je ne serai pas déçue de confirmer ce que j’y avais
aperçu. C’est au contact de ce lieu que naitra mon questionnement. Mon
l’implication de l’homme dans la conservation de la ruine. La rencontre
objet d’étude s’affirme, je travaillerai sur la ruine.
avec ce jardin m’amène à me questionner sur l’existence d’une intervention
Sophie Lacroix, définit la ruine comme « la forme amoindrie mais
intermédiaire possible de l’homme sur la destinée de la ruine. Une manière
point amorphe de la matière et des efforts humains1 ». L’espace en ruine
de maitriser la matière tout en laissant oublié sa présence au profit de
témoigne de la survivance d’un passé révolu. C’est un voyage imaginaire
la force des ruines ; une manière donc de maintenir volontairement la
à travers le temps. Je découvrirai la force de la ruine à son contact.
matière dans un état d’amoindrissement. Car ce jardin aux pieds des
Avant de découvrir ce jardin, je distinguais deux sortes de ruines :
murailles n’est pas un « délaissé », il a sûrement dû l’être pendant des
celles qui sont complètement abandonnées par l’homme, et celles que
années, mais il ne l’est plus. C’est bien l’homme qui a souhaité que cette
l’homme conserve volontairement en état de ruine. Sans à priori, j’ai
ruine demeure ce qu’elle était devenue tout en prenant possession de
cette impression que certaines ruines sont vivantes alors que d’autres
cet espace.
Ce qui semble différer entre ces deux « familles » de ruine, c’est
sont mortes. Que celles que l’homme laisse à leur sort vivent, que l’absence d’occupants humains leurs donne l’occasion de vieillir à leur
Est-ce que la ruine et l’homme pourraient raconter une histoire
propre rythme, libérées. Que de cette liberté naît un espace imparfait
ensemble?
mais authentique. Que le temps prend impudiquement possession des lieux et le rend insaisissable. Que la fragilité et la force s’expriment en
même temps.
questionner sur les interactions entre l’espace de la ruine, mes sens et
mes émotions :
A l’opposé se situe les ruines totalement maitrisées par l’homme.
Par l’expérience que j’en ai fait, ce premier lieu m’amène à me
Ces ruines que l’homme conserve représentent souvent un intérêt historique, scientifique ou touristique fort. A ce propos, Roberto Peregalli
Comment l’expérience des ruines peut-elle éveiller la sensibilité
s’insurge contre la tendance des villes à « muséifier » le patrimoine. Car la
et questionner la présence de l’homme dans le monde ? Et pourquoi faudrait-il préserver cette caractéristique ?
1
LACROIX Sophie, Ruine, Paris, Editions de la Villette, 2008, p.1
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matérialisera la limite de l’entente entre l’homme et la ruine. Le monastère
C’est l’ancien village en ruine de Corbera d’Ebre qui sera mon
est le résultat de cette peur qui guide l’homme à vouloir maîtriser la ruine.
deuxième objet d’étude et qui confirmera fortement mes premières sensations à propos des échanges qui s’effectuent entre la ruine, le corps
Mais qu’est ce qui pousse l’homme à vouloir reprendre le pouvoir
et l’esprit du visiteur. Mais au travers de ces ruines, j’ai aussi réalisé à quel
sur la ruine ?
point les sensations peuvent être à l’origine de mes connaissances.
Quels enjeux se cachent derrière la notion de restauration ? En quoi l’interruption du processus engagé par la ruine est-il
Comment la perception des différents temps se confond au
brutal ? Et quelles en sont les pertes ?
contact de la ruine ?
Comment expliquer la disparition de la ruine ?
Comment l’histoire peut être racontée avec l’expérience de ce voyage à travers les temps ?
De ma rencontre avec ces différents lieux, je questionne l’apport
de l’homme dans ces lieux où sa présence a déclinée. Au commencement,
Mais de la ruine naît aussi la peur de la perte.
ce sont les interventions faites par des architectes dans ces ruines qui m’ont conduite à partir à la découverte de ces lieux. C’est le travail de
Est ce que la volonté de préserver une ruine n’est pas contre-
Ferran Vizoso à Corbera d’Ebre qui a éveillé ma curiosité, et l’intervention
nature ?
de Martinez Lapeña et Elias Torres au Monastère Sant Pere de Rodes qui
m’a fascinée.
En effet, la ruine par définition est instable, elle est un état
transitoire de ce qui « était » et qui « ne sera plus ». Elle est l’indice de la
disparition d’un ensemble. La ruine par sa disparition matérielle parle du
qui guideront l’évolution de ce travail de recherche.
temps qui inlassablement s’écoule.
Une sélection sur papier qui mènera à des découvertes inattendues Mais cette réflexion je ne la mène pas seule. En effet, les écrits
de Gaston Bachelard (La poétique de l’espace) et Sophie Lacroix (Ruine)
L’homme est-il capable de pérenniser un état qui est par nature
influencent ma découverte des lieux et accentuent ma perception des
transitoire?
espaces. Ce sont donc ces premières lectures qui m’accompagnent dans ce voyage à la découverte des lieux. Une immersion que je fais
C’est le monastère Sant Pere de Rodes, troisième lieu visité, qui
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physiquement seule afin de ne pas subir d’influence, en Juin 2015. Je suis
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à l’écoute de mes émotions, je témoigne de ce que je vois grâce à des photos…
Puis d’autres penseurs viendront confirmer la connaissance que
j’ai recueillie de mon expérience des lieux. Une manière de tempérer le caractère subjectif de cette recherche. Cette recherche n’est pas technique, je cherche à expliciter, à conceptualiser une approche de l’Architecture par les émotions et le ressenti qui me caractérise, bien avant mon inscription dans ce cursus de formation.
Puis dans un dernier temps, mes recherches se sont portées sur
l’histoire. J’ai exploré les archives afin d’avoir toutes les cartes en main pour comprendre les valeurs attachées à chaque lieu et leur évolution dans le temps. Ainsi, la compréhension du destin de chaque ruine est devenue plus juste. En effet, le fait que ces trois ruines aient pour l’homme une valeur et une destinée spécifiques, qu’elles prennent place dans trois contextes historiques et physiques différents, autorise l’engagement d’un dialogue sur l’avenir des ruines dans notre société.
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I. La rencontre avec la ruine aux pieds des murailles de Gérone
«Sans cesse les deux espaces, l’espace intime et l’espace extérieur viennent, si on ose le dire, s’encourager dans leur croissance.1»
Ce jardin est un passage, une transition entre les ruelles sinueuses
du centre ancien de Gérone et les hauteurs des murailles qui offrent un panorama sur la ville et le paysage plus lointain. C’est au détour de ce jardin que nous cheminons jusqu’aux murailles. L’entrée du jardin semble être celle d’une ancienne propriété privée. Après l’entrée, l’espace se dilate pour ensuite se diviser, créant aussi des coins et des recoins. Plusieurs chemins semblent débuter sans qu’aucun n’indique l’issu du cheminement. L’aspect labyrinthique de l’ensemble impose au visiteur de diminuer le rythme de marche. Par curiosité il est tentant de se diriger vers la ruine car elle semble cacher des espaces.
Un espace intérieur symbolique
Symboliquement, les ouvertures de la ruine sont des seuils qu’il
nous est possible de franchir, une direction s’offre à nous. La ruine attire le visiteur, elle éveille son attention et influence sa progression dans le jardin. La ruine est composée de certaines façades d’un ancien bâtiment.
1 BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1958, p.183
Un espace intérieur symbolique
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Pourtant, en passant le seuil c’est dans un espace intérieur que je me retrouve, un espace d’intimité.
J’ai la sensation d’entrer dans un espace particulier, un de ceux
qui impose le silence et le sérieux qui incombent aux lieux de culte. Quelque chose dans les proportions de ce lieu produit cet effet. L’espace est rectangulaire et allongé, une façade manque pour clore le volume. Les murs qui le contiennent sont hauts. Les accès sont à la fois latéraux, d’un côté ouverts sur le jardin et de l’autre condamnés par ce qui semble être une partie de la muraille, et à l’arrière du volume par la façade absente. A l’opposé de ce vide la différence de niveau du sol crée une estrade, une scène habitée par un arbre. L’ombre de son feuillage dessine des formes sur les murs. En levant les yeux, un déambulatoire, haut, s’apparente à une tribune, il traverse la longueur du volume. Tous ces procédés architecturaux renforcent la sensation de se tenir dans un lieu de culte codifié par la religion catholique.
Mon attention se concentre vers cet arbre au centre de la scène
de telle sorte que je n’ai plus conscience d’être dans un lieu ouvert de toute part. Je suis dans cet espace, coupé désormais du reste du jardin, du reste du monde. J’assiste, comme le décrit Gaston Bachelard, à «l’agrandissement de [mon] espace intime1 » devant la contemplation de
La végétation habite les lieux
cet espace.
1
Ibid., p.181
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La réception du lieu, une atmosphère
C’est surprenant de se retrouver dans un espace aussi
symboliquement riche alors que tout ici semble résulter du hasard, des aléas que le temps a occasionnés. Mes sentiments sont partagés, de la surprise de cette découverte à la béatitude, mon esprit dérive vers le recueillement et l’introspection. Cet espace n’est plus sous le contrôle de l’homme comme il devait l’être avant de devenir une ruine. La végétation, l’eau, la poussière, la faune et le temps alimentent ce temple et le font vivre. Les hommes viennent se recueillir, s’y poser un temps, mais les lieux ne leur appartiennent plus. La proximité de la ruine invite celui qui la visite à lâcher prise sur ce qu’il contrôle d’habitude. « Par [ce calme illimité], nous respirons cosmiquement, loin des angoisses humaines.1 » Et je me trouve dans une situation qui favorise les échanges entre mon corps, mon esprit et l’environnement.
Le sens de la vie prend forme et se matérialise dans ce lieu. La
végétation s’est imposée comme principale habitante des lieux. L’arbre au centre de la plate-forme semble être l’interlocuteur principal de cette assemblée. Il s’élance vers le ciel en quête de lumière ; il est déjà plus haut que les murs alentours qui lui ont permis de grandir patiemment. Il capte la lumière zénithale et la propage dans l’espace. Il est l’échappée visuelle. «L’arbre grandit ce qui l’entoure.2» et les façades de pierre magnifient sa présence. Les limites de l’arbre, toujours en expansion, côtoient les limites des façades dont la matière semble fragilisée. L’espace est chargé
1 2
Ibid., p.180 Ib., p.183
Un espace intérieur symbolique
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d’interactions. Le lierre grimpe sur la façade sans aucun frein. Nul doute que ce lieu est habité, l’homme n’en est cependant plus le principal bénéficiaire.
Ici pas d’odeurs d’encens ou de cire tant attachées à certains
temples, mais au petit matin de printemps une forte odeur d’humus et d’humidité si caractéristique des sous bois. L’ambiguïté est forte, sommes nous dans un intérieur ou dans un extérieur? Cet espace à la poétique de ceux qui ne rentrent pas dans les cases. A l’ombre des remparts l’humidité et la fraîcheur persistent même en fin de journée. Cette fraîcheur s’ajoute aux sensations propres à cet espace.
La matière est garante de l’authenticité du lieu
Ces murs me fascinent car ils ne se laissent pas reproduire, ils sont
authentiques. Il se dégage de cette matière une aura mettant quiconque lui prêtant son attention dans une atmosphère si particulière.
Cette matière n’est plus celle qui a été mise en place lors de la
construction initiale de l’édifice. Elle a été façonnée par l’homme comme il l’a souhaité, puis, du temps où l’espace était occupé, elle a du être transformée et adaptée aux besoins. La matière a inéluctablement subit
Les ruines de la caserne des allemands vue depuis l’extérieur de la ville au milieu du XXème siècle.
des transformations. Mais c’est quand l’homme a abandonné les lieux que la matière a été libre de se transformer à sa guise. C’est alors que, marquée par la décomposition de sa matière et envahie par la végétation, la ruine devient détentrice d’une valeur que ne possédait pas le bâtiment initial. Cette beauté née du vieillissement de la matière.
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La restauration des murailles
Les ruines de la muraille ont subit un sort différent. Les fragments
ruinés ont été restaurés. C’est dans les années quatre-vingt que des grands travaux de restauration ont été entrepris. Le chemin de ronde a été rétabli et transformé en promenade. A nouveau des miradors ont été érigés. Et les parties complètement détruites ont été reconstruites.
Les traces de la restauration sont évidentes. La démarcation
entre l’ancienne matière et la nouvelle est précise. La restauration a consisté à ajouter de la matière afin de recomposer l’ensemble. La matière historique est contenue dans la matière contemporaine. Tous les fragments hérités de la muraille historique semblent avoir été réutilisés. La matière nécessaire a été ajoutée afin de recomposer la forme qu’avait la muraille avant sa ruine. La matière utilisée à cette restauration est visuellement très différente de la pierre : la brique. C’est une manière de distinguer clairement les différents temps de la muraille.
Mais ce choix de la brique me ramène à la manière dont les murs
en pierre sont réparés ou consolidés. En faisant de la brique le matériau de prédilection de cette restauration, c’est une manière d’interpréter les traditions. Cependant la mise en oeuvre de la brique est bien différente car il s’agit à certains endroits de reconstruire des pans entiers de murs.
En m’intéressant aux grands travaux de restauration des murailles,
je comprends l’enjeu urbain de ce projet. En effet, ce chantier a permis la restructuration d’une partie entière de la ville, qui était alors limitée par les ruines antiques de la muraille. L’acquisition des terres (essentiellement militaires) fut la première étape. Puis suivi le « nettoy[age] » de la zone. La matière historique est contenue dans la matière contemporaine
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«Précisément pour cette première phase, la Generalitat a planifié de commencer par nettoyer les murailles dans les parties les plus accessibles, de sorte que disparaisse une série de bâtiments sans valeur contigus, des débris et de la végétation, en bref, quelques éléments qui ont contribué à brouiller cet ensemble qui, selon tous les experts, est unique en Catalogne et qui peut compléter l’ensemble des attractions de la Gérone monumentale, aujourd’hui peu connu, malgré l’image de la ville attrayante pour le tourisme culturel.» La Vanguardia, 6 mars 1984 p29
Est-ce le hasard et le temps qui ont façonné ce lieu ? Ou résulte-il de la volonté humaine?
Cela m’amène à me questionner sur l’origine de cette ruine.
Pourquoi a-t-elle été conservée alors qu’une grande opération de nettoyage a été entreprise ? L’oeil cherche les traces montrant ce que devait être ce lieu. Des trous alignés et horizontaux dans le mur indiquent l’absence des poutres en bois supportant un plancher...
Et puis très vite apparaissent les modifications que le lieu a subis
au moment de sa transformation en jardin. Les façades sont consolidées par des piliers en pierre. Les contours des ouvertures, notamment l’entablement, ont été renforcés. La scène est pavée. Je me demande si 1986-2016 avant et après la restauration de la muraille. (Avant, la caserne des allemands est visible depuis la muraille, après, elle est cachée derrière la végétation.)
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l’arbre a fait partie des modifications que l’homme a apporté au lieu. Plus j’analyse ce lieu, plus il me fait penser à une mise en scène.
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Conservation de cette ruine pour sa valeur d’ancienneté
Pourquoi cette ruine n’a-t-elle pas subi le même sort que les
autres ruines qui entouraient la muraille? C’est l’histoire qui donnera une réponse. Ce jardin s’appelle le jardin des allemands. Il s’avère que c’est la ruine d’une caserne construite entre 1690 et 1700 et qui accueillit pendant un temps des mercenaires venue de l’Europe centrale afin de défendre la cité. C’est en 1809, suite au siège de la ville par les troupes napoléoniennes que l’ensemble de la caserne et la muraille furent ruinés. Au vu de l’évolution des techniques de guerre, il ne sembla pas nécessaire de réparer les dégâts.
L’ancienneté de cette ruine semble avoir sauvé la destinée de ce
lieu. La construction de la caserne est antérieure à la ruine des murailles, ce qui les lient dans un destin commun. Ce que je voyais comme une ruine sans valeur historique à toutefois été sauvé par son histoire. Cependant, rien en elle ne me parle de cette histoire. Sa richesse est ailleurs, dans un temps qui ignore les découvertes historiques et s’adresse directement à mes sens. Toutefois, cette ruine résulte bel et bien de la volonté de l’homme. Cela n’enlève en rien ses qualités., ni le fait qu’elle semble vivante. Elle reste cependant, sans que je le devine tout de suite, maitrisée par l’homme. Je ne peux ignorer que c’est une ruine certes vivante que je découvre, mais aussi entretenue par l’homme.
Imaginer la ruine de la muraille en effaçant les interventions contemporaines
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Cette ruine raconte les deux siècles de ruine de la muraille
Après un détour vers les hauteurs de la muraille, il apparaît que
ce jardin est l’expression vivante du passé des murailles en ruine. Une manière de ramener à la mémoire le temps de la ruine. C’est l’un des derniers fragments datant de la destruction de la muraille. Les autres fragments ont tous disparu sous la reconstitution de l’ensemble. La ruine de la caserne semble abandonnée entre les mains de la nature. Elle vieillit. Cette ruine est symboliquement une offrande faite à la nature, un abandon positif. Une manière de ne pas tout maitriser jusqu’au bout.
Confrontation de mon expérience aux usages faits du jardin
Entre ma première et ma seconde visite des bancs en bois ont
été installés dans l’espace intérieur de la ruine. L’image d’une allée de chapelle tracée par deux rangées de bancs a été immédiate. Surement ce lieu a-t-il accueilli des représentations artistiques (concerts, lectures...) De plus, des cours de sophrologie et de méditation se pratiquent dans le jardin. Ce sont quelques témoignages qui me permettent de confronter mon expérience à la réalité des usages.
Les usages du jardin me confortent dans ma recherche
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II La perception de l’essence de la ruine «Nous avons le pouvoir inné de nous rappeler et d’imaginer des lieux. Perception, mémoire et imagination sont en interaction constante ; le domaine de la présence se fond dans les images de la mémoire et de l’imagination.1 »
La ruine comme lieu d’expérience du corps cosmique
La ruine est différente de l’espace architecturé clos qui enferme le
corps. Elle résulte de la prise de possession des éléments sur l’architecture. Elle est le lieu de l’expérience du « corps cosmique ». Les cinq sens composent « l’image du corps cosmique 2» : respectivement, «la vue est liée au feu et à la lumière, l’audition à l’air, l’odorat à la vapeur, le goût à l’eau et le toucher à la terre.3 » Les éléments sont donc directement liés au corps par l’intermédiaire des sens.
La fonction première de l’architecture est de protéger l’homme.
Cependant, la création d’une protection de moins en moins poreuse entre le corps et les éléments éloigne l’expérience de ce corps cosmique.
Au contraire, la ruine met l’homme en danger en l’exposant aux
éléments. Elle permet au visiteur de faire l’expérience de ce « corps cosmique ». La perception de l’espace en ruine est ressentie « d’une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la
1 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau, Paris, 2010, p77 2 Ibid., p. 18 3 Id.
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chose, une unique manière d’exister qui parle à la fois à tous mes sens.1 ».
ruine met à nu la matérialité, elle la décompose pour nous la livrer.
Le corps interagit avec l’espace de la ruine afin de libérer ma
Le temps altère la matière pour ne laisser que l’essentiel. « Les
perception. Les sens s’affranchissent des frustrations et du système de
matériaux naturels disent leur âge et leur histoire, autant que leurs origines
hiérarchisation qui les sépare les uns des autres. Ils sont l’intermédiaire
et leur utilisation par l’homme.1 » Le temps creuse la matière, crée des
entre nous-même et le monde.
aspérités, ronge les joints, rend la pierre friable, l’ensemble se fissure, les
Juhani Pallasma nous parle de sa vision de la «bonne architecture».
peintures s’écaillent... Autant de traces qui trahissent la vie de la matière.
Dans sa manière d’explorer l’architecture au regard des sens, je fais le lien
Mais les matériaux ne sont pas égaux face au vieillissement, certains se
avec ce que nous apporte la ruine et l’approche très sensorielle que nous
détériorent rapidement alors que d’autres résistent aux vicissitudes du
en faisons. La « bonne architecture », l’art et la ruine ont en commun de
temps et des éléments. Il est regrettable que « les bâtiments de notre
s’adresser aux corps. Nombres de créations architecturales s’adressent
époque technicienne visent délibérément une perfection sans âge 2».
avant tout à l’oeil. Ce qui crée aussitôt une distanciation entre l’homme
Cette quête n’intègre pas « la dimension du temps, ni le processus de
et le lieu, entre le corps et son environnement. Cependant, certains lieux
vieillissement qui est inévitable 3».
ont la capacité de reconnecter l’homme à son environnement. La manière
dont cet auteur définit l’architecture par les sens fait écho aux ruines. Car
est l’imperfection et la trace du temps. Par ces caractéristiques, l’homme
elles proposent aux visiteurs une expérience sensorielle, elles sont en
voit dans la ruine la métaphore de la vie qui s’écoule. « Le temps est
harmonie avec la nature et l’environnement, et enfin elles entretiennent
notre chair. Nous sommes pétris de temps. Nous sommes le temps. 4»
un rapport direct avec les éléments dans le temps.
La ruine nous rappelle que la vie est éphémère et que inexorablement
La ruine se situe à l’opposé de cette « perfection sans âge », elle
le temps s’écoule. Roberto Peregalli insiste sur la poétique que génère le
La matérialité singulière des ruines
temps sur la matière : « Le temps corrode la vie et l’exalte. ».
Les éléments transforment la matérialité de la ruine. Cette
matérialité est vraie, c’est à dire dénuée de tout artefact, de faux semblant, il ne reste que la matière brute. « L’architecture, c’est ce qui fait les belles ruines » disait Auguste Perret. Car les ruines ne trompent pas sur leurs matériaux, sur leurs structures ainsi que sur leurs mises en oeuvre. La 1
Ibid., p. 24
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1 Pallasmaa Juhani, op. cit, p. 36 2 Id. 3 Id 4 Peregalli Roberto, Les lieux et la poussière, Arléa, Paris, 2010, p11
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Le temps comme révélateur d’une authenticité
Comment matière et fragmentation stimulent l’imagination
La trace que laisse le temps sur la matière ne peut pas être
De la matière, naît aussi l’imagination. D’après Gaston Bachelard,
fabriquée. Elle peut cependant être imitée. Mais l’authenticité de la matière
un imaginaire universel naîtrait au contact de la matière première : la
se révèle avec le temps. De la même manière dont Walter Benjamin
terre. Selon lui, la matière est la substance même de l’imagination. La
explique l’authenticité d’une œuvre d’art, je pense que les ruines ont
terre a la capacité à éveiller chez l’homme une rêverie « universelle ». Cet
une aura. Il serait question de l’authenticité de la matière ; cette matière
imaginaire aurait de particulier de ne pas être rattaché à un imaginaire
qui à travers le temps dévoile son essence et sa richesse. « Ce qui fait
social ou biographique. Il serait nu de toutes influences culturelles ou
l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible
personnelles.
de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage
historique. 1» La ruine, de par la détérioration de la matière architecturée,
trace de l’homme, mais cependant, elle annonce le retour inévitable d’une
fait pressentir le temps écoulé entre la destruction et le présent. Elle
matière absente d’humanité. Néanmoins, la ruine est aussi l’expression
raconte l’histoire de la matière par sa destruction.
du passé. Elle est, au travers de la notion de fragment, la partie restante
C’est l’ancienneté qui donne à la ruine son authenticité. C’est
d’un tout disparu. Ce tout peut être reconstitué dans l’imaginaire du
au cours du temps que la matière se révèle authentique. «En réalité, à
visiteur. Le fragment résulte d’une séparation et «il jouit d’une certaine
l’époque où elle fut faite, une vierge du moyen-âge n’était pas encore
individualité». Mais il laisse pressentir la totalité d’avant la séparation.
authentique ; elle l’est devenue au cours des siècles suivants 2» La valeur
Paradoxalement, le fragment est à la fois synonyme de fragilité et de
d’ancienneté « s’offre immédiatement à la sensibilité du spectateur 3», elle
résistance. Certaines représentations des ruines relèvent du chaos. Elles
n’a pas besoin d’être intellectualisée pour être comprise, elle parle d’une
terrifient et émerveillent à la fois. Cette confusion extrait l’observateur
unique manière aux corps et aux esprits. La valeur d’ancienneté d’un objet,
de son quotidien et le détache des conventions pour le laisser toucher
d’une architecture ou d’un être vivant est comprise et éprouvée par tous,
au caractère sublime de l’environnement décrit. Cette sensation est
elle est universelle. Les ruines « vivantes » sont l’extrême expression de
éphémère.
cette valeur d’ancienneté. La matière est pétrie par le temps.
La ruine n’est pas encore la matière complètement dénuée de la
« Les ruines offrent aux consciences inquiètes une sorte de
miroir où contempler l’incertitude des choses humaines et interroger 1 BENJAMIN Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Folioplus philosophie, Barcelone, 2012, p14 2 Ibid., p. 13 3 RIEGL Alois, Le culte moderne des monuments, sa nature, son origine : essai sur une valeur du projet, In extenso, n°3, décembre 1984, p.52
le devenir. 1» Le manque que véhicule l’image des ruines permet une
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1
Lacroix Sophie, Ruine, Ed de le Villette, Paris, 2008, p.59
projection de l’avenir. Dans les siècles à venir que sera-t-il advenu de ce
que futurs, entre hypothèses et projections. L’objet en ruine retrouve
qui compose actuellement notre quotidien ? « Penser les ruines, c’est
cette indétermination donnant une grande liberté d’imagination. L’unité
imaginer la survivance. 1» Les ruines dans leurs formes présentes sont
architecturale ayant été rompue, les fragments restant ne peuvent
l’expression du passé et annoncent l’avenir. Elles sont une métaphore du
reconstituer le tout que dans l’imaginaire. C’est pourquoi le sentiment
temps qui passe. Elles ont la capacité dans des moments de crise, à la fois
d’absence que transmet les ruines est intense. « Les ruines seraient donc
de terrifier et de faire relativiser les «consciences inquiètes».
emblématique de l’instabilité qui condamne toute chose à n’être que transitoire. 1»
La ruine ou l’expression du sublime
La ruine et l’architecture ont un rapport à la beauté différent.
La réception de la ruine se mérite
Tandis que l’architecture charme par son équilibre et son harmonie,
la ruine plonge le contemplateur dans la stupeur. Eprouver l’acte de
regard demande du recueillement, suppose du temps. 2» Au contraire
fragmentation et de destruction de l’objet réoriente le sentiment du sujet
de distraire le visiteur, l’expérience des ruines demande l’attention de ce
et l’éveille à une dimension spirituelle. Il semblerait que l’esthétique des
dernier. Ce n’est qu’à cette condition que le pouvoir des ruines s’exerce.
ruines s’apparente plus à «l’esthétique du sublime qu’à celui du beau.
L’œuvre d’art invite aussi à la contemplation, « devant elle [le spectateur]
». Pour Kant, «le sublime authentique ne peut être contenu en aucune
peut s’abandonner à ses associations d’idées. 3» Walter Benjamin oppose
forme sensible ; il ne concerne que les idées de la raison 3». Les ruines
deux façons d’appréhender une oeuvre : par la « distraction » ou par le
sont donc des lieux appropriés à l’éveil, chez le contemplateur, d’une
« recueillement ». Il considère que « les masses cherchent à se distraire,
sensation d’émerveillement et de terreur. Ces émotions sont induites par
alors que l’art exige le recueillement 4».
aspect sublime des ruines qui témoignent d’un état de chaos.
Elles sont aussi le support de l’imaginaire. La ruine permet le
l’oeuvre. D’un coté, « la masse distraite recueille l’oeuvre d’art en elle ».
même état d’émerveillement et d’imagination que l’exquise architecturale
Il y a peu d’interactions entre l’œuvre et le récepteur. Cette relation
peut le permettre. Elle est le support de tous les possibles, autant passés
s’apparente à un schéma de consommation dans lequel l’œuvre répond
1 Clément Ghys, «Le bel avenir des ruines» ,Libération, 28 mars 2014 2 Lacroix Sophie, op. cit., p.45 3 Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, traduction d’Alexis Philonenko, livre II, §23, Vrin, Paris, 1965, p. 85.
1
2
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2 3 4
La contemplation des ruines nécessite un regard attentif. « Le
La grande différence se situe au niveau de la réception de
Lacroix Sophie, op. cit., p.33 Pallasmaa Juhani, op. cit., p. 37 BENJAMIN Walter, op. cit., p. 47 Ibid., p. 48
39
à une demande. D’un autre côté, « celui qui se recueille devant une oeuvre d’art s’y abîme ». Dans ce cas, des échanges s’effectuent entre l’œuvre et le récepteur. Ils ont la capacité de heurter le récepteur. Car ici la personne s’ouvre intellectuellement et spirituellement à la réception de l’oeuvre d’art.
C’est un échange particulier qui ne peut être perçu par les
« masses ». Seule une individualité peut échanger avec l’œuvre ou le lieu. Dans l’expérience de la ruine, c’est cet échange entre le lieu et « l’être total » qui est enrichissant. Sans cette manière de découvrir l’espace de la ruine, l’apport pouvant élever le contemplateur est réduit.
Les ruines se distinguent donc par leurs usages, leur rapport à
l’esthétique et à la proportion donnée à l’imaginaire et à la créativité. Il se dégage des édifices et lieux en ruine une force qui nous projette tantôt dans des atmosphères mélancoliques ou nostalgiques, tantôt fantastiques, tantôt d’inquiétudes. La ruine est un état transitoire, et c’est en cela qu’elle a tant de force et d’attraction. Elle est la fragmentation de ce qui a été et les fragments d’un futur. Le temps se lit sur chaque parcelle de matière, et pourtant l’édifice semble le suspendre.
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III. Le pouvoir des ruines de l’ancien village de Corbera d’Ebre Arriver jusqu’au village
A plus de 300km de Gérone, en se dirigeant vers l’Ouest, je me
rends au village de Corbera d’Ebre. Les paysages traversés diffèrent de ceux de la Costa Brava. J’ai choisi de voyager par l’intérieur des terres : peu de monde sur cet itinéraire. Le paysage est plus aride. Je traverse de grandes plaines semblables les unes aux autres : de vastes espaces agricoles. Les terres sont parfois ocres parfois jaunes. J’ai l’impression de changer d’univers. Que cette route est longue et dépeuplée. Les terres de Llieda. Puis enfin les terres d’Ebre. Alors que j’approche du village de Corbera d’Ebre, je reconnais l’église au sommet de la colline. Ce sont en effet des publications dans des revues d’architecture portant sur la restauration de cette église qui ont éveillé ma curiosité. Aux prémices de cette restauration, le fait que le parlement de Catalogne ait déclaré le village ancien de Corbera d’Ebre comme « lieu d’intérêt historique ». Plus que la ruine d’une église, c’est aussi les ruines d’un village détruit en 1938 lors de la guerre civile. Les traces de la destruction doivent être conservées pour l’histoire. Je n’étais pas préparée à la force émanant de cet ensemble en ruine.
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L’ascension jusqu’au parvis de l’église : un environnement déchu
Sur la route qui monte jusqu’à l’ancien village de Corbera d’Ebre,
progressivement, des immeubles relativement récents laissent place à d’anciennes maisons de village mitoyennes dont les façades laissent deviner la vieillesse et la décrépitude des édifices. Progressivement, ce ne sont plus des façades, mais des restes de ces dernières qui bornent la rue. Puis la rue n’est plus soutenue que par des fragments de façade. Des bâtiments encore habités côtoient tantôt des ruines, tantôt des friches. Au bout de la rue je vois l’église. Sur les deux cents derniers mètres, plus une ruine ne tient le bord de la rue qui mène vers la place de l’ancien village. Ce grand parvis, offre une vue imprenable sur le paysage vallonné Certaines rues du village sont encore bien définies
et les plaines viticoles des alentours de Corbera d’Ebre. L’église domine ce territoire. Autrefois des habitations mitoyennes délimitaient le parvis de l’église. Cette ouverture sur le paysage n’existait pas. Aujourd’hui seul un grand terrain vague fait face à l’église.
Le cimetière des restes d’un village
Le besoin d’aller voir plus loin nait. Depuis le parvis de l’église
plusieurs chemins amorcent la route vers la suite du village. D’abord pavés d’un revêtement relativement récent, les chemins se transforment rapidement en sentiers. Les bords du sentier que j’ai choisi d’emprunter sont, par alternance, bornés par des fragments de maisons. Puis, les ruines disparaissent et l’espace se dilate, faisant ressentir un grand vide. Alors, plus loin, d’autres ruines surgissent, côte à côte, tenant l’espace du sentier D’autres endroits font l’effet d’un grand vide
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qui redevient alors une rue. Les façades se délitent.
Aux emplacements qui devaient être l’intérieur des maisons, des
tas de pierres et des herbes folles habitent les lieux. C’est une marche dans le cimetière d’un village. Ce que je contemple aujourd’hui ce n’est pas les ruines de guerre, mais la ruine des ruines de guerre. Je ne suis pas directement face à la violence des affrontements meurtriers : ici pas de cadavres. Ici pas de cris, mais un grand silence. Ici pas de maisons récemment éventrées, et pas de vies intimes exposées à la vue de tous. Le temps est passé sur ce qui fut la ruine de la guerre. L’horreur des affrontements est loin. Des arbres ont poussé dans les ruines, figuiers, grenadiers, oliviers. A un endroit c’est un verger qui prospère derrière la façade en ruine.
Le vent a léché les murs de pierre, ces murs simplement composés
Dans les ruines du village : par la porte entre-ouverte
de pierres et de mortiers. Les rues sont devenues des sentiers. Parfois par endroit je marche sur le sol pavé des rues d’antan. Certaines rues sont dessinées par les façades des maisons restées debout. D’autres se devinent uniquement par les restes de traitement du sol : quelques restes de pavement, des traces d’évacuation des eaux... Et c’est étonnant de marcher sur ces sols chargés de mémoire, alors que je suis seule dans ces ruines, juste accompagnée du bruit de mes pas.
Au contact de ces ruines, mon imagination devient fertile
Mon esprit imagine ce que mes yeux ne peuvent voir. Le présent
devient trouble. J’entrevois la ruine différemment. Je la vois comme ce qu’elle aurait pu être des années auparavant alors qu’elle devenait ruine. Grace au souvenir d’images de guerre, je suis capable de ramener ses 46
Tout se décompose
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ruines paisibles au temps de l’horreur et de la destruction. Mais je peux aussi remonter plus loin dans le temps, et alors imaginer le village d’avant la destruction, vivant. Le réel et l’imagination se confondent et créent en moi des sentiments intenses et confus. « Il semble alors que c’est par leur « immensité » que les deux espaces, l’espace d’intimité et l’espace du monde deviennent consonants. 1» Car se mêle à ce que je vois les éléments que j’imagine. Je projette beaucoup de choses sur la ruine. Ce lieu accueillait des hommes. Je me questionne sur ceux qui vivaient ici. Le fait de visiter seule les ruines de ce village ajoute de la gravité. Cette visite est solitaire mais aussi en plein soleil et sous une forte chaleur : « Quand s’approfondit la grande solitude de l’homme, les deux immensités se touchent, se confondent. 2»
Comment le souvenir de la destruction envahi le présent
A de nombreux moments au cours de l’errance dans le village en
ruine, j’aperçois le clocher de l’église. L’église est différente du reste du village. Ses façades ont conservé leur unité. Le fait qu’elle soit d’apparence en si bon état surprend. L’inspection de sa façade révèle de longues fissures, des impacts et diverses dégradations apparaissent. Le clocher perd à plusieurs endroits son revêtement en brique. Des herbes nichent sur les entablements.
L’intérieur de l’église est très lumineux. Le portique de l’avant nef
définissant l’espace d’accueil de l’église présente un trou béant. A cette vision, mon imagination est plus forte que n’importe quelle explication 1 BACHELARD Gaston, op. cit., p. 184 2 Id.
48
Le temps sur les murs de l’église
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pour en comprendre la raison. J’ai alors la capacité de remonter le temps et d’imaginer l’église avant ce choc. Parce que j’ai visité bien d’autres églises, je peux me projeter dans ce qu’a été ce lieu. Vient ensuite le moment de la destruction. Je me représente mentalement le choc. Les vibrations me semblent perceptibles dans toute l’église. Puis le lieu dans lequel je me trouve aujourd’hui redevient silencieux. Les temps se confondent dans mon imagination. L’architecte Juhani Pallasma décrit très bien cet échange qui s’effectue entre moi et la ruine ; lui parle d’un être face à une œuvre d’art. Il dit que : « Dans l’expérience de l’art, il se passe un échange particulier ; je prête mes émotions et associations à l’espace et il me prête son aura qui attire et libère mes perceptions et mes pensées. 1»
Les murs de l’église deviennent pour moi des surfaces poétiques.
Sur elles, le temps a laissé sa trace. Les altérations, souvent superficielles et parfois profondes, parlent du déclin de ce lieu : de sa création par l’homme à sa destruction brutale suivie de l’abandon du lieu. Malgré que cet espace soit maintenant réinvesti par l’homme, les murs patinés conservent l’histoire du lieu. Les architectes en charge de la restauration ont imaginé une couverture transparente qui protège cet espace des intempéries. L’effet de cette toiture en plastique est efficace dans la mesure où elle s’efface face à l’histoire que nous raconte ces murs. « L’espace poétique puisqu’il est exprimé, prend des valeurs d’expansion.2 » 1 2
50
Pallasmaa Juhani, op. cit., p. 12 Gaston bachelard, op. cit., p. 183
51
Cependant, le revêtement qui recouvre l’ensemble du sol de
l’église amoindrit la portée poétique du lieu. Dans les publications sur la réhabilitation de l’église, le sol de l’église apparaît en stabilisé. Je suppose maintenant que c’était l’étape intermédiaire avant l’installation d’un nouveau revêtement. J’aurais aimé marcher dans cette église comme j’ai marché dans le village : accompagnée du bruit de mes pas et déséquilibrée par l’imperfection du sol.
Un enseignement frappant
La visite du village est accompagnée d’œuvres d’art in situ, de
textes, de plans et d’images anciennes, une manière de donner des clefs Les sols de l’église avant les derniers travaux
au visiteur. Cette visite est un choc, plus important que ce que j’aurais pu l’imaginer. C’est une leçon d’humanité fait uniquement de fragments d’anciens bâtis et de tas de pierres. Il y a beaucoup de manière d’apprendre mais celle ci agit sur moi comme un électro-choc. Elle s’est adressée à mon être total. J’aurais construit en moi une histoire composée de vécu, d’association d’idées, d’imagination et de culture. J’ai pris le temps de faire, seule, ma propre expérience et j’en suis ressortie humainement transformée. Cette visite a transformé mon espace intime, profondément et singulièrement comme elle ne pourra toucher personne de la même manière.
L’histoire enseignée raconte les événements de la même
manière à chacun. Au contraire, l’expérience de la ruine parle à chacun personnellement, car elle fait écho à quelque chose de plus profond que la conscience et s’adresse à chacun. Les expériences seront autant
Les sols de l’église maintenant
multiples que le nombre de ses visiteurs. 52
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J’ai appris sur l’identité de cette Région, sur son histoire. Mais au
delà de l’histoire du village de Corbera d’Ebre, c’est d’un destin et d’une histoire plus large auxquels ce lieu m’a renvoyée. Il parle d’une manière universelle.
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IV. Ce que je m’attendais à découvrir au monastère de Sant Pere de Rodes Un projet construit autour de la puissance des ruines
Je me suis intéressée au monastère de Sant Pere de Rodes
grâce à la présentation des travaux des architectes Catalans Martinez Lapeña et Elias Torres entre 1979 et 1993. Voici en quelques lignes ce que les architectes disent de ce travail accompli : « Le premier objectif que nous nous sommes fixés, a été de transformer l’ensemble du monastère lui même, en un musée de ses ruines, moyennant la protection et conservation de ses vestiges. On a protégé avec des lames de cuivres les toits de la nef et de la crypte ainsi que le sommet des murs et des remparts. Nous avons construit de nouvelles marches au dessus d’un ancien escalier, installé une passerelle au dessus des excavations de la crypte, installé des services de réceptions et l’ancien réfectoire a été adapté en petit musée. Un centre de réunion et une petite résidence sont en construction afin d’améliorer la visite et l’utilisation des lieux. Notre première visite du monastère coïncidait avec une journée durant laquelle les nuages volaient bas et traversaient la tour du clocher à travers les fenêtres. Peut-être était-ce cette vision énigmatique et fantasmagorique que nous voulions conserver. 1»
Les architectes se sont attachés à ce qu’était le monastère alors qu’il
était en ruine. Il y a une pudeur dans leur intervention face aux vestiges 1 « Torres / Martinez Lapena, Recent works 1988-1993 » , El Croquis, n°48, juin 1991, p. 4-191
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du monastère, une pudeur dans la manière d’agir ponctuellement. Il est
contenue dans sa forme présente.
question de traiter les points sensibles afin de libérer la déambulation des
entraves. La considération qui a été accordée à l’ambiance née des ruines
L’espace est alors couvert, ainsi protégé des intempéries, mais non clos.
du monastère est l’ambition première de leurs interventions.
Cette manière de mettre hors d’eaux un bâtiment en ruine sans le rendre
Certains espaces sont réinvestis. C’est le cas du bâtiment d’accueil.
hermétique permet de ne pas dénaturer l’ambiance de la ruine. D’ailleurs,
Quand la nature reprend ses droits sur l’œuvre de l’homme
le clos n’est nul part rétabli exception faite de l’ancien réfectoire qui abrite
un petit musée. Aucunes huisseries ne sont installées... Cette attention
Cette reprise de pouvoir par la nature augmente la force qui
émane des ruines. Cet équilibre semble établi depuis longtemps et il
incite le visiteur à l’expérience des lieux par les sens.
est générateur de l’authenticité du lieu. Jamais autre monastère ne ressemblera à celui ci. Il règne depuis la montagne de Verdera sur la
baie de Llança. L’œuvre des hommes s’est abandonnée aux éléments
la ruine, produit de la nature au caractère indomptable, et l’homme
et aux aléas de la nature. Le monastère a certes été appauvri par des
contemporain qui redécouvre cette richesse après plusieurs siècles
pilleurs pendant plus de Cent ans, mais il s’est enrichi d’une force rare que
d’absence. Je m’attendais à découvrir la conservation des ruines dans
l’homme ne sait reproduire.
leur état présent et à voir comment, ponctuellement et avec parcimonie,
Toute la richesse de ce lieu tient dans la fraternisation qui lie
l’homme pouvait côtoyer un espace qui a su trouver son harmonie et son
Ralentir le vieillissement du monastère en exerçant un certain contrôle
équilibre propre. Un espace fort qui éveille les sens et les esprits par une force à la fois brutale et sensible.
Derrière cette première volonté s’en cache une autre : celle d’un
certain contrôle de l’ensemble des parties du monastère, d’une certaine maitrise de son vieillissement.
Etant donné l’attrait des visiteurs pour le monastère, il était
nécessaire de sécuriser l’ensemble des ruines. Ainsi de fines lames d’acier horizontales contiennent les extrémités de la matière. L’objectif est d’éviter ainsi de possibles détériorations du mur qui risqueraient de provoquer des éboulements. La ruine a donc été entendue, mais aussi
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Vue d’ensemble du monastère avant restauration
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Vue d’ensemble du monastère après restauration des architectes catalans - 1993
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Escalier en ruine avant l’intervention
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Intervention des architectes catalans : nouvel escalier sur les restes de l’ancien
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V. La découverte du Monastère de Sant Pere de Rodes Un paysage émotionnel
Le monastère de Sant Pere de Rodes est perché sur les flancs
escarpés du mont San Salvador, le mont le plus haut des montagnes de Verdera. La route qui s’élève jusqu’à lui serpente. L’apercevoir puis le perdre de vue, le retrouver toujours droit et solitaire sur la pente inhospitalière. Il parait que depuis ces hauteurs, c’est le vent du Nord qui dicte sa loi, une tramontane fréquente et violente. Le jour de ma visite fut une exception. C’est avec calme et sérénité que le monastère se dresse La vue sur le cap de Creus
face à la vue impressionnante et imprenable sur le cap Creus et la mer à perte de vue. Certains disent que les moines bénédictins se sont établis sur ces terres au Xe siècle car ils étaient rassurés d’entrevoir au loin le golf du Lion : les terres françaises.
Accès et vue d’ensemble du monastère
Deux espaces de stationnements sont prévus en contrebas et
au dessus du monastère. Ils sont tous deux relativement éloignés du monastère. Depuis l’accès haut, le chemin qui mène au monastère est très confortable. Il serpente en suivant les courbes de la montagne. Le chemin est large et bétonné. Je croise de nombreux groupes de visiteurs.
Depuis le chemin, c’est l’aspect général du monastère que nous
découvrons progressivement, un monastère fort de ses tours et de ses Sur le chemin menant au Monastère
hauts murs défensifs affichant un caractère hostile. Mais c’est aussi un 64
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édifice paisible aux multiples teintes de gris et au regard rivé sur l’horizon. Le soleil se réfléchit sur les toitures en acier mettant ainsi en avant les nouvelles modifications apportées au lieu. Depuis cet angle de vue, je compte plus d’interventions que ce à quoi je m’attendais. L’ensemble laisse plus paraitre la force et la robustesse du monastère que sa fragilité.
Le monastère est présenté comme un vieil homme
Lors de la visite des lieux, le monastère est présenté aux visiteurs
comme un ancêtre. Ce serait un vieil homme qui a su traverser les siècles et est arrivé jusqu’à nous en ayant survécu aux vicissitudes du temps et des hommes. Il aurait vécu des moments de grande richesse puis des moments d’abandon. Il serait un vieillard en fin de vie se remémorant des bribes de souvenir. « Ce monastère témoigne de l’immortalité de l’âme. Aujourd’hui il renouvelle sa foi en l’éternité. »31
La visite du monastère : une déambulation aiguillée
Un sens de visite du monastère est conseillé. Les espaces sont
nommés et numérotés sur un dépliant ainsi qu’à l’entrée de chaque espace. La première salle que je visite est le cellier dont l’accès se trouve en face de l’église. Cet espace, comme tous ceux qui suivront, est d’une propreté sans égale, alors que dans un sens, je m’attendais à passer un moment dans la poussière.
Un parcours a été créé afin que le visiteur découvre le monastère.
Depuis l’église qui se trouve au niveau inférieur jusqu’à la terrasse au dernier niveau, le visiteur est guidé dans sa découverte. J’ai rapidement Une visite aiguilléé Le même escalier allant au cloître supérieur
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l’impression d’être dans un musée où sont exposés les fragments des temps passés du monastère. Lorsque dans l’église, dans les chapelles de part et d’autre du coeur, je découvre les fragments de pierre au sol, je me demande ce qui a guidé le choix de la conservation de tel ou tel fragment et sa mise en valeur. Ces pierres avaient-elles eu un intérêt particulier dans le passé? Ou alors est-ce juste les seules traces restantes du vieux monastère ? Dans le dépliant il est expliqué succinctement l’usage de chaque pièce et l’époque à laquelle elle a été construite.
Un espace « muséographié »
L’accès à la chapelle, par l’atrium, s’effectue par un passage
surélevé au dessus des restes excavés du passé. Ce dispositif fait penser aux installations mises en place lors de fouilles archéologiques. A la
Mise en valeur d’un fragment de pierre dans une des chapelles de l’église
différence que l’éclairage artificiel dirigé vers ces restes semble vouloir les magnifier. La matière mise en scène a l’air plus fragile. J’y vois un échantillon de ce qu’était le lieu il y a une vingtaine d’années lorsque les sols étaient poussiéreux. C’est une plaie exposée à la vue de tous. Mais ces fragments sont aussi mis à distance du visiteur.
Cette mise en scène a pour but d’exprimer un manque. En effet,
de part et d’autre du passage, l’accent est mis sur deux pièces de marbre incrustées dans la pierre. On nous apprend que ce sont les seuls restes d’un portail en marbre datant du XIIe siècle. Toutes les autres pièces ont été spoliées et elles se trouveraient éparpiller dans des musées et collections du monde entier.
Hormis ce lieu, dans lequel, traduire la sensation de manque Dans l’atrium, restes d’un portail en marbre datant du XIIe siècle.
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était important, toutes les blessures dont souffrait le monastère ont été pansées. Les fragments de la ruine sont contenus dans la nouvelle matière. Ce n’est plus un travail ponctuel et léger qui a été accompli. Les interventions sont allées plus loin que de soulager les blessures et de prévenir de la rupture. Elles sont maintenant inscrites sur la matière, mais toutefois, ce qui est absent, c’est le déchirement qu’a connu la matière. Il n’y a plus de raison d’éprouver la violence qui accompagne généralement la ruine d’une architecture. L’édifice semble paisible, assagi. Il ne fera pas naitre l’effroi chez son visiteur.
Le traitement des façades extérieures
Une catégorie de façades participe toujours à l’étrangeté de
l’apparence générale du monastère, il s’agit de mystérieuses façades fantômes. Ces façades créent la limite entre le monastère et le ciel. Elles sont le reste du bâtiment qui lie les deux tours. Elles participent entièrement à l’aspect général de l’ensemble du monastère. On remarque sur ces façades le discret travail apporté aux limites du mur et aux entablements des fenêtres. De fines lames d’acier horizontales contiennent la matière et évitent ainsi de possibles détériorations de ce mur. Le vieillissement des murs est ainsi ralenti. La matière n’est cependant pas figée. Au contraire, de la même manière que les murs anciens de Gérone sont rapiécés, ceux-ci semblent avoir été consolidés par des pierres et des briques à plusieurs reprises.
Façade fantôme au dessus du cloître
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Une démarcation forte entre la matière initiale et les ajouts contemporains
Un autre cas de figure se répète souvent. Lorsque les façades se
terminent par des créneaux, les limites du mur sont traitées différemment. La matière est maintenue en place par un mortier ensuite recouvert d’un enduit de couleur beige. D’un coté de la façade, les créneaux sont en pierre, alors que de l’autre coté ils sont en enduit beige à la surface lisse.
Cet enduit, on le retrouve à divers endroits de la restauration (sur
les façades intérieures du cloître supérieur, sur les façades extérieures du monastère, autour des ouvertures, à l’intérieur de l’église...). Cette démarcation forte, entre la pierre et l’enduit beige, marque les ajouts contemporains qui consolident les parties affaiblies. Cet enduit recouvre les reconstitutions d’une partie disparue ou détruite. Cette pratique met en valeur les éléments consolidés. Ce procédé est relativement pédagogique. Il permet aux visiteurs de se situer dans le temps et de pouvoir imaginer un passé pas si lointain, celui de la ruine.
Les fragments composant la ruine et issus de la décomposition de
l’architecture sont d’une certaine manière conservés. Cependant, la ruine a disparu. Les fragments du passé ont été l’essence de la restauration du monastère. Ils sont toujours présents, cependant la recomposition d’une unité tout en dissociant l’ancien du nouveau a la capacité de dépoétiser les fragments.
Vide sur le cloître inférieur, nouveau cloître supérieur, façade fantôme et créneaux « figés »
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Le clos-couvert est rétabli sur la quasi totalité du monastère
Le clos-couvert correspond à l’étape de construction d’une
maison où après la dalle et les murs porteurs, ont été posés les huisseries extérieures (portes, fenêtres) et le toit. L’absence de toit et huisseries est une caractéristique très forte des ruines. Le fait que les murs s’élèvent directement vers le ciel sans nul autre intermédiaire est source de liberté. Aujourd’hui le clos-couvert est quasiment rétabli sur l’ensemble des bâtiments qui composent le monastère. Les bâtiments composant le monastère sont à nouveau conçus pour protéger l’homme. Une pellicule protectrice est érigée entre la ruine et le corps cosmique. En cela, le monastère s’éloigne du lieu sensible auquel je m’attendais.
Ce n’est plus l’ensemble que je projetais de visiter. En effet, depuis
l’intervention des architectes catalans Lapeña y Torres d’importantes modifications ont été apportées à l’ensemble. Toute la poétique présumée qui émanait de leurs interventions sur la ruine du monastère n’existe plus. J’ai l’impression que la peur de la perte, du vieillissement et de l’oubli a guidé cette transformation. Est-ce que subsiste encore en ce lieu l’âme qui y a grandie et évoluée? J’ai l’impression que j’ai vu la ruine parce que je la cherchais. Elle ne s’est pas imposée, mais j’ai travaillé mon regard de manière à voir apparaitre ses traces.
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VI. La disparition des ruines du monastère de Sant Pere de Rodes par leur restauration « Ce qui dirigé l’édifice vers le haut est la volonté humaine, ce qui lui donne son aspect actuel est la force naturelle mécanique qui tire vers le bas, ronge et démolit. Pourtant cette force ne laisse pas sombrer l’édifice dans l’absence totale de forme qui serait celle d’un simple matériau, du moins aussi longtemps que l’on parle encore de ruines et pas d’un tas de pierres ; une nouvelle forme naît qui, du point de vue de la nature, est totalement emplie de sens, intelligible, différenciée. La nature a fait de l’oeuvre d’art le matériau de sa création, comme auparavant l’art s’était approprié la nature comme matière première 1»
La disparition naturelle de la ruine est inévitable
La disparition de la ruine semble une évidence. De la même manière
que l’architecture s’est altérée jusqu’à devenir ruine, la ruine est vouée à se transformer jusqu’à ce que toute trace de la présence de l’homme ait disparu de la matière. La disparition de la ruine est aussi évidente que celle de l’homme. C’est peut-être pour cette raison que l’homme se bat contre sa disparition, comme si sauver la matière serait se sauver lui-même. C’est naturellement que la ruine disparaitra, emportée par les vicissitudes de la vie. Afin de s’opposer à cela, l’homme agit dans certaines circonstances pour ne pas perdre complètement ce qu’il considère hériter de la ruine. Par 1 SIMMEL Georg, La parure et autres essais, « Les ruines, essai d’esthétique » , Paris, Editions de la maison des sciences et de l’homme, 1998, p. 114
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cette lutte, c’est l’homme qui mène la ruine à la disparition.
préservation du cadre bâti à cette époque. Le savoir est détenu dans des
En effet, la ruine par définition est instable,elle est un état transitoire
ouvrages et des publications des chercheurs et historiens. Ce n’est donc
de ce qui était et qui ne sera plus. Elle est l’indice de la disparition
pas la soif de connaissance qui pousse à la restauration du monastère.
d’une chose. La ruine par sa disparition matérielle parle du temps qui
inlassablement s’écoule. L’homme ne peut pérenniser un état qui est par
Il est alors question de maitriser l’évolution de la ruine. Il faut sécuriser
nature transitoire.
l’espace et faciliter la circulation. C’est le temps où l’homme côtoie l’esprit
Dans un troisième temps, le monastère est présenté au public.
de la ruine.
Les quatre étapes notables de la disparition des ruines de monastère de Sant Pere de Rodes
Depuis 1930, année à laquelle le monastère fut déclaré monument
ce dernier temps, la peur de la perte pousse à agir avant qu’il ne soit
national, l’homme se bat contre la disparition amorcée de l’édifice. Dés
trop tard. Mais ne pouvant pas figer un état transitoire, les ruines sont
1935 des travaux sont entrepris afin de consolider des parties ruinées
restaurées.
Les fouilles archéologiques et les historiens ont révélé les
caractéristiques du monastère et la singularité de son architecture. Dans
prématurément à cause des pillages, notamment le vol de chapiteaux et de colonnes provoquant de brutales détériorations.
Création d’un édifice à partir des fragments de la ruine
Puis dans un second temps, on cherche à connaitre l’histoire
La restauration, c’est chercher à faire revivre ce qui n’existe plus
des lieux, à remonter le temps afin que les pierres et les formes nous
avec les outils du présent. Eugène Viollet-Le-Duc décrit la chose ainsi :
parlent de ceux qui ont façonné les lieux au fil des siècles. C’est le temps
«Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire,
des fouilles archéologiques. Elles sont parfois la cause de destruction
c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un
de l’existant afin de déterrer des parties enfouies sur lesquelles il a
moment donné. 1». C’est la construction d’une nouvelle architecture à
été reconstruit. C’est le cas notamment du premier cloitre inférieur
partir des restes de l’ancienne et la création d’un espace hybride composé
du monastère qui fut découvert en 1989 au dessous de l’actuel. A
d’éléments de différentes natures, histoires et époques. La ruine devient
propos des fouilles archéologiques, Françoise Choay, nous apprend
alors matière de l’architecture. L’authenticité de ses fragments devient
que l’objectif des antiquaires (archéologues et premiers historiens d’art)
une ressource architecturale, une matière première. « Une autre époque
était «l’accumulation d’un savoir livresque». De plus, « les autorités administratives et les antiquaires européens » ne se souciaient guère de la
78
1 Viollet-Le-Duc Eugène, Dictionnaire raisonné de l’architecture française t. VIII, Paris, F. de Nobele, 1967, p. 14
79
L’accès à la chapelle, par l’atrium, s’effectue par un passage surélevé au dessus des restes excavés du passé. Interventions de 1993.
80
Dans l’atrium, restes d’un portail en marbre datant du XIIe siècle.
81
La nef de l’église visitée en juillet 1994
Vue sur la nef de l’église en 2015
82
83
Vue du cloître supérieur en ruine du monastère avant restauration
84
Vue du cloître supérieur - 2015
85
L’état général de l’église en 1994
L’état actuel de l’église.
86
87
pourra lui donner une autre âme, mais ce sera alors un nouvel édifice. 1»
architecturales au monastère. Les actions du temps sur le monastère
L’anastylose est une technique utilisée en archéologie. Elle
ne sont pas volontaires dans la mesure où la dégradation progressive
consiste à reconstituer un élément en utilisant les fragments trouvés sur
des lieux n’est soumise à aucune logique. Cependant, si pendant plus
place avec des matériaux modernes, de couleur et de qualités différentes,
d’un siècle l’homme n’a pas occupé les lieux, les laissant alors entre les
de sorte que l’on puisse distinguer à l’œil nu l’ancien du moderne. La
mains des éléments, cela fait partie de l’histoire. Pourquoi l’absence de
restauration ainsi appliquée n’inclut pas des apports attachés à la notion
l’homme n’a-t-elle pas la même valeur que sa présence? La nomination du
de ruine. N’est pris en compte que l’histoire des fragments dans le sens
monastère comme monument historique en 1930 a surement modifié
où ils sont la mémoire de ce qui existait. L’aspect esthétique de la ruine
la manière dont il est maintenant perçu. En conservant et reconstruisant
est finalement mis de côté. La restauration « est la discipline pratique
alors on ne souhaite pas savoir ce qu’est devenu le monastère, mais bien
qui entend se substituer aux réparations et interventions - empiriques
ce qu’il aurait éventuellement pu être.
et marquées au coin de leurs époques respectives - dont, jusqu’alors, tous les monuments et édifices faisaient indistinctement l’objet 2». Cette
La victoire de l’architecture sur la ruine
pratique n’est pas une lutte contre les défaillances de la matière, mais bien
une lutte contre l’oubli. C’est une manière d’affirmer un état supposé de
le dialogue avec la matière que j’ai pu avoir avec les ruines précédentes.
ce qui aurait existé.
Je ne peux pas dire que j’ai été moins réceptive, mais je n’ai pas eu à me
Lors de la visite du monastère, je n’ai pas eu le recueillement et
poser toutes ces questions qui ont accompagné mes autres visites. Les
Le temps de l’oubli n’a pas valeur historique
choses m’étaient présentées dans un état fini, quasiment parfait que je
Je ne peux pas affirmer qu’effacer le temps de la ruine soit une
ne pouvais qu’admirer. Alors j’ai apprécié l’espace de l’église, « édifice
motivation qui ait guidé la restauration de cet ensemble. Cependant, ce
unique du monde médiéval ». J’ai joué l’inspecteur, admirative du travail
temps de l’oubli, de la ruine ne semble pas avoir de valeur historique,
des jonctions entre les poteaux et le nouveau sol de l’église. J’ai beaucoup
puisque cet aspect du monastère sera rapidement effacé. Seules ont valeur
apprécié la manière donc la nouvelle façade du restaurant a été décalée
les époques où l’homme a habité les lieux et apporté des modifications
par rapport à l’ancienne façade de manière à ce que l’on ne devine pas sa présence. Ainsi les vitres restent dans l’ombre et cette façade extérieure
1 2
RUSKIN John, Les sept lampes de l’architecture, Paris, Editions Denoël,1987, p. 204 Choay Françoise, La terre qui meurt, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011, p. 83
88
de monastère conserve son caractère mystérieux.
De manière didactique, le monastère enseigne maintenant
89
son histoire à la gloire des bâtisseurs. La possibilité d’une démarche plus inductive s’est éloignée. Je regrette que la liberté d’imaginer et se questionner d’après nos observations et nos émotions n’ait pas été valorisée. J’en aurai probablement plus appris de ceux qui ont vécu ici, de leur âme... L’architecture n’est pas seule à parler d’histoire, la matière aussi peut être éloquente. La victoire de l’architecture sur la ruine est une manière d’illustrer le savoir transmissible et donc de choisir l’exposé de connaissance plutôt que le questionnement. Alors qu’il existe de multiples passés, la restauration a choisi d’en sélectionner un seul. Pour Marc Augé, « l’obscurité du présent et l’incertitude de l’avenir [sont] la raison de cette réinvention 1» du passé. L’histoire est donc l’illusion d’un passé.
1
Augé Marc, Le temps en ruines, éditions Galilée, Paris, 2003, p. 17
90
VII. Le monument est le symbole identitaire d’une société humaine « La foule s’est depuis toujours réjouie de ce qui se donnait pour neuf. Elle préfère voir dans les oeuvres la puissance créatrice de l’homme plutôt que l’effet destructeur de la nature. Seuls le neuf et l’entier lui paraissent beaux. L’ancien, le fragmenté, le décoloré sont laids. Cette opinion millénaire qui accorde à la jeunesse une incontestable supériorité sur la vieillesse est si profondément enracinée qu’elle ne pourra pas être extirpée en quelques décennies. 1»
Le monument a une fonction « identificatoire »
Le monument (monere) signifie étymologiquement «avertir»
et «rappeler à la mémoire». Il est intentionnellement conçu par « une communauté humaine [...] afin de rappeler à la mémoire vivante, organique et affective de ses membres des personnes, des événements, des croyances, des rites ou des règles sociales constitutifs de son identité. 2»
Cette « fonction identificatoire » est l’essence première du
monument. Ce dernier est la représentation physique d’un passé souvent révolu mais dont les événements ont eu un impact sur la société contemporaine. Pour Françoise Choay, par cette matérialisation de l’histoire, le monument « redouble la fonction symbolique du langage
1 2
RIEGL Alois, op. cit., p. 62 Choay Françoise, op. cit., p. 67
93
dont il pallie la volatilité 1». La présence pour l’homme devient la preuve
Le temps « déshistoricise » la matière architecturée
irréfutable d’un passé sur lequel il peut s’appuyer. Il y a, dans nos sociétés,
cette envie de représenter tout symbole ou acte historique. Le monument
pressentir l’existence d’un temps qui n’est pas celui dont parlent les
a la charge d’enraciner une identité valable à un temps donné de la
manuels d’histoire 1». L’homme au contact des ruines côtoie « un temps
société humaine. Il s’inscrit « dans la double temporalité des humains et
pur, non datable, absent de notre monde d’image, de simulacres et de
de la nature 2». En effet, le monument ne doit pas uniquement survivre à
reconstitutions 2» . C’est l’expression d’une temporalité si particulière qui
l’homme, c’est aussi à la nature.
est propre à l’esprit des ruines. C’est l’interaction entre les traces d’une
Marc Augé explique que la ruine « nous fait fugitivement
société humaine et la nature qui en est la cause.
Les «destructions délibérées » du monument
Mais il arrive que le monument ne résiste pas, qu’il soit détruit.
en échange, «la nature achève de déshistoriciser [la ruine] en [la] tirant
François Choay distingue deux formes de destructions délibérées, l’une
vers l’intemporel 3». Les ruines tendent donc vers un langage universel
«positive», l’autre «négative». Il s’agit d’une destruction «positive»
qui rappelle à l’homme des considérations plus générales, prenant alors
« lorsque la communauté concernée laisse tomber ou démolit un
place dans un système et non dominant le système. Les ruines donnent
monument qui a perdu, complètement ou partiellement, sa valeur
à l’homme à percevoir un « temps sans histoire dont seul l’individu peut
mémorielle et identificatoire 3». Quant à la destruction «négative», il s’agit
prendre conscience 4» .
En effet, la ruine « affecte la nature d’un signe temporel », et
de nuire directement à une société en ruinant ses monuments.
Les ruines du monastère de Sant Pere de Rodes résultent d’une
Le patrimoine sélectionne et pérennise l’illusion du passé
destruction « positive ». Il a en effet été abandonné par la société
religieuse qui lui portait une valeur utilitaire. Cependant, à cette époque
des biens hérités du passé 5». Seuls les biens culturels et notamment les
le monastère n’était pas encore considéré comme un monument. Le
monuments conservés, sont sélectionnés. Le patrimoine représente donc
monastère devient monument alors que ses ruines annonçaient sa
l’ensemble des biens qu’il est estimable de transmettre aux générations
La notion de patrimoine est trompeuse : elle désigne « la totalité
disparition. Mais alors qu’est-ce qui a provoqué ce revirement de situation? 1 Augé Marc, Le temps en ruines, éditions Galilée, Paris, 2003, p 39-40 2 Id. 3 Id. 4 Id. 5 CHOAY Françoise, MERLIN Pierre, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, Presses universitaires de France, 1988, p. 472
1 Id.
2 Id. 3 Id.
94
95
La disparition de l’ancien village de Corbera d’Ebre
96
97
futures. Mais dans le temps présent, les monuments sont aussi des outils
dans notre société et contribue à la conservation de notre identité. Mais
démontrant l’identité d’une communauté humaine.
le monument est aussi l’instrument du patrimoine afin de sélectionner
Les ruines « sont la faille qui fait douter le système. 1» car elles
et façonner l’image d’un passé qui influencera le présent. L’évolution est
présentent ce caractère universel si déroutant. La ruine efface, de ce fait,
soumise au regard du passé. L’identité d’une société évolue lentement.
l’histoire proche pour parler d’un temps universel. Elle resitue l’homme
Une lutte s’opère pour que l’identité actuelle ne soit pas évincée ou
dans un système auquel il appartient maintenant, mais qu’il ne maitrise
fortement influencée par une autre identité. « Traditionnellement, toutes
pas. « Le vocable «patrimoine» est devenu un mot clé de notre société
les sociétés ont détruit les oeuvres du passé qui, à des titres divers, leur
mondialisée : véhiculé par les instances supranationales et nationales, par
semblaient obsolètes, pour conserver seulement celles qui avaient valeur
des administrations gestionnaires et les praticiens (architectes, urbanistes,
mémoriale. 1»
ect.), mais aussi par les diverses industries patrimoniales, telles les agences
de voyages, et par tous les types de médias qui manipulent les populations
de l’histoire. Elle revisite des évènements du passé et les masses sont
de notre globe. 2»
friandes de découvrir ces « nouveaux édifices ». Entre patrimoine et
La ruine n’est pas matière à être transmise éternellement aux
politique existe au-delà de l’enjeu culturel, un enjeu économique fort. Le
générations suivantes, car elle se transforme et est sans cesse en évolution.
monastère est devenu un site touristique important en Catalogne. Ce
Au contraire, l’enjeu du monument est de pérenniser la transmission
qui conforte le gouvernement de Catalogne sur l’importance d’affirmer
d’une culture et de la montrer forte. Il faudrait imaginer qu’un lieu cesse
l’identité catalane par la mise en valeur du patrimoine. Ces trois projets
d’être monument pour transmettre simplement son atmosphère.
ont été soutenus financièrement par le « un pour cent culturel » du
La notion de monument fige la ruine dans un temps supposé
gouvernement catalan.
Le financement des restaurations de monument et le soutien politique soutiennent l’identité d’une société
Finalement le monument est un instrument politique, François
Choay le décrit comme étant « un dispositif fondamental dans le processus d’institutionnalisation des sociétés humaines 3». Le monument est ancré 1 2 3
Peregalli Roberto, Les lieux et la poussière, Arléa, Paris, 2010, p95 Choay Françoise, La terre qui meurt, Librairie Arthème Fayard, Paris, 201, p. 65 Ibid., p. 67
98
1 CHOAY Françoise, MERLIN Pierre, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, Presses universitaires de France, 1988, p. 431
99
VIII. L’incertitude de l’avenir des ruines Des valeurs de mémoire différentes pour chacun de ces lieux
L’historien de l’art Alois Riegl distingue trois valeurs de mémoire
au culte des monuments : la valeur d’ancienneté, la valeur historique et la valeur commémorative. En 1930 le monastère de Sant Pere de Rodes est nommé Monument historique alors que son processus de destruction, à la fois enclenché par l’homme et par la nature, était en train de l’éloigner de sa valeur historique. Les ruines de la caserne des Allemands à Gérone furent conservées pour leur valeur d’ancienneté. Quant aux ruines du village de Corbera d’Ebre, nommées lieux d’intérêt historique, elles sont conservées pour leur valeur commémorative. Ces trois lieux en ruine entretiennent avec l’homme des rapports différents.
La valeur commémorative du Village de Corbera d’Ebre peut-t-elle subsister ?
Alors que les ruines du monastère ont progressivement disparu
au détriment de la construction d’un monument, je me demande si les ruines du village de Corbera d’Ebre ne sont pas vouées à disparaitre aussi sous le poids des attentes des habitants, des politiques, et de l’identité régionale. Est-ce que la possibilité d’une expérience spirituelle et sensible peut peser face à la mémoire de l’histoire ?
L’ancien village de Corbera d’Ebre est conservé dans un état de
ruine car il témoigne des violents affrontements causés par la guerre civile.
101
C’est un lieu de commémoration. Ses ruines sont la mémoire d’un désastre à ne pas reproduire. Cependant, « le culte de la commémoration prétend à l’immortalité, au présent éternel 1», ce qui va à l’inverse de l’avenir inévitable des ruines. En effet, les ruines ne sont qu’un état transitoire dont les fragments tendront bientôt vers une masse dénuée de sens, un tas de pierres. La valeur commémorative ne peut se transmettre et se perpétuer aux travers des ruines qui ne sont qu’un passage entre l’état de destruction d’un tout et la disparition formelle définitive.
L’exemple du monastère de Sant Pere de Rodes nous a appris
que la volonté de conserver l’éphémère ne mène qu’à la disparition involontaire de l’essence de la ruine. En effet, l’homme ne peut rester dans l’inaction face à la détérioration de la matière. « Car sans restauration ces monuments cessent d’exister. 2» et « la dégradation naturelle [...] doit donc être combattue avec ardeur 3».
Cependant, les méthodes de restauration utilisées au monastère
ont détruit l’essence de la ruine. Le travail de commémoration ne peut pas pousser les ruines vers la disparition. La considération de l’aura des ruines est trop importante pour la détruire. Pourtant, pas à pas, des interventions sont soutenues afin d’éviter notamment la détérioration de certaines maisons.
Intervention d’un groupe d’enfant du village de Corbera d’Ebre sur un mur des ruines : « pour que nous ne perdions pas la sensibilité et que nous luttions pour conserver notre histoire...»
Une valeur utilitaire née de la valeur commémorative
Cependant quelque chose de très important se produit dans ce
1 RIEGL Alois, op. cit., p. 58 2 Id. 3 Id.
102
103
village. Une effervescence née autour de ce projet de restauration. Les
d’expression artistique. Et dans l’avenir il est voué à devenir un
habitants s’en sont saisis avec ferveur. J’imagine parfaitement la difficulté
monument pour la paix. Cependant l’objectif premier demeure toujours
à évoluer avec ce lourd passé marquant physiquement le village. Les
la conservation et la réhabilitation du lieu. L’association du Vieux Village et
ruines du village, plus encore que d’être le lieu de commémoration des
la Mairie travaillent ensemble à ce but. « Nous ne souhaitons pas perdre
batailles d’Ebre, deviennent un support d’expression en faveur de la paix.
la mémoire ni qu’elle se détériore. C’est pour cela que nous réclamons
L’enseignement des ruines guide l’usage que sera fait de ce lieu.
une intervention urgente des administrations publiques.» Peu à peu des
L’espace de l’église est alors restauré. « A été rendu à la vieille
maisons en ruines sont restaurées. On ne peut figer les ruines du village.
église un nouvel espace sûr, public et multifonctionnel. Cette consolidation
En un sens la restauration du village a déjà commencé. La disparition des
de l’enceinte donne l’église à nouveau aux gens du village. 1» Le fait de
ruines suivra bientôt. Alois Riegl souligne que « aucune concession ne
pouvoir réinvestir les lieux après plus de 70 années de ruines(1938).
peut être faite au culte de l’ancienneté » car la valeur utilitaire des lieux
Création d’une nouvelle valeur utilitaire, qui s’associe à la valeur de
prime. De plus, l’usage des lieux va dans le sens de l’enseignement des
mémoire.
ruines.
«Nos ancêtres nous ont laissés un legs précieux que beaucoup de fois nous méconnaissons ou nous ne lui donnons pas l’importance méritée. Beaucoup de fois nous avons donné le dos à notre patrimoine et il n’a pas eu la sensibilité sociale nécessaire pour le conserver. Pendant beaucoup d’ans notre patrimoine historique et culturel s’est allé en dégradant et, dans quelques cas, en détruisant. N’importe quelle tentative de découvrir notre passé, de connaître un peu de plus
La différence entre les ruines de la caserne des allemands à Gérone
et les ruines marquées d’une valeur historique ou commémorative réside dans le fait qu’elles peuvent être appréciées pour leurs seules valeurs d’ancienneté.
à notre histoire, à la fin et au bout de récupérer la mémoire collective d’un village, n’est pas plus que la volonté d’affirmer qui est-ce que nous sommes et d’où nous venons pour pouvoir, solidement, décider vers où nous voulons aller. 2»
L’ancien village de Corbera d’Ebre est alors devenu un support
1 Témoignage de l’association des habitants de Corbera d’Ebre (http://www.poblevell.cat/fr/) 2 Id. 104
105
CONCLUSION
Avant la création d’un objet, le temps de l’esquisse laisse encore la
place à l’imagination. Puis la réalité matérielle permet à l’objet de prendre forme en interrompant toute rêverie. Une fois que le bâtiment existe, il est concret, entier, parfait, le contraire de la ruine. L’objet en ruine de part ses imperfections et ses fragmentations retrouve cette matière à l’imagination. Les ruines sont riches d’un enseignement universel. Georg Simmel exprime que devant la ruine « nous sommes maîtres en esprit de tout l’espace temps compris entre nous et l’époque de sa création1 ».
Je défends l’idée selon laquelle la ruine a le potentiel énorme
à transporter celui qui y attache de l’attention dans une dimension qui dépasse la réalité physique de la ruine. La réception de l’espace en ruine nous marque d’une manière qu’il est impossible d’oublier. Walter Benjamin l’exprime ainsi : « celui qui se recueille devant une oeuvre d’art s’y abîme 2 ».
Car la ruine a cette capacité à ne pas laisser insensible celui qui
la contemple. Elle place l’homme dans une réflexion sur la place qu’il occupe dans un système qu’il ne maitrise plus. « L’histoire de l’humanité est tout entière celle du processus de domination progressive de l’esprit sur la nature 3». L’espace de la ruine offre à l’homme l’image de la volonté humaine dominée par la nature. « Le déclin est constitutif de l’être. 1 2 3
SIMMEL Georg, op. cit., p. 117 BENJAMIN Walter, op. cit., p. 47 SIMMEL Georg, op. cit., p. 112
107
Tout décline, se corrompt, se défait. Mais le déclin est un fragment de
été au contact de lieux dans lesquels j’ai laissé mon imagination proliférer.
notre être. 1» Voir dans la ruine le déclin, c’est y attacher des valeurs qui
Et les espaces traversés m’ont encouragé dans cette démarche.
dépassent l’apport de la ruine.
La disparition de la ruine est une fatalité. L’homme, dès qu’il
contemplation et à l’imagination ? Aujourd’hui, je me questionne sur le
attache encore des valeurs historiques et culturelles à la ruine, verra le
rapport qu’entretient l’architecture avec le temps. J’ai appris que le temps
déclin de celle-ci comme une perte considérable. Et la peur le poussera
est un composant essentiel de la matière. L’architecture ne peut être
à agir au nom de la conservation de l’identité de la société humaine à
cette pratique visant à la perfection éternelle, c’est un leurre. Tout tend
laquelle il appartient. Accepter l’amoindrissement d’une culture qui nous
à disparaitre. L’architecture se doit d’évoluer dans un cadre qui prend
a été léguée par nos ancêtres c’est l’affaiblir et potentiellement laisser de
en compte le temps et ses vicissitudes. Le temps doit faire partie de
la place pour le développement d’une nouvelle identité.
l’essence même de l’architecture . Le temps peut être la constitution
première d’une architecture. Juhani Pallasma décrit l’architecture de
La notion de restauration opère la disparition de l’essence de la
ruine. Car la société lutte contre ce que la ruine représente d’universel et
Quelle
place
donne
l’architecture
contemporaine
à
la
Sigurd Lewerentz de la manière suivante :
de sensible. Cette disparition est brutale mais passe presque inaperçue. Car en effet, le temps de la ruine n’est revendiqué par aucune communauté
«Cependant, il y a des architectes dans notre époque qui évoquent les expériences
ni aucune institution. La ruine est l’effacement progressif de la présence
de guérison du temps. Un exemple est l’architecture de Sigurd Lewerentz. Elle nous connecte avec le temps profond. Son travail obtient son fort pouvoir émotif
de l’homme.
unique grâce à des images de matière qui parlent de profondeurs opaques et de
J’ai appris de l’expérience des ruines sur ma sensibilité. J’ai
aussi appris qu’il y avait de très nombreuses manières d’apprendre du
mystère, d’obscurité et d’ombre, d’énigmes métaphysiques et de mort. La mort se transforme en miroir des images la vie. Lewerentz nous permet de nous voir nousmême morts, mais sans peur aucune. 1»
monde qui nous entoure. L’expérience sensorielle de la présence en est une, elle fait appel et « se fond dans les images de la mémoire et de
l’imagination. » Ainsi comme l’écrit Gaston Bachelard, « l’espace intime
ramène à la visite des bureaux de l’agence catalane RCR. Ce lieu est
2
et l’espace extérieur viennent [...] s’encourager dans leur croissance ». J’ai 3
L’anticipation du temps dans la conception architecturale me
particulier, il regroupe de nombreuses caractéristiques particulières à la ruine. C’est un ancien atelier de sidérurgie. Les traces de cette ancienne
1 2 3
Peregalli Roberto, op. cit., p. 86 Pallasmaa Juhani, op. cit., p. 77 Bachelard Gaston, op. cit., p. 183
108
1
Pallasmaa Juhani, « Hapicity and time », EMAP Architecture, 2000
109
activité sont conservées. L’espace est façonné pudiquement comme si l’homme n’était pas l’habitant principal. Comme si le temps seul a décidé de ce que deviendrait ce lieu. Etonnamment, les traces de l’ancien atelier et celles de la présence de l’homme se confondent. Comme si le bâtiment intégrait quasi immédiatement les modifications apportées.
La lumière et l’air laissent parler la poussière. Le sol terreux laisse
parler la matière. Le froid fait prendre conscience de son corps. Le lieu est là comme pour rappeler à l’homme ses sens. L’architecture est conçue par les éléments, la matière et le temps. La végétation s’y développe comme si elle avait toujours habité l’espace. Cette manière de pratiquer l’architecture éveille les sens et déstabilise l’homme.
Agence RCR : le mur du « pavillon des rêve »
110
111
Agence RCR : le mur raconte l’histoire de cet ancien atelier
Au contraire de l’anticipation des actions de temps sur la matière, quelques années après sa construction, le revêtement de ce mur est déjà trop vieux.
Agence RCR : depuis l’intérieur du « pavillon des rêves », un espace de recueillement
« L’architecture c’est ce qui fait de belle ruine. » Auguste Perret
112
113
BIBLIOGRAPHIE
Articles
Ouvrages
RIEGL Alois, Le culte moderne des monuments, sa nature, son origine : essai sur une valeur du projet, In extenso, n°3, décembre 1984, p. 37-75
AUGE Marc, Le temps en ruines, Paris, Editions Galilée, 2003
GHYS Clément, «Le bel avenir des ruines», Libération, 28 mars 2014
BACHELARD Gaston, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1958
« Gérone, première phase pour la récupération de deux kilomètres de muraille », La Vanguardia, 6 mars 1984, p.29
BENJAMIN Walter, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Barcelone, Folioplus philosophie, 2012
« Torres / Martinez Lapena, Recent works 1988-1993 » , El Croquis, n°48, juin 1991, p. 4-191
CHOAY Françoise, La terre qui meurt, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011
PLADEVALL Antoni, « Sant Pere de Rodes, un monestir enigmàtic » , Espais, n°18, Juillet-aout 1989, p. 36-40
CHOAY Françoise, MERLIN Pierre, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, Presses universitaires de France, 1988 PEREGALLI Roberto, Les lieux et la poussière, Paris, Arléa, 2010
Emission radio
LACROIX Sophie, Ruine, Paris, Editions de la Villette, 2008 PALLASMAA Juhani, Le regard des sens, Paris, Editions du Linteau, 2010 RUSKIN John, Les sept lampes de l’architecture, Paris, Editions Denoël,1987 SIMMEL Georg, La parure et autres essais, « Les ruines, essai d’esthétique » , Paris, Editions de la maison des sciences et de l’homme, 1998
Adèle Van Reeth, La vie rêvée de Gaston Bachelard, Les nouveaux chemins de la connaissances, France Culture, Septembre 2015 (http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-laconnaissance-la-vie-revee-de-gaston-bachelard-44-la-terre-2015-0)
VIOLLET-LE-DUC Eugène, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle. Tome VIII, Paris, F. de Nobele, 1967
114
115
ANNEXE
péchés monastiques et des désillusions de la sacralité peintes dans les miniatures. Transparent, comme le poème l’aurait été.
La beauté dans la mémoire préservée par Narcis Comadira Gérone, 1942
« Que reste-t-il de la Selva et la Verdera ? Des noms qui suggèrent
Aujourd’hui on peut y passer et sentir profondément, dans nos
cœurs, dans notre sang presque millénaire, une lassitude : la lie de minerai issue de la matière organique décantée, la graisse de toute la passion extraites et coulant dans les veines endurcies de ce pays. Pays qui menace l’âme collective de fureur.
la splendeur de leur végétation ? Que reste-t-il de Saint Père de Rodes ?
Saint Père de Rodes : ruine pure, nefs tombées, centre magnétique des
Un nom qui nous fait revenir à un passé riche en espoir et en beauté, qui
restes d’une Europe naufragée, aujourd’hui dispersée dans les musées
nous fais penser à la vie de l’intellect, à la prière et au pouvoir ? Non, il n’y
du vieux continent. Sant Pere de Roda : le silence après la tempête,
a plus que spectres, squelettes, désolation et ruine.
rappel de la condition humaine à la merci des éléments, une tour de guet
observant l’absolu.
Les arbres et les forêts ont été dévorés par le pouvoir, la prière
et la beauté. L’Art se nourrit de la Nature. Quand il ne reste plus rien
de la Nature, l’esprit s’en va, à la recherche de terres plus fertiles. Tout
par le modeste thym, seul contre le vent. Je vois les siècles passés et je
est maintenant réduit à un songe. La sensualité s’est réfugiée dans la
pense à ceux du futur, et je regarde là-bas, vers les horizons de la France,
mémoire, le pouvoir dans l’histoire, la beauté dans l’archéologie, l’espoir
pour voir si je peux comprendre la délicate trace de pinceau mauve de
dans la nostalgie et la vie dans la mort.
la terre promise. Pourtant, devant mes yeux il y a seulement la mer. Ici,
entre les pierres, inhospitalière, le silence de Dieu. »
Néanmoins, la mort a retiré la corruption, l’injustice et l’impulsivité
Saint Père de Rodes, de tes friches d’août, légèrement parfumées
du lieu. Elle l’a écorché jusqu’à l’os. Saint Père de Rodes est maintenant aussi dépouillé qu’un squelette, sans le moindre résidu humain, sans le sang qui a coulé sur ses pierres, sans la puanteur des tripes de moutons et les excréments des chevaux et le roussi des sabots, sans les odeurs humaines.
Texte publié le 22 juillet 1992, La Vanguardia, p. 4 et traduit de l’anglais par Asma Saad
Libéré du poids des dogmes et des ambitions laïques des abbés,
libéré de l’ardeur intellectuelle et de l’avidité des bibliophiles, libéré des
116
117
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION
5
I. La rencontre avec la ruine aux pieds des murailles de Gérone
14
II. La perception de l’essence des ruines
31
III. Le pouvoir des ruines de l’ancien village de Corbera d’Ebre
41
IV. Ce que je m’attendais à découvrir au monastère de Sant Pere
55
V. La découverte du Monastère de Sant Pere de Rodes
62
VI. La disparition des ruines du monastère de Sant Pere de
75
VII. Le monument est le symbole identitaire d’une société humaine
91
VIII. L’incertitude de l’avenir des ruines
99
de Rodes
Rodes par leur restauration
105
CONCLUSION Bibliographie Annexe
89 98
118
Merci à ma directrice de mémoire, Frédérique Villemur, qui m’a encouragé dans
ce travail en me laissant la liberté dont j’avais besoin tout en me donnant à chaque fois les impulsions nécessaires.
Merci au soutien de ma famille et particulièrement à celui de Christine Jamet-
Farache et de Kalilou Issa Coulibaly.
Merci, particulièrement à Arthur Soulier et Alain Farache pour avoir été
d’assidus traducteurs me permettant ainsi d’avoir des échanges de courriels plus fluides et des traductions correctes. Et en parlant de traduction, merci à Asma Saad pour ces articles traduit depuis l’anglais.
Merci à Fernando Nogues et à son fils Ferran Noguès pour l’attention et l’aide
qu’ils m’ont apportées. Grâce à leurs anciens clichés de Monastère de Sant Pere de Rodes j’ai pu virtuellement remonter le temps.
Crédits photographiques Toutes les photographies ont été produites par l’auteur, à l’exception de celles de :
Josep Nolla Brufau, « Excavacions arqueologiquues a Girona : La caserna d’Alemanys » : p. 21 Jordi Belver, La Vanguardia, 6 avril 1986, « Girona recupera camino de ronda de la muralla medieval » p. 24 Association de sauvegarde de Corbera d’Ebre : p. 50 Fernando Nogues : p. 58 et 82 Ferran Nogues : p. 84 Croquis n°48 : p. 59, 60, 61 et 78 Rafel Bosch, La Vanguardia, 10 août 1984 : p. 80
Ce travail s’articule autour d’un voyage programmé à la découverte de trois lieux. Le point commun de ces trois lieux est d’être ou d’avoir été des architectures en ruine. Le jardin au pied de la muraille de Gérone me permet de toucher l’essence de la ruine. Je découvre ce lieu en étant à l’écoute de mon « être total ».
Je me demande alors si la ruine et l’homme pourraient raconter une histoire ensemble ? Puis je découvre l’ancien village de Corbera d’Ebre qui me conforte sur l’importance de l’expérience de l’essence des ruines. Mais c’est le monastère Sant Pere de Rodes, troisième lieu visité, qui matérialisera la limite de l’entente entre l’homme et la ruine. La disparition de l’essence de ses ruines est le résultat de la peur de la perte qui guide l’homme à agir : à restaurer la ruine.