Sur les traces de Fernand Oury. Psychothérapie et pédagogie institutionnelles.

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Actes du colloque des 28 et 29 septembre 2018 Strasbourg

PsychothĂŠrapie et pĂŠdagogie institutionnelles Sur les traces de Fernand OURY

Association Paul Jacquin Association de droit local inscrite au TI de Strasbourg sous le vol. 79 Folio 294 Maison des Associations, Place des Orphelins, 67 000 Strasbourg Site Internet : www.pauljacquin.com


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Psychothérapie et pédagogie institutionnelles Sur les traces de Fernand OURY

Dans les années 20, à l’aide d’une petite presse à imprimer, Célestin Freinet invente un enseignement basé sur l’expression libre des enfants et leurs productions coopératives. Dans les années 40, François Tosquelles et Jean Oury intègrent cette presse dans l’élaboration d’une thérapeutique active : la psychothérapie institutionnelle… A l’école comme à l’hôpital, les imprimeurs « travaillent, construisent, échangent, retrouvent (parfois) la parole » (Fernand Oury) et se transforment autour de cette petite presse artisanale qui donne du corps aux mots et aux maux et qui favorise la coopération. Dans les années 60, Aïda Vasquez et Fernand Oury théorisent ces pratiques qui tiennent compte à la fois de Freinet, du groupe et de l’inconscient. Vingt ans après la disparition de Fernand Oury, qu’en est-il de cet héritage ? Les techniques Freinet et les institutions créées en réponse aux besoins permettent-elles toujours aux enfants et aux adultes de s’exprimer, de communiquer, de s’organiser, de s’émanciper, de désirer? Pédagogie et psychothérapie sont-elles toujours « le même bazar 1», avec les mêmes problèmes, les mêmes remises en questions ? Soulèvent-elles toujours, de la part de la société, les mêmes résistances ? Dans le cadre de sa réflexion sur l’enfant dans l’éthique occidentale, l’Association Paul Jacquin invite des praticiens de la pédagogie Freinet, de la pédagogie institutionnelle et de la psychothérapie institutionnelle pour un dialogue et des échanges sur leur pratique quotidienne. Des rencontres qui ont l’ambition de renforcer ce tissage intime de l’éducatif, du pédagogique, de l’analytique et du thérapeutique.

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selon les termes de Jean Oury, psychiatre à la clinique de La Borde et frère de Fernand

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Vendredi 28 septembre 2018 Projection de : Fernand Oury. Un homme est passé. Film de Fabienne D’ORTOLI et Michel AMRAM, fondateurs de l’école de la Neuville. En présence de : - Michel AMRAM - Fabienne D’ORTOLI - Joëlle OURY, psychiatre, fille de Fernand Oury - Jacques PAIN, professeur émérite, Université de Paris X Nanterre, coauteur, avec Fernand Oury, de Chronique de l’école caserne - Catherine POCHET, enseignante, co-auteur, avec Fernand Oury, de Qui c’est l’conseil ? et de L’année dernière, j’étais mort. Signé Miloud. Page 5 Présentation et échanges après le film.

Samedi 29 septembre

ESPE, 141, route de Colmar

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Raymond BENEVENT, philosophe De Freinet à la pédagogie institutionnelle, un itinéraire

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Danielle THOREL et Martine BONCOURT, enseignantes, Laboratoire Coopératif de l’ICEM La pédagogie Freinet, une pédagogie de l’émancipation

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Martine FREZOULS, psychanalyste, accompagnement d’équipes en pédopsychiatrie et structures médico-sociales Une pratique de psychothérapie institutionnelle en hôpital de jour. Un accompagnement à contre-courant

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Isabelle ROBIN, enseignante, membre de AVPI-Fernand Oury. Blog « La pédagogie comme un chef » (https://isabelle.robin.eu)

Exposer, s’exposer, rencontrer. A propos d’une institution de la pédagogie institutionnelle Page 59

Ateliers : Accueillir. Prendre soin. Désirer. Transmettre. Ecouter. Conclusions :

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Pierre-Johan LAFFITTE Université Picardie, ancien élève de classe Freinet-PI

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Jacques PAIN

professeur émérite, Université Paris X Nanterre

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Raphaël DORIDANT

professeur des écoles, Strasbourg.

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Présentation du film

Fernand Oury, un homme est passé Fabienne d' Ortoli, Michel Amram FRÉMEAUX & ASSOCIÉS

Michel AMRAM La première activité qu’on a pratiquée, avec Fabienne d’Ortoli, était le cinéma. Et plus tard, quand on a ouvert l’Ecole de la Neuville, comme on savait le faire, on a eu envie de raconter des éléments de cette aventure par ce moyen. En particulier, on a voulu donner la parole à Françoise Dolto, à Fernand Oury, pour ne pas être les seuls à les avoir entendus. Ce n’était pas très facile de filmer Fernand. On a essayé à plusieurs reprises et à chaque fois, il a arrêté car il n’était pas à l’aise. Mais en même temps, il était convaincu que c’était un bon moyen pour transmettre. Il nous encourageait à persévérer et n’a jamais refusé une invitation à tourner. En fait, parce qu’on a recommencé une demi-douzaine de fois, on a quand même fini par avoir quelques éléments pour rendre compte de son œuvre. On avait consacré un film aux relations avec Françoise Dolto, alors on s’est dit : « Il faut quand même en faire autant pour Fernand. ». On a réuni tous les bouts filmés et on a vu qu’il y avait peut-être de quoi faire un montage même si ce n’était pas un vrai matériau cohérent. A la différence de celui à propos de Françoise, il est plus centré sur le siècle et les 5

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engagements politiques de Fernand ce qui n’était pas plus mal car cela avait le mérite de le faire connaître au public qui le connaissait moins bien que Françoise -laquelle n’a plus besoin de présentation. Nous lui devions beaucoup et pas seulement parce qu’il avait été un pédagogue précurseur et novateur qui avait ouvert des voies. Il avait été un homme et avait montré le chemin comme un homme peut le montrer aux autres. C’est dans ce sens qu’on a voulu témoigner. On avait le sentiment qu’on lui devait de faire ce film… et le voilà. Il va être projeté ce soir, dans une nouvelle version, pour la première fois. Echanges après la projection du film : Un homme est passé. Fernand Oury. Raphael DORIDANT Ce qui est très bien et très pratique pour moi, c’est que grâce au film, vous connaissez tout le monde. Après ce beau film qui nous a permis de découvrir, redécouvrir, l’homme Fernand Oury, à cette table : Joelle Bénévent-Oury, fille de Fernand, à qui je vais demander en premier lieu si elle veut ajouter quelque chose, ou nous faire part de ce qui lui est venu pendant cette projection, puis Jacques Pain et Michel Amram et Fabienne D’Ortoli. On sera bref à la table, 20 à 25 mn pour qu’on puisse ensuite avoir une discussion. Intervention d’une participante qui souhaite entendre les réactions des personnes au film qui est remarquable. Raphael répond qu’on s’était dit que c’était pas mal, quand on avait des invités, de leur laisser la parole au début pour un petit mot, mais on est bien conscient que l’intérêt, c’est l’échange avec la salle. Joelle OURY Je voudrais d’abord dire que je suis ravie d’avoir vu cette nouvelle version du film. J’avais déjà vu la précédente, mais il y a là des témoignages, de rajouts vraiment intéressants. Dans la première version, on voit mon père, il était tout le temps vieux, alors que là on le voit jeune, et là il a rajeuni et j’en suis absolument ravie car mon père a été jeune avant d’être vieux. Moi je l’ai connu depuis 1945, c’est-à-dire que ça fait pas mal de temps. Et son arrière pays je l’ai vécu aussi, parce qu’il en parlait beaucoup, que ce soit 36, que ce soit la guerre, que ce soit la libération, de toute sa vie, il en parlait de façon importante. Mon oncle Jean en parle beaucoup de cet arrière pays, et c’est important. J’apprécie beaucoup que Michel ait mis en premier, ça peut paraître bizarre ce début du film on parle de la révolution de 17 et où on voit tout ce qui se passe en 1917 et il y a plusieurs passages au début du film qui évoquent le fond de lutte ouvrière sur lequel la pédagogie de mon père s’inscrit et c’est très très important. Et d’ailleurs le film se termine sur un chant russe qui est de Chostakovitch. Il y a tout cet arrière-plan politique qui est très important et d’ailleurs j’ai appris le russe, ça me venait naturellement. Voilà, je voulais dire ça. Ensuite, quand on le voit, c’était un bel homme, je pense que vous l’avez vu. J’étais évidemment amoureuse quand j’étais petite, mais c’est normal, c’est banal. Ceci dit, ce qu’on ne voit pas tout à fait, c’est qu’il était quand même extrêmement violent. Dans sa façon d’être, dans son quotidien, c’était pas quelqu’un qui était facile à vivre. Il avait des coups de gueule, on parle qu’il cassait des verres, que tout explose. Il y a des témoignages comme ça. Il avait des colères assez épouvantables, ni contre ma mère, ni contre les enfants, c’était contre les objets, stylo billes, verres, des 6

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trucs comme ça et surtout contre l’Education nationale, les inspecteurs, la connerie du monde et ça le mettait dans des états qui étaient à la limite du contrôlable, il n’y arrivait pas. Cette violence, il l’avait d’abord investie en faisant de la boxe, ça ce n’est pas dit. Quelqu’un a dit, il envoyait les gens dans les cordes, mais ça c’est au sens propre, c’està-dire qu’il faisait de la boxe au départ. Après, il s’est un peu assagi, après 49, il s’est investi dans le judo, et le judo avec ses règles beaucoup plus précises et plus contrôlées que dans la boxe, ça l’a quand même aidé en partie à contrôler cette violence qui était d’ailleurs inhérent à la famille Oury. Son frère Jean, il ne valait pas mieux en réalité, il ne faut pas le prendre pour un ange, il a l’air d’un ange mais ce n’était pas un ange non plus. Quant à Paul, vous les avez vus, les trois petits mignons en tenue de communiants, les trois frères Oury : c’était quelque chose, dans la banlieue en question, ils faisaient la loi dans le quartier. Il ne faut pas oublier cela. Cela a donné quelqu’un qui n’était pas facile à manier, un petit peu parano, entouré d’ennemis. Il a pu paraître à ceux qui ne le connaissaient pas comme quelqu’un de redoutable, à ceux qui l’ont approché sans le connaître vraiment. Alors qu’en fait c’était quelqu’un d’adorable, de passionné, animé d’un désir profond de changer le monde car le monde tel qu’il était le révulsait profondément. Il pensait que le grand soir, ce n’était pas possible. Il avait vécu tous les échecs de 36, de l’Espagne … Le mieux, pour changer le monde, c’était sans doute l’éducation. Il s’est investi dans cette idée de changer le monde par l’éducation des enfants. C’est devenu une véritable passion, passion pour la pédagogie donc, qui lui faisait un peu oublier le reste du monde, y compris sa femme, ses enfants, et tout le reste. Parce que la pédagogie, c’était ce qui comptait dans sa vie, c’est là qu’il passait ses vacances, ses weekend, le jour, la nuit, une véritable passion, ce qui fait d’ailleurs que à la fin, ma mère, même après qu’il ait disparu, elle ait liquidé toute la bibliothèque de pédagogie. Elle n’en pouvait plus, elle en avait bavé toute sa vie et quand Raymond a voulu l’interviewer pour son livre, un petit peu avant qu’elle ne meure, elle avait dit oui d’accord, il peut venir me voir, je lui parlerai de ce qu’il voudra, mais surtout pas de pédagogie. C’est à peu près ce que je voulais dire. Encore des petites choses. Une dimension qui n’est pas assez marquée dans le film, c’est la dimension musicale. Il y a plusieurs éléments qui n’ont pas été suffisamment relevés dans les biographies, c’est l’importance de la musique et l’importance de l’itinérance. Il en parle un petit peu, dans les caravanes, les caravanes ouvrières. Mon père avait une espèce de bougeotte qui l’obligeait à voyager sans cesses. Il n’y avait guère que la pédagogie qui le ramenait au bercail, sinon il serait parti comme un nomade, je ne sais où dans le monde. Il ne pouvait pas rester où il était. Il n’y avait que cela qui pouvait le tenir. Il partait avec le sac à dos. Je voulais dire aussi, je n’en parlerai pas là : et Dieu dans tout ça ? C’est une autre question. Jacques PAIN Un homme est passé ! Ne nous répétons pas, moi-même j’étais très ému, je n’avais pas vu cette nouvelle version remaniée, réinitialisée comme on dit maintenant. C’est très fort. Magnifique travail de Michel Amram et des neuvillois. On peut encore ajouter des précisions, à travers les archives qui sont à la Neuville, celles que Fernand nous avait confiées, ce qui restait de tout ce qu’il avait chez lui à Créteil : le bureau, les documents, les fameuses affiches « didactiques » et tout un jeu de textes. Combien de fois n’ai-je pas songé, quand ils sont partis de La Garenne, qu’il a déménagé, à tout ce qu’on a pu laisser dans son « antre », comme il disait, des milliers de textes, de journaux… Je regrette maintenant, depuis lors nous avons tous regretté, de 7

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ne pas avoir tout stocké quelque part. On s’y est pris par la suite, mais tard, trop tard. Il reste encore quelques traces, des objets, une ambiance, du coup, certaines choses. Elles sont donc à la Neuville, dans le projet de la Neuville d’ouvrir ce centre de formation « La Neuville-PI », école, lieu d’études, de la pédagogie institutionnelle, que Fabienne et Michel ont créé, projet sur lequel nous avons échangé déjà il y a 15 ou 20 ans. C’est vrai, des anecdotes il y en a. J’ai quand même beaucoup rencontré Fernand. J’habitais à un km à vol d’oiseau de chez lui, près de la Fac de Nanterre, au milieu des terrains vagues. J’étais engagé dans le mouvement communiste international. J’y étais très impliqué, dans ce mouvement, plutôt pour ma part « noir et rouge », d’où l’intérêt que je portais à l’école et à la pédagogie. J’avais été au Salvador pendant un an, où je représentais clandestinement le parti communiste français, à l’époque. C’est juste avant et pendant cette époque-là qu’on a écrit, et produit, fait « L’école caserne », à partir d’une caisse de documents, témoignages, notes, de scènes de vie « ethnométhodologiques ». Nous parlions souvent politique tous les deux. Il avait cette dimension du « concret de pensée » conceptuel, pour reprendre Marx, que j’avais aussi : Maintenant on fait quoi ? J’ai fait partie de la grande fournée du jeune mouvement communiste parisien qui a été rayé de la carte dans les années 70. La Fédération de Paris a sauté toute entière, parce que c’était un noyau de gauchistes, déclarait-on, qui, entre autre, parlaient de… pédagogie ! Car il faut tout de même s’en souvenir, de la grande époque, pour tous les cons qui bavent aujourd’hui que c’était l’erreur de l’histoire, 1968 ! Il y a 15 ou 20 bouquins parus maintenant et des études internationales sérieuses, fouillées, qui montrent toute la puissance du travail mental qui a été fait dans ce moment-là. Il s’est passé là quelque chose d’inédit. Dans le mouvement gauchocommuniste, vous aviez les Cahiers Rouges par exemple qui parlaient… de quoi ? Aussi de pédagogie !! Il y a un cahier rouge spécial sur la pédagogie institutionnelle publié par la Ligue communiste ! Lénine, et Kroupskaïa ne sont pas loin ! Non, ils n’étaient pas analphabètes. Et puis nous avions de grandes discussions. Snyders, Charlot, Imbert, Ardoino, à l’époque liés aux partis communistes ou « analystes » institutionnels. C’était en 67-72. Quand je parle communisme, c’est au sens des « communards ». C’est-à-dire au sens anarcho-syndicaliste, qui a marqué cette émergence du 20è siècle, et qui a fait des gens comme Fernand Oury. Et les caravanes ouvrières, comme tu disais Joëlle (Joëlle Oury) ! Il ne faut pas l’oublier, ce mouvement global, cosmopolite, internationaliste, iconoclaste, qui continua, plus tard, de nous jeter sur les routes, moi en stop ou autre, jusqu’au Salvador et d’autres pays du monde ensuite. Toujours avec l’idée : faire l’école, c’est faire société, et c’est demain matin. Allons-y ! Mais qui m’a donné cette force, parce que 1968 ce n’était pas que la Fac, l’université tenait ses feux des rues, des bistrots, des chantiers, des immeubles ? Et bien c’est aussi Fernand Oury, les groupes « de base » -terme politique et clinque, notons - et cette pédagogie des conseils. Quand je suis rentré du Salvador, où j’avais enseigné et commencé à disséminer la « PI » dans l’université, j’ai pris en CET (Collège d’Enseignement Technique) à Cormeilles en Parisis la classe la plus difficile, une CPPN (Classe Pré Professionnelle de Niveaux). Je connaissais le principal du CET, il était en Sciences de l’éducation. Qui m’a accompagné, et aidé ? Fernand et quelques autres, un petit groupe. J’ai fait des choses étonnantes ? Mais parce qu’il y avait des praticiens 8

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comme ça, ces auteurs de leurs pratiques. Nous étions conscients du moment historique. Il suffisait de parler avec l’un ou l’autre, avec Fernand, pour comprendre que c’était possible. Presque tout de ce qui pouvait se faire était possible. L’histoire était avec nous. D’ailleurs, depuis lors, j’ai dit et répété que nous n’avions qu’à lire, et qu’alors nous avions sous les yeux les plus heureuses réussites, les plus foudroyantes utopies, les plus belles histoires de l’éducation, depuis des centaines d’années. L’éducation est une pulsion humaine collective irréfragable. Nous étions aussi violents, au sens martial du terme. Il ne se gênait pas pour me dire : un de ces jours, il faudra que je te casse la gueule ! Je lui répondais : tu peux toujours essayer (j’étais ceinture noire de Karaté, bien entrainé, et j’étais plus jeune que lui). Il opinait du chef, songeur. C’était bien sûr un signe d’allégeance mutuel. Il avait mis au mur, chez lui, une surface de frappe japonaise en paille, un « makiwara ». Il y allait au coup de poing. Je passais derrière : ah c’est pas mal ! On s’entraînait l’un l’autre pour voir ce que ça allait donner. Au cas où ! Rituel. Il était comme ça, Fernand. Lors d’une des premières interventions que j’ai faites avec lui, à St Cloud, il y avait 40 inspecteurs dans la salle, et oui des inspecteurs, une partie d’entre eux étaient en coformation à Nanterre en Sciences de l’éducation. Certains d’entre eux, des amis, m’avaient demandé de présenter la PI et Fernand Oury. J’étais venu, avec lui, et il avait pris sa fameuse valise « Docs à l’appui ». Il a commencé à sortir des travaux d’élèves, des tableaux de lois, de ceintures, de la valise, en leur demandant s’ils savaient lire ! Il y avait des inspecteurs qui entraient, qui sortaient, qui riaient nerveusement pour certains. Subitement il en a eu marre et il a tout arrêté. Il nous dit alors : statistiquement, chaque fois qu’il y a autant de personnes dans une salle, il y a au moins une bonne moitié de cons ! Une émeute verbale s’en est suivie ! Certains claquèrent la porte, d’autres fulminaient. Il a rangé ses affaires dans sa valise, et il est parti. Je suis resté par amitié pour les invitants. La moitié des inspecteurs a quitté la salle, et on a continué à parler et à tenter d’échanger avec les autres sur la fin de l’après midi. C’était Fernand Oury. Un battant, « caractériel » sans doute, comme beaucoup d’entre nous ; un homme des situations difficiles, mais lui il en avait les réponses. Il était tout autant capable de dire : ça, c’est la théorie, la « Thé-Oury » ! Un matin de printemps, nous étions à l’école d’éducateurs de Bures sur Yvette, il a démarré en disant : aujourd’hui, c’est « Oury, Ou rien » ! Et quand on avait la patience, et l’écoute, l’intérêt, alors il vous livrait les plans de ses mines d’or… Raphaël DORIDANT Merci Jacques, merci de nous avoir reparlé aussi de mai 68, moment qui a été important, comme on l’a vu dans le film, pour Fabienne et pour Michel dans la création de la Neuville. Fabienne D’ORTOLI Je ne vais pas répéter ce qu’on a dit dans le film. Il nous a donné confiance par rapport au projet qu’on avait en tête et c’est le premier qui nous a dit : « C’est possible ce que vous entreprenez. » Alors qu’en fait, c’était impossible. Mais comme il ne nous a pas dit que c’était impossible, on l’a fait. Il nous a aussi ouvert l’esprit, notamment sur la place de la psychanalyse à l’école. J’ai l’impression qu’il nous a donné des autorisations. Pour nous, la psychanalyse, ce n’était pas encore de notre niveau et lui nous a dit : « Mais si, mais si, vous pouvez maintenant 9

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travailler davantage vos outils. » Ce qui ne voulait pas dire : « Jouez aux apprentis sorciers. » Je l’ai senti bienveillant vis-à-vis de nous, parce qu’il sentait qu’on retroussait nos manches, on était là tout le temps sur le terrain à remettre en question nos outils, à adapter certains des siens, à en créer d’autres. Il était d’ailleurs assez surpris. Il regardait, c’était assez nouveau, même pour lui, cette école institutionnalisée en internat. Lui, il avait travaillé dans une classe, il savait comment pouvait travailler les enseignants. Par contre, voir fonctionner une école du démarrage comme ça, je pense qu’on l’a surpris, en bien, plus d’une fois. Ça l’intéressait de voir ce qu’on faisait. Il disait : « Michel, c’est le foot. Si ça avait été moi, j’aurais fait du judo, mais c’est bien que les enfants fassent du foot et s’identifient. » Il nous accordait une attention particulière. On ne pouvait pas aller aux stages, puisqu’on travaillait pendant les vacances, il savait ça. Donc il est venu superviser et conseiller les enseignants dans leurs classes à La Neuville. Mais quand on eu des vacances, on a envoyé les nouveaux adultes dans les stages. On ne pouvait pas tout faire comme dans sa classe, il le comprenait bien, parce que nous c’était un internat, qu’il y avait des jeunes enfants mais aussi des plus grands que les siens. Du coup, on avait modifié les ceintures. On avait vu avec lui et on avait modifié les ceintures, ce qu’il n’acceptait pas ordinairement. Mais bon, il acceptait qu’on ait un statut particulier. Et puis, La Neuville, ce n’était pas un établissement public, c’était une entreprise, et il fallait qu’on fasse marcher l’entreprise. Et ça, il ne l’avait jamais connu, même s’il avait eu d’autres soucis. Nous, on avait une certaine liberté que lui n’avait pas toujours eue, il nous enviait ça. Mais faire marcher l’entreprise, faire rentrer de l’argent pour que ça tourne quand même, ça, il ne connaissait pas. Nous non plus. Je me souviens, quand on a commencé, ce n’était pas ce qui nous plaisait le plus, ces questions. J’en avais parlé avec lui, il compatissait. Je lui avais dit : « C’est embêtant. Un enseignant, il ne parle pas d’argent avec les parents mais nous on doit le faire, ça me dérange. » Et il m’avait dit : « Ben quoi, tu fais la pute, il faut bien gagner sa croute ». Voilà, il y aurait beaucoup d’autres histoires à raconter, c’est juste pour rétablir un des aspects évoqués ce soir. Nous, il nous a bien mis à l’aise à tous les moments où on l’a rencontré et il ne nous a rien imposé. Joelle OURY Je dis au passage qu’il avait rêvé d’une école expérimentale, il a sûrement dû vous en parler, c’était avec l’UNESCO qu’il voulait faire ça. Il avait tout construit dans le détail, patati patata. Ça n’a pas marché, ça ne s’est pas fait. Et c’est vrai que vous êtes arrivé à un moment où il était allé jusqu’au bout de ses rêves, il avait constaté qu’il n’arriverait à rien. Il commençait à vieillir aussi. Vous étiez véritablement un bain de jouvence pour lui, il était très content. Michel AMRAM J’ai montré le film, alors vous avez vu ce que je pense. Maintenant, j’aimerais revenir sur un des points que je trouve intéressant. Patrick Buxeda souligne, et il n’est pas le seul, le fait que Fernand pouvait parfois paraitre brutal, pour reprendre la thématique qu’on a abordée déjà. Mireille Cifali, qui ne l’a jamais approché mais l’a « seulement lu et enseigné », rectifie ainsi en disant quelque chose à propos de cette brutalité : « Il ne 10

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laissait pas l’autre là où il l’avait trouvé, il lui avait ouvert des possibles. » Et ça, c’est quelque chose dont nous pouvons témoigner. Quand il venait à la Neuville, il nous disait ce qu’il pensait de notre travail. Il pointait surtout ce qui n’allait pas et c’est le plus grand honneur qu’il pouvait nous faire. Parce que s’il disait seulement : « Oui, c’est bien. Vous vous débrouillez bien. » On aurait fait quoi avec ça ? On n’aurait pas été plus avancés. Par contre quand il nous disait : « Vous ne voyez pas ? La classe ne marche pas bien. » Il nous encourageait à progresser. Mais il ne nous laissait pas avec ce constat. Après, il nous emmenait dehors, il nous disait deux ou trois trucs, simples qu’il pensait qu’on pouvait faire. Même si parfois, nous, on avait l’impression qu’on n’y arriverait pas car il mettait la barre très haut, comme pour lui-même. Et la fois d’après, quand il revenait, car il revenait, il nous disait : « Ça c’est mieux… ça c’est encore à travailler. » Recevoir ses paroles, dites apparemment sans ménagement, pouvait donner l’impression de recevoir des coups. Mais en réalité non, ce n’était pas des coups. Comme l’a dit Fabienne, il nous faisait comprendre que c’était possible de faire mieux. Et du coup, on a pensé que c’était possible. Françoise Dolto -qui elle non plus n’était pas très commode- l’avait dit aussi : « C’est possible, et vous êtes parfaitement placés pour réussir. » Et cela venait s’ajouter à ce que Fernand avait dit. Comme il est venu régulièrement nous voir, parler avec nous du projet, on se sentait conforté. Et même quand c’était très difficile, surtout matériellement, le fait qu’on savait que quelqu’un allait nous dire ce qui en était de là où on en était, c’était très précieux. Raphaël DORIDANT Merci à tous les quatre pour ces interventions. La parole est à la salle maintenant. Une participante. Je suis une institutrice à la retraite maintenant, à Strasbourg. Il se trouve qu’il y a quelque temps, nous avons eu la chance de voir en conférence la fille de Madame Dolto et la psychanalyste qui a beaucoup travaillé avec elle. Et évidemment ces derniers temps, quand je vois le travail qui a été fait, et les relations qu’il y avait avec Lacan et Madame Dolto, on fait les liens. Ça, c’est une chose importante que m’a apportée le film. Et une chose encore que je voudrais dire, ça n’a rien à voir, mais c’est la question que je me pose actuellement. On s’appuie sur une certaine histoire, dans la pédagogie Freinet et dans la pédagogie institutionnelle mais ma préoccupation, c’est par rapport à la pratique justement. Vous avez eu Fernand Oury qui venait vous voir à l’école de Neuville. Dans les classes, on pratique, on tâtonne, mais le travail est solitaire, on a rarement l’occasion d’avoir quelqu’un de Freinet qui vienne dans nos classes. On en parle en groupe mais c’est quand même un chemin difficile. Voilà, c’est ce que je voulais dire. Raphaël DORIDANT Est-ce que cela appelle un commentaire de la part de cette table ? Fabienne D’ORTOLI Moi, je peux dire, c’était difficile aussi à la Neuville, mais le fait de travailler en équipe change la donne. C’est-à-dire qu’effectivement quand c’est difficile dans la classe, au sortir de la classe on se retrouve en équipe, il y a des choses, il y a des paroles. C’est 11

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vrai que ce travail en équipe, on en ressent le bienfait et même depuis le début, quand on n’était que trois. Michel AMRAM Bien sûr, Fernand Oury est venu à la Neuville. J’ai même dit qu’il était venu souvent mais il faut comprendre que c’était une fois tous les deux ou trois ans. Il n’était pas là tous les jours pour nous rattraper à la petite cuillère quand on n’y arrivait pas. Quand Françoise Dolto n’a plus été de ce monde, ça s’est beaucoup passé dans notre tête. On a compris qu’on pouvait réfléchir avec Françoise Dolto, comme si elle était là, parce qu’on avait suffisamment échangé avec elle pour que maintenant on puisse se servir de ce qu’elle nous avait dit ou appris. Et là, on se prenait par la main, on retroussait nos manches, et on y allait. Ce n’est pas facile de faire ça mais c’est faisable. Martine BONCOURT J’ai trouvé ce film extrêmement émouvant, émouvant parce qu’on y voit un homme simple et sensible. Mais je vais m’autoriser une petite critique par rapport au film. Personnellement j’ai connu Fernand Oury, comme certains d’entre nous ici, dans des stages de Genèse de la Coopérative avec Marguerite qui était formatrice, Catherine Pochet, Patrice Buxeda qui parle là. Il y avait également René Laffitte. J’ai eu ainsi l’occasion de m’apercevoir que Fernand était un homme d’une très grande intelligence et où la réflexion était fine et extrêmement poussée, ce qui d’ailleurs peut se lire dans ses livres. Mais je trouve que votre film montre surtout un gars un peu bonhomme, un homme dont l’intelligence se manifeste par des sarcasmes. Je trouve qu’il aurait fallu peut-être, enfin pour me satisfaire complètement, qu’on y voie aussi l’homme brillant, l’intellectuel de haut vol qui a poussé la réflexion pédagogique à un très haut niveau. Je trouve que ça manque un peu, me semble-t-il. Michel AMRAM : Je ne saurais pas vous répondre. J’ai fait le film avec les images et les sons que j’avais, je n’ai pas eu l’occasion de me demander ce que j’aurais pu faire d’autre. Et ça donne ce film. Je ne prends pas la parole pour dire autre chose que ce que je peux montrer dans le film. Je ne fais pas un commentaire sur Fernand Oury, d’ailleurs il n’y en a pas à l’intérieur du film. L’ensemble du film dessine cette trajectoire dont vous parlez, me semble-t-il. D’ailleurs, Fernand n’aurait pas pu faire tout ce qui est montré s’il n’avait pas eu toute cette finesse et cette intelligence dont vous parlez. Mais vous avez peut-être raison, ce n’était sans-doute pas présent autant qu’on aurait pu avec un matériau différent. Jacques PAIN Fernand, pour aller plus loin dans la théorie de la pédagogie, c’était plus complexe. Ça ne se faisait jamais en public. Je suis intervenu plusieurs fois avec lui, tous les deux seuls. A chaque fois, il me poussait devant, mais pratiquement ! On avait mis au point un certain nombre de choses. Et Fernand, il ne pouvait pas, pour toute une série de raisons, qui tenaient à ce qu’il était, qui tenaient à Jean aussi. Un des premiers textes que j’avais écrit sur lui, mais il y avait deux pages, pour le présenter à Nanterre en 66/67. Il m’avait rayé une ligne où je parlais des trois frères, justement, et un des frères, j’avais pas mis Docteur, « Jean Oury responsable de la clinique La Borde », il avait rayé ça avec un stylo rouge. Il m’avait dit « enlève-moi ça d’ici » et après il revient et il me dit, « et en plus, tu n’as pas mis Docteur ». Ça c’était tout Fernand. 12

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Il n’y a pas que ça. La seule fois où j’ai pu aller plus loin avec lui, d’autres ici pourraient en parler du travail avec lui, théorique, sur des livres, Bion, Catherine par exemple. Le jour où Lacan est passé à la télé, on avait acheté le petit livre télévision. Il y avait Fernand et moi devant la télé et Jean est arrivé au milieu. Et tous les trois, on prenait des notes, on écrivait avec le bouquin devant nous. Personne ne l’a jamais su, ça. Il ne voulait pas qu’on en parle. On a écouté l’émission et on prenait des notes à côté et avec le livre ! Parce qu’il posait des questions comme tout le monde, comme moi, qu’est-ce qu’il dit, etc., et c’est sûr que là, Jean avait plus de choses à dire, forcément, parce qu’il était, comment je veux dire, rodé au langage du concept. Et ça ne l’empêchait pas d’être brillant intellectuellement, Fernand. Mais il y avait cet espèce de fantasme caractériel des trois frères, qui, ne l’oublions pas, se tapaient dessus, ont même échangé des coups de couteau, il y a eu des épisodes, on ne va pas revenir là-dessus, ce n’était rien que de l’ordinaire. Je connais une fratrie actuelle, des gens de famille très bien, ils sont tout le temps en train de vouloir se massacrer du matin au soir. Faut pas oublier que l’être humain est ainsi fait. D’ailleurs, je pense que cette violence qu’il avait, Fernand, c’est ça qui l’a fait cimenter autre chose que ce que Jean Oury a pu mettre en route. Mais ça, il ne voulait pas l’afficher. Joëlle OURY Oui, il avait un espèce de complexe, je ne sais pas quoi, de modestie. Il se présentait toujours comme un modeste instituteur de banlieue, un peu demeuré. Et il ne voulait pas en démordre, de ça. Il poussait son frère Jean toujours devant, dans toutes les réunions, dans les choses qu’ils ont fait ensemble, il y avait toujours Jean devant, le petit frère qui était devenu grand d’ailleurs, et puis lui se mettait à l’ombre de son petit frère, c’était quand même ça. Il se battait, c’était avec Paul, pas avec Jean. Mais Jean, il l’idolâtrait son petit frère, c’était quelqu’un d’extraordinaire Jean Oury. Et Fernand, il se mettait toujours derrière, à l’ombre. C’était leurs affaires, mais c’est vrai que cette modestie, il ne voulait jamais apparaître comme quelqu’un de brillant. Il était modeste, je crois vraiment qu’il l’était. Fabienne D’ORTOLI Je voulais répondre aussi pour vous dire qu’on avait beaucoup regretté de ne pas avoir plus d’images et notamment on râlait, je peux vous le dire, que personne ne l’ait filmé dans sa classe. Parce que pour nous, si on avait pu montrer une classe de Fernand Oury fonctionner, ç’aurait été formidable, mais on ne l’avait pas. On aurait bien aimé aussi voir comment se passaient ses stages. Ça n’a jamais été filmé. Il ne voulait pas. Mais lui, il râlait beaucoup que personne n’ait vraiment filmé Freinet : « Ils n’ont pas été foutu de filmer Freinet dans sa classe ». Et je crois que c’est ça aussi qui nous a manqué, on le regrette aussi mais on n’y peut rien. Joëlle OURY : Vous vous en êtes quand même assez bien tirés. Jaques PAIN N’oubliez pas que les livres sont toujours édités, en grande partie. Que Matrice, on l’a transféré à Champ Social, à Nîmes. Vous avez la collection Les Classiques de la Pédagogie institutionnelle. On a laissé notre nom pour cela et on l’a transféré là-bas, il y a pratiquement tous les livres. D’ailleurs, on essaie en ce moment de retirer le pavé parce que, je ne sais plus le prix mais c’est assez colossal, un énorme livre, mais on peut arriver à ce genre de choses et pratiquement tous les titres sont là. D’ailleurs, vont sortir deux nouveaux titres, on va les appeler comme ça, intellos (il avait horreur des 13

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intellos !) Mais enfin, vous les avez vus. Francis Imbert sort son dernier livre qui s’appelle « Un itinéraire en pédagogie institutionnelle » dans trois semaines. Et puis y a Arnaud Dubois qui sort une étude du contexte de la pédagogie institutionnelle et du pourquoi, comment, des monographies dont on a parlé aujourd’hui justement. J’ai les livres, mais ils paraissent maintenant, bientôt. Donc, c’est pas fini. C’est vrai que c’est plus compliqué d’éditer qu’avant. Non pas la pédagogie institutionnelle, beaucoup de livres. Mais ça continue, donc c’est disponible. Faut pas oublier ça. C’est vrai que je trouve qu’à la Neuville, on ne fait pas assez appel à vous, encore que vous en êtes à sept films, avec des bonus, des développements, des interventions avec tous les gens que vous avez vus et d’autres, autour de Dolto, Fernand Oury, La Borde, Jean Oury… Il y a énormément de choses, il y a des documents, et vraiment c’est une mine, le travail qui a été fait là. Et tout ça est publié. Un participant Martine, j’aimerais te dire quelque chose. Et je m’excuse d’abord parce que je suis de langue allemande. Mais comme jeune instituteur, j’ai traduit un texte de Fernand Oury, l’Atomium. Et j’avais à cette époque un QI pédagogique assez bas. Aujourd’hui, je n’ai pas un grand QI pédagogique mais j’ose maintenant publier ce texte, retravaillé, dans notre petite revue du mouvement Freinet suisse, et je viens de découvrir quelque chose d’extraordinaire. Relisez le : je crois que c’est le matérialisme scolaire développé. C’est un texte où cette intelligence fine que tu viens de mentionner est très bien exprimée. On pourrait peut-être, non je ne fais pas de proposition parce que je suis de langue allemande. Jacques PAIN Quand il y a eu la scission parisienne, il y a eu des textes tout à fait pertinents et compétents Participante Je ne sais pas si c’est un témoignage ou une prise de position, je ne sais pas comment situer. Ce que je veux dire, c’est l’expérience que j’ai eue avec Fernand. Bon je vais dire deux choses. D’une part, j’ai eu la chance ou le privilège, la grâce de travailler plusieurs années avec lui quand j’étais sur Paris. Instit. Je suis devenue instit tard, à plus de 35 ans. J’ai lu ses bouquins pendant ma formation. Il était vivant, et je lui ai téléphoné, non je lui ai écrit, parce que je ne sais pas comment j’ai trouvé son adresse, je lui ai écrit et comme dit Fabienne, je me suis dit ce monsieur ne répondra jamais. Il me téléphone, il sait que je travaillais, j’avais mis dans la lettre que je travaillais, il me téléphone hors horaires, en supposant que j’étais chez moi, et effectivement. Dès qu’il reçoit la lettre il me téléphone, comme dit Fabienne aussi. Il m’invite tout de suite au groupe de P.I. de la grande région parisienne, où il y avait Patrice Buxeda, Mireille Le Foll, tous très vivants, dynamiques et tout. J’ai eu ce privilège, je ne sais pas combien d’années ça a duré, deux ou trois ans. Après il ne venait plus à nos réunions parce que si d’une part il m’a invitée, il s’est aussi fait démolir par le groupe quand je suis arrivée le premier dimanche (on se réunissait un dimanche entier par mois). Quand je suis arrivée sur son invitation : de quel droit tu l’as invitée, elle n’est même pas instit ! (puisque j’étais encore en formation). Il s’est fait vraiment démolir par ces personnes ! Je me suis dit merde, qu’est ce que je fous là ! Et puis les réunions de ces premiers mois, j’avais l’impression d’être dans une secte. Et heureusement Fernand Oury était encore en vie et était là, sinon j’aurais claqué la porte, 14

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j’aurais dit : mais ce sont tous des gens tellement étroits et bornés, ces gens de la P.I. ! Et lui, il avait cette ouverture de permettre à quelqu’un qui était pas encore instit soit là. Alors moi, je prenais des notes. Scandale ! Je prenais des notes pour qui, pour quoi ? C’étaient eux les paranos, pas lui. Et effectivement, au bout de quelques mois, je leur ai dit : mais vous êtes qui, vous êtes une secte ou quoi ? Alors Fernand est venu me trouver et il m’a dit : tu as bien parlé, tu as bien dit ce que tu avais à dire, bravo. Il m’a toujours soutenue. Et quand j’ai écrit le bouquin sur l’Aide sociale à l’enfance où je travaillais pendant plusieurs années, je le lui ai fait lire d’abord et il a approuvé le bouquin. Il ne l’a pas corrigé, il a dit « ça pourrait être mieux » mais voilà, il m’a encouragée aussi. Toujours des encouragements à tenir et à faire à fond. Donc heureusement que j’ai eu Fernand vivant pour voir son ouverture. J’insiste là-dessus parce que certains ont dit qu’il était carré et tout, dans le film et ailleurs, mais je vous assure qu’il était ouvert. Parce que j’entrais dans aucun des critères et j’entre toujours dans aucun des critères habituels, quels qu’ils soient. Deuxièmement, et ça, ça va peut-être moins plaire à beaucoup, à tous, j’en sais rien. L’expérience de La Borde, pour moi et je l’ai dit individuellement à Marguerite qui était ma formatrice en pédagogie Freinet et tout pendant des années, mais je ne l’ai jamais dit publiquement. Pour moi, La Borde, excusez-moi, n’a rien à voir avec ce que j’ai vu, expérimenté de la pédagogie institutionnelle. Bien faire la distinction entre psychothérapie institutionnelle et pédagogie institutionnelle. C’est deux frères etc. Fernand lui-même et j’en témoigne et je vous assure que c’était vrai, comme je travaillais dans une institution qui était l’aide sociale à l’enfance à l’hôpital St Vincent de Paul à Paris, il m’a dit : toi tu viens à nos réunions dans les classes de l’éducation nationale, ça m’apportait beaucoup. Je lui parlais des problèmes spécifiques de ce foyer de l’Aide sociale à l’enfance, où les gosses depuis les nourrissons jusqu’à 18 ans qui arrivaient et tout… Il me dit : il pourrait t’être utile de rencontrer les gens du groupe de la psychothérapie institutionnelle qui se réunissent à l’hôpital Ste Anne à Paris. Ils se réunissent une fois par mois, ce sont des psychiatres et des infirmières psy qui se réunissent avec Jean Oury et qui après, ont la conférence le soir. Et il m’a dit : attention, peut-être que ça te sera utile parce qu’ils échangent sur leurs problèmes institutionnels d’hôpital et autres, mais il m’a dit : fais très attention, ces gens-là sont des bêtes féroces. Et moi ce que j’ai vu, heureusement qu’il m’avait prévenue, effectivement. Et je vous assure que ce que j’ai vu n’a rien à voir avec ce qu’on pratique dans des tas de classes, chez Marguerite, chez Raphaël, chez des tas de gens qui font de la pédagogie institutionnelle. Les électro chocs, les cures et toutes ces saloperies faites à La Borde pendant des décennies, et Jean qui justifie tout cela... Alors moi je vous dis : il y a une différence nette avec Fernand et sa réalité modeste d’instit de base. Et heureusement qu’il est resté modeste et instit de base ! Raphaël DORIDANT Nicole, il faut en garder pour demain… Sur les relations psychothérapie institutionnelle et pédagogie institutionnelle, on a la journée de demain pour ça. Mais sur la première partie de ton intervention, il y a une expression chez Fernand Oury que je n’ai jamais bien comprise, il disait : il faut cultiver un grain de paranoïa. Donc sur cette affaire de la secte et de la paranoïa, à partir de cette expression, la culture d’un grain de paranoïa, si vous aviez quelque chose à dire, ça m’éclairerait. 15

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Jaques PAIN Il y a un énorme livre qui vient de sortir, qui a été traduit de l’Italien. Je l’ai fini il y a trois semaines, il fait 700 pages, extraordinaire sur l’analyse des mécanismes paranoïaques qui sont la racine même de la relation humaine et du fondement humain. Et ça vaut vraiment le coup d’y jeter un œil, sur la dimension politique et sociale de cet enracinement de la paranoïa dans le cœur même du système d’humanité que nous sommes. Et c’est argumenté, croyez-moi. Alors il passe en revue, non seulement l’histoire et la politique, mais toute une série de choses. Ce livre fait beaucoup discuter, on dira ce qu’on veut, mais si je fais ce détour, c’est parce que j’ai fait des cours sur la violence pendant 35 ans, donc j’ai essayé de comprendre. J’ai peut-être lu mille, deux mille livres, je ne sais pas, beaucoup, beaucoup, à peu près tout ce qui se faisait aux Etats Unis et ailleurs, et j’en suis arrivé aux mêmes conclusions. Je pense que ce que Fernand avait très bien compris, ce que tu dis, il le disait. Jean Oury dit, il y a un bonus dans lequel il dit pratiquement ce que tu viens de répéter de Fernand, c’est-à-dire que c’est un mécanisme à la fois narcissique et paranoïaque, mais qu’il avait aussi, Jean ! Il ne parle pas de lui, Jean, mais pour le connaître un peu et avoir discuté avec lui, j’ai des petits entretiens enregistrés de Jean et de Fernand sur le même thème, ils ne disent pas des choses différentes. Et alors, c’est vrai, ça se discute, Nicole, mais les deux disent, depuis les années 90, j’ai vingt minutes de séquences, ici ou là, où ils disent tous les deux la même chose : psychothérapie et pédagogie institutionnelle, c’est la même chose. Ils disent : c’est la même structure, c’est la même chose. On pense de la même façon, parce que justement c’est cette décristallisation de la paranoïa qui est en jeu dans les mécanismes d’organisation, de la classe comme de l’institution. C’est dans ce démontage de la folie des relations et de la restructuration par autre chose que la relation et l’institution, que là, on va émerger de la paranoïa, Nicole. Raphaël DORIDANT Demain on a toute une journée sur pédagogie Freinet, psychothérapie institutionnelle, pédagogie institutionnelle, pour voir… C’est la même chose, c’est pas la même chose… On aura vraiment du temps pour débattre demain avec différentes interventions. Il nous reste un petit quart d’heure, si quelqu’un veut encore prendre la parole, c’est le moment. Marguerite BIALAS Je voudrais raconter une anecdote, ce que j’ai vécu avec Fernand quand j’étais jeune institutrice. J’avais fait les premiers stages de PI avec le groupe Genèse de la Coopérative et je commençais à prendre des notes sur ma classe, sur certains élèves et en particulier, sur un enfant qui collectionnait des cailloux mais qui n’apprenait pas à compter. Et puis, comme on faisait à l’époque, j’avais envoyé ces notes au groupe qui les lisait et faisait éventuellement des remarques ou posait des questions. Fernand m’avait répondu par trois pages de commentaires, avec des petits paragraphes sur un point ou l’autre, de ce que ça lui faisait penser. Il m’avait ajouté un papier, bien jaune, bien voyant, où il avait écrit : « Voilà ce qui me vient. Maintenant, pour ton texte, tu prends ce que tu veux mais jamais tu ne me cites ! » J’étais surprise, mais ce n’est que bien plus tard que j’ai compris à quel point c’était généreux de sa part. Il s’effaçait littéralement derrière mon texte de débutante !

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Michel AMRAM L’anecdote de Marguerite me fait penser au moment où on a écrit le livre « L’école avec Françoise Dolto ». Fernand avait accepté de l’annoter, comme les livres de la pédagogie institutionnelle, ce que je crois il n’a fait pour aucun autre livre. Il ne considérait pas que c’était un livre de pédagogie institutionnelle, il n’aurait pas osé annexer La Neuville malgré tout ce qu’elle lui devait. Il a lu évidemment le manuscrit, les réécritures, et à chaque fois il a renvoyé ses notes, parfois elles étaient très développées, d’autrefois c’était juste un point d’exclamation entre parenthèses, dans la marge qui voulait dire : vous avez vu ce que vous avez écrit ? On lui avait dit : on voudrait une préface. Il avait répondu : « Je n’arrive plus à écrire mais je vous ai écrit déjà plein de textes, alors vous en prenez un en guise de préface. » Vous avez vu sur les images, il a un crayon à la main, c’est parce qu’on était en train d’écrire cette préface. Et pendant qu’on essayait d’écrire la préface qu’on n’a jamais réussi à écrire finalement, il nous racontait tout un tas de choses qu’on filmait, c’était précieux. Quand le livre a été fini, on l’a sollicité pour une ultime relecture. Il nous a répondu en nous renvoyant, en plus du texte annoté, une lettre, et surprise, notre préface était là. Nous l’avons publiée, avec son autorisation, non pas comme préface puisqu’il ne nous avait pas dit que c’était une préface, on l’a publiée en postface. Il avait donc fini par le faire, ce texte qu’on n’attendait plus : quatre pages manuscrites d’une qualité exceptionnelle. Du Fernand OURY, c’est tout dire !

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Paroles de Fernand OURY, dans le film :

Tous les enfants sont différents. La classe homogène est un rêve.

Remplacer la discipline de caserne par la discipline de chantier.

Substituer aux motivations-ersatz (concurrence, notes, classements) une pédagogie de la réussite individuelle et collective.

Inévitables et nécessaires : tensions, conflits se résolvent en passant par la parole, par le symbolique.

L’école sur mesure où, le désir retrouvé, chacun travaille à son niveau, à son rythme selon ses capacités actuelles.

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De Freinet à la pédagogie institutionnelle : un itinéraire Raymond Bénévent Si je suis ici aujourd’hui, c’est pour avoir répondu positivement à la « commande » de Marguerite Bialas ainsi formulée : « Nous te proposons d’ouvrir le colloque avec un petit historique qui situe les choses : Freinet, la pédagogie et la psychothérapie institutionnelles ». Et plus tard, Marguerite a ajouté, pour dire la forme de cet historique, le concept d’ « itinéraire ». Trois brèves remarques : 1. Je connais beaucoup mieux le travail d’Oury que celui de Freinet. Il y a donc une forte dissymétrie, que j’assume, dans ce que je dirai de l’un et de l’autre. 2. Faire un historique « historien » ou événementiel des relations Freinet-Oury n’est pas mon but aujourd’hui. Claude et moi-même l’avons suffisamment fait dans notre livre2, et certains n’ont d’ailleurs pas manqué de nous le reprocher3. Ce qui sera en question ici, c’est l’articulation, voire la confrontation des concepts et des pratiques : c’est de cela que nous pouvons nous servir professionnellement aujourd’hui ! 3. Parler d’itinéraire, ce n’est pas prétendre à un quelconque progrès ou chemin ascendant entre les pratiques coopératives et les pratiques institutionnelles, un peu comme Auguste Comte le faisait pour les âges de la pensée dans l’histoire de l’humanité4 ! Il se trouve que les effets de la pratique coopérative se sont révélés recéler des possibles dont certains ont choisi de perfectionner les registres civiques et pédagogiques avant tout ; d’autres ont été amenés, sans rien renier de ce socle commun, à bifurquer, si l’on peut dire, vers ces autres possibles que sont ces opérateurs psychiques et sociaux qu’on appelle les institutions. Une rencontre comme celle d’aujourd’hui articule donc deux pratiques du temps présent (deux hérésies, c’est-à-dire deux choix), dont la force reste active en même temps, même si cette actualité donne parfois le sentiment de devoir se poursuivre dans les catacombes, sous l’effet à la fois des exclusives cognitivistes de nos autorités totémiques5, et des prétentions « alternatives » de certains réinventeurs d’eau tiède, dont le point commun est souvent de se situer dans l’espace marchand. 1. L’héritage de Freinet dans la pédagogie institutionnelle La rencontre entre Freinet et Fernand Oury se produit lors d’un stage à Cannes à l’été 1949 : pour Oury l’éblouissement est total et ce qui le fonde demeurera intangible. Il écrira en 1971, bien après l’exclusion : « J’avais rencontré un homme courageux que les luttes avaient marqué, façonné. Pour vaincre l’inertie et les résistances d’un monde 2 Raymond BENEVENT, Claude MOUCHET, L’école, le désir et la loi, Nîmes, Champ social, 2014. 3 C’est

le cas de Rémi CASANOVA, dans sa très élogieuse critique de l’ouvrage dans la Revue Française de Pédagogie, n° 192, juillet-août-septembre 2015, p. 142. 4 Les âges « théologique, métaphysique, puis positif ». 5 Pour parler comme Jacques LEVINE.

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stupide et figé, il fallait une foi, une obstination, une intransigeance aussi, peu communes6. » Mais une foi en quoi, que Fernand pouvait partager ? Je reprends ici ma casquette de philosophe : Freinet et Oury croyaient tous deux en la possibilité d’une hominisation et d’une socialisation différentes par le biais d’une autre école. 1. Pour Freinet, il devait être possible de détourner la force vive de l’émulation de sa pente spontanée à s’investir dans la concurrence, pour lui faire découvrir la fierté de venir nourrir la coopération. 2. Pour Oury, il fallait faire le pari que la pulsionnalité sauvage, confrontée à la loi, se métabolisait en désir vivant et constructif. Nous sommes face au même pari anthropologique et éthique que ce que Rousseau avait nommé perfectibilité. Cela étant posé sur le plan des repères, que garderont Fernand Oury et plus généralement la pédagogie institutionnelle des inventions pédagogiques de Célestin Freinet ? Si je voulais être un tantinet provocateur, je répondrais : tout ! Pour le dire autrement : Qu’est-ce qui sera jeté des techniques Freinet : rien ! Elles resteront en position de fondement, certes non exclusif, du trépied du socle qui fondera la pédagogie institutionnelle (techniques Freinet ; groupe ; inconscient). Je ne peux me souvenir sans émotion de l’effet de conviction qu’eut sur Claude Mouchet et moi l’entretien que nous accorda, dans ces lieux, le 27 février 2008, Catherine Pochet, présente aujourd’hui parmi nous, à propos de l’effet socialisateur de l’imprimerie7. Fernand Oury ne jettera rien, et jusqu’à la fin de sa vie, de l’héritage de Freinet, dont il de sentira toujours un fidèle, parfois même plus fidèle à Freinet que Freinet luimême. Par contre, il déplorera, voire contredira certains verrous que Freinet mettait à sa propre praxis pédagogique. 1. Sans nier les spécificités des problèmes de l’école urbaine, allant même jusqu’à autoriser Fernand à en faire état dans les publications de l’ICEM, Freinet ne laissera pas mettre en question les limites pragmatiques mais aussi théoriques d’élaborations conçues par lui pour l’école rurale. C’est là une tache aveugle, au moins partielle. 2. Dans une ambivalence extrême, marquée par l’attirance/répulsion qu’il éprouvait pour le travail de Jean Oury, Célestin Freinet s’arcboutera jusqu’au bout, au niveau théorique, sur son « Essai de psychologie sensible »8, fragile compilation empirique, qu’ignorent sans doute la plupart des praticiens de l’ICEM, de données disparates d’observations, dont ne peut être sauvée, ce qui n’est pas rien, que la thématique géniale de la « motivation-ersatz ». Ici se construit le futur dispositif de défense contre la psychanalyse. 3. Enfin Fernand s’autorisera-t-il à comprendre autrement que Freinet, voire contre lui à ses yeux, les effets des « techniques Freinet », dans une démarche réflexive qui aboutira à la constitution de la notion d’« institution ». Mettons sous la loupe ce point essentiel. 2. 1957-1958 - Des techniques Freinet aux institutions 6 Fernand Oury dans VASQUEZ, OURY, De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Paris,

Maspero, 1971, p. 75.

7 Raymond BENEVENT, Claude MOUCHET, op. cit. p. 395-396. 8 Editions de l’Ecole Moderne Française, Cannes, 1950.

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Une question qui insiste « Nos classes modernes évitent et guérissent des troubles (instabilité, oppositions, inhibitions, désintérêts graves, dégoût de l’effort) que nous avons désignés sous le nom de scolastisme parce qu’ils nous paraissent être la conséquence d’une pédagogie aberrante. Nous avons constaté que l’imprimerie et le journal scolaire transformaient nos classes, nos élèves et nous-mêmes. Mais nous ne savons pas ce qui agit : liberté d’expression, discipline de travail, échanges dans un milieu enfantin libre, rapports affectifs corrects avec un adulte disponible ? Nous demandons aux psychologues de nous aider à comprendre9. » Tout un trajet jusqu’à là… Quand il se pose cette question le 26 septembre 1957 à Antony au cours d’une réunion de l’IPEM, Fernand enseigne depuis dix-huit ans déjà. Dès avant la rencontre avec Freinet, il a multiplié expériences (direction d’un cours élémentaire de 40 élèves avec la seule aide de quelques « grandes filles », découverte de la fonction possible de la monnaie) et même les inventions (tutorat, lois de la classe, conseil de responsables, amorces du futur système ceintures-métiers, permis de circuler, etc.) Sur un autre versant, à peu près au moment où il faisait la connaissance de Freinet, il a entamé une psychanalyse, a rencontré à Saint-Alban Tosquelles et son œuvre et, surtout, n’a cessé de collaborer et de réfléchir avec son frère Jean à SaintAlban, Saumery, Herbault et La Borde. L’appel du pied lancé aux psychologues pour comprendre pourquoi la « petite machine » fait des miracles n’est donc pas hasardeux. D’hypothèses en hypothèses Revenons en 1957 à Antony : Voici la réaction de Jean Oury à la question de son frère : « L’introduction de la presse comme outil permet aux gens de sortir d’euxmêmes, d’éviter le corps à corps entre les personnages, entre le personnage buste du maître et celui de l’écolier. C’est un médiateur qui permet aux personnes de se rencontrer au sujet de quelque chose. (…) Qu’est-ce qui me semble le plus thérapeutique ? Le volume des échanges joue à mon avis un rôle prépondérant. Même si le maître traditionnel est très gentil, même s’il fait sa classe humainement, le pourcentage d’occasions d’échanges réciproques reste excessivement réduit par rapport aux occasions multiples qui se développent dans la classe Freinet10. » Jean Oury vient d’affirmer trois choses simultanément : 1. Les techniques Freinet sont bien opérantes au plus haut point dans les effets de restauration pédagogique, psychique et sociale que l’on constate dans les classes qui les pratiquent. 2. Elles ne sont pas opérantes de leur propre fait, mais dans ce qu’elles ouvrent, permettent, occasionnent : la multiplicité des échanges dans le groupe-classe. 9 La classe moderne peut être thérapeutique, brochure de l’IPEM, Paris 1957-1958, p. 1 10 Ibidem, p. 10 et 11.

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Il n’y a donc pas de « magie » dans la « petite machine » : elle opère comme « activatrice d’échanges ». 3. A cette place, elle se substitue à ce que l’enseignant seul ne pourrait faire. L’institution Il faudra un an à Fernand pour entendre l’hypothèse de son frère, pour « défétichiser » l’imprimerie, s’attacher aux opérateurs de relations dans le groupeclasse, et repérer la place prépondérante d’une autre invention de Freinet, le Conseil de la Coopérative, en même temps qu’il propose une autre façon d’en penser l’efficience : l’institution. Le 25 septembre 1958, il écrit11 : « Il semble que le Conseil de la Coopé ait une action triple : 1. RETABLIR LA RELATION AVEC LES AUTRES, AVEC LE MONDE (…). 2. SE SITUER PAR RAPPORT AUX AUTRES (…). 3. Mais en substituant à l’action de l’adulte celle du groupe d’enfants, la coopérative thérapeutique permet D’INFLUER SUR LES SUJETS CHEZ QUI LA RELATION ENFANT-ADULTE EST PERTURBEE. Cette catégorie d’enfants demande chez l’éducateur des qualités de psychothérapeute qu’on ne peut demander à un instituteur. Or la coopérative permet de remplacer cet adulte extraordinaire ». Cette argumentation, Fernand vient de la produire à propos d’enfants particulièrement perturbés. Et pour aggraver son cas, il a délibérément insisté sur la dimension thérapeutique des effets du Conseil. On sait que c’est sur ce point que vont se focaliser les prochaines scissions parmi ceux qui l’ont suivi dans son exclusion du mouvement Freinet. Mais la percée décisive est faite, et Fernand peut écrire12 : « Peut-être le mot instituteur va-t-il changer de sens ? Chargé d’instituer les enfants, c’est-à-dire de les adapter par l’endoctrinement ou le conditionnement à un type d’institution prévu par la société, peut-être l’instituteur va-t-il devenir essentiellement créateur d’institutions ? » 3. La dialectique du désir et de l’institution La suite est connue : l’instituteur Fernand Oury, ses pairs et ses élèves sont bien devenus créateurs d’institutions : les lois et règles de la classe, la Causette et le Quoi de Neuf, les Ceintures, les Brevets, les Métiers, la Monnaie, le Marché, les Boutiques, les équipes, le Tutorat, le Conseil bien sûr : selon les besoins de chaque classe mais aussi, ce que Fernand n’oubliera jamais de rappeler, selon les capacités instituantes du maître et son désir. C’est qu’il est bien question du désir, des uns et des autres. Aïda Vasquez aidera beaucoup Fernand à conceptualiser mieux cet apport de la psychanalyse. Et ils pourront écrire ensemble : « Il nous arrive de résumer notre point de vue : « une pédagogie basée sur le Désir ». Désir profond des participants d’être là, à leur affaire, à leur travail. Ce qui permet aux élèves et aux maîtres d’être en classe autrement que comme des figurants obligatoires, suppose des investissements libidinaux et leur sublimation dans le travail et le langage grâce à des institutions adéquates. » 11 Dans Action psychologique de la coopérative dans la classe moderne, Paris IPEM, septembre 1958,

p. 12-13. 12 Ibidem, p. 14.

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Phrase un peu compliquée mais capitale, qui nous dit ceci : Les institutions de la classe, qui sont manifestement des opérateurs sociaux, ne le sont que parce qu’elles sont d’abord des opérateurs psychiques : attirant les mouvements pulsionnels de chacun, lui proposant des investissements mais lui faisant en même temps rencontrer l’une ou l’autre forme de la loi, l’institution structure le désir, lui donne son humanité. Claude et moi avons écrit, en 4° de couverture de notre ouvrage, notre conviction que « la pédagogie institutionnelle est sans doute, aujourd’hui, la tentative la plus aboutie pour libérer maîtres et élèves de leurs communes aliénations ». Nous n’oublions pas pour autant cette silhouette sur le bord du chemin parcouru : celle de Célestin Freinet. Conclusion Pour clore cette intervention, je vais volontairement mettre en colère Catherine Pochet, en faisant souffrir sa modestie. Mais rien n’y fait, j’aime trop ce texte, tirée de la réédition de Qui c’est l’Conseil ?13 Au commencement, une classe d’enfants. Une maîtresse d’école. Une classe-espace, espace de bavardages, de pépiements, de cris, De hurlements, de pleurs, de colères, de repliements. Classe-espace, classe-jungle. Espace. Sauvagerie, domination, soumission. Révolte. Silence, violence. Violence intériorisée du mutique, violence extériorisée de l’agité. S’exclure, être exclu. Toutes les dérives sont possibles. L’autre est dangereux. Impuissance du maître. Impuissance des enfants. Classe-espace, sans foi ni loi, libératrice de tous les excès, responsable de toutes les soumissions. L’un et l’autre n’existe plus. Tous confondus dans un « même » mortifère. Comment passer de cet espace sauvage, où la loi du plus fort fait rage, A un lieu de vie collective, où chacun puisse exister en tant que « je » ? Comment passer du bavardage à la parole ? De la classe-espace à la classe-lieu, lieu reconnaissable par ses limites, Où l’un et l’autre puissent s’y repérer et s’y reconnaître différents et uniques ? Où maîtres et enfants puissent s’accepter imparfaits Où maîtres et enfants ne seraient ni bourreaux ni victimes, Où le maître garant de loi, et les enfants ayant la parole, Pourraient dans le respect mutuel, Donner et recevoir, Apprendre et grandir. Merci Catherine. C’est bien là la ligne d’horizon de la pédagogie institutionnelle.

13 Catherine POCHET, Fernand OURY, Qui c’est l’Conseil, réédition de 1997

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Raphaël DORIDANT Je voulais te remercier, vraiment, parce que c’est ce que j’attendais de cette ouverture. J’ai trouvé très intéressant que tu nous montres comment Fernand Oury avait déjà essayé des choses, il était en recherche. Il y a cette rencontre fantastique avec Freinet et il le raconte très bien dans De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle. Et puis ce travail, pas si facile pour lui aussi, avec son frère et avec son propre psychanalyste, son propre travail intérieur. Et comment, sans doute, le fait qu’il bouge lui-même, il va mieux, il a travaillé sur lui, et sans doute il comprend mieux aussi ce qui se passe dans la classe et il développe alors cette dimension thérapeutique, alors que Fonvieille, lui, préférera la dimension politique. J’aime bien aussi cette articulation que tu fais entre l’opérateur psychique et l’opérateur social, cette double dimension de l’institution. Ça me rappelle d’autres auteurs sur ce versant psychique et versant social, avec ce concept de sublimation. J’ai beaucoup apprécié et je t’en remercie. Raymond BÉNÉVENT Cette découverte pour nous, pour Claude Mouchet et moi, de cette fonction psychique et fonction sociale de l’institution, a été (on a travaillé presque huit ans sur ce livre !) une de nos découvertes les mieux partagées. Et je m’aperçois simplement maintenant que dans le texte que j’ai cité de Catherine, le dernier mot c’est : « adultes et enfants pourraient, dans le respect mutuel, donner et recevoir, apprendre et grandir ». Il est bien question aussi de grandir pour les adultes. Les enfants nous font grandir. Participant Je suis Roland, de Genève, de l’école La Voie lactée, une école spécialisée au niveau primaire, des élèves avec troubles psychiques, et je vous remercie, Raymond, parce que ça m’a bien aidé dans la dimension où on se pose des questions à l’université de Genève dans la formation des enseignants justement. Il y a deux courants actuellement, une formation qui se destine vers l’enseignement spécialisé et de l’autre côté il y a une formation où on parle plutôt de psychopédagogue. Et cette dimension entre enseignement et psychologie, ça m’a beaucoup guidé. Effectivement, il y a un manque actuellement, en tous cas chez nous à Genève, de cette dimension-là et ça m’a bien éclairé, merci beaucoup. Pierre Johan LAFFITTE Je voulais d’abord vous remercier, vous et votre co-auteur pour votre livre. On comprend qu’il ait mis huit ans, on sent que c’est plus qu’une biographie, c’est la possibilité d’essayer de relier un espace… La PI c’est un archipel, c’est un éparpillement, quelque chose qu’il faudrait questionner. C’est quand même un symptôme de quelque chose d’assez fort. Et vous avez fait un travail de liaison et en même temps, tout en maintenant toujours les arêtes qui font que telle chose n’est pas telle autre, tel groupe n’est pas tel autre, c’est très respectueux au sens le plus éthique du terme. Donc merci vraiment pour votre ouvrage qui nous permet de nous resituer dans une histoire. Juste un petit détail : c’est par rapport à la position de Freinet par rapport à la psychanalyse. Il y a un article d’un « freinétique » parmi les freinétiques, HenriLouis Go, qui a quand même été regarder dans plein de textes. En fait, Freinet était un féru de psychanalyse, il l’a été très longtemps, sauf que celui qu’il a préféré, et ça n’étonnera personne, ce n’est pas Freud, c’est Jung. Ça n’empêche pas du tout ce qui s’est passé, entre, on va dire, lui et la veine « ouryenne », les deux frères. Souvent, 24

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comme on dit par exemple « Sartre n’aimait pas la psychanalyse », il la connaissait par cœur, la psychanalyse, seulement il y avait un choix. Nos copains du champ Freinet en ont un peu mare de dire, en gros on est des solistes avec nos gros sabots. Ça suffit : il y a eu aussi du Freud, de la psychanalyse on va dire, mais aussi du Freud, avant Fernand. Raymond BÉNÉVENT Freinet aimait bien la psychanalyse, mais pas chez lui. Rires… Jacques PAIN Je confirme complètement ce qui vient d’être dit, il faut arrêter avec ça. Parce que quand on lit bien Freinet, et quand on cherche toute l’époque avant qu’il meure en particulier, il y a des textes dans lesquels il est très clair qu’il est en train de travailler làdessus. Après sa mort, j’ai appelé Elise Freinet en personne (je la connaissais) qui m’a dit que, effectivement, elle bloquait, elle, pour des raisons politiques. Elle ne supportait pas, non pas la psychanalyse mais ce que représentait la psychanalyse. Elle est restée toujours, je vais le dire comme ça, je l’ai été une époque : stalinienne. Mais Freinet et beaucoup de gens qui travaillaient autour de lui n’ont jamais écarté la psychanalyse de leur champ. Dans Essai de psychologie sensible, que j’ai lu et relu, il n’était pas loin de laisser émerger des notions qui recoupaient ce champ analytique. Donc c’est vrai que, depuis longtemps, dans le mouvement Freinet il y a des gens qui sont complètement là-dedans. Faut pas non plus diviser ces catégories en deux. Mais il en reste encore ! J’ai eu de grandes discussions avec mon ami Jean Le Gall, qui m’a remplacé d’ailleurs dans des enseignements pendant un an après qu’il ait été maitre de conférence à l’université de Nanterre et qui a beaucoup travaillé sur les droits de l’enfant. Il était l’un de ceux qui étaient les plus opposés à la monnaie, aux ceintures, mais pour les raisons qu’on vient de dire, pour la défense des droits de l’enfant. Il pensait que ça pouvait nuire à l’enfant. Aujourd’hui encore, il est, avec quelques autres, resté sur ces positions. Et d’ailleurs nous avions de grandes discussions avec un certain René Laffitte qui, lui, était tout-à-fait versé dans autre chose. Mais Freinet, non, ce n’était pas l’homme du Néanderthal ! Raymond BÉNÉVENT Je ne pense pas l’avoir dit ! Je veux dire, mais là je vais être méchant : si aujourd’hui, beaucoup de nos autorités totémiques, comme dit Jacques Levine, se préoccupaient vraiment de ne pas nuire à l’enfant, avaient le même souci que Freinet d’un côté et Fernand Oury de l’autre de ne pas nuire à l’enfant, il y a des conneries qu’ils ne feraient pas. Participante Merci beaucoup, comme a dit Raphaël, pour votre exposé qui m’a beaucoup touchée et où j’ai retrouvé l’essentiel de ce qui fait la PI et Fernand et je vous remercie en particulier pour ce que vous avez dit, vers la fin je crois, sur le pouvoir thérapeutique de la PI. Je voulais souligner ça, dire, j’affirme, avec d’autres justement, parce que ce n’est pas du tout évident dans les milieux psychiatriques où je suis engagée depuis plusieurs décennies, de dire que d’autres lieux que la psychiatrie (pour les maladies psychiques) sont thérapeutiques, c’est pas du tout évident. Je parle moi aussi, de guérison. Miloud, je ne sais pas ce que Catherine en dira mais pour moi, Miloud a été guéri. Voyez, le mot guérison, encore actuellement dans les milieux psychiatriques, en France en tous cas, 25

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n’est pratiquement jamais utilisé. On chronicise les gens, au mieux on dit qu’ils se stabilisent. C’est très difficile de faire admettre, de se libérer de l’emprise psychiatrique quand on a eu le malheur de tomber dedans. Donc je vous remercie. Et je voudrais dire aux institutrices et aux instituteurs du mouvement de la PI et du mouvement Freinet : n’ayez pas peur de témoigner de guérisons dans vos classes. Parce que, par humilité (certains ici présents, sont très humbles), ils disent nous ne sommes pas, ils disent l’instituteur n’est ni un psychologue ni un psychanalyste ni un psychothérapeute, donc ils n’osent pas. Ce n’est pas s’affirmer soi-même par orgueil, ce n’est pas l’instit de PI qui a guéri mais comme vous l’avez très bien dit, et donc merci, c’est ce collectif et ce conseil de coopérative. Participant J’aimerais dire quelque chose sur Freinet et sur psychanalyse, vu de loin, parce que je parle l’allemand et que nous avons une autre histoire en Suisse alémanique. Il y a un passage de la correspondance entre C. Freinet et Paul Le Bohec où Paul dit : « J’abolis l’imprimerie à l’école ». Freinet répond : « Attention, ne fais pas ça. » A la fin, il dit : « Bon, fais-le. Toi, tu penses à toi-même. Moi je pense au mouvement. » Et je crois que c’est un peu la même chose par rapport à la psychanalyse. Freinet a pensé au mouvement, a pensé à nous, les simples instituteurs. Les domaines de théorie, c’est une « glissoire » (patinoire ?) pour nous. Il ne faut pas se lancer là, il faut rester au plus près de sa pratique. Et comment peut-on faire un peu de théorie comme praticien ? C’est en racontant sa pratique à d’autres. Et ce sont les monographies que la pédagogie institutionnelle montre si bien. Mais quand on veut raconter la pratique, ce sont des récits, des romans, des nouvelles. Et il faut d’abord faire quelque chose qui est intéressant à raconter. Et ça, c’est notre pédagogie… Raymond BÉNÉVENT Fernand disait : « Ne rien dire que nous n’ayons fait ». Participant … Oui ! Comme instituteur « demeuré » ! Rires… Raymond BÉNÉVENT Je n’ai pas été instituteur primaire. On peut aussi prendre la parole quand on ne l’a pas été, parce qu’on a d’autres vécus, d’autres expériences. L’expérience déterminante pour moi, c’est d’ailleurs ce qui m’a fait rencontrer Fernand mais après sa mort, c’est d’avoir, si je cumule, passé un an et demi de ma vie au milieu des malades à La Borde, jour et nuit. Pour la petite partie de ce que je dis que j’ai fait, elle est là. Et le reste, j’ai travaillé avec l’école de Javrezac dont j’ai parlé, qui a été littéralement assassinée. Un film va sortir, j’en donnerai des nouvelles à Marguerite. Oui, c’est vrai que c’est la pratique qui prime sur la théorie, qui trie ce qui est pertinent ou pas. Pierre Johan LAFFITTE On peut aller plus loin. Le bricoleur va prendre, parmi les outils qu’on lui propose, ceux qui lui sont les plus pertinents. Il les cabosse, les concepte comme n’importe quelle autre chose. Il faut aller même un peu plus loin. Ce que dit monsieur est tout-à-fait exact, il y a cette crainte de se mettre sur un terrain qui, socialement, est pris par des 26

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gens qui dominent de leur pouvoir ce champ de l’éducation. Pouvoir et savoir coagulent, comme par hasard, ce fameux complexe du primaire. Mais je crois qu’on peut aller beaucoup plus loin. Ce ne sont pas que des récits. Bon, on a parlé tout à l’heure des livres de Catherine Pochet et de Fernand, mais il y a aussi toutes les autres monographies : c’est une modélisation ! Il y a la nécessité de raconter quelque chose pour aller toucher l’autre et faire passer en contrebande ce qui a pu toucher dans la classe, mais il y a une modélisation, donc une théorie en acte dans la monographie, il faut le reconnaître. Fernand et Aïda, dans les livres, ils disent : Oh la la, c’est la théorie descriptive. Ils se servent d’Althusser pour dire : surtout, c’est pas ça ! Je crois qu’on peut quand même, au vu de la pertinence qui reste après toutes ces années, qui ne varie pas malgré parfois des côtés un peu datés dans les références théoriques précisément, il y a quand même une pensée propre à la monographie et à la praxis pédagogique qu’il faut savoir reconnaître et que, massivement, les gens qui parlent des monographies sans avoir vécu dans la classe ne voient pas ! Finalement, la pédagogie institutionnelle, c’est un art de lire plus qu’un art d’écrire : un art de lire, un art de lire la classe Freinet quand Fernand la découvre, et aussi un art de savoir lire les écrits, si précieux, que tous nos amis écrivent. Raymond BÉNÉVENT Je voudrais le mot de la fin, si tu permets : un jour, Jean Oury a invité à Sainte-Anne un tailleur de pierre qui s’appelle Damien C., qui lui a expliqué que tous les tailleurs de pierre avaient exactement les mêmes outils. Par contre, ils n’ont pas le même manche : chacun a fait le manche à sa main. Ce qui fait que si l’un prend la boite à outils de l’autre, qui est exactement la même, il va tout casser la pierre au lieu de la débiter. Et c’est une très belle image de l’articulation de la praxis au singulier des sujets qui la mettent en acte.

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Le bon désordre… Le désordre, ce n’est pas quand les enfants piaillent et gesticulent, quand ils « font ce qu’ils veulent », jouent au lieu de travailler ou cassent les fauteuils. Ils peuvent indéfiniment redire et chanter leur enfance, transgresser la loi qui ferait d’eux des hommes entiers. Ce désordre-là est « plutôt sympathique », cette éducation nouvelle-là n’est pas mauvaise, elle sera même, et de plus en plus, vivement recommandée. Quoi de plus charmant qu’une masse d’imbéciles heureux ? Quoi de plus commode à manipuler ? … et l’autre Le Désordre, c’est quand les enfants ou les inférieurs (ouvriers, instituteurs, femmes, etc.) parviennent à faire ce qu’ils ont, ensemble, décidé de faire ; quand ils prennent la parole, organisent, partagent pouvoir et responsabilités, font la loi chez eux (parce qu’ils respectent la loi humaine) : quand ils prétendent exister. Le danger est là. La peur aussi. Dogues, limiers, corniauds, les Chiens de garde de tout poil vont donner de la voix. Le timoré qui dort en toi va reconnaître la Voix de son Maitre : « Sur tout ce qui bouge : feu ! » Fernand OURY Voilà donc que l’instituteur, à qui on n’a rien demandé, ne se contente plus de la mise en application de la pédagogie mais prétend participer à son élaboration même. Refusant le rôle de pratiquant, il revendique celui de praticien et prétend travailler sur un pied d’égalité avec le théoricien et le formateur. Célestin FREINET 28

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L’émancipation au cœur des pratiques Freinet Danielle THOREL et Martine BONCOURT

1. Vers des savoirs véritablement émancipateurs Que nous propose l’école aujourd’hui pour émanciper nos enfants ? En premier lieu, elle propose l’acquisition de savoirs élaborés et la transmission de notre patrimoine culturel. Soit ! Mais les formes scolastiques que garde l’apprentissage demeurent inefficientes, ce que nous montrent les piètres résultats aux évaluations PISA. Elles sont aussi inefficientes en termes d’émancipation. Le plus souvent, l’apprentissage reste aliénant, venu du dehors et ne requiert pas l’engagement de l’enfant mais sa crédulité et sa passivité. Le savoir est reçu par lui comme une croyance. La transmission de la culture est majoritairement sur le mode de la conversion à un programme républicain d’émancipation et non sur celui de l’appropriation. L’enfant a du mal à percevoir les enjeux des savoirs, ceux-ci n’étant que très rarement problématisés. Cette transmission n’est pas sur le mode de la transformation de soi, mais sur le mode d’un arrachement à soi, le plus souvent car l’enfant doit renier sa culture première, ce qui produit des expériences négatives telles que la honte de soi et le mépris social. L’école produit donc des effets réels d’aliénation sur les élèves qu’il est prétendument question d’émanciper car l’élève doit nécessairement faire coïncider ses « choix » et « désirs » personnels avec le projet de l’institution scolaire. Or, comme on peut s’y attendre, pour bon nombre d’élèves, cette coïncidence n’a pas lieu. En effet, la dichotomie entre l’idéal de l’enfant « futur citoyen, futur travailleur autonome » qui va servir son pays (le projet républicain) et l’enfant comme personne singulière (avec ses habitus) reste toujours présente. Ce qui pose problème à bon nombre d’enseignants. Alors, existe-t-il des pratiques éducatives qui permettent aux enfants de produire des savoirs qui ne soient pas aliénants ? Des pratiques favorisant une transformation continue de soi (émancipation continue et non une visée lointaine) et non un arrachement à soi ? Illustration : le texte libre Le texte libre est la technique phare de la pédagogie Freinet. Il s’agit pour les enfants d’écrire des textes libérés des contraintes qui pèsent d’ordinaire sur les écrits des enfants en situation scolaire : liberté du sujet, de la forme, du registre, du genre, de la taille, du moment souvent, liberté d’écrire ou pas. Et ce sont ces libertés qui conditionne l’émergence d’un texte, soit le dire projeté d'un sujet par des mots sur une page blanche, avec tout ce que cela suppose comme angoisse mais aussi comme besoin ou nécessité intérieure, et surtout comme désir, dans le sens le plus puissant du terme. 29

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À partir de cette production d’enfant, du savoir écrire, du savoir lire vont se construire individuellement et coopérativement, ce qui donne à ce texte le statut de matrice de savoir. On assiste alors à une transformation radicale du rapport habituel de l’enfant au savoir : il ne tombe pas d’en haut, il n’est pas sacralisé, il est construit ensemble et on peut se l’approprier. On pourrait encore développer davantage sur les liens entre texte libre et émancipation : parler de l’auteur que devient l’enfant écrivant, et ses liens avec l’autorisation, voire l’autorité, l’authenticité, parler de la catharsis qu’il opère, de la mise à distance de sa vie en l’écrivant, et du changement de représentions que cela implique, de sa propre altération, notamment lors des réactions des autres enfants à la présentation collective de son texte, etc. Et ce qui est vrai du texte libre est vrai pour toutes les autres disciplines où l’enfant s’engage avec sa vie et son désir. En particulier de l’entretien du matin et de ce que nous appelons l’étude du milieu. Dans l’un et l’autre cas, les enfants sont invités à parler de sujets qui les intéressent, qui leur tiennent à cœur : ce qu’ils vivent, ce qu’ils voient, ce sur quoi ils s’interrogent. Ils apportent aussi des objets qu’ils vont présenter à la classe et sur lesquels les autres vont se pencher de concert. Et qui vont parfois faire l’objet de recherches particulières ou de débat à visée philosophique.

2. La coopération comme vecteur d’émancipation Pour émanciper les enfants, l’école affiche aussi la coopération comme projet éducatif (bien présente dans les IO de 2015). Mais souvent, la coopération se résume à aider, s’entraider (le plus souvent pour faire des exercices) et au travail par groupes. Or ces dispositifs relèvent plutôt de la collaboration. Je m’adjoins l’aide de quelqu’un pour réaliser mon projet. Dans la coopération, je consens à être transformé par l’autre, je m’associe à l’autre pour créer une œuvre commune. L’enjeu de la coopération, c’est la création, la création d’œuvres singulières, la création de connaissances. Elle est la création d’un art de vivre ensemble, dans le travail. Alors, existe-t-il des pratiques éducatives qui permettent la mise en place d’une véritable coopération émancipatrice aussi bien dans l’acquisition des savoirs que dans l’organisation de la classe ? Une élaboration coopérative des savoirs qui transforme vraiment le rapport aux savoirs ? Qui fasse retrouver aux élèves une puissance « affective » émancipatrice dans le sens de retrouver le plaisir d’« être affecté » et d’« affecter » les autres ? Illustration : l’art (Un petit film est projeté pour introduire cet exemple, qui montre deux enfants, un garçon et une fille, dansant sur une chorégraphie inventée par eux sur une musique de leur choix). Ici, aucune dépendance vis-à-vis du professeur. C’était leur projet, bien affirmé. Le professeur ne fait que mettre à disposition la musique dans le style qu’ils demandaient, pour l’occurrence et de façon très étonnante un air de Vivaldi. 30

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Première libération donc : celle des codes de la culture de masse très prégnants dans notre société du spectacle. Deuxièmement, n’assiste-t-on pas là à un moment d’émancipation de corps qui osent s’exposer, se mettre en scène avec authenticité, défiant des regards parfois narquois, dans un premier temps ? D’autre part, les activités corporelles peuvent être investies pour déconstruire un certain nombre de codes sexués, instaurant des relations plus fluides entre filles et garçons. Nous avons choisi ici un exemple sur la danse mais le propos vaut aussi, en grande partie, pour les autres domaines de l’expression artistique dans nos classes.

3. Émancipation et démocratie Ce qui entretient la soumission n’est pas que l’ignorance de ces aliénations. L’école, en ne demandant (souvent) que passivité et crédulité, entretient aussi le doute sur sa capacité de faire changer les choses et de construire un autre monde. Certes, il y a des tentatives de dispositifs d’organisation démocratique mais ce n’est que bien peu souvent que les élèves peuvent véritablement agir sur leur milieu à l’école. Alors, existe-t-il des pratiques éducatives qui permettraient une « expérience continue » (différente de «l’expérimentation ») de la démocratie aussi bien dans les apprentissages que dans les pratiques sociales qui organisent ces apprentissages ? Qui permettent d’imaginer d’autres formes de démocratie ? Qui permettraient d’avoir une confiance rationnelle en sa capacité de changer le monde ? Illustration : le Conseil […] – Julien, président : Je donne la parole à Rebecca. – Rebecca : Je voudrais dire que Steeve, il arrête pas de prendre mes affaires sur ma table. Ça me gêne. – Président : Quoi par exemple ? – Rebecca : Il fouille dans ma trousse et il pique mes stylos, mes ciseaux et tout ça. – Président : Steeve, tu as la parole. C'est vrai ce que dit Rebecca ? – Steeve : Oui, mais c'est parce que j'en ai besoin, mais après je les remets. – Président : Rebecca, c'est vrai ? Il les remet ? – Rebecca : Oui. – Président : Alors, de quoi tu te plains ? – Rebecca : Mais c'est MES affaires ! Il a pas à y toucher comme ça ! – Président : Ah ! Euh... Qui veut prendre la parole ? – Hamdi : Je suis d'accord avec Rebecca. Moi aussi j'aime pas qu'on prenne mes affaires comme ça sans rien dire. [D’autres témoignages d'enfants vont dans le même sens.] – Président : Qu'est-ce que tu demandes, Rebecca ? 31

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– Rebecca : Je pourrais lui demander qu'il arrête mais pourquoi il arrêterait ? Donc, j'aimerais qu'on fasse une règle. – Président : Qu'est-ce que tu proposes comme règle ? – Rebecca : Qu'on ne touche pas aux affaires des autres. – Amandine : Ça va pas parce que si moi je suis d'accord pour qu'elle prenne mes crayons par exemple [elle désigne sa voisine], elle peut plus s'il y a la règle. – Delphine : Donc on pourrait ajouter « ... si on veut pas ». – Thomas : Mais dit comme ça, ça fait bébé. Je dirais plutôt « ... sans qu'on leur donne la permission ». – La maîtresse : Ou plus simple : « sans leur permission » ? – Président : On vote pour la règle : « On ne touche pas aux affaires des autres sans leur permission. » Qui est pour ? [...] Le conseil des enfants est en soi un lieu de responsabilisation, et donc d’émancipation en ce sens que c’est là qu’on élabore collectivement des projets, qu’on organise, qu’on décide ; c’est un vrai lieu de pouvoir décisionnel, d’éducation à la citoyenneté. L’enfant y fait l’expérience au quotidien de sa capacité de s’interroger et d’agir sur son environnement, son milieu. Banal. Mais il fallait peut-être le repréciser. Dans cet exemple, on peut légitimement se demander en quoi la construction d’une règle peut contribuer à émanciper les enfants. Il faut voir que l’édification collective d’une règle, dans un groupe contenant, après discussion sur l’intérêt de la chose puis tâtonnements sur la formulation, peut conduire les enfants à prendre conscience de la force du groupe, de sa puissance créatrice. Et on rejoint en cela ce que dit Jacques Rancière, à savoir que l'éducation à l'émancipation ne peut être qu'un acte collectif qui engage autant les maîtres que les élèves et ne peut se réaliser que dégagée du rapport de domination du sachant sur l'ignorant. Et de fait, l’enseignant est tout autant concerné par la règle qu’il doit respecter (c’est du reste une des conditions de son efficacité). Pourtant la règle contraint, fixe un cadre. En soi, elle est le contraire de la libération. Mais elle est aussi, disent les psys, ce qui nous fait entrer dans l’humanité. Mais pas sous n’importe quelles conditions. Uniquement lorsque l’individu en a saisi l’intérêt, le bien-fondé, et quand, vis-à-vis d’elle, il garde une part de liberté. Celle de la transgresser ? C’est généralement la seule qui se présente à nous quand la règle ne nous apparaît que sous l’angle coercitif. Mais lorsque cette liberté réside plutôt dans le fait de créer soi-même la règle, parce qu’elle se présente comme un réponse à des situations qui empêchent de travailler ou de s'entendre, les enfants apprennent progressivement à voir qu’elle représente la sécurité, qu’elle est un outil, une protection contre la barbarie, y compris celle qui nous habite sous la forme de nos pulsions archaïques. Ils comprennent qu’elle est la condition, comme dit Fernand Oury, « de la liberté et du désir ». L’émancipation, enfin, suppose une mise à distance nécessaire (ce que François Galichet appelle le principe de réflexivité) de sa propre vie, des évidences sur lesquelles reposait l’existence jusqu’ici vécue, suppose de la considérer pour ainsi dire en surplomb, comme si l’on était le spectateur de soi-même. Cette distanciation ne peut se faire qu’en entrant dans un autre ordre, dont on accepte les règles. Or dans une classe 32

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Freinet, la coopération, l’autorisation, l’institution collective de règles de vie, votées et affichées, permettent aux enfants de prendre conscience d’autres ordres, à savoir ceux qu’ils vivent à l’extérieur de la classe, dans leur famille, dans leur quartier, dans leur bande de copains, dans la société globale. La PF les rend visibles, ces ordres, qui sans elle se donneraient comme naturels, évidents, allant de soi, donc inconscients. La PF donne à voir ce qui se cache, c’est-à-dire ce qui habituellement demeure dans l’obscurité de l’implicite.

4. Émancipation et rôle de l’investissement subjectif et affectif dans les savoirs L’école peine à lutter contre ces nouvelles aliénations que sont les nouvelles formes culturelles numériques et médiatiques. Ce sont le plus souvent des formes régressives et c’est bien là que se joue une nouvelle aliénation qui met en jeu le voyeurisme, l’exhibitionnisme, le fantasme de toute-puissance, les idées simples et toutes faites, la paresse intellectuelle, la pulsion consommatrice, la fascination pour la violence… Certes, les formes culturelles médiatiques ou numériques peuvent paraître aussi comme sources d’émancipation par un arrachement à l’ignorance, mais elles n’aboutissent qu’à une consommation désincarnée, les objets culturels se transformant en produits consommables. Alors, existe-t-il des pratiques éducatives qui donneraient du sens à l’appropriation de la culture commune ? Qui permettraient de mesurer l’effectivité de l’émancipation dans l’investissement subjectif et affectif des savoirs ? De créer des liens qui attachent les élèves à des œuvres, des créations, des recherches ? Illustration : les recherches mathématiques Il semblerait que les maths soient la dernière discipline permettant l’émancipation des enfants étant donné leur rigidité, leur rigueur, leur froideur supposées. Pourtant, en Pédagogie Freinet, par, nous pensons que la pratique de la Méthode naturelle de mathématique peut jouer un rôle libérateur en engageant les enfants dans la recherche mathématique libre. En voici un exemple :

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Voici la création d’Abdelhak.

Il semble qu’en ce moment, il soit très intrigué par les nombres à virgule. Il en écrit beaucoup et partout. C’est un petit bonhomme amoureux des nombres et calculateur extraordinaire. Quand il la montre au groupe, les enfants disent tout de suite que ça doit être très difficile cette opération ! On n’a pas appris les nombres à virgule ! Je dis : Donc, personne ne sait ce que c’est que 48,9 ? Mais Abdelhak dit : Moi, je sais. C’est comme sur le double décimètre, Quand on dit 8,9 c’est entre 8 et 9. Il montre ce qu’il veut dire sur le double décimètre mais comme c’est trop petit, il dessine en grand au tableau. _l____l____l____l____l____l____l____l____l_ 8 8,9 9 En disant : 8,9 Je demande au groupe quels sont les nombres sur les autres points. On note alors 8,1 - 8,2- 8,3… Je demande : Alors, où est 8,10 ? 8,11 ? Un grand débat s’engage. Certains pensent que 8,10 et 8,11 c’est entre 8,9 et 9.D’autres pensent qu’on ne peut pas les placer. D’autres pensent qu’il est juste après 9. Ce qu’Abdelhak récuse en disant que c’est 9,1. Il dit aussi : « 8,39 par exemple, ça existe aussi. » Alors, où est 8,39 ? Certains enfants commencent à poser des points sur la ligne après le 9, en comptant jusque 39. Alors, 8,39 c’est après 9 et même après 10, 11 ? Perplexité. Oui, non. Abdelhak pense que non. Il a l’intuition que 8,39 est entre 8 et 9 mais ne sait pas le trouver. Je dis qu’il a raison. Je pointe le doigt quelque part entre 8,3 et 8,4 et je demande « Et là, quel nombre ? » Un autre débat s’engage. Certains pensent qu’il n’y a pas de nombre possible. D’autres que c’est 8,3,1 ou 8,3,2 (ce qui est très logique). Ça n’existe pas des nombres avec deux virgules, disent certains. Bilal dit qu’il faudrait refaire des « traits » entre 8,3 et 8,4. Mais il reste sur l’idée des nombres à 2 virgules.

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Donc, Abdelhak est chargé de chercher où peut bien se trouver 8,39. Il veut reprendre l’idée de Bilal, refaire des « traits » entre 8 et 9. Il commence avec une feuille quadrillée beaucoup trop petite pour faire tous les « traits » et son travail devient vite illisible. Je lui propose de scotcher plusieurs feuilles et lui place le 8 et le 9 pour qu’il y ait 100 carreaux entre les deux nombres.(Oui, j’aide beaucoup, peut-être un peu trop, mais Abdelhak jubile tellement avec sa grande bande numérique !)

Il partage bien les espaces en dix, mais reste sur l’idée des nombres à deux virgules. Je lui dis qu’on aurait pu choisir ce code là mais ce n’est pas celui qui a été choisi. On ne met qu’une seule virgule. Il se remet au travail sur une autre bande que je lui prépare. Il trouve ainsi 8,39.

Ce genre de travail permet de bien voir que 8,39 est plus petit que 8,4. Et pourrait surgir 35

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l’idée, en lisant les nombres de cette ligne qu’après 8,39 on pourrait dire 8,40 au lieu de 8,4. Mais Abdelhak n’est pas allé jusque là. Et il se met en route sur d’autres nombres. Il recommence encore plusieurs lignes de nombres et se lance des défis. Trouver où se trouve 11,56 ; 7,25…

Dans cet exemple, Abdelhak est auteur de sa recherche, il est à l’origine du débat mathématique coopératif et son tâtonnement relève d’un processus qui lui est propre. Il est aussi à l’origine du problème construit ensemble, avec le groupe et le maître qui joue un rôle important dans la conduite de la problématisation. Nous savons tous maintenant, que les savoirs non aliénants sont des savoirs problématisés. Le problème est considéré comme étant une des conditions démocratiques des apprentissages. Ici, les enfants ont appris à se mettre en accord avec leurs pairs, ils ont appris que la résolution des problèmes ne repose pas intégralement sur un être supérieur infaillible, ni sur la volonté divine, mais fait aussi appel à leur responsabilité d’être pensant. L’accès à la pensée problématique est donc une compétence critique, d’émancipation et un enjeu politique pour une pédagogie populaire. Nous savons aussi que, comme le dit Sébastien Charbonnier, on ne s’émancipe que de ses croyances premières. Lors du débat, certains enfants ont pu exprimer leur représentation première du savoir mis en jeu (« ça n’existe pas ! C’est 8,3,1 ! 8,39 c’est après 9... ») et ainsi, la recherche d’Abdelhak versée au creuset coopératif a permis d’établir des brèches dans ces représentations, provoquant des processus d’émancipation. De plus, les enfants aidés par le maître bien sûr, ont créé ensemble du savoir qui ne vient pas du dehors et ne leur est pas imposé d’autorité. Ils s’aperçoivent aussi que les mathématiques engagent autant la rigueur et la rationalité que l’imagination et la 36

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création. Cette façon de construire des savoirs problématisés coopérativement transforme le rapport de soumission aux savoirs mathématiques en rapport désaliéné. La conférence se termine sur un petit film où l’on voit deux enfants de grande section de maternelle qui, ans la jubilation, tentent de comparer la longueur d’une table, d’une armoire et d’un espalier. Participante Je voulais poser une question par rapport au petit film sur la danse. Tu as parlé, Martine, de chorégraphie. Moi, j’avais l’impression que c’était de l’improvisation. On comprend bien qu’il y avait quelque chose de préparé mais il me semble que ce n’était pas une vraie chorégraphie. Martine BONCOURT Tu as raison. Ça ne s’est pas passé dans ma classe mais dans la classe de Pierrick, un copain du Laboratoire de l’ICEM, et c’est effectivement une improvisation. Mais cette improvisation donne lieu à une chorégraphie. Danielle THOREL Excusez-moi, ce n’est pas tout-à-fait une improvisation parce que les enfants ont préparé ensemble, avant, sur la musique, dans une salle qui est dédiée à ça dans l’école. Et après, quand ils ont inventé leur danse, ils l’ont présentée aux copains. La première participante J’ai l’impression que ce n’est pas vraiment une chorégraphie, mais qu’il y a un code entre eux Martine BONCOURT Oui, ce sont les grandes lignes qui ont été préparées Danielle THOREL C’est l’histoire d’un sorcier qui voudrait manipuler une personne comme une marionnette Martine BONCOURT C’est vraiment dans le thème de l’émancipation Participant Il y a la voix off du maître qui est importante, qui rappelle la loi. Il ne le dit pas d’une façon anonyme, mais il dit : « pour aider vos camarades » Participant J’avais une question par rapport au texte libre que vous avez évoqué au départ. On connaît bien sûr les bienfaits du texte libre. Mais est-ce que vous préconisez aussi de faire des textes avec des critères ou bien uniquement textes libres ? Martine BONCOURT Personnellement je ne faisais quasiment que des textes libres (je suis à la retraite). Mais ils étaient nourris par beaucoup de choses et notamment par la poésie parce que j’ai toujours beaucoup pratiqué la poésie. Alors il arrivait que les enfants utilisent la 37

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structure poétique d’un poème qu’ils avaient lu ou que nous avions appris ensemble, ou des choses de ce genre. Mais nous avons pu observer, non pas au Labo mais au Secteur français de l’ICEM, nous avons étudié des dizaines, des centaines de textes libres d’enfants pour essayer d’en tirer les grandes lignes. Et on a pu observer : 1. Que tous les grands thèmes qui traversent la littérature étaient présents. Et 2. Que tous les procédés littéraires et poétiques y étaient présents aussi, ou en germe, bien sûr, de façon souvent un peu brouillonne, mais tout était là. Notre travail, il fallait essayer de les voir pour essayer de travailler un petit peu au-dessus, au moment de la mise au point de texte, par exemple. Participant Le point de départ, ça serait donc plutôt le texte libre Martine BONCOURT Oui Danielle THOREL Il y a d’autres textes aussi : les lettres aux correspondants, les recettes de cuisine, des règles de jeux pour la cour de récréation, des compte-rendu de sortie. Donc d’autres types de textes sont écrits, qui ne sont pas des textes libres Participant Etant débutant, ça fait un peu bizarre de tout lâcher d’un coup. Nous, période 1, on fait tel type de texte, puis on passe à un autre type de texte. Et là, on lâche tout… Martine BONCOURT Oury disait : Ne jamais lâcher les mains avant d’avoir assuré les pieds ! Il faut qu’on se sente bien, quand même. Participante Je veux dire, quand même, que le texte libre ne vient pas du néant. Ça dépend aussi, beaucoup, du désir du maître, comme on disait tout-à-l’heure, mais ça dépend aussi de sa culture. Je dois dire que j’ai beaucoup apprécié votre intervention parce que vous n’avez pas oublié le côté positif de la pédagogie Freinet. Et, effectivement, toute la désaliénation que nous devons faire dans nos écoles. Merci. Participante Je suis Catherine et j’ai beaucoup travaillé en maternelle. Martine, tu as oublié, en disant : le texte libre commence au CP, qu’on peut commencer le texte libre bien avant ! Ce sera la dictée à l’adulte. En grande section, petit à petit, les enfants vont apprendre à écrire les mots qu’ils savent et les introduire dans leur texte. Tout ce qui apprentissage de lecture, écriture, ça peut partir de ces textes-là. Martine BONCOURT Oui, bien sûr ! Raphaël DORIDANT Je me donne la parole pour une petite remarque. J’ai apprécié beaucoup le moment de mathématique. J’ai apprécié tout le reste, mais ça, l’émancipation politique et sociale à travers l’appropriation des mathématiques dans une attitude où les enfants, on le voit, 38

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sont comme des chercheurs, y compris quand ils disent : mais pourquoi pas 8,3,1 ? Tout simplement parce que les mathématiciens ont décidé qu’il n’y aurait qu’une virgule à un moment, j’imagine, je ne sais pas à quelle époque de l’histoire des maths. Mais ces enfants sont là, ils ont un vrai problème mathématique, ils se disent : comment on va écrire ce truc qu’on a compris ? Ça, je trouve que c’est vraiment formidable. Le travail que vous avez fait sur la recherche libre en math et sur la création collective math, puisqu’il y a comme ça plusieurs écoles dans le secteur math de l’ICEM, je trouve ça vraiment impressionnant du point de vue politique et social. Et nommer aussi le rôle de l’imagination et de la création dans les maths, ça aussi. Parce que l’objet mathématique, c’est quand même, on se dit : là, il y a une espèce de vérité absolue qui s’impose à nous. Et on nous l’oppose politiquement : les économistes mathématisent l’économie, on nous dit : c’est comme ça parce qu’il y a les équations. Bon. Et là, on voit que non, c’est pas comme ça. C’est bien une création collective et, à un moment donné, on fixe des règles. Ça, je trouve vraiment formidable. Martine BONCOURT On pourrait rajouter à ce que tu as dit, Raymond : fonction psychique, collective et politique. Pierre Johan LAFFITTE Je voulais aller plus loin que le commentaire de Raphaël. Je suis tout-à-fait d’accord sur l’importance de ce que les méthodes naturelles que vous avez mis en place permettent, je pense aussi à ce que fait Jany Gibert dans les écoles Calandrettes, toutes ces réflexions qu’on doit à l’ICEM… Mais plus que ça. Malgré tout, on pourrait dire : oui, ils tâtonnent, mais pour acquérir un savoir correct, c’est-à-dire 8,31. Or je crois que votre révolution pédagogique, elle va beaucoup plus loin et le tâtonnement, il vaut autant pour les adultes que pour les enfants. Et là, je dirais que c’est une explication géniale. 8,3,1, logiquement, c’est exactement ce que signifie 8,31. Autrement dit, je pense qu’il y a là une source de savoir, qu’il soit dans le savoir de la transmission ou le savoir tout court, une explication c’est-à-dire un dépliage de la logique qui mène à 8,31. Autrement dit, moi, ce petit Abdelhak, j’aimerais bien le féliciter au conseil parce qu’il permet de créer un outil pédagogique génial. Et ce n’est pas de la démagogie. Le pédagogue, le praticien, c’est l’adulte et c’est l’enfant et là, c’est un exemple que je trouve magnifique. Participant C’est simplement une illustration, plutôt une remarque à propos du texte libre. Il y a dans cette salle deux ou trois personnes que je ne nommerais pas, ce sont mes enfants, et qui sont passés par le texte libre. L’ainé, il se reconnaît mais vous ne le connaissez pas, il est rentré un jour à la maison en disant : J’ai un texte libre à faire. Qu’est-ce que je peux écrire ? Il n’avait aucune idée. Bien sûr, je lui ai dit : ce que tu veux, puisque c’est un texte libre, mais il n’y avait pas moyen. Alors je ne sais plus ce que je lui ai soufflé, raconter l’histoire d’un pot de fleur… C’est un contre-sens, naturellement. Mais étant donné le lieu où il devait retourner, c’est-à-dire l’école d’application qui dépendait de l’Ecole Normale où j’officiais à l’époque, et puis j’ai revu un certain nombre de mes anciens élèves qui ont essayé le texte libre, mais dans des structures scolaires qui ne s’y prêtaient vraiment pas du tout… Il y avait une telle résistance de la part de l’administration, des collègues, que c’était presque impossible d’appliquer un morceau de technique et ne pas continuer dans la même voie. Et je crois qu’il y a encore aujourd’hui beaucoup de résistances. 39

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Comment est-ce qu’on peut, aujourd’hui, dans un gros groupe scolaire, qu’est-ce qui a changé, qui permet d’instaurer un vrai texte libre, quand on est encadré par des collègues qui sont, sinon opposés, qui ne comprennent pas ? Est-ce que c’est possible ? Je parle de cinquante ans en arrière… Le monde a bougé… Martine BONCOURT J’ai toujours enseigné dans une école non Freinet et j’ai pratiqué texte libre, conseil etc., comme j’ai voulu. Je n’ai pas fait de prosélytisme parce que ça, c’est dangereux. Mais j’ai toujours répondu favorablement et avec plaisir aux demandes de mes collègues intéressés. Par exemple, on a installé le conseil des enfants dans toute l’école, à leur demande. Mais bon, c’était quelque chose de possible. J’avais aussi les élèves pendant deux ans de suite, CM1, CM2. On a beaucoup de collègues qui travaillent en pédagogie Freinet et institutionnelle dans les écoles de façon isolée. On a la liberté pédagogique tant que Blanquer ne nous impose pas ce qu’il cherche à nous imposer. On l’a, dès lors qu’on respecte les programmes et les valeurs de l‘école. Danielle THOREL Je pense aussi qu’il faut faire texte libre et tout ce qui va avec. C’est-à-dire qu’il faut le journal, il faut présenter les textes à la classe, il faut essayer de les présenter dans les autres classes quand les collègues sont d’accord… Tout ce qui suit l’écriture, si ça ne se fait pas, peut-être que ça ne peut pas marcher. Et aussi les transformations collectives de texte libre, les mises au point collectives, tout ça, qui mettent en valeur les textes libres. Raphaël DORIDANT Ça me rappelle ce que soulignait Peter Steiger hier soir sur l’Atomium, puisque c’est comme ça que, dans « Vers une pédagogie institutionnelle ? », Fernand Oury et Aïda Vasquez nommaient ces relations entre toutes ces institutions et techniques. Martine BONCOURT Tu as dis, Dinah, l’importance de la part du maître. Cette part-là, ce n’est pas tant dans ce qu’il va faire, c’est dans la force de ses convictions. Si moi, j’y crois, au texte libre, mes élèves écriront des textes, et des textes qui tiennent la route. Mais si j’y crois pas, si je me dis, oh la la ! C’est pas avec ça qu’ils vont apprendre la technique du dialogue, du récit, il n’y a aucune chance. Mais si j’y crois et que, de temps en temps, je m’y coltine avec eux, alors là, on a toutes les chances que ça marche. Danielle THOREL Et puis, ne pas abandonner au premier jet non plus ! Raphaël DORIDANT Il y a: « La clé du texte libre14 », qui contient toutes sortes de documents, de vidéos etc., vraiment chouettes. Elle est faite par le secteur français de l’ICEM. Vous trouverez quelques clés USB sur la table librairie du colloque.

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La clé du texte libre. Écrire des textes libres de la maternelle au lycée, Secteur Français de ICEM, 2017 N° 66 - Collection Pratiques et Recherches

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Une pratique de psychothérapie institutionnelle en hôpital de jour. Un accompagnement à contre-courant Martine Frezouls

Brigitte MONTAVONT Je suis chargée d'introduire l'intervention de Martine Frezouls qui est psychanalyste, accompagnante d'équipes en pédo-psychiatrie et structures médico-sociales. Voilà pour le statut socio-professionnel si ce n'est administratif. Pour ce qui en est de la clinique, j'ai été surprise dans le libellé d'intervention par la formule "à contre-courant" alors que je pense qu'à ton poste, tu étais à la tête de passerelles de tout ce qui gravite autour d'un enfant : parents, famille, médecin, infirmières, école, institution, personnel ménager ; passerelles d'où on essaie d'entendre un flux qui n'oublie jamais que ce qui reste à soutenir d'abord, c'est l'enfant souffrant. Et ce genre d'attitude – je sais que tu es jeune retraitée – je sais que ça n'arrête jamais, on ne peut pas s'en empêcher, même parfois “à l'insu de son plein gré”. Tu as vingt cinq minutes et ensuite on passe aux questions. Martine FREZOULS J'avais bien préparé plein de choses dactylographiées, six pages bien nommées. Et puis hier soir, comme souvent à la veille de quelque chose d'important, tout a changé. Je vais vous parler d'abord de l'arrière-pays, comme dit Jean Oury. Qu'est-ce qui fait qu'on en arrive à venir parler ici, référé à la psychothérapie institutionnelle. Ma formation c'est infirmière. J'ai travaillé en réanimation en centre de soins associatif avec une aventure d'une générosité absolue avec les ouvriers des quartiers qui venaient réfléchir avec nous à la question du soin sur le quartier; avec la communauté Emmaüs; puis une aventure de vingt ans en institut de formation de soins infirmiers : transmettre quelque chose du soin à des étudiants qui arrivaient et qui disaient : "Je veux aider l'autre". Et tout le travail de la formation était de déconstruire la question de l'aide pour dire : "Si l'autre n'en veut pas, de ton aide, qu'est-ce que tu fais ?" Et puis au décours de ce travail en institut de formation, Pierre Isenmann, un ami, un grand frère, qui a fait un stage à La Borde et qui en revient en disant : "Il y a quelque chose qui se passe là-bas qui est particulier", et qui témoigne et qui ramène un bouquin qui, pour les soignants, n'est pas une Bible, comme disait Jean Oury : "Ce n'est pas la Mecque!", mais c'est une référence absolue de la réflexion sur ce qui se trame dans un lieu où on essaie de travailler ensemble pour que des psychotiques, pour que des gamins autistes puissent trouver place dans leur famille, dans un groupe, dans la société. Alors, l'arrière pays, c'est ça. A l'hôpital de jour, j'étais cadre de santé, surtout pas psychanalyste. Il ne fallait pas que ce titre puisse s'exprimer puisqu'il y avait des psychologues qui connaissaient les théories de l'inconscient et qui oeuvraient à ce titrelà. Mais une conviction absolue, c'est que ma fonction, et le statut le permettait, c'était de travailler sur l'ambiance pour que les équipes ne soient pas encombrées de tout ce que l'administration hospitalière, la fonction publique hospitalière venait imposer comme contraintes, qu'ils puissent avoir la paix pour essayer de penser, de réfléchir et 41

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d'oeuvrer au quotidien avec des gamins qui parlent ou qui ne parlent pas, des gamins incontinents, des gamins qui se mutilent, des gamins qui peuvent faire des crises tantriques quand il y a une frustration, et des gamins stupéfiants par leur qualité d'observation, leur mode, leur regard critique absolu qui peut faire intrusion pour eux et qui en même temps nous ouvrent à des horizons qu'on ne devine pas, avec notre simple regard d'adulte. Je vais démarrer par quelques phrases de Jean Oury, un maître à penser: "Pas de chemin déjà tracé, pas d'autoroute, même pas de sentier. Il y a des sentiers et l'on entre dans la forêt. Il ne faut pas simplement suivre son chemin de campagne, mais entrer dans la forêt et découvrir l'inattendu." C'est une pensée typiquement “tosquellessienne15”. Ce qui est en jeu ce n'est pas tellement le chemin, la sente, c'est quelque chose qu'il faut frayer à travers le sous-bois. Donc si on arrive avec la boussole qui s'appelle "comprendre", on risque de s'égarer ou de se retrouver d'où on est parti en croyant avoir trouvé quelque chose car l'imagination est grande. Les entours. Les entours c'est un contexte géographique: les Vosges. Les Vosges, un département en Lorraine avec de la montagne et de la plaine. L'hôpital de jour, c'est dans le secteur montagne. Remiremont. Une petite ville qui se dépeuple à cause du chômage, à cause du départ des familles parce que le travail se trouve ailleurs. Plus de décès que de naissances. Et la menace de la fermeture de l'hôpital local, la menace de la fermeture de la maternité. Un contexte politique qui, d'évidence, met la population en difficulté. A l'hôpital de jour – il y a un seul hôpital départemental, l'hôpital de Ravenel, à Mirecour, dans la plaine – et c'était une grande chance d'être décentralisé par rapport à ce lieu qui impose toutes les règles de fonctionnement. L'autre grande chance, c'est que la chefferie de pôle était tenue par des femmes d’une grande intelligence et qui faisaient confiance aux professionnels qui s'engageaient. Et ça, je tiens à le signifier parce que, sans cette confiance, rien de ce qui pouvait se tramer dans le lieu n'aurait été possible, ou n'aurait été possible comme cela. Accueil à la semaine d'une trentaine d'enfants autistes entre deux et douze ans. Alors deux ans, c'est rare car il faut du temps pour les parents d'accepter que l'enfant puisse avoir du bénéfice par des soins. Parce que la psychiatrie, la pédo-psychiatrie, c'est quand même stigmatisé et que les courants actuels, surtout dans le traitement de l'autisme, descendent en flèche le travail réalisé en pédo-psychiatrie. Alors ils arrivaient souvent plutôt vers l'âge de quatre ans. Une équipe qui se composait de six infirmiers: trois hommes, trois femmes, quatre éducateurs: deux hommes, deux femmes. Hétérogénéité sur le plan sexué, hétérogénéité sur le plan du statut. Elle se complétait à l'aide de deux psychomotriciennes qui travaillaient à temps partiel, de deux psychologues qui travaillaient chacune à mi-temps sur l'hôpital de jour, un médecin, deux ASH, auxilliaires de service hospitalier qui faisaient le ménage, qui s'occupaient des repas, qui soignaient le milieu. L'hôpital de jour, une plateforme récente, de 300 m2, qui permettait qu'il y ait trois grandes salles de groupe et d'autres petites salles où des activités diverses pouvaient se poser. Plus une grande salle où on mangeait, où les équipes mangeaient avec les enfants. Une petite salle pour le groupe des petits parce que le bruit était trop violent pour eux, donc il fallait un peu les protéger. Et puis une salle pour l'équipe du CMP qui était à l'étage dessous, qui mangeait au niveau de l'hôpital de jour. 15 François TOSQUELLES (1912 – 1994), psychiatre qui a fondé la psychothérapie institutionnelle à

l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, en Lozère.

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Contexte de quartier : lorsque l'hôpital de jour s'est ouvert, il y avait une pétition des gens du quartier pour que ça ne s'ouvre pas. Parce que bien sûr, dans ce quartier un peu bourgeois de Remiremont, des enfants pas normaux, ça faisait tache. Donc travailler sur le contexte, c'était aussi rencontrer des gens du quartier et l'occasion m'avait été donnée par le fait des voitures et de la circulation des voitures, et du parking, puisque que les professionnels utilisaient, au début, des parkings qui ne leur étaient pas attribués puisqu'elles étaient distribuées pour un autre immeuble. Donc, branle-bas de combat, on vient me voir en me demandant des comptes et c'est comme cela que je rencontre les gens du quartier, que j'apprends qu'il y avait une pétition et que nous travaillons à ce quelque chose de l'ordre d'une acceptation puisse se poser, expliquant ce que c'est la pédo-psychiatrie, expliquant ce que ces enfants viennent faire là, expliquant qu'il y a du trafic le matin à neuf heures avec les taxis ou les parents qui déposent et que là, forcément il y a du double stationnement parce qu'il n'y a pas de place autrement. Et que ces enfants, quand il faut marcher dans la ville, eh bien, c'est compliqué, donc vaut mieux les déposer tout près. Ça s'est terminé avec le fait qu'un voisin nous offre un baby-foot pour un groupe, que les enfants sont allés chercher chez eux, et lui ont fait après un courrier de remerciement. Mais il y a eu tout le temps de ma présence là-bas des résistances, quand même, à cet emplacement. Je vais vous présenter deux situations d'enfants, avant de vous présenter les outils et ce qui guidait ma pratique. Le premier c'est Luc. Alors Luc, autiste, hors langage, dans sa douzième année, qui avait une manière, un regard d'une intelligence remarquable et qui, quand il circulait, faisait vibrer les objets pour en saisir la sensation. Il m'est à penser que c'est la vibration qui lui permettait de se relier aux objets et de se relier à son corps. Hors langage, mais non hors communication. Lorsque quelque chose n'allait pas, une larme pointait au coin de l'oeil, nous amenant à penser : "Mais qu'est-ce qui se passe là ?" Et on ne comprenait pas toujours. Parce que cela pouvait se poser n'importe quand, et pas forcément lors d'une activité particulière. Par contre, le bruit dans le groupe le faisait se lever, il allait allumer et éteindre les lumières et il fallait le chercher et travailler avec lui quelque chose d'individuel. Il a fini par épuiser toute l'équipe. L'équipe qui, à un moment, dit : "On n'en peut plus. Heureusement que c'est fini à la fin de l'année." Et qu'est ce qu'il se passe à la fin de l'année ? Les parents arrivent en disant: "Ecoutez, on a vraiment une demande à vous faire. On a obtenu de l'inspection académique qu'il puisse rester une année de plus dans le primaire et nous vous demandons de nous aider en le prenant une année de plus (ce qui était transiger à la règle de l'hôpital de jour), une année de plus pour soutenir ce moment-là". Branle-bas de combat, parce que c'est toujours la même chose. Ces parents-là, c'étaient des parents dans le combat. La naissance de leur enfant les a posé dans le combat. Ils allaient en réunion des conseils de classe avec un avocat! Ils ont entamé des procès partout pour que leur enfant suive le cursus traditionnel. Alors, bien sûr qu'ils étaient repérés comme des enquiquineurs, comme des gêneurs, comme des personnes qu'il était difficile de fréquenter puisque, dans leur gentillesse, ils nous disaient : "On a besoin de vous, mais on sait que vous ne servez pas à grand'chose si ce n'est à le garder". C'était dit avec une honnêteté, ça vous rentrait dans le chou et vous saviez bien que de débattre là ne servait à rien. Il s'agissait de travailler quelque chose avec l'enfant et de voir ce qu'on pouvait faire. 43

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Mais, dans l'épuisement de l'équipe il fallait trouver quelque chose. Et là, le travail de la pensée, l'idée qu'on est là pour quelque chose: "Et si cet enfant ne peut plus venir là, où ira-t-il ? S'il ne peut pas venir en psychiatrie où ira-t-il ?" La proposition et la demande des parents, c'était qu'il vienne le vendredi, donc c'était changer de jour. Deuxième demande, deuxième exigence parentale. Contre-transfert massif de l'équipe : on ne va pas accéder à toutes leurs demandes. Or, si on reprenait le parcours de cet enfant, la difficulté qui se posait sur le temps scolaire, puisque ça se passait mal à l'école; les réunions auxquelles on participait, signifiaient toujours l'épuisement des personnes qui s'occupaient de l'enfant, que ce soit l'auxiliaire de vie, que ce soit l'institutrice, que ce soit le directeur de l'école parce que, ce qui se tramait autour de la colère des parents envahissait tout l'espace possible de travail avec lui. Et lors d'une réunion d'équipe, les deux psychomotriciennes disent : "Mais peut-être qu'on pourrait délester le groupe en le prenant un moment avec nous." Et une psychologue dit : "Moi je veux bien me greffer à ça aussi". Et elles ont entamé un travail sur le plan sensoriel avec lui dans une petite pièce où il y avait un grand bac avec des lentilles qui servait aux petits pour travailler la sensorialité. Et voilà que ce gamin se couche entièrement dans le bac. L'imprévu! Ce n'était pas prévu comme cela. Et il prend la main d'une des soignantes et il lui fait prendre des lentilles pour qu'elle les fasse couler sur son corps. Elle lui propose d'enlever le haut de manière à ce qu'il puisse sentir sur l'ensemble du tronc. Et cet enfant qui, dans ses révoltes, pouvait commencer à taper les autres enfants ou les professionnels, se met à sourire. Il se met à sourire. Naissance. Et l'intelligence et la finesse de ces professionnels, c'était de ne pas s'en gausser à la réunion d'équipe, de dire : "Ça c'est passé, mais ce n'est pas pour ça que nous savons. Ça s'est passé..." Et le simple fait de dire "ça s'est passé" et de ne pas enfoncer les autres en disant : "Vous ne savez pas faire, nous on sait faire", ça a permis d'ouvrir à la possibilité d'accueillir une année de plus cet enfant à l'hôpital de jour. Deuxième situation : Sébastien. Sébastien est arrivé quand il avait trois ans. Une figure d'ange, le sourire, tout le temps le sourire. Il acceptait tout, tout ce qui était proposé il le faisait. Enfant sage, souriant ou parfois triste, mais sans écart. Il parlait peu, mais quand il parlait c'était pour reprendre les autres parce qu'ils n'étaient pas dans la règle. Il ne cherchait jamais à se faire remarquer, presque trop sage. Mais aussi capable de colères difficilement compréhensibles. Et alors il participe à l'atelier théâtre. Et l'atelier théâtre c'était avec des théâtreux qui avaient un atelier sur Remiremont. Les enfants allaient là-bas, au théâtre et se mettaient sur scène. Trois professionnels de l'hôpital de jour accompagnaient les enfants. La visée de ces rencontres était de soutenir les enfants dans un mode d'expression et d'occupation de l'espace scène. Des jeux étaient proposés par l'actrice-animatrice qui incitait progressivement les enfants à entrer dans le plaisir du jeu et à s'exposer au regard des autres. Le déplacement vers le lieu "théâtre" était aussi capital. Et lors de la troisième séance l'actrice propose le jeu du paravent magique. Un paravent est posé sur la scène face au public. Et derrière lui un panier avec des déguisements, des bouts de tissus, des masques, des objets. La magie de ce paravent est de permettre la transformation, à savoir on passe derrière, chacun à son tour, et on en ressort autre : animal, humain, etc. Chaque enfant à son tour monte sur la scène, passe derrière le paravent, et en ressort transformé en animal, ou exhibe un objet particulier, ou va mimer un geste que les spectateurs, les autres enfants, les référents de groupe et l'actrice 44

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reprennent. Donc, l'enfant initie, les autres suivent. Arrive Sébastien qui passe derrière le paravent. Il y reste un peu. Il ressort sans costume, sans objet, debout face aux autres, les poings serrés. Et il s'exclame : "Je n'aime pas le théâtre". Sidération… Et une professionnelle reprend : "Je n'aime pas le théâtre" et tout le monde reprend ensemble : "Je n'aime pas le théâtre". Ce qui fait passer du tragique à l'acceptable. Ce qui fait également entendre pour la première fois l'enfant prononcer "Je". Jusqu'à présent, il parlait à la troisième personne en se présentant. Quelque chose d'un collectif éclot là, où un espace autorise le dire d'un enfant par la confiance et le soutènement de la parole. L'accueil de l'inattendu qui fait brèche dans l'ordonnancement du temps. Les outils. On en a déjà évoqué par les situations. Les groupes. Les groupes étaient, chaque année, remis en question au mois de juin pour le mois d'août. Et par l'évaluation des enfants et par les désirs des professionnels de changer de groupe en disant : "Moi les petits, je ne peux plus, c'est trop lourd. J'aimerais continuer de suivre ce groupe". C'était toujours l'objet de débats, de discussions et ce n'était pas si simple que cela, parce que si un voulait changer, un autre devait changer aussi. Chaque enfant avait un référent soignant et était référencé dans un groupe. Les groupes c'était les activités de groupe, et les activités inter-groupes lorsque ça s'ouvrait par exemple à des enfants d'un autre hôpital de jour sur Epinal. Les groupes, c'était les sorties ensemble, les groupes c'était aussi, une fois par an, un séjour de trois jours ailleurs. Ça se préparait tout au long de l'année et ça créait quelque chose d'une élaboration d’un collectif de groupe. « Où on va aller ? Comment cela va se passer ? Qu'est-ce qu'on fera comme repas ? Et, où est-ce qu'on va loger ? » Et… quitter Papa et Maman, ce n'était pas si simple que cela. Le travail de la pensée. Le travail de la pensée, si ça n'existe pas dans un lieu de soin, le soin ça devient du protocole. Le travail de la pensée c'est oser s'affronter dans les idées, c'est oser dire : "Je ne suis pas d'accord". Mais lorsqu'on décide quelque chose ensemble, on s'y tient. Lorsqu'on décide quelque chose ensemble on s'y tient. Le travail sur la pensée, c'est le travail sur les textes. Et s'il n'y avait pas eu pour moi ce soutènement de la réflexion strasbourgeoise avec le groupe "Les soins aux fous", avec « les miettes » du samedi, sans doute que j'aurais flanché à maintes reprises. Où est-ce qu'on se soutient pour soutenir les autres ? Traiter l'aliénation, le clivage, le clivage entre l'équipe du CMP et l'équipe d'hôpital de jour. Même immeuble, pas le même travail. Comment ouvrir ? Et bien, si on reste tout le temps à l'hôpital de jour, si on ne fait que ça, on peut se sentir enfermé. Donc, chaque personne de l'hôpital de jour qui le désirait pouvait s’inscrire dans autre chose ou une activité au CMP. Il y avait un éducateur qui allait au LAPE, au Lieu d'Accueil Parents-Enfants sur Remiremont. Il y avait un éducateur qui faisait un atelier de musique au CMP. Ouverture : Essayer d'ouvrir les équipes au fait que tous les enfants qui venaient à l'hôpital de jour venaient du CMP. C'était une prescription médicale, bien sûr. Donc il faut que le travail puisse se réfléchir ensemble. Clivage : rencontrer les parents. Les réunions avec les parents et les équipes avaient donné lieu à un travail de rédaction de l'équipe de ce projet car ce qui se faisait, il y a longtemps, avait été arrêté parce que le médecin s'était rendu compte que lorsqu'elle posait des questions aux parents, on répondait : "Mais on l'a déjà dit aux soignants". Donc lors d'une réunion elle a dit : 45

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"Maintenant on arrête. Je ne veux plus que vous les rencontriez. Vous les rencontrerez avec moi. Ce seront des consultations conjointes". Révolte dans l'équipe : "C'est toujours la même chose. On nous impose des choses. On n'est pas d'accord" - Vous n'êtes pas d'accord, ok. A quoi vous servent les rencontres avec les parents ? Réfléchissez, écrivez et on en parle en réunion". Ils ont produit un écrit superbe qui était juste référé au travail infirmier. Mais les éducateurs là-dedans, où sont-ils ? Je leur dis : "Mais quel est le rôle de l'éducateur ? C'est le même que l'infirmier ? Si c'est le même, pourquoi on n'engage pas que des infirmiers ?". Retour sur le travail : ils produisent quelque chose de commun, mais respectant des différences. C'est important la différence, sinon on crée du clonage, on crée une pensée unique. Le travail a été présenté. Il y a eu de la résistance de la part du médecin, mais elle a dit : "Bon, on essaie". Et je crois qu'à l'heure actuelle, ils sont toujours dans cette possibilité de rencontrer les parents. La condition, bien sûr, c'était qu'il y ait la possibilité d'une transmission, que quelque chose soit écrit de ce qui se dit aux parents de manière à ce que, quand le médecin lit le dossier, il n'ait pas à poser les mêmes questions. L'équipe c'est aussi le respect du travail de l'autre. Réunions parents-fratrie. C'étaient des réunions qui avaient lieu une fois par trimestre, où les frères et soeurs des enfants hospitalisés étaient invités à venir parler avec l'animation d'une psychologue et un éducateur ou une infirmière, et les parents, entre parents, avec des professionnels également. Le but de ces réunions n'était pas que les soignants transmettent un savoir, c'était de partager sur le quotidien de la vie avec ces enfants, sur la difficulté, sur les petits trucs que les parents se donnaient et puis parfois des questions qu'ils nous posaient où on répondait en fonction de ce qu'on pouvait en dire. Traiter l'aliénation c'était aussi: "qu'est-ce qui fait qu'une équipe peut devenir solidaire ?" La fonction publique hospitalière, vous savez, c'est quand même des structures hiérarchiques très pyramidales. Les plannings. C'était ma fonction, les plannings. Dans le reste de l'hôpital, c'est un ordinateur et un logiciel qui calculait comment vous deviez travailler. Moi, c'était une feuille blanche, les noms, les jours de la semaine, sur quatre semaines, et chacun s'inscrivait avec une règle: le groupe doit « tenir » si vous êtes absent. Et il y avait la règle des 35 heures à respecter bien sûr. Cette simple mesure permettait que chacun se pose, au regard du possible travail de l'autre en disant "Ah, tu ne peux pas venir, bon, alors je viens". Ça rendait l'implication de l'équipe possible et autrement que dans la soumission à un statut. Et ça créait vraiment du lien de solidarité. D'autant qu'il y a eu suppression d'un poste. Par solidarité, après le départ d'une infirmière, il n'a pas été remplacé ; il a été remplacé dans un autre hôpital de jour du p qui était en plus grande difficulté. Autre outil : le temps. Pouvoir accueillir un enfant de quatre ans jusqu'à douze ans, ça permet de cheminer avec la famille. Et Dieu sait si le travail de confiance avec les familles nécessite le temps de la rencontre, de la parole, et où les soignants apprennent aussi que les parents savent des choses sur leur enfant. Mais bien sûr, pour qu'un parent puisse vous dire : "Il dort dans notre lit, entre mon mari et moi, et mon mari déserte", il faut du temps. Il faut du temps... Juste une dernière chose pour conclure. Ne pas se prendre pour les sauveurs. Et quand il était question de guérison ce matin, dire que s'il y a guérison, s'il y a 46

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amélioration, c'est de surcroît. Ce n'est pas que ce qui se trame à l'hôpital de jour, c'est ce qui se passe autour de l'hôpital de jour, parce que les parents ont pris confiance, c'est parce qu'à l'école il y a eu des contacts et qu'on peut parler avec les institutrices et qu'on peut proposer des aménagements pour que l'enfant ait un espace de repli quand il crise ou quand il se sent angoissé. C'est tout ça... Et je riais toujours quand on disait "les repas thérapeutiques". Les repas pris en compte par l'institution étaient des repas thérapeutiques, ce qui veut dire que quand ils allaient au restaurant manger avec les enfants ce n'était pas thérapeutique? Vous voyez, ce terme, c'est de la prétention. Mais c'est une contrainte administrative. Si on ne mettait pas "activité thérapeutique" ou "repas thérapeutique", ça n'avait pas valeur. Alors il faut donner à l'administration le chiffre qu'elle attend, mais qu'on fait quand même, et il faut donner à l'administration les termes qu'elle attend pour pouvoir travailler en paix! C'est ma conclusion. Raymond BÉNÉVENT Il m'est arrivé de travailler avec Martine à Mirecourt, tu te rappelles, sur le deuil, la séparation. Ça reste un des plus beaux souvenirs de ma vie professionnelle. Parce que si quelqu'un venait avec son désir et l'insuffler à une équipe, c'était bien toi. MF : Il va me faire pleurer... Rires dans la salle Raymond BÉNÉVENT Je voudrais revenir, à partir de ce que j'ai vécu à La Borde, sur deux choses que tu as dites. Tu t'es posé la question : "qui soutient ceux qui soutiennent ?" Quand j'arrivais à La Borde, j'y étais donc douze ans de suite, je comparerais ça à un tissu qui a toujours une déchirure ; elle n'était jamais au même endroit. Une fois c'était les stagiaires où ça ne marchait pas, une autre fois c'étaient les secteurs. Il y avait quatre secteurs. Il y avait des lieux où, d'un seul coup, ça ne tenait pas. Et ça se traduisait comment ? Par les passages à l'acte des pensionnaires, ou par le mal-être des pensionnaires. Et puis aussi, il y a eu un moment, peu à peu... La Borde ce n'est pas un mirage, ce n'est pas la Mecque. C'est un établissement qui vit les mêmes pesanteurs qu'ailleurs, simplement on essaie peut-être de lutter contre. Mais les stagiaires, eux, quand on était stagiaire, en principe à La Borde aucun stagiaire ne pouvait prendre l'initiative d'un soin sans être accompagné d'un soignant. Et comme on était assez nombreux l'été, les soignants, tu évoquais la grille tout à l'heure, où chacun s'occupe : "Est-ce qu'il y aura quelqu'un quand moi je pars ?" Il y avait des moments où ça s'enrayait. On s'est retrouvé un été, on était plus nombreux comme stagiaires que comme titulaires. Et je dirai que le soin, quand il n'est pas pensé et quand il n'est pas soutenu, ce que j'ai appris là-bas, c'est qu'il devient toxique. Et j'insiste sur le mot. Un soin est fait pour être pensé, comme le travail d'enseignant est fait pour être pensé constamment et non pas une fois pour toute pour servir toute la vie. C'était du discernement instantané qu'il fallait. Voilà. Martine FREZOULS Fonction, rôle, statut. Mon statut me permettait de trancher s'il le fallait. Et là, il ne faut pas hésiter. Le médecin prescrit, ce n'est pas l'infirmier qui prescrit. L'infirmier propose des choses et ça se prescrit et alors ça s'autorise. Mais la fonction soigner, accompagner, se partage avec l'ASH qui quand elle balaie, accompagne le geste d'un gamin qui est venu la voir, c'est la possibilité que ce ne soit pas la parole universitaire qui soit celle qui a la seule valeur. Le partage de la parole, ça 47

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veut dire qu'il faut qu'il y ait suffisamment de confiance pour qu'on puisse s'exprimer sans penser qu'on va être rabaissé en fonction de son statut. Ça, c'était mon travail au quotidien et ça paraît simple mais ce n'était pas simple du tout, parce que quand même, les jalousies, ça existe, parce que quand même, la fatigue ça existe, parce que quand un infirmier, pour des raisons familiales, est absent pendant des semaines, et bien il faut combler ce trou là et qu'on ne peut pas forcément prendre les congés à ce moment-là, en disant : "Martine, là ça va plus. Qu'est-ce qu'on fait ? Il faut trouver une solution." Les solutions ne sont jamais données à l'avance. C'est sur le moment. On réfléchit ensemble en disant : "Bon, le problème il est là. Alors, moi je ne suis pas votre maman. Je n'ai pas la solution non plus. C'est ensemble qu'on peut trouver, mais quand on cherche, on trouve, on s'y met ensemble.” On se soutient ensemble, oui. Raymond BÉNÉVENT Je pense à une phrase de Jean Oury qui disait que l'ASH n'est pas là simplement pour recueillir la poussière : c'est elle qui recueille les paroles. Participant Bonjour, je m'appelle Stéphane. Je suis enseignant spécialisé. J'ai eu pendant 10 ans des autistes de l'hôpital de jour de Strasbourg. Donc j'avais exclusivement des autistes dans ma classe. Là je me suis arrêté cette année parce que c'était un peu dur au bout de dix ans, mais j'ai fait pendant dix ans de la pédagogie institutionnelle dans cette classe et ça a vraiment très bien fonctionné. Ma question est la suivante : comment s'articulait la prise en charge hospitalière pour ces enfants et la partie scolaire ? Est-ce que c'étaient des enseignants du CMP ? Est-ce que les enfants descendaient à l'étage, est-ce que les enfants allaient dans une école de quartier ? Martine FREZOULS Ils allaient dans l'école de quartier. En maternelle, ils étaient en maternelle normale. Dans le primaire, souvent ils allaient dans des classes spécialisées. Mais ils y allaient entre une journée, deux heures pour certains, deux heures par semaine parce que les milieux scolaires ne voulaient pas les accueillir plus, et ça, quel que soit leur niveau. Alors que s'il y avait la possibilité de parler avec les professionnels de l'éducation, on pouvait adapter des choses. Mais l'adaptation ça dépend du désir de l'autre. Stéphane : Je voulais juste dire que les classes qu'on avait sur Strasbourg, on les a nommé des classes thérapeutiques. C'était vraiment un choix du psychiatre qui était en charge du service à Strasbourg, de dire qu'on peut bien sûr soigner à l'hôpital, mais que l'école peut aussi soigner, à sa façon. Et c'était très important. On continue à appeler ces classes, même si c'est des CLIS ou des ULIS, des classes thérapeutiques. On aime bien ce terme. Martine FREZOULS Oui, tant qu'on ne s'y prend pas au jeu. Participant Je voulais juste poser une question d'information, à savoir si les enfants qui venaient dans votre hôpital de jour étaient sous traitement médicamenteux, et si oui, quel genre. Et puis vous disiez que le médecin faisait des prescriptions. Alors à quoi il servait le médecin ? Je ne vois pas bien. 48

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Martine FREZOULS Les médecins rencontraient évidemment les parents, régulièrement, et l'enfant. Des prescriptions médicamenteuses il y en avait très peu. S'il y avait prescription médicamenteuse, c'étaient des médecins à l'extérieur et c'était souvent pour des enfants nommés hyperactifs, de la Ritaline. Mais les traitements étaient donnés en dehors de l'hôpital de jour. On donnait des traitements s'il y avait des enfants malades avec des antibiotiques, là on en donnait s'il fallait en donner à midi. Tous les enfants mangeaient à midi avec nous, passaient la journée de 9h à 16h au CMP. Participant Moi je voudrais tout simplement vous dire merci, Madame, rien de plus, pour la fugue de psychothérapie institutionnelle que vous nous avez offerte. Vraiment merci. J'aurais juste eu une question par rapport à votre échange avec le monsieur qui avait des classes thérapeutiques. Ma question c'est : avec des classes ordinaires, justement de pédagogie institutionnelle, mais justement pas des classes massivement consacrées à des enfants avec des difficultés, est-ce qu'il est possible d'envisager une présence d'un certain nombre conséquent d'enfants avec des problèmes entre guillemets, d'énormes guillemets, ou est-ce que ce n'est pas possible ? Bien sûr, ce à quoi je pense, c'est à la classe de Miloud16. La classe de Miloud accueille Miloud, et c'est bien parce qu'elle est ordinaire qu'elle accueille Miloud. Mais est-ce que sur vingt enfants, six, sept "Miloud" auraient pu faire trop de trous dans le tissu institutionnel ? C'est vraiment une question que je pose aux enseignants dans les classes. Martine FREZOULS L'expérience des Vosges montre qu'à partir du moment où ils sont plus de deux ça devient très difficile à gérer pour les instituteurs ou les institutrices. La classe de Miloud, ce n'est pas uniquement parce que c'était un milieu ordinaire, c'est aussi qu'il y avait un travail autour qui faisait que le groupe devenait solidaire de la difficulté de cet enfant. Si on ne travaille pas avec les autres enfants, c'est bien ça le problème, je trouvais, de ma place à moi : ça ne se parlait pas en classe. La difficulté de l'enfant, c'était juste le gêneur et cela ne se parlait pas, ça ne venait pas s'inscrire dans le tissu du collectif classe. Ce qui fait que ça se terminait souvent par des pétitions des autres parents pour exclure l'enfant, et que les parents deviennent procéduriers. C'était des vies de combat pour ces parents. Et en même temps, ce qu'ils exigeaient était un fantasme absolu, de penser que leur enfant allait s'inscrire en classe, entrer dans les apprentissages comme un autre enfant alors qu'il explose. Il explose, il va sous la table, il a besoin de bouger. Si on ne lui laisse pas la possibilité d'un lieu de retrait, d'un espace de déambulation qui autorise les autres à continuer de bosser tout éclate, tout le groupe éclate. Participant Je suis en maternelle et il m'arrive d'en avoir plus que deux ou trois. C'est compliqué mais c'est possible. Et ce qui est possible c'est d'être porté par ce groupe et heureusement que j'ai ce groupe-là. Et moi effectivement je ne suis qu'un élément de ce groupe. Mais c'est avec le groupe que j'arrive à faire en sorte que les choses avancent et que ça fonctionne. Je suis émue parce que je suis contente de retrouver autant de gens qui m'ont aidée à avancer dans mes projets, dans mon chemin de vie et dans mon 16 L’année dernière, j’étais mort. Signé Miloud., C. Pochet, F. Oury, J. Oury. Matrice 1986

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chemin de professionnelle. Merci en tous les cas d'être là aujourd'hui et oui, c'est possible, et ça ne l'a été pour moi qu'à partir du moment où j'ai compris que je n'étais pas le centre de la classe mais que c'était la classe et le groupe qui étaient le centre et qui me portait et qui m'amenait à grandir et à apprendre des choses tous les jours. Avancer ensemble. Et faire en sorte que c'est ce groupe-là qui va décider, qui va accompagner, qui va aider à ne pas exclure l'autre, à lui faire comprendre qu'il est gêneur, à essayer d'aménager des endroits dans la classe qui puissent être des échappatoires, qui vont servir à ces enfants-là mais aussi aux autres qui finalement en ont tous besoin à un moment ; et même pour moi des moments où je peux me poser, où je peux faire d'autres choses, observer. Une des choses qui a été fondamentale, c'était ce conseil, ces lois, toutes ces institutions qui me permettent aujourd'hui d'avancer avec le groupe classe et pour le coup d'arriver à inclure les élèves quels qu'ils soient. Ce n'est pas chose facile mais j'ai aussi un soutien par les parents qui voient les effets que ça apporte, que ces institutions apportent. Mais aussi par le travail formidable et l'échange que je peux avoir avec mon ATSEM qui est présente, l'échange avec les AVS qui vont pouvoir être là avec moi. C'est vraiment un travail d'équipe et effectivement je ne suis pas moi maître à bord de ma classe. Effectivement je suis là pour gérer la loi, la loi extrême. J'ai mon droit de veto. Mais j'ai besoin de l'utiliser très peu finalement puisque les choses vont s'autogérer par la classe et être suggérées par la classe. Il faut du temps et il faut se faire confiance avant tout pour y arriver et cheminer. Quand vous parliez tout à l'heure de l'équipe, effectivement l'équipe ce n'est pas forcément évident quand les autres ne voient pas les choses comme vous. Qui est dans le vrai ou pas ? Je ne sais pas. En tous les cas je crois profondément en ce que je fais. Et ça me permet moi d'avancer. L'équipe n'est pas forcément là dans mon école, je dois travailler avec eux bien sûr. J'ai aussi un réseau tout autour de moi qui va me permettre d'être soutenue. Ce réseau va passer par le groupe départemental de PI du 88 qui va être présent, les copains de l'ICEM, ça va être les lectures que je vais pouvoir faire. Et c'est tout ça qui va me permettre d'arriver à un moment de continuer à me poser des questions, d'analyser la situation, de pousser mes réflexions et ensuite d'avancer ensemble. Martine FREZOULS Le collectif ce n'est pas juste le groupe d'enfants, ce n'est pas juste le groupe des soignants, ce n'est pas juste le lieu. C'est ce qui se trame là, dans ce contexte-là et qui peut se fabriquer au quotidien avec ses erreurs et aussi sa beauté.

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Exposer, s’exposer, rencontrer. A propos d’une institution de la PI Isabelle ROBIN

Avant de vous présenter une petite institution, je me permets de raconter deux ou trois anecdotes que j’ai vécues lors de stages avec Fernand Oury, puisque c’est grâce à lui qu’on est là. J’ai rencontré la pédagogie institutionnelle avec Françoise Thébaudin17 qui, très vite, m’a dit : oh la la, il faut faire un stage ! Mon premier stage, c’était à la Baume-les-ex, mais Fernand n’y était pas. Suite à ce stage intensif, je mets tout dans ma classe. Avec du recul, je me dis que j’ai eu énormément de chance parce que ça a bien fonctionné, mais c’était dû aussi aux enfants que j’avais. Par la suite, j’ai travaillé en REP et je me suis rendue compte alors combien la première année j’avais eu de la chance. Je fais mon deuxième stage à St Aignan de Grand Lieu : Fernand est là, mon dieu vivant ! Je n’ose pas trop l’approcher, je le regarde de loin, très impressionnée. Le midi, il y a un moment qui s’appelle « radio stage » où on donne des nouvelles au stage. Fernand prend la parole et annonce la mort de Françoise Dolto. Il est ému, je ne comprends pas trop pourquoi il est aussi ému parce que, pour moi, Françoise Dolto, c’était une voix que j’écoutais pendant que ma mère faisait le repassage. Donc, si on sait que Fernand disait : la PI, c’est un trépied avec les techniques, le groupe et l’inconscient, vous comprenez que moi, j’étais rentrée dans la PI par la technique et le groupe. J’avais bien entendu qu’il y a l’inconscient dans la classe mais pour moi, il était au fond de la classe, comme un élève invisible que je ne voyais ni n’entendais. Catherine Pochet va sûrement rire parce que c’est elle qui la première, m’a fait sentir ce que pouvait être l’inconscient dans la classe. Et pire, elle m’a fait sentir que 1. Même la maîtresse avait un inconscient et 2. Que même l’inconscient de la maîtresse était dans la classe ! Je peux vous dire que ça va me travailler pendant plusieurs mois ! Troisième stage à la Pervenchère, un stage B : c’est là qu’on commence à écrire une monographie pendant les matinées du stage. Je découvre que le responsable était Fernand, mon dieu vivant. On lit nos notes et ce n’est pas mon texte qui est choisi. Sur le coup, j’étais un peu déçue mais après, quand j’ai vu le boulot que c’était de travailler sur une monographie, je me suis dit : heureusement que c’était pas mon texte qui avait été choisi. Surtout que je ne comprenais pas trop bien, je me disais parfois : qu’est-ce qu’on pinaille ! L’après-midi, il y a des boutiques, c’est-à-dire que les stagiaires demandent à entendre quelque chose et des responsables ou des stagiaires répondent. Dès le deuxième jour, des stagiaires demandent à entendre parler des lois et des règles dans la classe. Un stagiaire propose de répondre. Et là, Fernand me dit : Isabelle, on va aux lois et aux règles ? Ben, moi, je le suis, je n’ose pas dire non ! Dans cette boutique, le stagiaire qui avait proposé de transmettre son expérience prend littéralement le pouvoir. Il parlait, mais je ne voyais pas du tout comment les réponses de ce gars 17 Pédagogie institutionnelle, F. Oury, F. Thébaudin, Matrice 1995 51

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allaient pouvoir aider les jeunes institutrices dans leur classe ! Je n’osais pas regarder Fernand, il ne disait rien et moi, si Fernand ne disait rien, je n’osais pas intervenir. Une heure un quart ! Au bout de ce temps, tout le monde se disperse et Fernand se tourne vers moi et me dit : On a été nuls, hein ? Je n’ai pas compris pourquoi tu ne disais rien ! - Mais pourquoi tu n’as pas parlé, toi ? - Ecoute, demain, on propose une nouvelle boutique sur les règles et les lois. Après, quand on sait comment fonctionne un stage, ça n’a rien d’étonnant. Mais moi à cette époque, je n’avais rien compris. Le soir même, à la soirée monographie, Fernand va lire la monographie « Luigi ». Quand on sait comment un stage est construit, ça n’a rien d’étonnant. Je résume : Luigi prend la défense d’Ahmed au conseil, Ahmed qui ne parle pas le français, qui est seul, qui se défend en se battant. Luigi accuse aussi le maître : « Vous aussi ce que vous faites c’est dégueulasse, mais vous le savez même pas. » C’est donc inconscient ? Réponse de Fernand : « Tu m’intéresses. » Luigi peut développer et Fernand va répondre : « Moimême ce que je fais en lecture avec Ahmed ne me semble plus bien fameux. C’est très bien, Luigi. » Ahmed allait être sanctionné, « cela va de soi » puisqu’il se bat. Luigi a dénoncé. Luigi est pris au sérieux, il remet en cause les règles, le maître, les institutions. On voit comment la classe est précaire. (CCPI, p.582) Cette monographie m’avait surprise et émue parce qu’on y voyait Fernand, faillible comme nous, s’exposer devant les stagiaires… Bon, maintenant je vous emmène dans ma classe maternelle. La table d’exposition Pour vous présenter une institution qui ne demande aucun matériel (pas chère) mais qui peut rapporter gros, je vais partir de cas concrets. Vous avez certainement déjà eu un petit Pierre qui vient vous voir en arrivant le matin : - Maitresse, j’ai trouvé ça (il sort de ses poches des glands) - Très joli Pierre (et vous lui tournez presque le dos pour n’avoir rien d’autre à dire). Vous sentez bien que le petit Pierre est un peu déçu de votre réponse. Il se précipite vers ses copains qui ont à peu près la même réaction que vous. Il y a aussi Fatima qui vous montre le vieux portable que sa tante lui a donné ou Jennifer qui arrive avec une page déchirée d’un catalogue de mode … Qu’est-ce que vous faites de tous ces babioles, pièces de monnaie étrangères, carte postale de la grand-mère, coran ou autre bible, crayon à moitié cassé, masque d’anesthésie, feuilles de marronnier, vieux doudous, morceau de bois bizarre, prospectus du zoo, … que faites-vous des trésors des élèves ? Et bien dans la majorité des cas, vous priez pour que Kévin, Dylan, Morgan, Marie ou Jean-François ne ressortent pas sa BD, sa pomme de pin, le collier de grand-mère ou les marrons. Quoique … les marrons, on pourrait les compter en math, ça les motiverait … motivés, motivés … Bon, je ne vais pas m’attarder sur le concept motivation versus Désir, là n’est pas le sujet. Dans la classe coopérative institutionnalisée, nous avons une table d’exposition. Le principe : les élèves apportent des objets et les posent sur une table. Puis … nous en parlons. Un lieu, un moment La table d’exposition est un lieu et un moment : un lieu où l’enfant peut apporter quand il veut, ce qu’il veut ; un moment (une fois par semaine, maximum 30 minutes) 52

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où il peut parler de ce qu’il a apporté (s’il veut). Ce moment est ritualisé comme chaque lieu de parole dans la classe. Le caillou de Paolo Je vais vous faire un résumé. Vous trouverez le texte entier dans « le cahier de réussites » d’I. Robin. Paolo a 4 ans. Il est en moyenne section, dans une classe de moyenne section-grande section (MS-GS). Paolo est un petit garçon qui parle très bien mais qui semble incapable de se poser. Il est continuellement en action, passe d’un jeu à l’autre très rapidement, démolit plus qu’il ne construit. Il a du mal avec les règles. Dans la cour de récréation, il est toujours mêlé aux problèmes de bagarre, de ballon, de vélo. Arrivent les vacances d’automne qu’il passe en Espagne chez ses grands-parents espagnols avec sa mère. • Premier lundi de retour des vacances, début novembre. Paolo entre dans la classe et se dirige vers la table d’exposition. La mère s’approche de moi : - Depuis le premier jour des vacances, il a ce caillou dans la poche. Il nous a dit que c’était pour la table d’exposition. Il dormait même avec ce caillou. - C’est certainement important pour lui. En fait, je ne sais pas trop quoi dire à la mère mais je souris (intérieurement !). • Vendredi, c’est l’heure de la table d’exposition. Je préside ce moment. Jonathan a le métier table d’exposition. Il montre chaque objet et demande au propriétaire s’il veut le présenter. Il n’est en effet pas obligatoire d’en parler. Arrive le tour de Paolo. - (Jonathan) Paolo, tu veux présenter ton caillou ? - Oui. - (Jonathan) On peut le toucher ? - Oui. Paolo se lève, prend son caillou, le pose au creux de sa main et commence à faire le tour des enfants. Chacun regarde et touche le caillou. Puis en tant que présidente, je donne la parole à Paolo puis à la classe pour les questions. - Paolo, as-tu quelque chose à dire ? - C’est un caillou blanc. Il est pointu. On peut se faire mal. - (Mickaël) Tu l’as trouvé où ? - En Espagne. - (Elina) Ça veut dire chez toi ? - Non dans le jardin de mon grand-père. - (Louis) Moi, je suis allé en Espagne, à la plage. - (Camilla) Il est blanc. Il est beau, le caillou. - (Moi) Paolo l’a trouvé en Espagne. Nous, on habite en France. L’Espagne, c’est un autre pays. - (Paolo) C’est loin. Faut y aller en train. - (Arthur) Il est doux ton caillou. - (Paolo) Oui et il est blanc. Et il est aussi pointu, là (il met son doit sur le bout pointu) - (Hélène) Mais y a beaucoup de cailloux blancs ? - (Paolo) Tous les cailloux sont blancs en Espagne. - (Plusieurs) Aaaahhhh … 53

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Je clos le moment de table d’exposition sur ce « Aaaaaaahhhhh ». J’ai une idée derrière la tête et je pense : à quoi bon lui dire que tous les cailloux ne sont pas blancs en Espagne ? Il a cela dans la tête, il a entendu le « aaaaahhhh » étonné et émerveillé des autres, il ne va pas changer d’avis comme cela. La table d’exposition, c’est, tout comme le quoi de neuf, un lieu de parole, un lieu d’accueil du dire, un lieu où l’on peut être entendu, loin du bavardage, un lieu où il est possible de trouver et prendre sa place, un parmi les autres. (Tosquelles) Mais ce que dit tel enfant, au quoi de neuf, n’a pas seulement une utilité vis-à-vis de luimême. Sa parole produit aussi un effet – plus ou moins repérable- sur les autres, le groupe, la classe (y compris bien sûr, l’instituteur). René Laffitte • Le lendemain J’ai posé sur la table d’exposition un caillou blanc. C’est extrêmement rare que j’apporte quelque chose pour la table d’exposition. De la même manière, je ne parle pas au quoi de neuf, je n’écris pas pour le choix de texte. Paolo vérifie en entrant en classe que son caillou est toujours bien sur la table d’exposition. Il voit cet autre caillou blanc. Arrive Jean. - T’as apporté un autre caillou d’Espagne ? - Non, c’est pas mon caillou celui-là. Jean fait le tour de la classe pour savoir qui a apporté « l’autre caillou d’Espagne ». Il finit par venir me voir. - Maîtresse, y a un autre caillou d’Espagne mais Paolo dit que c’est pas lui qui l’a apporté. - Non, c’est moi. - T’es aussi allée en Espagne ? - Non. - Où tu l’as trouvé ? - Je le dirai au moment de la table d’exposition. Jean repart annoncer la nouvelle à chacun. Le vendredi suivant, au moment de la table d’exposition. (Jonathan) Maîtresse, t’as apporté un caillou. Tu le présentes ? (Moi) D’habitude, on commence par les enfants de moyenne section. Tu changes la règle. Chaque enfant présente son objet puis vient mon tour. - J’ai trouvé ce caillou en Italie. - (Cassandre) C’est en Espagne ? - Non l’Italie, c’est encore un autre pays. - (Paul) Où tu l’as trouvé ? - Sur une plage. - (Sadira) Dans le sable ? - Non. Il n’y avait que des cailloux sur la plage. Pas de sable comme chez nous. - (Plusieurs) Aaaahhhh !!!?? - (Abdel) Mais les cailloux sont tous blancs aussi en Italie. - Non. Sur la plage, il y avait des cailloux marrons, noirs, roses. - (Bertrand) C’est pas comme en Espagne ! - (Moi) En Espagne, il y a aussi des cailloux de différentes couleurs. Mais peutêtre que dans le jardin du grand-père de Paolo, il y a beaucoup de cailloux blancs et que Paolo n’a vu que ceux-là. - (Paolo) j’sais pas. Mais y a des cailloux blancs en Espagne ! • -

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(Moi) Oui ! Bien sûr, tu en as rapporté un. Je trouve aussi que les cailloux blancs, c’est joli ! - (Prunelle) Mais à Saint-Nazaire, y a des cailloux blancs ? - (Paolo) Faut chercher ! - (Moi) Vous pourrez déjà chercher dans la cour de récréation. On peut réfléchir dans quels autres endroits on pourrait chercher. On en reparle au conseil. Le moment table d’exposition se termine sur ce projet. Ce moment fut délicat. Paolo a été presque remis en cause avec ma remarque. Je sens que ce caillou est important pour lui. J’ai eu peur de casser quelque chose chez lui, quelque chose qui était en train de naître. Paolo propose de chercher des cailloux blancs. Il est dans une dynamique. Cette idée de recherche lui plait. Il accepte l’idée qu’il peut y avoir des cailloux blancs en France et (peut-être) qu’il n’y a pas que des cailloux blancs en Espagne. Les enfants ne trouvent pas de cailloux blancs dans la cour. Par contre, une collection de cailloux se monte : des noirs, des gris, des bleus. Une sortie à la plage est programmée. Objectif : trouver des cailloux blancs, sur le chemin, ou sur la plage. Oui, nous en avons trouvé des cailloux ! Des gros, des petits, des lisses, des rugueux, des noirs, des jaunes, des rouges et des blancs !! Ces cailloux nous ont posé beaucoup de problèmes ! - Est-ce que les gros, c’est les papas ? - Mais ils viennent d’où les cailloux ? - Est-ce que tous les cailloux sont durs ? Est-ce qu’il y en a des mous ? - Est-ce qu’un caillou grandit ? - Les blancs, ils ont été noirs avant ? Comment répondre à toutes ces questions ? A ce moment-là, je dois faire le deuil de la maîtresse idéale qui maîtrise tout. « Je ne sais pas » interloque les élèves. Je n’ai pas de géologue sous la main … il reste donc la bibliothèque municipale heureusement bien fournie en documentaires … Il ne s’agit pas de répondre à toutes les questions. L’important est d’apprendre sur les cailloux, et de laisser à désirer. Et puis chacun dessinera son caillou, celui du voisin. Le caillou de Paolo réapparaîtra un mois plus tard dans un texte qu’il me dictera : J’ai rapporté un caillou d’Espagne. Il est blanc. Il y a aussi des cailloux blancs en Italie et en France. Ce sera sa première histoire vraie, bien différente des histoires imaginaires de Batman où tout explose, se casse. Il ne s’agit pas non plus d’enfermer Paolo dans cette histoire de caillou. Je fais confiance à la classe coopérative institutionnalisée qui offre de nombreuses ouvertures. Accueillir l’insolite, le caillou blanc de Paolo, Paolo, c’est cela que permet la classe coopérative institutionnalisée, l’accueil du sujet. Le caillou permet la rencontre de Paolo avec l’autre, les autres, la classe, la rencontre des uns et des autres, des échanges. Il a aussi permis un travail coopératif de recherches, d’apprentissages et de culture. Notre but est qu’une organisation d’ensemble puisse tenir compte du vecteur de singularité : chaque usager doit être envisagé, dans sa personnalité, de la façon la plus singulière. D’où une sorte de paradoxe : mettre en place des systèmes collectifs, et en même temps préserver la dimension de singularité de chacun. Raphaël DORIDANT J’ai beaucoup apprécié, et j’aurais voulu éventuellement la réaction de Danielle, cette table d’exposition qui entraine une recherche pour la classe, des apprentissages. Ça m’a 55

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fait tout-à-fait penser à l’entretien du matin des collègues Freinet, qui est différent du Quoi de neuf tel qu’on le pratique, et sur lequel on embraye des apprentissages. J’étais très intéressé par cette dimension-là. Isabelle ROBIN Que ce soit le quoi de neuf, la boîte à questions, la table d’exposition, tous ces lieux de parole n’entrainent pas forcément une recherche. Là, ça a été l’occasion. Il ne faut pas forcément saisir tout ce que disent les enfants pour entrainer des recherches. Ça peut être le départ, comme là, d’une recherche mais ce n’est pas systématique. Participante Je pense aussi que ça peut être facilitateur par rapport à des enfants qui ont du mal à parler au quoi de neuf. Parce que dans beaucoup de petites classes, cinq, six enfants, ne parlent jamais au quoi de neuf s’ils n’y sont pas fortement incités. Je pense qu’un objet, ça peut être médiateur, ça me paraît intéressant. Moi, je ne l’ai jamais fait en pratique mais ça me donne envie de le faire, merci beaucoup. Isabelle ROBIN C’est ça la richesse de la classe coopérative institutionnalisée : c’est qu’il y a plein d’entrées possibles. Il y a des enfants qui ne vont pas parler au quoi de neuf. Et alors ? Ce n’est pas parce qu’ils ne parlent pas qu’ils ne sont pas là et qu’ils n’écoutent pas. Il y a des enfants qui ne vont jamais apporter un objet sur la table d’exposition. Pas de problème ! Mais il y a aussi la boite à questions, il y a les textes, il y a la correspondance : il y a plein de lieux où les enfants peuvent parler s’ils le souhaitent. C’est ça qui est extraordinaire dans la PI : tous ces lieux, toutes ces activités qui vont permettre à un enfant de rentrer, par un endroit ou par un autre, dans la classe. Danielle THOREL Oui, comme Raphaël l’a dit, il y a beaucoup de pédagogues Freinet qui pratiquent ce qu’on appelle l’entretien du matin quotidien qui dure de 20 minutes à une demi-heure : les enfants s’inscrivent à l’avance s’ils veulent montrer quelque chose et en parler, et aussi répondre aux questions des autres enfants. C’est institutionnalisé, dans beaucoup de classes Freinet d’ailleurs. On ne va pas forcément faire des recherches collectives sur ce que les enfants apportent. Ce que je veux dire, c’est que quand les enfants apportent un objet, ils n’apportent pas seulement l’objet mais aussi la représentation qu’ils ont de cet objet. Donc ils apportent leur représentation du réel. Et c’est justement ce qu’on dit à propos de l’émancipation : en pédagogie Freinet, on revendique cette familiarité de l’émancipation. C’est-à-dire que l’enfant apporte sa représentation du réel et on va essayer de faire des brèches dans ses représentations. C’est humble, c’est comme tu le dis, on sait que c’est difficile de changer « tous les cailloux sont blancs en Espagne » ! Mais on essaie des brèches, c’est humble. Mais ça peut marcher si c’est ritualisé, si c’est quotidien. Faut pas croire qu’en une seule fois ça va marcher. On touche vraiment à l’émancipation des enfants quand ils apportent ce réel et les représentations qu’ils ont de ce réel et de la société. Isabelle ROBIN Juste une petite parenthèse par rapport aux enfants qui apportent des objets au quoi de neuf. Pourquoi pas ? Mais ce qui est intéressant en ayant une table d’exposition, c’est qu’il y a des enfants qui peuvent apporter des objets, les montrer mais ne veulent pas en parler. Ils ont alors au moins cette possibilité. 56

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Participant Je comprends bien ce que vous avez exposé. Vous nous avez présenté une institution qui fonctionne. Est-ce que vous pouvez nous dire comment elle a été inventée, dans quelles circonstances ? Est-ce que les circonstances de son invention sont utiles pour son exploitation ? Isabelle ROBIN Dans ma classe, elle n’est pas inventée. Quand j’avais des élèves du primaire, quand, à partir de 8, 9 ans, ils apportent des objets, on leur dit : tu en reparleras au conseil. Et là, si personne ne le propose, je propose : on pourrait faire une table d’exposition et tous ceux qui voudront apporter un objet pourront placer leur objet sur cette table. Et là, on indique quelles sont les règles. On demande si on peut toucher l’objet. Normalement, on n’a pas le droit de toucher l’objet comme ça. Mais au moment « table d’exposition », celui qui a le métier demande : est-ce qu’on peut toucher ton objet ? Si c’est oui, il passe et chacun touche l’objet. Donc au primaire, quand on apporte un objet, les règles sont constituées au moment du conseil. Un enfant peut dire : Je trouve que ce serait bien si on peut toucher cet objet… Celui qui apporte l’objet peut dire : non, je ne suis pas d’accord parce que c’est un objet fragile, je ne veux pas qu’il soit cassé… Ensemble, après, on fait une règle. En maternelle, par contre, je n’attends pas. C’est moi qui mets une table d’exposition dès le début de l’année. En maternelle, souvent les parents disent : non, tu n’apportes pas ça à l’école, à l’école on n’apporte rien. Donc la table d’exposition en maternelle existe dès le premier jour. Surtout en petite section et moyenne section. En grande section, je n’ai pas besoin. Mais en petite et moyenne section, quand je leur dis : vous pouvez apporter un objet, ils ne vont pas comprendre. Exceptionnellement, en début d’année, j’apporte un objet pour qu’ils voient comment ça fonctionne. En plus, j’avais beaucoup d’allophones qui ne comprenaient pas forcément. Oui, la table d’expo, la boite à question, ça vient pareil. Vous êtes en cours de math. Tout-à-coup, il y en a un qui lève la main et qui dit : Mais je pensais, hier à la télé j’ai vu un volcan mais je n’ai pas compris ! Un volcan, comment ça marche ? Ben écoute, parles-en au conseil et on va voir comment on va pouvoir organiser ça. Et à ce moment, au conseil, je propose la boite à question. Martine FREZOULS J’ai été très touchée, Isabelle, par votre posture éthique. Apporter un caillou, blanc, sans dire, faire cheminer l’enfant sans démolir l’enfant, ça … Quand Jean Oury parle du pragmatisme transcendantal, on est là-dedans. Il y a quelque chose qui vient élever. On touche par un détour et c’est l’enfant qui fait le chemin. Merci à vous. Pierre Johan LAFFITTE Je renchéris sur ce qui vient d’être dit sur la fonction du collectif. Tu accueilles ce caillou blanc, c’est-à-dire quelque chose qui s’inscrit peut-être mais dans un endroit où tu ne vas pas aller farfouiller. Ça éclaire un peu la relation entre : est-ce que c’est un moment qui va servir aux apprentissages ou pas ? C’est un clapet qui marche dans un sens et pas dans l’autre. Si éventuellement ça sert, tant mieux mais ce n’est surtout pas le but. L’apprentissage ne vient que de surcroît, sinon il écrase tout. Je pense que c’est ça qui évoque cette fragilité, cette précarité respectée, d’où l’éthique. C’est un choix 57

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radical que tu fais. Avec le risque que le lendemain, ça écrase un peu, tu prends ce risque. Mais tu le fais en ayant conscience de ça et ça change le paysage. Moi, ce qui m’a marqué en plus, de cette balade magnifique, c’est que quand même, dans les trois apologues, c’est la même éthique qu’il y a. Entre l’apologue de la prise du pouvoir fascinante et le fait de savoir déprendre un peu le pouvoir, c’est-à-dire savoir ne pas totaliser le savoir ou la fascination des autres, ce que tu appelles le discours des universitaires au sens de Lacan, bon, il y a du sarcasme mais ça, ça ne regarde que la personne à qui tu parlais, à qui tu t’adressais, mais il y a ça. Après… Fernand, c’est tout-à-fait l’inverse avec Luigi. Lui il montre que, justement non, il est imparfait, il n’est pas total. Autrement dit, le savoir pédagogique de Fernand dans la monographie laisse à désirer. Et toi, c’est très exactement ce que tu fais, tu laisses à désirer. La seule condition possible pour laisser à désirer et ensuite laisser cheminer chacun, c’est d’abord d’accueillir le désir tel qu’il est sans surtout le juger ou le prédestiner à… D’où la réaction d’une des premières personnes qui est intervenue a été de dire : moi, ça me donne envie de faire ça. Ce que tu nous as dit est dans la même éthique, ça laisse à désirer quelqu’un d’autre. Le chemin de la monographie, il est là. Participante C’est dans la même logique que les tables d’exposition : je suis aussi en maternelle et j’ai des élèves qui font des constructions avec des legos et des kaplas. Je suis toujours frustrée parce qu’on ne peut pas les garder trop longtemps sinon on n’a plus de matériel. Isabelle ROBIN J’avais exactement le même problème. Dans un premier temps, je leur avais dit : posez sur la table d’exposition et puis on en parlera. Mais la table d’exposition, on n’en parle qu’une fois par semaine. C’est trop long. Puis, après les moments jeux, on avait dix petites minutes où ceux qui avaient fait des constructions pouvaient les présenter. Ces présentations avaient beaucoup de succès. Il y avait celui qui présentait sa construction, puis deux questions, en gros. Parfois, on avait des choses… Une fois, un enfant : j’ai fait un cercueil. Alors là, il y a eu plus que deux questions : on aménage la règle. Je prenais une photo, et ça permettait, dans la journée, de déconstruire la construction. Raphaël DORIDANT Je me disais justement : prendre une photo, plusieurs sous différents angles et constituer un fichier : d’autres peuvent reprendre la construction. Isabelle ROBIN Oui, j’ai essayé de faire ça. Par contre, au niveau gestion des photos, c’est compliqué. On a vite plein plein de photos… Je ne développais pas. On en avait reparlé au conseil parce que, justement, j’avais trop de photos, ce n’était plus possible. Il avait été décidé au conseil que par trimestre, je prenais 1 photo d’une construction d’un enfant. Ses autres constructions, il en parlait mais je ne les prenais pas en photo. Ça demandait qu’il choisisse. Ça me faisait 25 photos par trimestre : ça me permettait de les développer, de constituer un fichier, de les coller dans le cahier de réussites ou dans le cahier ordinaire des travaux. Je demandais : qu’est-ce que tu veux écrire sous la photo. Il disait : c’est une maison, il y a un petit chat dedans, et j’écrivais un petit texte…

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Ateliers d’échanges à partir de ses expériences personnelles et/ou professionnelles Paroles recueillies par des participants volontaires :

Accueillir Pour accueillir, il faut de l’autre. Accueillir, c’est ‘a’ et ‘cueillir’ quelque chose ; la fonction d’accueil, c’est rencontrer l’autre, laisser de la place à l’autre. Accueillir quelqu’un qu’on ne pourra pas forcément comprendre mais que l’on peut entendre ; accueillir avec son corps et accueillir le corps de l’autre parce que le corps est aussi langage. Accueillir dans un lieu, et changer de lieu c’est aussi changer son accueil, pas toujours facile ; accueillir dans un lieu qui peut être apaisant, bienveillant (contenant aussi) pour permettre à l’autre de se poser mais parfois notre bienveillance peut être aussi ressentie comme une maltraitance pour l’autre. Accueillir c’est ouvrir sa porte, se reculer, s’effacer pour laisser entrer l’autre. Accueillir les enfants à l’école, c’est aussi accueillir leurs parents et pourquoi pas les mettre en situation de classe pour qu’ils découvrent la vie de leur enfant à l’école. L’accueil c’est la relation aller retour entre deux personnes ; c’est élaborer un mode de faire, des règles qui dépendent de la posture de l’adulte, de ses qualités, de sa dimension éthique. La posture de l’adulte peut aussi servir de modèle : si en tant qu’adulte j’exclue un membre du groupe, je montre un modèle d’exclusion alors que si j’accueille, je montre un modèle pour savoir accueillir la différence. Prendre soin On a réalisé qu’on a commencé par parler de soigner l’équipe et puis après vers la fin de la discussion, on a parlé de soigner les enfants et on s’est rendu compte qu’en parlant de prendre soin, on a parlé du cadre car le cadre aide à prendre soin de soi et de prendre soin des autres. On a parlé de prendre soin avec l’aide d’un superviseur. Comment créer une ambiance de mieux être en fait en étant dans une structure nouvelle c’est difficile mais c’est important de chercher de façon à pouvoir aider les autres. On a parlé aussi de la psychiatrie publique : quelqu’un nous a parlé d’un exemple où il y avait une journée de pause tous les six mois pour pouvoir se réunir et savoir comment on se sent. Et justement à propos de cette structure là, on nous a aussi parlé du fait que des fois des réunions n’étaient pas faites et que les résidents eux mêmes, les patients se souciaient de ceux qui les soignaient si jamais eux ils n’avaient pas pu faire leur réunion. On a trouvé que c’était intéressant. Après quelqu’un d’autre nous a parlé de la déviation d’une nouvelle psychiatrie institutionnelle mal comprise et comment cela pouvait avoir de mauvaises répercussions au dépend des résidents. Après on a parlé de, effectivement, c’est un souci de prendre soin de l’équipe car l’équipe est aussi soumise aux mêmes lois et en même temps l’équipe est garante du 59

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cadre et en même temps on a parlé du droit de veto qui existe par exemple dans notre école c’est à dire que nous on est soumis aux mêmes lois mais par contre si il y a une décision ou il faut qu’on dise non, on a le droit de veto. Donc effectivement, en bifurquant sur le cadre comme vecteur de soin, on a parlé sur comment échanger, comment trouver du soutien, on a parlé de l’égalité des citoyens mais qu’en même temps il y a des inégalités au niveau de la souffrance, nous sommes en difficulté tous quelque part et dans ce sens là, nous sommes tous égaux mais en même temps nous sommes dans une asymétrie du savoir comme dans l’exemple de Luiggi et cette asymétrie du savoir donne un certain pouvoir à l’enseignante qui a été utilisée avec beaucoup de doigté dans l’exemple de Luiggi dans cette monographie pour pouvoir justement apporter du soin à travers le savoir mais sans écraser par son savoir et par cette asymétrie l’élève en souffrance. L’importance aussi que l’enfant réalise que l’adulte peut se tromper, ne pas savoir, et aussi quelqu’un d’autre dans le groupe a discuté du fait que chacun va apporter quelque chose même si il n’a pas les connaissances dans son vécu, par son partage qu’il va apporter au groupe. On a parlé aussi de l’importance de pouvoir partager en équipe pour mieux pouvoir se soigner en équipe et aussi pouvoir soigner les autres. Et on a parlé aussi qu’il peut y avoir décalage temporel car la visée première c’est d’apprendre à faire les recherches et voir ce qui va en découler mais en même temps, il faut pouvoir apprendre à faire confiance au groupe et lâcher prise pour voir ce qui va en découler à travers ces recherches. On a aussi parlé de la solitude dans laquelle des fois on peut se trouver dans l’éducation nationale ou des fois on ne peut pas partager sur la pédagogie et sur la pédagogie institutionnelle en particulier. On a discuté à la fin du cadre à quel point quand il est bien posé, ça permet plus aux personnes qui sont sensées soigner à prendre soin des autres et de soi. Et on a terminé en disant que c’est aussi important d’apprendre à sortir du cercle, à regarder autour de soi ce qui se passe, à chercher des outils par exemple pour prendre soin d’un jeune autiste dans le cadre d’une classe où l’Education Nationale n’a pas pu prodiguer l’aide dont cette personne aurait besoin et qu’effectivement le soin commence par toutes les interrogations qu’on se pose pour les autres. Désirer Qu’est-ce que le désir ? Est-ce une spécialité française ? Comment articuler l’obligation scolaire avec le désir d’apprendre ? Parfois, par l’obligation, on crée le désir Le désir des enfants et celui de l’enseignant s’autoalimentent Quand un parent veut trop, il vole le désir de son enfant Les techniques Freinet changent la façon de vivre l’école Cela laisse à désirer… Il faut laisser du creux, du rien Un enfant, ça ne se remplit pas, ça s’allume Concernant des personnes un peu abimées, il a fallu avoir envie pour elles pour qu’elles aient envie elles-mêmes Désirer ne va pas toujours sans effort Désirer, ce n’est pas désirer un objet mais désirer le désir d’un autre Pour être en vie, il faut avoir envie Pour faire désirer, il faut soigner 60

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Donner du sens, est-ce faire émerger leur désir ? Avant de désirer, il faut que le groupe fonctionne Adjoindre l’exigence au désir Les enfants, quand ils désirent quelque chose, ils éprouvent un sentiment de bonheur, ils cherchent à le reproduire Pour les enfants qui n’ont plus de désir, il faut parfois creuser dur pour arriver à le retrouver L’exemple est un aimant qui donne le désir Désirer, cela peut aussi être : vouloir devenir comme un autre Grandir, c’est acquérir du pouvoir Il n’y a pas d’enfant qui n’ait pas de désir mais des enfants qui n’en ont plus Rendre la classe aux élèves : si je n’ai pas accès aux changements, aux responsabilités, je ne suis pas inscrit dans la classe. Transmettre D’abord, on a eu un questionnement autour du sens du mot transmettre car on n’avait pas tous la même définition de ce terme. On s’est posé la question si c’était de l’ordre de la répétition, de l’apprentissage, de la passation de savoir, ou de savoir faire, ou même d’outil. On s’est posé la question aussi de : est-ce qu’on transmet réellement quelque chose aux autres dans le sens ou la transmission serait peut-être inconsciente, elle se fait malgré nous, pas autant qu’on le voudrait dans un moment voulu. On a dit qu’effectivement elle n’intervient pas chez l’élève ou adulte au même moment. Il y a des périodes sensibles pour l’enfant où cette transmission de savoir sera là au bon moment pour chacun, pas sûr. On a parlé aussi de l’obligation pour les enseignants de cette transmission de savoirs et de créer les conditions pour que cette transmission puisse avoir lieu et finalement pour qu’ils s’en émancipent. On a parlé que les enseignants doivent penser les conditions et les gestes professionnels qui permettraient une meilleure transmission de savoir. On a parlé du désir du maître qui entraîne le désir de l’élève. La transmission, c’est aussi laisser la place à l’autre. On a eu un questionnement autour des nouvelles technologies et de l’imprimerie, cela a été notre questionnement de départ : comment faire, par rapport à la pédagogie institutionnelle : dépasser l’imprimerie ou non ? Puis une citation : « Nous ne vivons pas, nous sommes vécus ». Ecouter Ecouter, entendre, comprendre, décoder... Ecouter ce qui ne se dit pas, apprendre à écouter, apprendre à s’écouter. Jusqu’où écouter, pourquoi écouter, et ceux qui ne parlent pas comment les écouter quand même, et l’écoute ça parle. Les non dits, les difficultés à les entendre, l’écoute au coeur de la pratique, l’écoute audelà des mots, commencée par l’apprentissage du silence. On s’est posé la question : se faire écouter pour transmettre, ce n’est pas aussi simple. Besoin d’un cadre, besoin de co-construire avec le groupe, besoin de se donner les moyens pour que puisse se mettre en place cet échange qui permet la transmission. Ce 61

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n’est pas si simple, ce n’est pas donné, c’est quelque chose qui s’acquiert avec du travail, de la confiance, de la réciprocité, de la proximité. Tout un contexte et un certain nombre d’outils qui permettent d’outiller tout le monde et d’être sur la même base, à savoir se faire confiance pour pouvoir construire. Ecouter, c’est parfois juste déposer une charge, ce n’est pas forcément attendre une réponse, c’est une écoute humble et bienveillante, ce n’est pas forcément chercher la réponse qu’on souhaite donner, c’est permettre à l’autre d’être entendu, d’exister, respecté. Et peut être aussi utiliser le reste du groupe quand il est là parce qu’on privilégie aussi la question de la réponse en groupe, la question du conseil qui est un vecteur de réflexion et de construction. Donc privilégier les endroits où on n’est pas seul face à l’écoute, et privilégier aussi le fait de faire circuler l’information. On n’est pas dans la toute puissance et on n’a pas la réponse à tout ; par contre, partager le problème et trouver des solutions collectives, c’est souvent plus efficace. L’écoute collective à un autre niveau, c’est aussi porteur de créativité et de réponses notamment dans les classes. On parle d’un sujet, d’un cadre qui est imposé mais comment faire émerger la créativité, les envies en partant des envies du groupe ? Une écoute autour du non verbal, la posture de l’élève, son ressenti, sa place dans le groupe. On a abordé la question du secret. Ecouter et que faire ensuite de ce qu’on a entendu quand il s’agit de quelque chose de grave ? On a reposé la question du cadre : il y a la loi, la loi de l’état, la loi qui nous structure tous, qui est au-delà de la loi de la classe ou du groupe constitué et qui est là aussi pour sécuriser tout le monde. Donc comment on remet des mots si on est resté un moment donné dans un secret, pour sécuriser et se remettre dans une position de clarté et de sécurité pour l’autre ? En conclusion, on s’est dit que la parole n’est pas obligatoire dans un groupe, le silence veut dire aussi quelque chose. La confiance ne se décide pas mais s’instaure et se crée. S’écouter, se respecter pour pouvoir écouter les autres… L’écoute bienveillante... Construire des habitudes ensemble pour permettre l’écoute et la parole… Prendre le risque d’écouter mais aussi prendre le risque de l’erreur. Dès l’instant ou on est dans une relation que l’on écoute, si on accepte cette relation on prend le risque de l’erreur, on prend le risque de la relation tout simplement

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Le peuple libre des enfants. Éthique et idéologie dans le champ pédagogique

Pierre Johan LAFFITTE

Ce texte déborde ce que j’ai dit en fin de journée. C’est à la fois tout ce que j’aurais achevé de rapporter de ce que j’ai entendu et « librement associé » grâce à la parole de tous les intervenants, isolés ou en groupes, présents ce jour-là, mais aussi tout ce que j’aurais déplié si je n’avais été pris d’un certain sentiment d’embarras, et somme toute de maladresse. Sentiment qui n’émana bien sûr ni des organisateurs, ni du public, mais, qui sait, tout simplement de mon lien personnel à l’ambiance que j’ai (re)trouvée durant cette journée où des « maquisards pédagogiques » étaient rassemblés, autour d’autres maquisards toujours à l’œuvre dans la parole et la mémoire, et que mon existence elle-même a pu accompagner. Je suis ancien élève de classes coopératives (Freinet puis institutionnelle), c’est la seule autorité sérieuse que je me reconnaisse vraiment en matière de pédagogie, en plus de celle que m’accordent régulièrement ces compagnons quand ils m’invitent à (re)venir travailler avec eux. C’est grâce à cette pédagogie, c’est-à-dire grâce à des rencontres, qu’un être peut ainsi partir exister dans ses propres cheminements, d’un pas à la fois plus sérieux, plus soucieux et léger, sûr de sa précarité. Le texte qui suit peut donc aussi se lire comme le geste de reconnaissance d’un sujet en partie né dans une classe coopérative, et dont l’éthique ne serait devenue telle sans une telle rencontre. Je peux donc dire, à strictement parler, que si certains en viennent à pédagogie institutionnelle, quant à moi, j’en viens.

Mesdames et messieurs, nos amis m’ont fait l’honneur de me demander de réagir à ce qui s’est dit aujourd’hui, sans pour autant répéter, mais pour faire quelques échos. Je vais donc essayer de butiner un peu à droite et à gauche. Marguerite, ce matin, me disait que votre groupe était très content de pouvoir s’appuyer sur cet autre trépied, celui qui rassemble les deux « PI » : la pédagogie institutionnelle, la psychothérapie institutionnelle, et la pédagogie Freinet. Et je trouve qu’effectivement, c’est très important parce que, en fait, les relations entre ces trois « pieds » à la fois sont évidentes, et ne vont pas forcément de soi. Il n’y a pas la pédagogie institutionnelle qui serait au milieu entre la pédagogie Freinet et la psychothérapie institutionnelle, dans une ligne simple. Il y aurait plutôt comme un triangle entre ces trois sommets ; et entre, tout un champ où chacun se situe, dans sa classe, son Club thérapeutique ou toute autre pratique, avec des coordonnées chaque fois singulières — je reviendrai sur l’importance que j’accorde à ce terme, et qui, à mes yeux, décide de tout. Tosquelles n’a pas attendu les frères Oury pour découvrir la presse Freinet et lancer la « révolution psychiatrique » de Saint-Alban, et je pense que chaque fois la présence du troisième fait tiers entre les deux autres, sur le plan de l’équilibre psychique au sein des groupes et entre eux, sur le plan de la transmission entre ces trois mouvements, au niveau du dialogue et de la construction permanente de cette histoire complexe, et compliquée. Entre pédagogie et psychothérapie institutionnelles, la pédagogie Freinet est là pour distinguer quelque chose, et ce, bien que, comme le disait sans cesse Jean Oury, « la pédagogie et la psychothérapie institutionnelle, c’est la même chose » : cela dessine le champ propre d’une « praxis pédagogique » comme l’appelle Francis Imbert — mais sans tomber dans le compartimentage artificiel du style « les élèves ne sont tout de même pas des fous » : cette distinction n’est pas une disjonction, elle se fait 63

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toujours sur un fond éthique et théorique profondément commun. Mais la psychothérapie joue également la fonction de tiers entre les deux pédagogies, et l’on peut dire à ce titre que l’accompagnement de la psychothérapie institutionnelle a beaucoup joué (pas au sens manipulateur du terme) dans la scission du mouvement d’Île-de-France vis-à-vis de la pédagogie Freinet, et ensuite dans la scission entre la veine autogestionnaire de Raymond Fonvieille et la veine Oury-Vasquez. Et réciproquement, la pédagogie institutionnelle a joué, dans les relations entre Freinet lui-même et la psychanalyse, et tout particulièrement la psychanalyse portée par la psychothérapie institutionnelle, un rôle qui a évolué au travers des années. Tout cela forme l’identité complexe des groupes de pédagogie institutionnelle, et se retrouve dans leur désignation : « TFPI », « techniques Freinet, pédagogie institutionnelle », acronyme dans lequel, tout à la fois, l’accent est mis sur un démarcage crucial — pédagogique —, mais sans que « techniques » signifie une subordination méprisante, désignant tout au contraire un fondement, celui du matérialisme scolaire. Je résumerais personnellement cela en disant que la pédagogie institutionnelle est dans une position de fidélité critique vis-à-vis de la pédagogie Freinet. Mais surtout, je voudrais insister sur le fait qu’il y a des collages qu’on peut essayer de neutraliser dans leur côté névrosant et aliénant ; il faut décoller les relations de connivence trop massives, mais encore plus celles de conflictualité tout aussi massives. Et ce, surtout dans ces périodes où l’on ressent tous une communauté de destin, c’est-à-dire un besoin de resserrer nos rangs face aux panzer-divisions de ce qui semble nous attendre. Car depuis plus d’une vingtaine d’années, on voit revenir les contre-révolutions blanches, avec l’union sacrée entre, d’un côté, une certaine vision libérale économique de l’éducation et de l’autre des conceptions de l’éducation, ou de la psychologie, que l’on pensait dépassées ou disparues. Dans ces retrouvailles du côté défensif de la barricade, le danger serait de tomber dans une sorte d’œcuménisme idéologique. Certes, nous avons besoin sur certains points de ce resserrement des filets « imaginaires » qui nous soutiennent, chacune et chacun, dans nos pratiques quotidiennes. Mais sur d’autres points, il faut surtout nous défaire de ce collage, sinon il n’y a plus de singularité. Le dialogue oui, mais aujourd’hui hélas, cela devient, de façon quasiment automatique, un dialogue « bienveillant », ce terme insupportable à force d’être dévoyé, car il refoule l’angoisse engendrée par la conflictualité véritable, au sens où Fernand disait : « le point premier de toute situation pédagogique, c’est le conflit ». Un tel besoin de confraternité naît de l’angoisse de lutter dos au mur ; pour contrebalancer un tel besoin, mettre du tiers reste le seul repère éthique sain, qui revient plutôt à se serrer les coudes, mais sans que nos rangs cèdent en rien sur leurs lignes propres. Il faut nous prémunir face à la frilosité que nous impose l’extérieur glaçant, avec ses pluies acides qui érodent nos défenses, et éviter de chercher un œcuménisme qui pourrait émousser ce qui doit au contraire rester vif dans les raisons qui font que chacune des classes engage l’éthique et la théorie pédagogiques de chacun et de chacune. Si certains parmi nous choisissent tel type de pédagogie plutôt que tel autre, ce n’est pas pour des questions de chapelle, ce n’est pas pour des questions de narcissisme des petites différences, c’est parce que, en fin de compte, ça les aide à donner naissance à des classes qui sont uniques, aussi uniques que le désir qui les fait naître contre toute attente statistique. Aucune classe coopérative ne ressemble à une autre. C’est pour que naisse sa 64

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classe propre qu’on s’engage dans telle ou telle voie pédagogique, avec tel groupe, plutôt qu’avec tel autre. Ce qu’ont de commun les classes, c’est un fond pratique, théorique, idéologique même, qu’elles partagent ; mais ce qui les singularise, c’est la culture propre de chaque groupe, c’est la culture qui naît dans chaque classe pour peu qu’elle soit vivante. Un conseil, même technique utilisée dans deux classes, changera de visage de façon radicale dans chacune d’entre elles. À la limite, je dirais qu’il y a une pédagogie par classe, ou par enseignant, c’est-à-dire par pédagogue — pour moi pédagogue égale « enseignant dans sa classe », cela va de soi. (Et c’est ce qui fait que je ne parle pas, parmi vous, en pédagogue, même si, par ailleurs, j’ai été praticien de classe coopérative, enfant, et que ce genre de savoir-là ne passe pas…) Et je pense que si l’on veut sérieusement questionner l’éthique de n’importe quelle pédagogie, il faut tenir compte de ce choix-là, fondamental. Quiconque veut regarder sérieusement ce qu’est une classe et ce qu’est une pédagogie concrète, je pense, ne peut ignorer cette distinctivité, ce « ton » et cette « ambiance » qui rend unique chaque classe et ses sujets. Cela doit être toujours maintenu dans son irréductibilité vis-à-vis du repérage a priori de nos « familles idéologiques » — « idéologie » étant à prendre au bon sens du terme. Parfois, deux classes pratiquant des pédagogies différentes seront beaucoup plus proches dans leur éthique, que deux classes estampillées d’une même marque pédagogique. L’éthique n’a pas à voir avant tout avec l’idéologie, et même si évidemment les deux se nouent indissociablement, ce maillage ne se fait jamais univoquement. Hélas, dans les discours généraux qui dominent les sciences de l’éducation, trop souvent je pense que cette distinction est passée sous silence — et je ne parle même pas des discours médiatiques ou politiques, si navrants à cet égard. Ainsi, une fois dressé ce paysage, je peux m’y situer moi-même sans prétendre que je parle depuis un point central et possédant la vérité sur la valeur des différentes régions de ce territoire : d’où je parle, je suis très proche de ce qu’a dit Raymond Bénévent ce matin — même si c’est avec mon regard, ma perspective, bref cette éthique dont je parlais, et qui n’est peut-être pas la sienne — ; mais à aucun moment je ne prétends « avoir raison » par rapport aux autres regards pédagogiques qui, ici, aujourd’hui, ont pu se croiser et, je l’espère, se voir. À propos de ce qui joue, dans ce quotidien de l’éthique, le groupe « Transmettre » a eu cette expression pour décrire ce qu’est la transmission des techniques pédagogiques à d’autres milieux : « Dans notre travail, nous ne vivons pas, nous sommes vécus ». Et je dirais que, d’une certaine façon, c’est la question même du travail, au sens sérieux du terme, qui se pose ici. Avant même le travail « technique » des apprentissages ou des soins, requérant des compétences particulières, transversalement à elles, il y a le travail fondamental, le travail vivant, le travail de vivre. À ce sujet, je repense à l’intervention de ce matin de Danielle Thorel et Martine Boncourt, au sujet du texte libre, qui me semble vraiment être un lieu où se donne à voir cette rencontre entre les deux types de travail. Vous avez parlé du texte libre et mis un bémol de fin, en faisant remarquer que « Bon, c’est encore un état un peu brouillon, mais qui contient toute la richesse d’écritures plus élaborées. » Oui, il y a en genèse bien des qualités qui deviendront ensuite beaucoup plus élaborées, mais j’irais même plus loin que ce qui a été dit, car je ne suis pas d’accord avec ce que pourrait sous-entendre ce « côté brouillon » pour les gens qui ne voient que l’objectif didactique d’apprentissage du « bien écrire ». Dans le texte libre, il y a 65

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toute une conception anthropologique de ce que c’est que l’écriture et son sujet écrivant (évidemment, je pense ici aux travaux de Pierre Clanché). Non, un enfant n’est pas un adulte en moins bien, ni le texte libre, du Marcel Proust en moins élaboré. Quelque chose de plus fondamental se joue : le texte libre est une création, et comme toute création, elle n’a pas d’âge, elle a la pertinence, voire l’impertinence, de quelque chose qui jaillit. La création dans ce sens, c’est une production libre, c’est-à-dire, pour reprendre le strict concept à l’origine (grecque) de tout, une poiesis. L’important il me semble, est dans ce que vous avez proposé : savoir sentir, repérer et protéger ce qui fait que le texte libre se distingue du reste des « surmois éducatifs », et n’a pas besoin de voir petit à petit s’agglutiner à sa pratique toutes les exigences de correction, de bien faire ceci ou de bien exprimer cela, cette « orthopédie » adaptative qui crée de bons petits clercs de doxa. Dans « texte libre », il y a « libre » et la plupart du temps, on ne peut s’empêcher de brider cette liberté, pour les meilleures raisons du monde : allez, tout de même, une toute petite consigne, une toute petite indication de thème, ou de style… Non, « libre », c’est « libre ». À cette liberté, aucune justification « officielle » et dûment autorisée par les IO : elle est indiscutable, non négociable, sacrée. Face aux « meilleures raisons du monde », face au « raisonnable » qui sert de pare-angoisse à tout bon fonctionnaire de l’Éducation nationale qui se respecte, une telle liberté doit mettre les points sur les I : elle n’est pas laxisme, ou absence d’exigence ; elle n’est pas l’hypostasie de tout ce que produit l’enfant dans une toute-puissance imaginaire et amorphe. Cependant, cette radicale liberté n’est même pas discutable par l’envie de « form(at)er » l’enfant à notre doxa, à notre idéologie, celle qui fonde notre pédagogie. Le but d’un texte libre n’est pas d’être beau, mais d’être véritable : on ne fabrique pas de jolis petits écrivains, on aide des sujets à parler véritablement, et par l’écriture, à d’autres. C’est ce qui, aux yeux d’un certain nombre d’entre nous, a été l’un des points critiquables dans les conditions concrètes où s’est expérimenté « l’art enfantin ». Il faut ne surtout pas fétichiser le texte libre, et en faire un « porte-drapeau ». Mais comment lutter contre une telle tentation ? Il y a à mon avis deux voies, qui forment la dialectique propre à nos pédagogies : l’une va vers la liberté, l’autre va vers la coopération. Tout ce qui suit ne va rien faire d’autre, d’une certaine façon, qu’articuler ces deux voies ensemble. Je vais commencer par la voie du matérialisme et de la coopération. L’important, c’est que le texte libre existe vraiment et sérieusement dans les conditions concrètes de la vie de la classe : que chaque enfant se sente libre d’écrire, et qu’il ait des endroits et des temps pour cela : des aires de paix profonde où l’on ne le juge pas, mais des aires également où il sait qu’il sera entendu, que son texte sera reçu, questionné, apprécié, critiqué. Bref, cette liberté et cette aire de repos créatif, comme vous l’avez dit, implique que le texte libre ne soit possible que relié avec nombre d’autres institutions qui ne sont pas lui, et qui le font exister : la présentation, puis le choix de textes, sa mise au point collective, son impression, le journal, mais pourquoi pas la table d’exposition… bref « l’Atomium » de la classe comme l’appellent Oury et Vasquez — mais aussi la correspondance, cette ouverture généralisée de l’Atomium au monde, à l’autre, à l’inconnu qui nous fait exister plus loin encore qu’on ne pourrait, seuls, s’en imaginer capables. C’est dans ces conditions que le texte-libre peut aussi coexister avec d’autres types d’activité 66

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d’écriture : alors là, oui, apprendre à « faire comme », bref s’entraîner à différentes techniques peut ne pas être un idéal nocif de conformation. Ce que je veux dire par là, c’est que les techniques Freinet sont un système ouvert, qui n’a pas peur de venir se voir intégrer d’autres outils, d’autres apports, mais à condition de ne pas se voir diluer ou démanteler en une suite de techniques porteuses d’une doxa adaptative. Alors la pédagogie Freinet peut « être vécue » véritablement par les autres. Mais on le voit, cette pédagogie ne peut être vécue qu’à la condition de ne pas céder sur sa vérité, qui excède la conformation à une « mission didactique », ni même à une fonction éducative, fixées d’avance et vis-à-vis de laquelle il faudrait chercher à se justifier avant tout, en courant après les dernières lubies à la mode imposées par le ministre saisonnier ou ses éminences (plus ou moins) grises. La pédagogie véritable s’ancre sur un plan autrement sérieux : la coopérative. Car quand on pense à Freinet à Saint-Paul-de-Vence ou à Oury dans la banlieue parisienne (je sais, je convoque les grands Totems, mais on pourrait le dire de chaque enseignante…), l’idéal coopératif se révèle dans toute sa profondeur. Dans la classe, il y a véritablement la construction d’un sujet politique : le sujet de la coopérative, celui que Fernand appelait « le peuple libre des enfants ». Ce peuple ne peut être véritablement libre que s’il s’agit d’un partage véritable du pouvoir, et non de sa délégation par l’adulte au service d’une meilleure rentabilité de l’entreprise éducative dont il doit rendre compte à sa hiérarchie. Et ici, il me faut tout de même prononcer LE gros mot : ce qui s’instaure là, c’est une démocratie directe. Peut-elle exister ailleurs qu’à une échelle restreinte, au sein d’un groupe qui peut discuter, s’entraider, s’engueuler, où les fantasmes trouvent le terrain plus ou moins vague grâce auquel travailler en contrebande, dans le sous-sol inconscient des actions quotidiennes que requiert la « discipline de navire » de cet écosystème de bric et de broc, mais riche comme un monde, qu’est la classe Freinet ? Le désir ne peut s’articuler qu’à travers des lieux de paroles collectifs ou intimes, à travers des échanges langagiers et concrets. C’est une expérience politique à ce niveau-là qui se joue dans l’organisation coopérative d’une classe. Mais cet idéal, il ne faut pas le confondre immédiatement avec de l’idéologie, au sens habituel du terme, pas du tout. Ce serait la pire des choses. Au contraire, la révolution coopérative dans l’école s’inscrit dans la droite ligne d’une époque, à cheval sur le XIXe et le XXe siècles, où la révolution coopérative a eu lieu chez les paysans et chez les ouvriers, dans l’organisation quotidienne de leur travail et de la propriété de la valeur qu’ils produisaient. Il ne s’agissait pas d’une « utopie » à atteindre et attendre, dans un futur plus ou moins lointain, par une population universelle, bref une « chimère » aux yeux des réalistes de tous bords, mais d’une transformation concrète et immédiate (donc forcément imparfaite et parcellaire) des conditions de vie et de travail de groupes et de communautés restreintes, mais réelles. Or regardez ce qu’on dit souvent face à vos classes : « C’est bien beau, mais c’est utopique » — alors que, bon sang, elles existent bel et bien, puisque ces gens qui vous mouchent peuvent venir y voir : eh bien, non, admettre qu’elles existent réellement reste insupportable à beaucoup (y compris des gens bien intentionnés, idéologiquement « à gauche sous tout rapport »), parce que cela énonce, et dénonce, autre chose, en creux : les conditions réelles pour bouleverser la façon de faire la classe, n’importe qui peut acquérir les moyens de les instaurer, à la condition que n’importe quelle formation ou hiérarchie académique accepte la 67

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responsabilité d’en donner la liberté et le pouvoir aux enseignants — et à la condition que ces enseignants et cette hiérarchie désire un tel bouleversement, au lieu de considérer que de telles classes sont une anomalie, même louée, une hérésie, un scandale, un insupportable grumeau dans la pâte lissée de la médiocrité éducative qui a le mérite de ne venir emm… personne (sauf ceux qui en crèvent, les sujets, et au premier chef les enfants et les enseignants). Alors quelles sont les conditions qui caractérisent une telle expérience politique ? Fernand et Aïda Vasquez les désignent, avec leurs mots, en disant que les ceintures de comportement sont là pour désigner le statut de chaque sujet dans la classe. Ici, les habitués du séminaire de Jean Oury savent très bien que chez « l’autre » frère Oury, le psychiatre, le terme de « statut » est plutôt mal vu, car il est pris au sens hiérarchique macrosocial. Mais justement, dans la praxis restreinte et institutionnalisée d’un classe coopérative, le statut perd son aspect pathogène, pour recouvrir sa valeur symbolique propre. Le statut, c’est ce qui définit, pour chaque membre de la classe, adulte comme enfant, sa place dans l’organisation du groupe, c’est-à-dire le degré de liberté, de pouvoir et de responsabilité qui lui est reconnu par la loi du conseil. Si on enlève l’une de ces trois dimensions, l’humain disparaît (sans liberté, on a des acteurs collés à leur statut social ; sans pouvoir, tout sujet reste dans l’impuissance ; sans responsabilité, c’est la tyrannie). La valeur de ce statut dépend de l’éthique qui règne dans la classe : si la loi est pourrie — comme on le dit d’une planche —, alors ce statut est pathogène ; si l’éthique tient debout, alors le statut redevient un outil sérieux de repérage de qui peut faire quoi à tel moment, outil de lecture et d’action absolument indispensable pour le bon fonctionnement, si complexe, de la « machine-classe ». C’est, je crois, ce que montre ce qui est pour moi sans doute la plus belle monographie de Fernand, « Luigi et Ahmed » : comment la loi du groupe se refonde, à sa capacité à répondre au courage d’un sujet, celui de Luigi, qui ose affronter au conseil le risque de se faire écraser par tout le groupe, pour défendre Ahmed bouc-émissaire. Et l’éthique d’Oury — ceinture noire en pédagogie, ce jourlà plus que jamais — réside dans ces quelques mots qu’il renvoie à Luigi (qui vient pourtant de lui asséner : « Votre classe, vous vous en rendez même pas compte, elle est dégueulasse ») : « Tu m’intéresses… En effet, ce que je fais ne me paraît plus très fameux… C’est très bien Luigi ». « Adulte » ou « enfant », ces statuts sociaux ne jouent plus : c’est entre praticiens, sujets d’un même milieu à sauver de la mort par putréfaction, que se jouent ces paroles qui touchent au vrai et au sacré. Car c’est au nom de la loi sacrée du « Tu ne tueras point » que parle Luigi, la loi qui, de façon si banale en apparence, est présente dans ce qui est sans doute le SEUL énoncé indiscutable dans une classe coopérative : « On ne se moque pas ». Cet énoncé instaure l’interdit du meurtre, fondation anthropologique première de tout milieu scolaire digne d’être appelé « humain » ; on le sait, un autre interdit est tout aussi nécessaire à la structuration symbolique du milieu : l’interdit du l’inceste, c’est-à-dire du collage — c’est celui dont j’ai parlé en tout début. Cette révolution dans les rapports au sein du travail et de l’existence fait naître une possibilité : ce qui est efficace (et là, je fais écho avec l’un des groupes, où on en a discuté), c’est la fonction thérapeutique, la fonction soignante — la fonction pédagogique aussi, bref ce qui fait grandir l’existence au lieu de la renfermer ou de l’enrégimenter dans des régimes de vie psychique ou sociale cadenassés ou 68

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azimutés. Ce n’est pas telle personne ou telle autre, c’est ce qui fait que soignant/soigné, enseignant/élève, formateur/formaté, etc., on s’en fout : c’est ce qui naît dans le groupe praticien et sujet qui agit. À la rigueur, le vrai sujet d’une fonction, c’est le milieu institutionnalisé : c’est le Club thérapeutique, c’est la classe, à condition bien sûr que ses praticiens y soient pleinement sujets, c’est-à-dire maîtres de la Loi et investis de leur désir. Autrement dit, quelle est la fonction d’efficacité ? Certes, c’est une fonction visible dans ses effets, mais sa véritable présence est invisible, en ce sens que ça n’a rien d’une « action » qu’on pourrait objectivement attribuer à tel ou tel « responsable ». Pour reprendre les termes de Jean Oury, une « décision » véritable, ce n’est pas automatique ou prévisible, c’est un point qui fait bifurquer l’ambiance, et « ça prête à conséquences » : seuls des sujets peuvent se sentir engagés par une telle décision qui concerne le groupe tout entier, pas « tel ou tel ». Une fonction thérapeutique ou pédagogique, c’est structurel : la fonction n’est pas du registre de l’imaginaire (ça, ce sont les rôles qu’on joue tous plus ou moins aux yeux des autres et à nos propres yeux) ou de la réalité sociale imposée, c’est de l’ordre du symbolique. Mais le symbolique est indissociable d’une autre dimension, imprenable quant à elle : la dimension du sujet, au sens que lui donne la psychanalyse (Lacan en particulier). Le sujet, ce n’est pas untel ou untel, ce n’est pas la personne ou encore moins le statut avec lequel on l’arraisonne scolairement — « enseignant », « élève » (ou pire encore, cette atrocité charcutière qui ratiboise toute humanité et dont s’enorgueillissent ceux qui veulent faire « scientifiques » en matière d’éducation : « apprenant »). Le sujet, c’est une dimension qui est là toujours en négatif, en creux, inconsciente, la part sous-jacente et pourtant fondatrice du travail concret. D’où la fameuse phrase de Tosquelles : « Si je devais prophétiser, je souhaiterais que le prolétariat ne reste pas branché sur la conscience, mais sur l’inconscient ». Et je pense que dans beaucoup de nos débats concernant l’articulation entre les techniques d’apprentissage et les institutions coopératives, plutôt que de dire : « Moi, je suis pour le PSG, moi, je suis pour l’OM », « Je suis pour ou contre l’art enfantin, pour ou contre la monnaie intérieure », l’important serait plutôt de dire : sur quoi ça se branche ? Sur le désir, précaire et jamais décidable, mais assurément branché sur la dimension du sujet ? Ou bien sur la couche de la conscience largement imaginaire et superficielle des stratégies managériales à coup de « contrats » ou autres « motivations » — qui ne sont qu’une impasse qui prouve sa vacuité, une fois que s’est émoussée et épuisée la petite cartouche de surmoi ou de fascination qu’on avait cru déceler dans tel ou tel gadget gestionnaire ou didactique ? Le contrat (recours pas toujours à proscrire, du reste) est toujours moral, et n’est que la part formelle, voire formaliste, de ce qu’est une véritable loi symbolique vécue par le groupe (discutée, décidée, suivie par chacun de ses sujets, dans toutes ses conséquences quotidiennes au travers des métiers, du travail en équipes, des apprentissages, des sorties, etc.). La motivation est un ersatz de désir, et comme tout ersatz, c’est artificiel et donc aussi mortel qu’une pile, là où le désir, au travers d’un travail librement entrepris, se régénère comme une étoile ; d’où l’importance, Aïda Vasquez y insistait tant, de ne jamais confondre désir et plaisir, demande et besoin. Pédagogie du désir et de la loi, et pédagogie du contrat et de la motivation, ne fonctionnent pas au même régime. Et si je devais faire, moi, une différence éthique radicale entre des pratiques pédagogiques, ce serait entre ces deux façons-là de convoquer les techniques, que 69

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ce soient celles de Freinet, d’Oury ou de tous les autres. Car si on a travaillé dans des classes coopératives, on connaît les dérives du moralisme « démocratique », du surmoi du « bon coopérateur ». Bref, on est vigilant à la réduction des techniques les plus intelligentes à n’être que des « motivations », des pellicules de sucre pour faire avaler les pilules amères dans lesquelles on encapsule les savoirs officiels : la pédagogie coopérative peut devenir le pire des milieux suraliénants. Ce qui est sacré, c’est le sujet et son désir. C’est cela que ne comprennent pas, ou font semblant de ne pas vouloir comprendre, ceux qui rabâchent cette ânerie : « La structure, ça nie le sujet » — quand on pense que le concept majeur du plus grand des structuralistes, c’est-à-dire Lacan, c’est tout de même le sujet de l’inconscient ! Non, un milieu structuré comme un langage, un milieu institutionnalisé comme une classe coopérative ou un Club thérapeutique, ça rend possible l’advenue d’une véritable subjectivité dans l’existence de l’enfant ou de l’adulte, celle qui ne se découvre que s’il y a du désir, du sens, à ce qu’on fait là, ensemble. Et là, insensiblement, dialectiquement, de la question du matérialisme coopérative, on en est venu à la seconde voie que j’ai annoncée plus haut : nous baignons en pleine exigence de respecter l’absolue liberté de l’existence du sujet vis-à-vis des institutions qui, pourtant, structurent et rendent viable le milieu qui l’accueille. C’est un paradoxe, une trouée dans la doxa, dans l’apparente évidence : ce n’est pas une contradiction ni une incongruité. En effet, si on continue par là, si on progresse dans la journée, on trouve sur notre chemin le groupe qui a travaillé sur le verbe « Désirer », dans lequel j’ai entendu : « Laisser du creux », magnifique façon de résumer l’enjeu éthique, et à quoi a fait écho l’ambiance que j’ai ressenti dans le groupe « Écouter ». Vous avez parlé de ce que Jean Oury appelle le « paraître du retrait », c’est à dire la capacité d’être simplement là, de ne pas même chercher à « être utile » : seulement savoir entendre, fermer sa gueule, ne pas chercher à répondre à une demande — pour ça, seul le sujet de l’enfant saura « faire quelque chose » de votre présence et de votre travail, et y puiser ce qui pourra faire sens dans sa propre demande, inconsciente et qui ne regarde que lui. Je dirais que c’est ça, accueillir. Et ça fait écho à ce que nous a magnifiquement apporté Martine Frezouls ce matin, à savoir que son but, c’était de « désencombrer la situation », de « mettre du creux », et donc essayer d’instaurer un endroit où le sujet peut avoir la paix, cette paix profonde et la plus intime, presque celle dont Winnicott parlait, qui est présente tout au cœur de l’être, et qu’il faut respecter car il n’y a rien de plus sacré que ça. À mon avis, ce n’est pas apprendre qui est sacré, c’est respecter le sujet. Désencombrer son espace, c’est dire cela avec des mots à la fois d’une grande simplicité et clarté. « Laissons la paix nécessaire au sujet et au groupe qui essaie de l’accueillir — faisons leur confiance ». À ce sujet, notre amie a parlé ce matin d’une « alliance thérapeutique », et il n’y a qu’un pas à faire pour proposer d’analyser la vie de la classe au crible d’une « alliance pédagogique » : or une telle alliance est faite, peut-être pas tant de « confiance », au sens trop « conscient » et contractuel du terme, que de « fiance », au sens ancien et que Michel Balat, notre autre ami, sémioticien et psychanalyste, a remis à l’honneur, quand il dit d’un jeune toxico ou d’un délirant : « Je ne leur fais pas confiance, dans le sens où je prendrais leur propos au pied de la lettre, en revanche je me fie au ton de ce qu’ils disent ».) 70

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Les mots de M. Frezouls font écho à ce que répondait une fois Jean Oury à une dame de la sécurité sociale qui lui demandait, très gentiment : « Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous aider ? » Il lui répondit : « Foutez-nous la paix ! » C’est-à-dire : ne venez pas surajouter vos évaluations statutaires et étatiques, débarrassez-nous au maximum de cette surcharge pathogène, et laissez notre milieu s’institutionnaliser par lui-même et développer sa fonction thérapeutique. Ce qu’il questionnait là, ce sont les conditions politiques sociales actuelles, concrètes, pour que de tels espaces soient possibles, en réponse à ces demandes de praticiens qui se résument toutes, en fin de compte, à cette paix exigée, cette même paix de l’être selon Winnicott, que j’ai évoquée plus haut. Quelles sont les conditions macrosociales de possibilité pour cet accueil institutionnel ? Ce serait de dire : « Eh bien écoutez, il existe quelques bulles d’oxygène, encore, sous la chape de plomb. Ce n’est pas un rêve, c’est une réalité, même si elle se fait de plus en plus rare. Faites en sorte au moins de ne pas les écraser ni les dissoudre. Et si possible, aidez-les à se rassembler de temps en temps, de façon à créer des bulles un peu plus grandes, un peu plus oxygénées. On ne demande rien d’autre, au fond… … et l’on ne demande SURTOUT pas de « généraliser » la psychothérapie institutionnelle à tous les HP, ou la pédagogie institutionnelle ou Freinet à toutes les écoles de France. Pour une raison simple : ce qui est singulier, ça ne peut pas se généraliser. On ne peut pas généraliser une pédagogie du singulier, on ne peut pas imposer une pédagogie du désir. On ne peut que tout faire pour qu’elle ne crève pas, ici et maintenant, et au moins demain ; quant à la transmettre, cela ne pourra le faire que par contamination, presque par capillarité, comme l’eau dans le sucre. C’est aussi pour cela que sont si précieux les stages, les rencontres, les monographies… Confondre les deux transmissions, sur le registre de généralisation par formation initiale ou décret, ou sur le registre du singulier, voilà l’ERREUR souvent mortelle, en tout cas une croyance naïve et lourde dans laquelle un certain nombre de « militants pédagogiques » ne peuvent s’empêcher de tomber saisonnièrement. Il faut être naïf, ou persuadé qu’on va pouvoir convaincre un ministre enclos dans son cabinet, pour croire tout changer à coup de telles luttes selon des stratégies de « conviction » et de prise du pouvoir macrosocial. Je pense que c’est une utopie sur laquelle beaucoup de copains se sont cassé les dents à partir, disons, de 1981 (sans doute avant, mais je ne connais pas assez la chose). Je ne veux pas dire qu’il faille abandonner le combat sur ce champ-là, et je n’ai aucune ironie vis-à-vis de l’énergie et de la force ces militants (même si, en ce qui me concerne, je me sens totalement étranger à une telle logique) : mais il faut se refuser à croire que, sous prétexte qu’une telle lutte prend des proportions gigantesques, à l’échelle globale d’un macro-territoire social et politique, cette échelle constitue le cœur réel, ni même la priorité de la logique de la praxis pédagogique. Ce combat fonctionne sur un plan macrosocial, et quitte à le mener, il faut le faire avec la conscience que c’est une lutte qui est de l’ordre d’une certaine logique dans laquelle le désir n’a rien à voir : c’est une logique de rapport de forces entre des idées et des idéaux — c’est une lutte idéologique. Dans une telle lutte, au moins, n’oublions jamais la phrase de Freinet : « L’officialisation de nos méthodes serait sans doute la pire des choses » ; ni l’idée de Jean Oury selon laquelle ce qui fait que la « PI » (psychothérapie ou pédagogie, peu importe) reste inaudible, intraduisible et au fond inacceptable, ce 71

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n’est pas tant une affaire de contenu et d’idées, que de structure de pensée. Notre ami sémioticien Michel Balat dirait, avec son vocabulaire, que la différence entre la pensée du général et la pensée du singulier n’est pas une affaire de bonnes intentions ni de « bon côté politique », mais une différence de logique. C’est à lui que j’ai emprunté cette distinction entre généralité et singularité, et je voudrais à présent aller plus avant encore dans cette singularité. C’est cette logique singulière qui est décisive pour la qualité éthique dans laquelle existe une classe, un Club. Comme l’a bien évoqué le groupe « Désirer » à la fin, et cela m’a semblé très important, le désir réside dans le champ des « praxis », comme les appelle Francis Imbert, c’est-à-dire un champ tout à fait hétérogène au champ macrosocial idéologique. Le désir n’est présent que dans et grâce à la fragilité des groupes ; et la fragilité, même si c’est ce qui est écrasé en premier par les rapports de forces massifs, ça ne signifie pas pour autant la faiblesse. Les rapports de force ne conçoivent les pédagogies « minoritaires » qu’en termes de faiblesse. La praxis, elle, les pense en termes de fragilité, c’est-à-dire tout le contraire : la fragilité, c’est la source meuble, tendre, de laquelle seule peut sortir la valeur véritablement humaine de l’existence, du courage d’être ouvert à l’imprévisible, à ce qui ne peut pas être « managé », mais seulement assumé, collectivement et subjectivement. Il y a eu, tout au long de notre journée et à travers ce qui s’y est raconté, un respect de la fragilité, la fragilité de ce qui pouvait se tisser, se jouer et se transmettre. Je pense à Sébastien qui dit : « Je n’aime pas le théâtre » : voilà, il le pose — sauf qu’il le fait et qu’on l’écoute (ou parce qu’on l’écoute…), et que le groupe reprend cette parole, au lieu de la rejeter ou de faire semblant de l’entendre sans vraiment s’en soucier : et on passe du tragique à l’acceptable. À partir de ce moment-là, le groupe bifurque dans son activité, donc dans toute son organisation et son discours, donc dans son être (cette triple équivalence faire/langage /être est l’un des traits distinctifs d’une praxis). Cela me fait penser à une expression de Jean Oury : « la psychothérapie institutionnelle se structure à partir du psychotique ». Si on y réfléchit bien, c’est un paradoxe absolu : d’habitude, on pense que c’est l’inverse, qu’il faut d’abord structurer la clinique pour pouvoir ensuite y accueillir le sujet, surtout quand il est aussi déstructuré, et déstructurant, qu’un psychotique — Eh bien, non, sinon c’est le début de la logique discriminatoire, objectivante, chacun dans sa case-diagnostic, cette logique qui, Jean n’y allait pas par quatre chemins, mène tout droit aux camps de concentration. La psychothérapie institutionnelle n’existe que si elle se réinvente à chaque point où jaillit le hasard de la rencontre, aussi foutraque, voire angoissante, soit-elle. Quant à la journée de la classe, pourtant organisée avec une « discipline de navire » comme disait Freinet (ou précisément parce que structurée avec un tel soin), elle peut elle aussi se structurer à partir de « ce qui survient », par exemple lors du Quoi de neuf ?, ou dans un texte libre, c’est-à-dire de l’incalculable, de l’imprévisible, du hasard. Cela ne veut pas dire qu’il faille « exploiter » immédiatement tout ce qui sort (ce serait le retour du productivisme à marche forcée), mais on peut « le reprendre », en reparler autrement, ailleurs — quitte, parmi ces différentes modalités de « travail », à exploiter la richesse d’un thème récurrent signalant une dynamique désirante forte, par exemple au travers d’un album-enquête, ou, de façon plus régulière, avec l’organisation de toute une semaine de travail en français autour d’un texte-libre élu, mis au point 72

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collectivement et objet d’une enquête didactique (phrase-clé, etc.). Mais l’important, c’est de ne surtout pas avoir pour réflexe, à l’arrivée de quelque chose d’inattendu, de « ranger ça dans une (seule) case », c’est-à-dire éviter les carcans prédéfinis : car ce qui vient et qui est porteur de désir (et donc souvent déclencheur d’une angoisse plus ou moins forte), c’est quelque chose qui, possiblement, n’entre dans aucune case particulière préétablie, dans aucune des habitudes de pensée ou de travail « générales » : ce qui advient, porteur de sa propre loi, non encore totalement accouchée, c’est cela, le singulier. Si la classe et son groupe ont les outils pédagogiques efficaces pour accueillir le désir et le hasard, alors à partir de cet accueil d’une singularité, on peut « encaisser » que cela vienne cabosser nos habitudes, et en profiter pour refonder la pertinence de ces dernières (c’est ce qu’encaisse Fernand et la classe face à Luigi). L’important, c’est que là-dedans, comme dans ce qui se passe avec Sébastien, le groupe, au lieu de refouler cette dissonance, lui fasse au contraire écho, reprenne et trans-forme sa parole. Cela ne veut pas dire que cela va « répondre à sa demande » — cette « réciprocité communicationnelle », c’est l’illusion inverse, qui croit en la « main invisible » que suppose peu ou prou la « non-directivité », et qui voudrait que le désir n’ait pas de limites, de frustration, et que chaque individualité, dans sa toute-puissance imaginaire, fasse tourner toute la classe autour d’elle. Faire écho à une demande, c’est seulement ouvrir la voie possible pour construire une réponse : ce que sera cette construction, c’est là toute l’inconnue d’une véritable production de la parole à travers le discours du groupe. À condition d’avoir suffisamment de lieux d’écoute et de parole, reliés entre eux et pouvant donc laisser le champ le plus riche possible aux échos, alors les paroles peuvent venir faire tinter la surface des échanges, répandre le désir comme une goutte de pluie sur une eau plate, par ondes concentriques, lesquelles rencontrent à leur tour les ondes venues d’autres points de subjectivités, d’écoute et de parole. Et alors l’aire du discours du groupe ressemble à ces étangs ridés par des milliers de gouttes de pluie qui font ondoyer la surface des échanges. C’est ça, la socialisation de la parole. Ce que ça va faire bouger en dessous de la surface, ça, ça ne regarde personne d’autre que chaque sujet. Ce qui se dit du sujet demeure dans une intime pénombre, mais sans que cela empêche au contraire le désir de se propager, de circuler à travers la vie quotidienne, et de revenir radicalement transformé, bouleversé et, c’est du moins le pari pédagogique autant d’une thérapeutique institutionnelle, déchaîné. Ce déchaînement, c’est celui dont parle Lacan quand il dit que « l’interprétation déchaîne la vérité ». Et ce, par opposition à la souffrance de beaucoup d’enfants ou d’adultes, quand le désir est tellement esquinté qu’il ne peut plus sortir du blocage névrotique où il s’enkyste, ou pire, de l’enfer du puits sans fond dans lequel se trouve le psychotique : un sujet « laissé en souffrance » comme un coli, une souffrance telle qu’elle se dresse comme un barrage contre toutes les bonnes volontés d’apprentissage ou d’amélioration, même les plus « motivantes » en apparence. Et c’est parce qu’il était porteur d’un tel déchaînement singulier, je pense, que le caillou dont a parlé Isabelle ce matin nous a tant marqué, et surtout dans le groupe « Écouter ». C’est-à-dire qu’en montrant un autre caillou, « son » caillou, Isabelle fait écho à celui de l’enfant, mais sans savoir à l’avance ni pourquoi elle prend ce caillou, ni à quoi, ce faisant, son geste va faire écho. Et ça, c’est à mon sens une 73

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image magnifique de la sagesse de la pédagogie institutionnelle : un signifiant fait écho à un autre signifiant, là est le geste décisif. Que représente ce signifiant ? L’enseignante se met dans ce « paraître du retrait » qui consiste, tout simplement, à ne pas savoir exactement ce que représente ce caillou, et surtout à savoir que peu importe, car quoi que ce soit, il y a là quelque chose qui parle, de l’ordre du sujet, or seul le sujet reconnaîtra ce qui est sien… « Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant », les gens férus de psychanalyse lacanienne le savent : le sujet est imprenable ; par contre il peut passer d’une parole à l’autre, d’un caillou à l’autre. L’important c’est que ça circule, là est toute l’aventure du sens, (par opposition à la signification, qui reste toujours bloquée dans une case fixée par avance : celle des interprétations plaquées, celle des définitions de dictionnaire, de grilles d’évaluation, de programmation officielle, etc.). Ensuite, « quant à ce qui le concerne, le sujet sera prié de s’adresser à lui-même », comme disait Lacan. Et je dirais que cette sagesse est celle de la monographie aussi : chaque fois, ça nous prend, ça nous cueille ; on ne sait pas trop exactement « ce qui s’y dit sous ce qu’on y entend », on ne peut pas tout rassembler — ni comme lecteur, ni même comme auteur. Mais ça circule, et c’est de l’ordre de la transmission : ça fait sens. Ça ne peut pas être un cours de formation, ça ne peut pas être une conférence de fac, dont l’idéal demeure toujours, par leur seule structure, demeurent de l’ordre de la signification. Il y a des choses qui passent en contrebande, car elles ne peuvent être efficaces et transmises qu’ainsi, parce qu’elles ressortiront le jour J à l’instant T dans votre pratique, dans votre classe de façon toute aussi fulgurante et inattendue, alors qu’à la lecture de l’histoire, son inscription en vous s’était faite sans se faire remarquer. Et ça, c’est ce que donne la monographie sur le plan de la transmission, sur le plan des pratiques, des techniques et des outils, etc., mais aussi sur le plan évidemment du fantasme : à quoi est-ce qu’on va s’identifier, dans ce tissu d’histoire vraie et concrète, qui parle aussi de tout autre chose selon l’oreille, l’œil, la mémoire et le cœur de chaque lecteur ? On va s’identifier à quelque chose qui agit dans cette histoire, une qualité de présence et d’acte qui, qui sait, rendrait notre fragilité moins dangereuse, plus efficace dans la précarité et l’incalculable du quotidien. Et bien sûr, quelque chose qui n’a rien d’une image consciente, d’un précepte auquel on accorde consciemment sa confiance, mais quelque chose qui a tout d’un repère profond à quoi on se fie. Plus fondamentalement encore, je voudrais dire c’est ça, être véritablement ceinture noire : c’est savoir qu’on ne peut pas tout avoir. Un « ceinture noire » ne cherche pas à avoir (tout) le pouvoir, il cherche encore moins à l’incarner ni à le manipuler, fût-ce de façon « transférentielle » (je pense à ce qu’a rapporté ce matin Isabelle de son « mauvais stage », et qui montre que même, voire surtout, du transfert, on peut faire de bien douteux usages en matière de pouvoir et de domination…). Un ceinture noire sait bien qu’on n’a jamais le pouvoir que partiellement, dans un lieu, et au nom d’une loi. Quand nous sommes sujet d’une classe (ou d’un tatami, puisque Fernand inventa les ceintures à partir de sa pratique de judoka), quelque chose passe à travers nous de l’ordre du pouvoir qui, symbolique, circule au sein de tout le milieu et n’appartient à personne : ce pouvoir, nous ne le possédons pas, il nous possède. Chaque sujet du groupe partage une part profondément égale de ce pouvoir (au conseil, chaque vote compte pour un, chaque parole a droit de cité, même pour le plus enquiquineur des « petits »), et trouve à son exigeant contact (la part de responsabilité que cela 74

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implique : « L’exigence est un honneur », comme disait un ami qui nous manque) de quoi renforcer sa puissance, c’est-à-dire, profondément, la fidélité sérieuse à notre désir, la liberté désirante, tout le contraire de la toute-puissance, qui rouvre et relance sans cesse l’existence. Mais d’avoir le pouvoir, absolu, jamais il ne saura être question pour quelqu’un. Pour quelque lieu, pour quelque milieu habité par un groupe — c’est cela que j’appelle une praxis —, oui. Et seule la loi de ce milieu saura désigner le degré de maîtrise de chaque sujet, y compris celle de cette ceinture noire qui n’est jamais qu’un sommet d’infinitude. C’est pourquoi rien n’est plus risible, ni étranger à cette pédagogie institutionnelle que je côtoie à travers certains visages, que de confondre une puissance véritable avec la domination, toujours plus ou moins humiliante et perverse, des figures de « maîtres » : un maître n’existe que dans notre imaginaire, il n’y a de maître que de discours, comme une fonction, et dès que cette fonction s’incarne, on retombe dans l’imaginaire — c’est assez pitoyable, et c’est tout l’inverse, je crois, de l’orientation véritable de la ceinture noire, laquelle ne regarde jamais de haut, mais, toujours à même hauteur, exactement, fragilement, chaque être, chaque rencontre, chaque hasard. Une exactitude contagieuse. Être ceinture noire, c’est tout simplement cesser définitivement de craindre de ce qui semble être plus fort que soi, c’est en un sens rechercher cette force sans cesse comme seule boussole, pour en ressortir soi-même, toujours un pas plus loin dans l’existence. Mais en retour, cela jette une lumière porteuse d’une profonde émotion sur ce qu’est une ceinture, peu importe sa couleur. À chaque effort courageux pour grandir — et il n’y a pas d’autre effort que dans le courage —, une petite goutte de noir vient foncer un peu la couleur de la ceinture où en est l’enfant — l’enfant que nous ne cessons jamais d’être jusqu’au tout dernier souffle, jusqu’au tout dernier effort du simple travail de vivre. Et ce sujet n’a pas d’âge. Depuis sa place, dans la singulière et imparfaite articulation de sa pensée, de sa parole et de ses actes, il est capable de création pure, et donc de porter la possibilité d’un événement dont il nous faut ensuite, nous ses compagnons, nous montrer dignes. Je repense à ce petit Abdelhak qui propose d’expliquer 8,31, par cette écriture : « 8,3,1 ». Vu de haut, de notre stade achevé et mort de savoir adulte, « c’est faux » — mais quelle intelligence dans cette naïveté (dans cette « nativeté »…) : c’est, « sans le savoir », l’expression géniale (au sens qu’elle est propre à son créateur) qui, en tout cas quant à moi, me permet de soudain mieux comprendre la logique décimale de ce « 8,31 » qui va de soi, c’est-à-dire au sens duquel je n’ai plus jamais pensé depuis des décennies. Et donc désormais, je vais mieux pouvoir en partager le sens, avec moi-même et avec autrui. Un ceinture jaune en mathématique peut aider sans scandale un ceinture (supposée) noire. Il y a de cette contemporanéité entre les sujets d’une même praxis. On peut être contemporain à quarante ans de distance, ou à trente siècles, face au génie d’une statuette dite « archaïque » : c’est ce qu’on pourrait appeler une praxis d’art. Quant à la praxis de l’Icem dans la recherche pédagogique et didactique, elle n’a pas à être vue comme ayant des praticiens de premier et de second rangs selon leur statut d’élève ou d’enseignant (ou de « scientifique », tant qu’on y est…), et il n’y a aucune démagogie de ma part à dire, dans une absolue parité « Merci, Abdelhak. » Comme disent les copains, « C’est jamais fini, c’truc-là… » Et c’est sans doute aussi pour cela que je vous remercie encore de cette journée… 75

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"Nous avons ouvert des pistes qui commencent à être sérieusement éclairées et où vous pouvez vous engager désormais avec la certitude d'un pourcentage réconfortant de réussite et d'efficience. Mais ne tenez jamais ces pistes et ces lumières comme définitives, ne rétablissez pas les tabous, ne jalonnez pas de routines les voies nouvelles. Ce qui est scandaleux, ce n'est pas que des éducateurs critiquent et cherchent à améliorer les méthodes de Mme Montessory, de Ferrière, de Decroly, de Piaget, de Washburne, de Dottrens ou de Freinet. Le sandale éducatif, c'est qu'il se trouve à nouveau des "fidèles" qui prétendent dresser, à l'endroit même où se sont arrêtés des éducateurs, des chapelles gardiennes jalouses des nouvelles tables de la loi et des règles magistrales, et qu'on ne comprenne pas que la pensée de Ferrière, de Piaget, de Washburne, de Dottrens, de Freinet, est essentiellement mouvante, qu'elle n'est pas aujourd'hui ce qu'elle était il y a dix ans et que dans dix ans, de nouvelles adaptations auront germé..." Célestin Freinet (L'Educateur, novembre 1945)

Ne rien dire que nous n’ayons fait. Fernand Oury

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Jacques PAIN Parlons politique. La « PI » c’est du politique. Qu’est-ce que je fous là, disait Jean Oury souvent. Fernand la reprenait aussi, cette interrogation phénoménologique. C’est vrai que me retrouver ici tient pour moi à la fois de la répétition et du retour. Mais peut être pas de l’écholalie, non. Car c’est toujours intéressant de voir et d’entendre des « vignettes » de la vie antérieure (c’est le titre d’un livre de Henri Laborit), comme aujourd’hui, avec des gens que l’on connaît depuis longtemps, d’autres que l’on découvre. La subjectivité est une mine à ciel ouvert. Dans la nouvelle émergence de cette pédagogie des sciences humaines qu’est la Pédagogie Institutionnelle, les découvertes ou les recherches ont elles-mêmes pris la marque du temps. Il y a lieu de traduire, ajuster, refaire l’outil, « polir » les concepts. Ce qui m’a toujours préoccupé, mon souci obsessionnel, ce fut de comprendre, un peu plus ; de toujours un peu plus savoir. Je sais bien qu’on n’y parvient jamais, mais cependant je m’y accroche. Il faut faire des fouilles archéo-pédagogiques, là est la clé conceptuelle de la connaissance, remettre l’ouvrage cent fois en lecture ! Je me souviens de la grande époque où la consigne pour les postulants à la formation des Groupes d’Éducation Thérapeutiques était : on n’inscrit pas au stage qui n’a pas lu les livres, a minima VPI (Vers une pédagogie institutionnelle). C’était de surcroît dit d’une manière telle qu’il ne fallait pas insister. Maintenant, des gens arrivent et déclarent « Je ne sais pas ce que c’est que la pédagogie institutionnelle, je viens voir ». A l’époque dans la tendance « dure » ils passaient par la fenêtre, et ils rentraient chez eux ipso facto. Ah tu viens voir, et bien vas te faire voir. Croyez moi, ça payait, paradoxalement. L’accrochage était puissant. La conscientisation par le choc tient la route. C’est le coup de bâton de l’éveil Zen. Je me souviens des tout premiers stages qu’on a faits à Savigny sur Orge, à l’école centrale de l’Éducation surveillée, dans un milieu non scolaire, avec des éducateurs, et un Fernand Oury qui se demandait ce qu’il foutait là. Transposer était la vraie question. On démarrait le dimanche après-midi, jusqu’au samedi midi (c’était post 68, alors on pouvait revendiquer une mobilisation politique). Les cadres de l’Éducation surveillée nous disaient : avec des horaires pareils, mais vous êtes complètement fous, ils vont rentrer chez eux le soir, ou ils ne viendront jamais ! Un an après, les stages étaient pleins ! Il y en eut des dizaines, sur des années. Et jamais un absent. Et tous présents le dimanche midi. Ils avaient quitté leur famille, leur patrie, leur petite fille, leur petit garçon. Alors, « Volem viure al pais » pleurait-on dans les milieux hippies. Mais ils prenaient une semaine, en internat, loin de la maison, ils venaient nombreux. La violence montait dans les écoles et les familles. Insidieuse. La société se présentait de plus en plus comme une belle endormie. C’était comme ça, la pédagogie institutionnelle ! Nous passions une nuit à dix à imprimer, tirer, agrafer, un journal de groupe. Je regrette il est vrai ce côté martial, résistant, résilient, qu’il y avait chez Fernand Oury, et qui m’avait beaucoup plu. J’en étais, et je trouve que ça manque, voyez. « Ne rien dire que nous n’ayons fait. » « Changer le métier ou changer de métier »… A ce titre, je voudrais d’abord rendre hommage à Paul Jacquin. J’avais suivi de loin ces événements dramatiques, l’instituteur Paul Jacquin, accusé à tort de pédophilie, à Zittersheim. Comme j’ai fait 35 ans de séminaires et cours sur les questions de violence, 77

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évidemment que les violences institutionnelles et les problématiques de cet ordre m’ont beaucoup intéressé. On y voit bien la violence structurelle qui se joue dans la société libérale vide de ses institutions. C’est la figure du bouc émissaire, que tout le monde connaît, c’est d’une simplicité monstrueuse, ce fantôme destructeur qui hante la bible ! Ça fait 5000 ans que ça dure mais ça fonctionne toujours. Bouc émissaire, violence mimétique exorciste, sacrifice de fuite des responsabilités. C’est le syndrome humain originaire. Quelqu’un de Zittersheim avec qui je discutais de cette figure du bouc émissaire me disait tout à l’heure : il y a eu un moment c’était les communistes, après c’était les algériens, et puis maintenant ce sont les réfugiés. Et à l’époque, pour Paul, effectivement c’était 2001, le délire pédo-judiciaire d’Outreau annoncé, et les enquêtes inquiètes et mal rendues. Il faut de la crucifixion romaine ou du tribunal politique pour figer à jamais la victimation. La victime nécessite en couplage un coupable, et le châtiment noie la vérité. Même les juges vivent de l’angoisse. La mort boit l’angoisse commune. Le problème, c’est qu’il y a 40 à 50 % des Français qui laissent faire, voire qui adhèrent au protocole émotionnel. Alors que la pédagogie de collectif que nous portons en fait apprend comment on résiste à ça, comment on démonte en ligne directe la rumeur et la calomnie, les « fake news ». Comment penser l’autre avec lui et à ses côtés. Tout est toujours à faire, à reprendre. C’est une pédagogie anarcho-syndicaliste. Ni dieu ni maître ! Des hommes, et des femmes. Je poursuis, pardonnez-moi, un peu comme hier soir, je suis dans « le » politique en ce moment. Je suis exaspéré depuis quelques années par ce qui se passe dans cette société. Ce n’est pas possible de continuer comme ça. Non seulement on doit résister mais on doit lire, on doit savoir. La « PI » mérite qu’on s’y attelle longuement. Comme les Techniques Freinet. Ça se travaille comme Platon, Aristote ou les pré-socratiques. On doit consulter tous les documents, tout relire, tout ce qui est à La Neuville, ou ailleurs, dans les groupes, et voir et revoir les films. Montons des bibliothèques, des médiathèques de la résistance. C’est comme avant la guerre, entre 36 et 39, il y a pas mal de gens qui avaient déjà tout vu venir. Et, comme après la guerre il faut reconstruire la mémoire, les sources, sacraliser les feux obscurs qui éclairent les nuits d’hiver des forêts humaines. D’ailleurs l’un des mots de Fernand, (j’ai évoqué hier cette violence d’interpellation qu’il avait), il parlait carrément, lui, pour caricaturer l’image infra-pensée d’une « direction » (administrative), de la « Kommandantur ». Le bureau de direction du stage, par exemple, pour « stimuler » les stagiaires, s’appelait la Kommandantur, jusqu’à ce qu’un mouvement de contestation organisée, conseilliste, de démocratie directe, le change. Il avait des expressions comme ça. Quand on partait en intervention, c’était un « commando ». La base de la guérilla : trois « intervenants », un qui parle, un qui surveille et note, un qui contre les critiques. Nous avions des « grenades antimites », - « anti-mythes » ! J’aimais bien cette vision radicale ! Quand je suis parti au Salvador, nous fabriquions « Chronique de l’Ecole Caserne ». Au Salvador, j’étais à l’université et au parti communiste clandestin. La guérilla allait durer trente ans. L’université a été fermée dans tout le pays, pour trois ans ; nous fûmes expulsés au bout d’un an. Difficile à comprendre mais la PI, pour moi, faisait partie de la lutte « armée ». Armée d’intelligences subversives! Dès le début, les livres PI nous disent que « conseil », c’est 78

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« soviet » en russe. La civilisation des égaux, pas des « egos ». Une ambiance à vivre, qui s’est conclue sans bruit par la suite en silence. Et tue. Mais ça repart. Plus personne à nouveau ne prétend que nous sommes dans une société stabilisée. Les analyseurs parlent. « 68 », quoi qu’en disent les aigris, c’était génial ! Mais ce n’est pas fini. Nous sommes dans la révolte. Il reste à réinstaller la subversion sociale jusque dans les concepts et l’éducation. Car ils vont revenir, ils sont revenus, vous l’avez sûrement remarqué. Ils sont là ! Ils veulent à nouveau penser pour nous. Certains auteurs coupent allusivement en deux le terme d’individu : in/dividu, « in » séparé de « dividu » (Gilles Deleuze déjà, et autrement Keiichiro Hirano). Indivision, individu. Coupez le in, il reste le dividu, cette société libérale « consumante » aurait réussi ce que personne ne croyait possible. Ces mentors élitaires nous ont séparé du politique. Ils ont réussi à casser la gangue fondatrice dans laquelle nous vivons naturellement, l’une de nos peaux constitutives. Nous serions dividués de fragments sans identités, ou à identités multiples et labyrinthes. La dimension du politique colle à la dimension du psychiatrique. Tosquelles a répété ça toute sa vie, et puis Jean Oury, et Fernand Oury. La PI ! Ce sont des mouvements inscrits dans cette dynamique « désirante ». En 68, le Centre d’études et de Recherches Marxistes bien sûr s’intéressait à la pédagogie institutionnelle, mais oui il n’y a pas de hasard. Les pédagogies progressistes tenaient le haut du pavé ! Nous y avons porté à plusieurs, un texte bien étoffé. François Tosquelles insistait sur le fait qu’on marchait sur deux jambes « théoriques » : Marx et Freud. Aujourd’hui, vous dites ça à quelque chaland égaré, il va vous demander une traduction. Marxiste, c’est un gros mot ! Il y a une « sépartition » comme aurait dit Lacan, qui s’est opérée au fil du libéralisme intime qui nous occupe, une sépartition des affects et du social, ils ont réussi à cliver ça. De la division du travail à la division essentielle de l’humain, la casse est à l’ordre du jour. Les pièces détachées l’emportent sur l’entité. C’est la nouvelle médecine scolaire. Dans une discussion hier soir, Joëlle Oury me disait, « On a parlé de tout sauf de Moscou. » Fernand Oury est allé à Moscou. Il a été invité à Moscou, il a été enchanté de son voyage (délégation Freinet, 1958). C’est mentionné dans « Chronique de l’école caserne ». Quelqu’un a entendu parler de ce voyage à Moscou ? Personne. Si, par Fernand bien sûr, mais maintenant c’est comme si on n’osait plus. Il faut le murmurer, derrière la porte. Moscou, mon Dieu ! Mais enfin, là encore La Neuville et Michel Amram reviennent avec force : après tout, « Un homme est passé » commence sur la révolution de 1917, et dans les bonus du DVD vous trouverez Makarenko. L’humanité continue de se faire, de gré ou de force, et l’utopie se nourrit de la dystopie. Deux points encore : Fernand Oury était quelqu’un d’extraordinaire, mais tout comme il y a des gens extraordinaires ici. Vous et moi nous pouvons l’être, au moment opportun, ça se révèle, ça s’installe. Mais en dépit des apparences sociales, ça ne se fait jamais seul ; il y a une production, un contexte, une « forme » subjective collectivisée qui fusionne les groupes, un quartier, une « tribu » intellectuelle. Désindividuons nous ! « Ne restez pas seul ! ». Tous ces gens explosés de l’ordinaire s’appuient sur des personnes réunies par un désir ou une nostalgie, une colère, des conjonctures, un « climat ». Les livres de pédagogie institutionnelle sont écrits par des groupes de pensée, ou comme disait Jacques Ardoino 79

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des « grouples ». Et là dessous, il y a des dispositifs, des structures. Rappelons, pour finir, avec Félix Guattari qui était bien de la bande, ancien élève de Fernand Oury, codirecteur de La Borde avec Jean Oury, dans ce qu’il appelait des agencements, c’est du « micro-moléculaire ». Ce sont des cellules, ces groupes de travail, mais des cellules dans le sens humain du terme, dans le sens physiologique, et « rhizomatique ». C’est à dire : cette vie sub-racinaire, underground, elle circule dans des Rhizomes, c’est le nom de leur revue. Les rhizomes, souvenons-nous, ne connaissent pas la hiérarchie. Les rhizomes, ce sont les champignons l’hiver, sous terre. Fernand Oury était aussi un grand ramasseur de champignons. Les champignons, vous ne les voyez pas mais ils poussent au même endroit, dans les mêmes environnements et « entours » (Jean Oury). Ce qui compte chez les champignons, ce sont les racines. On ne les voit pas mais ils sont encore et déjà là. Alors si c’était ça la PI ? Il faudrait autant soigner le dessous que le dessus. Ce n’est pas ce qu’on voit qui compte, c’est ce qu’on fait, ce qui se passe, ce qui se construit, ce qui s’installe et ce qui s’enracine. Il y a de l’avenir pour les champignons, loin de Tchernobyl bien sûr. Alors en ce moment, sous la surface ou à la surface du social il en est qui entreprennent des choses, beaucoup d’entre nous sont sur la brèche. Je citerai par exemple Adrien Simiot qui est là, de La Neuville (http://www.ecoledelaneuville.fr/), et Patrice Baccou, des Calendrettes (écoles occitanes liées à la PI), et un certain nombre de personnes de différents groupes, qui vont faire un tour de France du film « Un homme est passé ». A partir de janvier, pendant 4 mois, il y aura dans 10 villes de France une projection de ce film avec une réunion de personnes tout public, France, Belgique. Cela fait partie de la mobilisation dont je parle. C’est important de le faire savoir, c’est important de le dire, c’est important d’y assister et c’est important, chacun, dans son coin, d’essayer de développer des pratiques, une praxis, qui montrent que nous n’allons pas nous laisser faire ou avoir. Parce que la résistance est auto-référente et permanente. Voyez les textes de l’Appel des appels, voyez les Cahiers pédagogiques, les réactions à la réforme neurocognitive « sèche » et alphabétique de Blanquer et Dehaene, lisons Sylvain Connac… (https://lirdef.edu.umontpellier.fr/membres/enseignants-chercheurset-chercheurs/sylvain-connac/). La pédagogie institutionnelle, c’est la prétention humaine des sciences et des technologies pensées pour apprendre à l’école et en société, pas aussi bien qu’avant - je paraphrase Fernand Oury- : mieux !

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Raphaël DORIDANT Lundi, je vais retrouver mes 28 élèves de CE2. Je me sens submergé par cette classe : 14 qui ont à peu près un niveau de CE2 ordinaire, des faibles, des bons, des excellents ; 14 autres qui ont des besoins spécifiques : 5 qui apprennent le français, des enfants bilingues « en devenir », comme dit une amie, très très sympas et chouettes, et puis 9 autres, suivis au CE1 par le réseau d’aide spécialisée, avec des niveaux très compliqués en lecture par exemple, des enfants très peu autonomes. Certains, quand je leur dis quelque chose, me regardent, j’ai l’impression qu’ils ne comprennent pas la consigne. Et donc c’est dur… Et là, je me suis dit ce matin, en écoutant ce qui se disait dans les conférences : quand même, ça fait longtemps que tu n’as pas eu d’équipe dans tes classes, ça ne serait pas mal les équipes, là, parce que tu pourrais un peu mélanger. Et au conseil, vendredi prochain, je vais proposer ça, des équipes. Parce que c’est aussi ça, la pédagogie institutionnelle, c’est la classe. C’est bien sûr ce qu’ont dit Jacques et Pierre Johan. Je vais faire court parce que je pense que dans ma musette, dans la musette de la PI, la manière dont, avec l’image de Raymond, la manière dont j’ai poli le manche de cette outil là, il y a de quoi. Il y a de quoi et c’est une pédagogie qui tient le coup, la pédagogie Freinet et PI. Maintenant, sur le contexte. Ce qui m’a frappé, c’est que depuis hier soir on a parlé de politique tout du long. Quand La Neuville est créée, c’est après 68, hier soir Michel Amram et Fabienne D’Ortoli nous l’ont dit. Ça vient d’être dit par Pierre-Johan : la révolution coopérative à l’école, c’est aussi la révolution coopérative dans les campagnes et dans les usines. Aujourd’hui on n’a plus ça : l’horizon de l’émancipation est bouché (contexte politique radicalement différent). Mais j’ajouterais un élément : il y a aussi cette anxiété croissante sur l’autodestruction de l’espèce humaine, c’est un contexte anthropologique neuf aussi. Et je vais finir simplement, non pas pour plomber l’atmosphère, mais pour dire que je pense que c’est important qu’on réfléchisse à la place de la pédagogie institutionnelle dans ce contexte politique-là et dans ce contexte anthropologique-là. C’est à dire de voir que c’est une pédagogie qui tient le coup et il s’agit maintenant de voir à quoi elle est confrontée, d’y réfléchir spécifiquement dans un autre colloque. Comment on fait et comment ça se passe dans les classes ? L’image de la mort qui s’approche… Il y a des petites morts, comme ça, dans la classe… Comme le fait de terminer : « Le quoi de neuf est terminé », ou à la fin de l’année : « le dernier quoi de neuf est fermé. » Et j’arrêterai là. Ce colloque aussi est terminé.

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L’exigence est un honneur. René Laffitte

Attention : être humain ! Fernand Oury 82

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Les intervenants du colloque ont publié…

AMRAM Michel et D’ORTOLI Fabienne

L’école avec Françoise Dolto, ESF, 1992 Fernand Oury, un homme est passé, Frémeaux &Associés, 2018

BENEVENT Raymond

L’école, le désir et la loi. Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle. Champ Social 2014

BONCOURT Martine

L’autorité à l’école, mode d’emploi. ESF 2013 La poésie à l’école : un langage pour l’émancipation. Champ Social 2004 Le concept de Collectif chez Jean Oury, Chimères 2015/3 (N° 87) Norme ou loi symbolique : de deux mondes éducatifs dans Sud/Nord 2017/1 (n°27)

LAFFITTE Pierre Johan

OURY Joëlle

Daniel H. La modeste contribution d'un pâtissier à l'équilibre terrestre. Hermann 2013

PAIN Jacques

Chronique de l’école caserne, Matrice 2001 La pédagogie institutionnelle de Fernand Oury, Matrice 2009

POCHET Catherine

Qui c’est, l’conseil ? Maspero 1979 ; Matrice 1997 « L’année dernière, j’étais mort », signé Miloud, Matrice 1986

ROBIN Isabelle

La pédagogie institutionnelle en maternelle, Champ Social 2011 L’entrée dans la loi, Ropi 2013 L’entrée dans la réussite, Ropi 2014

THOREL Danielle

Recherche mathématique au cycle 2, Nouvel Educateur N° 187, 2007

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