Violence interpersonnelle, violence institutionnelle, et suicide; des liens inquiètants

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Colloque, Suicide et violence des jeunes. 6 février 2007, Université Laval, Pavillon Félix Antoine Savard, salle 613. Titre de la communication : Violence interpersonnelle, violence institutionnelle et suicide; des liens inquiétants Responsable : Jacques Hébert, professeur, École de travail social, UQÀM. Courriel : hebert.jacques@uqam.ca Résumé : Cette communication traitera de certains facteurs scolaires qui peuvent contribuer au suicide chez les jeunes. Les spécialistes s’entendent sur le fait que le suicide consiste à un acte volontaire de s’enlever la vie. Qu’en est-il lorsque certaines formes de violence s’attaquent subtilement à l’intégrité d’une personne? Notre réflexion sera développée à partir de deux formes, parmi d’autres, de violence présentes à l’école : la violence interpersonnelle et institutionnelle. Des pistes de solutions seront également explorées. La violence interpersonnelle Les écoles primaires et secondaires, contrairement aux clichés médiatiques, ne sont pas aux prises avec des difficultés majeures à cause des drogues, des armes ou des gangs de rue. Le quotidien des établissements scolaires est plutôt ponctué de violences verbales et psychologiques entre les élèves et entre ces derniers et le personnel. Ces violences peuvent prendre plusieurs formes : menace, intimidation, chantage, dénigrement, sarcasme, ignorance intentionnelle, rejet, racket (taxage), etc…Les conséquences les plus désastreuses sur les victimes se résumeraient à un sentiment d’impuissance et d’isolement. L’enlisement dans un processus d’impuissance et de retrait peut conduire à des scénarios destructeurs et autodestructeurs. Selon plusieurs témoins, les auteurs de la tuerie de Columbine aux Etats-Unis étaient l’objet de railleries fréquentes de membres de la communauté scolaire (Hébert, 2001). Un jour, ils sont passés aux actes en décidant de tuer avant de se donner la mort. Le désespoir peut pousser vers des solutions extrêmes. Une forme particulière de violence empoisonnerait le milieu scolaire : le harcèlement intensif et répétitif (le bullying). Environ dix pour cent des élèves seraient victimes de bullying pendant leur parcours scolaire (Orpinas et Horne, 2006). Sans prétendre que toutes les victimes de harcèlement vont vers le suicide, il faut comprendre que certains


mots ou attitudes laissent parfois plus de séquelles que les coups : démission, décrochage, inhibition, faible estime de soi, etc… La différence devient suspecte, un individu peut être harcelé parce qu’il est obèse, n’est pas à la mode, performe trop ou pas assez, etc… Le film d’animation ¨ Bully Dance ¨ illustre bien ce phénomène. La majorité des écoles ne savent généralement pas quoi faire avec ce problème quand il leur est rapporté. Les règlements scolaires prévoient principalement des conséquences pour les violences physiques entre pairs ou vis-à-vis un membre du personnel, également pour les violences verbales à l’endroit du personnel mais rarement quand il s’agit d’élèves touchés par le harcèlement. Un parent nous a rapporté récemment s’être fait suggérer par une direction d’école privée de transférer son enfant d’école alors qu’il s’était présenté pour tenter de trouver une solution

et dénoncer les auteurs du harcèlement. Le Royaume Uni a voté

une loi obligeant toutes les écoles à se doter d’un plan d’action en matière de bullying. Cette initiative n’est pas due à l’esprit préventif des Britanniques mais à des poursuites judiciaires. Des parents d’élèves, victimes de bullying, ont obtenu indemnisations parce que

d’importantes

les autorités scolaires n’ont pu convaincre les tribunaux

qu’elles avaient tout fait pour éviter des conséquences dramatiques. Le problème de harcèlement ne se limite pas qu’aux écoles. L’État québécois (2006, Loi sur les normes du travail, art. 81.18 à 81.20) a jugé nécessaire d’adopter une politique exigeant de tous les milieux de travail d’implanter des mesures préventives en matière de harcèlement psychologique. Dans ce cas également des histoires d’horreur ont conduit le législateur à intervenir. Comme quoi, le poids des mots et le rejet peuvent parfois détruire une vie. Ces exemples, ne visent pas à montrer que les lois ou les mesures répressives sont les seules

voies à emprunter pour s’en sortir. La présence policière dans une école

secondaire de la rive sud de Montréal n’a pas empêché, au cours d’une même année scolaire, quatre adolescents victimes de harcèlement de mettre fin à leurs jours (Hébert, 2001). Ils veulent plutôt témoigner que le problème demeure

entier et qu’il est

nécessaire d’y réfléchir collectivement avant d’agir. Les solutions efficaces relèveraient davantage d’une capacité de mobilisation de différents acteurs d’une communauté en partant du principe que chaque citoyen a droit au respect de son intégrité et de vivre dans un environnement où règne la paix et la sécurité.

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L’indifférence des uns vis-à-vis des autres représenterait trop souvent le prix à payer dans une société prônant un individualisme radical ou le chacun pour soi. L’isolement émotif serait une variable importante à considérer dans l’étiologie du suicide (Tousignant, 1994). À l’ère des nouvelles technologies de l’information, l’humain serait de plus en plus solitaire. Il y a plus d’un siècle, Henry David Thoreau (1981 :13) soulignait ce paradoxe : « Des moyens de communication, je veux bien, mais si les gens n’ont rien à se dire». La violence institutionnelle Il s’agit probablement d’une des formes les plus insidieuses de violence. Pierre Bourdieu parle de violence symbolique dans le sens où les normes dominantes viennent cautionner l’exclusion à partir d’abus de pouvoir jugés légitimes (Boudon et Bourricaud, 1994). À ce niveau, il faut analyser les valeurs et les idéologies dominantes dans une société en partant de ses institutions. Lempert (1997) a brillamment expliqué comment l’école avec sa culture aliénante basée sur la culpabilité et le jugement peut imposer son double pouvoir d’insertion et d’exclusion. L’excellence telle que définie socialement est porteuse de discrimination et de mépris. Une logique de gagnants et de perdants s’est installée qui fait en sorte que des individus placés dans le peloton de tête sont valorisés alors que les autres sont jugés médiocres. Le documentaire de la réalisatrice Carole Péloquin, « L’âge de la performance», illustre bien cette tendance et ses effets pervers. Quelles en sont les répercussions en milieu scolaire ? Les retombées en milieu scolaire apparaissent plutôt catastrophiques. Afin de conserver leur cote au palmarès des écoles, des directions d’école n’hésitent pas à suggérer à des élèves de ne pas se présenter aux examens de fin d’année pour éviter de faire baisser leur moyenne. La performance devient plus importante que la réussite des élèves.

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D’autres jeunes ambitionnent d’atteindre cette excellence par tous les moyens mais leur corps s’exprime à leur place. À l’unité de traitement pour l’anorexie de l’hôpital SainteJustine de Montréal, la plupart

de filles hospitalisées possèdent en commun les

caractéristiques d’être ultraperformantes. Elles ont appris très jeunes à répondre aux exigences du monde adulte pour lui plaire. Plusieurs d’entre elles ont même reçu une médaille

de distinction du Lieutenant-Gouverneur pour avoir obtenu les meilleurs

résultats scolaires de leur école, à la fin du secondaire (Pedneault, 1992). L’anorexie n’est-elle pas une forme déguisée de tentative de suicide ou d’appel à l’aide ? Au Japon, les autorités évaluent que plusieurs centaines d’étudiants tentent chaque année de se suicider, suite à l’annonce des notes obtenues pour entrer à l’université, tellement la pression est forte (Benamou, 1992). Nouveau phénomène, d’autres se culpabiliseront au point

adopter

un comportement de reclus pendant plusieurs mois. L’échec et le

décrochage scolaires, l’isolement et la culpabilité représentent pourtant

un terreau

favorable aux idées suicidaires. Cette tendance ne se limite pas au milieu étudiant. Chaque année des centaines de travailleurs, stimuler à performer à l’excès, décèdent de Karoshi. Il s’agit en fait d’un éclatement du système vasculaire maintenu trop longtemps en état de stress au travail (Honoré, 2005). Au Québec on estime d’environ dix pour cent des élèves sont placés dans des classes d’inadaptation (Hébert, 2001). Le droit à un apprentissage différent est stigmatisé. La grande majorité en sortira sans qualification parce que des bureaucrates ont jugé qu’il fallait avoir les acquis d’un secondaire 3 avant d’accéder à un métier. Le droit d’apprendre différemment est étiqueté négativement. Demandez aux élèves de ces filières comment ils se perçoivent et sont perçus dans leur milieu. Des qualificatifs péjoratifs sont généralement énoncés : débile, cancre, incapable, ortho, has been, etc… La dépréciation

n’est-elle

pas une façon de

tuer un individu

à petites doses ?

L’insuccès scolaire représente pourtant un agent provocant au suicide (Tousignant, 1994 :771). Un apprentissage pour être significatif demande de vivre du succès, d’être reconnu, de développer un sentiment d’appartenance et des liens de solidarité (De

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Visscher, 2001). Plusieurs écoles ne semblent pas répondre adéquatement à ces critères pour favoriser l’apprentissage. L’école québécoise bat également des records dans la prescription du Ritalin. S’agit-il d’adapter les enfants à l’école ou l’école aux différences? Des chercheurs ont posé l’hypothèse que l’augmentation des prescriptions de ce médicament correspondait à la diminution des ressources pour soutenir les enseignants (Hébert, 2001). Le contexte scolaire est-il favorable à l’apprentissage et la santé mentale de tous les élèves ? Des études révèlent qu’une prise prolongée du Ritalin peut provoquer un état dépressif (Cohen, 2006). La littérature en matière de suicide indique pourtant qu’une dépression augmente les risques suicidaires. Une investigation qualitative sur les processus suicidaires de jeunes québécois en arrive à la conclusion que l’être doit être en cohérence entre les valeurs adoptées et les ressources disponibles. Sinon, la crise existentielle risque de survenir : « Dès lors, se suicider sous la mouvance de valeurs ou à cause de ressources qui empêchent de les atteindre témoigne indubitablement d’une réponse d’être une difficulté d’être…» (Gratton, 2001 : 331). En guise de conclusion : des principes à méditer pour éviter les suicides À la question adressée à Confucius : « Y a-t-il un seul mot qui puisse guider une vie entière ? Il répondit : Ne serait-ce pas considération, ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît » (Les entretiens de Confucius, 1987). Une autre traduction remplace le mot considération par réciprocité (Lin, 2006) En ce sens, personne ne peut accepter longtemps d’être perdant dans une société. Chaque personne devrait avoir droit au respect et à la dignité à l’intérieur de ses relations interpersonnelles. Jacques Attali (1981 : 220) rappelait que face à une société violente : « Seule une culture de la non-violence peut permettre au bien-être d’une nation de ne pas reposer sur le meurtre des autres ». Cette perspective demande de redéfinir nos choix de société pour

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permettre à chacun de vivre sa vie plutôt que de la subir. Cette vision demande un regard différent. Dans cette logique, il n’y aurait pas, de suicide mais plutôt une société qui tue. Plusieurs recherches dans le domaine du suicide font ressortir qu’une société qui intègre trop ou pas assez favorise les actes de suicide. Un juste équilibre reste à trouver entre ces deux extrêmes. Quelles valeurs voulons-nous mettre au centre de nos vies. Comme le mentionnait une affiche sur le territoire français en 2000 : «Nos valeurs les plus précieuses ne sont pas cotées en bourse». Notre société de consommation fournirait des repères de plus en plus flous pour donner un sens à la vie. Il nous faudra faire correspondre le bonheur à autre chose qu’un acte de consommer. Il est grand temps de s’arrêter pour réfléchir à l’actualisation de projets de société conviviaux pour chaque citoyen et citoyenne de la terre. Ouvrir le dialogue et tisser des liens sociaux empreints de justice sociale constitueraient

des voies à mieux

explorer pour le bien-être de l’humanité. Comme le souligne, l’éminent philosophe Charles Taylor (2003 :33-34) : « La prédominance du vide existentiel définit peut-être notre époque ». Ce qui le conduit à déclarer : « Nous trouverons le sens de la vie en le formulant ». Sur ce chemin la philosophie et la sagesse pourraient être de précieux alliés pour nous aider à ce travail titanesque mais urgent de reconstruction du social.

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Références Attali, J. (1981).Les trois mondes. Paris : Fayard. Battin, M.P. (2004). Suicide. Dans M.Canto-Sperber. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. Paris : Quadrige/Presses Universitaires de France. Benamou,S.(1992). Cinquante honorables raisons de détester le Japon. Paris : Albin Michel. Boudon, R. et F. Bourricaud (1994) Suicide. Dictionnaire critique de sociologie. Paris : Presses Universitaires de France, pp.587-592. Cohen, D. (2006). Critiques of the ADHD Enterprise. Dans G. Lloyd, J. Stead et D.Cohen. Critical New Perspectives on ADHD. New York : Routleadge , pp. 12-33. De Visscher, P. (2001). La dynamique des groupes d’hier à aujourd’hui. Paris : Presses Universitaires de France. Gratton, M. (2001) Théorisation ancrée pour proposer une explication du suicide des jeunes. Dans H. Dorvil et R. Mayer. Problèmes sociaux, Tome 1, Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec, pp. 305-334. Hébert, J. (2001). La violence à l’école : une analyse complémentaire. Dans H.Dorvil et R. Mayer. Problèmes sociaux, Tome 1, Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec, pp.155-186. Honoré, C. (2005). Éloge de la lenteur. Paris : Marabout. Lempert, B. (1997). Les violences de l’école. Bernay : Audijuris. Les entretiens de Confucius (1987). Paris : Gallimard. Lin, Y. (2006). La sagesse de Confucius. Arles : Éditions Philippe Picquier. Orpinas, P.et A. Horne (2006). Bullying Prevention. Washington DC: American Psychological Association. Pedneault, H. (1992). Pour en finir avec l’excellence. Montréal : Boréal. Taylor, C. (2003). Les sources du moi. Montréal : Boréal. Thoreau, H.D. (1981). Journal 1837-1861. Paris : Les Presses d’aujourd’hui. Tousignant, M. (1994). Le suicide et les comportements suicidaires. Dans F. Dumont, S. Langlois et Y. Martin. Traité des problèmes sociaux. Québec : Institut québécois de la recherche sur la culture, pp.765-776.

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