La nuit des tortues
Le village groupait une vingtaine de maisons. Terre séchée, lattes de bois, torchis. Village de pêcheurs à l’orée du Pacifique, sur la Baie des Mille Poissons. En plein sud-ouest du Salvador. Au bout d’une piste de terre rouge. Village de silence, perdu dans les cocotiers, les bananiers, ignorant de San Salvador, enfer lointain. Un petit car de brousse le desservait deux fois par semaine. Et, chaque jour, le camion de la pêcherie assurait une liaison avec San Vicente, à cent cinquante kilomètres, ville la plus proche. Le troisième véhicule à troubler le calme du lieu était la jeep de Larry, un type du corps de la paix. Il était là depuis cinq ans. Il avait d’abord mis sur pied une association coopérative de pêcheurs, puis ils avaient construit la pêcherie, grand bâtiment de moellons au toit de zinc, avec un congélateur pour la consommation des habitants. Il avait fallu tout ce temps pour que les familles, malgré leurs terribles carences vitaminiques, sous-alimentés chroniques, se décident à manger du requin. Le Requin ! el Tiburon ! Le Monstre de la baie ! Le Tueur aux dents scie. Vécu comme le diable Pacifique. Celui qui marchait nuit dans les ruelles, en versées sous les vagues : festins épisodiques. Les pêcheurs se refusaient à manger : la bête vorace les dévorant eux, leurs frères, leurs cousins, leurs pères, leurs femmes parfois. Larry avait dû patienter longtemps. Faire connaissance. Les accompagner chaque jour sur l’océan. À l’aube, jeter avec eux les filets et tendre les lignes. Vivre leurs peurs,