En institution on n'est pas obligé de subir sa vie cvb 2017

Page 1

En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie Christine Vander Borght1, Philippe Bougheriou2, Maurice Cornil3 & Céline Heunders4 « Penser, vivre, connaître, agir, exister, c’est avoir en permanence à résoudre des problèmes d’orientation ». Pierre Macherey

Résumé Que ce soit dans le sous-système des intervenants entre eux ou dans leurs interactions avec les patients, nous cherchons à mettre en évidence des pratiques innovantes afin d’initier un changement dans les boucles répétitives qui emprisonnent les différents protagonistes. L’accent se porte à chaque fois sur le développement d’outils de pensée, le renforcement de l’estime de soi ou la prise de responsabilité par chacun des acteurs. Une enveloppe institutionnelle structurante et sécurisante constitue un préalable au développement de ces pratiques de médiations. Abstract: In institutions, one is not obliged to undergo one’s life Whether in the professional subsystem or in their interactions with patients, we seek to highlight innovative practices in order to initiate a change in the repetitive loops that trap the different protagonists. Each time, the emphasis is on the development of tools of thought, the reinforcement of self-esteem or the taking of responsibility by each of the actors. A structuring and secure institutional envelope constitutes a prerequisite for the development of these mediation practices. Mots-clés Pratiques de médiations – Différenciation – Cadre institutionnel – Dispositif – Intelligence collective Keywords Practices of mediation – Differentiation – Institutional framework – Device – Collective intelligence

1

2 3 4

Psychologue clinicienne, membre du Groupe « Institutions », UCL Bruxelles. Je remercie chaleureusement mes trois collaborateurs qui ont accepté de relever le défi d’une écriture à quatre voix. Vidéaste au SAS Parenthèse. Directeur du SAS Parenthèse. Éducatrice spécialisée, formée à la philosophie, intervenante mandatée auprès des familles.

DOI: 10.3917/ctf.059.0103


104 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

Introduction Le texte qui suit est le résultat d’un assemblage de quatre voix. Notre projet est d’écouter différents professionnels qui, confrontés à des enfants et adolescents en grandes difficultés ou à leurs fonctionnements en équipes, ont inventé des modalités d’intervention dans leurs systèmes institutionnalisés, que ce soit en termes d’acquisition d’outils de pensée ou de création, et de capacités d’ajustements relationnels. Ils poursuivent l’objectif de mieux comprendre et stabiliser les boucles répétitives dans lesquelles sont emprisonnés les protagonistes. Il s’agit toujours d’introduire des activités, des médiations, des « correcteurs » d’itinéraires dans lesquels, finalement, se joue une nouvelle forme de subjectivation. Les jeunes qui sont orientés vers les institutions psycho-éducatives ont, dans la majorité des cas, déjà subi de nombreuses évaluations. Comme le relèvent très judicieusement Asselin & Gagnier (2007), ces jeunes et leurs parents y sont le plus souvent décrits selon une logique qui insiste davantage sur les manques et les faiblesses plutôt que sur les forces. L’attention des intervenants risque alors de se concentrer sur les comportements qu’il faudrait faire disparaître plutôt que sur ceux qu’il faudrait amplifier ou susciter. Dans cet article, nous avons choisi de donner la parole à des praticiens inventeurs qui cherchent à nouer des liens significatifs et réparateurs afin d’amorcer un changement et d’ouvrir de nouvelles perspectives pour les jeunes et leurs familles. Nous présenterons quelques exemples concrets d’interventions, plus ou moins « correctrices » au sens précédemment entendu, en milieux institutionnalisés, à l’intersection de différents systèmes d’appartenance. Nous chercherons à mieux comprendre les conditions à respecter pour pouvoir supporter la prise de risque en milieu institutionnalisé. Le verbe « supporter » est à comprendre dans le sens de « ce sur quoi on peut prendre appui » à l’image, par exemple, des majestueux palais vénitiens supportés par des pieux de bois enfoncés dans la lagune, et qui nécessitent de fréquents contrôles de sécurité et de stabilité. C’est ce qui soutient, ce qui « porte » notre action. Il s’agit de cette fonction première d’accueil et de portage qui nous amène à relever le défi d’avoir à faire face et affronter des situations difficiles, et parfois de lourdes responsabilités professionnelles. C’est le niveau archaïque de ce qui fait sécurité pour nous, et sans lequel nous risquerions d’être confrontés au déséquilibre, à la peur d’agir ou de perdre nos repères, notre dignité et notre estime de nous-mêmes, et, parfois même, d’y jouer carrément notre « place ».


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

105

Trois contextes institutionnels différents seront successivement évoqués. Nous commencerons par suivre le travail d’une éducatrice formée à la philosophie, qui évoque ici une pratique peu ordinaire : il s’agit de l’atelier « philo » qu’elle a mis en place dans une structure socio-éducative. Nous poursuivrons cette approche diversifiée par l’expérience d’une école pas comme les autres, dans un Service d’accrochage Scolaire (SAS). Enfin, nous terminerons par la description des quelques dispositifs institutionnels que nous avons eu l’occasion de créer ou de superviser et qui ont pour objectif de soutenir un travail de co-construction et de partage des pratiques avec des équipes éducatives ou soignantes. En effet, ce qui est acquis en termes de sécurité et de souplesse dans le sous-système « encadrant » se répercute, par effet d’emboîtement et d’interférences, dans le sous-système « encadré ». L’institution, pour un intervenant, est en grande partie un système auto-référent comme le sont aussi les systèmes familiaux (Miermont, 1987). Cela implique que l’identité du système se construit à travers les valeurs et les règles qui favorisent sa totalité aussi bien que son originalité. Les membres de ce système sont alors conduits à adhérer à sa représentation. Une double dérive est cependant possible : trop de clôture ou trop d’ouverture. Et trois polarités oscillantes y sont à l’œuvre : une polarité d’attachement-détachement qui rend compte de la qualité de l’appartenance au système, une polarité de maîtrise-abandon des « territoires » d’investissement, et une polarité centrée sur les relations affectives interpersonnelles (séduction-couplages-rivalités-hiérarchisation).

Le philosophe en son atelier (Céline Heunders) La pratique philosophique, entendue comme recherche de modèles d’existence et tentatives de rendre le réel compréhensible, est partagée entre tous les hommes, y compris les enfants. « Ainsi la maturité, et même ‘l’âge de raison’, ne sont pas des préalables à la richesse et à l’intensité de la vie psychique : l’enfant rencontre très tôt et avec la même force que les adultes, des questions aussi complexes et difficiles que la solitude, le bonheur, l’injustice, le pouvoir, la mort… […] Il se pose, très jeune, le problème du sens de sa propre existence et de la présence des hommes dans le monde. L’enfant ne souffre pas ‘en plus petit’ que nous quand il a du chagrin. […] L’enfant vit pleinement. » (Levine et al., 2008, p. 12). Chacun, qu’il ait ou non connaissance de tel ou tel philosophe, habite l’existence d’une certaine manière, produit une pensée sur le monde qui l’entoure et nourrit des croyances et des représentations qui vont lui permettre d’ordonner et d’organiser les choses de sorte qu’elles aient du sens (même si ce sens


106 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

à donner revient à dire que c’est absurde, il s’agit toujours d’une tentative parmi d’autres d’explications élaborées sur le monde). La pratique éducative au sein d’un service résidentiel a conforté mon avis quant à l’importance des questions d’ordre philosophique pour les enfants et au besoin de les accompagner dans leurs réflexions en leur donnant des outils pour comprendre ce qui les entoure. Les enfants posent en effet des questions dès leur plus jeune âge, et leurs interrogations s’étendent à des domaines qui laissent bien souvent les adultes cois. J’entendais ces questions comme autant de chances pour les enfants de se positionner et d’investir une place dans les réseaux relationnels auxquels ils prenaient part. La prise en compte de cet aspect m’a semblé constituer un enjeu important de mon travail. C’est donc sur base de l’intuition selon laquelle la réflexion, la pensée et l’élaboration philosophique peuvent avoir des retombées thérapeutiques en accompagnant un enfant à devenir qui il est, à se positionner, à investir le monde, mais aussi simplement à traverser une existence compliquée, que l’idée des ateliers philo m’est apparue comme un dispositif adéquat. J’ai animé des ateliers philo au sein d’un service résidentiel de l’aide à l’enfance durant deux mois, à raison d’une fois par semaine. Le groupe se composait de six enfants, de sept à onze ans. Mon objectif principal, contenu dans l’existence même de l’atelier, était de soutenir le processus de subjectivation des participants en les invitant à penser par et pour eux-mêmes. Il me semblait que ce dispositif permettrait d’une part d’améliorer l’estime de soi des enfants par l’écoute et la prise en compte de leur pensée, et d’autre part de travailler à leur responsabilité, par l’invitation faite à chacun de s’engager dans sa parole de manière rigoureuse. Ces objectifs ont déterminé ce à quoi j’ai particulièrement été attentive dans mes observations. Un atelier philo est un espace collectif de co-construction où l’on traite de questions ou de sujets philosophiques, c’est-à-dire « qui touchent au sens, aux valeurs et aux finalités de l’existence » (Tozzi, 2002). La porte d’entrée philosophique permet d’orienter la recherche vers des réponses qui sont élaborées et critiques, invitant à penser par le doute, le questionnement et l’argumentation. Dès lors, le travail sur les habiletés de pensée est central, quelle que soit la méthode utilisée. Les habiletés de pensée désignent des opérations de l’esprit telles que l’argumentation (définir, exemplifier), la conceptualisation, la problématisation, la catégorisation, la reformulation, etc.


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

107

Le travail sur les habiletés de pensée permet à l’enfant, et à chacun de nous, de comprendre sur quoi se basent nos croyances. L’objectif est que l’enfant apprenne à décoder le monde intérieur et extérieur dans lequel il vit, de manière à devenir un sujet singulier qui a la compréhension de ce qui lui arrive et la possibilité d’agir, que ce soit sur la manière dont il se raconte son histoire ou sur la qualité des relations qu’il noue. Prenons un exemple qui illustre comment le traitement philosophique s’opère dans l’altérité et la recherche de l’universel, pour ensuite inviter l’enfant, après l’atelier, à se réapproprier une réflexion individuelle. Lors d’un atelier entamé par la lecture de l’album jeunesse « À quoi penses-tu ? », j’avais posé la question suivante : « Et vous, à quoi pensezvous le plus souvent ? » La majorité des enfants avait répondu « la famille ». Chemin faisant, nous sommes arrivés à une question qui les taraudait : la distinction entre « une fausse maman » et « une vraie maman ». Dans une ambiance très rigoureuse, nous avons tenté de catégoriser, définir, argumenter et, pour ma part, travailler à la cohérence de leur discours en remontant le plus possible à ce qui fait essentiellement la différence. Quand un des enfants me dit qu’une « fausse maman » ne peut pas être une « vraie maman » parce qu’elle ne sait pas ce qu’on aime, parce qu’elle ne nous a pas élevé, parce qu’elle ne nous a pas aimé tout de suite, je lui renvoie des questions telles que « et si on explique à la fausse maman tout ce que tu aimes, estce qu’elle devient alors une vraie maman ? » Réponse : Non. « Alors ce n’est pas encore ça la différence ? » Non. « Est-ce que le fait d’élever un enfant dit qu’on est une vraie maman ? » Oui. « Qu’est-ce que tu fais des enfants qui sont placés, alors leur maman n’est plus leur vraie maman ? » Ben non. « Et si un enfant est élevé par une maman autre que celle qu’il a connue avant, est-ce cela veut dire que c’est la vraie maman ? » Non. Et ainsi de suite. Une autre enfant nous dit : « mais si on a une fausse maman, la vraie maman ne nous reconnaîtra plus ». Ce genre d’argument souligne évidemment l’impact psychologique que la question soulève chez les enfants quant à la loyauté et à la fidélité qu’ils désirent maintenir à l’égard de leurs parents, mais également les craintes que soulève chez eux l’enjeu des multiples attachements. Le traitement philosophique permet une mise à distance de la pensée (et donc des craintes liées aux conséquences qui en découlent) dans le fait de rechercher ce qui est généralisable sans aborder directement l’histoire et la situation de l’enfant dans sa singularité. L’atelier philo, en consacrant la parole de l’enfant comme point de départ de réflexions existentielles, peut, selon moi, contribuer à un gain d’estime de soi. Je pense, comme Lévine (2008) le développe, que l’enfant


108 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

est préoccupé par sa relation au monde des humains, et qu’il est capable de penser la complexité de la vie au niveau de maturité qui est le sien. Il est un « interlocuteur valable », digne producteur d’une pensée originale. À ce titre, j’adopte une posture d’équivalence en ce qui concerne son droit à penser qui se traduit par une non-intervention au niveau du contenu. L’atelier ne porte pas sur ce que l’adulte sait ou croit savoir (« je ne vous apporterai pas de réponses, je ne poserai que des questions »). Considérés comme acteurs du monde, dignes d’être écoutés, entendus et questionnés, les enfants acquièrent une certaine confiance en eux. Il ne s’agit donc pas d’un lieu de transmission. Il est bien sûr possible d’envisager d’autres situations où des discussions à caractère philosophique auraient lieu avec des enfants et où l’adulte y donnerait son avis, mais il ne s’agit pas des pratiques que je décris ici. Voici un exemple qui illustre comment traiter philosophiquement un discours interpellant, sans intervenir au sein de l’atelier sur son contenu moral, malgré le fait que l’on soit tenté de le faire. Lors d’une discussion sur l’Amour, nous en venons à évoquer les relations sexuelles, thème qui ne manque pas de provoquer gêne et excitation chez les enfants. Dans ce tumulte, un garçon dévoile de manière survoltée des abus sexuels dont il a été victime. J’ai alors demandé : « Est-ce qu’un enfant peut avoir des relations sexuelles ? » À cela deux enfants ont répondu oui « parce que je l’ai déjà fait » et « parce que c’est confortable » et deux enfants ont répondu non « parce que c’est interdit », « parce que ce n’est pas permis par la loi ». Nous avons alors exploré le sens de « pouvoir » (possibilité/permission/ choix). L’intérêt de rester fidèle à un traitement philosophique est multiple. D’abord il permet de se saisir d’un discours qui interpelle en en faisant avant toute autre intervention, une invitation incarnée à penser, délestée de l’urgence ou du choc que peuvent susciter toute déclaration de ce type. Le groupe, précieux artisan de l’élaboration d’une pensée co-construite, offre une forme de consensus collectif sur le caractère anormal et/ou illégal d’un acte dont une personne est victime et se pose comme le vecteur possible d’une catharsis. Dans cette situation particulière, l’abus était connu, par moi y compris qui avait travaillé précédemment dans l’institution, et c’était l’une des raisons ayant mené au placement. Toutefois, cela n’avait jamais été évoqué directement par l’enfant lui-même. Il est évident, qu’une fois en dehors de l’atelier, j’ai repris avec l’enfant ce qu’il en avait dit, autant au niveau émotionnel que sur ce qu’il convenait de faire ou pas avec ses propos. Pour ce qui est du relais en équipe, la question relève bien évidemment de ce que l’on peut entendre comme un secret, et ce sont donc les réglementations en vigueur concernant le secret professionnel et le secret


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

109

partagé qui s’applique avec la largesse ou au contraire l’orthodoxie selon la manière qu’ont les intervenants de s’emparer de cette notion. Pour ma part, j’accorde une très grande importance à respecter le temps de l’enfant dans le partage d’un secret avec l’équipe de travail (hors situation de danger et d’urgence, autres notions qui peuvent se traiter différemment selon l’appropriation que les professionnels s’en font). Dans le cas présent, j’ai reçu l’autorisation de l’enfant d’évoquer ses confidences. Accueillir les préoccupations, analyses ou pensées d’un enfant, qu’elles soient choquantes ou inquiétantes, vise à leur donner les moyens d’acquérir des outils de pensée plus complexe pour décoder le monde qui les entoure et s’y inscrire. Le travail critique peut être entamé à condition que les enfants puissent exprimer leur pensée5 en dehors de toute idéologie, désapprobation ou censure qui seraient imposées par l’animateur. L’attitude d’équivalence dans son droit à penser a eu un impact chez certains enfants. Par exemple, en début de cycle, un des enfants faisait précéder toutes ses interventions par un avis négatif sur ce qu’il allait dire, souvent sur le ton de l’humour : « moi je ne dis que des trucs débiles », etc. Petit à petit, il n’a plus employé ce type de phrases pour qualifier ses interventions. De mon côté, j’étais attentive à renforcer positivement ses interventions, à rebondir dessus et à les renvoyer au groupe. À l’évaluation finale, j’ai demandé à chaque enfant : « Est-ce que vous pensez que ce que vous avez à dire est important ? Est-ce que vous pensez que je trouve que ce que vous avez à dire est important ? », ils ont tous répondu oui à la deuxième question. La posture d’équivalence et d’interlocuteur valable a donc été ressentie par chacun d’entre eux. Toutefois, ce genre d’expérience nécessiterait d’être prolongée pour entériner des résultats solides au niveau de l’estime de soi. Le troisième objectif que je m’étais donné était de travailler sur la notion de responsabilité. Ce point me paraissait représenter également un enjeu important pour des enfants qui se croient souvent responsables de leur placement, notamment parce qu’ils n’ont pas réussi à cacher ce qui posait problème dans leur famille ou parce qu’ils pensent qu’ils sont eux-mêmes 5

Admettons que la discussion ne permette pas d’envisager le point de vue normatif de la loi ou tout simplement une différence au sein de l’atelier, et soit une consécration de la violence ou du terrorisme par exemple. Il est toujours possible et important de traiter philosophiquement ces pensées sans se poser en tant qu’agent de morale, par exemple en faisant exister l’avis divergent au sein de la société. Tout cela dans le souci de respecter le chemin qu’une idée, puis une position morale, emprunte pour se construire.


110 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

le problème, ceci étant alors une source de culpabilité intense. L’enfant déporte l’enjeu de la responsabilité sur lui-même et non sur des actes ou des lois externes. Le travail sur la responsabilité m’a dès lors semblé primordial. Enjoindre les enfants à s’engager dans ce qu’ils disent les rappelle à leur responsabilité, là où elle se trouve réellement. L’objectif étant de les amener petit à petit à se rendre compte de la valeur et de la force de leur parole. Prenons un exemple de l’atelier : lorsqu’une enfant répond à une de mes questions « en chinois » et que je prends cette parole en demandant à quelqu’un s’il a compris, s’il peut expliquer au groupe, et qu’ensuite j’enchaîne par des questions : « comment va-t-on faire pour se comprendre tous ? », « de quoi a-t-on besoin pour se comprendre tous ? », « est-ce qu’il arrive que des gens qui parlent la même langue ne se comprennent pas ? ». La technique de fuite, telle que dire une bêtise pour éviter le sujet, supposée me déstabiliser, ne donne pas le résultat attendu. En lieu et place d’ignorer ce « bruit », j’engage l’enfant dans sa parole, tout en le transformant en une invitation à penser. Certains indices permettent de constater une évolution de la prise de responsabilité chez certains enfants. Par exemple, lors du premier atelier, une des enfants avait fait référence à Dieu et sur une question de ma part, m’avait répondu en haussant les épaules et en faisant la moue, qu’elle disait ça « comme ça ». Au fil du temps, une évolution s’est opérée dans sa capacité à répondre à mes invitations de réflexion, mais aussi dans son attention à ce que les autres pouvaient dire. Dans un autre atelier, j’avais demandé en enchaînant les questions : « est-ce que vous pensez que les autres ne peuvent rien savoir de vous ? Est-ce vous pensez que vos comportements ne donnent pas d’informations sur votre état d’esprit ? » Cette enfant m’avait alors très justement fait remarquer que je ne posais pas la même question. Ces compétences que sont la distinction et la rigueur sont centrales dans l’exercice de la philosophie et par extension dans l’atelier philo. Ce sont là des indices favorables à un engagement dans sa parole. Afin d’inscrire et d’intégrer le projet au sein des équipes, puisque je n’étais pas engagée auprès des enfants dans le quotidien de leur vie, le travail avec les collègues se faisait systématiquement après chaque atelier. Ces temps d’échanges poursuivaient deux objectifs principaux. Tout d’abord pour les enfants, il s’agissait de maintenir une continuité entre les moments parfois difficiles vécus au sein de l’atelier et le retour dans le milieu de vie collectif. À ce propos, la réflexion autour de la confidentialité et la position à adopter avec les éducateurs avait été pensée au préalable et annoncée à chacun en début de cycle : le contenu des échanges et des informations


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

111

restait confidentiel, je rendais compte aux éducateurs du niveau de difficulté ou de facilité avec lequel l’enfant participait à l’atelier, de la qualité des interactions avec les autres enfants et, le cas échéant, de l’impact affectif que l’atelier semblait avoir eu sur l’enfant. Ensuite, pour les éducateurs, ce retour visait à les inclure dans le projet en les associant aux réflexions sur les problématiques rencontrées – principalement d’ordre relationnel – et les solutions à envisager. Dans le même souci, le choix des enfants à inscrire à l’atelier a été laissé à leurs soins. Du fait de mon extériorité, je n’ai pas pu observer en quoi l’atelier philo permettait ou non de contribuer à des changements individuels chez chacun des enfants. L’évolution que j’ai constatée au sein de l’atelier m’a confortée dans la pertinence que ce type de pratique représente et cela m’a été confirmé par les enfants. Car leur avis a été bien sûr pris en compte, en prenant appui sur l’intérêt et la confiance que je donnais à leur parole. Autant les ateliers que leur évaluation renvoient aux objectifs que je me suis donnés de les considérer comme des interlocuteurs valables, dans la perspective de contribuer au processus qui leur permet de devenir une personne réflexive et responsable. Rancière (2007), philosophe français dont la posture de «maître ignorant» est une source d’inspiration renouvelée dans l’animation des ateliers philo, nous dit que « le mal intellectuel premier n’est pas l’ignorance, mais le mépris. C’est le mépris qui fait l’ignorant et non le manque de science. Et le mépris ne se guérit par aucune science mais seulement par le parti pris de son opposé, la considération. » « […] au fond, la question qui reste centrale est celle de savoir de quoi on croit les gens capables. »

Une institution « Parenthèse » : chemins de traverses (Maurice Cornil) Quentin est âgé de 15 ans quand il fait appel à notre service Parenthèse. Il a été amené chez nous par son grand frère qui avait été pris en charge il y trois ans, et qui avait gardé le souvenir positif d’une expérience bénéfique au SAS. Quentin vit avec sa maman chez le compagnon de celle-ci de façon officieuse. En réalité, cela fait plusieurs années que la maman de Quentin ne parvient pas à louer et garder un appartement pour elle et son fils. Elle souffre d’alcoolisme et est une ancienne toxicomane qui parfois rechute. Quentin se présente comme un jeune homme mature et soucieux de protéger sa maman. Il ne va plus à l’école depuis plus d’un an. La dernière école où il a été inscrit était l’Athénée Royal de P., à l’époque où il était placé en SAAE., d’où il a fugué pour rejoindre sa maman.


112 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

Dès les premiers jours de la prise en charge, Quentin se révèle être un jeune homme intéressé, vif, curieux et motivé pour participer aux ateliers qui lui sont proposés. Youria est âgée de 17 ans lorsqu’elle fait appel à notre structure. Elle est accompagnée de sa référente au sein d’une AMO qui la suit depuis des années. Youria a par ailleurs un dossier au tribunal de la jeunesse. Elle a fait un court séjour en IPPJ pour des raisons dont elle dit avoir honte, qu’elle qualifie de faits de « mœurs et débauche » avec des majeurs. Youria est très secrète et difficile à cerner. Mais sous ses airs « d’intouchable », elle cache une extrême sensibilité et fragilité qu’elle ne nous permettra de découvrir qu’en fin de parcours avec elle. Elle vit chez sa grand-mère car elle n’a plus de famille en Belgique, la maman de Youria est décédée en Afrique quand elle était encore petite et elle n’a plus de contact avec son père. C’est sa grand-mère qui l’a élevée. Les rapports entre l’adolescente qui a soif de liberté et d’expériences nouvelles, et sa grand-mère d’une autre génération sont plus que complexes, tendus et sujets à de nombreuses disputes, voire de fugues. Youria est une personne forte et qui accorde beaucoup d’importance aux principes et valeurs tels que la loyauté, l’amour, la fidélité, le respect. Elle évolue dans un monde parallèle, un monde de la rue, un monde de gang, mais elle semble connaitre ses limites et être capable de se protéger instinctivement. Parenthèse est une institution qui permet à de jeunes adolescents mineurs d’âge de faire une pause dans leurs parcours de scolarité, obligatoire jusqu’à 18 ans en Belgique. Ils peuvent s’y inscrire librement et la fréquenter pour une année scolaire au plus, avec l’accord de leurs parents. Service agréé et subventionné par les pouvoirs publics, Parenthèse est un SAS, un « service d’accrochage scolaire », permettant aux jeunes et aux parents de rencontrer les exigences liées à l’obligation scolaire, sans apporter néanmoins de certification. La mission des SAS est d’apporter une aide individuelle, éducative et pédagogique à des jeunes, en lien avec leur milieu de vie. Chacun des SAS agréés construit son propre projet pédagogique, dans un cadre légal relativement souple. L’accueil d’un jeune à Parenthèse est organisé lors de plusieurs rendez-vous qui permettent au jeune « égaré » d’être écouté et aux professionnels de lui expliquer le projet et le cadre de travail. C’est lors de ces


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

113

entretiens que se noue un lien éducatif qui repose sur un investissement mutuel. Le jeune a le choix de retourner à l’école ou de s’inscrire à Parenthèse, les professionnels peuvent également décider de sa « prise en charge »6 ou non, en fonction de critères larges7. La procédure d’accueil prévoit de recevoir le jeune seul et ensuite avec ses parents ou accompagnateurs, selon situation. Il est demandé à chaque jeune de déposer une « lettre de motivation » symbolique, adressée à l’équipe, dans laquelle il exprime ses attentes. Les parents peuvent également exprimer leurs attentes dans un courrier dont le contenu est partagé avec le jeune. L’ensemble de la procédure d’accueil est finalisée lors de la signature d’un contrat à trois, qui engage l’équipe, le jeune et ses parents ou ses responsables légaux. L’équipe de Parenthèse, composée de six professionnels à temps plein, propose aux jeunes qui s’y inscrivent un emploi du temps partagé entre plusieurs ateliers d’expression et de créativité, en horaire de jour calqué sur l’horaire scolaire, au sein d’un petit groupe de 12 à 14 jeunes. Il s’agit de permettre à chacun d’explorer son vécu et son imaginaire dans des ateliers d’écriture, d’arts plastiques, de vidéo, de photographie et de radio, de cuisine et d’activité physiques, ainsi que participer à des sorties, des visites d’exposition ou des rencontres. En fonction des opportunités, des idées des adultes ou des demandes des jeunes, plusieurs ateliers ou activités extraordinaires peuvent être organisés. L’intention de l’équipe est de permettre au jeune de faire un bout de chemin pour se reconstruire une image personnelle positive, de rechercher les raisons de son mal-être et de se définir un projet. Les activités, inscrites dans l’ici et maintenant, visent à ouvrir un champ de possibles pour le jeune, sans attente de résultat particulier, ni de sa part ni de l’équipe. La « leçon » qu’il pourra et/ou voudra tirer de son parcours lui appartient. Chaque jeune est accompagné individuellement par un référent qui le rencontre régulièrement en tête-à-tête, dans un cadre confidentiel où il peut évoquer toutes les difficultés qu’il rencontre à Parenthèse ou dans sa vie en général.8 Le référent partage avec lui les hypothèses de l’équipe éducative 6 7 8

L’expression « prise en charge », reprise dans les textes émanant de l’autorité qui subventionne est l’expression légale, peu adéquate en l’occurrence. Notamment le degré de compréhension du français oral, pour les jeunes d’origine étrangère. L’institution doit suivre la déontologie de l’Aide à la Jeunesse, qui garantit au jeune le secret professionnel. Le jeune est informé que ce qu’il partage avec son référent est transmis à l’ensemble des membres de l’équipe, mais pas au-delà, sauf s’il marque son accord de manière explicite pour une transmission d’informations le concernant.


114 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

quant à ses difficultés. Le référent peut l’accompagner dans toute une série de démarches en lien avec sa vie. Il s’agit par exemple de démarches de recherche de jobs étudiant, de lieu de stage pour découvrir une profession, d’accompagnement lors d’audiences au Tribunal de la Jeunesse ou encore lors de soucis de santé. La petite taille de l’institution, autant celle des locaux que celle du groupe de participants inscrits, permet une proximité qui favorise les échanges informels lors des temps de pause ou lors du temps de midi dans la cuisine qui est un espace partagé par les adultes et par les jeunes. Cette proximité intensifie la qualité des relations humaines qui se tissent entre jeunes et avec les adultes. La relation éducative, relation d’autorité verticale toujours présente, se double d’une relation de transmission et de partage « horizontale » entre les deux générations. Parenthèse est à la fois un lieu de vie et d’apprentissage. Ce dernier repose sur l’expérimentation, la recherche et le questionnement. Le lieu de vie est organisé notamment autour d’un certain nombre de rituels formalisés. À titre d’exemples, un repas collectif préparé par deux participants a lieu tous les vendredis midi, un tableau d’inscription quotidien où chacun – jeunes comme adultes – écrit son prénom à son arrivée, ou encore un grand conseil qui réunit tout le monde une fois par mois pour discuter de difficultés ou pour développer des actions collectives. Des rituels informels se créent spontanément au fil de la vie de l’institution, le matin avant le début des ateliers, lors des pauses ou lors de moment de crise. Parenthèse a défini d’emblée un cadre qui se décline en deux volets : « la loi de Parenthèse » et « l’ABC de Parenthèse ». La loi énonce des règles de vie collectives, notamment la participation active de chacun, la ponctualité, la bienveillance. Et l’ABC qui ouvre des droits, par exemple le droit pour les jeunes de demander des explications, ou de faire des erreurs. Le respect du cadre, connu de tous et incarné par les adultes en équipe, permet aux jeunes des confrontations qui sont autant de libertés prises en parallèle avec les ateliers d’expression. C’est là que se situe la plus grande difficulté pour l’équipe, puisque l’enjeu repose sur l’articulation entre l’exercice de l’autorité dont la légitimité repose sur la loi – de Parenthèse, voire du territoire belge…– et la préservation du lien éducatif avec le ou les jeunes qui ne respectent pas les règles. C’est souvent une mise à l’épreuve tant pour les jeunes, acteurs des « infractions » ou témoins des événements, que pour les adultes. L’équipe des adultes reste en recherche sur cette question importante, afin d’éviter autant que possible


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

115

toute rupture unilatérale avec un ou plusieurs participants. S’il s’agit toujours de sanctionner, au sens où l’infraction est actée à tout le moins verbalement par l’adulte, les pistes de résolution des dilemmes soulevés sont souvent issues de la connaissance que l’équipe a de chaque jeune et de ses difficultés personnelles, en tenant compte de la globalité de sa personne. L’analyse des faits, de leur gravité et de ce que l’on sait du jeune, peut mener à une demande d’excuse, un écartement temporaire ou un travail à effectuer. Si la décision reste une prérogative de l’équipe, le jeune a toujours la liberté de proposer quelque chose en termes de « réparation » ou de suivi. Les situations ayant débouché sur une « fin de prise en charge » sont exceptionnelles, et sont la conséquence soit de problèmes de santé mentale inattendus qui dépassent les compétences de l’équipe, soit d’un désinvestissement de l’institution dans le chef du jeune. À chaque fin d’année scolaire, une exposition des créations et des témoignages – sous forme de textes et d’entretiens filmés face caméra – clôturent la saison. Les parents et familiers des jeunes y sont toujours invités, même si leur présence est assez aléatoire. Il s’agit d’un moment important tant pour les jeunes que pour les membres de l’équipe, puisque c’est lors de l’exposition que les jeunes attestent du chemin parcouru, et que les adultes affichent le travail accompli. La fin de l’année se clôture aussi pour le groupe des jeunes par un moment festif, et par des entretiens individuels pour chacun d’eux afin de préparer la suite, que ce soit sous forme de retour dans une école ou, pour les plus âgés, du choix d’une formation professionnelle. Souvent, l’équipe s’interroge sur le devenir des jeunes, avec le sentiment que le travail n’est pas achevé, qu’ils ne sont donc pas suffisamment équipés pour poursuivre leur route, et c’est là toute la difficulté des professionnels impliqués dans leur travail relationnel et qui ont investi les jeunes dont ils se sont occupés pendant une année. En ouvrant une brèche dans la règle de l’obligation scolaire, Parenthèse permet de faire une pause et soutient une rupture dans le parcours balisé (ou non) de la construction de soi des adolescents. À l’issue de leur travail d’une année, les jeunes ont changé. Ils ont des projets, ou ils ont trouvé un début de piste pour sortir de la situation personnelle qui les entravait. Parfois, aucun acquis ne semble manifeste. Il arrive pourtant que d’anciens participants, qui cependant nous semblaient n’avoir fait que traverser l’institution sans rien en retirer, reviennent en visite à Parenthèse, des années plus tard. Ils le font pour témoigner de leurs parcours et de la trace significative que leur passage par Parenthèse aura laissée dans leur histoire.


116 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

Parmi les nombreux ateliers qui sont proposés aux jeunes, nous allons détailler l’une de nos modalités de travail, aussi délicate pour nous, professionnels, que pour les jeunes. Il s’agit du documentaire, ou « docu-portrait ». L’épreuve du docu-portrait (Philippe Bougheriou) Il s’agit d’un entretien où le jeune, face caméra, répond aux questions que lui pose l’adulte. Les questions sont formulées à partir d’une liste de 10 « j’aime et j’aime pas » écrite par le participant lui-même (une sorte de « remue-méninge »). Dans cette liste un « j’aime » et un « j’aime pas » auront, par choix successifs, été choisis comme les plus importants. Selon les jeunes, l’entretien filmé dure entre 20 et 60 minutes. Avant de commencer, ils savent : 1) qu’une vidéo finale comprenant leur entretien sera présenté en public lors de l’exposition et ce, devant leurs parents, famille, jeunes du SAS et inconnus qui suivent le travail du SAS. 2) qu’ils choisiront eux-mêmes les passages de l’entretien qu’ils veulent garder dans leur film et ceux qu’ils retirent (« dérushage »). 3) qu’ils devront faire des choix car il sera impossible de tout mettre dans leur vidéo (durée vidéo : +/- 10’). 4) qu’ils participeront au montage s’ils le désirent. 5) Qu’ils auront un droit de regard sur le film monté et pourront enlever une ou des séquences qu’ils ne voudraient pas montrer ou adapter. Le dérushage et le montage de chaque docu-portrait ainsi que le montage final sont faits par les éducateurs-animateurs de l’atelier vidéo. Les entretiens sont menés par les éducateurs (employés du SAS ou stagiaires, tous volontaires). La manière de mener l’entretien est primordiale : ne pas devancer le jeune dans ses réponses, ne pas avoir peur des longs silences, car souvent c’est dans ces interstices que le jeune va arriver à s’exprimer, soit verbalement en voulant combler ce silence, soit par le non-verbal ; reformuler ses réponses pour l’amener à préciser, parfois lui proposer une métaphore ou rebondir sur la sienne, etc. Il n’y a pas un canevas prédéfini, chaque éducateur peut avoir une méthode personnelle où il se sent à l’aise voire rassuré. Ce qui est important, c’est d’être dans une écoute « pointue », fine jusqu’à sentir profondément notre interlocuteur. Nous le connaissons, nous avons émis des hypothèses, nous ne voulons pas « violer » son intimité, nous voulons juste, si c’est le moment pour lui, qu’il exprime dans cet échange bienveillant, ce qu’il peut laisser s’ouvrir sans en être blessé.


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

117

Durant l’entretien, très vite les deux personnes oublient la caméra et l’échange, selon les participants, se fait en toute confiance. Les jeunes nous connaissent, nous les connaissons. Nous essayons qu’ils ouvrent « leur cœur ». Je ne sais pas ce qui se passe dans leur tête ! Dans la mienne des dizaines de questions se télescopent ! Comment vais-je aborder tel ou tel thème ? Comment faire l’impasse sur une question car je sais que j’arrive en terrain miné. Souvent, je sors épuisé d’un entretien filmé… Puis vient le dérushage, nous sommes trois dans la salle de montage : le jeune, l’éducateur-monteur et le miroir de l’écran où le jeune se voit, s’entend et où, souvent, il déteste son image, sa voix qu’il doit peu à peu apprivoiser. Je lui demande de s’écouter avec attention ; chaque séquence est analysée avec lui. Que dit-il, est-ce en contradiction avec ce qu’il exprime ordinairement ? Comment perçoit-il sa réflexion ? C’est un moment crucial, car le jeune réécoute ses paroles « banales » pour lui, que l’adulte va remettre en avant en soulignant la pertinence de ce propos ou bien en montrant qu’il ne répond pas à la question. L’adulte peut aussi prolonger sa réponse en demandant des explications pour saisir l’exactitude du propos ou chercher à approfondir la réflexion de l’adolescent en l’emmenant sur d’autres chemins. C’est un moment très éprouvant pour certains jeunes et pourtant, c’est aussi un moment très important dans l’image qu’il se construit de lui. Il se « démasque » avec l’aide de l’adulte, et se découvre sur l’écran et face à lui-même, dans une forme de prise de recul, pour s’entendre, s’accueillir. Nous invitons le jeune à vraiment choisir ce qu’il veut intégrer dans son film et ce qu’il ne souhaite pas exposer publiquement. À chaque fois, nous lui demandons d’argumenter son choix et parfois, nous discutons des prudences utiles et des occasions de se faire entendre. Nous expliquons que pour le montage, nous aurons besoin d’images, de plans de coupe et demandons au jeune qu’il apporte des images de lui, bébé, enfant, adolescent, en famille, ou dans d’autres occasions importantes pour lui, et parfois nous allons filmer quelques plans extérieurs. Nous lui demandons aussi de choisir la musique. Il est assez rare que le jeune s’associe au travail de montage, mais quand il le fait, cela constitue un moment magique de voir la manière dont il s’approprie son image et dont il va essayer de mettre en valeur tel ou tel propos. Le montage est en général une épreuve pour nous : arriver à montrer en dix minutes – parfois un peu plus – qui est réellement cette personne, à faire ressentir à ses proches ce qu’ils ne connaissent pas de leur enfant : ses qualités, ses compétences, sa/ ses valeur(s), mais aussi ses rages, ses aspirations, ses peurs, ses angoisses, ses inquiétudes par rapport à la vie d’adulte et sa profonde et forte angoisse


118 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

face à son décrochage scolaire. Et surtout faire en sorte que le jeune se reconnaisse extérieurement et intérieurement dans son portrait. Une fois le montage terminé, il visionne son docu-portrait et donne ses réactions, puis son aval pour qu’il soit projeté. La projection est le moment le plus redoutable pour les jeunes du SAS, certains d’ailleurs s’esquivent ! Ceux qui restent ont un terrible trac mêlé à une grande excitation. Depuis quelques années, nous regroupons jeunes et équipe éducative sur le devant de la salle afin que chaque individu se sente soutenu et profite de la force du groupe. Le temps de la projection est le moment où chaque jeune découvre le travail des autres. La tension de la salle est perceptible, tous les adultes, même ceux qui sont indirectement concernés, sont face à des êtres humains qui se dévoilent avec pudeur, qui se disent, qui s’expriment. Les parents sont touchés face à leur adolescent(e) qui ose dire ce qu’il, ou elle, n’osait pas leur dire – le harcèlement à l’école, un prof. qui outrepassait ses droits, mais aussi une déclaration d’amour forte envers les parents ou la maman élevant seule ses enfants, ou le papa qui manque tellement. À la fin de la projection, les jeunes commencent à s’apercevoir que leur parole compte, mais aussi, ils entrevoient la valeur des mots, l’intensité des émotions qu’ils ont exprimée. Le docu-portrait n’est qu’un instantané de la vie du jeune, comme une photo figée, tel jour à telle heure. Rien de plus ! C’est la trace d’un passage fugace « d’un jeune décrocheur » dans une institution où il a pu mettre entre parenthèses sa vie scolaire ou parfois sa vie sociale et/ou familiale. Cet éclair, dans le noir de sa vie du moment, pourra peut-être lui indiquer un/des possible(s) chemin(s) et surtout lui aura offert, nous l’espérons, des outils pour mieux appréhender sa vie future.

Apprendre l’institution (Christine Vander Borght) Pour résonner avec la notion d’apprentissage, l’expérience que j’ai vécue dans un contexte critique de perte de repères institutionnels a été profondément marquante et formative. Cette expérience s’origine à la suite d’une grave défaillance de la structure porteuse d’un projet de prise en charge institutionnelle. Celle-ci se déclinait à travers une carence de personnel compétent, l’isolement, la perte du sens et des références pour guider l’action, des atteintes profondes à la confiance et à l’espoir de pouvoir établir des relations sécurisantes. Cette histoire institutionnelle me conduit


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

119

à expliciter les étapes d’un redémarrage et de l’élaboration progressive d’un travail collectif qui prenne sens. Il y a bien longtemps déjà, dans la mouvance féconde des années post 68, j’ai accepté d’assumer la direction d’une maison d’enfants placés par les autorités sociales et judiciaires. Trois maisons, dans un petit village situé en zone frontalière dans une belle campagne vallonnée, accueillaient 75 enfants (nombre rapidement ramené à 60 suite à notre demande de réduction de la capacité d’accueil), filles et garçons de tous âges jusqu’à leur majorité, dont plusieurs fratries de 7, 5 ou 4 enfants. Deux directrices m’y avaient précédée, et les conditions de leurs écartements successifs restaient suspectes, marquées par des interprétations douteuses, et, particulièrement en ce qui concerne la première, fondatrice de cette institution, par le vécu de perte et d’arrachement douloureusement ressenti par les enfants et par les membres du personnel qui lui restaient fidèlement attachés. Les conditions de reprise étaient donc vraiment difficiles, d’autant plus qu’après un mois de présence dans ce lieu, nous apprenions que le président du Conseil d’Administration était inculpé pour détournement de fonds dans le cadre de sa fonction politique. Le CA s’est délité. Ensuite, au troisième mois de ma fonction de direction, un incendie a ravagé une des maisons d’accueil : en fin d’après-midi, deux enfants ont joué avec des allumettes dans leur chambre, le feu a pris, ils se sont sauvés, heureusement, mais en silence pour ne pas avoir à se dénoncer. Un bel incendie a complètement détruit la maison qui hébergeait 17 enfants. Nous avons tous pu suivre avec effroi la progression des flammes, car les lances des pompiers n’atteignaient que le linteau des fenêtres du rez-de-chaussée, par manque de pression d’eau. Un beau bouquet final, pensais-je, consternée devant ce désastre ! Lorsque je me suis adressée aux instances de subvention régionales pour tenter de comprendre la place et le sens de ce lieu d’accueil dans une perspective globale d’aide à l’enfance, elles m’ont renvoyée à ma responsabilité de direction, car « ce n’était pas leur rôle de me conseiller ». Ma question était pourtant simple : compte tenu de leur connaissance du secteur, cela valait-il la peine de dépenser ce que j’appréhendais comme une immense énergie, pour sortir cette institution de son état actuel d’abandon et de survie ? Avait-on vraiment besoin des services rendus par cette institution ? En effet, les familles des enfants vivaient pour leur plus grande part dans d’autres régions distantes d’au moins 80 km de ce village. Et comme celui-ci était inaccessible via les transports en commun (à l’exception d’un


120 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

bus matin et soir pour les écoliers), le « home », comme on l’appelait dans le village, était quasiment devenu une sorte d’orphelinat. Le travail avec les familles était alors complètement aléatoire. À cette époque, les éducatrices travaillaient encore douze jours d’affilée et disposaient ensuite d’un congé de quatre jours. Les enfants avaient coutume d’appeler leurs éducatrices « maman ». Il était bien vu aux yeux de la fondatrice, que les éducatrices emmènent dans leurs familles un enfant de l’institution. Il se formait ainsi une espèce de réseau informel de familles d’accueil non rémunérées. Voilà donc, en résumé, l’accumulation des difficultés auxquelles la petite équipe que nous formions alors, une assistante sociale à mi-temps, quelques éducateurs et éducatrices, les cuisinières, les ménagères et moimême devions faire face. Tout était à faire : la différenciation des niveaux institutionnels, professionnels, collectifs et individuels était pour le moins confuse. Malgré une formation et une expérience acquises dans le champ de la psychothérapie et de la pédagogie institutionnelles, j’étais gravement déstabilisée par les réalités factuelles, culturelles et psycho-sociales de ce microcosme. Quand on est comme au fond d’un puits, on ne peut que tenter de s’organiser ensemble pour en sortir. Nous nous sommes donc mis au travail. C’était très difficile, il y avait tellement de problèmes à résoudre en même temps ! Il était évident qu’en tant que directrice, je ne pouvais me retrouver à toutes les places : gestionnaire (il fallait bien trouver l’argent pour nourrir la maisonnée et payer les salaires), directrice du personnel, psychologue à l’écoute des enfants et de leurs familles, etc. Nous avions besoin d’aide extérieure pour mobiliser le personnel à la reconstitution d’un collectif qui ait une cohérence. Avec l’aide encourageante et pertinente de deux intervenants engagés dans la mouvance de la psychothérapie et de la pédagogie institutionnelles, nous avons commencé à ébaucher une reprise. Formaliser les réunions, définir et partager les responsabilités et les zones décisionnelles (qui peut décider de quoi ? où ? quand ? comment ? avec qui ?), prendre appui sur les enfants et leurs compétences pour gérer avec eux ce qu’ils étaient capables de prendre en charge à travers un maillage de réunions et de lieux de paroles, c’est une sorte d’ingénierie qu’il était important d’agencer en fonction des questions à résoudre. Nous avons ainsi, étape par étape, progressivement retrouvé la fluidité du vivre ensemble ; pas sans problèmes, évidemment, mais au moins pouvions-nous nous référer à des lieux et à des lois, à partir desquels les paroles prenaient


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

121

sens. Il nous a fallu à peu près trois ans pour ressentir que nous avions vraiment retrouvé un chemin praticable, à l’abri des caricatures et des certitudes. Alors est advenu le moment où, tous ensemble, enfants et professionnels, nous nous sommes engagés dans un projet d’écriture et de publication de notre aventure : Placés, vous avez dit ? Paru en 1987, sous la direction de Jacques Pain, ce livre est le résultat d’une écriture collective à laquelle ont été associés, ou sollicités, l’ensemble des personnels, et la plupart des enfants. (Ce livre, édité en nombre restreint d’exemplaires, n’est plus disponible). De la préface de Mireille Cifali, nous retenons de beaux passages, et notamment celui-ci (p.9) : « L’utopie qui soutient le projet est là pour mettre en mouvements les désirs, porter enfants et adultes vers un projet commun, pour les amener à penser, non pas pour aboutir ou se réaliser. La réussite ne peut être entendue comme ‘’l’atteinte des objectifs fixés au départ’’ ; elle est seulement approximation, déportation, retournement et passage vers autre chose : en un mot, un mouvement ». À poursuivre une utopie… « on débouche sur des « créations, des rencontres, des instants qui font des souvenirs, du savoir que l’on ne perd plus, des batailles qui poussent à comprendre les choses de la vie ; on se garde aussi des trop grandes amertumes, et des désenchantements démobilisateurs. » Il est impossible ici de mettre en évidence chacun des dispositifs initiés dans la dynamique de ce travail institutionnel. La notion de dispositif, dont l’usage a été mis en relief par Lapassade (1975), connote l’utilisation d’une approche « technologique » du milieu. Les outils institutionnels, tels que les différents types de réunion, les modalités de gestion et de prise de décision, etc., nécessitent une approche technique des procédés et des procédures de travail. Le dispositif est une sorte d’« analyseur construit », un espace/temps destiné à produire un effet de changement. De nombreux dispositifs ont été ainsi proposés et mis à l’essai, en fonction des besoins des enfants et des intuitions des professionnels. Parmi les divers espaces de médiation proposés en interne par les membres du personnel aux enfants (dont le théâtre, la boxe, la réalisation d’un journal, les émaux, le bois, la photo, le tissage, etc.), celui de « L’atelier Contes », dont je voudrais maintenant présenter les grandes lignes, a été proposé alors qu’ayant démissionné de mon poste de directrice, j’avais été sollicitée pour reprendre un mi-temps de psychologue afin de poursuivre l’accompagnement de certains enfants et de leurs familles. D’un point de vue très pratique, travailler à mi-temps pour une « clientèle » de 60 enfants qui fréquentent l’école en journée oblige à créer des possibilités de rencontres qui ne se réduisent pas seulement à des entretiens confidentiels, à


122 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

heure fixe, dans un bureau. Ce changement a, par ailleurs, enfin permis de développer de manière consistante le travail avec les familles des enfants. L’atelier « Contes » avait lieu en fin de journée, une fois par quinzaine. Venait qui voulait, sans limite d’âge, à condition d’arriver à l’heure. L’idée de cet atelier résultait à la fois de mon intérêt pour les rêves, les productions imaginaires et les mythes, conséquent à mon parcours psychanalytique, et de mon souci de partager avec les enfants les mythes culturels qui explorent, en quelque sorte, différents parcours d’apprentissage de la vie. Il me semblait qu’à ces enfants, on racontait trop peu de ces histoires qui font rêver et qui permettent de mettre des mots sur les différents états du sentir et du désir. Le conte permet une réalisation imaginaire et non pathologique de désirs qui peuvent sembler très lointains, archaïques ou fous, dans une sorte de participation poétique active. Il est un moyen pour faire émerger les noyaux d’enfance, se déployer et s’exprimer symboliquement. L’atelier se déroulait en cinq temps : l’accueil et l’installation de chacun de manière confortable, la narration du conte choisi sans en dévoiler la fin, la production individuelle d’un dessin qui imagine l’issue telle que l’enfant se l’invente, la narration de la finale telle qu’elle a été écrite par son auteur, et, enfin, un moment de partage collectif. Ces ateliers ont toujours été passionnants, autant dans leurs contenus que dans les échanges relationnels qui leur faisaient suite, pendant et hors de l’atelier. Il m’arrivait aussi parfois de lire une histoire particulière à un enfant, si j’estimais que nous avions besoin de passer par l’histoire d’un autre pour aborder la sienne. Mon changement statutaire de directrice à temps plein en celui de psychologue à mi-temps, m’a donné l’occasion de me confronter à une palette assez large d’expériences relationnelles qui m’ont obligée à renoncer à une série de prérogatives, et à affronter les reliquats produits par l’effet de ces mêmes prérogatives chez mes partenaires professionnels et dans ma propre construction identitaire. Muriel Meynckens (2016) a écrit à ce sujet un article bien éclairant. Le changement de statut, et sans doute particulièrement celui de directeur/trice, touche à notre manière de nouer à la fois notre différenciation et notre appartenance au groupe : ces deux modalités d’être en situation professionnelle sont alors appelées à devoir se modifier l’une et l’autre. Le changement statutaire entraîne une modification du rôle prescrit et interprété ainsi que du contenu de la fonction sur le plan de l’appartenance professionnelle. Cela produit des effets directs sur la qualité du positionnement individuel et différencié du professionnel, non seulement dans son groupe de pairs, mais également aux yeux des bénéficiaires, dans ce cas, aux yeux des enfants : je n’étais plus celle dont on pouvait rêver


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

123

qu’elle avait tous les pouvoirs et qui allait satisfaire toutes les demandes. Il me fallait donc accepter de changer de costume, comme au théâtre, puisque le rôle changeait. Et je ne serais sans doute plus la même personne, ni à mes yeux, ni dans ceux de mes interlocuteurs. Ce passage m’a beaucoup appris sur la fonction de direction, sur ce qu’elle permet de fantasmer, ainsi que sur la relativité et la plasticité des liens professionnels. Le jeu des images et des identifications ne se commande pas. Il est induit par la structure, il résonne de manière singulière chez chacun. Il en résulte une composition originale et unique.

Accompagner l’élaboration d’une dynamique institutionnelle Dans l’accompagnement d’espaces de supervision, je voudrais mettre en évidence deux dispositifs qui favorisent l’implication des professionnels dans la construction d’espaces partagés de réflexion et de paroles. En effet, s’ils ne peuvent en faire l’expérience, comment pourraient-ils attendre de leurs « patients, bénéficiaires ou jeunes » qu’ils le fassent, eux ? 1. La constitution d’un Conseil de direction a été la première initiative d’un directeur récemment nommé pour se différencier de son prédécesseur. Il était alors question, pour lui, de se démarquer du pouvoir central du prince, exercé par l’ancien directeur assisté par « un bouclier » d’assistantes sociales qui lui étaient entièrement dévouées. Ce Conseil fût lancé comme une tentative à évaluer en fin d’année. Et les premières questions à résoudre avaient pour objet de clarifier ce qui devait, ou non, être traité dans ce lieu précis. Ensuite, dans chaque unité de vie, une « réunion de concertation », a été mise en place. Cette réunion visait à organiser le travail pluridisciplinaire entre Éducateurs, AS et Psy. Ce changement s’est avéré très perturbant pour les assistantes sociales, et a nécessité de redéfinir la répartition du travail et les champs d’action de chacun des professionnels. Les objectifs étaient d’améliorer la qualité de prise en charge des jeunes, surtout en ce qui concernait les comportements décrits comme « difficiles ». Une grande vigilance était assurée quant à la cohérence des prises en charge et au cheminement individuel et familial des jeunes accueillis. Après deux ans de fonctionnement, un bilan, sous forme de grille d’évaluation, a été transmis à chaque travailleur (sous forme de roue de vélo avec des axes gradués de 1 à 10). Cette évaluation subjective portait sur


124 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

plusieurs aspects de la vie institutionnelle : le degré de satisfaction dans son travail, la qualité du climat de travail, les conditions de travail, le sentiment d’être reconnu dans son travail, le niveau d’exigence quant à la qualité des collaborations, les prises d’initiatives, le droit à la participation, la transmission des informations, la transparence du fonctionnement institutionnel, la clarté dans les procédures de décisions etc. Tout ce matériel a été ensuite retravaillé en présence du directeur dans les réunions d’équipe. Cela représente un travail consistant, élaboré en référence à la pensée systémique et aux pratiques de l’institutionnel, complété par des formations, des supervisions et des moments festifs. 2. La mise en place d’un « Atelier de réflexion institutionnelle », sur le modèle du GRPI9 « Groupe de Recherche en Pédagogie de l’Institution », dispositif que j’ai eu l’occasion d’animer pendant 7 ans dans l’institution qui l’avait mis en place. En voici le principe : il s’agit d’une réunion non décisionnelle dans laquelle les participants choisissent les thèmes institutionnels à traiter : aménagement du projet pédagogique, création d’une nouvelle structure, réflexion sur un modèle pédagogique commun de prise en charge, création d’un Conseil des enfants, etc. La composition du groupe est cruciale : un représentant choisi par son unité de vie et un représentant pour chacune des catégories professionnelles (éducateurs, paramédicaux, assistants sociaux, administratifs, maintenance et entretien) y sont délégués par leurs pairs. Le directeur et le psychiatre y sont donc aussi présents du fait de leur fonction unique de direction administrative et clinique. Le groupe se réunit une fois tous les deux mois et est animé par un tiers extérieur. Une prise de note est assurée et permet un relais actif entre l’Atelier et les réunions d’unités de vie. La prise de notes doit être extrêmement soignée pour en faciliter la transmission à ceux qui ne sont pas présents aux réunions. Ces points de structure ont les effets perceptibles : les processus relationnels changent en termes d’articulation, de participation, de transversalité, de transmission, de créativité collective et de partage de savoirs.

Pour conclure En référence à ce que Golse (2013) développe à propos des conditions nécessaires au petit humain pour trouver un étayage suffisamment 9

GRPI : création originale de l’Institut Médico-Pédagogique Notre-Dame à Soumagne (Belgique), sous la direction de Mr Haulet, directeur, et du Dr Mulot, pédo-psychiatre, responsable thérapeutique.


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

125

soutenant pour grandir, nous en retiendrons trois qui nous semblent pouvoir résumer les lignes directrices du travail relationnel en institutions : 1) Une nécessaire composante de bisexualité symbolique que nous comprenons comme un assemblage subtil de ce qui relève à la fois du cadre (structure et règles) et du portage (contenance, qualité des relations et des prises en charge). 2) Un accompagnement marqué par de la malléabilité (on retrouve ici la vigilance et la disponibilité, chères à Jean Oury), les capacités d’adaptation aux initiatives et aux changements. Dans un document (1981) de présentation du Foyer de semi-liberté situé à Vitry-surSeine, dont Stanislaw Tomkiewicz a été le psychiatre, on peut lire, parmi d’autres commentaires, « table excellente, et petits déjeuners parfois servis au lit ». 3) La capacité de se situer dans une narrativité, en tant que possibilité de construire un récit de soi et de ses origines. Ces trois conditions « minimales » restent des références pertinentes tout au long de nos vies et de nos relations, ainsi que de celles dont nous sommes les garants, car elles touchent au plus près à la construction de nos liens intrapsychiques et interpersonnels au sein de nos différents systèmes d’appartenance. Dans cet article, nous avons voulu mettre en évidence différents exemples de modalités créatives, adaptées à nos contextes institutionnels et à leurs acteurs. L’élaboration de ces manières de penser et de faire ne s’improvise pas. Elle est le résultat d’un travail collectif ardu et soutenu à travers l’étayage du partage des savoirs et des pratiques. « Toute expérience est liée au temps, à l’intelligence de l’action tout autant qu’au dispositif de départ et au matériel dont on dispose. Et si on confond une action pédagogique avec son dispositif, on gomme toutes ces mini-régulations où l’on accepte de revenir sur ce qui a été fait, où l’on tente de comprendre pourquoi ça résiste et de devenir intelligent en acceptant cette résistance. » (Cifali, 1994). C’est dans le maillage du sens de ces micro systèmes que nous trouvons, en y insistant, une orientation aux errances de la vie. Nous y reconnaîtrons à chaque fois, même si ce n’est pas directement explicité, l’accent porté sur la part subjective des acteurs. Que ce soit à travers le développement des habilités de pensée, par le renforcement de l’estime de soi, ou encore dans le déploiement de la prise de responsabilité, par chacun, de ses actes. Apprendre des autres c’est aussi apprendre l’autre, les autres.


126 Christine Vander Borght, Philippe Bougheriou, Maurice Cornil & Céline Heunders

Références ASSELIN P. & GAGNIER J.P. (2007) : Aider les jeunes en difficulté. Au-delà du diagnostic, aider les jeunes : une expérience novatrice au Québec, Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 38 :193-210. CABASSUT J. (2017) : Bonjour l’institution ! Champ social, Nîmes. CIFALI M. (1994) : Écriture et transmission de l’expérience, texte consultable sur son blog. DELRUELLE É. (2006) : Métamorphoses du sujet. L’éthique philosophique de Socrate à Foucault, De Boeck-Université, Bruxelles. GOLSE B. (2013) : La question du lien au regard de la psychanalyse et de la théorie de l’attachement, In MARTY F. & MARCELLI D : Psychopathologie des âges de la vie, Elsevier Masson, Paris. LAPASSADE G. (1975) : Groupes, organisations, institutions. Gauthiers-Villars, Paris. LÉVINE J., CHAMBARD G., SILLAM M. & GOSTAIN D. (2008) : L’enfant philosophe avenir de l’humanité ? Atelier AGSAS de réflexion sur la condition humaine (ARCH), ESF, Paris. MACHEREY P. (2017) : S’orienter, Kimé, coll. Bifurcations, Paris. MEYNCKENS-FOUREZ M. (2016) : Changement de direction dans une institution ou au sein d’une équipe : enjeux et souffrances. Thérapie Familiale 37(1):7‑25. MEYNCKENS-FOUREZ M., VANDER BORGHT C. & KINOO Ph. (2011-2017) : Éduquer et soigner en équipe. Manuel de pratiques institutionnelles. Deboeck., Bruxelles. MIERMONT J., (dir), (1987) : Dictionnaire des thérapies familiales. Théories et pratiques (p.59-63.), Payot, Paris. OURY F. & VASQUEZ A. (1967/2015) : Vers une pédagogie institutionnelle, Maspero, réédition Champs Social, Paris. OURY J. (1986-2005) : Le Collectif. Le séminaire de Sainte-Anne, Champ social Éditions, Paris. PAIN J., (dir), 1987) : Placés, vous avez dit ? Méthodes actives et pratiques institutionnelles en maison d’enfants, Matrice (non réédité). RANCIÈRE J. (2007) : Le philosophe et ses pauvres, Champs essais, Flammarion, Paris. TOMKIEWICZ S. & VIVET P. (1991) : Aimer mal, châtier bien. Seuil, Paris. TOZZI M. (2002) : Penser par soi-même : Initiation à la philosophie, Chronique sociale, Paris. TOZZI M. (2017 : Prévenir la violence par la discussion à visée philosophique, Téléchargeable sur Yapaka.be VANDER BORGHT C. (2015) : Travailler ensemble en institution, Faber, Paris.


En institutions, on n’est pas obligé de subir sa vie

127

Album jeunesse : BRENIFIER O. & DESPRÉS J. (2009) : Le sens de la vie, Éditions Nathan, Paris. MOREAU L. (2011) : À quoi penses-tu ?, Hélium, Paris. PIQUEMAL M. (2008) ; Les Philo-fables, Albin Michel, Paris. Filmographie : AMRAM M. & D’ORTOLI F., 2009, L’année de Vienne, Ecole de la Neuville, ecole-de-la-neuville.asso.fr BLANCHET V., 2006, Parole, l’héritage Dolto. Film Beta-Num, 96 min. Une année filmée à l’école de la Neuville. DUEZ J., 1996/97, Les enfants de l’année blanche. Des enfants parlent en classe de l’affaire Dutroux en Belgique. PHILIBERT N., 1995, La moindre des choses, film documentaire sur La Clinique de La Borde.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.