PROJETS

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N° 5 - SpécifiCITéS Projets : pratiques et usages Décembre 2012 Dossier coordonné par H. Cellier

Sommaire p. 5

Éditorial Hervé Cellier

Première partie : significations et usages La figure du projet comme forme hybride de créativité

p. 7

Jean-Pierre Boutinet

Projets institutionnels : quand le sens du travail est atteint. Exemple du Projet Shanghaï

p. 21

Séverine Colinet

La pratique du « projet individualisé » dans le champ médico-social

p. 37

Philippe Chavaroche

Demande de subvention et dossier de l’absurde Amel Benyattou, Razeka Bouhassane, Claude Faverger Ethics of Care au regard de l’Architecture : le projet architectural comme projet réparateur, soignant et thérapeutique Patrice Ceccarini

Animation socioculturelle : à qui et à quoi sert la notion de projet ?

p. 47 p. 57

p. 77

Jean-Marie Bataille

Deuxième partie : participations et déviances Projet participatif : un projet éducatif comme les autres Aline Guérin

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p. 95


La participation des habitants, un enjeu majeur de la Politique de la Ville

p. 99

Karim Boudeghdegh, Amélie Le Dû, Sébastien Valbon

Projets de femmes dans l’économie sociale et solidaire

p. 113

Khadijat Abelchaguer, Hanane Chaabi, Aïcha Lekbaïdi, Manké Sylla

Compte rendu d’expérience : le projet B.ART

p. 125

Marjorie Halberda, Fanny Legoupil, Jeanne Siroi, Gabrielle Suet

Participation des usagers dans les projets de santé publique : réalités et paradoxes

p. 139

Marie Favre, Marylise Lainard, Laura Loiseau

Troisième partie : incompréhensions et perspectives Prédiction et incompréhension : place des projets en centres de vacances et de loisirs ?

p. 153

Jean Gabriel Busy

Le projet à travers des textes officiels de l’Éducation nationale

p. 175

Camille Le Cor

Recherche autour du projet d’école : émergence d’une problématique

p. 191

Pamela Orellana-Fernandez

Critique du projet d’école

p. 213

Philippe Bernier

Programme ministériel, « projétation » formative et curriculum dans le système éducatif italien

p. 221

Anna D’Onofrio-Ceccarini

Varia La démarche clinique dans l’accompagnement en formation : vigilance et persévérance ?

p. 241

Louis Basco

Manouches et Roms. Représentations sociales des personnels soignants : stigmatisation, déviance, étiquetage, stratégies Olivier Bouvet et Stéphane Floch

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p. 257


D’une trace transmissible anthropologique sur le Sida

à

l’entre-soi,

regard

p. 275

Vincent Breme, Stéphane Chevalier, Pierre Cheyroux, Samia Lakloufi, Élodie Romain

Liste des auteurs Resumenes Abstracts Résumés

p. 287 p. 291 p. 297 p. 303

Les terrains sensibles en recherche

p. 311

Notes de lecture

p. 313

Information contributeurs

p. 317

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Éditorial Le concept de projet est devenu l’organisateur de l’action publique. Depuis une quarantaine d’années, peu à peu, il a accompagné la remise en question des pratiques professionnelles, les inscrivant, le plus souvent dans une réflexion dynamique et collaborative destinée à l’amélioration de la qualité du service rendu aux usagers. En intitulant le N° 5 de SpécifiCITéS « Projets : pratiques et usages », nous avons résolument voulu interroger les pratiques professionnelles : la notion et son évolution, le bon usage mais aussi les dérives, le projet individuel comme le projet institutionnel. La dimension prédictive et innovante, inhérente à la démarche de projet peut se révéler mise à mal lorsqu’elle devient une forme de stérilisation de l’action publique. Au contraire, elle est source de création lorsqu’elle emprunte à d’autres espaces institutionnels novateurs. Après tout, bien avant que ne soient institués les projets d’écoles et d’établissements des années 90, ne parlait-on pas de projets éducatifs et pédagogiques dans les colos et centres de vacances sans hébergement ? Les contributions sont disposées en trois parties. Les significations et les usages attribués dans des domaines différents allant de la formation professionnelle à celui, plus particulier, de la pratique du projet individualisé. Les participations et les déviances, où les participations des usagers sont requises, constituant un préalable à l’action publique. Pour autant, ne faut-il pas expliciter ce qu’elles recouvrent et s’interroger sur les formes d’instrumentalisation dont elles sont l’objet ?

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Les incompréhensions et les perspectives, dernière partie du dossier avec la recension d’une production règlementaire abondante dans le domaine scolaire montre, néanmoins, le chemin qu’il reste à parcourir en vue de rendre explicite la pédagogie de projet au sein des communautés éducatives. Sans doute sont-ce là les effets, en France, d’une approche où le projet d’école serait une sorte d’autonomie « autorisée » comme le souligne une contributrice, cristallisant du même coup le sentiment d’une pédagogie impossible où précisément la méthodologie de mise en œuvre demeure insuffisante. Comme il est désormais d’usage, les contributeurs sont de divers statuts : professionnels, étudiants, enseignants-chercheurs. Pour beaucoup, ils sont l’un et l’autre. On notera enfin, dans la rubrique Varia, la présence de deux articles de cadres et cadres supérieurs de santé, résultat d’une collaboration fructueuse avec l’Institut de formation des cadres de santé et du Pôle formation de l’hôpital Sainte-Anne. Ils illustrent en cela le champ particulier des terrains sensibles : des espaces sensibles au sens médical du terme du fait des crises qui s’y déroulent… ceux où la difficulté quotidienne amène les acteurs à faire preuve à la fois de sensibilité et d’innovation relevant de domaines variés social, pédagogique, sanitaire, politique, culturel, esthétique… Hervé Cellier Décembre 2012

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Première partie : significations et usages La figure du projet comme forme hybride de créativité Jean-Pierre Boutinet

La figure du projet est devenue l’un des paradigmes dominants de nos sociétés de début du XXIe siècle. Elle présente un caractère contrasté fait à la fois d’anticipation réflexive et de réalisation active, ce qui pourrait nous inciter pour en saisir la dynamique à l’associer à une forme d’hybridation, mais au risque de la dévaloriser. En effet cette figure, dans la noblesse des idéaux auxquels elle se sent ordonnée, ne saurait se laisser facilement assimiler à la vulgarité d’un mélange, le propre d’un hybride. Pourtant projet et hybridation relèvent de processus similaires à travers un travail de transformation que l’un et l’autre opèrent en vue de la création d’un nouvel existant. De plus ils se montrent pour le moment, chacun, d’une grande actualité : ainsi sur les fréquents usages et mésusages actuels du projet, inutile d’insister, la littérature abonde. Quant à l’hybridation, elle est bien une caractéristique des temps présents aux prises avec les rencontres interculturelles, la voiture à moteur hybride, le métissage des populations, les familles recomposées, le brouillage des repères structurants ou la pluralité de nos appartenances. Par ailleurs sans établir de parenté spontanée entre projet et hybridation, on pressent néanmoins d’autres liens à identifier : l’hybridation n’est pas donnée d’emblée, sinon assez rarement, comme relevant d’un phénomène naturel ; elle est la plupart du temps au contraire gouvernée en sous-main par une intention humaine originelle qui la met en œuvre. Quant au projet, il est évident qu’il est constitutif, bon an, mal an, d’une détermination intentionnelle qui le fonde. Ce que, en revanche, on ne prend pas soin d’observer, c’est que ce projet dans son élaboration, sa réalisation et son évaluation est assimilable à un processus hybride. Le situer comme tel et l’appréhender sous l’angle de l’hybridation peut être suggestif pour souligner l’originalité mais aussi les ambigüités qui lui sont attachées. Tel est l’argument que nous souhaitons discuter dans le propos qui va suivre pour apporter à l’appréhension des conduites à projet un point de vue susceptible de mieux saisir la nature du processus créatif 7


auquel elles sont ordonnées. L’hybridation, une activité récente déjà très ancienne L’hybridation relève de pratiques humaines très anciennes de croisement de végétaux ou d’animaux dans le but de valoriser chez l’organisme engendré, les qualités appartenant aux variétés originelles, en vue de l’amélioration de l’espèce. Si l’on veut bien faire parler la double origine étymologique latine et grecque de l’hybride, nous retiendrons avec Pline l’ancien du latin hybrida que l’hybridation renvoie au sang mêlé à travers cette expérience insolite décrite par Pline du croisement d’une truie avec un sanglier, deux variantes de l’espèce porcine ; c’est ce croisement génétique qui reste toujours présent dans la sémantique actuelle d’hybridation, un croisement ordonné à la création d’un organisme nouveau aux propriétés inédites en bousculant quelque peu l’ordre naturel, celui imposé par l’état des choses. C’est un tel croisement que l’on rencontre d’ailleurs dans l’usage métaphorique de l’expression mot hybride pour signifier que ce mot est constitué de deux composants appartenant originellement à deux langues différentes : ainsi l’hybride automobile associe l’autos grec au mobilis latin. Mais quel est donc l’intérêt de produire un hybride ? Il réside dans le souci d’engendrer un organisme nouveau plus vigoureux, plus performant par rapport à ses lignées originelles et dans le cas du mot hybride, de générer une sémantique plus consistante, plus suggestive ; cette vigueur exceptionnelle apportée par l’hybridation sera alors dénommée heterosis. Mais l’étymologie latine est elle-même tributaire d’une origine plus ancienne, plus obscure qui nous ancre dans la culture grecque et véhicule, si la philologie le confirme, une signification à la fois décalée et complémentaire fort instructive. Hybrida nous viendrait en effet du grec hubris, ce dernier évoque l’excès, la fougue, la violence, l’impétuosité l’exacerbation du désir humain, en un mot la démesure (Mattei, 2009). La filiation grecque serait ainsi là pour nous signifier que le lien entre hybridation et hétérosis n’est pas automatique et selon les circonstances l’hybridation peut conduire à la démesure.

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Son archéologie linguistique révèle donc que l’hybridation se donne comme action humaine processuelle soucieuse de fusionner deux espèces voisines dans les domaines végétal et animal et par extension métaphorique dans le domaine humain de nos pratiques sociales, en vue de constituer un organisme, une organisation, un produit plus roboratif. Néanmoins de fait cette hybridation, malgré son intentionnalité originelle, semble évoluer vers deux formes opposées de mixité, de fusion, l’une génératrice d’un produit nouveau plus vigoureux que ses composants, l’autre engendrant dans ce qu’elle agrège une forme de dérèglement, d’excès, de déchaînement : sans doute l’hybridation nous révèle-t-elle à sa façon l’ambivalence de l’action de l’homme à travers ses effets, destinée à osciller entre la vigueur et la démesure. Mais, autre issue possible, l’hybride se fait parfois bâtard et à ces deux formes de mixité que nous venons d’évoquer, il faudrait donc en rajouter une troisième, celle d’une mixité qui ne tient pas ses promesses, qui se laisse dégénérer ou pour reprendre cette fois-ci le vocabulaire du latin médiéval bastardus d’origine germanique qui nous a donné ce terme de bâtard à caractère péjoratif, qui est généré par un ensemble déprécié, sans qualités distinctives. Ainsi hétérosis, démesure et bâtardise représenteraient les trois issues possibles de tout processus d’hybridation. C’est sur ce cadre heuristique que nous nous appuierons. Cette hybridation comme intention humaine de manipuler le croisement de deux variétés d’une même espèce végétale ou animale ne date donc pas d’hier et pourtant elle n’a jamais été aussi présente qu’aujourd’hui ; elle a pour le moins le mérite de nous permettre de bien distinguer culturellement et historiquement l’époque postmoderne actuelle de sa devancière, l’époque moderne, encore proche de nous et, quant à elle très peu hybride, allergique à toute forme d’hybridation, au moins dans ses intentions déclarées. À l’opposé de la culture moderne épurée et rationnelle, les temps postmodernes sont au contraire des temps éminemment hybrides, comme nous l’avaient annoncé des travaux précurseurs de la modernité tardive des années 1970-1980, spécialement, ceux de l’architecte R. Venturi (1966) et du philosophe J-F. Lyotard (1979). Venturi annonçait l’avènement d’une architecture de l’ambiguïté destinée à poursuivre plusieurs fins et à se substituer au style international dépouillé à caractère rationnel, incarné par les réalisations inspirées de Le Corbusier. 9


Prolongeant cette intuition anticipatrice, Lyotard à la fin des années 1970 voit dans la nouvelle condition postmoderne qui s’en vient la fin des grands récits structurants et la prolifération des particules langagières. Des temps historiques encore proches très peu soucieux d’hybridation Pour mieux situer la spécificité hybride des temps postmodernes qui, à bien des égards, constituent l’envers de la modernité, revenons à cette dernière. Ainsi la modernité de la Renaissance, comme celle des Lumières, tout comme la modernité industrielle qui s’en est suivi furent des périodes peu propices à l’hybridation : le contraste souvent conflictuel qu’ont voulu introduire les penseurs et artistes de la Renaissance au regard de ceux du Moyen-âge est celui du modèle intelligible, d’abord dans l’expression artistique, qui entend se substituer à la synthèse hasardeuse en privilégiant en art l’imitation de la nature prise pour modèle ; les Lumières de leur côté opposent catégoriquement la force de la raison porteuse de progrès à l’obscurantisme de l’autorité sacrale, qu’elle soit d’origine royale ou religieuse ; quant à la modernité industrielle, elle voit le triomphe de l’organisation scientifique du travail sur un artisanat souvent ramené à une forme de bricolage. Avec la modernité tardive des années 1960-1970, celle de la société postindustrielle et encore plus avec la postmodernité des années 2000, l’idéal de clarté moderne s’est quelque peu obscurci ; le progrès ordonné par la raison des Lumières n’est plus la valeur phare de la société ; son substitut actuel, la croissance, ne représente qu’un pis-aller provisoire ; s’impose désormais l’ère du brouillage, du sang mêlé : brouillage ou pluralité des repères, des identités, des savoirs, des appartenances...

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Par exemple comprendre les temps actuels à travers leur forme d’intelligibilité dominante dénommée confusément postmodernité nous renvoie bien à une question d’hybridation qui ne saurait se laisser définir par un ou deux concepts-clés car elle est constituée d’ensembles composites intégrant simultanément des éléments souvent opposés d’hyper-modernité, de contre modernité, d’anti-modernité et d’au-delà de la modernité1.Si l’hyper-modernité nous fait évoquer l’ubris grecque, celle de l’excès cultivé par les temporalités de l’immédiateté ou de l’urgence, par aussi les pratiques d’innovation incrémentale ordinaire (Alter, 2000), par encore le zéro défaut attribué au produit fabriqué revendiquant une qualité totale, la contre-modernité, beaucoup plus modeste se répand à bas bruit et délaisse les conquêtes bruyantes pour valoriser différents modes expressifs de mémoires, gages de repli sur des formes du passé à conserver et à revivifier mais qui en revanche sont peu soucieuses d’historicité au sens moderne du terme : récit de vie, récit biographique, commémoration s’inscriraient davantage dans une logique de l’hybrida qui doit comme le suggère P. Ricoeur (1983) tirer du récit mémoriel l’invention d’une intrigue qui soit œuvre de synthèse. Quant à l’anti-modernité, brimée à l’ère industrielle, elle s’installe dans le refus et s’oppose aux formes hybrides précédentes d’hyper et de contre modernité pour promouvoir le retour à des formes historiques antérieures traditionnelles, considérées dans la pureté de leur authenticité (Compagnon, 2005). Ces formes de nouveau choyées sont délestées de toute trace d’hybridité, celles revendiquant une religion authentique quitte à le faire sous des formes devenues désuètes, celles d’une nation d’autochtones débarrassée d’ajouts interculturels, celles d’une famille re-nucléarisée repliée sur son pré-carré, celles du retour à une séparation des sexes prônée par certaines institutions ou encore celles du culte de l’autorité tutélaire. C’est dans un tel contexte que se profile aujourd’hui une nouvelle orientation difficile à dénommer, tellement nous sommes momentanément dépourvus d’outils linguistiques pour le faire, confrontés à l’inédit ; aussi ce contexte nous l’appellerons provisoirement, dans l’attente d’une conceptualisation plus appropriée, un 1

Sur ces ensembles postmodernes composites, voir notre travail Vers une société des agendas.

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au-delà de la modernité composite, esquissant différentes modes tantôt de compromis, tantôt d’intransigeance, tantôt d’excès entre l’anti, le contre et l’hyper avec comme soubassement les technologies de l’information et de la communication qui cherchent à tâtons dans leurs usages à travers la multiplicité et le brouillage des repères qu’elles édictent, à tracer un nouveau chemin d’engendrement. Entre hybridation et projet, une question de métonymie plus que de métaphore Extrapoler le concept d’hybridation au-delà de son espace institué, celui du croisement de deux variétés différentes appartenant à une même espèce dans le végétal ou l’animal et le faire en direction de l’humain, c’est quitter l’usage descriptif pour emprunter la voie métaphorique en considérant que les productions humaines peuvent elles aussi relever pour certaines d’entre elles, dans leur caractère contrasté ou composite, de la figure du sang mêlé et donc s’apparenter à la métaphore de l’hybridation ; par ce recours à une telle image suggestive de sang mêlé on parlera alors d’activités hybrides, de produits ou de dispositifs hybrides, nous en avons donné des exemples dans les pages précédentes, de la famille recomposée aux appartenances plurielles. Sans doute dans l’humain, on préfèrera souvent utiliser le terme de métissage pour évoquer en son sein le croisement de variantes génétiques, ici des races, de la même espèce humaine ou le croisement d’activités humaines diversifiées ; en fait le métissage qui évoque la mixité, le mélange et donc le sang mêlé est bien synonyme d’hybridation car tout métissage se ramène in fine à une variante d’hybridation, terme que nous préfèrerons ici, compte tenu de sa richesse d’évocation sémantique. Dans le cas de la figure du projet, érigée aujourd’hui au rang de véritable paradigme, on peut se demander si sa relation avec le métissage et donc l’hybridation pour décrire les activités humaines qu’elle entend promouvoir, relève finalement d’une simple métaphore c'est-à-dire d’une comparaison imagée ou implique davantage. En fait c’est une véritable relation d’implication qu’il nous faut poser, plus que de relations imagées associant projet et hybridation car tout projet implique une forme d’hybridation qui le constitue.

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Ainsi nous devons considérer le projet comme une variante, un sousensemble de l’hybridation et donc entretenant avec cette dernière une relation métonymique. Déjà le biologiste J. Monod nous avait alerté dès les années 1970 sur la signification à conférer au projet alors qu’à l’époque celui-ci n’était qu’un concept périphérique éloigné de son accès au rang de paradigme. Dans son célèbre ouvrage Le hasard et la nécessité, Monod définissait les organismes vivants comme des organismes à projet ; appréhendant ainsi le projet par sa dimension vitale. Par là il entendait signifier que le projet pour un organisme vivant était cette capacité inhérente à tout végétal ou animal de développer des formes de créativité et d’inventivité aptes à trouver des solutions au problème qu’il rencontrait, celui d’être vivant, de rester vivant, c’est-àdire de persévérer dans l’existence en luttant contre la répétition mortifère, ce qu’à sa façon tente l’hybridation. Si la légitimité première de l’hybridation est l’hétérosis pour entretenir le dynamisme vital, voire le revivifier, on mesure bien la parenté étroite entre hybridation et projet, ce dernier n’étant alors considéré que comme un sous-ensemble de l’hybridation, dans la façon par laquelle, ce dynamisme vital qui lui est inhérent, il le cultive principalement par sa capacité créative l’amenant à engendrer un inédit. Hybridation postmoderne du projet La figure du projet est née timidement à la Renaissance avec le projet artistique du sculpteur, du peintre ou de l’architecte ; elle fut reprise de façon affirmative mais encore discrète au Siècle des Lumières à travers le projet politique, soit dans sa version européenne, le projet de paix entre États, soit dans sa composante nationale, le projet de constitution ; elle demeure d’une actualité certaine mais discrète durant le siècle du développement industriel qui lui préfère le paradigme de progrès. Cette figure a toutefois assuré son triomphe sur toutes les autres formes de création au cours des dernières décennies qui ont vu le déploiement de nos espaces postmodernes faits d’incertitude et de complexité, donc de brouillages multiformes.

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C’est ainsi que le projet est devenu davantage que par le passé récent une figure hybride de sang mêlé, tantôt régénératrice, pourvoyeuse d’hétérosis tantôt paroxystique dans ses excès et sa démesure, tantôt bâtarde et déficitaire, ramenée à une banalité quotidienne sans qualité, sombrant dans l’une ou l’autre forme de dégénérescence. Le concept de projet se trouve donc érigé au rang de paradigme culturel au moment où l’hybridation devient dominante en régime historique de postmodernité. C’est en effet dans ce contexte que la figure du projet semble se tracer un chemin tortueux ; c’est dans cette alliance de contraires entre l’hyper, le contre, l’anti et l’au-delà qu’elle s’épanouit : n’est-elle pas reconnue aujourd’hui comme la seule forme institutionnellement patentée de création, à travers le projet de recherche, le projet d’architecture ou urbanistique, le projet d’établissement ou d’entrepreneuriat, ou encore le projet de développement, voire le projet personnel de l’élève préfigurant le projet professionnel de l’adulte ? La figure du projet, une forme d’hybridation à aménager Le sang mêlé porteur d’hétérosis, nous l’avons très présent dans la sémantique du terme pro-jet, c'est-à-dire dans le travail créatif qui accompagne une démarche de projet ; celle-ci amène son auteur à ne pas dissocier dans le processus d’engendrement ces deux activités fécondantes que sont le travail de conception et le travail de concrétisation c'est-à-dire simultanément une prise en compte du pro associé à une ébauche d’anticipation opératoire et déjà une attention portée au jet, à la mise en œuvre de l’intention à travers sa réalisation. L’hybridation va donc se faire entre deux activités fécondantes mais paradoxales (Ciaravino, 2004) qui appartiennent à deux variantes psychologiques souvent opposées et isolées l’une de l’autre, l’activité de théorisation qui met à distance et reconfigure l’état du monde pour le comprendre et le changer, l’activité de matérialisation qui transforme le monde. Cette hybridation à partir des deux activités sera rendue possible au travers d’une démarche itérative se souciant de les mettre en correspondance continuellement. Une telle itérativité durant le travail de conception prendra la forme de l’arte del designo (Basbous, 2004), cet art du dess(e)in qui s’assure d’un passage continuel entre le dessin mental de l’intention et le dessin matérialisé de son ébauche pour les rapprocher 14


l’un de l’autre au cours du travail de création. Lors de la mise en œuvre, l’itérativité sera assurée par la gestion des écarts tolérables entre ce qui a été momentanément réalisé et ce qui avait été initialement conçu (Boutinet, 2012). C’est dire que le pro-jet, cet art de la création, est généré par un double processus concomitant, un mixte d’intention et de réalisation fait d’une intention opératoire d’une part et d’une réalisation intentionnelle d’autre part. Il ne saurait exister en s’appuyant sur la seule intention pure mais il ne pourrait se laisser assimiler à la seule réalisation débridée. En cela contrairement à d’autres anticipations opératoires plus épurées que sont la détermination des objectifs ou la planification par exemple et qui étaient omniprésentes en régime historique de modernité, le projet relève peu des temporalités modernes de la continuité orientée, sauf quand on l’associait de près à l’idée de progrès, notamment à l’époque des Lumières. Les temporalités structurant le lien entre intention et réalisation relèvent aujourd’hui davantage d’une forme d’alternance, impliquant un continuel va et vient entre intention et mise en œuvre. Mais ce sang mêlé que nous venons d’expliciter dans les méthodologies du projet, nous le retrouvons aussi au niveau de l’auteur en relation avec les acteurs qui gravitent autour de lui et avec lesquels il est tantôt en concertation, tantôt en confrontation mais toujours en négociation permanente ; les acteurs environnants comme personnes ressources ou personnes confrontantes vont constituer pour l’auteur de profonds stimulants, ce qui a pu faire dire au philosophe F. Jacques (1982) qu’un projet pour un auteur s’appréciait à la part d’autrui que cet auteur était capable de reconnaître dans ses propres entreprises. C’est dire que les projets les plus individuels, tels les projets d’orientation ou les projets existentiels comportent toujours une dimension collective, même dissimulée ; inversement les projets collectifs ne sauraient faire l’économie pour être menés à bien d’acteurs individuels charismatiques qui incarnent et portent à leur façon des dynamiques collectives : nous sommes là en présence d’une autre forme d’hybridation entre l’instance individuelle et l’instance collective, non plus une hybridation méthodologique mais une hybridation stratégique. Autre hybridation essentielle, celle-là spatio-temporelle ou empirique constituée par l’imbrication étroite du temps et de l’espace dans la nécessaire conduite 15


d’un projet : temps et espace sont des déterminants fécondants faits de cet entrelacs d’opportunités et de contraintes qui quadrillent toute situation projective et que l’auteur doit apprendre à manipuler. À leur manière ils sont fécondants en libérant des opportunités susceptibles d’être exploitées comme facilitatrices et même génératrices d’un projet possible : selon les situations et les phases du projet, l’un sera privilégié au détriment de l’autre. Mais on ne saurait choisir entre le temps et l’espace, ces deux incontournables pour délimiter un espace créatif. L’espace suspend le temps pour le figer dans le présent de la durée ; il se donne à explorer à travers une analyse de situations permettant d’identifier les relations privilégiées qu’il laisse entrevoir entre l’auteur du projet et tel ou tel présent dans l’environnement spatial qui ne laisse pas indifférent l’auteur ; ces relations privilégiées seront situées vis-à-vis des possibles que recèle cet environnement mais aussi des dysfonctionnements qu’il laisse entrevoir. L’espace, lieu d’appropriation pour l’auteur et les acteurs d’un projet, n’est toutefois pas donné dans son immutabilité car il ne saurait être destiné à rester invariant, surtout dans l’actuelle culture de la mobilité ; il est porté par des tendances temporelles à venir à prendre en compte dans un projet, voire à accompagner ou encore à infléchir, voire même à contrecarrer dans un horizon temporel à définir, qui est justement celui du projet. De plus cet espace est la résultante momentanée d’une histoire qui l’a généré fait d’un passé à relire à travers une reconstitution méthodique pour en tirer des enseignements pour la compréhension de la situation présente. Les résultats eux-mêmes, en tant que produits de la fécondation ne sauraient donner lieu à une lecture univoque ; ils ne sauraient être mesurés à l’aune de l’unidimensionnalité de la prise en compte d’un seul paramètre ; le projet étant l’art de gérer la complexité d’une situation, ces résultats s’apprécieront à partir d’une lecture pluridimensionnelle, en termes non d’une réussite dominante ou d’un échec bien identifiable mais à travers différents indicateurs de réussites et d’échecs qui vont constituer l’évaluation terminale. Car le projet dans sa complexité, comme inédit conçu et mis en œuvre n’est ordonné ni à une réussite totale du zéro défaut, pas plus qu’il n’est condamné à un échec inéluctable ou à une catastrophe. Il oscille continuellement entre réussite avérée dans certaines de ses réalisations et échec reconnu dans d’autres. 16


Il se concrétise comme nouvel existant qui advient, généré par ses points forts et ses faiblesses. Dans la façon de faire parler les résultats obtenus à la suite d’un projet, on pourra ici évoquer une quatrième forme d’hybridation, l’hybridation pragmatique, une hybridation qui ne se clôt pas avec la fin du projet mais le suit tout au long du vieillissement de l’œuvre réalisée ou de l’action accomplie, pour lui conférer une certaine valeur évolutive : on n’évalue pas le projet Concorde de la même façon, avec les mêmes indicateurs, lors de l’expérimentation de son prototype, durant son exploitation commerciale, après le crash de l’un de ses avions, après son abandon commercial. D’une hybridation à l’autre, les dérives du projet Tout projet est menacé dans le travail d’hybridation qui l’engendre par deux risques majeurs opposés, l’excès et le défaut. Ces risques non assumés, ce sont justement eux qui organisent les différentes formes pathologiques des conduites à projet, faites de dérives. L’excès dans une démarche de projet est celui d’une réduction de la complexité ambiante à une simplification réductrice et fallacieuse qui amène à donner sa prééminence à l’un ou l’autre des paramètres en jeu, plus spécialement, car c’est la dérive la plus fréquente, au travail initial d’idéalisation qui bouscule la réalité et s’impose en tant que tel : l’auteur réalise son projet en conformité avec ses aspirations, sans suffisamment tenir compte des paramètres conjoncturels et situationnels : l’idéal gouverne la réalité en opérant une négation du réel, c'est-à-dire de toutes ces formes de résistance en émergence dans la situation qui sont autant de signaux à prendre en compte (Maldiney, 2001). L’excès du travail d’idéalisation pourra se manifester de différentes façons par la perfection narcissique recherchée par l’auteur, par la prise en compte d’un élément situationnel survalorisé, par une réponse disproportionnée suite à un dysfonctionnement observé, par le souci de séduire certains des acteurs impliqués, par encore la mise en place au niveau méthode d’une rationalisation simplificatrice qui réduit le projet à l’atteinte d’un but isolé situé à une échéance déterminée… C’est cet excès, cette démesure que l’on rencontre aujourd’hui dans maints projets technologiques ou de développement économique ou encore de valorisation de profit financier, 17


en lien avec les exigences du marché ; c’est un tel excès qui se trouve régulièrement sanctionné par les crises successives que jusqu’ici ont dû affronter nos sociétés postmodernes. Le défaut dans une démarche de projet, relève de cette absence de vigueur dont va accoucher l’un ou l’autre projet à la merci d’une administration ou d’un commanditaire injonctif. Le projet devient un bâtard de programme institué à appliquer et d’injonction paradoxale du commanditaire pour un porteur de projet qui va s’en libérer au moindre coût : c’est le sort qui attend maints projets pédagogiques dans le cadre scolaire et maints managements de projets en entreprise. Le projet dans ces conditions se transforme en outil bureaucratique comme un autre, dénaturant ou pire annihilant l’espace de créativité dont il était censé au départ être le moteur. Ce défaut de créativité est lié à une banalisation du paradigme de projet transformé en une variable d’ajustement parmi d’autres, mise à la disposition d’auteurs potentiels dont la vulnérabilité existentielle associée à une conjoncture dépressive, celle qui a quitté les rivages et mirages du progrès, ne leur permet plus d’être créatifs, donc de se mettre en projet. Une forme de nécessité sociale paralyse la nécessité vitale. Ainsi peut-on dire que courir le risque de l’hybridation, tout du moins dans les conduites à projet, c’est se soucier de mettre à distance les excès et les défauts vers lesquels cette hybridation est susceptible de glisser. En ce sens projeter, c’est toujours assumer une posture paradoxale, à la fois conquérante et défensive. Du bon usage de l’hybridation dans nos projets, une question de vigilance Valoriser au sein d’un projet l’hétérosis qu’est censé produire le travail d’hybridation, baliser les risques d’ubris comme ceux de bâtardise vers lesquels tout projet peut entraîner appellent une grande vigilance de la part de l’auteur impliqué : d’où à côté d’une attitude offensive, propre à tout travail créatif, la nécessité d’aiguiser une vigilance défensive de chaque instant au sein du processus projectif. Cette vigilance doit rester au cœur du processus créatif. C’est elle qui est tantôt ignorée, tantôt prise en défaut dans nos sociétés postmodernes qui d’un côté se laissent submerger dans leurs ambitions technologiques par le tout est possible,

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mais d’un autre souffrent paradoxalement d’impuissance et d’épuisement à vouloir multiplier des projets qui chez les auteurs et acteurs concernés, malmenés et précarisés ont perdu toute signification. Ainsi appréhender la dimension hybride des démarches de projet, c’est à la fois insister sur un incontournable propre à ces démarches, à savoir la mixité d’un travail conception-réalisation apte à engendrer une œuvre ou une action porteuse de vigueur, et en même temps mettre en évidence la fragilité qu’elles recèlent. Cette fragilité implique de traiter avec vigilance cet incontournable qui à tout moment peut métamorphoser l’un ou l’autre projet dans la figure inverse à celle par laquelle il se présentait initialement, une figure de la démesure passionnelle ou son contraire qui souvent l’accompagne, une figure de la dépréciation bâtarde. À ce sujet dans un essai sur Voltaire’s Bastards, J. Saul (1992) évoque ces réformes instituées au nom de la « raison » par les élites occidentales, réformes responsables, selon lui des difficultés et violences que nous connaissons : loin d’être, comme le prônait Voltaire, une force morale initiatrice de liberté, la « raison » des élites ne serait qu’une méthode d’administration, transformant le monde en gigantesque machine incompréhensible, livrée à des experts, les « bâtards » de Voltaire. Si par « raison », on entend ici raison projective, on voit comment J. Saul nous aide à comprendre en quoi démesure et bâtardise se rejoignent. Lutter contre la démesure, c’est d’emblée identifier des limites bien explicites à son entreprise et les instaurer comme repères ; lutter contre la dépréciation, c’est pour les acteurs impliqués conférer un sens à ce qui fonde leur initiative projective. En tout état de cause par un travail d’hybridation risqué, il s’agit de donner moins d’emprise à la démesure et à l’insignifiance, la plupart du temps associées l’une à l’autre pour pervertir les espaces postmodernes dans la grande vulnérabilité qu’elles génèrent. Bibliographie Alter N., L’innovation ordinaire, Paris, Puf, 2000. Basbous K., Avant l’œuvre, essai sur l’invention architecturale, Paris, Les Éditions de l’imprimeur, 2005. Boutinet J-P., Anthropologie du projet, Paris, Puf, 1990/2012. Boutinet J-P., Vers une société des agendas, Paris, Puf, 2004. 19


Boutinet J-P., Grammaires des conduites à projet, Paris, Puf, 2010. Ciaravino J., Un art paradoxal, la notion de disegno, Paris, L’Harmattan, 2004. Compagnon A., Les antimodernes, Paris, Gallimard, 2005. Jacques F., Différence et subjectivité, Paris, Aubier, 1982. Lyotard J-F., La condition postmoderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979. Maldiney H., Existence, Encre Marine,Paris, 2001. Mattei J-F., Le sens de la démesure, Cabris, Éditions Sulliver, 2009. Ricoeur P., Temps et récit tome 1, Paris, Seuil, 1983. Saul J., Les bâtards de Voltaire, la dictature de la raison en Occident, Paris, Payot, 1993. Venturi R., De l’ambigüité en architecture de l’ambiguité, Paris, Dunod, 1966.

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Projets institutionnels : quand le sens du travail est atteint. Exemple du Projet Shanghai Séverine Colinet

Introduction Le vocable de projet, largement exploité par les institutions pour sa connotation participative, recouvre aujourd’hui plus fréquemment des actions ponctuelles de communication destinées à séduire des usagers / électeurs, que des engagements construits autour d’objectifs de moyen terme visant à une collaboration active de ces derniers. Élaborés autour de thématiques à la mode, les projets rencontrent un écho nécessairement favorable auprès de leurs soumissionnaires qui, chaque jour davantage confrontés à des logiques de marché, y voient une opportunité de cautionnement institutionnel visant à augmenter leur notoriété et à les démarquer de la concurrence. Les institutions et leurs soumissionnaires s’inscrivent donc dans une recherche croisée de cautionnement, dans laquelle le projet, ses objectifs et ses finalités, n’apparaissent finalement qu’accessoires. Cet article se propose de questionner de façon pratique, illustrative et sans complaisance la notion de projet. Pour ce faire, il s’agit d’analyser la mise en œuvre d’un projet éducatif réalisé par des éducateurs spécialisés en formation dans un dispositif d’apprentissage, projet qui s’inscrit dans le champ social avec une forte dimension culturelle. Nous l’avons intitulé le « Projet Shanghai ». La mise en œuvre de ce projet s’inscrivait pour les étudiants dans le domaine de formation « conduite de projet » au sein de leur projet de formation. On peut donc parler d’un projet dans le projet, c’est-à-dire que le projet collectif réalisé s’est inscrit dans une déclinaison individuelle. Après avoir abordé la notion de projet et après avoir situé les éléments de contexte du Projet Shanghai, on s’interrogera sur les limites et les effets pervers de ce projet.

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La notion de projet En sociologie, le terme « projet » a été utilisé dans les années 1970 pour réintroduire de l’action dans les théories sociologiques alors dominées par le structuralisme et les théories holistes. Si l’on se réfère à la sociologie des organisations, comme a pu le montrer Daniel Gacoin1, le premier apport est de mettre en évidence toutes les formes d’action, de mouvement, de jeu des acteurs dans une organisation (Crozier, 19632 ; Reynaud 19893 ; Sainsaulieu, 19774 ; Boltanski, Thévenot, 19875 ; Enriquez, 19926). Elle nous indique combien la conduite de projet est dans une organisation un vecteur de négociation, donc d’expression, de vie conflictuelle et de régulation, autour de l’initiative nécessaire de ses acteurs. Des auteurs comme Michel Crozier, Erhard Freidberg7 ou Alain Touraine8 ont cherché à redonner une place aux initiatives des acteurs individuels et collectifs. Michel Crozier9, pour sa part, a élaboré une critique du système bureaucratique en mettant en évidence les marges de manœuvres et les rationalités mises en œuvre par les acteurs dans les organisations. Quant à Alain Touraine10 et sa sociologie de l’action, il accorde une place importante au projet en ce qu’il « précise le niveau d’implication des acteurs dans le système d’orientation qui spécifie le sujet historique ». Ainsi, il distingue quatre façons de participer à la société : le retrait, ou l’absence de projet, le projet individuel, le projet collectif et le projet organisationnel. Ces sociologues ont réintroduit la place de l’acteur dans les systèmes, une certaine marge de manœuvre propice à l’action et à la mise en place de projet. Il y aurait quatre 1

Gacoin D., Conduire des projets en action sociale, Paris, Dunod, 2006. Crozier M., Le phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963. 3 Reynaud J.-D., Les règles du jeu, L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989. 4 Sainsaulieu R., L’identité au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 1977. 5 Boltanski L., Thévenot L., Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1987. 6 Enriquez E., L’organisation en analyse, Paris, PUF, 1992. 7 Crozier M.,Frierdberg E., L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1978. 8 Touraine A., Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984. 9 Crozier M., Frierdberg E., L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1978. 10 Touraine A., Op. cit, 1984. 2

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« dimensions constitutives de la figure du projet » relevant de quatre approches scientifiques distinctes1 : la nécessité vitale (biologie), l’enjeu existentiel (phénoménologie), la perspective pragmatique (praxéologie), l’opportunité culturelle (ethnologie). C’est à cette dernière forme que le Projet Shanghai répond. L’objet du projet Le public visé par cet appel à projet d’un conseil régional en France métropolitaine était celui des apprentis. Le premier objectif de ce projet consistait à utiliser le cadre de l’Exposition universelle pour y promouvoir l'apprentissage en région parisienne, et à faire découvrir Shanghai à des Franciliens. Pour ce faire, des partenariats devaient être initiés avec des institutions shanghaiennes. Ce projet a été réalisé sur un an dont dix jours à Shanghai. Partant de l’idée que le facteur culturel impacte fortement le contenu de la formation et le travail social des Shanghaiens, l’objectif général du projet a été de réaliser une étude comparative entre la formation d’éducateur spécialisé apprenti en Région et à Shanghai. Ainsi, un certain nombre de questions a émané de cet objectif : existe-t-il des écoles de formation en travail social en Chine ? Cette formation est-elle dispensée à l’Université ? Quel est son contenu, sa durée ? Sachant que le dispositif d’apprentissage n’existe pas à Shanghai, quels sont les autres éventuels dispositifs équivalents ? Plus généralement, comment les facteurs historiques, culturels, politiques sociétaux influencent-ils la construction du travail social ? Quelles sont les réalités du travail social à Shanghai ? Ces questions ont amené les étudiants à poser la problématique générale suivante : Comment peut-on définir l’identité d’éducateur spécialisé apprenti francilien ? Comment peut-on définir l’identité d’un « travailleur social » shanghaien ? Quelles sont leurs spécificités et leurs caractéristiques ? Ces questions répondaient plus globalement au questionnement central de la Région : comment s’approprier sa métropole ?, Comment s’approprier son quartier ?, le thème de l’exposition étant « Better city, Better life ». 1

Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 279.

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Pour ce faire, les étudiants ont débuté des rencontres avec différentes écoles (collège et lycée enseignant le mandarin) intéressées par ce projet et ces propositions de partenariat. Un blog a été mis en place retraçant jour après jour les découvertes, dans le but de sensibiliser les élèves à la ville de Shanghai et de permettre des échanges et des interrogations sur les différents articles qui étaient mis en ligne. Ces articles étaient mis en ligne par l’une des collègues restée en France. En Chine, la possibilité d’accéder au blog était restreinte, ce qui a été l’occasion d’un échange sur la liberté d’expression. Enfin, l’objectif principal a évolué et s’est affiné à l’occasion de la découverte, vers le milieu du séjour, du secteur de l’aide à la personne. Ceci a été pour les étudiants l’occasion de mutualiser leurs expériences professionnelles avec leurs pairs. Dans le cadre de la formation et plus particulièrement dans l’un de ses domaines intitulé : « conception et conduite de projet éducatif », les étudiants ont dû à la fois répondre aux objectifs préalablement fixés par la région et également essayer d’y inclure au maximum des liens avec leur expérience et leur pratique professionnelle. Un travail de réflexion sur la mise en lien de différentes commandes celle de la formation et de la région, s’est ainsi réalisé. En ce qui concerne la rencontre avec des structures à Shanghai, l’accès à des structures médico-sociales a été rendu possible par un détour vers d’autres secteurs professionnels. Ainsi, face à la difficulté d’entrer en contact avec des professionnels du travail social à Shanghai, un détour auprès de professionnels du secteur de l’industrie installés à Shanghai s’est opéré. Cette ouverture vers un autre secteur a fait prendre conscience de l’importance de la notion de réseau aux étudiants, et pas uniquement dans son secteur d’exercice professionnel. Plusieurs structures ont été visitées : établissement pour personnes âgées, centre accueillant des personnes en situation de handicap mental : Sunshine home, université East Normal de Shanghai. Contexte culturel La Chine et Shanghai sont en pleine mutation sociale, sociétale et économique. Le travail social est apparu récemment en Chine (il y a environ 15 ans). L’équivalent du diplôme d'éducateur spécialisé y est reconnu depuis 2008. Le travail social est en plein essor notamment à Shanghai qui est une ville occidentalisée. 24


De nombreux besoins apparaissent en raison des changements de mode de vie (besoin de crèches, de service d’aide à la personne…). L’État chinois tente de pallier l’apparition de tous ces nouveaux besoins mais la population chinoise s’élevant à un milliard trois cent cinquante millions personnes, les avancées dans ce domaine ne peuvent se mettre aussi rapidement en œuvre que dans un pays de soixante millions d’habitants. D’après Jean-Pierre Boutinet1 « tenter l’élaboration d’une anthropologie du projet, c’est chercher à comprendre comment fonctionne le projet dans différents ensembles culturels [...] », c’est donc ce que les étudiants ont recherché dans ce projet à forte dimension culturelle. Caractère normatif de l’appel à projet L’exemple présenté ici, mettant en œuvre la logique d’appel à projet, met en lumière une certaine manière de concevoir l’action par projet dans les champs éducatif et social. Les appels à projets stipulent fréquemment leur intérêt pour l’innovation. On peut se demander si l’innovation recherchée vise l’intérêt des usagers ou si elle constitue avant tout un moyen de communication et de rayonnement vis-à-vis d’électeurs potentiels. Audelà de poser la question du sens de l’innovation, la logique du « tout appel à projet » présente le risque de limiter cette même innovation tant recherchée dans les discours. En effet, l’innovation et l’expérimentation s’appréhendent également par des initiatives locales, quotidiennes et qui ne nécessitent pas de fait des projets d’envergure. Or, l’appel à projet suppose de sélectionner les projets les plus conformes à la demande au risque de se désintéresser de projets innovants d’envergure plus modeste. Pour cela, afin que l’appel à projet ne se résume pas à une commande institutionnelle ou administrative et que les travailleurs sociaux puissent continuer à être une force de proposition innovante, il semble primordial qu’une partie des appels à projets soient systématiquement réservés à des appels à projets expérimentaux et surtout que leur cahier des charges soit très allégé. La principale limite de l’appel à projet réside dans l’obligation

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Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 263.

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de se conformer à un cahier des charges précis, selon une procédure qui détermine ses modalités, son contenu, ainsi que les modalités d’examen et de sélection des projets. Les efforts des étudiants se sont concentrés en amont sur l’élaboration d’un contenu en parfaite adéquation avec un cahier des charges normatif. La mise en concurrence, dont on a pu voir dans notre cas qu’elle avait été source de valorisation pour partie, peut à l’inverse faire fuir et bloquer des professionnels du travail social. C’est pourquoi travailler dans la logique de « l’appel à projet » ne doit pas être considéré comme une règle absolue. Dans le même temps, la question n’est plus seulement de savoir si l’on est entré dans une logique de marché et de mise en concurrence dans le secteur social, mais d’appréhender le niveau de contrainte de ce marché concurrentiel. La notion de mise en concurrence s’inscrit dans un contexte d’évolution et de restructuration de ce secteur qui provoque un sentiment d’insécurité, de déstabilisation au niveau des valeurs, des méthodes et des pratiques professionnelles. Des modalités de fonctionnement telles que la logique de l’appel à projet peuvent provoquer des postures professionnelles attentistes, de repli, de retrait et de rejet. La logique de l’appel à projet amène à considérer à la hausse ses exigences. Or, comme l’explique Boutinet1 lorsque le projet devient trop exigeant, il peut décourager les acteurs. Quant à Marcel Jaeger2 qui évoque les « risques de décrochage », la « culture du projet peut être aussi bien l’antidote que l’accélérateur du malaise, car elle renvoie parfois à la difficulté à être dans la norme du mouvement, de la participation, de l’implication ». Un projet ou un moyen de communiquer Tout au long de la mise en œuvre du projet, les étudiants ont dû concilier leur projet initial avec la commande politique de la région. Les étudiantsapprentis ont rencontré des difficultés à redéfinir leur projet initial, qui visait la mise en œuvre d’une formation d’alphabétisation au Sénégal, avec le Projet Shanghai. Le réajustement de leur projet a conditionné l’attribution de financement, ce qui a nécessité un important travail sur le 1

Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999. 2 Jaeger M., Guide du secteur social et médico-social, Paris, Dunod, 2007, p. 44.

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sens de celui-ci. La conduite de projet contribue par ajustements concrets à la rationalisation de processus aidant les acteurs à donner du sens à leur action. La mise en œuvre de ce projet a nécessité une réflexion et une mise en pratique d’une communication adaptée et normative au vu des attentes politiques du projet. En effet, la communication a été travaillée à différents niveaux, et ce travail a été renforcé du fait de la logique de l’appel à projet qui a nécessité un travail d’ajustement à la commande suscitant une forme de communication à penser de façon politique et stratégique. Le projet s’est construit par une succession d’ajustements, de renoncements, en fonction de nouveaux éléments et de nouvelles opportunités. Du fait de la logique de l’appel à projet et des financements alloués, la communication a été surtout pensée en termes de promotion des financeurs, notamment par la création de stylo et de tee-shirts en reprenant leurs logos. Le sentiment dominant pour les étudiants a été que ce projet constituait une action de communication ponctuelle dictée par des effets de mode, ici l’Exposition universelle, occasion de promouvoir la région et de valoriser le patrimoine. La région a communiqué sur l’événement que constitue l’Exposition universelle sur la base d’éléments quantitatifs : nombre d’entrées au pavillon de la région à mi-Exposition, nombre de photos de cet événement. La région énonçait cinq grands thèmes suffisamment larges par les domaines qu’ils recouvrent pour que les projets proposés s’inscrivent dans leur cadre : nature et biodiversité, environnement et santé, culture et modes de vie, ville, habitat et mobilité, grands services urbains, entreprise, recherche, innovation. La pertinence du choix du lieu et du public visé à l’Exposition n’apparaissait pas si clairement. De même, la promotion de l’apprentissage constituait un objectif non défini à moyen et long terme. Cet objectif était insuffisamment défini au sens d’un objectif projet. Dans une dynamique de projet, l’objectif doit être quantifiable et mesurable. Les effets attendus n’ont pas été suffisamment pensés, ils n’apparaissaient donc pas explicitement. S’agissait-il d’identifier des pratiques innovantes à transposer en France, ce qui parait peu probable dans la mesure où le système social chinois est clairement en phase de mise en place ?

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S’agissait-il d’établir des contacts avec des établissements chinois dans l’espoir d’en obtenir ultérieurement en retour des effets positifs non explicités à ce jour auprès des exécutants du projet ? S’agissait-il d’une action exclusivement philanthropique ? On note donc une confusion entre objectifs et moyens à mettre en œuvre. Il s’agissait d’une sollicitation de la région portant uniquement sur des moyens à mettre en œuvre et non sur des objectifs et une démarche associée. L’effet pervers de cette approche se retrouve dans le niveau de participation des citoyens/usagers/électeurs, qui est réduit à des actions d’exécution. Offrir une rémunération pour l’exécution d’une action sans en expliciter la finalité revient à acheter un cautionnement. La région présente l’adhésion à son appel à projet (nombre de réponses reçues, « bataille » pour remporter l’appel d’offres) sous l’angle d’une parfaite adéquation entre les besoins recensés des usagers/citoyens/électeurs et sa politique éducative et sociale. En réalité, les manifestations concrètes de cette adhésion sont consécutives, non pas à l’enthousiasme de ceux qui y répondent, mais à la pression à laquelle ils sont soumis de la part de leurs employeurs : l’obtention de ces appels d’offre est en effet vitale pour le développement commercial, la promotion et le rayonnement des établissements, organismes / associations et établissements parapublics soumissionnaires, et leur permet pour partie d’assurer leur pérennité financière. L’obtention d’un nombre important de projets permet à un établissement donné d’augmenter sa visibilité auprès des employeurs et des étudiants, de se démarquer de la concurrence, et in fine d’augmenter ses ressources budgétaires. L’obtention d’un projet financé par la région sera également présentée comme une reconnaissance de la pertinence des projets éducatifs et professionnels de l’établissement, et de l’alignement de ceuxci avec les politiques régionales, garant d’un succès aux examens / concours et finalement d’une insertion professionnelle réussie. L’établissement qui répond à l’appel d’offre cherche donc lui aussi à obtenir un cautionnement de la part de la région. On peut donc parler de cautionnement croisé : la région cherche à légitimer ses actions de communication, les établissements à mettre en valeur la qualité de leurs enseignements. Dans cette recherche réciproque de cautionnement, le projet, ses objectifs et ses finalités, n’apparaissent qu’accessoires. 28


Les appels à projets ne visent pas à répondre à des besoins identifiés précisément et quantifiés scientifiquement mais à s’inscrire en forte résonnance avec des thématiques populaires. On glisse alors vers le populisme. On fait comme si les besoins n’existaient plus lorsque l’on passe à un autre projet avec un réel effet d’empilement. La région a communiqué sur l’idée que le pavillon et la mezzanine constituaient un espace pour exposer les projets et valoriser les réalisations des apprentis, mais aussi qu’ils constituaient des lieux d’échange avec les décideurs et les politiques présents à l’Exposition. Or, les apprentis n’ont pas eu l’occasion de présenter leurs projets dans le pavillon dédié à la région, et aucun représentant politique ni décideur n’y était présent. Cet élément a affecté le sens du travail des étudiants et renforcé leur sentiment d’être instrumentalisés. Ces effets d’annonce par divers vecteurs de communication sont bien en décalage avec un travail de fond continu sur les projets. Pas de suivi, pas d’engagement La promotion du dispositif d’apprentissage à Shanghai à travers la mise en œuvre de ce projet réalisé au niveau de la région répondait aux préoccupations nationales tournées vers l’économie shanghaienne. La réalisation de ce projet ponctuel marque une discontinuité dans le suivi des actions publiques. La démarche projective du Projet Shanghai a constitué une participation ponctuelle de la part des étudiants/usagers/citoyens. Une fois que le projet a été réalisé et que le financement a cessé pour cette action, le projet s’est brutalement arrêté, il n’a pas été poursuivi ni repris par la région, ni par l’institut de formation ni même par d’autres étudiants. Aucune structure interne à la région n’a entretenu les partenariats ébauchés, aucun moyen matériel et humain n’a été mis en place pour en prendre le relais. En effet, l’année suivante, il s’agissait pour la Région de promouvoir dans le cadre d’un nouvel appel à projet une participation d’apprentis en Asie, mais plus à Shanghai. Là encore, tous les partenariats initiés par les différents secteurs d’activité dans cette ville n’ont pas fait l’objet d’un suivi. Dans la base documentaire Internet de la région figurent les rapports, délibérations, et procès-verbaux votés par le conseil régional. 29


Le rapport relatif à la « mobilité des étudiants des publics en formation professionnelle et apprentissage, soutien aux expérimentations et aux partenariats institutionnels » stipule bien l’intérêt de la région à développer des partenariats. L’absence d’exploitation effective des partenariats ébauchés à Shanghai est donc en décalage avec la volonté affichée par la région. Le travail engagé dans le cadre des projets des apprentis n’est pas repris sur les années suivantes, ce qui marque une rupture. En effet, le Contrat d’objectifs et de moyens en faveur de l’apprentissage 2011-2015 mentionne une volonté d’augmenter le nombre d’apprentis avec un développement quantitatif de l’apprentissage, une diminution des ruptures de contrats et une volonté de sécuriser une alternance de qualité. Pour les centres de formation et d’apprentissage, l’objectif annoncé est de développer l’éco-responsabilité. Là encore, il n’est pas fait allusion à un quelconque suivi des actions de partenariat initiées grâce au Projet Shanghai. Ces éléments factuels sont les indicateurs que la politique de communication de la région, appuyée sur un événement ponctuel et à forte résonnance médiatique ne s’inscrit pas dans une volonté de suivi des actions. On peut se demander pourquoi la région déploie autant en termes de moyens humains, matériels et financiers sur un événement ponctuel, sans prévoir d’assurer le suivi des partenariats initiés. L’appel à projet vise à une conduite efficace des projets. Il repose sur la capacité à développer des réponses expérimentales, innovantes, nouvelles mais qui ne pourront prendre tout leur sens que si ces appels à projets ne se limitent pas seulement à des « appels » mais évoluent vers un réel « suivi des actions ». Or, la logique de l’appel à projet présente le risque de « réponse à la chaîne » à tous les appels à projet lancés, ce qui peut selon nous, démotiver très rapidement les professionnels, et ne devenir qu’un « appel à projet de plus ». La fréquence et la récurrence des appels à projets ne permet plus une appropriation systématique du sens de l’action et s’inscrit dans une logique quantitative où un nombre élevé de réponses doit permettre l’obtention d’un nombre élevé de projets. L’appel à projet et sa réalisation peuvent donc être éphémères. Jean-Pierre Boutinet1 évoque 1

Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1999.

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d’ailleurs le caractère éphémère, aléatoire, périssable de tout projet : « Bien que l’ambiance du projet soit fondamentalement positive (on veut changer quelque chose et on croit que c’est possible), l’espérance est bien souvent teintée de doute, la satisfaction devant les résultats mitigée de déception, car la réalité correspond rarement à l’image rêvée lors de la conception du projet. L’angoisse existentielle, occultée durant le temps du rêve et de l’action, se pointe dès que le moment de l’accomplissement est venu. Dans une incessante fuite en avant, nous empilons projet sur projet au cours de notre existence pourtant limitée par l’horizon de la mort... ». Confusion entre participation et engagement En accentuant l’importance d’actions engageantes, les auteurs de la sociologie donnent le primat à la motivation et la relation entre acteurs. L’implication devient un concept et un facteur opérationnel. Ce n’est pas parce que les étudiants s’impliquent ponctuellement et participent à un projet qu’ils s’y trouvent engagés. L’engagement vise des changements et des évolutions à un niveau macro-social, ici en l’occurrence régional touchant une population sur un territoire donné, ce qui implique une représentation politique sur du long terme par les citoyens/usagers. Le Projet Shanghai, assez normé, notamment par son caractère d’appel à projet, limite la part de créativité que pouvaient y introduire les étudiants. Or, on sait que la créativité provoque un engagement favorable au changement. Par conséquent, le sens du projet constitue un moteur qui a été mis à mal dans le Projet Shanghai. La notion de projet nécessite une participation des usagers par l’accomplissement des tâches, mais fait illusion en communiquant sur un engagement qui en réalité ne peut être qualifié que d’exécution de tâches normatives. Le manque de suivi et d’évaluation qualitative au niveau du financeur a renforcé un sentiment d’instrumentalisation où les étudiants se sont sentis réduits à des « promoteurs de l’apprentissage et de la région » pour reprendre leur expression : « il faut montrer que quand on est apprenti en région X, c’est super ». Ce sentiment d’être instrumentalisé n’encourage pas les formes d’engagement, au-delà de l’accomplissement du projet, envers leur région. 31


Dans une perspective d’amélioration de ce type d’initiative, repenser l’évaluation qualitative à moyen et long terme en prévoyant un suivi de l’action par ceux qui l’ont menée permettrait de travailler la posture civique d’engagement dans l’espace public. L’évaluation par objectifs Partant d’un objectif central de la région qui était de créer une coopération bilatérale entre les jeunes franciliens et les jeunes shanghaiens, les étudiants ont mis en avant, dans la partie « évaluation » du bilan écrit, l’initiation d’un partenariat avec les écoles de formation en travail social et l’Université de Shanghai. La pertinence globale du projet est évaluée en écarts par rapport au cahier des charges sans que celui-ci puisse évoluer significativement. Comme l’explique Michel Chauvière1, il faut veiller aux conditions de la mise en œuvre de l’évaluation, plutôt qu’au principe. Dans le projet Shanghai même, l’objectif de l’évaluation ne visait pas en priorité la qualité du projet pour les usagers discours tenus par les politiques et relayés par les professionnels en travail social mais bien à justifier de l’utilisation raisonnable, mesurée et justifiée des sommes allouées par le conseil régional. Cette évaluation s’est traduite par le remplissage de « fiches d’évaluation quantitative ». Les parties « objectifs » et « moyens » constituaient des parties de rappels de l’action menée. La pertinence du projet n’a pas été évaluée à partir des effets réels obtenus auprès des partenaires ni des étudiants. On peut donc parler ici d’un cautionnement d’une initiative politique et communicationnelle plutôt que d’une recherche de participation des étudiants qui serait inscrite dans le temps. Marquer son identité professionnelle par le projet L’appel à projet pose aussi la question de l’identité professionnelle et de la spécificité des travailleurs sociaux. Pour répondre à un appel à projet ou réaliser un projet, faut-il nécessairement être travailleur social ou est-il suffisant d’avoir une bonne maîtrise de la gestion de projet ? Un des risques majeurs de l’appel à projet concerne bien la perte de la spécificité 1

Chauvière M., « Qu’est-ce que la « chalandisation ? », in CNAF Informations sociales, Vol. 2, n° 152, 2009, pp. 128-134.

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identitaire du travailleur social. Chauvière1 explique que la gestion de la question sociale « à l'épreuve du territoire » a des effets sur les identités professionnelles et sur la constitution de la professionnalité de l’éducateur. Elle affecte les espaces collectifs de régulation professionnelle (représentativité d’une branche professionnelle, dispositifs de qualification des professionnels, systèmes de formation...) et fait évoluer le métier de l’éducateur, essentiellement basé sur le travail clinique, vers une fonction d’exécution, tandis que conjointement se conforte la place de l’expert. Dans le cadre de l’appel à projet, la question se pose de savoir quel professionnel recruter pour répondre aux appels à projets et les gérer ? Un travailleur social ayant une bonne connaissance des publics, ou plutôt un expert en gestion de projet, que l’on nommera ingénieur social, chef de projet, chargé de mission, coordinateur selon les structures et les formations suivies par les professionnels, qui maîtrisera parfaitement l’expertise des appels à projets et dont les projets pourront être exécutés par les travailleurs sociaux ? Conclusion La notion de projet, qui dans son assertion la plus répandue sous-tend la participation active des usagers/citoyens/électeurs peut constituer un prétexte/alibi de communication. La réponse de l’appel à « Projet Shanghai » met en évidence l’appropriation par les politiques et les acteurs du travail social de ce que Michel Chauvière2 appelle la « chalandisation des pratiques institutionnelles », notamment l’adoption inconsciente d’un langage gestionnaire, concurrentiel et financier. La volonté affichée par la région de développer des partenariats par le moyen du Projet Shanghai met en évidence la contradiction entre les objectifs affichés et l’absence de suivi a posteriori. L’exemple de ce projet illustre également qu’il faut dissocier participation et engagement des usagers/citoyens/électeurs. Cette illustration prouve l’importance d’un réel suivi des projets sur du long terme ne se limitant pas à une évaluation budgétaire ou à un empilement de réponses à appel à projet. Nous nous 1

Chauvière M., « Qu’est-ce que la « chalandisation ? », in CNAF Informations sociales, Vol. 2, n° 152, 2009, pp. 128-134. 2 Ibid.

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sommes concentrés ici sur le Projet Shanghai, mais il ne constitue qu’une illustration parmi d’autres d’opérations de communication au sein desquelles le projet se trouve instrumentalisé pour faire résonner une thématique en vogue. À titre d’exemple, dans le secteur socio-éducatif, les appels à projet montrent également une volonté de se concentrer sur des sujets à la mode en fonction des périodes ou des années. En effet, on peut citer les nombreux appels à projets émis en 2006-2007 par des collectivités territoriales ou des fondations très intéressées par le thème de la parentalité ou de la formation des aidants familiaux, suite à la promulgation de la loi du 11 février 20051. Ces institutions s’en détournent aujourd’hui pour se concentrer sur des thématiques de citoyenneté et d’éco-responsabilité. Une fois ces actions mises en œuvre, les politiques et les décideurs changeront à nouveau de thématique, donnant l’illusion que les besoins des personnes n’existent plus une fois l’action réalisée. Pour conclure, nous réaffirmons un point essentiel de notre discussion, à savoir l’importance de ne pas glisser vers la logique du « tout appel à projet » et son caractère normatif si l’on veut poursuivre l’innovation et l’expérimentation dans le champ éducatif et social. Il s’agit donc de repenser la notion de projet en en retravaillant le sens. Pour cela, un travail de distinction des objectifs, des moyens et des finalités contribuerait à se dégager de l’instrumentalisation du projet et de sa réduction à un simple moyen de communication promotionnel s’inscrivant dans une recherche croisée de cautionnement par les institutions et leurs soumissionnaires.

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Loi n°5-102 du 11 février 2005, Pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

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Bibliographie Boltanski L., Thévenot L., Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1987. Boutinet J.-P., Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1999. Chauvière M., « Qu’est-ce que la « chalandisation ? », in CNAF Informations sociales, Vol. 2, n° 152, 2009, pp. 128-134. Crozier M., Crozier M., Frierdberg E., L’Acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1978. Crozier M., Le phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963. Enriquez E., L’organisation en analyse, Paris, PUF, 1992. Gacoin D., Conduire des projets en action sociale, Paris, Dunod, 2006. Jaeger M., Guide du secteur social et médico-social, Paris, Dunod, 2007. Mintzberg H., Le management, Éditions d’Organisation, Paris, 1999. Reynaud J.-D., Les règles du jeu, L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989. Sainsaulieu R., L’identité au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 1977. Touraine A., Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984.

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La pratique du « projet individualisé » dans le champ médicosocial Philippe Chavaroche

Relation et dispositif Je ferai tout d’abord l'hypothèse que l’introduction systématique du « projet individualisé » (ou personnalisé) dans le champ médico-social est venue changer le paradigme qui organisait jusqu’alors la prise en charge des personnes en situation de handicap ou de maladie mentale. Ce paradigme reposait sur l’idée que c’était la relation entre le soignant et le soigné qui devait être au coeur de cette prise en charge. Certes il y fallait des médiations, les gestes de la vie quotidienne ou des activités, mais c'était bien la qualité relationnelle qui était censée opérer au travers de ces médiations. La quasi sanctification de cette posture reposait sur le primat des théories psychanalytiques où les notions d’empathie, de transfert et de contre-transfert ont longtemps constitué la base conceptuelle des équipes éducatives et soignantes pour penser la prise en charge des personnes malades ou handicapées. L’idée que la relation pouvait aider, voire soigner, s’imposait alors comme l’évidence. Certes cette orientation fortement implantée dans nos secteurs depuis la fin de la deuxième guerre mondiale a pu parfois masquer des faiblesses de théorisation, des postulats parfois peu adaptés à certaines catégories de personnes souffrant justement de troubles massifs de la relation. Cette approche essentiellement fondée sur une clinique de la relation était encadrée par un dispositif administratif et financier dont la seule mission consistait à fournir les moyens nécessaires au déploiement et à l’analyse de la relation éducative ou soignante. Ce qui est nouveau avec l’apparition de cette notion de projet dans les derniers textes de loi, c’est qu’elle vient prendre place non dans la relation mais dans le dispositif. Le philosophe italien Giorgio Agamben nous livre une réflexion me semble-t-il très utile pour penser cette question du « dispositif » qu’il définit comme « un ensemble de praxis, de savoirs, de mesures, d’institutions dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et d’orienter – en un sens qui se veut utile – les 37


comportements, les gestes et les pensées des hommes1. » Il montre comment la notion de « dispositif » s’est séparée de la nature première de l’Homme. « Je propose tout simplement une partition générale et massive de l’être en deux grands ensembles ou classes : d’une part les êtres vivants (ou les substances), de l’autre les dispositifs à l’intérieur desquels ils ne cessent d’être saisis. D’un côté donc – pour reprendre la terminologie des théologiens – l’ontologie des créatures, de l’autre l’oikonomia des dispositifs qui tentent de les gouverner et de les guider vers leur bien » dit-il2. Il évoque même une véritable schizophrénie pour qualifier une action qui n’a plus de fondements dans l’être et qui caractérise pour lui les sociétés occidentales. Je fais l’hypothèse que ce à quoi nous assistons avec la généralisation de la notion de projet dans le champ social et médico-social, s’inscrit dans ce clivage. Nous sommes sans doute passés d’une approche de notre travail qui s’adressait à l’ontologie de l’homme souffrant et vulnérable que nous avions à aider, à une approche qui vise le dispositif dans lequel il doit être pris, dispositif que nous devons maintenant faire fonctionner. Le problème du dispositif, soulevé par Giorgio Agamben, reste celui de sa capacité à produire un sujet. Il a sur ce sujet un point de vue assez pessimiste. Il pense que nos dispositifs contemporains sont plutôt des entreprises de désubjectivation. C’est sans doute ce à quoi sont confrontés les professionnels qui doivent faire fonctionner ce dispositif du projet personnalisé auprès des personnes qu’ils accompagnent : comment tenir dans cette économie maintenant réglementée par des contrats, la dimension ontologique du sujet qu’ils doivent néanmoins aider? Le sujet dans la démarche de projet personnalisé Un premier embarras se présente d’emblée quant à la place et l’expression subjective de l’usager qui seraient censées guider et donner sens au dispositif de projet personnalisé qui lui est appliqué et dont le professionnel ne serait que le fidèle exécutant. Les lois de 2002 et 2005 dans le champ du handicap ont résolu ce problème en supputant un 1

Agamben G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Payot, collection Rivages poche, 2007, p. 28. 2 Ibid, p. 30.

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usager apte à s’exprimer en tant que sujet et donc à faire des choix engageant son avenir. C’est ce que Jean-Yves Barreyre appelle la vision valido-centrée de la loi1. Or, et la clinique le confirme, les personnes que nous devons aider sont justement en grande difficulté pour se tenir dans cette position de sujet, c'est bien là leur drame et c’est bien pour cela que nous sommes auprès d’eux, pour tenter de les accompagner et de les soutenir dans le chemin périlleux de leur propre subjectivation. Pour certains on sait que cela restera précaire, partiel même, mais chaque parcelle de sujet gagnée sur la souffrance, sur l’aliénation mentale et sociale reste le moteur principal de nos actions thérapeutiques et éducatives. Le psychanalyste B. Durey2 pour évoquer ces diverses dimensions du sujet parle de sujets « avérés », c’est nous, de sujets « amoindris », des personnes qui peuvent faire des choix mais qui ont besoin d’une aide pour les réaliser (on pense à des personnes handicapées physiques ou des personnes dont le handicap mental n’obère pas massivement la position de sujet), des sujets « partiels » chez qui des pans de personnalité restent sains à côté d’autres parties plus gravement altérées, des sujets « potentiels » chez qui la position de sujet reste à l’état de potentialité qu’il nous faut tenter de faire émerger puis enfin de sujets « présumés sujets à nos yeux » pour ceux dont les manifestations subjectives paraissent absentes ou très infimes dans les cas de grande déficience mentale, de grande dépendance. Il n’est pas facile pour les professionnels de se situer dans un rapport le plus juste possible avec ces expressions partielles, perturbées ou énigmatiques de ces positions de sujets sachant qu’elles n’ont pas de caractère stable. Appliquer la même démarche de projet personnalisé pour ces diverses expressions reviendrait à une sorte de standardisation de la prestation avec le risque de n’être jamais au plus près de la singularité de la personne aidée. À titre d’exemple, un professionnel me disait récemment dans un établissement : « -…je dois faire le projet de Michel, arriéré profond à tendance autistique (dixit le dossier), qu’est-ce-que j’y mets ? » On mesure combien la généralisation du terme « projet » et son application 1

Barreyre J-Y., La discrimination inévitable, Document de présentation des vingtièmes journées des MAS et FAM, 11 et 12 Juin 2003, Paris. 2 Durey B., Le polyhandicapé et son soignant, Nîmes, Théétète Éditions, 1997.

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systématique à toutes les populations vient perturber des professionnels chez qui le sens de leur accompagnement tenait essentiellement à la relation qu’ils pouvaient, souvent difficilement, établir avec ces personnes notamment dans le partage de la vie quotidienne. Mais cet accompagnement dans l’apparente banalité et trivialité des gestes ordinaires de tous les jours a perdu de sa valeur au profit du projet alors que c’est bien là que les professionnels sont au plus près de ces sujets en situation de grande faiblesse, et plus particulièrement au plus près de leur expérience corporelle très problématique. Dans un récent article de la revue Vie Sociale, intitulé Quand le projet fait fuir le sujet, J-Y. Barreyre et Patricia Fiacre1 font le constat qu’à ne pas tenir compte de la singularité des sujets à qui l’on applique le dispositif de projet personnalisé, on échoue doublement, d’abord les projets ne « marchent pas » et l’accompagnement psychologique et social justement destiné à leur redonner une place de sujet ne se fait pas ! Ils ont enquêté auprès de jeunes dits incasables accueillis en ITEP et montré combien les démarches de projets viennent buter en permanence sur les graves failles narcissiques venant de l’enfance qui ne sont plus prises en compte dans la dynamique éducative. Les professionnels s'épuisent dans des répétitions d’échecs - les brisures décrites par M. Lemay - et y perdent le sens véritable de leur travail d’aide. Je constate aussi que l’idée de projet personnalisé épouse parfois les idées consuméristes d’une prestation de service et je crains que cette approche ne dévalue la place des professionnels. Ainsi, dans un foyer d’Établissement et service d’aide par le travail, lors d’une séance d’analyse des pratiques, des éducatrices me sollicitent pour tenter de comprendre pourquoi elles ont le sentiment de ne pas bien faire leur travail parce que les projets qu'elles mettent au point avec les usagers ne peuvent se réaliser. Il s’agit en l’occurrence d’achats de matériel audio-visuel (des téléviseurs à écran plat) que nombre de tuteurs refusent de financer alors qu’il est évident pour elles que puisque c’était le désir de l’usager, son projet qu’elles ont dûment recueilli, il ne peut subir de refus et par-là même invalider ce qu’elle conçoivent maintenant comme l’essentiel de leur travail 1

Barreyre J-Y., Fiacre I P., Quand le projet fait fuir le sujet, Vie Sociale, n°4, 2010.

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d’accompagnement. Le travail autour de la valeur affective et émotionnelle de ces achats pour les usagers, le rapport à l’argent souvent très compliqué pour ces personnes, le sens que peut prendre pour eux la mise sous tutelle ou curatelle... autant d’aspects qui me semblent peu élaborés dans la relation d’aide éducative que ces éducatrices doivent soutenir auprès de ces personnes. Clivage entre la « mission » et la « clinique » Cet abandon de la singularité du sujet aidé au profit de son projet signe peut-être une division entre la mission, telle qu’elle est définie par les textes et la clinique. Du côté de la clinique, n’est-ce-pas ce qui est reproché en filigrane aux professionnels, le caractère par trop indéfinissable et non maîtrisable du devenir des personnes malades ou handicapées, trop lié aux aléas d’une relation soignante ou éducative opaque au profane et trop empreinte de la subjectivité des intervenants ? La notion de projet personnalisé vient sans doute se loger dans l’idée moderne que tout problème (et le handicap ou la maladie mentale en est un pour notre société) a sa solution et que cette solution passe par un bon projet. C’est cette même idée qui anime les politiques publiques où se multiplient, dès qu’un problème se fait jour, les plans en tous genres. Face à ce qui pourrait être considéré comme un échec des professionnels de la relation d’aide à apporter des solutions, c’est ici une vision positiviste de l’action sociale et médico-sociale qui s’impose aujourd’hui par une définition plus encadrée des missions des établissements. Il y a un risque à cette injonction et je vois parfois apparaître dans le discours de professionnels, l’idée de projets vitrine en tout point conformes aux attentes des autorités mais qui n'ont plus d’ancrage dans des réalités d’une clinique, certes difficile, mais abandonnée ou laissée aux « psys » avec mission impossible de réparer l’usager pour qu’il soit conforme à son projet. Cela bien sûr fait penser à ce que Winnicott décrit comme le «faux self », une façade bien policée et apparemment soumise masquant une réalité sous-jacente où les pulsions, et notamment les pulsions agressives, sont actives. On peut craindre que les professionnels soumis à ces obligations de se conformer ainsi à ce qui est attendu dans le cadre de leur mission ne perdent justement le contact avec cette clinique, qu’ils ne puissent plus mettre au travail les éprouvés (même très négatifs) que leur 41


font vivre les usagers les plus perturbés, qu’ils aient moins de possibilités de s’y confronter avec des outils adaptés, des repères théoriques psychopathologiques, des méthodes de soins ou éducatives efficaces. On sait que si ce travail n’est pas fait, le risque est grand que l’agressivité générée par une clinique qui désorganise les meilleures intentions professionnelles ne se retourne contre les usagers qui seront alors les seuls responsables de leur échec à s’inscrire dans leur projet. À l’heure où la maltraitance est traquée, on mesure le paradoxe qu’il y a à ne plus traiter institutionnellement ce risque par un véritable travail clinique. La méthodologie de projet est maintenant érigée en savoir totalisant (elle fait partie des incontournables de toute formation sociale ou éducative). Or, ce viatique conceptuel s’avère toutefois bien maigre face à des situations cliniques où c’est d’abord l’implication relationnelle des professionnels, soutenue par des savoirs élaborés et partagés collectivement en équipe, qui peut non pas « solutionner » le problème d’un usager mais laisser entrevoir un cheminement possible avec lui pour l’accompagner dans son devenir. Ce qui est en question dans cette généralisation de démarches de projet, qui n’ont de personnalisées que la terminologie administrative et non l’ancrage clinique, est peut-être l’abandon de la pensée en tant qu’étayage premier de nos tentatives de soins ou d’accompagnement médico-social. D’ailleurs ne dit-on pas de manière généralisée « faire un projet » alors que l’on devrait plutôt dire penser un projet ? Le projet : un travail de « pensée » et non de « faire »? Bernard Golse constate que « les personnes au pouvoir dans notre société contemporaine n’aiment pas la pensée ». Et, ajoute Pierre Delion qui rapporte ces propos, « c’est bien ce qui m’inquiète le plus, ce refus affiché de la nécessité de penser1 ». Il me semble que c’est là un des effets majeurs que pourrait avoir l’introduction de la notion de projet dans la relation entre l’aidant et l’aidé : la désaffection pour la pensée. Peut-on aussi y voir des mécanismes d’attaque, de démantèlement comme nous pouvons l’observer dans les processus autistiques, car cette pensée nous confronte à une angoisse de la relation, au tragique de la souffrance de 1

Delion P., Pour que ça continue: la fonction phorique, Colloque AMPI, Marseille, 8-9 octobre 2010, www.balat.fr

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l’autre que nous ne savons peut-être plus affronter ? Les professionnels que je rencontre me paraissent bien démunis dans cette douloureuse rencontre avec la souffrance et l’on peut comprendre, s’ils ne sont pas aidés et soutenus, qu’ils tentent de « boucher » cette béance avec du projet d’autant qu’on leur dit que c’est maintenant leur travail. Le projet peut alors constituer une défense efficace pour ces professionnels : ne pas trop penser, les rassurer sur le sens de leur fonction, apporter un semblant de réponse à la question insondable que posait Tosquelles : « qu’est-ceque je fous là ? » On assiste parfois à une réelle « fétichisation » du projet individuel, fétiche qui a peut-être pour rôle de protéger de trop d’angoisses des professionnels qui n’ont plus trop de repères dans leur travail. Une éducatrice me disait combien elle était profondément déstabilisée par un résident très dysharmonique (vraisemblablement d’origine neurologique), qui ne s’inscrivait pas du tout dans ses tentatives de formalisation d’un projet personnalisé avec lui, ce qu’elle considérait comme sa mission auprès de lui. Il a fallu, au-delà de cet échec apparent, voir comment tout le travail fait par l’équipe au quotidien - travail en creux, concave dirait Maldiney - apportait à ce résident une structuration assez efficace pour l’aider à mettre un peu d’ordre dans son cerveau en mal d’organisation. Se détacher du projet permet de penser d’autres dimensions, notamment celle de l’institution trop souvent délaissée aujourd’hui. Ce déficit de pensée s’observe également dans la prolifération des stéréotypes qui sont convoqués presque immanquablement dans tout projet personnalisé. Des mots « valises » qui paraissent dire l’évidence et qu’on ne questionne plus. Parmi eux, il y a l’inévitable « bien-être », notion vague, un peu magique, qui viendrait transformer la souffrance, le tragique, en son contraire. Ce mot est d’autant plus suspect qu’il est massivement employé par la publicité pour nous vendre toute sorte de produits. La notion de « progrès » est aussi très fréquemment convoquée. Progrès à faire dans tous les manques constatés que le projet se donne pour but de corriger. À défaut de progrès, le «maintien des acquis » fait partie des incontournables, surtout dans le champ de la déficience, comme pour juguler la possible sinon certaine « régression » qui viendrait alors invalider la notion même de projet. Le philosophe O. Abel nous invite à envisager l'idée de « rétrécissement » comme inhérente à l’humain lorsqu’il se trouve dans des conditions de 43


vie plus difficiles, que ce soit à cause de la vieillesse, de la maladie ou du handicap. Or notre société prône « l’élargissement » permanent, élargissement des compétences pour avoir un emploi, des contacts sur les réseaux sociaux, des aptitudes physiques et mentales, des performances sexuelles... Mais le mot le plus utilisé est certainement celui « d’autonomie ». Il s'impose comme constitutif de l’idée même de projet personnalisé, le handicap et la maladie étant vus comme un échec à atteindre un idéal d’insertion sociale pour tous. Dans les textes réglementant les formations d’éducateurs, la maladie et le handicap sont traités comme des obstacles à lever. L’absence d’autonomie sert même de système de nomination légale pour les populations les plus dépendantes. Le décret du 20 mars 2009 s’appliquant aux établissements de type Maison d’Accueil Spécialisée ou Foyer d’Accueil Médicalisé, définit les usagers comme « des personnes adultes handicapées n’ayant pu acquérir un minimum d’autonomie ». Comment apprécier ce minimum d’autonomie ? On notera l’injonction paradoxale qu’il y a à promouvoir l’autonomie d’usagers qui sont par ailleurs déclarés légalement et administrativement comme n’ayant pu l’acquérir. Comment les professionnels peuvent-ils s’y retrouver ? Par ailleurs on peut s’inquiéter des résonances que l’emploi de cette terminologie peut réveiller : on se souvient d’un temps où l’on classait séparément, à la suite de Binet et Simon, les éducables et les inéducables. N’est-on pas en train de reproduire les même processus avec les « autonomisables » et les «inautonomisables » ? Le mécanisme n’est-il pas le même ? Le terme «autonomie » est le plus souvent employé à contre-sens ce qui complique encore le travail de pensée des professionnels. L’autonomie, la capacité à faire ses propres lois qui se rapproche pour moi de l’idée de « sujet » que j’évoquais précédemment, est trop souvent confondue avec la capacité fonctionnelle à réaliser sans aide extérieure les gestes de la vie quotidienne ou de la vie sociale, ce qui caractérise un degré de d’indépendance ou de dépendance. Que le projet personnalisé vise à maintenir quand c’est possible, voire à développer ces capacités par des apprentissages adaptés, on ne peut bien sûr le contester, mais de là à en faire le critère fondateur du projet, c’est bien souvent ignorer comment se construisent ces aptitudes, quelles sont les difficultés affectives ou cognitives qui les bloquent ou les ont bloquées. 44


L’idée d’une juste suppléance de ces fonctions défaillantes ne paraît plus très prisée alors que c’est peut-être en les déchargeant de ces contraintes qu'elles ne peuvent assumer seules (se laver, manger, marcher...) qu’elles pourront gagner un peu plus d’autonomie, la vraie, celle d’être un peu plus sujet. On connait ces batailles homériques dans certains établissements autour de la mise en fauteuil roulant d’un usager qui visiblement ne peut plus marcher suffisamment pour assurer de manière autonome ses déplacements. Mais au nom d’une autre autonomie supposée qu’il faudrait maintenir comme un acquis immuable, on le surstimule provoquant fatigue, troubles du comportement alors qu’un fauteuil roulant lui donnerait l’occasion de maintenir cette réelle autonomie de sujet qui consiste à aller où on veut par ses propres moyens. L’introduction du projet personnalisé a consacré également la fonction de référent. Cette fonction qui existait depuis longtemps (elle fut introduite par B. Durey dans un texte de 1978) est maintenant rendue obligatoire notamment dans l’arrêté de 2009. Dans certains établissements le référent est même investi de la fonction d’être garant du projet individuel, voire parfois d’en être le seul instigateur... N’est-ce pas le mettre à une place impossible, si le projet fonctionne - il resterait toutefois à définir ce qu’est un projet qui fonctionne… - c’est lui qui en retirera les bénéfiques narcissiques (on sait que le travail auprès de personnes lourdement handicapées attaque profondément le narcissisme professionnel des soignants ou éducateurs), en revanche si le projet ne marche pas n’est-cepas lui qui en sera rendu responsable, voire coupable ? On voit alors les batailles pour avoir en référence les usagers les plus « projetables » et laisser les autres aux collègues... Désigner ainsi un seul opérateur de projet individualisé risque d’invalider ou d’amoindrir le travail d'équipe alors que c’est dans la réunion des observations diverses de toute une équipe (la constellation transférentielle dirait J. Oury) que l’on peut se faire une idée de la réalité clinique d’un usager. Il semble que pour cette fonction maintenant liée au projet individuel du référent, on ne sache pas où il faut le situer, du côté de la relation (celui qui aurait une relation dite privilégiée avec un usager mais l’on sait que la relation ne se décrète pas), elle procède d’une rencontre plus ou moins organisée - le hasard de la rencontre dont parle Oury - ou du côté de l’organisation, du dispositif, et alors cette fonction risque d’être une fonction de type bureaucratique 45


chargée du contrôle de l’exécution conforme du projet individuel. Pour conclure, je crois qu’il faut que nous passions toujours nos outils de travail au crible de la critique et l’outil « projet personnalisé » doit lui aussi faire l’objet de notre réflexion la plus poussée sur les implications cliniques et éthiques qu’il engage. Il est souhaitable que nous puissions nous dégager de l’évidence d’un paradigme simpliste qui consisterait à dire : le handicap est un problème, tout problème a sa solution, par conséquent, la solution au handicap est le projet personnalisé !

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Demande de subvention et dossier de l’absurde Amel Benyattou, Razeka Bouhassane, Claude Faverger

« Le projet constitue la façon originaire d’être au monde, c’est-à-dire d’entrer en relation avec ce temps à venir, avec l’espace à recréer. » Sartre 1966 47


Youpi ! « Avis favorable » Eh ! Ben Non !

Monsieur, Le comité technique (État, Conseil Général, CAF) relatif aux projets CUCS 2012 s’est réuni le 31 janvier. Les actions envisagées dans le cadre de votre projet : « Voyage au Pérou pour renforcer l’apprentissage du dialecte Ayakuchu », pour vos jeunes adhérents, ont reçu un avis favorable. Attention, il a été précisé que cet avis favorable ne vaut pas accord, ni sur le financement, ni sur le montant des subventions demandées. S’agissant d’un projet collectif pour les adolescents, la CAF ne financera pas. En effet, la subvention demandée est hors champ de son intervention puisqu’elle concerne des adolescents. Pour les autres demandes, il faut attendre le retour des conclusions du comité technique. Cependant pour compléter votre dossier, nous aimerions avoir quelques précisions sur les points suivants : - Nous n’avons pas de visibilité très claire de l’inscription de votre action dans le cadre d’une politique publique instituée : Quels sont vos agréments ? Avez-vous un label ? Votre association est-elle reconnue d’utilité publique ? - Vous considérez-vous comme pilote du projet ou vous référez-vous à une autre hiérarchie ? En effet, votre type de management n’est pas suffisamment défini, ainsi nous nous sommes sérieusement questionnés sur le type de supervision que vous souhaitez mener. - Nous n’avons pas eu connaissance du contrat d’objectifs ou de la convention établie entre votre association et l’association Péruvienne qui vous reçoit. - L’enseignement que vous décrivez n’est pas très clair : en quoi peut-il favoriser le développement des capacités cognitives des jeunes ? Nous ne comprenons d’ailleurs pas, en quoi la mise en place de ce projet de voyage, même s’il est assurément l’aboutissement d’un travail linguistique, contribue à l’intégration sociale, culturelle

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et scolaire de la population visée. - Pouvez-vous apporter des précisions sur les conditions d’accueil sur place ? Les normes d’hygiène répondent-elles à celles définies dans le cadre des normes HACCP/FD V01-006 ? - Vos méthodes d’évaluations restent sommaires et les indicateurs choisis au regard des objectifs définis ne nous semblent pas toujours cohérents. - Malgré l’évidente participation des bénéficiaires et le fonctionnement d’apparence démocratique de votre association, le rayonnement partenarial reste faible et ne convoque aucun des services habituellement sollicités. Pouvez-vous l’expliquer ? - Enfin, il s’agirait de détailler davantage la nature et l’objet des postes de dépenses les plus significatifs ainsi que les règles de répartition des charges directes et indirectes affectées à l’action. La participation financière des bénéficiaires nous semble infiniment faible au regard des dépenses envisagées. Le comité vous remercie de bien vouloir apporter ces quelques précisions et reste persuadé de l’utilité de votre démarche. Cordiales Salutations. A.M, Coordinateur des Contrats Urbains de Cohésion Sociale. C’est ainsi, qu’après avoir soumis sa demande de subvention pour un séjour au Pérou, Juanito, président de l’Association de Promulgation des Dialectes Péruviens (APDP), se vit refuser ses financements par les politiques de la ville. En effet, bien qu’il en avait précisé les quelques éléments demandés, les modalités de son projet ne remplissaient pas les critères exigés par les hauts dignitaires du CUCS. Au regard de cette situation, il semble que Juanito n’ait pas eu les connaissances des codes appropriés. Comme tout bon professionnel du projet, il aurait dû se dire qu’il fallait multiplier ses demandes auprès de divers interlocuteurs, et peut être se plier davantage aux logiques financières des politiques publiques pour obtenir les subventions indispensables. L’expérience lui permettra, sans doute une prochaine fois, d’élaborer les stratégies essentielles à la mise en place de recherches de financements fructueuses. 49


Le projet : une série de compétences complexes Pour les professionnels de la ville, « le projet » est aujourd’hui devenu un enjeu financier. La mise en place de la politique de la ville dans les années 1980 instaure une dynamique inédite1. En 1977, le lancement du programme Habitat et Vie Sociale (HVS) sera la prémisse d’une série de dispositifs regroupés dans deux grands secteurs : l’urbanisme d’une part sous l’égide de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) ; l’action sociale d’autre part étendue rapidement à l’action éducative sous la direction de l’Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Égalité des chances (ACSE). D’abord nommé « Développement Social Urbain » puis « Contrats de Ville », c’est aujourd’hui le « Contrat Urbain de Cohésion Sociale » qui constitue la contractualisation de certaines villes avec l’État dans le but d’obtenir des aides, principalement d’ordre financier, qui permettent à l’échelle locale, de répondre à certaines difficultés « territoriales » repérées par le biais de diagnostics. Les acteurs locaux sont alors convoqués pour aider à identifier ces besoins et pour mettre en place les démarches appropriées. Ils sont des professionnels de l’urbanisme, des enseignants, des travailleurs sociaux, des animateurs socioculturels et emploient une partie importante de leur temps de travail à établir des plans, des programmes et des projets. À l’origine, c’est la simplification du travail qui est visée. Il est donc intéressant de faire un retour historique pour comprendre de quelle façon la notion de « projet » s’est déplacée. Petit détour historique… Le mot « projet » trouve ses racines dans les langues latines et grecques2. Le mot « projectus » que nous trouvons dans la langue latine, est en fait le participe passé dérivé du verbe « pro-jicere » qui signifie « jeter quelque chose vers l’avant ». Or le préfixe « pro » fait ici référence à ce qui précède. Dans la langue grecque, « jeter en avant » se dit « ballein » qui se forme au passé composé par « proballein ». Cette forme conjuguée du verbe grec se trouve être à l’origine du mot « probleume » employé en 1

Anderson A., Vieillard-Baron H., La politique de la ville : histoire et organisation, Paris, ASH, 2ème édition, 2003. 2 Boutinet J-P., Anthropologie du projet, Paris, PUF, 2005.

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français au XVe siècle. Les usages et le temps en ont fait la notion que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « problème ». Ainsi, le mot « projet » renvoie à quelque chose qui vient avant que le reste ne soit fait et serait lié, par son origine grecque, au concept de « problème ». Jusqu’au XIIe siècle, les usages de la notion de « projet » correspondent à la définition d’origine. En effet, nous retrouvons à cette époque le mot « por-jeter » qui signifie « jeter au loin » ou « jeter en avant ». Ici, le préfixe porte la même signification que celle employée à travers la racine latine. À l’origine cela fait référence à l’évocation d’une idée avant que ne soit réalisé tout ce qui est nécessaire de mettre en place pour parvenir à sa concrétisation. Le préfixe « por » évolue en « pour » et c’est ainsi que l’on voit apparaître vers 1470 les mots « pourjet » et « pourjeter » qui renvoient à une idée de « mettre en avant », ainsi qu’aux plans envisagés pour la réaliser. C’est donc au XVe siècle et à travers l’architecture que naît la notion de « projet » telle que nous l’entendons aujourd’hui. C’est au moment de la réalisation de la coupole de la cathédrale de Florence et au regard de sa complexité, que les ingénieurs voient la nécessité d’élaborer un « projet » préalablement défini, afin d’organiser la coopération et le partage des tâches entre les différents exécutants. Nous retrouvons des traces de son emploi à partir de 1529 pour parler de « premier état, travail ou rédaction élémentaire ». Il est alors essentiellement employé dans l’architecture pour qualifier les croquis et autres élaborations primaires jetés sur le papier afin de communiquer les idées à transmettre aux membres des équipes. C’est à partir de 1637 que le mot est utilisé dans une acception plus large et que son utilisation se répand à d’autres domaines. À la fin du XVIIIe siècle, le mot « project » voit son orthographe se réduire. Il perd son « c » pour devenir « projet ». La notion se spécialise alors en droit politique et se voit attribuer une nouvelle signification avec la mise en place de « projets de décret » ou de « projets de loi ». Entre 1789 et 1792, dans un contexte de révolution française, la notion évolue et s’alimente par l’idée de « programme » puis, de « planification ». C’est au cours du XXe siècle que se réalise les dernières mutations de la notion de projet avec notamment, l’évolution des techniques de projet dans les années 1950. 51


Aujourd’hui, le mot qualifie d’une part l’intention visée et le fait d’envisager de réaliser quelque chose et, d’autre part, le dispositif de réalisation prévu, c’est-à-dire ce qui est projeté de faire pour atteindre cette intention. Cela est donc devenu complexe que de s’atteler à la rédaction des projets qui serviront de base pour ensuite remplir les dossiers de subvention. Complexe d’une part, puisqu’il faut trouver des actions qui fassent sens, tant au regard du territoire et des problématiques décelées par les professionnels de terrain, qu’au regard des financeurs qui répondent eux, aux problématiques plus larges définies dans le cadre des politiques publiques. Complexe également dans la forme, puisqu’il faut maîtriser un vocabulaire spécifique sur lequel tout le monde pense, souvent à tort, s’accorder. À l’aune des années 1980, les nouveaux professionnels de la ville deviennent donc les professionnels du projet. De nouveaux modules (découverte de la notion de projet, conduite de projet, gestion de projet etc.) apparaissent dans les sections éducatives ou sociales de certaines filières d’études universitaires, dans les écoles d’éducateurs spécialisés, au sein des IUT1 Carrières sociales ou encore dans le cadre de certains BTS2. Certains organismes de formation voient l’objet de leur enseignement reposer principalement sur l’apprentissage de l’écriture, de la mise en place puis, de l’évaluation d’un projet. Celuici proposé généralement comme réponse à un problème identifié dans le cadre d’un diagnostic. C’est le cas pour le BAPAAT3, le BPJEPS4, le DEJEPS5 ou d’autres filières dites de professionnalisation de l’animateur où le stagiaire sera essentiellement évalué sur la rédaction, la menée et l’analyse de son projet. Aujourd’hui, pour ces professionnels, chaque action envisagée quand elle nécessite un financement, doit intégrer un projet plus large qui peut ensuite circuler auprès des potentiels payeurs (collectivités territoriales dans le cadre du CUCS mais aussi fondations, qui lancent régulièrement des appels à projets thématisés, directions départementales etc.). Ils doivent en définir la fin, les moyens et les 1

Institut Universitaire de Technologie. Brevet de Technicien Supérieur. 3 Brevet d’Aptitude Professionnelle d’Assistant Animateur. 4 Brevet Professionnel de la Jeunesse, de l’Éducation Populaire et du Sport. 5 Diplôme d’État de la Jeunesse, de l’Éducation Populaire et du Sport. 2

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multiples objectifs transitoires, évaluables par le biais d’indicateurs quantitatifs et qualitatifs mesurables, qui devront leur permettre de transiter du but, finalités idéalisées aux actions. Par ailleurs, ces éléments d’informations peuvent parfois pour une seule demande, notamment dans le cadre du CUCS, passer entre les mains de nombreux interlocuteurs territoriaux. Ainsi, ils doivent se fondre dans un système global de communication avec ses codes et ses mœurs mais également correspondre aux exigences et attentes d’institutions multiples. Au-delà de cette complexité et des difficultés à satisfaire tous les partenaires, il faut déplorer la perte de temps considérable que constitue le parcours suivi par le dit projet. Nous entendons par là, la multitude d’interlocuteurs à prendre en compte lorsqu’une organisation souhaite soumettre un tel dossier aux financeurs. La plupart des porteurs de projets sollicitent plusieurs financeurs : interlocuteurs de la politique de la ville soit CUCS, fondations Orly et DDCS1. Ils savent que tous ne répondront pas favorablement et que ceux qui accordent une subvention ne le feront très certainement que partiellement. Les critères d’attribution sont multiples et varient d’un organisme à l’autre. Ils sont néanmoins précis et reflètent les priorités des payeurs potentiels. Pour que la subvention soit accordée, le projet doit donc entrer dans un cadre rigoureusement défini. Faire la démonstration de la maîtrise des codes relatifs aux différents payeurs. La rédaction du dossier de subvention devient alors une compétence de stratégie d’écriture. Ce n’est plus le projet effectif qui est jugé comme pertinent ou non mais ce qui en est dit et décrit par son porteur. Au regard de la multiplicité des projets qui fleurissent dans les différentes organisations de travail en vis-à-vis de la multiplicité des potentiels financeurs, les divergences de sens et d’appréhension des problématiques sont presque inéluctables. La négation de ces divergences par les pouvoirs publiques permet finalement aux acteurs, conscients de ces multiplicités de sens, de dire et d’écrire différemment selon l’interlocuteur auquel ils s’adressent. Les enjeux sont aussi propres à chacun des partis et permettent également aux demandeurs quand ils les mesurent, d’adapter leurs demandes. Le système même, tel qu’il est institué, induit donc un détournement. Autrement dit, les acteurs sont 1

Direction départementale de la cohésion sociale.

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contraints de contourner la règle en prétendant avoir certaines intentions pour obtenir des financements. Dans les faits, les fonds obtenus serviront souvent à d’autres causes plus adéquates à leur réalité de terrain. En fin de compte… Ce qui ressort de ce périple à travers les méandres de la machine à projet, c’est que dès que nous évoquons cette notion, les réalités divergent. En effet, nous observons une évolution voire une transformation de la signification du mot lui-même. D’autre part, les réalités sont différentes selon que l’on se situe à la place du demandeur ou du financeur. Enfin, en fonction du type de projet que l’on souhaite mettre en place, les enjeux peuvent varier. Nous constatons également que selon l’organisation dans laquelle il s’élabore, le projet peut parfois prendre la forme d’un outil de communication autour des actions mises en place. En effet, alors que celui-ci devrait être un guide permettant de penser l’action, il sert bien souvent de vitrine. Dans ce cas extrême, il s’agit alors de valoriser l’image d’une institution auprès des financeurs, et d’étendre son rayonnement partenarial. Le temps passé à l’élaboration de stratégies pour la recherche de fonds empiète sur le temps dont disposent les professionnels pour mettre en place un travail effectif et efficace auprès des populations. D’autres enjeux que ceux inhérents aux nouvelles professions de la ville déplacent alors les objectifs de départ. Il ne s’agit plus tant pour les professionnels de répondre à des besoins territoriaux identifiés que de trouver les financements qui feront vivre l’institution dans laquelle ils exercent. Par ailleurs, dans certains cas de recrutement, alors que les principales missions seront d’ordre social, l’accent est mis sur les capacités rédactionnelles du postulant ainsi que sur son habileté à convaincre des partenaires financiers. Les compétences en lien direct avec les missions du poste se voient alors négligées. La politique du projet telle qu’elle existe aujourd’hui contraint chacun des acteurs à jouer le jeu institutionnel. De la place des financeurs comme de celle des acteurs de terrains, le projet est nécessairement perverti par les rouages de l’organisation dans laquelle il s’inscrit. En effet, les organisations qui souhaitent se détacher de ce fonctionnement ne peuvent le faire qu’au prix de leur marginalisation. Il leur revient alors l’entière responsabilité de s’autofinancer pour jouir d’une pleine liberté de pensée et d’action. 54


Si certaines parviennent finalement à acquérir une autonomie complète, la majorité d’entre elles ne survivent pas longtemps.

Bon ben l’année prochaine j’proposerai de l’aide aux devoirs…

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Ethics of Care au regard de l’Architecture : le projet architectural comme projet réparateur, soignant et thérapeutique Patrice Ceccarini

Mise en jeu L’objectif de notre article est de tenter une déconstruction de la notion de projet en architecture sachant que cette notion – le terme clef de la discipline – reste encore confuse : sa dimension épistémologique est encore très largement à constituer. Dans un premier temps, nous ferons un bref état des lieux de la discipline architecturale, en essayant de faire le point sur la notion, tant du point de vue du cadre institutionnel de l’enseignement que de la pratique professionnelle. Nous poursuivrons ensuite par quelques pistes de développements concernant les enjeux et l’avenir du projet architectural. État des lieux L’architecture, telle qu’enseignée dans la plupart des institutions en charge de la formation en France – mais aussi à l’étranger – s’appuie sur la notion fondamentale de projet. L’enseignement officiel est divisé en deux grandes parties : a) les enseignements connexes à la discipline ; b) les enseignements Théories et Pratiques de la Conception Architecturale et Urbaine. Cette partie, en réalité, reste majoritairement dépendante de la pratique de la conception architecturale (et non de sa théorie) laquelle recouvre la notion assez vague de projet architectural. Malgré le très gros effort de clarification pédagogique et scientifique produit par les Écoles Nationales Supérieures d’Architecture en France depuis ces dix dernières années, suite à la réforme européenne du LMD, – et sous la pression de l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES), la théorie architecturale reste cependant encore très fragile, inégale et épistémologiquement mal fondée : l’enseignement de l’architecture s’appuie sur un corps doctrinaire sans vrai recul critique/théorique.

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En effet, souvent dispensée par des enseignants sans formation conceptuelle, connaissant rarement les règles partagées par l’ensemble des corps de l’enseignement supérieur, ceux-ci dérogent aux critères classiques du Conseil National des Universités. N’ayant pour expérience que leur propre champ de compétences, l’enseignement de l’architecture est principalement le lieu de la reproduction de modèles doctrinaires conventionnels préconçus, souvent antagonistes et réducteurs. Il s’agit d’un enseignement professionnalisant avec quelques notions théoriques où la formation intellectuelle individuelle tient lieu principalement de l’apprentissage autodidacte. Ainsi, le cœur de la discipline architecturale vit encore très largement de façon autarcique vis-à-vis des autres disciplines, même si, désormais, il faut le reconnaître, les choses sont en train de changer favorablement grâce à son intégration progressive avec la recherche, l’enseignement supérieur et l’université. L’enseignement de l’architecture en France s’appuie non pas sur le paradigme de l’enseignement supérieur et de la recherche mais plutôt sur celui de la culture. Ces deux paradigmes ne sont pas analogues ; bien au contraire, ils sont de nature contradictoire sinon antagonistes : car, en effet, le Ministère de la Culture et de la Communication renvoie à l’excellence de l’artiste, à son unicité non reproductible – un fait sélectif par nature – alors que le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche vise à la construction, à la reproductibilité et à la diffusion/généralisation des connaissances à l’attention du plus grand nombre. De ce fait, l’enseignement de l’architecture renvoie (peut-être, inconsciemment) à une forme d’arbitraire et d’élitisme, destiné à se renforcer au cours de la vie professionnelle des individus. Héritier de l’ancienne École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, marqué par la séparation entre Arts et Sciences, le corps enseignant des ENSA ne produit pour ainsi dire quasiment aucune capitalisation de la connaissance au cours des années ; naïvement, le corps professionnel-enseignant des ENSA agit sur la base d’une culture spontanée, prétendant réinventer une pédagogie spécifique – unique – à l’architecture en faisant l’économie des années de réflexions et d’évolution de la connaissance depuis la fondation des universités au XIIIe siècle.

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D’ailleurs, beaucoup d’entre eux encore considèrent l’université comme le lieu de la non concrétude, arguant la supériorité de l’architecture en la matière (précisément de par la nature matérielle et concrète du projet et de sa finalité, l’édifice) en ignorant superbement des disciplines éminemment organiques telles que la physique, l’économie, le droit ou la médecine, etc. Cette attitude irrationnelle et régressive tiendrait peut-être à la dimension quasi métaphysique que l’on accorde au projet architectural : il se donne – d’un jet – en tant que tel. Certaines tendances de l’enseignement professionnalisant, cependant, plus éclairées, considèrent le projet architectural comme le lieu – par excellence – de la connaissance architecturale1, sans pourtant jamais avoir clairement à l’esprit la façon dont la question pourrait être abordée : l’acte heuristique de résolution du projet architectural se confond à leurs yeux avec l’endroit d’une véritable recherche. Ego/architector À la vue de ce vide épistémologique de la discipline architecturale, le projet d’architecture (projet architectural) constitue, de fait, le cœur et la raison de la discipline sans qu’aucune définition disciplinaire commune, satisfaisante et pertinente n’en donne ni la nature, ni l’objet, ni la finalité ; à ce grave déficit théorique, l’ego de l’architecte2 demeure in fine le seul recours légitime de l’étudiant et du professionnel architecte pour appuyer leur compétence disciplinaire ; c’est sur la propre singularité/originalité et l’expérience personnelle que se fonde sa légitimité professionnelle puis sa notoriété, – même si il est bien connu que cette apparente compétence démiurgique reste le plus souvent fondée sur un solide réseau relationnel et économique personnel. La revendication du talent et de l’esprit créatif (génie) est aussi un pare-feu aux efforts de clarification des processus d’élaboration des projets architecturaux ; il garantit aussi les choix régaliens des élus politiques qui, dans de tels cas de figure, n’ont pas l’obligation de se justifier ni de rationaliser leurs choix. Le projet, le talent de l’architecte sont des dispositifs profondément enracinés dans les 1

En effet, il s’agit du lieu par excellence de la connaissance architecturale si on la considère du point de vue des sciences cognitives. 2 Voir le film de Peter Greenaway : Le ventre de l’architecte, 1987.

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traditions, et les croyances de l’Ancien Régime (métaphysique de l’unicité lumineuse) garantissent le choix de l’élu républicain (lui aussi implicitement d’une nature supérieure) comme une action solitaire, univoque – pour ne pas dire totalitaire – impliquant des décisions non partagées, non critiquées, non critiquables. Ainsi, les pratiques de décision vont toujours du haut vers le bas, et ne sont que très rarement participatives (bottom-up). Depuis plus d’une vingtaine d’années, on pratique la concertation, parfois même la participation, pourtant, il semblerait que ces notions, souvent d’un ordre purement rhétorique, soient destinées à produire de nouveaux pare-feux (ou fumigènes) entre les usagers et les acteurs de la décision. On peut aisément dire que le grave déficit théorique de l’architecture garantit l’opacité du système de production national touchant de manière égale les agents politiques, économiques, techniques et administratifs. Analyse vs projet : le projet architectural et l’enseignement L’enseignement du projet en architecture se fait sous forme thématique et le plus souvent sous la forme d’exercices géographiquement localisés (site d’étude) mais sans relations avec les phénomènes qui le caractérisent (contexte, complexité, environnements physique et anthropologique) : le principe de réalité reste souvent peu marquant, même en cycle Master ; dans certains cas, on peut même dire qu’il est même presque complètement inexistant. Le projet d’architecture est souvent appuyé par une dimension dite analytique, laquelle se résume en réalité à une monstration composée de faits génériques sans aucune portée opératoire car non instrumentée et sans finalité objective précise. Ces pseudo analyses, qui font office d’alibis (ou de simulations du réel) – une parodie de connaissance –, restent le plus souvent disjointes de la production effective du projet architectural en tant que tel. Cette rupture fondatrice analyse vs projet est l’aporie majeure de l’enseignement et de la pratique de l’architecture depuis l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui : c’est elle qui fonde les pratiques de l’urbanisme et de l’architecture des architectes ; elle est la représentation parfaite de ce qu’É. Morin nomme disjonction ou pensée disjonctive. Ainsi, il n’y a pas de continuité réelle entre observation, analyse et projet. 60


Cette pensée assumée de la disjonction et son corollaire, la production inductive et spontanée de projets, garantit l’indépendance des positions idéologiques face au réel. De la sorte, par ce processus d’opacification, aucune corrélation n’est possible entre les conditions du contexte et le projet architectural. Dans le pire des cas, lequel est loin d’être chose rare, le projet architectural se limite à un jeu, à un faire comme… ou à la manière de…, à un simulacre (simulacrum, simulo) du réel, un masque, une simulation dissimulante. Le projet architectural reste l’endroit d’un processus de déréalisation du monde, quelque chose de fantasmatique, de spectral, qui se présente simultanément à la vue comme un ensemble complètement achevé au travers d’une représentation figurée (représentation graphique, images, rendu) où l’étudiant architecte joue le rôle illusoire de seul décideur du futur des formes habitées. La notion de connaissances cumulatives, les collaborations disciplinaires, les interactions lui sont presque totalement étrangères. Le plus souvent, l’accent du projet architectural se situe sur le plan formel, de la syntaxe géométrique architecturale (style), parfois, sur le plan du contenu (programme), rarement sur les deux plans, encore moins dans leurs dimensions complexes interactives. En fait, dans la plupart des cas, le projet architectural consiste en une imitation (mimesis) des images et des comportements des professionnels (habitus), lesquels s’imitent entre eux, jusqu’à la reprise in texto de formules existantes (plagiat). Le projet architectural serait dans l’imaginaire de beaucoup d’architectes, une invention (inventio) d’un ordre métaphysique (idéalité) tel que l’on se l’imaginait au temps de la renaissance italienne : un jet démiurgique spontané (jaculator, jaculare). En somme, l’architecte doit induire, forcer la réalité sans jamais essayer de la (re)connaître. Le projet architectural : un dessin sans dessein Le plus souvent, le projet architectural se manifeste encore aujourd’hui sous la forme d’images, de représentations graphiques, de modèles spatiaux (maquettes, 3D) (signifiants), accompagnés de notices de présentation succinctes (cela particulièrement dans le cas des concours d’architecture) ; le corpus graphique est dominant.

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Si ce corpus de représentations est largement reconnu et utilisé, il faut légitimement se demander si ce système de communication hétérogène établit véritablement une liaison avec le réel, un embrayage entendu comme une articulation stricte entre sens (signifié) et réalité (référent) du contexte. En somme, la question est la suivante : le système de notation architectural est-il réellement efficient et pertinent pour être légitimement considéré comme le cœur et la raison même du projet architectural ? Cette articulation entre réalité du contexte et projet architectural existe-telle réellement ? Depuis les années d’après-guerre jusqu’à très récemment, qu’il s’agisse des institutions privées ou publiques, le projet architectural ne tient compte – dans les faits concrets et opérationnels – que de quelques dimensions programmatiques entendues en leur sens principalement quantitatif, parfois qualitatif, assez rarement temporel. Sachant que le goût et l’esthétique (arbitraires ou conventionnels) qualifient un édifice, l’objectif (dessein) et sa conformation, sont souvent réduits à l’imaginaire doctrinaire artistique des architectes. Les approches complexes/participatives tenant compte des facteurs multiples de la réalité, restent encore, peu ou mal développées. Cependant, l’entrée du projet architectural dans le réel semble progresser incontestablement depuis une dizaine d’années ; les enjeux relatifs aux développements durables (mais plus encore, ceux du soutenable (sustainability)), imposent à la discipline architecturale un véritable changement de cap concernant ses paradigmes disciplinaires. Les praticiens, le plus souvent, pratiquent le projet dans des conditions extrêmement compétitives ; pour des questions de survie, ils adoptent des positions de défense et de repli, telle celle, pour les plus offensifs, de « la tête dans le guidon ». Cette attitude de résistance incongrue, d’alignement sur les diktats du système de production actuel libéral (investisseur, promoteurs, maîtrise d’ouvrage publique ou privée, lobby des grandes entreprises du BTP, etc.) place la profession dans une attitude de soumission quasi-acritique ou de simple exécutant, de metteur en forme/packaging. Dans de telles conditions, le processus de conception du projet architectural se réduit à son expression la plus simpliste. Placé dans une attitude déficitaire pour des raisons que nous n’évoquerons pas ici, les architectes possèdent in fine assez peu de moyens d’action et encore moins de réelles compétences décisionnelles. 62


Leur rôle en tant que responsables civils dans le travail de coordination et d’exécution du projet architectural (dont les charges sont juridiquement et pénalement particulièrement lourdes pour un coût modique), leur garantit une place dans l’économie du système de production qui s’en accommode très bien. Cet état de fait a eu et a encore des conséquences désastreuses sur la discipline architecturale en tant que telle, affaiblissant régulièrement la dynamique des praticiens à l’avantage des grands bureaux d’études et de la maîtrise d’ouvrage1. À cette situation difficile, il faut ajouter aussi une culture corporatiste refermée sur elle-même, jalouse de ses prérogatives, des guildes pour ainsi dire quasiment médiévales ; elle assume une véritable défiance vis-à-vis de l’enseignement supérieur, de la recherche et des formations doctorales qui pourraient mettre en péril leur hégémonie. Cette large résistance corporatiste du monde professionnel se manifeste aussi très fortement au sein des Écoles Nationales Supérieure d’Architecture contre la théorie ; cela s’explique parce que la théorie (theorein) examine la situation : elle pourrait dévoiler des faits pouvant aller contre les intérêts (idéologiques/économiques) des corps constitués et des cabinets professionnels (agences). Ainsi, on observe une forte influence des intérêts corporatistes dans le cadre disciplinaire de l’enseignement et de la recherche architecturale. Par ailleurs, le projet architectural professionnel est particulièrement codifié, marqué par un très fort séquençage technique2 : l’ensemble des acteurs de la production du projet architectural fonctionne comme une suite d’événements segmentés se succédant linéairement avec très peu de rétroactions3. D’une part, les activités professionnelles sont divisées en 1

On ne peut résister à la tentation de rapporter cet aphorisme pour le moins cocasse que l’on retrouve dans le milieu : « le projet est à l’architecture ce que le mémoire est à l’université ». Propos recueilli dans un savoureux mélange d’échanges épistolaires entre enseignants dans le cadre de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris – Val de Seine. Juin 2012. Suite à cette sentence, on comprend la nature de la profonde crise épistémologique de la discipline architecturale… Cependant, il faut reconnaître aussi qu’il existe un courant éduqué et cultivé réformiste agissant de plus en plus efficacement. 2 L’ordre des architectes divise les missions de la façon suivante : « Esquisse », APS, APD, DCE, PEO, etc., ceci implique une discontinuité de l’information. 3 Voir Morin E., Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005.

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activités où les maîtres d’ouvrages sont publics et/ou privés ; d’autre part, l’organisation de la commande se fait de différentes manières, principalement par concours ou par commandes directes, etc. Les administrations publiques en charge des besoins sociaux collectifs ont des procédures longues et lourdes où le projet architectural se transforme en un parcours administratif tendant à perdre les objectifs à atteindre : on constate que le projet architectural est frappé par un processus discontinu de l’action, que celle-ci soit publique ou privée. Le projet architectural se caractérise par un traitement fragmenté, une suite de relais techniques et formels marqués par une perte de repères progressive concernant son dessein. Encore ici, la discontinuité est très nette entre la réalité du terrain et les modalités de traitement du projet lui-même. En effet, on observe que la pertinence du projet mené n’est plus évaluée à partir des effets réels obtenus auprès des usagers après production de l’œuvre mais à partir d’un nombre de critères très restrictifs dans le cas des pratiques privées ou en fonction d’une série de discontinuités entre les phénomènes propres du contexte environnemental et l’élaboration du projet architectural, lesquelles altèrent inévitablement toute possibilité d’adéquation au réel. Cet état des lieux met en évidence plusieurs points capitaux : - Une division séquentielle des tâches particulièrement structurée distinguant chacune des composantes de l’ordre technologique. La dimension programmatique en tant que telle est le plus souvent exclue du travail architectural qui se limite à une mise en forme souvent arbitraire. - Un séquençage maintenant des compétences étanches sans rétroactions. Feed-back ou cycle poppérien garantissant des vérifications/adéquations du processus de conception au contexte. Les acteurs des différentes phases ne communiquent pas ou peu.

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- Corollaire des deux premiers points, une perte de continuité du sens et de l’information relative aux phénomènes physiques, humains/comportementaux liés au contexte étudié. Il s’en suit une rupture entre l’observation sur le terrain et la production du nouvel artefact (schizophrénie, amnésie). - Enfin, les descriptions architecturales se limitent généralement à la description des ouvrages techniques, sans corrélation entre la situation d’inscription contextuelle et la production architecturale. Il s’agit des composants techniques, matériels et fonctionnels mais quasiment jamais des raisons et du fonctionnement relatif à la phénoménalité que l’on vise à produire (ambiances intelligentes). Ces pratiques montrent une approche du projet sur le mode analytique/disjonctif appuyé sur des informations peu fiables ou purement conventionnelles c’est-à-dire sur la pratique d’une reproduction de valeurs et de modèles préconçus. Dans la plupart des cas, sans aucun doute, la référence aux actions participatives concertées, est plutôt une forme de cautionnement des initiatives politiques plutôt qu’un véritable partage du pouvoir et des compétences entre élus, techniciens et citoyens/usagers. Il s’agit en quelque sorte d’une nouvelle forme de manipulation des citoyens. Le projet d’architecture traditionnel fondé sur une approche doctrinaire/dogmatique et sur la reproduction des modèles tel qu’il était enseigné à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts pouvait avoir un intérêt dans les pratiques bourgeoises du XIXe siècle : lenteur, séparation des tâches, esthétisme culturel à forte connotation (éclectisme, néogothique, art nouveau, etc.) étaient des qualités artisanales. Le projet d’architecture, était - est toujours - défini le plus souvent comme l’ensemble des dessins représentant un édifice : il n’a jamais, ou très rarement, été considéré comme un processus de conception ; celui-ci restait le plus souvent de l’ordre de l’implicite ou tout du moins du secret de fabrication1. Depuis l’avènement de 1

« Un projet est - dans un contexte professionnel - une aventure temporaire entreprise dans le but de créer un produit ou un service unique », Dictionnaire Larousse, 2012.

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l’informatique et son élargissement à l’ensemble des pratiques humaines des sociétés technologiques contemporaines, cette approche traditionnelle qui se maintient encore aujourd’hui largement, est devenue complètement désuète sinon aberrante car les temporalités comme les niveaux d’interactions sont devenus illimités. Il est clair que cette pratique est en train de vivre ses derniers jours et qu’elle fait désormais figure de curiosité archéologique. L’embrayage du projet architectural au réel De ce fait, la complexité contemporaine impose au projet d’architecture – comme dans toutes les autres pratiques humaines – une réforme profonde de nature, de signification et de processus. Suite aux réformes européennes consécutives au processus de Bologne et au Décret n° 2005734 du 30 juin 2005 relatif aux études d’architecture qui ont poussé les ENSA à consolider leurs offres pédagogiques, cette position arbitraire du projet architectural est devenu l’objet de critiques de plus en plus vives. Toutefois, un consensus semble émerger aujourd’hui sur le fait qu’il faille instaurer un embrayage avec la réalité – à savoir la nécessité de créer un lien, une articulation avec l’ensemble des dimensions (facteurs) composant la complexité du contexte dans lequel et à partir duquel le projet s’organisera. Cet impératif doit être visé pour faire en sorte qu’en s’inscrivant dans le cadre de l’enseignement supérieur, le projet architectural ne soit pas seulement une action contingente mais devienne une source de connaissances en produisant des modèles d’intelligibilité et d’action sur le réel. Loin de (dis-) simuler la réalité, le projet architectural a pour objectif de mettre en évidence les contradictions et les lignes de forces contingentes d’une situation donnée afin de les faire se rejoindre, en réponse et en adéquation aux enjeux du contexte étudié. Pourtant, bien que le principe d’une analyse complexe tend à être admis et commence progressivement à se diffuser, les catégories analytiques et les protocoles d’observations relatifs au contexte d’intervention restent encore largement sous-estimés : en l’état actuel, ils restent bien souvent relatifs, discutables parfois même complètement arbitraires.

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Hypothèses Les observations précédemment faites nous amènent aux conclusions suivantes : la série de changements – environnementaux, culturels, sociaux et technologiques – agissant aujourd’hui sur le monde global, porteront inévitablement à l’émergence de nouvelles formes de pratiques du projet architectural. Sans aucun doute, ces nouveaux modes opératoires définiront dans une large mesure un repositionnement du rôle fonctionnel et sociétal de l’architecture au sein de la société contemporaine. Nous donnons donc ici les lignes directrices qui porteront au changement disciplinaire : L’abandon de la conception traditionnelle du projet architectural (institutionnel programmatique) dans son processus actuel, car on ne peut résoudre un problème a priori sur la base d’un programme abstrait sans un aller-retour avec le réel. Une approche disjonctive du projet architectural où les différentes étapes se suivent linéairement de façon séquentielle (programmation, maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre) sans aucune rétroaction entre elles (méthodologie analytique, statique, et disjonctive) ne peut parvenir qu’à des forçages spatiaux et comportementaux, qu’à des morphologies inadéquates aux besoins des personnes et des sociétés. Ainsi : l’approche complexe dialogique du projet architectural est destinée à substituer à court terme l’approche disjonctive : ici, le contexte inscrivant le projet architectural est défini en tant qu’organisation morphologique dynamique, multiscalaire (échelles) et multifactorielle (dimensions/niveaux systémiques) renvoyant au principe holographique d’E. Morin1 c’est-à-dire au tout qui est dans les parties qui sont dans le tout. L’intégration des facteurs, l’articulation des compétences entre analyse / conception se fait de manière continue (et non dissociable). Il existe une continuité de principe entre la phase observation/diagnostic et la phase stratégie/induction/conception, et c’est précisément à partir de ces 1

Morin E., Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, 2005.

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mutations/métamorphoses continues que se produit le processus d’émergence du projet architectural. Observation, diagnostic, prescriptions stratégiques et programmatiques, prescriptions morphologiques, émergence de la forme architecturale/architectonique, sont pensés dans la continuité, toutes ces phases faisant partie intégrante du processus de la morphogénèse architecturale dans une continuité où les boucles de rétroactions agissent systématiquement à tous les niveaux. L’organisation morphologique multiscalaire et multifactorielle du projet architectural garantit un embrayage avec les enjeux environnementaux et éco-sociétaux du développement soutenable. En effet, en architecture, on ne saurait sérieusement penser que le développement durable (piliers économique et écologique) puisse résoudre à lui seul les problèmes sociétaux que nous rencontrons aujourd’hui, sans une réforme de fond à la fois sociale et politique du monde contemporain (pilier social). Car associé aux deux premiers, c’est en s’appuyant sur ce troisième pilier caractérisant le développement soutenable, que la discipline architecturale retrouvera le rôle déterminant qui incombe à sa nature de tèchné, en prenant très au sérieux les sciences sociales, lesquelles ont trop souvent été sous-estimées au profit du seul rapprochement avec les sciences de l’ingénieur. Dans cette logique, on comprend aisément la nécessaire intégration des facteurs dynamiques environnementaux et sociétaux (mutualisation et projet participatif, et stratégie d’acteurs). Le projet architectural comme processus phénoménologique. L’observation et la compréhension des phénomènes produisant / produits par les organisations habitées. Cela suppose un changement de la pratique architecturale à partir de théories pragmatiques adaptées à l’approche phénoménologique. Car si les ambitions d’un développement durable sont possibles, elles ne le sont qu’à partir du moment où l’on se donne les moyens de l’observation des phénomènes en action et d’une certaine attitude / posture pour les relever. À cet égard, il est important de se référer à deux positions théoriques particulièrement significatives sinon déterminantes, chacune placée sur un plan spécifique : d’une part, l’éthique du Care, d’autre part, la théorie des affordances. 68


L’éthique du Care1 (The Ethic of Care) implique que le projet architectural soit considéré comme un projet à la fois rééquilibrant, réparateur, soignant, pour ne pas dire thérapeutique. En effet, globalement, le care est une réflexion, une position éthique et politique ayant trait à la totalité des aides et des soins apportés en réponse concrète aux besoins des autres, dans des économies plus ou moins formelles (à la maison, au sein des institutions sociales ou à travers les mécanismes de marché). Ainsi, prendre soin (take care) suppose le soin comme un authentique projet politique puisque, in fine, « nous sommes tous fondamentalement vulnérables »2 ; nos corps, nos individualités et notre environnement forment ensemble un maillage complexe qui soutient la vie et qu’il s’agit de réparer, de corriger, d’améliorer d’autant plus que les sociétés contemporaines deviennent de plus en plus sophistiquées. Depuis toujours, les territoires habités sont l’objet d’une marchandisation; cependant, loin de ce qui a déjà eu lieu jusqu’aux temps les plus récents, ce phénomène a pris une dimension inédite tout particulièrement depuis l’après-guerre ; en ignorant délibérément la dimension « care » des territoires habités, petits ou grands, de la parcelle pavillonnaire mono familiale aux grandes planifications urbaines et territoriales (ZAC, ZUP, etc.), leurs organisations ont été conditionnés par la rentabilité, le gain sous couvert d’idéologies progressistes variées (positivisme rigide et matérialiste) entrainant une infinité d’actions projectuelles arbitraires, aboutissant fatalement aux malaises physiques et existentiels chez les habitants. Ceux-ci peuvent atteindre de hauts niveaux de gravité : qu’ils soient directs ou indirects, ces dysfonctionnements environnementaux (ambiances) affectent profondément les sujets qui n’ont, la plupart du temps, aucune conscience de leurs nocivités (malaises sensoriels divers, sonores, visuels, thermiques, pratiques sociales et symboliques, etc.). 1

Brugère F., L'éthique du Care, Paris, PUF, 2011. Avec Berenice Fisher, Joan Tronto a défini le care comme : Une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre monde de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités, (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie. ». Tronto J., Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009. 2

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Beaucoup des dysfonctionnements psychiques, physiologiques et sociaux sont sans aucun doute imputables pour une grande part aux malformations physiques des organisations architecturales de l’écoumène humain ; ces dysfonctionnements sont fondamentalement phénoménaux. Cela explique pourquoi l’éthique du care repose sur le développement des dispositions morales plus que sur l’apprentissage de principes et qu’elle privilégie des réponses contextuelles et spécifiques aux cas particuliers plus qu’elle ne recourt à des principes universellement applicables. Sans aucun doute, on pourrait voir dans l’éthique du care un aspect, une réminiscence des propos jadis tenu par M. Heidegger à propos de la question du être-là (dasein)1. Pourtant, une approche pragmatique du care restera inapplicable à la pratique architecturale si l’on s’en tient aux bonnes intentions ; pour y échapper, il faut encore que celle-ci se traduise à la fois en termes de conceptions, analytiques et morphologiques. Si le fond éthique de la théorie doit pouvoir trouver sa juste forme (justesse/justice), ce sera précisément en ce lieu que la théorie des affordances trouvera toute sa pertinence. Car, en effet, la théorie fondée sur le concept d’affordance (à partir du terme afford (offrir, fournir), forgé par J. J. Gibson, dans son ouvrage pionnier2), traite d’une approche écologique de la perception visuelle de l’environnement naturel chez les animaux, en expliquant que les affordances d’un environnement sont ce qu’il offre aux animaux – et de ce fait, aux humains –, ce qu’il fournit de bon ou de mauvais. Mais loin de se limiter à la perception visuelle, le fait de percevoir ces affordances est d’un ordre particulièrement complexe ; il s’y joue en elles un ensemble d’informations amalgamées, à la fois, 1

Heidegger M., Être et Temps, (1927), Paris, Gallimard, 1964, (trad. R. Boehm et A. de Waelhens; Paris, Gallimard, 1986 (trad. F. Vezin). 2 The affordances of the environment are what it offers the animal, what it provides or furnishes, either for good or ill. The verb to afford is found in the dictionary, but the noun affordance is not. I have made it up. I mean by it something that refers to both the environment and the animal in a way that no existing term does. It implies the complementary of the animal and the environment. The antecedent of the term and history of the concept will be treated later; for the present, let us consider examples of an affordance. Gibson J. J., The ecological approach to visual perception, New-York, Psychology Press, Cornell University, 1986, p. 127.

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acoustiques, tactiles, olfactives, gustatives, relatives aux ambiances sonores, lumineuses, etc.1. Sans entrer dans le détail de la théorie, cette approche phénoménologique de la perception de l’environnement donne des clefs de lecture pour la compréhension de l’occupation des territoires habités aux travers de la localisation des habitants (humains ou non) en termes dynamiques. Ceci accorde la possibilité de mieux expliquer les comportements humains mais aussi de pouvoir les prévoir. Ainsi, par la mise en évidence de ses propres affordances, une approche de l’environnement permet d’élaborer des cartes décrivant les dynamiques en acte sur un territoire pour en saisir l’évolution et les transformations de sa morphogenèse. Aux travers de cartes (modèles dynamiques), on peut décrire très précisément les singularités, spatiales et comportementales agissant sur un lieu donné, principalement en termes de flux (flux naturels air, eau, thermiques, etc., mais aussi flux comportementaux humains), de définir les territoires en termes de champs attracteursrépulseurs (champs, points, vecteurs dynamiques) sous la forme d’une topologie de l’espace au sens de R. Thom2. Cet appareil cartographique concède la possibilité d’une explication précise des malaises/bien-être des habitants en interaction avec leur environnement direct, proche ou lointain. Les cartes phénoménologiques dynamiques de l’écoumène humain (et animal) deviennent des cartes symptomatologiques des interactions humain-vivant/environnement, mettant en évidence les incohérences entre niveaux systémiques relatifs à chaque affordance (ou phénomène) étudié (naturel ou anthropologique). De ce fait, on peut repérer précisément les malaises/dysfonctionnements afin de les définir, de les décrire puis de les réparer/rééquilibrer ; en bref, et pour rejoindre la question du care, de les soigner. C’est en ce lieu précisément que se situe le projet architectural, car c’est en son endroit que se définissent les lois/prescriptions/orientations qui définiront les critères des nouvelles formes habitables. Ceci veut dire que le projet architectural est une 1

The perceiving of these mutual affordances is enormously complex, but it is nonetheless lawful, and it is based on the pickup of the information in touch, sound, odor, taste, and ambient light […]. Gibson J. J., Op. cit. p. 135. 2 Thom R., Esquisse d'une sémiophysique : Physique aristotélicienne et théorie des catastrophes, Paris, Inter éditions, 1989.

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recomposition/réorganisation des affordances offertes par l’environnement/contexte. Car, après une réflexion critique de la part des architectes/concepteurs – incluant les acteurs des disciplines connexes à l’architecture –, les cartes des malaises/dysfonctionnements de l’environnement habité deviennent les cartes stratégiques dont les morphologies associées puis intégrées produiront la forme finalisée, la formule rééquilibrante et soignante du projet architectural lui-même, puis in fine l’ob-jet architectural/architectonique. Le projet architectural devient ainsi un processus soignant, morphologique continu, un processus d’émergence dynamique en continuelle transformation (métamorphoses) qui commence dès l’analyse du contexte étudié et qui s’achève avec l’objet architectonique. La théorie des affordances considère l’environnement en tant qu’environnement signifiant (significant environment) consentant que le projet architectural soit compris à la fois : - Comme un système complexe d’ambiances intelligentes interactives ; - Comme une théorie morphologique transférable dans le domaine des espaces habités quelle qu’en soit l’échelle (système trans-scalaire). - Le traitement de l’information issue de l’observation phénoménologique : le processus morphogénétique architectural comme processus d’émergence de la forme édifiée. Il va de soi que les ambitions précédemment décrites concernant le projet architectural sont louables, mais – comme nous l’avons déjà souligné – sans un appareil méthodologique rigoureux, celles-ci resteront inopérantes. En effet, si l’on comprend les finalités des enjeux du changement, faut-il encore mettre en œuvre les moyens de traiter l’information correspondant aux phénomènes observés afin de pouvoir manipuler et transformer son contenu en forme agissante c’est-à-dire en projet tectonique/technologique, pour réagir sur le territoire/contexte d’étude. Car, pour comprendre la nature et le fonctionnement des territoires habités, il faut pouvoir en modéliser la genèse formelle puis produire une extrapolation de ses évolutions possibles ; des différentes hypothèses de projet apparaissant, on choisira la plus pertinente, en relation avec l’ensemble des facteurs en action. 72


Il n’y a donc pas de formes attendue (pré-vue) par un concepteur solitaire (l’architecte avec un grand A !), mais seulement des formes variables a priori, inattendues, émergeant d’un contexte donné, apparaissant toujours au dernier moment : in fine, la forme architecturale est ce qui apparait à la vue : elle est le produit, l’émergence, d’un ensemble continu d’interactions complexes – qu’il est impossible, dans l’absolu, de contrôler. Le surgissement de ces nouvelles pratiques du projet architectural – que nous qualifierons volontiers de projet complexe –, suppose impérativement les prescriptions suivantes : - Une approche systémique suppose un effort épistémologique de clarification de la discipline architecturale afin de proposer une structure de la connaissance architecturale opératoire ; - Le filtrage des informations productrices des formes/territoires habité(e)s ; le paramétrage des facteurs morphologiques systémiques (structure matricielle de l’information) issus du processus systémique complexe ; - L’automatisation et la modélisation informatique de la genèse dynamique du projet architectural (morphogénétique architecturale) ; - Le processus d’émergence spontané des formes habitées (territoires, édifices). S’orienter vers le futur est une caractéristique de l’être humain et de la civilisation. Le projet à la mode (conformisme d’élite) ou conventionnel (conformisme économique productif de rentabilité) sont des procédures supposant un volontarisme décisionnel ou, tout du moins, une forme d’action imposée par un nombre limité d’acteurs avec une orientation prédéterminée. Depuis des décennies, sous couvert d’une approche participative, encore aujourd’hui, le projet est toujours l’affaire de minorités (politiques, administratives, économiques) aux vues orientées dont la caractéristique est d’agir souvent par induction a priori ou forcée. 73


Entre modifier l’avenir et la résistance au changement, il n’en demeure pas moins vrai que le tout projet ne peut vivre qu’avec la participation des acteurs concernés : ici se trouve la limite à l’incitation à faire des projets. Le mot projet fait ressortir un certain nombre d’idées, de souhaits de nature très contrastée sinon contradictoire selon les acteurs. Cette dimension antagoniste est l’une des clefs du projet architectural et cette caractéristique est l’une des données capitales de la pensée complexe. Les projets demandent une organisation, des ressources et une dynamique d’équipes faisant qu’ils ne peuvent plus être l’objet d’une pratique solitaire. Ce programme scientifique pour l’architecture et les modalités de la conception et de la production des artefacts caractérisant le projet architectural complexe, sont encore en cours de constitution. Peut-être, faudra-t-il encore attendre plusieurs années avant de le voir mis en œuvre et que ses effets sur la société deviennent tangibles. Pourtant, une société réellement démocratique et socialement avancée ne pourrait se permettre de faire l’impasse concernant la dimension soignante du projet architectural. Ainsi que nous l’appelons ardemment de nos vœux, le projet architectural est un projet existentiel, un projet de vie, individuel et collectif, il doit devenir l’affaire de tous et de chacun.

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Bibliographie Brugère F., L’éthique du care, Paris, PUF, 2011. Gibson J. J., The ecological approach to visual perception, New-York, Psychology Press, Cornell University, 1986. Gaffiot F., Dictionnaire illustré latin-français, Hachette, Paris, 1934. Garrau M., Le Goff A., Care, justice, dépendance. Introduction aux théories du care, Éditeur Presses Universitaires de France, coll. Philosophies, 2010. Gilligan C., Une voix différente, Paris, Champs-Flammarion, 2008. Heidegger M., Être et Temps, (1927), Paris, Gallimard, 1964 (trad. R. Boehm et A. de Waelhens); Paris, Gallimard, 1986 (trad. F. Vezin). Morin E., Introduction à la pensée complexe, Paris, Le Seuil, 2005. Thom R., Esquisse d'une sémiophysique : Physique aristotélicienne et théorie des catastrophes, Paris, Inter éditions, 1989. Tronto J., Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009.

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Animation socioculturelle : à qui et à quoi sert la notion de projet ? Jean-Marie Bataille

Cet article s’attachera à analyser les conditions socio-historiques de l’apparition de la notion de projet dans le champ de l’animation socioculturelle. Comment faut-il la comprendre ? Qu’est-ce que cela dit de l’hégémonie de cette notion et comment interpréter les usages de la notion de projet dans ce champ d’activités ? Mon propos s’enracine à un moment de ma pratique au cours des années 1990 où le projet s’est mis à envahir mon quotidien. J’avais à produire de plus en plus souvent des projets comme autant de sésames pour obtenir des financements. Il arrivait régulièrement que de jeunes collègues se sentent dépassés par le remplissage des différents chapitres de ces documents. L’attitude que j’adoptais alors pour tenter de les rassurer, était de leur faire expliquer qu’il s’agissait, avant tout, d’un jeu de traduction entre leurs pratiques habituelles et celles de l’administration mais, qu’au fond, cela n’avait que peu d’impact sur le monde réel. Aujourd’hui, les choses semblent être différentes selon certains auteurs et le projet serait devenu une marque de reconnaissance entre les professionnels de l’animation socioculturelle1. Je pense qu'il est utile - sachant qu’il a existé un temps « sans projet » - de revenir au moment de l’arrivée de ce terme.

1

Bélisson P. « La fonction de l’animation dans les formations à l’animation », In Houssaye J., Colos et centres de loisirs : recherche, Vigneux, Matrice, 2007. Bélisson P., « La formation des référentiels implicites du milieu professionnel de l'éducation populaire », In Houssaye J., Colos et centres de loisirs : institutions et pratiques pédagogiques, Vigneux, Matrice, 2010.

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De l’absence à l’hégémonie : origine La revue Les cahiers de l’animation - production de l’Institut national de l’éducation populaire, depuis leur création en 1972 jusqu’à leur clôture en 1987 - n’y fait pas référence au sein des titres d’articles1. Jean Houssaye dans son histoire des colonies de vacances, Le livre des colos, publié en 1989, n’en parle pas. Cependant apparaît dès 1975 l’idée de formation participative par objectifs : là est la trace de l’arrivée du projet 2 pédagogique dans les colos nous dit cet auteur . Cela va d’ailleurs amener en 1979 à la pédagogie du projet. Cette approche méthodologique reste une option pédagogique pour les formateurs, à distinguer du projet pédagogique. Il semble donc que les années marquantes soient comprises entre 1975 et le début des années 1980 pour l’usage d’une méthode basée sur des objectifs au service d’un projet de formation. On a donc deux informations que je vais approfondir. Quelque chose semble-t-il, se passe au début des années 1970 jusqu’aux années 1980 d’un point de vue pédagogique. Du côté de la notion de « projet » cette fois comme cadre de l’action, projet éducatif et projet pédagogique, qu’en est-il des périodes d’apparition ? Du côté des professionnels de l’animation, le projet aujourd’hui fait partie de ce qui organise leur formation, mais comment cette réalité s’est-elle construite ? Projet pédagogique en centres de vacances et de loisirs : des années 1970 aux années 1980 Pour avancer dans ma recherche de la période d’apparition, je vais m’appuyer en premier sur une analyse de l’évolution de la réglementation et des traces qu’y imprime la notion de « projet ». La réglementation des centres de loisirs apparaît en 1970 nous dit Francis Lebon (2005). Cependant, l’arrêté du 1er juin 1970 ne fait pas référence encore au projet pédagogique. On peut noter que dans le décret de 1972 modifiant le Code de la famille et de l’aide sociale (72-990) est mentionné pour l’accueil des mineurs, en dehors de leur domicile 1

Hormis l’article suivant : Le projet d’animation de la collectivité de Rosheim par l’art dramatique et la poésie. Les cahiers de l'animation, n 8, 2ème trimestre 1975. 2 Houssaye J., Aujourd’hui, les centres de vacances, Vigneux, Matrice, 1991.

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familial, l’obligation de présenter les modifications, s’il y en a eu, apportées aux méthodes générales d’éducation, de rééducation et de soins. On ne parle pas de projet pédagogique cependant le terme méthode peut être considéré comme l’équivalent de cette notion. Ce texte ne sera abrogé qu’en 2004 (décret 2004-1136). Le chemin vers l’apparition du projet éducatif ou pédagogique prend donc une autre direction que celle de la transformation du Code de la famille. L’arrêté du 20 mars 1984 fait explicitement référence aux projets éducatif et pédagogique pour les CLSH ; le texte s'appelle « Réglementation des centres de loisirs sans hébergement ». On a là un résultat mais pas de traces du trajet. J’ai consulté un certain nombre de textes produits entre 1970 et cet arrêté, sans trouver de mention sur le projet éducatif ou pédagogique (voir liste en fin d’article). On peut noter déjà que le lieu d’apparition n’est plus celui du Code de la famille puisqu’ici il n’y a pas d’hébergement. Est-ce à dire qu’en créant les centres de loisirs, il est apparu nécessaire de trouver l’équivalent des méthodes évoquées ci-dessus ? En l’absence d’élément factuel, on le supposera. Allons voir ce que nous dit cet arrêté. Le projet éducatif présente : Les objectifs éducatifs visés ; les modalités générales de fonctionnement du centre ; les activités possibles réalisables qui pourraient être proposées aux enfants. Le propos est très général et relativement vague. Quant au projet pédagogique, il doit apporter des précisions en ce qui concerne : 1. Les modalités d’accueil et de vie des enfants, éventuellement les conditions de transport ; 2. L’utilisation d’installations et d’espaces ; 3. L’organisation des activités ; 4. La collaboration avec des intervenants extérieurs à l’équipe d’animation permanente qui ne peut en aucun cas être dégagée de ses responsabilités permanentes d'encadrement. Là encore, on ne voit pas de restrictions quant à ce qui pourrait être proposé aux enfants. Pourtant, pour avoir dû réaliser un tel projet pédagogique de nombreuses fois, ce n’est pas vraiment l’impression qu’il m’en reste. Il existe ou il a existé un autre cadre implicite probablement porté tant par l’organisme de tutelle, Jeunesse et sports, que par les organismes de formation, qui lui imposent plus de précisions.

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Les projets éducatif et pédagogique vont finalement retrouver le Code de la famille au cours des années 2000 et, donc, remettre centres de loisirs et de vacances sous la même logique réglementaire. Quelques modifications sont présentes qui témoignent d’un certain nombre d’évolutions. La première est d’importance puisqu’il est fait mention d’un document en lieu et place du projet pédagogique : La personne qui dirige le séjour dans un centre de vacances ou dans un centre de loisirs sans hébergement met en œuvre le projet éducatif mentionné ci-dessus et en précise les conditions de réalisation dans un document, élaboré en concertation avec les personnes qui animent le séjour (décret 2002-885). Si on entre dans le contenu, voilà ce qu’on trouve comme différence avec la présentation de 1984. Commençons par le projet éducatif : Ce document prend en compte, dans l’organisation de la vie collective et lors de la pratique des diverses activités, et notamment des activités physiques et sportives, les besoins psychologiques et physiologiques des mineurs. Cette apparition de la notion de besoin est nouvelle. Elle fait référence, à la fois, à une spécificité du champ de l’animation qui l’utilise dès l’aprèsguerre et, à la fois, c’est un sujet, pour moi, d’interrogations puisque ce terme sera considéré par les sociologues comme une construction difficile à interpréter d’un point de vue scientifique (voir chez Bourdieu la présentation de cette notion à partir de son glossaire). Le point suivant signale que finalement la question de l’accessibilité de tous à ces formes de loisirs ne va pas de soi : Lorsque l’organisateur accueille en centre de vacances ou en centre de loisirs sans hébergement des mineurs valides et des mineurs atteints de troubles de la santé ou de handicaps, le projet éducatif prend en compte les spécificités de cet accueil. Du côté du document de mise en œuvre, on sent une évolution au moins dans les mots. À l’usage les choses sont bien différentes, sur la prise en compte de l’ensemble des personnes concourant au séjour, ce qui est dit comme cela : Le document précise notamment : les modalités de participation des mineurs ; les modalités de fonctionnement de l’équipe constituée du directeur mentionné au premier alinéa, des animateurs et de ceux qui participent à l’accueil des mineurs.

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Il ne faudrait pas croire que les modalités de participation des mineurs seraient le retour de ce qui s’est fait dans les Villages d’enfants, chez Korczak, ou en pédagogie autogestionnaire ou institutionnelle, ni dans les pédagogies de la décision plus récentes. Dernière chose, une nouveauté, il apparaît une référence aux modalités d’évaluation de l’accueil… Que penser de l’apparition de la notion de projet ? D’une certaine façon, on peut dire que le domaine pédagogique est là au départ avec en arrièreplan les pédagogies par objectifs et la pédagogie par projets. Mais le passage dans la réglementation de la notion, tend à inscrire dans le marbre un modèle fondé d’un côté sur les besoins de l’enfant et de l’autre sur la prise en compte des participants dans l’organisation du séjour. On retrouve finalement une contradiction qui traverse les colonies de vacances depuis les années 1980 : prendre l’autonomie comme perspective mais construire le séjour sur des activités répondant aux besoins de l’enfant. Faire avec l’enfant et en même temps faire pour lui. Surtout, le projet est du côté de la normalisation du champ via la réglementation et c’est sûrement pour cette raison que la question de l’évaluation finit par apparaître. Méthodologie de projet dans les formations d’animateurs professionnels de 1970 à aujourd’hui, ça s’impose… On pourrait remonter à la création du DECEP puis du CAPASE1 pour chercher la présence de la notion de projet dans les formations d’animateurs professionnels mais nous venons de le voir, la notion ne semble apparaître dans ce champ qu’au cours des années 1970. Aussi, je commencerai par le Diplôme d’État aux fonctions d’animateur (DEFA) dont je suis titulaire, car je sais que dans celui-ci existe une expérience d’animation pendant laquelle un « projet d’animation est réalisé ». Retour au texte, et là surprise, dans le décret de création de juin 1979, pas de mention du projet : L’expérience d’animation dure neuf mois. Les candidats doivent pour l’entreprendre, avoir obtenu préalablement une attestation de formation générale à l'animation délivrée à l’issue de la 1

DECEP : Diplôme d’État de Conseiller d’Éducation Populaire. CAPASE Certificat d’Aptitude à la Promotion d’Activités Socio Éducatives.

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formation générale. Il faut attendre un arrêté de 1988 qui indique pour le contenu de la formation accompagnant l’expérience d’animation : Une formation de deux cents heures comprenant, d’une part, un module agréé de cent vingt heures au moins de perfectionnement sur la méthodologie du projet et l’évaluation de l’action, d’autre part, une formation personnalisée. On peut déjà remarquer que l’émergence de la notion de projet se fait au cours des années 1980, 1984 dans les centres de loisirs et 1988, ici, dans les formations de professionnels. Ceci veut dire que notre regard doit se déplacer vers cette période pour comprendre ce qui se met en place dans la société. Ce sera l’objet de la prochaine partie. Aujourd’hui, les formations d’animateurs professionnels font explicitement appel à la notion de projet au travers d’une méthodologie 1 du projet. Le DEJEPS est par exemple construit autour de deux Unités de capitalisation, l’UC 1 Concevoir un projet d’action et l’UC 2 Coordonner la mise en œuvre d’un projet d’action. Ceci se retrouve de la même façon dans le BPJEPS ou le DESJEPS2. 1980 : la notion de projet domine Boltanski et Chapiello (1999) font l’analyse des modalités de diffusion de l’esprit du capitalisme en s’appuyant sur la comparaison des manuels de management des années 1960 à 1990. Ceux-ci désignent le projet comme étant la notion qui marque le passage entre ces deux époques. Une analyse des corpus de documents qui apparaissent, à partir de la base de données Gallica-BnF, à l’item « projet », montre que ce terme se développe au cours des années 1970 et, confirme, en cela, le propos des deux auteurs. Déjà, on voit un léger décalage dans le temps entre l’apparition de la notion en général et, plus particulièrement, dans le champ de l’animation socioculturelle. En cela, il est difficile de suivre les auteurs qui semblent porter une critique radicale aux travailleurs sociaux de faire usage du projet. Une autre hypothèse me paraît devoir être explorée. Elle porte sur l’idée d’un cadre qui s’impose progressivement de l’extérieur. Plusieurs indices vont dans ce sens. Le premier est l’idée 1

DEJEPS : Diplôme d’État Jeunesse Éducation Populaire Sport. DESJEPS : Diplôme d’État Supérieur Jeunesse Éducation Populaire Sport. BPJEPS : Brevet d’État Jeunesse Éducation Populaire Sport. 2

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que les formations d’animateurs professionnels sont imposées par l’État. La deuxième idée touche aux rapports entre l’État et la société civile. La contractualisation sur la base de projets vient progressivement remplacer l’idée de cogestion.

La domination de cette notion dans le champ de l’animation socioculturelle semble être le résultat d’un travail d’imposition qui aurait réussi. Cependant, il semble contestable de penser que cette démarche méthodologique soit la seule possible. Quelques zones d’ombre de l’approche par projet sont à pointer.

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Approche critique de la notion de projet Pour cette partie, je vais m’appuyer en premier sur un texte que doivent remplir des cadres de l’animation socioculturelle. Ce document permet la validation du projet de centre qui sert aux centres sociaux à contractualiser tous les trois ans avec la Caisse d’allocations familiales (CAF)1. Le deuxième axe est l’émergence de pratiques spécifiques en certains endroits du champ de l’animation socioculturelle à l’occasion du

développement de la politique de la ville et qui se traduisent par la création de projets qui apparaissent, avec du recul, l’objet de débats2. Ce qui se glisse sous le tapis du projet Pour montrer les limites de l’approche par projet, je vais m’intéresser à ce qui se glisse dans la matrice du projet à savoir les grilles de lecture 3 induites par les commanditaires . La CAF propose une analyse par l’espace géographique d’intervention des centres sociaux (Zone de Vie Sociale). Dans la plupart des cas, cette grille amène à une lecture par les frontières définies par la ZVS. De ce fait, il manque la possibilité de trouver à l’extérieur du territoire des leviers pour agir sur les phénomènes d’exclusion. Souvent, il est fait référence à des actions pour faire sortir les habitants de cet espace géographique, cependant cela ne dépasse pas l’intention de créer une mobilité des individus qui en seraient dépourvus. Une autre approche est possible en interrogeant l’accès des habitants de ces quartiers aux pratiques de droit commun développées à l’échelle de la ville. Combien de ces habitants sont abonnés à la saison culturelle, fréquentent la bibliothèque, vont à la piscine… ce sont des questions qui pourraient ouvrir une approche de lutte contre les discriminations. 1

Cette partie s’appuie sur une étude menée pour le compte de l’Acsé sur le rôle des centres sociaux dans la lutte contre les discriminations. 2 Cette partie s’appuie sur deux actions que j’ai menées : une mission d’accompagnement de l’équipe CUCS de la ville de Marseille sur l’évolution de la politique de la ville ; une formation sur l’accueil des pré-adolescents dans le plan national de formation du Ministère de la jeunesse et des sports. 3 Pour la question des relations entre centres sociaux et financeurs plus largement ainsi que la multiplication des projets, voir Bresson (2001).

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L’analyse porterait alors sur les codes de fonctionnement de ces lieux et leurs effets pour rejeter certains publics (règlement intérieur, système d’inscription…). Mais l’analyse pourrait aussi se tourner sur les appréhensions des publics à franchir les seuils de ces lieux. L’usage des frontières entraîne d’autres effets : les auteurs des projets de centre tentent d’objectiver les effets des transformations parfois constatées à l’échelle de la ZVS (augmentation d’une population par rapport à une autre par exemple). Dans certains cas, il apparaît des difficultés avec un groupe social spécifique qui vont produire des pratiques ou des attitudes de rejet. Ce sont là des occasions d’agir comme institution pour la lutte contre les discriminations (LCD). Or, nous n’observons pas de répercussions dans les écrits. On touche là à un problème structurel puisque les centres sociaux s’appuient sur la participation des habitants : comment intégrer les nouveaux venus et comment tenir compte des difficultés qu’ils rencontrent avec les « déjà présents » dans le centre social ? Comment articuler approche en appui sur les habitants adhérents et approche par la LCD ? Centre Social n°1 La population nouvelle qui s’installe est plutôt composée de familles d’origine étrangère. Nombre d’entre eux sont des demandeurs d’emplois et des bénéficiaires du RMI. Les natifs du quartier, plutôt âgés ont beaucoup de mal à s’adapter à cette nouvelle population et en particulier à sa jeunesse, voir les tensions régulières sur la rue (…), qui jouxte le collège (…) lieu de rassemblement de jeunes. De réels problèmes de « cohabitation' » et d’acceptation des différences sont au cœur des difficultés vécues ces dernières années.

Centre Social n° 9 En ce qui concerne les populations immigrées, il existe un contraste important entre ce territoire et le reste des territoires (…). L’ancien projet social faisait état de la présence de 2% de personnes étrangères. Ce constat semble inchangé. Toujours dans le même registre, il est à noter l’arrivée de façon périodique de populations Roms et l’apparition de squats. Les réactions vives de la population ont pour conséquences l’action rapide des pouvoirs publics et la fermeture des sites occupés par ces populations.

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Si la réaction est efficace dans la gestion immédiate de la situation, elle ne saurait empêcher la répétition de ce scénario. Il est important de signaler que l’arrivée de cette population est souvent accompagnée d’une xénophobie renforcée par le colportage de rumeurs infondées incriminant cette communauté.

Il est à noter que la grille proposée par la CAF, pour produire le projet social, utilise le critère suivant : « Phénomènes migratoires : immigration, mouvements de population internes à la ZVS et à l’arrondissement ». Ceci appelle un commentaire. En première lecture, les phénomènes migratoires apparaissent comme une donnée du diagnostic de territoire. S’agit-il de penser que l’immigration serait un problème spécifique à prendre en compte dans l’action du centre social ? On peut le supposer à la lecture des réponses à ce point. Il semble que se produit ici un amalgame discutable entre immigration et problème. Peuton sincèrement penser que la population immigrée ne contient que des personnes à problème ou ayant des problèmes ? En toute logique, certains auteurs des projets sociaux qualifient cette population par le nombre de chômeurs ou de Rmistes qu’elle contient rendant ainsi vraie la logique immigré = problème… On peut alors comprendre comment l’arrivée d’une population étrangère dans une ZVS induit des transformations dans l’action d’un centre social. Ainsi, j’ai trouvé un exemple intéressant de l’impact de l’arrivée d’une population étrangère dans un espace géographique sur le contenu d’un projet social. Nous avons la chance d’avoir dans ce cas deux projets se suivant qui permettent de voir le type de dynamique locale au sein du projet. Dans le premier, la population est présentée comme très liée au centre du fait d’une fréquentation ancienne. L'équipe s’appuie sur cette réalité en développant une logique de participation des habitants à la définition de la vie du centre. Dans le deuxième cas, les tensions entre populations anciennes et nouvelles fait apparaître un changement dans le travail des acteurs du centre qui se traduit par une technicisation de l’intervention et des inquiétudes sur la sécurité des personnels. Nous avons été frappés par l’absence de corrélation effectuée par les auteurs du projet social entre ces changements au sein du quartier et dans le travail des personnels.

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Cet exemple, à l’image des éléments présentés dans l’encadré précédent, n'ouvre pas directement sur la question de la lutte contre les discriminations au sens de pratiques discriminatoires mais suggère la présence de fortes représentations de l’Autre qui peuvent induire à terme l’émergence de pratiques fondées sur la différence, par exemple, une réclamation à plus de sécurité, ou bien, une tendance à essentialiser ces questions. Nous retrouvons ici les analyses de Castel (2003) sur la cristallisation de l’insécurité sociale qui renvoient aux conditions de vie, avec l’insécurité physique. La forte augmentation de la première pouvant se combiner avec la deuxième entraînant une demande de sécurité sur le plan physique là où se dégrade l’environnement socio-économique. Cet aspect est mis en saillance dans le deuxième projet social (éléments en gras). Ceci permet de montrer que les changements dans un quartier peuvent venir transformer les modes d’intervention et les perceptions des publics. Le public de vétérans du quartier est un acteur de la vie du centre dont les compétences sont valorisées. Dans le second cas, de nombreux passages supposent la présence d’un public en déficit de citoyenneté qui doit apprendre les règles. Ce changement en même temps qu’apparaît une population étrangère (au quartier et au pays) montre l’intérêt de travailler avec les équipes à l’analyse des problématiques en jeu pour aider à la prise de distance. Centre Social n°1 projet 2001-2004 La population de (…) sait faire remonter ses besoins, ses difficultés et ses aspirations que ce soit par l’intermédiaire des associations dynamiques, vite repérées et largement bien implantées (…) ou par la sollicitation directe des intervenants professionnels (travailleurs sociaux, les écoles, le centre social…) ; les bénévoles du centre, ou les « vétérans » associatifs se font porte-parole de cette demande.

En conclusion, l’auteur du projet social alerte sur les évolutions que vit le quartier. Il a longuement été question dans le chapitre « diagnostic du territoire » des difficultés actuelles présentes dans ce quartier de (…) et qui auparavant avaient été peu prises en compte par les pouvoirs publics.

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La situation économique ne laisse pas imaginer un inversement de la tendance actuelle, en particulier concernant l’emploi ; on peut envisager de manière réaliste un accroissement important de la paupérisation et par là même l’augmentation du volume du traitement social d’une partie de plus en plus forte de l’ensemble des habitants. Notre rôle est d’alerter les autorités locales et sociales sur l’urgence à mettre en place un véritable plan d’action pour essayer d’enrayer le processus déjà bien installé… Il est encore temps d’agir dans le domaine de la prévention, sans attendre que la dégradation ne s’accélère. Plus que jamais, notre centre social doit continuer à jouer un rôle déterminant dans le lien entre les différentes composantes et générations de la population, favorisant ainsi le recul des conflits.

Centre Social n° 1 projet 2005-2008 Outre la question de l’accueil du public, se pose le problème de la sécurité du personnel et des intervenants qui se trouvent isolés du reste de l’équipement dans un bâtiment entièrement ouvert sur la rue. ENFANTS Les loisirs, l’apprentissage de la vie en collectivité, l’accompagnement à la scolarité permettent de favoriser le respect d’autrui. Critère d’évaluation : respect des règles de vie. Accompagnement à la scolarité, critères d’évaluation : implication des familles dans l’action et le suivi de leurs enfants. JEUNES favoriser et développer les actions citoyennes, l’intégration au travers d’actions ou d’activités de loisirs. Critères d’évaluation : respect des personnes et des consignes. FAMILLES Développer des actions en direction des publics les plus en difficulté. Critères d’évaluation : assiduité, ponctualité et régularité. Une attention sera portée sur la formation et la mise en débat de grands thèmes de société, le temps libre, le cadre de vie, le vivre ensemble et le vivre responsable pour bâtir la citoyenneté de demain. Toutes les actions menées permettent de favoriser l’intégration et le développement d’un esprit citoyen. CONCLUSION aider le quartier à retrouver un dynamisme en accord avec son aspect villageois et sa couleur populaire et favoriser l’acceptation mutuelle des différentes catégories de populations qui le composent.

La cristallisation de l’action autour des questions d’intégration sociale c’est-à-dire de respect des règles sociales, indique, compte tenu de l’amalgame possible entre immigrés et problèmes, une demande portée sur cette population nouvellement arrivée la rendant responsable de l’insécurité ressentie.

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Il y a là un cheminement possible de la pensée qui pose problème et qui met en lumière une manière de construire les conditions de pratiques discriminatoires (soit en raison de l’apparence, s’il s’agit de personnes de couleurs, soit de l’appartenance vraie ou supposée à une race). On aurait alors une chaîne partant de l’exigence d’utiliser des critères potentiellement discriminatoires, inscrits dans les catégories et les cases à remplir du projet, jusqu’à la production d’actions essentialisant des individus à leur condition d’immigré. Quand le projet ne voit pas ce qu’il fait de spécifique La constitution d’une politique de la ville peut se lire comme celle d’une politique spécifique pour des publics spécifiques, cristallisant progressivement des pratiques autour de ces publics et laissant à la marge celles qui produisent leur assignation à des rôles et des statuts particuliers. Au travers des dispositifs destinés aux jeunes, nous verrons ainsi apparaître de multiples initiatives qui sont aujourd’hui interrogées. C’est à partir des rodéos de voitures dans la banlieue lyonnaise, juste après l’arrivée de la gauche au pouvoir au début des années 1980, que vont naître les Opérations-prévention-été (OPE) premières d’une longue liste d’actions en faveur des jeunes des cités basées sur une logique de contractualisation avec les acteurs sociaux, c’est-à-dire une logique de projet. Il s’agit alors de faire sortir des grands ensembles une jeunesse en proie au désœuvrement. L’analyse sur le temps long de cette politique montre la mobilisation de plusieurs leviers qui posent problème quant à une prise en compte des discriminations vécues par ce public, tout en créant une boîte à outil de pratiques innovantes. En premier, les OPE offrent des opportunités de départ en vacances à un public qui semble ne pas y accéder. Une logique de moyens et de ciblage des jeunes éloignés de vacances hors de leur quartier est mise en place. Alors que le nombre de mineurs partant en vacances est en train de chuter, les années 1980 voient les courbes s’infléchir positivement (Bataille, Levitre, 2010) : certains séjours OPE sont alors déclarés comme centre de vacances. Mais pas tous.

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En raison du public, de nombreux opérateurs organisent des séjours dans des conditions dérogatoires et les pouvoirs publics acceptent cet état de fait, tout en cherchant à l’encadrer, pour permettre, in fine, le plus de départs possibles. La question de l’accueil dans le droit commun n’apparaît pas centrale. En deuxième, les opérateurs vont se heurter à des difficultés lors de la recherche de campings en mesure d’accueillir ces groupes de jeunes. Fort de ce constat, certaines directions départementales de la Jeunesse et des Sports vont développer une offre spécifique : les Point d’accueil jeunes (PAJ), maillant un territoire, installés à proximité de commerces pour se ravitailler et d’activités attractives et encadrés par un personnel rompu à l’accueil de ce public. On peut s’interroger sur l’absence de démarche en direction des gestionnaires de camping. Troisième aspect, en lien avec les OPE, va se construire progressivement une offre de loisirs de proximité sur l’ensemble de l’année. Pour une part, il s’agit de la création d’une offre nouvelle et, pour une autre, il s’agit de répondre à l’absence d’offres dans le droit commun. C’est le cas fréquent de la création d’actions d’Animation de quartier. Lors des évolutions réglementaires apportées aux centres de loisirs, les lieux d’accueil pour les adolescents dans les grands ensembles devront s’aligner sur la réglementation des centres de loisirs enfants. Or, nombre d’entre eux se trouvent être en situation de rupture avec ce droit commun. Un modèle réglementaire spécifique sera créé : les Accueils de jeunes. Il s’agit à la fois de tenir compte des expériences positives d’encadrement de jeunes réalisées par les opérateurs qui montrent l’importance de modes de fonctionnement en adéquation avec les attentes de ce public et, à la fois, des difficultés à réformer le fonctionnement des centres de loisirs pour les adapter à un public qui ne satisfait pas de seulement acquiescer aux propositions d’activités des adultes. Dernier aspect montré par Jovelin dans divers textes (Moignard 2007 ; Jovelin, 2002 ; Prieur, Jovelin et Blanc 2006 ; Doytcheva, 2007), une logique d’embauche ethnique va se mettre en place au cours des années 1980 à partir d’une directive des affaires sociales qui vise à créer un encadrement à l’image des publics accueillis.

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Comme l’indique la circulaire [du 23 septembre 1983, n°83-29, des ministères des Affaires sociales et de la solidarité nationale] : faire accéder à une qualification professionnelle reconnue de travailleur social de jeunes adultes qui, du fait de leur origine sociale et de leur expérience individuelle, seront à même d’apporter au travail social une dimension et une efficacité nouvelle. L’auteur poursuit : Cette circulaire souligne ce que P. Lascoumes (1977) appelle les contradictions du travail social, puisque l’objectif était de récupérer des agents ayant une certaine notoriété dans leurs quartiers et auprès de leurs pairs, pour renforcer l’efficacité des moyens d’action sociale dont la finalité voulue était d’empêcher le développement de mouvements revendicatifs avec leurs formes spécifiquement violentes chez les jeunes (…). Ce point rend compte à partir du milieu des années 1980 de l’embauche de jeunes de quartiers puis à la fin des années 1980 de celle des grands frères (AcséIscra, 2010). Au travers de ces différentes logiques se trouvent mises en tension : une volonté d’agir sur un public hors des pratiques du droit commun avec, il faut le souligner, l’invention de pratiques nouvelles et, en vis-à-vis, des pratiques classiques incapables de prendre en compte ce public. L’exemple des jeunes de cité1 est de ce point de vue prototypique. La logique de projet est dans ce cas le moyen d’agir en direction d’un public mais ce faisant elle ignore - et ceux qui en sont ses promoteurs avec - certains publics éligibles au droit commun. D’une certaine façon, la politique de la ville qui est la voie de développement de cette notion de projet, est en même temps aveugle à ce qu’elle institue de dérogations. Avec cet exemple, on peut s’interroger sur le sens d’une politique passant par le biais de missions et de projets pour dépasser la société telle qu’elle existe. Le projet entre le Charybde de la technologie et le Scylla de la technocratie Au fond, au travers de la notion de projet, je vois poindre deux écueils de l’action sociale. Le premier consiste à considérer qu’il faut pousser les 1

Le terme « jeunes de cité » est l’objet de discussion : perçu soit comme une catégorie d’analyse (Bordet) soit comme la reconnaissance d’une communauté d’expériences faite, entre autre, de discriminations (Marlière).

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acteurs sociaux dans une certaine direction et que, de ce fait, grâce à des financements adéquats et les documents nécessaires, la société finira par aller dans le bon sens. Mais lequel ? Ce que nous apprend l’analyse de l’émergence de la notion c'est qu’elle se combine avec un moment particulier de la financiarisation. Il est difficile de faire comme si au fond il ne s’agissait que de bien maîtriser une méthode, celle-ci étant, finalement, neutre quant à la question des valeurs et, par conséquent, à celle des visées politiques. La situation actuelle nous pousse, a contrario d’une simple acceptation passive d’un cadre qui irait de soi, à nous demander ce que nous faisons lorsque nous remplissons nos projets. Au début, je pensais qu’il s’agissait juste d’apprendre à parler comme les commanditaires. Aujourd’hui, j’arrive à comprendre leur langue et je ne suis pas sûr de vouloir jouer le jeu. Bibliographie Bataille, J.-M. et Levitre, A. Architecture et éducation : les colonies de vacances, Vigneux, Matrice, 2010. Bélisson P., « La formation des référentiels implicites du milieu professionnel de l’éducation populaire », In Houssaye J. Colos et centres de loisirs : institutions et pratiques pédagogiques, Vigneux, Matrice, 2010. Boltanski, L. et Chapiollo, E. Le nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard, 1999/2011. Bresson, M., « Action sociale et contrainte économique. Enquête dans les centres sociaux associatifs de la Communauté urbaine de Lille », Espaces et sociétés, n°103, 2001, p.143-164. Castel, R. L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Paris, Seuil/ La République des idées, 2003. Doytcheva, M., « Familles immigrées et travail social : entre ethnicisme et valeurs républicaines », In Crenn, C. Kotobi, L. et Gillet, J.-M. Les animateurs professionnels face à la différence ethnique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 89-90. Jovelin, E., « Le leadership ethnique dans le travail social. Choix du métier et pratiques professionnelles », Déviance et société, Volume 23, n°3, 1999, p. 291-312. 92


Jovelin, E., Le travail social face à l’intercultaralité : comprendre la différence dans les pratiques d’accompagnement social, Paris, L’Harmattan, 2002. Houssaye J., Le livre des colos. Histoire et évolution des centres de vacances pour enfants, Paris, La Documentation française, 1989. Lebon, F. Une politique de l'enfance. Du patronage au centre de loisirs. Paris, L’Harmattan, 2005. Moignard, B. « Service jeunesse et politique de proximité : vers une ethnicisation des compétences des animateurs ». In Crenn, C. Kotobi, L. et Gillet, J.-C., Les animateurs professionnels face à la différence ethnique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 169-178. Prieur, E., Jovelin, E. et Blanc, M., Travail social et immigration : interculturalité et pratiques professionnelles, Paris, L’Harmattan, 2006.

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Deuxième partie : participations et déviances Projet participatif : un projet éducatif comme les autres Aline Guérin Peut-être notre véritable destin est-il d’être éternellement en chemin… N’est sacrée en effet que la route dont on ne connaît pas le but et qu’on s’obstine néanmoins à suivre, telle notre marche en ce moment à travers l’obscurité et les dangers sans savoir ce qui nous attend. Stefan Zweig

Géographe de formation, spécialisée en développement local, je travaille depuis quinze ans exclusivement à organiser des modes de partage des projets publics avec les populations pour qui ces projets sont conçus. J’ai travaillé dans toutes sortes de domaines publics à différentes échelles (ville, département, pays). Souvent, j’ai été frappée, en expliquant comment améliorer un projet par une démarche participative, de voir, petit à petit, apparaître la démarche participative comme un projet en soi, à la façon d’une poupée gigogne. L’ambition d’inviter à participer fonctionne si elle est bien pensée, préparée, insérée dans le projet qui la porte, ni trop tôt, ou alors conçue comme un diagnostic partagé, ni trop tard, ou alors prévue pour accompagner la phase de réalisation concrète : travaux ou mise en œuvre. La démarche participative est une étape d’ouverture : elle permet de clarifier le projet vis-à-vis du public et quelques fois aussi de l’équipe conceptrice, presque toujours de l’organisme dont elle est membre. Exposer les objectifs du projet, ses motifs, ses moyens, aux personnes pour qui il est conçu amène à éclairer l’univers professionnel dans lequel il s’inscrit : les contraintes, les découvertes, des exemples. Ainsi il contribue à enrichir les participants qui découvrent de nouveaux aspects du domaine public ou approfondissent leurs connaissances. Prenons un exemple. Un jardin public a vieilli, il doit être refait.

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Les élus donnent des orientations qui traduisent leur ambition politique aux responsables techniques des espaces verts : faut-il le refaire à l’identique ou en profiter pour l’améliorer ? Doit-il rester entièrement ouvert ou pouvoir être fermé à certaines heures? Quelle place pour les jeux d’enfants ? Pour les animaux ? Quel équilibre instaurer entre les cheminements et les plantations ? Les usagers et les citoyens devront-ils être associés dans la conception de la rénovation du parc ? Ces orientations sont aussi construites en bonne intelligence avec l’expertise technique du service des espaces verts. Un bassin n’est plus aux normes, il faut décider s’il faut le conserver ou le reconvertir. Mon travail est aussi de proposer autant aux élus qu’aux responsables techniques différentes possibilités pour associer les habitants aux choix, qui doivent être faits. Du diagnostic partagé à grande échelle ou confier à quelques-uns, volontaires ou tirés au sort, aux «happenings » qui mêlent diagnostic et interventions artistiques dans le parc aux heures de grandes fréquentations, en passant par les balades urbaines, les ateliers ou fabriques, ponctués à chaque grande étape par des réunions publiques de présentations des enjeux du projet et des résultats des démarches participatives : de nombreuses modalités sont possibles. Invitation à participer Le projet énonce. C’est son principal avantage : il appartient au registre de la parole, du verbal, du formulé qui explicite et, à ce titre, de la matière à discuter, une occasion de participer. Autre évidence : celui qui énonce un projet… se projette. Il est associé à une façon de penser l’avenir reliée, le plus souvent, à de l’action, du concret : il va se passer quelque chose de nouveau, de différent à un nouvel endroit. Du moins, c’est ce que souhaite ou prévoit celui qui porte le projet. Souhait ou affirmation, le projet est donc également promesse, pas encore réalité. En général, pour être crédible, le porteur de projet doit exposer la situation actuelle, la situation future souhaitée, in fine, et les moyens qu’il envisage de mobiliser pour passer de l’une à l’autre. Il est également de bon ton qu’il éveille le désir, qu’il ouvre sur du rêve. La démarche participative invite alors à rêver ensemble. Ainsi, le projet s’inscrit d’emblée dans une démarche de changement. Dans mon domaine, le changement concerne l’espace public. 96


Le projet a une dimension collective, la participation aussi. L’espace public, comme le temps de la participation, est en dehors de l’entre soi. Et en même temps soumis à la tension, la tentation de s’approprier l’espace et le temps de parole pour imposer ses idées, ses besoins, sa place. C’est une autre dimension éducative de la démarche participative : elle oblige à se confronter aux autres. Plus la démarche participative sera complète et aboutie, plus la confrontation sera proche de la réalité des usages, plus elle permettra de concevoir l’espace public convenant le mieux. En général, les confrontations sont créatives. Elles enrichissent la manière de voir et permettent de faire émerger de nouvelles idées. Replis visibles et invisibles Et si ce qu’on projette ne nous amenait à ne percevoir que certaines parties des situations ? Autre exemple, dans le domaine ferroviaire, Réseau ferré de France est obligé de saisir la Commission Nationale du Débat Public pour présenter un projet de ligne nouvelle au public. La CNDP nomme alors une commission spécifique : la CPDP, Commission Particulière du Débat Public, pour organiser un débat sur cette ligne nouvelle, mais elle n’a pas la possibilité d’étendre son champ d’action. Autrement dit, pendant qu’on débat de l’opportunité de construire une nouvelle ligne, on ne parle pas des autres projets de nouvelles lignes ni même de l’ensemble du système ferroviaire qui n’est pas le sujet du débat ! Mais comment juger de l’opportunité d’une ligne sans considérer l’ensemble des nouvelles lignes à programmer ? Sans prendre en compte l’état général du réseau et des déplacements en France ? Pourtant, le projet ouvre sur les possibles, il est œuvre d’anticipation. La participation institutionnelle sollicitée peut être incluse dans le projet lui-même dans certains cas pour le conformer à la législation lorsque sa réalisation aura un impact sur l’environnement.

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Le principe participatif est alors inscrit dans un cadre juridique : celui de la convention dite d’Aarhus1, qui dispose que le citoyen soit associé à toutes ses étapes, y compris lorsque différentes hypothèses sont encore possibles pour sa conception et sa réalisation. Cette législation est censée assurer une protection de l’environnement alors que la popularité de la défense de l’environnement divise en France. Les associations de défense de l’environnement sont attentives face à la mise en œuvre des dispositions règlementaires. Souvent, les usagers ne comprennent pas qu’on protège des espèces invisibles avant de prendre soin des personnes. Ils s’interrogent sur un dossier où le maître d’ouvrage fait la part belle à la défense des espèces et des sites protégés ne mentionnant qu’épisodiquement l’agriculture, les habitations, les villes et les villages. Ces préoccupations sont néanmoins présentes dans les projets mais n’y figurent pas explicitement comme les protections environnementales : les unes sont légales, les autres sont techniques, évidentes. Un projet bien conçu évite villes, villages, zones denses autant que possible. La contradiction, classique, entre les intérêts individuels des propriétés privées et l’intérêt collectif du projet est maîtrisée, à défaut d’être explicite. Participation : à quelles fins ? Certains projets sont conçus d’emblée avec un volet participatif même si aucune législation ne le prescrit. Ce sont principalement les projets portés par un pouvoir élu motivé autant par l’efficacité du projet que par les moyens et les choix à faire pour le concevoir et le réaliser. On pourra facilement objecter son intérêt, ce faisant, à favoriser une réélection… Ce qui importe c’est la conduite du processus participatif. Beaucoup d’erreurs ont été commises où des intentions sincères se heurtaient à des réalisations douteuses : moyens alloués insuffisants, investissement des usagers non pris en compte, peu valorisé : un maire peut solliciter une 1

Toute personne a le droit d’être informée, de s’impliquer dans les décisions et d’exercer des recours en matière d’environnement. Convention adoptée le 26 juin 1998 par la Commission économique pour l’Europe des Nations Unies. La convention est entrée en vigueur le 30 octobre 2001 (www.toutsurlenvironnement.fr).

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démarche participative sans pour autant prendre en considération l’avis des participants dès lors qu’il le juge contradictoire avec son point de vue ou celui d’une partie de ses administrés. La différence porte finalement sur l’écart entre une communication résolument orientée sur la participation des habitants et la participation réelle. Tester la validité du projet en s’assurant que tous les intérêts ont été pris en compte notamment ceux des catégories de public ayant des besoins spécifiques comme les enfants, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap ? Finalement ce qui fait la qualité de la démarche participative proposée est le degré de coopération des usagers attendu pour un projet. Celui-ci doit être explicite dans la rédaction du projet.

La participation des habitants, un enjeu majeur de la Politique de la Ville Karim Boudeghdegh, Amélie Le Dû, Sébastien Valbon

Dès les premières mesures Habitat et Vie Sociale1 en 1977, la participation des habitants est souhaitée, il s’agit alors de les associer à la gestion de services nouveaux à titre expérimental, tels les régies de quartier, les haltes garderies, etc. Le Comité Interministériel des Villes du 30 juin 1998 a pour la première fois formalisé cette participation. En effet, il pose cet aspect comme une condition à la signature par l’État des contrats de ville 2000-2006 et évoque la participation des habitants comme étant au cœur de la Politique de la Ville : « Il convient d’organiser les démarches permettant aux habitants de se prononcer, en amont de l’élaboration des projets, sur les priorités des programmes d’actions qui concernent le cadre de leur vie quotidienne. Il est également nécessaire de les associer à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation en continu des actions qui seront décidées par les partenaires 1

La procédure Habitat et Vie Sociale (HVS) est instituée en 1977 lors du lancement du premier « plan banlieue » par Jacques Barrot, ministre du Logement.

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du contrat de ville ». Les contrats de ville deviendront en 2007, les Contrats Urbains de Cohésion Sociale, plus connus sous l’acronyme de CUCS. Par ailleurs, depuis 1983, des lois successives ont mis en place des organes pour améliorer l’information et la participation des habitants. Ainsi dans les domaines de l’urbanisme et de l’aménagement, des enquêtes publiques sur les opérations d’urbanisme se chargent de fixer une concertation avec les habitants dès la conception d’une opération d’aménagement. La loi du 6 février 1992 « d’orientation relative à l’administration territoriale » permet de créer des comités consultatifs pour tous les projets ou toutes les questions intéressant les services publics ou les équipements de proximité. Enfin, la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité institue les conseils de quartier. Ainsi, il existe de nombreuses possibilités pour créer des cadres de concertation ou de participation des habitants. Et elles sont parfois rendues obligatoires pour les communes. La prise en compte de la participation des habitants est cependant plus modeste dans le cadre de la mise en place des CUCS. Les circulaires relatives à ces derniers ne mentionnent pas de temps de travail ou de débat avec les habitants. Le guide méthodologique des CUCS fait pourtant référence à la concertation des habitants en tant qu’élément fort de la préparation de la nouvelle contractualisation. Mais compte tenu des contraintes de temps, cette concertation n'a pas été organisée sur de nombreux sites. La citoyenneté y apparaît comme une priorité de l’État, mais le terme est entendu dans un sens plus restreint (droits et devoirs des citoyens) et associé à la prévention de la délinquance. Nous assistons donc à un paradoxe, d’une part une injonction omniprésente de la participation des habitants dans le cadre de la Politique de la Ville et d’autre part, très peu ou pas du tout de prise en compte de cette parole dans l’instruction des CUCS réalisés par les communes. Ces dernières se sont emparées de ce dispositif pour renforcer leur politique locale en direction des foyers présumés de démocratie active que sont les associations, ce qui n’est pas sans avoir eu des répercussions sur l’identité de celles-ci. Nous le verrons à travers une étude de cas portant sur un centre social situé à Nanterre, une ville de l’ouest parisien. 100


Pour débuter cette réflexion, revenons au contexte général de montée en puissance des collectivités territoriales. Les municipalités, pilote local des politiques publiques impulsées par l’État André Chambon insiste dans son ouvrage, Associations et territoires éducatifs1, sur la dimension citoyenne qui a impulsé le processus de décentralisation. Le but de ces lois était de rapprocher les citoyens du politique. Ces dispositions législatives introduisaient un objectif de mobilisation des « forces vives » présentes localement qui ne demandaient qu’à émerger. Cette délocalisation donne donc plus de pouvoir et d’autonomie au local. Elle a fortement bénéficié aux élus des communes ou des regroupements de communes qui ont vu leurs compétences considérablement augmenter. En effet, lors de la décentralisation qui a réellement commencé par les lois Defferre de 1982 et 19832, l’État a réalisé un transfert de certaines compétences aux collectivités locales ainsi qu’à certains établissements publics comme la Caisse d’Allocations Familiales (CAF). Cette restructuration des rapports entre institutions politiques a permis de rapprocher le processus de décision des citoyens (élections au suffrage universel direct des représentants des collectivités locales). En définitif, le réaménagement des pouvoirs à l’échelle nationale a favorisé la démocratie de proximité. L’acte II de la décentralisation rédigé sous le gouvernement Raffarin en 2004 requalifie quelques points : « mieux partager les pouvoirs, responsabiliser les élus, adapter la gestion des budgets aux besoins locaux, rapprocher la décision du citoyen3. » C’est dans ce contexte de montée en puissance des collectivités locales et des élus locaux que la Politique de la Ville a créé en 2007, les Contrats Urbains de Cohésions Sociales. Les CUCS qui succèdent aux contrats de ville permettent de 1

Chambon A., Associations et territoires éducatifs : l’exemple de six fédérations de la ligue de l’enseignement : Aube, Calvados, Corrèze, Gironde, Val d’Oise, Paris, l’Harmattan, 2009. 2 Loi n°82-213 du 2 mars 1982 ; Loi n°83-8 du 7 janvier 1983 ; Loi n°83-663 du 22 juillet 1983. 3 Loi n°2004-809 du 13 août 2004.

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cadrer les projets de territoire développés au bénéfice des quartiers en difficulté. Comme son nom l’indique, il s’agit d’un contrat qui est signé par différents acteurs : l’État, les collectivités territoriales ainsi que leurs divers partenaires (associations locales). Les actions mises en œuvre sont centrées sur l’amélioration de la vie quotidienne des habitants. Ce dispositif dépend de l’initiative du maire ou du président de l’Établissement Public à caractère Industriel ou Commercial (EPIC) ou encore du préfet du département. Dans un premier temps, les CUCS ont été agréés pour une durée de trois ans. Aujourd’hui, ces contrats ont été prolongés jusqu’au 31 décembre 2014, bénéficiant d’une année supplémentaire. Les CUCS prennent en compte à la fois les politiques structurelles développées par les collectivités locales et les actions spécifiques conduites au sein même de ces quartiers via les associations. Des conventions assurent la cohérence de l’ensemble des dispositifs existant sur le territoire quelle que soit leur échelle d’intervention. Pour certains auteurs comme Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu, ces transformations représentent le désengagement de l’État central et ne sont pas sans conséquence pour les associations1. Tout d’abord, avec la loi de décentralisation des années 1980, les relations se sont territorialisées. On assiste à une multiplication des interlocuteurs publics et des dispositifs de financement. La notion de partenariat apparaît à cette époque2 et se définit par un accord formel entre deux ou plusieurs parties qui ont convenu de travailler en coopération dans la poursuite d’objectifs communs. Les associations ont su dans un premier temps tirer profit de ces changements et elles ont pu négocier assez facilement avec les différents échelons administratifs3. L’étanchéité des différentes collectivités territoriales leur permet de créer et de mettre en place des actions transversales afin de mieux répondre aux besoins spécifiques du territoire. Elles ont su aussi s’adapter à cette nouvelle complexité notamment politique. Mais l’adoption de nouvelles politiques sociales 1

Laville J-L., Sainsaulieu R., Sociologie de l’association, des organisations à l’épreuve du changement, Paris, Desclée de Brouwer, 1997. 2 Glasman D., L’école hors l’école ; Soutien scolaire et quartier, Paris, ESF, 1992. 3 Chambon A., Associations et territoires éducatifs, Paris, L’Harmattan, 2009.

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transversales a cependant conduit à un glissement des modes de financements structurels vers des financements par projet. Les subventions sont dorénavant accordées par conventionnement sur des objectifs prédéfinis. Les associations sont alors davantage financées dans le cadre d’appels à projets, plutôt que pour les projets qui leur sont propres1. Les administrations adoptent, quant à elles, une politique « discrétionnaire » en favorisant certaines d’entres elles au détriment des autres2. Jacques Palard dénonce ce fait. Pour cet auteur, la décentralisation perturbe le jeu des acteurs et oblige les associations à justifier leur gestion auprès des pouvoirs locaux3. La mise en place de la LOLF, loi organique relative aux lois de finances promulguée le 1er août 2001, durcit cet état de fait. Le gouvernement organise dorénavant son action par politique publique déclinée en objectifs à atteindre, avec des moyens alloués dans une logique de mutualisation interministérielle. Cette réforme responsabilise davantage les gestionnaires publics qui doivent définir, chacun à leur niveau, les objectifs, les stratégies et les indicateurs de performance. Ils disposent d'une plus grande liberté dans la gestion des moyens alloués en contrepartie d'un engagement sur des objectifs de performance. Cette loi rationalise les dépenses publiques, les actions devant être présentées ainsi que leur coût. L’objectif poursuivi par le projet doit être annoncé. Désormais, il est primordial de pouvoir mesurer les résultats obtenus par l’utilisation d’indicateurs précis dont le choix a été justifié au préalable. La LOLF est complétée par la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), lancée le 10 Juillet 2007. La RGPP a été mise en place pour trois objectifs précis. Tout d’abord, faire que les administrations s’adaptent et optimisent la prise en compte des besoins des usagers. Puis, l’État désire valoriser le travail des fonctionnaires. Enfin, dans le même mouvement, il réduit les dépenses publiques afin de revenir à l’équilibre budgétaire. La RGPP s’impose à tous les opérateurs du service public ainsi qu’aux associations 1

Merlet J-F., Le financement public des associations, Lyon, Juris service, 2001. Merlet J-F., Le financement public des associations, Lyon, Juris service, 2001. 3 Palard J., «Les fédérations de mouvement de jeunesse et d’éducation populaire face à la décentralisation », Le cahier de l’animation, n°61-62, 1997, pp 259256. 2

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subventionnées. Dorénavant, ces dernières ont pour obligation de rendre compte de leurs gestions afin d’expliquer les éventuels écarts entre prévision et réalisation1. Ces différentes réformes pèsent sur les associations car les administrations qui allouent des financements sont plus rigoureuses dans leurs octrois mais aussi dans leur évaluation. Par conséquent, l’objectif fixé doit être atteint par ces acteurs dans une vision unilatérale des collectivités qui ne prend pas en compte le territoire ni les relations qu’entretiennent les différents acteurs sur ce dernier. Le cas du centre social et culturel les Acacias situé à Nanterre La ville de Nanterre a une position particulière en région parisienne, elle est à la fois le siège de la préfecture des Hauts de Seine, celui du Conseil général et une ville universitaire importante. Aux portes de Paris, Nanterre se trouve entre l’ouest de la région Ile-de-France et le quartier des affaires de la Défense. En 2010, elle comptait plus de 90 000 habitants et un tissu associatif dense avec plus de 700 structures enregistrées. Cette commune connaît une grande diversité économique (des petites entreprises aux grandes compagnies de la Défense) avec ses 78 000 salariés. La mixité sociale est aussi un élément important de son identité. Sa population est concentrée à 45% dans les Zones Urbaines Sensibles (ZUS), en 2006. 34% des ménages de Nanterre n’étaient pas imposables. Le parc de logements sociaux représente plus de 55,9% des logements de la commune2. Nanterre est caractérisée par un dynamisme local lié à la forte présence d’associations et à la volonté de la municipalité de développer les initiatives citoyennes. L’histoire du mouvement associatif de cette ville est un élément clé pour comprendre la longévité d’un conseil municipal orienté à gauche, mais aussi le dynamisme du mouvement associatif actuel. Avant 1935 (élection du maire communiste Raymond Barbet), les associations se sont longtemps mobilisées pour défendre les intérêts des quartiers naissants en opposition à un centre-ville qui ne reconnaissait pas leurs aspirations. Les organismes régis par la loi de 1901 se sont longtemps battus pour pouvoir ouvrir des écoles dans les quartiers. « Ce sont les quartiers qui ont pris le 1 2

http://www.education.gouv.fr/pid23-cid31/la-lolf-est-que-est.html. INSEE, 2006.

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pouvoir sur le centre-ville en 1935 qui ne faisait rien pour eux, ni n’en avait l’écoute1 ». Le Chemin de l’Ile est l’un de ces quartiers situés à la périphérie du centre-ville dont la première école a été livrée à la fin des années 19302. Ce quartier propose aujourd’hui un tissu urbain diversifié avec à l’ouest, une zone d’activités de 130 hectares et à l’est, une zone d’habitat d’immeubles et de pavillons. Cette zone d’habitat, composée de logements sociaux et de logements privés, a induit une mixité sociale par le biais d’une diversité des catégories sociales mais le quartier est classé Zone urbaine sensible de par les caractéristiques suivantes : l’importance du nombre de jeunes en échec scolaire, au chômage et en dehors des dispositifs d’insertion. Une fracture s’est opérée entre les populations (notamment les jeunes mais aussi des populations spécifiques tels les résidents du foyer ADOMA (auparavant SONACOTRA, plus de 500 résidents pour la plupart très âgés)) et les institutions. Le CUCS subventionne trois associations du quartier : Cerise, le centre social les Acacias et le Baobab. Les actions développées par ces structures ont été retenues car elles visaient à réduire de façon significative les inégalités entre les individus et les écarts de territoires. Attardons-nous sur l’une d’entre elles : le centre social et culturel les Acacias ; la plus importante, tant par ses domaines d’intervention que par le budget qui lui est alloué. Tout d’abord, l’analyse du budget de 2010 de cette structure montre que le CUCS participe à plus de 40% du budget global. De plus, la municipalité accorde une subvention annuelle de l’ordre de 67 000 euros, en complément de celle octroyée par la caisse d’allocation familiale. L’analyse pluriannuelle, depuis 2005, des budgets successifs apporte un éclairage supplémentaire. Les périodes de déficit ou d’excédent correspondent aux années de vacances du poste de directeur ou à la présence de ce dernier. L’absence de directeur sur cette structure associative peut être comprise comme une variable d’ajustement qui a permis au centre social de présenter jusqu’alors des budgets équilibrés. Il faut remarquer que cinq directeurs se sont succédés depuis 2005, année de création du centre social. Par ailleurs, la masse salariale représente 1

Propos tiré d’un entretien avec Evelyne Aymard de la Société d’Histoire de Nanterre. 2 L’école Voltaire a été inaugurée à la fin des années 1930.

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environ 60% du budget total, huit équivalents temps plein, ce qui sousentend une marge de manœuvre limitée concernant les actions développées. Mais il ne s’agit pas des seuls éléments de fragilité de la structuration financière et salariale de cet organisme : en effet deux salariés devraient à moyen terme prétendre à un départ en retraite. Les financements issus du CUCS sont accordés chaque année et la pérennisation de ce dispositif n’est assurée que jusqu’à la fin 2014. La marge de manœuvre financière du centre social est donc réduite et sa viabilité n’est pas assurée. Revenons-en à la situation institutionnelle qui a permis au quartier du Chemin de l’Ile de se doter d’un centre social. À l’origine, une association, préexistait, le Club des Acacias créé par des jeunes habitants du quartier en 1977. En 2005, la municipalité diffuse un appel d’offre à la suite duquel un conventionnement est proposé à l’association afin de devenir centre social. H. Mouchard-Zay a réalisé une typologie des relations qu’entretiennent les associations avec les collectivités territoriales. Cette typologie s’applique parfaitement à la situation de cette association d’habitants. « Les premières (associations) ont souvent contractualisé. Il arrive ainsi que peu à peu, elles entrent dans un processus d’institutionnalisation qui les éloigne insensiblement de la population… le problème c’est qu’elles ne s’en rendent pas toujours compte, ni les pouvoirs publics qui continuent en toute bonne foi à les considérer comme des interlocuteurs privilégiés, en tant que porte parole de la population, alors que celle-ci se trouve dans des associations plus jeunes…1 ». Les tentatives « de réparations » s’appuyant notamment sur les CUCS ont donc des effets pervers ; les associations sont peu à peu chargées d’une mission d’intérêt général qui est à mettre en relation avec un processus d’institutionnalisation croissant dû à une dépendance financière. Cette situation se complexifie quand le service public municipal se désengage localement. Le service municipal de la jeunesse a pris la décision de cesser le dispositif d’aide aux devoirs mis en place par l’antenne jeunesse locale2. Ce service municipal a transmis de fait cette 1

Mouchard-Zay H., Mutations territoriales et éducation ; De la forme scolaire vers la forme éducative ?, Paris, ESF, 2010. 2 L’action dont il est question touchait une trentaine de jeunes et la décision a été prise en octobre 2010.

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responsabilité aux associations du quartier sans pour autant s’assurer que ces dernières pouvaient accueillir les jeunes participant à ce dispositif. Cette décision précipitée, due à une réorganisation interne du service municipal jeunesse, a provoqué une désertion de l’antenne jeunesse et une baisse des inscriptions aux dispositifs périscolaires d’aide aux devoirs sur le quartier. Les associations conventionnées qui devaient devenir les partenaires privilégiés des acteurs publics en développant des actions de complémentarité deviennent peu à peu des prestataires de ces derniers. Alors que dans le même temps, elles perdent leur légitimité locale avec une crise de participation des bénévoles. L’association Cerise, pour exemple, est composée essentiellement de bénévoles et de salariés précaires en emplois civiques. Elle manque de moyens humains notamment dans le pilotage de ses actions. Les financements insuffisants et non pérennes la maintiennent dans une instabilité qui lui interdit toute action durable. La question des cadres associatifs est alors essentielle, surtout quand les associations ont bénéficié de subventionnements des CUCS, qui nécessitent un pilotage technique important. L’appel d’offres complété par un cahier des charges précise les conditions à respecter. Le niveau de l’ingénierie à mettre en place est défini. L’organisation pédagogique est délimitée ainsi que l’évaluation. Les associations par leur statut privé ne subissent pas plus d’injonctions des pouvoirs publics mais il faut remarquer que malgré tout, elles sont soumises aux mêmes règles que les organismes publics. Toutefois, leur situation face à la commande publique est particulière du fait de leur dépendance financière et pédagogique. En outre, les associations se positionnent en complémentarité à des acteurs publics : Éducation nationale, service jeunesse, équipe de réussite éducative et, donc, à des programmes initiés par la puissance publique qui les obligent à s’adapter en permanence aux évolutions de ces derniers. Leur situation est alors paradoxale. D’un côté, elles reconnaissent la légitimité du commanditaire à savoir ses exigences en termes de recherche de qualité. D’un autre côté, elles ne peuvent, à court et à moyen terme, souscrire à l’intégralité des obligations contenues dans ce qui apparaît être un cahier des charges. Enfin, les exigences de professionnalisation du secteur associatif participent à une mise en concurrence des agents entre eux sans que les appels d’offres prennent en compte la complémentarité des acteurs. 107


Pour exemple, il est possible qu’une action soit portée par un ensemble d’acteurs mais un seul d’entre eux devra répondre à l’appel d’offres. Il devra remplir, alors, le rôle de coordinateur y compris pour la redistribution financière de la subvention allouée. Une dernière remarque est nécessaire, celle-ci permettra d’interroger la pertinence de l’application du CUCS à l’échelle administrative que constitue le quartier. Puisque le quartier n’est nullement distinct du reste de la ville voire de l’agglomération, il est dépendant et influencé par les dynamiques qui touchent ces ensembles plus larges. La mixité urbaine et sociale recherchée ne peut donc être atteinte par la mise en place de politiques se limitant aux seules frontières d’un territoire en l’occurrence le quartier. Suite aux élections municipales de 2008, les élus de la nouvelle majorité ont décidé de modifier les limites administratives infra communales afin de pouvoir proposer un plus grand nombre de conseils de quartier. Ainsi ces derniers sont passés de huit à dix. Le quartier du Chemin de l’Ile voit de ce fait sa limite sud-est évoluer. Celle-ci se resserre sur l’avenue de la République, à partir de la gare RER, pour permettre au secteur Rouget de Lisle (livraison de 347 logements en 2009, dont une part importante des habitants relève de la classe moyenne1) d’être inclus dans le nouveau quartier République, lequel s’étend désormais sur son côté est. Le quartier se voit ainsi renforcé dans sa légitimité à pouvoir répondre aux critères sociaux et aux caractéristiques sociales posés par les CUCS. Mais le risque est grand pour ce quartier, à l’égard de sa mixité sociale croissante qu’il ne soit plus considéré, à terme, comme répondant aux critères qui définissent une Zone Urbaine Sensible. En effet, un ensemble d’habitations dénommé Hoche sera livré en 2015. Sur les 625 logements qui le composent, seuls 40% d’entre eux relèvent du classement « logement social ». Par ailleurs, d’autres livraisons de logements sont prévues selon le même principe de répartition : le projet « Cœur de quartier », constitué d’un parc de logements et d’un centre commercial, l’opération Komarov, composée exclusivement de logements. De fait, les associations du quartier du Chemin de l’Ile, dépendantes des financements alloués via le CUCS, voient leur pérennité liée aux 1

Données extraites du bilan 2008 réalisé par l’équipe M.O.U.S (Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale) du quartier du Chemin de l’Ile.

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évolutions urbaines que connaîtra ce territoire. L’objectif qui lie développement urbain et développement social, révèle alors son aspect le plus paradoxal. Le portrait dressé de cette situation locale est singulier mais les difficultés pointées sont partagées par de nombreux acteurs locaux sur d’autres territoires. Ainsi lors d’une des tournées des CUCS qui s’arrêtait dans l’une des communes « historiques » de la Politique de la Ville, Vaulx-en-Velin, les associations de quartier décrivent une mécanique complexe, voire incompréhensible, où les habitants disparaissent peu à peu face aux techniciens. Le texte suivant est si éloquent que nous le citons dans son intégralité : « De cette complexité naissent des délais qui peuvent amener certaines associations à attendre plus d’un an pour savoir si leur action sera effectivement financée! Or, les plus petites ne peuvent faire l’avance de trésorerie, et aucune ne peut vivre avec tant d’incertitude. Mais d’autres n’accèdent même pas à cette étape, tant les dossiers peuvent être complexes, et l’aide pour les remplir trop rare. Les associations pointent une dérive de la politique de la ville, qui repose de plus en plus sur des techniciens et de moins en moins sur les habitants et les associations. Or, pour eux, si on perd la partie « habitant », on perd l’esprit de la politique de la ville, même si les actions sont bonnes. Ils pointent, en fait, un besoin de co-construction des projets entre techniciens et habitants, et la recherche d’une confiance qui leur serait faite a priori, pour mettre plus de fluidité dans la construction d’un projet. La baisse des financements est également mise en avant, cycle infernal qui amène la politique de la ville à suppléer le droit commun, notamment des associations les plus importantes, restreignant d’autant le champ laissé à l’innovation. Pour tous ces acteurs, il est urgent de redonner une âme à la politique de la ville, en replaçant les habitants au cœur des dispositifs, depuis la décision jusqu’à la mise en œuvre 1 ». Comment corriger ? En replaçant les habitants et les associations au cœur du système, en retravaillant les rapports entre associations, habitants, collectivités et État. 1

Rencontre mise en place dans le cadre de l’Espace Projets Interassociatif le 18 octobre 2011, animé par Saïd Kebbouche avec la participation d’une quinzaine d’associations et notamment de Mme Hélène Geoffroy, conseillère générale.

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Quoiqu’il en soit, il est primordial de préserver l’identité d’une association en tant que lieu d’expérimentation de la démocratie participative. Clotilde Druelle-Korn qualifie ce type d’acteurs de corps intermédiaire par leurs missions d’intérêt général et par le but non lucratif de leurs actions. Ils sont reconnus par la loi, mais organisés sauf exception, indépendamment de l’État1. Cet auteur ajoute : « Ils répondent à un besoin puissant des hommes en société de s’unir et d’agir selon des types d’intérêt extrêmement variés. Ils traduisent ainsi les aspirations et les capacités d’auto organisation de la société. Du côté de l’État, ils sont indispensables pour l’aider à gouverner. En effet, comment décider sans consulter ? ». Ces corps intermédiaires ont donc des intérêts à faire valoir et peuvent exercer une certaine pression sur les pouvoirs publics. Cependant, comment peuvent-ils réellement exister alors qu’ils sont placés dans une double contrainte de dépendance pédagogique et financière ? Il faut en définitive requalifier les termes du contrat que propose le CUCS. Il est important de hiérarchiser les réponses faites par les associations dans le cadre de mise en concurrence émanant de ce dispositif. L’analyse marxiste définit ainsi une marchandisation. « Une marchandise est un bien ou un service réalisé dans des conditions professionnelles, qui teste sa pertinence sur un marché en concurrence avec d’autres biens ou services équivalents »2. Cette définition peut s’appliquer aux appels d’offre constituée par les CUCS, qui met en concurrence les associations concernées sans valoriser la richesse du territoire en tant que champ de relations inter associatives.

1

Citation tirée de l’article Clotilde Druelle-Korn « Diktat des corps intermédiaires » ? Le Monde, 20 mars 2012. L’auteure est Maître de conférences en histoire contemporaine économique et sociale à l’université de Limoges, elle a dirigé la publication d’un ouvrage intitulé Les corps intermédiaires économiques : entre l’État et le marché, Presses Universitaires de Limoges, 2011. 2 Marx K., Le Capital. Critique de l'économie politique, Éditions populaires, 1867, 1919, Collection Classiques en sciences sociales, Bibliothèque université du Québec, version en ligne.

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Bibliographie Chambon A., Associations et territoires éducatifs : l’exemple de six fédérations de la ligue de l’enseignement : Aube, Calvados, Corrèze, Gironde, Val d’Oise, Paris, L’Harmattan, 2009. Druelle-Korn C., Les corps intermédiaires économiques : entre l’État et le marché, Limoges, PUF, 2011. Mouchard-Zay H., Mutations territoriales et éducation ; de la forme scolaire vers la forme éducative ?, Paris, ESF, 2010.

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Projets de femmes dans l’économie sociale et solidaire Khadijat Abelchaguer, Hanane Chaabi, Aïcha Lekbaïdi, Manké Sylla

Le champ de l’économie sociale et solidaire se développe. À partir d’approches économiques, sociales, humanistes et d’un exemple concret de projet de femmes d’un quartier sensible, nous tenterons d’en définir les contours. La genèse de l’économie sociale et solidaire L’économie sociale et solidaire a des origines anciennes. Dès le Moyen Âge, il existait des formes de regroupements qui se distinguaient des associations contemporaines mais régies par un même principe de solidarité. On peut citer l’utilisation des « fours communs »1 où les habitants allaient faire cuire leurs plats dans le four du boulanger. Ce sont les ancêtres des coopératives. Par ailleurs, il existait des « sociétés taisibles » qui regroupaient des agriculteurs qui exploitaient en commun les champs dont ils étaient propriétaires. Toutefois, dès 1789, on assiste à un déclin du tiers-secteur pour désigner ce qui deviendra le secteur de l’économie sociale et solidaire. En effet, à cette période, la société souhaitait abolir toute forme d’organisation permettant de bénéficier de privilèges. L’économie sociale et solidaire s’est développée à travers les associations qui se sont multipliées à partir de la loi 1901. Plus tard, dans les années 1970, on parlera du secteur de l’économie solidaire. Ce dernier a connu un essor progressif dans un contexte de chômage massif et d’augmentation des exclusions qui explique la recherche d’un nouveau mode de développement. Des activités économiques alternatives voient le jour. Apparaissent et se développent le commerce équitable, l’agriculture biologique, les systèmes d’échanges locaux (SEL), les structures de l’Insertion par l’Activité Économique (IAE). De manière plus générale, on peut dire que l’économie sociale et solidaire est née de la synthèse de deux courants. Elle résulte des mouvements d’ouvriers du XIXe siècle (tels que les coopératives, les mutuelles et les associations) et elle 1

Collette C., Pige B., Économie sociale et solidaire. Gouvernance et contrôle. Paris, Dunod, 2008.

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représente une forme de réponse de la société civile face à la montée de l’exclusion sociale et à la naissance de nouveaux besoins. Économie sociale et solidaire de quoi parle-t-on ? Le terme d’économie sociale apparaît avec le décret du 15 décembre 1981 créant la Délégation interministérielle à l’économie sociale. Ce concept sera donc reconnu officiellement par décret en 1981. L’économie sociale et solidaire regroupe l’« ensemble des coopératives mutuelles, associations, et fondations partageant des particularités qui les distinguent des entreprises individuelles, des entreprises publiques et des sociétés de capitaux »1. On trouve également les organismes d’insertion et les structures du commerce équitable qui sont des composantes de ce secteur. Contrairement aux entreprises individuelles, à but lucratif, ses entreprises ont un caractère collectif qui leur permet d’agir pour l’intérêt commun et non pour le profit individuel. On peut alors définir l’économie sociale comme « l’ensemble des initiatives impulsées par des citoyens pour démocratiser l’économie. Ces initiatives touchent plusieurs secteurs (agricultures, services à la personne, commerce équitable...) et prennent des formes juridiques diverses 2 ». Ces multiples démarches ont été réunies sous l’expression d’économie solidaire par deux sociologues Jean-Louis Laville et Bernard Eme3. Ils partent de l’idée que la croissance économique n’est pas un objectif mais nécessite d’être évaluée par rapport aux finalités qu’une société recherche. Le but principal est de créer du lien social et de permettre l’insertion des individus dans la société. On assiste à un mouvement qui invite à réformer le mode de production tel qu’il est pensé par la société capitaliste et vise à placer la personne humaine au centre du développement économique en privilégiant un entreprenariat collectif et une gestion humaine des ressources. Dès lors, ces initiatives peuvent être perçues comme un projet politique (c’est le cas des instances de démocratie participative), économique (ce sont toutes les activités favorisant la cohésion sociale) et 1 Collette C., Pige B., Op.cit. p. 8. 2 Dacheux E., Goujon D., Principes d'économie solidaire, Paris, Ellipses, 2011. 3 Eme B., Laville J-L. (dir.), Cohésion sociale et emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

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utopique fondé sur une société plus juste et sur des valeurs humanistes (exemple des sociétés coopératives). Les principales valeurs sont la participation, la coopération et la mutualisation des ressources, l’utilité sociale et collective, les logiques de développement de projets transversaux, le non profit personnel et l’émancipation des individus. Il existe aujourd’hui un consensus largement partagé sur les valeurs fondatrices et les principes du secteur de l’économie sociale et solidaire. De manière générale, elle vise à garantir l’épanouissement des individus dans leurs milieux. Ainsi, elle se préoccupe de l’environnement (développement durable), de l’insertion sociale et des questions de citoyenneté. Les acteurs institutionnels La communauté des acteurs de l’économie sociale et solidaire se retrouve dans différents champs d’intervention : le handicap, l’insertion, la formation, la santé, l’enfance et l’éducation, l’animation, la jeunesse ou encore la politique de la ville. Les entreprises de l’économie sociale, les mutuelles, les associations, les coopératives, et les fondations produisent et investissent dans tous les champs d’activité de l’économie et de la société, tant au niveau international que national. À l’échelle internationale, le Réseau Intercontinental de Promotion d’Économie Sociale et Solidaire (RIPESS) organise tous les quatre ans les Rencontres Globalisation de la Solidarité. Ces rencontres représentent des occasions de rassemblement pour les réseaux d’économie sociale et solidaire du monde entier. L’objectif du RIPESS est de « soutenir la création et la consolidation de réseaux nationaux et continentaux d’économie sociale et solidaire et leur interconnexion à l’échelle continentale et intercontinentale, et contribuer à la reconnaissance sociale et politique de l’économie sociale et solidaire en tant que stratégie de développement soutenable avec équité sociale à échelle mondiale1 ». L’organisation européenne de l’économie sociale se reconnaît et s’articule autour d’une référence commune : la charte européenne de l’économie sociale et solidaire. Elle a été élaborée en 2001 à Bruxelles par la Conférence 1

http://ripess.org/Internal-Regulations-RIPESS-French.pdf, (consulté le 16 mars 2012).

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Européenne Permanente des Coopératives, Mutuelles, Associations et Fondations (CEP-CMAF). Cet organisme créé en 2000, est une instance de concertation, de propositions et de représentation des divers groupements européens des familles de l’économie sociale. Sur le plan institutionnel français, la Délégation interministérielle à l’Innovation, à l’Expérimentation Sociale et à l’Économie Sociale (DIIESES) existe depuis 1981. Elle représente l’interlocuteur1 entre les organisations de l’économie sociale et solidaire au sein des pouvoirs publics. Par ailleurs, la DIIESES dispose de financements pour mener des actions en faveur du développement de ce secteur créateur d’emplois. Économie sociale et solidaire en Île-de-France Les projets innovants ne cessent de se développer. Ses champs d’interventions sont de plus en plus diversifiés. Ils s’étendent au-delà des domaines privilégiés (santé, actions sanitaires et sociales, sports et loisirs, culture, éducation) et intègrent désormais de nombreuses activités : énergies renouvelables, gestion des déchets, bâtiment, transports. Cellesci sont régies par une charte publiée en 1980 qui indique leurs caractéristiques d’actions et de redistributions dans le respect des intérêts individuels. Une étude a été réalisée en 2010 par l’INSEE2, en partenariat avec la Chambre régionale de l’économie sociale et solidaire et l’Atelier3. L’objectif était d’apporter des éclaircissements sur la situation des pratiques et de définir des politiques publiques adaptées pour permettre l’expansion de ce secteur. Poids de l’économie sociale dans l’économie francilienne L’Île-de-France est la première région de France en nombre d’établissements et d’emplois dans le secteur. Elle concentre ainsi 15% des établissements employeurs et 17% des emplois de l’économie sociale (vient ensuite la région Rhône Alpes avec 10% des établissements et 11% 1

http://www.economie-sociale.coop, (consulté le 12 mars 2012). INSEE Île-de-France, Regards sur l’économie sociale et solidaire en Île-deFrance, Rapport, 2010. 3 L’Atelier est le centre de ressources régional de l’économie sociale et solidaire, il est situé à Paris. 2

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des emplois de l’économie sociale). De plus, près de deux salariés sur dix travaillent en Île-de-France. Le poids de l’économie sociale dans l’emploi régional est plus faible en Île-de-France que dans le reste du territoire national. Un rapport remis en avril 2010 par le député Vercamer au ministre de la jeunesse et des solidarités actives et au secrétaire d’État à l’emploi, recommande de permettre une meilleure visibilité et une meilleure reconnaissance de l’économie sociale et solidaire. L’économie sociale et solidaire se constitue majoritairement des associations qui sont les principaux employeurs. Ces organismes sont plutôt des petites structures composées de moins de dix salariés et qui ont recours au bénévolat pour assurer leurs fonctions. Aussi, les coopératives composent la seconde famille de l’économie sociale et solidaire mais cette part est deux fois moins importante en Île-de-France qu’au niveau national. À l’opposé, les mutuelles et les fondations sont moins bien représentées. En Île-de-France, l’économie sociale et solidaire est principalement présente dans l’éducation, la santé et l’action sociale. On retrouve ensuite l’administration, les activités financières, les services aux particuliers et les services aux entreprises. Les activités liées au développement durable, au bâtiment et aux transports sont, quant à elles, moins représentées en Île-de-France. Un secteur principalement occupé par les femmes Les femmes constituent les principales actrices du secteur de l’économie sociale et solidaire (63%). Elles sont majoritaires dans les associations des domaines de la santé (74%) et du social (71%) notamment quand les services touchent un public dit « fragile » que sont les jeunes enfants ou les personnes âgées (respectivement 95% et 85%). De même, l’aide à domicile est un secteur essentiellement composé de femmes (94%). Néanmoins, dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, la présence de celles-ci ne se limite pas à ses fonctions traditionnelles mais s’étend à des domaines divers que sont les activités financières et les services aux entreprises, bien plus que dans le reste de l’économie. Il convient toutefois d’indiquer que les femmes occupent classiquement des postes de professions intermédiaires et sont peu représentées parmi les cadres. 117


Cependant, l’écart de salaires entre les hommes et les femmes est moins important que dans le reste de l’économie (19% dans le secteur de l’économie sociale et 22% dans le reste de l’économie). Face à la crise économique et au manque de perspective en terme d’emploi, de plus en plus d’associations de quartier veulent se lancer dans une démarche d’insertion par l’activité économique. Ces projets d’initiatives économiques sont issus le plus souvent de regroupements de femmes en raison des inégalités existantes sur le plan professionnel. Projets de femmes : l’exemple des Femmes ACTIVES Les projets de création d’activités économiques, portés par certaines associations interculturelles de femmes, émergent dans les quartiers les plus en difficulté et les plus stigmatisés. Les projets liés à la couture et à la restauration sont multiples et mobilisent de nombreuses femmes qui souhaitent transformer leurs savoir-faire traditionnels en compétences professionnelles. C’est donc dans ce contexte que des femmes au chômage, issues du quartier du Franc-Moisin à Saint-Denis ont créé la structure « Femmes ACTIVES »1 en 1994. Femmes ACTIVES est une association loi 1901 qui a pour but de mettre en œuvre les moyens favorisant l’insertion sociale, professionnelle et économique des femmes de toute origine et de toute culture. Elle permet à des personnes de sortir de leur isolement tout en leur donnant les moyens d’être actrices de leur devenir. Ainsi, Femmes ACTIVES privilégie la rencontre de femmes de différents horizons pour favoriser la créativité et l’échange des savoirfaire. Cette association accueille principalement des femmes éloignées de l’emploi et cumulant des difficultés sociales, familiales et professionnelles. Le public visé par ces actions est donc majoritairement féminin, en insertion socioprofessionnelle et bénéficiaire des minima sociaux. Les salariées sont souvent orientées par les travailleurs sociaux du territoire mais certaines se présentent d’elles-mêmes suite au « bouche à oreille » qui s’est installé autour de cette structure.

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Association pour la Création, le Travail, l’Initiative, la Valorisation des Échanges et des Savoir-faire.

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Les actions : insertion, formation, emploi Afin de lutter contre les freins à l’insertion sociale et professionnelle des femmes en difficulté, l’association met en place des formations linguistiques à visée professionnelle et valorise les savoir-faire traditionnels, artisanaux ou domestiques par la création d’activités économiques. La structure a mis en place un chantier d’insertion « Fer et Refaire » en 2005. Le projet de chantier d’insertion est une première étape de l’insertion par l’activité économique. Il forme les femmes aux métiers du repassage, de la blanchisserie et de la confection. Outre les quatre salariées permanentes, la structure compte une quinzaine de salariées en Contrat Unique d’Insertion (CUI) qui travaille 20 à 24 heures par semaine sur les métiers du linge. Durant toute la durée du chantier d’insertion, les salariées bénéficient d’un accompagnement social et professionnel au sein de la structure afin de préparer leur sortie du chantier. Cet accompagnement est effectué par les deux responsables de l’association. Après le chantier d’insertion, le but étant que les femmes aient une sortie positive, c’est-à-dire soit sur un projet de formation, soit sur un emploi, souligne une des responsables1. Il convient de noter que le chantier d’insertion est ouvert aux hommes et aux femmes. Néanmoins, le public est essentiellement féminin (trois hommes en moyenne sur les vingt salariés accueillis chaque année). Ce constat est dû essentiellement au fait que les métiers du linge et de la confection sont, en France, des métiers où l’on retrouve une proportion importante de femmes. Toutefois, la responsable de la structure tient à indiquer que certaines personnes du territoire, issues de l’immigration et notamment originaire d’Afrique de l’Ouest, ont des ateliers de confection dans leur pays, qui par tradition sont tenus par des hommes. Cela explique qu’il n’est pas étonnant de retrouver des hommes sur le chantier d’insertion. Le chantier d’insertion propose ses prestations (laver, repasser, retoucher le linge) à des particuliers, des entreprises et à des collectivités. De nombreux clients sont des particuliers ou des petites entreprises qui font appel aux services que propose le chantier. Concernant la formation aux métiers de la confection, la structure travaille en collaboration avec des créateurs et des 1

Entretien effectué avec une des responsables de la structure le jeudi 15 mars 2012.

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stylistes qui confient leur production aux salariées du chantier. Ils souhaitent par là donner une touche sociale et solidaire à leurs produits. L’association Femmes ACTIVES est également agréée organisme de formation depuis sa création. Elle met donc en place une formation linguistique de français. Cette dernière est gratuite et peut également recevoir les salariées d’autres chantiers d’insertion. Les responsables de l’association partent du principe que l’apprentissage du français, pour qu’il soit efficace, doit se faire en situation professionnelle. Elles ont ainsi fait le choix de prévoir des temps de formation linguistique pendant le temps de travail des salariées. Par ailleurs, cette formation s’appuie sur la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie (loi n°2004-391) qui met en exergue l’apprentissage de la langue française comme compétence professionnelle. Une initiative économique redynamisante pour le quartier Cette structure d’insertion par l’activité économique porte une attention particulière sur les modes de garde de leurs enfants. Celles ayant des enfants en bas âge ne travaillent pas le mercredi. Les femmes ont également la possibilité de réunir leurs heures de travail sur trois journées. Par ailleurs, l’association favorise le développement des capacités qui permettent aux femmes de retrouver l’estime de soi parfois mis à mal. Les femmes s’inscrivent dans des projets collectifs qui leur permettent de compenser les faiblesses et les fragilités individuelles. En effet, la dynamique collective est primordiale et donne les forces suffisantes pour se lancer dans des démarches longues et difficiles en mutualisant les compétences. Depuis sa création, l’association Femmes ACTIVES est implantée sur le quartier du Franc-Moisin à Saint-Denis. Elle accueille des personnes résidant sur le territoire de Plaine Commune, communauté d’agglomérations regroupant huit communes de la SeineSaint-Denis (Saint-Denis, Pierrefitte, Aubervilliers, Stains, Épinay-surSeine, La Courneuve, Villetaneuse, Île-Saint-Denis). Il convient d’indiquer qu’un certain nombre de salariées en insertion au sein de l’association résident dans le quartier. Néanmoins l’une des responsables souligne que nombreuses sont les femmes extérieures au quartier qui viennent pour y travailler. 120


Cette dynamique donne ainsi une autre image des quartiers en difficulté qui apparaissent non plus comme des quartiers dortoirs, enclavés, fermés mais comme des quartiers dans lesquels des projets d’activité économique sont mis en place. L’association Femmes ACTIVES, démontre qu’il est possible d’inventer des solutions économiques innovantes qui produisent des richesses humaines et économiques dans le quartier. Ces initiatives permettent à des publics marginalisés de créer leur propre emploi mais contribuent également à de meilleures relations dans le quartier. En effet, ces espaces se veulent être à la fois des lieux d’initiatives économiques mais aussi des espaces de médiation et de cohésion sociale. Ces micro-activités économiques initiées par des associations de femmes de quartier peuvent avoir un rôle important pour la vie et l’image d’un quartier. Obstacles : la question de la reconnaissance et des financements Dans l’étude intitulée, « Initiatives locales de femmes immigrées dans les zones urbaine sensibles : l’exemple de la création d’activités de proximité »1, Madeleine Hersent souligne que depuis plusieurs années, ce sont souvent des femmes issues de l’immigration qui sont porteuses de dynamiques sur les quartiers en développement social. Même si cette dimension pluriculturelle semble être riche de potentialités, il apparaît paradoxalement que la question d’intégration est encore trop souvent posée comme un problème et non comme une chance pour les lieux où les femmes vivent. Néanmoins, les initiatives locales démontrent que certaines personnes, bien qu’étant en situation précaire et sans qualification, disposent de potentialités et de ressources humaines prometteuses. Néanmoins ces femmes sont trop souvent perçues comme un problème ou comme des victimes qu’il faut protéger et non comme des actrices de leur propre développement social et économique. Le désir de transformation sociale porté par les femmes dans les quartiers est souvent confronté à une série de difficultés et principalement à des freins 1

Hersent M., Initiatives locales de femmes immigrées dans les zones urbaines sensibles. L’exemple de la création d’activité de proximité. Analyse des potentialités et des obstacles, 2002, « Rapport disponible sur Internet », http://www.adel.asso.fr/article.php3?id_article=15, (consulté le 12 mars 2012).

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institutionnels et de financement. Ainsi, les projets de créations d’activités économiques, initiés par des associations de femmes de quartiers populaires, souvent d’origine étrangère sont nombreux, mais ont des difficultés à se concrétiser puis à se pérenniser. Cette difficile reconnaissance de la spécificité des initiatives solidaires engendre une tension entre les procédures et les processus nécessaires pour mener à bien ces projets. Créer une activité de proximité nécessite de s’appuyer sur les capacités, les connaissances, les savoir-faire, les compétences des femmes et sur les potentialités de l’environnement, ainsi que sur la mobilisation des différents acteurs concernés. Ce sont autant d’obstacles liés à la maîtrise des codes et du langage administratif. La création d’activités économiques et l’entreprenariat collectif ont d’autre part des difficultés à être acceptés par les pouvoirs publics. La course permanente aux financements en tant que structure associative est le principal obstacle que rencontre l’association Femmes ACTIVES. Par ailleurs, en plus d’être dépendante des financements, cette structure est également parfois tributaire des politiques de l’emploi et notamment de l’augmentation du coût du travail et des charges. Ainsi, la responsable de l’association Femmes ACTIVES souhaiterait plus de souplesse de la part des politiques publiques, ce qui permettrait de développer les initiatives locales de l’économie sociale et solidaire. Madeleine Hersent va également dans ce sens en soulignant le fait que l’innovation sociale devrait bénéficier de souplesse afin de se développer. La structuration de réseaux d’acteurs est une piste à développer dans ce champ et s’avère importante. Les structures associatives concernées sont plus facilement connues et reconnues par le biais de la capitalisation des expériences, la mutualisation des outils et des méthodologies des différents acteurs. C’est dans cette perspective que l’association Femmes ACTIVES ainsi que de nombreuses associations de femmes se sont regroupées dans un réseau plus vaste pour faciliter la création et le développement d’initiatives citoyennes. Le regroupement de ces initiatives au sein d’un réseau rend visible et lisible le travail effectué dans diverses régions par les femmes des quartiers. Ainsi, en tant que structure de l’économie sociale et solidaire, l’association Femmes ACTIVES adhère à l’ATELIER qui est un centre de ressources de l’économie sociale et solidaire basé à Paris. 122


Elle est également membre des réseaux INSER’ECO 93 et REALISE (Réseau Associatif Local pour l’Innovation et la Solidarité pour l’Emploi). INSER’ECO 93 est le réseau des structures d’insertion par l’activité économique de Seine-Saint-Denis. Quant au réseau REALISE, il fédère dix-sept structures implantées sur le territoire de la communauté d’agglomération Plaine Commune, œuvrant dans le secteur de l’insertion par l’activité économique et de la formation, et inscrites dans le champ de l’économie sociale et solidaire. Conclusion L’économie sociale et solidaire se trouve aux confins des actions touchant la participation des habitants, la création d’activités économiques et l’entreprenariat collectif. L’association Femmes ACTIVES s’appuie sur les capacités d’initiatives et les potentialités des femmes. Ces dernières investissent du temps, mobilisent d’autres personnes et vendent des prestations pour faire avancer leurs activités. C’est l’articulation de ces différentes composantes qui fait fonctionner ces initiatives locales et représente leur richesse. Elles apportent un autre regard sur le rôle et la place des femmes d’origine immigrée vivant dans des quartiers sensibles. Elles mettent en lumière que certaines personnes, bien qu’étant en situation précaire et sans qualification, disposent néanmoins de potentialités et de ressources humaines insuffisamment reconnues et valorisées. Ces associations démontrent que faire confiance aux habitants des quartiers, s’appuyer sur leurs connaissances, leur histoire, leurs parcours et leurs savoirs sociaux peut changer leur vie et donner une autre image du quartier.

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Bibliographie Ouvrages Collette C., Pige B., Économie sociale et solidaire. Gouvernance et contrôle, Paris, Dunod, 2008. Dacheux E., Goujon D., Principes d’économie solidaire, Paris, Ellipse, 2011. Rapports Hersent M., Initiatives locales de femmes immigrées dans les zones urbaines sensibles. L’exemple de la création d’activité de proximité. Analyse des potentialités et des obstacles, 2002, « Disponible sur Internet », http://www.adel.asso.fr/article.php3?id_article=15, (consulté le 12 mars 2012). INSEE Île-de-France, Regards sur l’économie sociale et solidaire en Îlede-France, 2010. Sites internet http://ripess.org/Internal-Regulations-RIPESS-French.pdf, (consulté le 16 mars 2012). http://www.economie-sociale.coop, (consulté le 12 mars 2012).

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Compte-rendu d’expérience : le projet B.ART Marjorie Halberda, Fanny Legoupil, Jeanne Siroi, Gabrielle Suet

De la genèse du projet à l’association « Travailler sur un projet, c’est avant tout façonner des idées » Trésorière de B.ART. Le travail collaboratif est avant tout collectif. Il est le résultat de l’émanation d’idées, de points de vue et de confrontations de pensées de différents acteurs qui collaborent pour créer ensemble. Ici, nous reviendrons sur l’aventure B.ART, projet de groupe qui s’est construit et se forge encore aujourd’hui autour d’un processus d’interaction qui lie créativité et imagination. Le cours du Master 2 « Cadres d’Interventions en Terrains Sensibles » intitulé « Conduite de Projet en Terrains Sensibles » est à l’origine du projet. Conduit par l’association Traverses, l’objectif de cet enseignement est de nous permettre de créer et de réussir à mener un projet de A à Z autour d’un territoire, ici le 19e arrondissement de Paris. Ce travail en réseau permet une confrontation d’idées afin d’organiser et de créer ensemble une action répondant à des besoins repérés sur le quartier. Constitué de quatre personnes, notre groupe a repéré et identifié les particularités du quartier afin de concevoir un projet en corrélation avec les problématiques du territoire. Marqué par une forte concentration de jeunes, cet arrondissement voit sa population s’accroître considérablement ces dernières années. Les principaux besoins repérés sont en direction des jeunes entre douze et trente ans qui subissent une stigmatisation grandissante avec laquelle il faut rompre pour maintenir le « bien vivre ensemble ». Nous partons du constat que les jeunes ont besoin d’être impliqués dans des projets professionnels, culturels, sportifs etc. Il est important de rendre les jeunes responsables de leur avenir et de celui de leur quartier en les valorisant afin que l’image qu’ils ont d’eux-mêmes et de celle que la population porte sur eux évolue de manière positive. En réponse à ces constats, nos premiers échanges portaient sur l’insertion professionnelle des jeunes. 125


Cependant, afin de répondre à la demande d’offres culturelles sur le territoire, nous avons décidé d’élaborer un projet visant la reconnaissance des projets artistiques des jeunes et la démocratisation de l’art. Cette mise en commun des idées du groupe a permis de construire un projet commun afin d’atteindre le but fixé. Après avoir constaté que les jeunes artistes amateurs du quartier ne sont pas visibles et reconnus à cause de la faible offre d’exposition qui leur est proposée, nous avons alors pensé monter un projet intitulé B.ART. Ce dernier permet de créer un lien entre les compétences des professionnels et les besoins des jeunes. Le néologisme B.ART peut être interprété de deux manières. Tout d’abord, B.ART (prononcé « bart ») est un jeu de mot qui associe les termes « art » et « bar ». Ici, il s’agit donc de diffuser l’art pour qu’il soit accessible à tous gratuitement en exposant les œuvres de nos jeunes artistes dans des lieux de vie tels que les bars. La seconde interprétation du nom B.ART suppose une prononciation anglo-saxonne, comprenez be art littéralement « être l’art » qui renvoie au statut des jeunes artistes qui peuvent se reconnaître dans le projet et vivre leur art pleinement. Afin de concrétiser ce projet, les quatre porteurs du projet se sont réunis en association. L’objet social du projet n’étant pas à but lucratif, nous avons fondé l’association B.ART afin de participer à la promotion de l’art et de la culture. La déclaration de ce projet en association nous a permis d’acquérir une responsabilité morale et juridique. Transformer des idées ayant un but commun en s’associant suppose de respecter quelques formalités administratives. Nous avons compté trois étapes majeures lors de la création d’une association : la déclaration, le récépissé de déclaration et la publication au journal officiel. B.ART a pour finalité de développer des compétences valorisantes, de transformer un loisir en une profession et ainsi insérer les jeunes dans un réseau de sociabilité. « J’ai été emballé par ce projet, car ce genre d’initiatives n’existe pas sur l’arrondissement du 19e arrondissement » - Chef de projet de l’association Traverses. B.ART : des créateurs aux amateurs d’art « Avoir un esprit avant-gardiste est essentiel pour développer un autre monde culturel accessible à tous ! » - Visiteur de l’exposition B.ART à la Rotonde. 126


L’association B.ART se veut être un lien entre les jeunes artistes souhaitant être reconnus et des lieux d’exposition. Le fonctionnement du projet est simple : les artistes remplissent un formulaire d’inscription qui est automatiquement enregistré dans notre base de données. Ces artistes amateurs deviennent alors membres actifs de l’association. De leur côté, les lieux d’exposition remplissent une fiche de renseignement sur leur établissement ainsi que leurs disponibilités d’accueil des œuvres. Par cet acte, les gérants des lieux d’accueil deviennent également membres actifs. Ainsi, la base de données permet de mettre en relation les artistes et les lieux d’exposition afin de créer un parrainage. Ces informations sont visibles par tous sur le site Internet1. Sur ce dernier sont présentés les artistes ainsi qu’une galerie de leurs œuvres. L’association B.ART a pour but de favoriser un partenariat absent entre des jeunes artistes amateurs et les professionnels du terrain ; cela via un site Internet mis en ligne et consultable par tous. Avec ce partenariat, le travail réalisé par ces jeunes est enfin visible car les professionnels, c’est-à-dire les gérants de bars, restaurants, ou autres locaux exposent gratuitement les œuvres dans leurs établissements. Avec la démocratisation de leur art, les jeunes se sentent plus valorisés et davantage pris au sérieux dans leur démarche. L’association donne la possibilité aux jeunes de s’inscrire dans un réseau de sociabilité grâce à leurs interactions avec les professionnels du terrain. Elle a donc comme but de répondre à des besoins non satisfaits sur le territoire actuellement en permettant la rencontre de deux univers. Avec la création de l’association B.ART, nous espérons également intégrer les jeunes dans une démarche partenariale afin de les responsabiliser. B.ART tente donc, grâce à ses actions, de répondre à des aspirations qui sont pour le moment sans réponse. Cette association peut de par cette définition être déterminée d’utilité sociale. Elle répond à des demandes non assouvies en prenant en considération les jeunes artistes en manque de reconnaissance. B.ART est une réponse aux carences de projet culturel pour et par les jeunes sur le territoire. Elle favorise, grâce à ses partenariats et à ses échanges, les liens sociaux. Cette adhésion au monde associatif est outre le fait de rendre visible l’art, l’occasion pour les jeunes d’adhérer à une association. Ainsi, ils pourront prendre part aux 1

http://www.bart-asso.com

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décisions de B.ART concernant les évènements mais seront aussi mis à contribution sur les tâches plus administratives comme les comptes rendus de réunion ou la prise de rendez-vous auprès des partenaires. Lors d’une démarche partenariale, nous avons constaté qu’il y avait aussi des contraintes : les deux parties doivent arriver à trouver un terrain d’entente dans le but de satisfaire professionnels et amateurs. « C’est une très bonne initiative et une ouverture de l’art quels que soient les horizons et les origines… c’est B.ART, là où l’art se confond et là où l‘art se retrouve. » - Dessinatrice, membre active de B.ART. La carte heuristique du projet « Un projet est une toile d’araignée ! Chaque fil permet d’avoir en tête tous les objectifs essentiels à la construction du projet. » - Présidente de B.ART. C’est donc à partir d’un constat fait sur le quartier du 19e arrondissement que nous avons décidé de nous lancer dans l’aventure de la création d’une association à destination des jeunes artistes. Notre premier objectif a donc été de se lancer dans la création de l’association. Après avoir réalisé toutes les démarches administratives, l’association B.ART est donc née. En premier lieu, cette association veut démocratiser l’art sous toutes ses formes, par exemple le graff, la peinture, la photographie, le dessin ou d’autres idées originales. Elle permet de faire reconnaître l’art de ces jeunes qui participent à l’association B.ART. Pour ce faire, une de nos finalités est de solliciter des lieux potentiels afin d’exposer les œuvres de nos jeunes talents. Les lieux ciblés sont plutôt les bars, les galeries et tous lieux propices aux évènements culturels. En effet ces lieux de passage sont visibles et accessibles par tous. Les jeunes et les lieux d’exposition sont réellement deux mondes qui doivent pouvoir se rencontrer, faire preuve de partage l’un envers l’autre afin de créer une authentique solidarité. L’un des autres objectifs de notre association est de transformer un loisir en une activité grâce à des expositions dans différents lieux publics. Cela permet d’une part de mettre en avant le travail produit par ces jeunes artistes et donc de véhiculer une image valorisante de ce qu’ils font. 128


De plus, s’exposer au public permet aux jeunes de se construire, de prendre en compte les critiques et surtout de créer un réseau. Ainsi, l’association permet d’étoffer son carnet d’adresses pour faire évoluer l’art des adhérents. Dans le déroulement idéal, les jeunes feront de leur passion une profession. Ainsi, le but final sera la pérennisation d’un partenariat entre un lieu d’exposition comme un bar par exemple et un jeune de l’association. Pour parvenir à nos objectifs il a fallu mettre à contribution les acteurs du projet et créer un partenariat. Les acteurs principaux de ce projet sont tout d’abord les membres actifs de l’association : la présidente, la vice-présidente, la trésorière et la secrétaire ainsi que les adhérents de l’association c'est-à-dire les jeunes de quinze à trente ans non professionnels et adhérents au projet. En effet, les membres du bureau sont des membres actifs car ils gèrent l’association pour faire en sorte que les objectifs soient atteints au possible. Ils recherchent des lieux d’exposition, des artistes et créent des évènements afin de promouvoir l’art. Malgré les acteurs présents au sein de l’association, un développement du partenariat est essentiel. Les premiers partenaires du projet sont donc les jeunes artistes. Sans ces jeunes, nous ne pouvons pas exister et le projet ne peut atteindre les objectifs fixés. Pour faire vivre l’association, d’autres partenaires sont fondamentaux : les lieux d’exposition qui peuvent être des bars, restaurants, galeries, salles de spectacles et bien d’autres. Nous avons contacté quelques bars présents dans les quartiers du 19e arrondissement mais se faire connaître n’est pas évident. Malgré l’accueil positif des bars du quartier, il est difficile d’avoir l’engagement sincère de ceux-ci dans notre aventure. Cependant, B.ART est un projet qui implique la notion de partenariat dans sa définition propre. En effet, les différents membres, artistes et gérants de lieux d’exposition doivent s’associer pour réaliser un objectif commun qui est l’exposition. Avec ce partenariat, le travail réalisé par ces jeunes est enfin visible car les professionnels exposent gratuitement les œuvres dans leurs établissements. Aussi, pour mettre en place ce partenariat nous avons fait appel à différentes personnes afin de nous aider à faire connaître l’association. Tout d’abord les artistes professionnels peuvent être une aide pour le développement artistique des jeunes de l’association. 129


Les mécènes y trouvent leur intérêt grâce à la publicité que B.ART pourrait leur faire s’ils subventionnent l’association et étendent la visibilité de nos artistes. Ces professionnels nous aident dans le développement de notre projet. Les galeries, en repérant de nouveaux artistes parmi nos membres, permettent de faire grimper leur cote artistique. Pour finir, nous pouvons solliciter toutes autres personnes appréciant l’art et susceptibles d’acheter des toiles afin de rendre visible les œuvres des jeunes. Les acheteurs peuvent donner envie à d’autres de faire des acquisitions. Pour mettre en œuvre ce partenariat nous avons mis en place quelques outils grâce à de jeunes professionnels ou étudiants. En effet, afin de nous faire connaître et donc attirer de nouveaux jeunes et de nouveaux partenaires, nous avons mis en place un site internet. Ce site a pu naître grâce à notre collaboration avec un étudiant en deuxième année de Brevet de Technicien Supérieur informatique de gestion option développeur. Aussi, nous avons fait appel à une graphiste chargée de communication dans une salle de spectacle de Rouen, ancienne étudiante en communication visuelle et en médiation culturelle, qui a conçu le logo de B.ART. Un de nos partenaires qui nous a aidées à l’élaboration de ce projet est l’association Traverses qui a mis en place le festival « Prenez-place » dans lequel nous avons organisé notre premier vernissage. Cette association a pour but de promouvoir et de soutenir des projets de jeunes entre quatorze et trente-deux ans. Sous le regard attentif de sa chef de projet, Traverses finance ainsi les actions de notre projet. Enfin, afin de promouvoir notre association, nous avons sollicité un artiste professionnel, auteur, concepteur, réalisateur et plasticien, qui est devenu notre parrain. Ce partenariat avec un artiste reconnu renforce l’image de l’association. « Il est important que les acteurs locaux travaillent ensemble pour favoriser l’intégration des jeunes sur le territoire et concrétisent leurs projets » - Responsable communication de l’antenne jeune. La communication : des réseaux sociaux aux actions en passant par le bouche à oreille « Internet permet à tous d’être informé de tout ! C’est la plateforme des informations de B.ART. » - Vice-présidente de B.ART. 130


Dans un premier temps, l’association, avec l’aide de la chargée de mission médiation culturelle et communication, a voulu créer un label afin que B.ART soit visible aux yeux de tous. Ce label est véritablement la vitrine de l’association car il est présent sur les cartes de visite, flyers et sur tous les autres supports de communication. Dans un deuxième temps, les artistes que nous recherchons ayant entre quinze et trente ans, nous nous sommes servis des réseaux sociaux via la création d’un groupe dont le but est d’informer au jour le jour nos contacts sur les dernières actualités afin de faire connaître au plus vite l’association. Par l’intermédiaire de ce groupe, les artistes peuvent également participer, en donnant leur avis, en échangeant des informations, ou encore en publiant des photos et des vidéos. Ce groupe est dit « ouvert » donc consultable par n’importe quel individu inscrit sur ce réseau social. Afin de promouvoir les books des jeunes artistes, l’association a mis en ligne un site Internet. Notre webmaster a créé le site Internet et gère désormais de façon hebdomadaire le fonctionnement informatique. Sur ce site, plusieurs informations, sous forme de rubriques, sont disponibles pour les internautes. Ces derniers peuvent alors s’informer sur les artistes de l’association, sur les lieux d’expositions, mais aussi obtenir des informations pratiques. Une foire aux questions est également disponible. Ce site est véritablement le pilier de l’association. C’est une passerelle qui a pour but de permettre à deux mondes, les artistes amateurs et les lieux d’exposition, de se rencontrer afin d’échanger et de trouver des intérêts communs. La création d’une adresse email spécifique à l’association est un élément important pour pouvoir joindre les différents membres du bureau. Cette adresse est visible sur tous les supports papiers et électroniques de communication. Cette visibilité sur le Web, que cela soit par l’intermédiaire des réseaux sociaux, du site Internet, ou de l’adresse email, permet donc aux membres de l’association d’accéder aux coordonnées mais aussi aux actualités de B.ART. D’autres moyens de communications, plus classiques, sont également utilisés dans le but de faire connaître l’association par tous comme les cartes de visite, les flyers et les affiches. Ces derniers sont distribués à nos partenaires mais aussi dans les lieux fréquentés par les jeunes comme par exemple les maisons de quartier ou des antennes jeunes. 131


De plus, nous avons envoyé un article dans lequel nous présentons le projet B.ART en vue du festival « Prenez-place » à une vingtaine de journaux. Ainsi, les sites Internet de Paris Bouge et du Parisien entre autres, ont relayé cette information. Parallèlement à ces actions, une annonce a été diffusée sur les journaux électroniques de la ville de Paris. On notera également le succès du bouche à oreille, qui nous a permis de prendre contact avec des artistes via certains jeunes déjà présents dans l’association. Cette technique est perçue comme étant informelle et a l’avantage d’être totalement gratuite pour l’association. Ces différents outils nous ont permis de signaler la présence du vernissage de l’association lors du festival « Prenez-place » qui s’est déroulé à la Rotonde de Stalingrad le lundi 5 mars 2012. Cette semaine de festival a été pour B.ART, la possibilité d’exposer six de ses artistes du 5 au 9 mars 2012. Le fait d’utiliser Internet mais aussi des moyens plus traditionnels de communication, donne l’opportunité à notre association d’être connue et identifiée par plusieurs types de publics. Nous avons ainsi abordé les jeunes artistes via notre réseau social et nous nous sommes déplacées directement dans les bars pour distribuer nos cartes de visite. « Créer un site Internet est un travail de tous les instants. J’ai dû en permanence actualiser les informations. » - Webmaster.

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Le vernissage de l’association « Une aventure qui mêle plusieurs formes d’art … un régal pour les yeux ! » - Visiteur de l’exposition B.ART à la Rotonde. B.ART étant une association récente, la principale action menée, a été la participation au festival « Prenez-place ». Cette participation a été rendue possible grâce à l’association Traverses qui nous a permis de prendre part au festival mais qui nous a également aidées financièrement. Plusieurs projets dont certains mis en place par le Master CITS ont donc animé le festival de la Rotonde. Le but premier de ce vernissage est d’exposer les œuvres des jeunes artistes de B.ART. Lors du vernissage du 5 mars, six de nos jeunes talents étaient présents ainsi qu’un artiste professionnel, partenaire technique de l’association. Environ trente œuvres se trouvaient dans deux emplacements de la Rotonde, les salons Jimmy Hendrix et Hugo Pratt. Afin d’animer cette soirée, nous avons proposé une activité au public pour qu’il puisse donner son point de vue sur les différentes œuvres exposées. Munis de Post-it, les visiteurs ont dû décrire en quelques mots les tableaux, dessins ou photos de leurs choix. Tous les Post-it ont ensuite été réunis sur notre mur à émotion nommé pour l’occasion « Dis-moi ce que tu vois ». Un livre d’or au nom de l’association était aussi disponible pour les visiteurs afin qu’ils nous livrent leurs impressions. Les personnes qui n’ont pas pu être présentes au vernissage ont pu tout de même découvrir nos talents pendant une semaine lors de l’exposition. Cette semaine d’exposition a été l’occasion d’inciter de nouveaux partenariats entre de jeunes artistes et des lieux d’exposition.

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En effet, « Museum Galery » qui est la première galerie communautaire en ligne, par le biais de ses représentants qui ont assisté au vernissage, a adhéré aux principes de l’association en nous proposant un partenariat. L’Antenne Jeunes Flandres nous donne également la possibilité d’avancer dans notre aventure. En effet, la médiatrice chargée des expositions a complété notre bulletin d’adhésion. Elle est prête à recevoir nos artistes pour les exposer dans ses locaux. La péniche Antipode qui se situe sur le bassin de la Villette a elle aussi pris contact avec nous après le vernissage dans le but d’exposer l’une de nos photographe durant tout le mois de mars. Le vernissage de l’association B.ART nous a donc donné la possibilité de rencontrer des futurs membres de notre projet, qu’ils soient jeunes artistes, professionnels ou encore gérants de lieux d’exposition. De nouveaux partenariats ont donc vu le jour lors de cette semaine. Grâce au festival, l’association a noué de nouveaux contacts, ce qui un atout considérable pour l’avenir du projet. « J’ai été surprise par l’affluence des visiteurs lors du vernissage à la Rotonde. C’était très sympa et très convivial ! » - Secrétaire de B.ART. Quel avenir pour B.ART? « L’art ne s’arrête pas aujourd’hui… C’est une expérience de tous les jours ! » - Peintre, membre active de B.ART. Notre projet de création d’association est assez récent, il date du mois d’octobre 2011. Sachant que le véritable lancement de l’association a eu lieu lorsque le site Internet a été rendu accessible, il est difficile de l’évaluer aujourd’hui. Il semble alors pertinent que la première évaluation ait lieu un an après son lancement. C’est pourquoi nous envisageons de la réaliser en janvier 2013. Cependant, nous réfléchissons dès à présent à l’efficacité de ce projet selon certains indicateurs d’évaluation. En effet, le nombre d’adhérents à l’association permet de savoir si B.ART réussi à attirer de jeunes artistes, des professionnels, des propriétaires de lieux d’expositions, ou simplement des amateurs d’art. Les bulletins d’adhésion peuvent permettre de comptabiliser le nombre de participants au projet. Le lancement d’une association et l’effectif de ses membres résultent également d’une bonne campagne de communication. Nous tenterons alors de savoir comment les membres de B.ART l’ont connue. 134


À ce moment-là, nous pourrons analyser si nos outils de communication sont fonctionnels ou non. Une fois le nombre de membres répertoriés, il sera nécessaire de savoir s’ils sont satisfaits de ce que leur a apporté l’association. Une enquête de satisfaction sera distribuée aux membres de B.ART. Nous prendrons également en compte le nombre de conventions signées entre lieux d’expositions et jeunes artistes que l’association a permis de concrétiser. Ceci permettrait d’évaluer nos objectifs. Aussi, le nombre d’artistes exposés dans les bars peut être un indicateur de l’évaluation de notre projet. En effet, plus il y aura de jeunes exposés, plus l’association assoira sa légitimité en tant que structure sérieuse qui découvre de multiples talents. Cela sera positif pour le bon fonctionnement du projet et son développement. Le nombre de bars adhérents au concept et leur localisation sont deux facteurs fondamentaux. Ceux-ci permettront de mesurer l’étendue du projet, en sachant où le projet se diffuse. Est-ce dans un arrondissement ? Dans le tout Paris ? Dans une ou plusieurs régions ? « Il faut prouver que les jeunes peuvent s’approprier dans un projet qui leur tient à cœur et qui leur ressemble. Les associations de jeunes peuvent vivre et durer ! » - Vice-présidente de B.ART. Une réflexion sur le présent et le futur du projet « Nous avons pris le parti de nous arrêter que lorsque tous les jeunes artistes pourront se lancer d’eux-mêmes ! » - Présidente de B.ART. L’évaluation du projet n’est pas encore réalisée. Cependant, nous avons effectué un bilan de notre première action, l’exposition de nos jeunes artistes à la Rotonde. Celui-ci est plutôt positif puisque nous avons accueilli soixante-quinze personnes lors du vernissage et un nombre important de personnes lors de la semaine d’exposition. Ces visiteurs sont restés au minimum quinze minutes dans les salons de l’exposition. Après un sondage, nous avons appris que les visiteurs étaient venus, soit parce qu’ils avaient eu connaissance du vernissage grâce à l’information répertoriée dans un journal, par le biais des réseaux sociaux, ou par le bouche à oreille. L’animation « Dis-moi ce que tu vois » a semblé plaire puisque tous les visiteurs se sont prêtés au jeu au moins une fois. 135


Plusieurs sont revenus vers les animateurs du vernissage afin de récupérer d’autres Post-it. Le bilan de cette première action est très positif puisque nous avons réussi à nous rendre visibles. En effet, deux des membres de « Museum Galery » nous ont contactés après notre rencontre lors du vernissage. Cette exposition nous a donc permis de créer un nouveau partenariat et de nous rendre visible auprès d’un public qui nous a paru intéressé. En effet, leur enthousiasme exprimé lors du vernissage auprès des membres du bureau est un paramètre à prendre en compte. Lors de ce bilan, les messages inscrits dans le livre d’or seront également étudiés. Le point de vue des professionnels devra aussi être pris en considération afin d’avoir une vision plus globale de l’action. Plusieurs résultats sont attendus quant au bon fonctionnement de l’association, de ses projets ainsi que de son évolution. Ces attentes consistent avant tout à tenter d’atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. Les résultats fondamentaux ont été partiellement atteints grâce aux six jeunes exposés à la Rotonde. Ils ont eu la possibilité de montrer leurs projets artistiques et d’échanger avec un public d’amateurs et de professionnels à ce sujet. Grâce à l’entrée gratuite au vernissage, l’association s’est ouverte à un public non familiarisé à l’art. Ces résultats ne sont pas une fin en soi car le but est d’étendre la visibilité de ces jeunes, du projet et de l’art dans sa globalité. La légitimité de B.ART s’effectue au travers de la reconnaissance des bars, des lieux d’expositions, des jeunes eux-mêmes, et des divers professionnels tant dans le domaine culturel que dans le domaine de la jeunesse. Aussi, cette reconnaissance conduira au partenariat qui se trouve être un autre de nos buts. Un partenariat avec divers acteurs est nécessaire pour asseoir notre légitimité dans le monde de la culture et de la jeunesse. Le partenariat peut se contracter entre l’association B.ART, des lieux adhérents à notre concept susceptibles d’accueillir une exposition, des jeunes, des mairies d’arrondissement et tous les autres lieux offrant ou souhaitant offrir des prestations culturelles pour la jeunesse et par la jeunesse. Grâce à ces résultats, l’association et ses membres souhaitent une diffusion plus large de B.ART et de ses projets. Ses actions et ses objectifs qui ne toucheront pas seulement les Parisiens mais aussi les régions voisines, et dans une vision idéale, la France entière. B.ART souhaite pérenniser son projet et l’étendre. 136


En effet, l’association souhaite multiplier ses interventions et les proposer dans un rayon plus large afin de développer un véritable réseau à travers la France. Nos perspectives d’actions seraient d’avoir un brassage de jeunes assez important. En effet, pour certains jeunes, l’association ne sera plus indispensable à leur diffusion lorsqu’ils seront lancés et reconnus par des professionnels de leur milieu. Ils pourront alors voler de leurs propres ailes tout en pouvant compter sur les membres de l’association B.ART. Lorsque ces artistes commenceront à se professionnaliser, d’autres jeunes entreront dans l’association afin de trouver un accompagnement dans leurs projets artistiques. Les membres ayant acquis une certaine posture professionnelle pourront alors devenir des guides pour ces nouveaux jeunes. Il serait intéressant qu’être membre de l’association B.ART devienne un gage de qualité artistique et d’accompagnement pour les jeunes ainsi qu’une marque de distinction en termes d’exposition. Afin que l’association dispose d’un rythme de croisière régulier et dynamique, nous aimerions créer un poste de service civique missionné au quotidien à la recherche de nouveaux membres actifs, de leur accompagnement ou encore des demandes de financements pour faire vivre l’association. « J’espère que l’association a encore de beaux jours devant elle et qu’elle trouvera des soutiens. » - Présidente de B.ART In fine, l’expérience B.ART est la concrétisation d’une émanation d’idées. Une fois rassemblées, celles-ci nous ont amenées à des objectifs qui fondent le projet. B.ART est une association culturelle permettant de créer un partenariat entre les compétences des professionnels et les besoins des jeunes. L’association a pour finalité de développer des compétences valorisantes et de transformer un loisir en profession et ainsi insérer les jeunes dans un nouveau réseau de sociabilité. Cette démarche de projet est une innovation puisqu’elle répond aux besoins repérés sur le territoire en intégrant les projets artistiques des jeunes dans la vie de quartier. B.ART est un projet permettant de nourrir des intérêts communs en réponses à la demande des jeunes artistes et des professionnels. L’aventure ne fait que commencer. Le projet n’en étant qu’à sa genèse, d’autres dispositifs devront être étoffés afin de pérenniser les actions et les objectifs de B.ART. 137


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Participation des usagers dans les projets de santé publique : réalités et paradoxes Marie Favre, Marylise Lainard, Laura Loiseau

En France, à partir des années 1990, un grand mouvement de revendications des usagers pour une prise en compte de leur savoir profane a rencontré un écho institutionnel qui s’est traduit par la création de lois actant le principe de leur participation au sein de la santé publique. Ce mouvement a abouti à la création de la notion de « démocratie sanitaire » à partir de laquelle on s’attend au renouvellement des pratiques professionnelles des établissements de santé, dans le sens d’une co-définition des projets entre experts et usagers citoyens. En réalisant un entretien avec un directeur d’hôpital concerné par ce nouveau cadre, nous avons voulu vérifier si cette hypothèse s’avérait effective. Existe-t-il alors d’autres expérimentations en santé publique et d’autres cadres notionnels qui permettraient de positionner les usagers comme des acteurs reconnus des projets de santé publique ? Vers une valorisation de la participation des usagers à travers la loi Le parcours juridique et administratif du système de santé en France a intégré l’usager, depuis une dizaine d’années, comme acteur à part entière dans la prise de décisions concernant le patient1. Tout d’abord en avril 1996, les ordonnances (dites Ordonnances Juppé, pour la préparation desquelles des auditions d’usagers ont été organisées au préalable) et le décret du 2 novembre 1998 constituent le premier cadre juridique de 1 Mouterde F., Proult E., Massot C., Rapport d’étude commandé par le Ministère de la jeunesse et des sports. Pour un débat citoyen sur la santé plus actif. Étude sur les modes de participation des usagers citoyens à la prise de décision en santé, Planète Publique, 7 juillet 2011, 80 pages. Disponible sur Internet : http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/etude_particip_sante_planete_publ_VF_env_ av_aout_2011.pdf Bréchat P-H., Grangeon J-L., Magnin-Feysot C., « La participation des usagers aux politiques publiques régionales de santé », adsp, n° 44, Septembre 2003, page 63. Disponible sur Internet : http://www.hcsp.fr/docspdf/adsp/adsp44/ad446166.pdf

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représentation dans le système de santé. Ces textes ont en effet officialisé la représentation des usagers dans les Conseils d’administration des établissements. Une circulaire de 1996 mentionne la participation des usagers à l’élaboration des programmes régionaux de santé (PRS), sans en fixer pour autant les modalités. En 1998, deux autres textes incluent les usagers dans l’élaboration des schémas régionaux d’organisation des soins (SROS). En 1999, un décret instaure également la participation des usagers avec voix consultative dans les comités de lutte contre les infections nosocomiales (CLIN). À la même période, différents textes1 associent les usagers à l’élaboration des plans régionaux de santé (PRS). Ils donnent également une place, dans les conférences de santé, aux représentants d’associations de familles, de personnes handicapées et de leurs parents, de retraités et de personnes âgées, de consommateurs et d’usagers des établissements sanitaires et sociaux, ainsi que d’associations à but humanitaire, de prévention ou de soutien aux malades. Toutes ces évolutions dans notre système de santé, qui ont parfois été considérées comme une « prise de pouvoir du patient », ont avant tout permis d’ouvrir un espace de dialogue au sein des établissements de santé. En effet, l’organisation des États généraux de la santé de 1998/1999 a mis au jour un besoin de rapprochement entre décideurs et usagers citoyens, en s’appuyant notamment sur des jurys de citoyens. Preuves d’une volonté de répondre à cette préoccupation, des bureaux dédiés à ces problématiques sont créés au sein du Ministère de la santé : bureau démocratie sanitaire à la DGS (Direction générale de la santé) et bureau sur le droit des usagers à la DHOS (Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins)2.

1 Décret n°97-360 du 17 avril 1997 relatif aux conférences régionales de santé, art. R. 767-6, circulaire de 1997. 2 Aujourd’hui la DGOS (Direction générale de l’offre de soins).

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Consécration juridique de la démocratie sanitaire Le 04 mars 20021, la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a amorcé une véritable démocratie sanitaire, en développant la représentation des usagers, vue comme une condition d’amélioration de la qualité du système de santé. Elle a notamment créé les Commissions des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge (CRUQ-PC), qui font des patients une véritable force de proposition pour l’amélioration de la prise en charge à l’hôpital. Dès lors, il est important de préciser que la loi de 2002 permet d’aller plus loin qu’une simple participation de l’usager. Comme le met en avant Chobeaux François2, l’idée de participation des usagers nous renvoie aux idées de santé communautaire et du droit à la santé qui englobent différents aspects et non un seul : « Appréhender la santé communautaire dans sa globalité, en y intégrant les champs social, économique, culturel et sanitaire ». Appliqué aux soins qui se pratiquent chaque jour dans le système de santé, le droit à la santé a d’abord été considéré dans une optique de type démocratie sanitaire. Puisqu’il consacre un ensemble de droits des malades reconnus dans la loi, en particulier le droit à la protection de la santé, à la dignité, à la non-discrimination, au secret médical et aux soins les plus appropriés. Dans la même optique, nous pouvons considérer le droit à la santé comme amenant des avancées démocratiques dans la vie des services publics de santé. En effet il améliore le droit des usagers de ces services publics, en consacrant le droit à l’information, le droit au respect du consentement, le droit à la consultation du dossier et le droit à une prise en charge de qualité et à la sécurité. Nous ajouterons que les associations ont un rôle prépondérant dans la place accordée aux usagers. Le directeur d’hôpital que nous avons interviewé affirme que ces dernières ont participé activement aux réformes du monde hospitalier : « ...ce type d’associations de soixante millions de consommateurs, ce sont de vrais défenseurs des usagers... Les 1 Loi N°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, Chapitre III, « Participation des usagers au fonctionnement du système de santé », Art. 20-22. 2 Chobeaux F., « Charte de promotion des pratiques de santé communautaire », VST - Vie sociale et traitements, 2004/1 n° 81, p. 48.

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associations d’usagers et les usagers sont le moteur de la réforme des hôpitaux... »1. Cependant, les associations semblent parfois trop spécialisées (associations contre le diabète, la myopathie, etc.) et manquent de propositions globales pour le système de santé. De plus, elles ne sont pas assez nombreuses dans le domaine sanitaire et hospitalier (comparé aux domaines éducatif et social par exemple)2. D’un point de vue plus élargi, au niveau des territoires, la loi de 2002 officialise la notion de « démocratie sanitaire », en se concrétisant notamment à travers la création d’instances comme les Conseils régionaux de santé dans lesquels siègent des représentants d’usagers. Paradoxalement, aucun débat public n’est prévu dans ce cadre et peu de régions voient la mise en place effective de ces instances. Elle maintient le Comité national d’organisation sanitaire et sociale (CNOSS), les Comités régionaux d’organisation sanitaire (CROS) et les Comités régionaux d’organisation sociale et médico-sociale (CROSMS), qui comptent également en leur sein des représentants d’usagers. Ces derniers sont enfin conviés à siéger aux conseils d’administration des CPAM en 20043. En parallèle, les textes rétablissent les Conférences régionales de santé où des représentants d’usagers ont la possibilité de prendre part aux décisions sanitaires de leur région. En 2006, les États généraux de la prévention sont préparés par une commission d’experts, à travers des groupes de travail composés de représentants des institutions et se déroulent avec la participation des professionnels dans le cadre d’assises nationales. Les orientations stratégiques et les mesures concrètes définies dans ce cadre sont ensuite relayées au niveau local à travers des forums régionaux, incluant les citoyens de différentes manières (séances publiques, micro-trottoir, etc.). La même année, les États généraux de l’alcool (INPES, 2006) se fixaient comme objectif de « donner la parole à tous les Français » et s’appuyaient sur une organisation décentralisée (forums régionaux incluant des jurys citoyens). Du côté de la recherche en santé, la participation des usagers est permise par les comités de 1

Par convention, les citations du Directeur d’hôpital que nous avons interviewé seront inscrites dans le texte en italique. 2 Bréchat P-H., Grangeon J-L., Magnin-Feysot C., Op. cit. p. 63. 3 Loi N°2004-310 du 13 août 2004 relative à l’assurance maladie.

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protection des personnes (CPP), créés par la loi du 9 août 2004 portant sur la recherche biomédicale chez l’homme, et qui se substituent aux Comités Consultatifs de Protection des Personnes dans la Recherche Biomédicale (CCPPRB) mis en place aux mêmes fins en 1988. Plus récemment, en 2009, la loi HPST (Hôpital, patients, santé et territoires) poursuit le mouvement et crée les conditions favorables au renforcement de la participation des usagers citoyens dans les processus décisionnels : les représentants des usagers siègent notamment au sein des conseils de surveillance des ARS (Agences régionales de santé) ; ils ont compétence pour approuver le budget et le compte financier de l’agence et émettre un avis sur le plan stratégique régional de santé, le contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens de l’agence ainsi que les résultats de l’action de l’agence, une fois par an. Enfin, depuis 1945, la participation des usagers s’est développée avant tout par des conquêtes menées par les acteurs non institutionnels qui ont souvent été reprises de façon formelle à travers des dispositifs législatifs et réglementaires. Références juridiques et pratiques professionnelles : l’interview d’un directeur d’hôpital La loi a permis d’ouvrir la boite noire de l’organisation des hôpitaux aux usagers. Elle offre la possibilité de leur présence à des instances jusqu’alors opaques et réservées aux professionnels experts. Le projet hospitalier serait idéalement développé sur la base d’un nouveau paradigme qui définit la prise de parole des usagers comme élément incontournable, aux côtés de la parole des professionnels. Si cette évolution émane d’une revendication historique des usagers pour la reconnaissance d’un savoir profane1, il n’en reste pas moins que le terme même de participation est une notion souvent galvaudée. La participation 1

Le CISS, crée en 1996, regroupe aujourd’hui une dizaine d’associations d’usagers. Son ambition était alors d’affirmer politiquement la création d’un nouvel acteur collectif dans le champ de la santé. Les associations, dépassant les particularismes de leurs revendications, ont partagé des problèmes communs et ont montré leur capacité à délivrer un savoir profane, notamment concernant la qualité de l’information donnée au patient, la sécurité hospitalière, les conditions d’accès au dossier médical, les choix des décisions thérapeutiques, la nécessité d’un soutien psychosocial, l’assurabilité des risques santé aggravés, etc.

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est parfois utilisée par les institutions comme slogan leur permettant de développer une image de consensus unificateur. Dhume Fabrice1 propose alors de repositionner le projet comme moteur du partenariat : « on ne fait pas de la coopération pour elle-même, mais on coopère pour réaliser quelque chose. Ce « quelque chose » est l’objet (projet) et qui héberge alors (éventuellement) un processus de coopération, qui s’élabore à travers lui. La coopération n’existe qu’au sein d’un objet thématique dont elle est un moteur et une dynamique constituante. Mais si l’on pouvait enlever l’objet thématique, rien ne resterait ; car la coopération ne tourne pas « à vide » ». Dans ce contexte, nous proposons ici de rendre compte des résultats d’un entretien semi-directif avec le directeur d’un hôpital de la région parisienne. L’objet de ce travail était de mettre au jour les représentations de ce cadre de santé, responsable de la mise en œuvre de la participation des usagers aux différentes instances organisationnelles de l’établissement. Même si une réserve quant à la possibilité de généraliser les résultats de l’interview à tout le système de santé doit être apportée, il n’en reste pas moins que les conceptions et représentations que nous avons pu identifier soulèvent des questions qui nous semblent préfigurer les difficultés et les dérives de la participation des usagers à l’hôpital. L’usager de l’hôpital : un « consommateur averti » ? Selon le directeur, les associations d’usagers sont bien des acteurs dont les revendications sont à la base de la réforme du système hospitalier. Il reconnaît par exemple que, sans l’action de l’Association des Hémophiles de France, le « scandale du sang contaminé ne serait jamais ressorti ». Il évoque le travail de l’association Act’up, Aides ou encore France Alzheimer. Nous voulions alors savoir quelle était, selon lui, la nature de la légitimité de tels groupements. La réponse immédiate fut de relever la force du nombre pour la défense des droits, à l’instar de l’association « soixante millions de consommateurs » dont l’objet est d’après lui de protéger les consommateurs des abus des entreprises. Les usagers sont donc vécus comme des consommateurs qui protègent leurs droits à l’adéquation entre le service proposé, leurs besoins et le service 1

Dhume F., La coopération dans l’action publique, Paris, L’Harmattan, 2006.

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effectivement rendu. Cette conception évacue d’emblée, par l’absence de discours, l’idée d’un savoir profane des usagers de santé et les cantonne au statut de consommateur dans une relation de type besoins/services. Nous nous enquérons ensuite de la nature des revendications des usagers auprès de son service. « Moi quand j’ai une réclamation orale, immédiatement, j’arrête l’usager et je lui dis : ce que vous me dites ne vaut rien si vous ne l’écrivez pas. Et si vous l’écrivez, je traite le dossier. Donc, si les gens ont des requêtes, je demande aux médecins, aux soignants, aux techniciens ce qui s’est passé. J’peux vous dire que des fois ça saigne… ». Il évoque alors un usager outré de constater, alors qu’un membre de sa famille souffrait terriblement après une opération, que les infirmières se trouvaient toutes au bout du couloir en pause en train de boire leur café et ne répondaient pas à ses appels. On le voit, le directeur se considère comme un intermédiaire entre les consommateurs et les équipes opérationnelles. La participation des usagers se rapproche ici d’une participation alibi qui augmente son pouvoir à infléchir le travail des équipes pour éviter les dysfonctionnements et les abus : l’écriture de la réclamation d’usager apporte une valeur considérable aux décisions et aux ordres de la direction auprès des équipes. « Écouter les usagers, c’est fabuleux : tu affiches ce que disent les gens et là ça fait réfléchir les équipes sur ce qu’on leur demande. » Savoir profane et savoir expert Nous poursuivons notre entretien en abordant la question d’une participation plus formelle qui est celle de la présence des usagers au sein des instances organisationnelles et de direction de l’établissement1. Nous voulions dans un premier temps savoir qui sont ces usagers qui participent à ces instances. Le Directeur déplore que seule une partie de la 1

La CRU (commission de représentation des usagers et de la qualité de la prise en charge) qui se réunit quatre fois par an avec un médecin conciliateur, la directrice des soins, etc. ; la certification HAN (Haute Autorité de Santé) qui évalue l’organisation sur la base de la construction et de l’application de procédures qui doivent correspondre à un référentiel très précis : par exemple, l’hôpital doit écrire une procédure concernant la circulation du dossier patient en fonction de normes imposées par l’HAN. Il est à noter que le système hospitalier est passé à une logique d’accréditation.

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population des usagers soit représentée, en l’occurrence « les jeunes retraités ». « Parce que les usagers, ils travaillent, ils n’ont pas que ça à faire. Une réunion toutes les semaines, faut qu’ils voient avec leur employeur. Les usagers de rêve c’est les jeunes retraités. » Il regrette de n’avoir ni représentant des enfants, ni d’usager entre quarante et cinquante ans par exemple. Si d’un premier abord, nous pouvons analyser cette remarque comme un manque de représentativité de la population, il faut toutefois considérer que ces « jeunes retraités » sont toujours affiliés à une association d’usagers et, qu’en ce sens, ils ne portent pas une parole individuelle, comme le laisse penser l’analyse du directeur, mais représentent un groupement d’usagers qui développe en amont un savoir et des points de vue incluant tous les usagers. On peut alors déplacer le questionnement en se demandant si c’est bien d’un manque de représentativité qu’il s’agit ou d’une difficulté à faire émerger la parole des représentants d’usagers au sein des instances de l’établissement. Le discours du directeur concernant la nature de la prise de parole des usagers pendant ces réunions nous semble relever de ce questionnement. En effet, selon lui, plusieurs freins préexistent à la possibilité d’une participation des usagers à égalité avec les experts et les professionnels : d’une part, il note que les usagers semblent impressionnés par le statut des médecins et des directeurs d’hôpitaux. Il analyse cette réserve comme le complexe d’une parole qui ne serait pas à la hauteur face à la complexité que représente le discours des professionnels sur leurs savoirs et savoir-faire. « Dans ces réunions, c’est très technique, c’est un bouillon hospitalier […] Le problème dans la certification, c’est qu’il faut être formé en qualité et en gestion des risques et il faut connaître les pratiques hospitalières et les risques hospitaliers. Ils sont un peu largués: c’est là qu’il faut des bons pilotes au niveau des groupes de travail ». Les réunions sont donc conçues comme des instances préexistantes à la participation des usagers qui ont obtenu le droit d’y assister a posteriori. C’est donc à l’usager de s’adapter aux discours experts et, en ce sens, le directeur se félicite de fournir des données aux usagers, des articles et de l’information afin qu’ils puissent comprendre un minimum ce qui se dit.

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Nous nous trouvons là dans une évocation de l’usager qui n’a d’autre choix que de se former pour pouvoir prétendre à participer à des décisions qui le concernent. En caricaturant cette situation, nous pourrions affirmer que les usagers devraient faire médecine ou l’école des cadres de santé pour avoir une chance d’être écoutés et pris au sérieux. Il en serait alors de même pour les parents d’élèves qui devraient passer les concours de professeurs des écoles pour se présenter aux conseils de classes, et pour les usagers des services municipaux qui devraient présenter leur réussite aux concours de la fonction publique pour parler lors des conseils municipaux. Nous nous trouvons là dans un paradoxe permanent qui finit par épuiser l’intérêt même de la notion de participation des usagers aux services publics. Poussant un peu notre investigation, nous demandons s’il arrive que des représentants d’usagers puissent proposer des questions à l’ordre du jour des réunions : « Ce ne sont pas les usagers qui décident des thèmes des réunions. Ils doivent seulement donner un point de vue d’usager. C’est comme si les clients d’une entreprise automobile participaient aux réunions techniques sur la mise au point de l’ABS de la voiture. Tout ce qu’ils peuvent dire c’est de donner leur avis sur l’intérêt de l’ABS mais ils ne peuvent pas discuter des choix technologiques. Le médecin, il a fait plus de dix ans d’études, donc on ne peut pas lui dire que le citoyen lambda va discuter de ses méthodes de travail : c’est comme si on demandait à un citoyen lambda comment il faut faire pour construire un avion. » L’ignorance et l’incompétence des usagers sont donc invoquées pour expliquer leur faible participation à l’élaboration des questionnements à la base des projets de l’établissement. D’autre part, les procédures administratives qui répondent à des normes organisationnelles expertes, permettent au mieux la présence des usagers mais n’ont pas été conçues pour porter leur savoir profane. D’un droit de l’usager à prendre la parole, on substitue concrètement une procédure administrative qui cache les modalités par lesquelles la parole des usagers est prise en compte. D’un côté on invoque donc une participation des usagers par le droit, et de l’autre on nie leur savoir par des procédures expertes qu’il serait impossible de dépasser.

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La santé communautaire : une autre forme de participation Comment faire pour que la parole de l’usager compte autant que celle des professionnels ? En 2002, dans le canton de Vaud en Suisse, un projet de centre de jour en soins palliatifs fait l’objet d’une étude afin d’évaluer la pertinence du maintien à domicile des personnes malades. Il s’agit d’une évolution novatrice dans le canton qui explique qu’une enquête ait été nécessaire auprès de la population concernée afin de fédérer les institutions autour des actions à mettre en place pour répondre au mieux aux besoins des patients. Les chercheurs souhaitent donc s’appuyer sur le concept de santé communautaire1 tel qu’il est implanté dans les pays anglo-saxons. Cependant, en menant la recherche-action, les chercheurs se sont basés sur une définition au sens large de la santé communautaire. Selon eux «il y a santé communautaire quand les membres d’une communauté réfléchissent en commun sur leurs problèmes de santé, expriment des besoins prioritaires et participent activement à la mise en place et au déroulement des activités les plus aptes à répondre à ces priorités2. » C’est pourquoi les entretiens sont menés auprès de professionnels de la santé exerçant au sein de structures médicalisées ou 1

La santé communautaire établit une critique de la santé publique traditionnelle dans son appréhension des individus considérés comme des usagers déconnectés de tout contexte social. Cette dernière ne prend pas en compte leurs connaissances spécifiques, leurs stratégies et la multiplicité des réalités que recouvrent dans ce cadre les problèmes de santé et de bien être tels que définis par l’OMS. Fabrice Dhume explique que « L’OMS définit la santé comme un état de complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. Encore une fois, la santé n’est pas l’opposé de la maladie, et inversement. […] On sait d’ores et déjà que la santé totale ne peut se faire que dans un cadre de relation étroite entre les trois sphères mentale, psychique et sociale. » La santé communautaire appelle à donner la parole aux usagers qui se voient assigner un rôle central dans l’évaluation des besoins, des méthodes et outils pour y répondre. Dhume F., RMI et psychiatrie : deux continents à la dérive ? L’interinstitutionnalité et le partenariat comme catalyseurs des questions d’identité du travail social et de la psychiatrie, Paris, L’Harmattan, 1997. 2 Genton Trachsel A., « Projet d'un centre de jour en soins palliatifs : une approche communautaire », Revue internationale de soins palliatifs, 2003/3, Vol. 18, p. 137-141.

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indépendants et également auprès des patients eux-mêmes. L’objectif des entretiens est de prendre en compte l’ensemble des points de vue de la communauté sur le centre de jour. De plus, lorsque l’on souhaite mener des projets en faisant appel à la santé communautaire, il est essentiel de mettre en place des partenariats au sein desquels les professionnels de santé, les usagers et les représentants des institutions ont le même niveau d’implication et de pouvoir de décisions. Sans cela, nous retombons dans la vision de l’État providence qui ne prend pas en compte des stratégies individuelles et l’effet pervers de l’utilisation exclusive de l’aide à la population qui entraîne une perte d’autonomie et d’initiative des individus. La santé communautaire revendique donc une réelle considération pour les réseaux communautaires. B. Pissarro1 appelle « réseaux primaires » les réseaux spontanés d’habitants dont on ne préjuge pas des formes de relations (amis, familles, habitants d’un immeuble etc.). Les réseaux secondaires sont, quant à eux, ceux formés de professionnels, qui, dans une logique de services, prennent en charge les problèmes identifiés sur un territoire. Il affirme que les réseaux secondaires s’organisent habituellement sans identification et prise en compte des réseaux primaires, négligeant ainsi des forces déjà constituées et risquant même de les faire disparaître en leur substituant des offres auxquelles les habitants s’adaptent. Les projets de santé communautaire ont donc pour objectif de s’appuyer sur les dynamiques existantes ou potentielles des communautés, aussi bien pour identifier les problèmes de santé et de bien-être que pour y remédier. Plusieurs auteurs affirment que la santé communautaire permet de remédier à la pression toujours plus forte que fait porter l’offre de soins élargie sur les remboursements de soins par la sécurité sociale. Le choix de la recherche-action s’explique par le fait de pouvoir s’entretenir avec les professionnels tout en les suivant dans leurs pratiques au quotidien. Les chercheurs utilisent l’ « empowerment » pour une meilleure prise en compte des besoins des usagers. En effet, dans une approche traditionnelle, les professionnels ne rendent pas toujours compte des difficultés vécues par les malades mais restent dans une relation de 1

Pissaro B., « Réseaux en santé et approches communautaires », Vie sociale et traitement, volume 81, n°1, 2004, p. 49-56.

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« paternalisme médical »1 et de réponses à des besoins par des services. Pierre Lascoumes note une évolution des pratiques de santé lui permettant d’affirmer que « le temps est passé où le patient (celui qui souffre) s’en remettait au savoir-faire unilatéral de celui qui pouvait le soigner2. » Nous passons donc à une logique où les interactions entre individus représentent des stratégies des sujets que les acteurs de santé doivent prendre en compte. On oppose ici la notion de besoin, habituellement utilisée par la santé traditionnelle, à celle de stratégie des individus, dans un positionnement interactionniste. Conclusion Avec la notion de démocratie sanitaire, la loi reconnaît les mouvements de revendications des usagers de santé. Elle crée un cadre qui oblige les institutions à s’organiser pour offrir les lieux de leur participation aux projets mis en œuvre. Cependant, la représentation professionnelle que nous avons mise au jour montre que l’usager est pensé comme un consommateur dans une logique de besoins/services. Son savoir profane n’est pas reconnu et en ce sens l’égalité entre les acteurs dans la démarche de projet n’est pas effective. On substitue alors au droit des usagers à participer, une logique de procédure administrative qui n’offre pas les moyens de leur expression. Certaines expérimentations utilisant les méthodes de la santé communautaire permettent cependant de penser que la parole des usagers - portant sur des points de vue légitimes et des sujets spécifiques - a un intérêt égal aux savoirs professionnels pour l’efficacité des projets de santé publique.

Bibliographie Bréchat P.-H., Grangeon J.-L., Magnin-Feysot C., « La participation des 1

Lascoumes P., La place des usagers dans le système de santé : de la dépendance à la coopération? Collectif inter-associatif sur la santé, Association AIDES, p. 1. 2 Ibid.

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usagers aux politiques publiques régionales de santé », adsp, n° 44 Septembre 2003. Disponible sur Internet : http://www.hcsp.fr/docspdf/adsp/adsp-44/ad446166.pdf Chobeaux F., « Charte de promotion des pratiques de santé communautaire », VST - Vie sociale et traitements, 2004/1, n° 81. Dhume F., La coopération dans l’action publique, Paris, L’Harmattan, 2006. Dhume F., RMI et psychiatrie : deux continents à la dérive?: L’interinstitutionnalité et le partenariat comme catalyseurs des questions d’identité du travail social et de la psychiatrie, Paris, L’Harmattan, 1997. Genton Trachsel A., « Projet d’un centre de jour en soins palliatifs : une approche communautaire », Revue internationale de soins palliatifs, 2003/3, Vol. 18, p. 137-141. Lascoumes P., La place des usagers dans le système de santé : de la dépendance à la coopération ?, Collectif inter-associatif sur la santé, Association AIDES. Massot C., Mouterde F., Proult E., Rapport d’étude commandé par le Ministère de la jeunesse et des sports. Pour un débat citoyen sur la santé plus actif. Étude sur les modes de participation des usagers citoyens à la prise de décision en santé, Planète Publique, 7 juillet 2011, 80 pages. Disponible sur Internet : http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/etude_particip_sante_planete_publ_V F_env_av_aout_2011.pdf Pissarro B., « Réseaux en santé et approches communautaires », Vie sociale et traitement, volume 81, n°1, 2004, p. 49-56.

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Troisième partie : Incompréhensions et perspectives Prédiction et incompréhension : place des projets en centres de vacances et de loisirs Jean-Gabriel Busy

Les centres de vacances et les centres de loisirs1, au-delà d’être des structures du temps libre, sont des structures vectrices d’éducation inscrites dans le champ de l’éducation non formelle, en tant « qu’activités structurées, ayant des objectifs éducatifs clairement annoncés, se situant le plus souvent clairement en dehors des systèmes scolaires et universitaires et ne menant pas à une reconnaissance officielle validée par ceux-ci2 ». Ces objectifs éducatifs sont énoncés, plus ou moins explicitement, dans les différents projets qui, chacun à leur niveau, doivent prévoir l’organisation et la mise en place de la vie dans ces structures. Ainsi, les termes de projet et centre de vacances ou centre de loisirs sont aujourd’hui indéniablement intriqués. Cependant, peut-on affirmer pour autant que le projet, ou plus exactement les projets afférents à ces structures, prennent la même place et remplissent la même mission partout ? Autrement dit, existe-t-il une unicité de lecture, de compréhension et d’interprétation dans l’élaboration de ces projets comme dans leur traduction en actes ? Malgré un discours largement dominant du côté du rôle éducatif de ces structures prouvé et porté, notamment dans les projets éducatifs et pédagogiques, rédigés par les 1

J’emploierai indifféremment, dans cet article, les termes de colonies de vacances, centres de vacances ou séjours de vacances lorsqu’il s’agit de structures en pension complète et de centres de loisirs ou accueils de loisirs, pour des structures en demi-pension, même si ces termes connaissent quelques différences dans leur définition. Le terme d’accueils collectifs de mineurs (ACM) est le terme réglementaire en vigueur pour désigner l’ensemble de ces structures. 2 Magnin J.F., séminaire « Quelle formation pour les animateurs d’éducation informelle», 2003. http://www.cemea.asso.fr/IMG/texteJFMagninseminaire1103.pdf, (consulté le 25 mars 2012).

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organisateurs et les équipes d’animation, l’action ne correspond pas toujours à la projection. Quantité de ruptures, de fractures, voire de contradictions, viennent perturber un enchaînement décrit comme linéaire. Sans prétendre à l’exhaustivité, je vais regarder, dans une première partie, ce qui a amené à élaborer des projets dans les centres de vacances et les centres de loisirs, au point qu’ils deviennent incontournables. Avant de m’attacher à comprendre, dans une deuxième partie, ce que représentent ces projets pour ceux, institution de tutelle, organisateurs et équipes d’animation, qui les rédigent. Cela me permettra de mettre en relief les ruptures, les fractures et les contradictions que l’on peut relever, tant dans leur élaboration et leur rédaction que dans leur mise en œuvre. J’émets ici l’hypothèse que les projets, dans les centres de vacances et les centres de loisirs, ne peuvent être lus de manière univoque, mais doivent l’être, au contraire, de façon plurielle, au regard de l’utilisation réelle, avouée ou non, qu’en font ceux qui les rédigent, voire des usagers auxquels ils sont destinés. En effet, comme nous allons le voir, tous les projets n’ont pas la portée prédictive qu’on leur attribue souvent, mais visent d’autres buts, parfois inavoués. Émergence et développement des projets dans le champ des colonies de vacances et des centres de loisirs Les colonies de vacances et les centres de loisirs ont une mission éducative affirmée dans les différents discours qui les évoquent. D’abord celui de leur institution de tutelle, le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative et ses services déconcentrés, les directions départementales de la Jeunesse et des Sports, devenues directions départementales de la Jeunesse et de la Cohésion sociale1, qui les reconnaît explicitement comme éducatives et leur impose réglementairement l’élaboration et la rédaction de projets, en amont, pour les agréer, c'est-à-dire les autoriser à fonctionner. Ensuite, celui des 1

Les centres de vacances et les centres de loisirs ont connu différentes institutions de rattachement : ministères, secrétariats d’État et Haut commissariat, rattachés à l’Éducation nationale ou non, en fonction des différents gouvernements. Je ne différencierai pas les différentes appellations de cette institution de tutelle, même si ses orientations et ses missions diffèrent.

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grandes fédérations et mouvements de jeunesse du champ, qui mettent en avant, tant dans leur propre projet, qu’auprès de leurs adhérents, des stagiaires formés par eux ou dans leurs publications, le rôle éducatif de ces structures. Enfin, dans celui des organisateurs et des équipes d’animation qui revendiquent leur participation à l’éducation des enfants et des jeunes qu’ils accueillent. Des projets imposés dans la réglementation Ainsi, l’institution de tutelle reconnaît les centres de vacances et les centres de loisirs comme des structures éducatives. Il suffit, pour s’en convaincre, de se pencher sur l’évolution du cadre règlementaire que les différents ministères concernés ont délimité depuis qu’ils s’intéressent à ces structures. D’orientations sanitaires, hygiénistes et sociales, les objectifs assignés aux centres de vacances et aux centres de loisirs sont devenus éducatifs. Je ne citerai pas, ici, l’ensemble des textes dans leur exhaustivité, mais m’arrêterai sur ceux qui marquent les différentes étapes de cette évolution. À part l’obligation de déclarer les colonies de vacances, instituée en 1912, la première règlementation intervenant dans ce champ remonte à 19381, c’est-à-dire à une période où le nombre de ces structures comme leur nombre de participants augmentent de façon exponentielle2. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les préoccupations réglementaires portent quasiment exclusivement sur les aspects sanitaires et hygiéniques, tant des structures elles-mêmes que de leurs participants3. C’est en 19604 que l’État ajoute les « conditions éducatives » à ses préoccupations. Cette évolution se voit confirmée quinze ans plus tard, en 1975, lorsque la réglementation impose aux 1

Décret-loi du 17 juin 1938, relatif à la protection des enfants d’âge scolaire placés hors du domicile de leurs parents. 2 Le nombre de colons se développe comme suit : 8 216 en 1900, 14 000 en 1903, 22 316 en 1904, 53 411 en 1907, 72 866 en 1910, 81 358 en 1912, plus de 100 000 en 1913… 420 000 colons en 1936 (Jean. Houssaye, 1989). 3 Arrêté du 11 mai 1949, du ministère de l’Éducation nationale, portant sur les conditions d’admission des enfants dans les colonies de vacances, service médical et hygiène alimentaire. 4 Décret n° 60-94, du 29 janvier 1960, concernant la protection des mineurs à l’occasion des vacances scolaires, des congés professionnels et des loisirs.

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organisateurs d’élaborer « le projet éducatif en concertation avec les directeurs qui auront participé avec eux au choix du personnel éducatif1». Près de dix ans après, en 1984, les centres de loisirs deviennent, dans les textes, des « entités éducatives »2, « habilitées pour accueillir de manière habituelle et collective des mineurs à l’occasion des loisirs, à l’exclusion des cours et apprentissages particuliers ». La règlementation exige alors « l’existence d’un projet éducatif » dans lequel doivent apparaître « les objectifs éducatifs visés, les modalités générales de fonctionnement du centre et les activités possibles réalisables qui pourraient être proposées aux enfants ». La réglementation d’alors stipule que ce projet éducatif « est défini en accord entre l’organisateur et le responsable du centre de loisirs et autant que possible avec la participation des parents ». Un nouvel échelon de projet apparaît à cette période : le projet pédagogique. Celui-ci doit tenir compte « des souhaits et des besoins des enfants et adolescents » et est élaboré « par l’équipe d’animation, en référence au projet éducatif ». Il est même précisé que « les parents seront tenus informés de la définition et de la mise en place de ces projets ». Le projet pédagogique doit préciser « les modalités d’accueil et de vie des enfants, éventuellement les conditions de transport, l’utilisation d’installations et d’espaces, l’organisation des activités, la collaboration avec des intervenants extérieurs à l’équipe d’animation [...] ». Sachant que « toute modification importante doit être portée à la connaissance des partenaires concernés ». Aujourd’hui, l’existence des projets éducatif et pédagogique conserve un caractère obligatoire3. Les organisateurs comme les équipes d’animation doivent, pour fonctionner, en rédiger un. Cependant, le ministère n’impose ni contenus, ni objectifs d’apprentissage, ni modalités 1

Arrêté du 19 mai 1975, modifié par l’arrêté du 12 mars 1980 et l’arrêté du 8 octobre 1985 portant sur le contrôle des établissements et centres de placement hébergeant des mineurs à l’occasion des vacances scolaires, des congés professionnels et des loisirs. 2 Arrêté du 20 mars 1984, modifié par l’arrêté du 27 juin 1996, portant réglementation des centres de loisirs sans hébergement. 3 Arrêté du 10 décembre 2002 pris en application de l'article 4 du décret n° 200 2-885 du 3 mai 2002 relatif au projet éducatif mentionné à l'article L. 227-4 du code de l’action sociale et des familles NOR : MENJ0202905A – J.O du 17 décembre 2002, page 2835.

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d’évaluation. En dehors de l’obligation de produire des projets écrits, les organisateurs et les équipes d’animation ont donc, du point de vue réglementaire, une grande marge de manœuvre tant dans l’élaboration de ces projets eux-mêmes, que dans leur réalisation. Si elles évoquent les objectifs et les contenus de ces projets, les consignes ministérielles se limitent à indiquer, sous forme de conseils, quelques orientations. Ainsi, aujourd’hui, le ministère nous indique sur son site Internet1 que « les enfants bénéficient en France, en moyenne, de 125 jours de vacances scolaires par an, fixés majoritairement en été. Ces interruptions dans l’activité scolaire sont nécessaires à un bon rythme de vie et permettent une récupération physique et psychologique indispensable. Ces temps doivent pouvoir être mis à profit dans le cadre d’activités de détente et de loisirs, et pour partir en vacances ». Ce ministère précise plus loin que « la « colo » ou le « centre aéré » demeurent, dans le langage commun, synonymes de temps de plaisir, d’éducation à la vie collective, à la pratique d’activités diversifiées, afin de vivre ensemble des moments uniques de découverte et de bonheur ». Une publication des services de ce ministère, destinée aux inspecteurs de la jeunesse, met en avant l’importance des projets éducatif et pédagogique, ainsi que le rôle de conseil lors des inspections2. Si le discours ministériel semble davantage insister sur la dimension loisirs ou vacances, en tant « qu’interruptions dans l’activité scolaire », que sur les aspects éducatifs, ceux-ci ne sont pas niés pour autant. De plus, ce discours ministériel se décline au niveau local, notamment départemental, de manières différentes, en fonction des priorités, des préoccupations des représentants territoriaux ou des particularités locales. Ainsi, la Direction Départementale de la Cohésion Sociale des Hauts-de-Seine (DDCS 92), insiste sur les centres de loisirs et évoque, en parlant des accueils collectifs de mineurs : des « structures d’animation sans hébergement (appelées « accueils périscolaires », 1

Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et de la Vie associative, les accueils collectifs de mineurs (ACM) : http://www.jeunes.gouv.fr/interministeriel/activites/vacances/article/accueilscollectifs-de-mineurs-acm (consulté le 7 avril 2012). 2 DJEP, Projet pédagogique et projet éducatif, 2003. http://www.jeunes.gouv.fr/IMG/UserFiles/Files/Projets%20%C3%A9ducatif%20 et%20p%C3%A9dagogique.pdf (consulté le 3 septembre 2011).

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« centres de loisirs » ou « centres aérés », « colonies », « camps » ou « centres de vacances », pour les séjours de vacances) »1 et indique que leur mission est d’accueillir « des enfants et des adolescents hors temps scolaire ». Pour la DDCS 92, ces structures « permettent aux enfants et aux adolescents de pratiquer des activités de loisirs et de détente, dans un cadre éducatif, pensé et sécurisé, qui s’oppose à une simple logique de garderie et d’occupation stérile du temps ». De son côté, la Direction de la Cohésion Sociale de Seine-Saint-Denis (DDCS 93), semble se concentrer davantage sur les problématiques de la jeunesse et la formation des animateurs. Son site Internet2 met en avant plusieurs actions dans ce domaine : « conseil départemental de la jeunesse », « projets jeunes », « défi jeunes », « information jeunesse », formations BAFA et BAFD pour les animateurs et les directeurs, ainsi que les formations continues et thématiques. La Direction Départementale de la Cohésion Sociale de Haute-Savoie (DDCS 74), quant à elle, se concentre davantage sur les centres de vacances que sur les centres de loisirs. Outre sa mission de contrôle, la DDCS 74 « propose également un accompagnement sur l’organisation pédagogique des séjours et des accueils ». Son directeur départemental écrit, en introduction des instructions départementales pour l’année 2011, que, pour lui, « il est nécessaire, dans l’intérêt des enfants et en considération des familles qui [nous] font confiance, que chaque séjour soit un moment d’épanouissement et d’éducation, vécu en toute sécurité »3. Ces trois directions départementales comptent parmi les plus importantes de France, au niveau du nombre de mineurs accueillis dans chacun des départements. La Haute-Savoie est le département français qui accueille le plus grand nombre de colonies de vacances et d’enfants en séjours, tandis que les Hauts-de-Seine et la Seine-Saint-Denis comptent parmi les départements qui accueillent le plus de mineurs en centres de loisirs sans 1

DDCS92 : http://vosdroits.service-public.fr/particuliers/N546.xhtml ; consulté le 7 avril 2012. 2 DDCS93 :http://www.ddjs-seine-saint-denis.jeunesse sports.gouv.fr/jeunesse/jeunesse.htm (consulté le 7 avril 2012). 3 Site Internet de la DDCS 74 : http://www.ddjs-haute-savoie.jeunessesports.gouv.fr/ (consulté le 7 avril 2012).

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hébergement. Ceci explique certainement les priorités de chacun. Malgré ces particularités, les directions départementales de la cohésion sociale, en tant que représentantes territoriales de l’État déconcentré, sont tenues, en termes de respect de la réglementation, aux mêmes obligations et aux mêmes exigences, les unes que les autres. Leurs inspecteurs et conseillers pédagogiques réclament régulièrement, lors de leurs visites, qu’on leur présente le projet éducatif et le projet pédagogique de la structure. Une volonté portée par les acteurs du champ Pour autant, prétendre que l’existence de ces projets trouve sa seule origine dans la volonté de l’État de contrôler, du point de vue de la sécurité, comme du point de vue idéologique, des structures en pleine expansion serait faux. Dans le contexte de l’entre-deux guerres, la règlementation naissante, pour représenter un ensemble de contraintes, n’en constitue pas moins un progrès. La réglementation se veut contraignante au niveau de l’obligation de déclaration préalable des accueils1, que certains organisateurs refusent d’effectuer pendant longtemps2, et au niveau des normes, sanitaires, hygiénistes, spatiales, organisationnelles… qu’elle impose. Sans nier la volonté de contrôle de l’État, d’un secteur en développement et dont les objectifs et les pratiques impactent directement l’enfance et la jeunesse, il faut bien reconnaître le rôle d’autres acteurs du champ, d’abord les grandes fédérations d’éducation populaire, ensuite les organisateurs eux-mêmes. Nombre d’entre eux voient dans les patronages et les colonies de vacances, des occasions de réaliser leurs objectifs éducatifs, ce dès avant que la réglementation ne les oblige à en formuler. Je ne vais pas ici remonter à la naissance des premiers patronages au XVIIIe siècle et des premières colonies de vacances en 1876 mais tenter de repérer l’influence de ces mouvements et des organisateurs dans la naissance et l’élaboration de projets. Dès les années 1890, les catholiques, pour qui les colonies de vacances, dans la continuité des patronages, visent à « former des

1

Le terme accueil est à prendre, ici dans son sens générique, à savoir tant colonie de vacances, que patronage, laïc ou confessionnel. 2 L’UFCV refusera de se soumettre à cette obligation jusqu’en 1953.

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catholiques convaincus1 », font naître les premières colonies éducatives. Celles-ci, s’écartent de la mission sanitaire et hygiéniste prépondérante dans les colonies familiales et scolaires, pour constituer les premières expériences françaises de pédagogies nouvelles. Le jeu et les méthodes actives font des enfants « les agents de leur propre éducation2 ». Patronages, colonies de vacances et mouvements du scoutisme catholique3 inventent alors un modèle éducatif qui laisse une grande place au jeu, aux grands jeux et au jeu libre, des enfants. Il convient de laisser jouer les enfants pour mieux les observer, sans qu’ils en aient conscience, et comprendre comment ils évoluent. Cependant, l’esprit d’évangélisation prend le dessus. Face à la montée de la sécularisation, fin XIXe et début XXe, les catholiques se radicalisent. L’organisation, notamment des colonies de vacances, se fonde alors sur les quatre piliers : « obéissance, respect, foi et piété4 ». Tout tend vers Dieu : instruction religieuse, éducation chrétienne et sociale. Prières quotidiennes et messe le dimanche rythment ces séjours. L’éducation tend de plus en plus à se résumer à sa part religieuse. Si l’intention est claire, on ne peut pas pour autant parler de projets. C’est pendant l’entre-deux guerres, alors que la tuberculose tend à disparaître, que les laïcs, à leur tour, influencés, à la fois par les mouvements du scoutisme et à la fois par les courants de l’Éducation nouvelle, vont reléguer les aspects sanitaires et hygiéniques au second plan, pour mettre en avant des aspects éducatifs. L’éducatif supplante le sanitaire et l’hygiénique, sans que ceux-ci ne disparaissent complètement. Dans les colonies, cela se traduit y compris dans les modes d’hébergement. L’hébergement dans des familles paysannes 1

Downs L-L., L’histoire des colonies de vacances de 1880 à nos jours, Paris, Perrin, 2009. 2 Downs L-L., Ibid. 3 Les mouvements du scoutisme et du guidisme, initiés, principalement, par Robert S. Baden Powell (1857–1941), naissent en 1907 et se développent rapidement dans le monde entier : en 1911 pour les Éclaireurs de France (EDF), laïcs, et les Éclaireurs unionistes de France (EUDF), protestants ; en 1914 pour les Éclaireuses de France, pendant féminin des EDF ; en 1920 pour les Scouts de France (catholiques) et en 1923 pour les Guides de France, pendant féminin des Scouts de France. 4 Houssaye J., Le livre des colos, Paris, La Documentation Française, 1989/2009.

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disparaît définitivement, remplacé par des accueils collectifs, malgré les contraintes de normes qui s’imposent aux organisateurs. Colonies de vacances et patronages deviennent, voire redeviennent, des lieux d’expérimentations et d’innovations pédagogiques, dans le « contexte plus large de bouillonnement culturel du Front populaire de 19361 ». Le jeu, sous différentes formes, prend une place prépondérante tant dans le déroulement de la journée que dans les discours des organisateurs. Le jeu est décrit, comme, « à la fois, moyen d’acquisition, d’adaptation et d’expression2 ». C’est aussi à cette époque que se pose la question de la formation des cadres des colonies de vacances et des patronages. En effet, la volonté de créer de véritables loisirs éducatifs passe par la formation des personnes. S’il n’est pas encore possible de parler de projets éducatifs, au sens où on l’entend aujourd’hui, on peut d’ores et déjà parler de « programmes pédagogiques3 ». Ces programmes s’appuient à la fois sur les techniques pédagogiques amenées par les mouvements du scoutisme, sur les courants de pensée de l’Éducation nouvelle et, à la fois, sur les thèses de médecins ou psychologues, spécialisés dans le développement de l’enfant. Les participants sont subdivisés en sousgroupes par tranches d’âges et pratiquent des activités et des jeux adaptés à leurs capacités intellectuelles et physiques. L’organisation en sousgroupes permet de respecter les rythmes et de répondre au mieux aux besoins des enfants et des jeunes, en référence aux thèses de Jean Piaget, d’Henri Wallon, mais aussi de Maria Montessori ou de Roger Cousinet. Cette évolution commencée durant l’entre-deux guerres, notamment sous l’impulsion du Gouvernement du Front populaire, se poursuit pendant la Seconde Guerre mondiale, sous le Gouvernement de Vichy, et bien audelà, jusque dans les années 1970-1980.

1

L’expression est de Laura Lee Downs (2009). Downs L-L., op. cit. 3 Downs L-L., op. cit. 2

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Plusieurs des grands mouvements d’enfance et de jeunesse d’alors, notamment les Ceméa1, la Jeunesse au Plein Air2, les Francas3 et La Ligue de l’Enseignement, par leur action et leurs exigences, tant en termes de formation des moniteurs qu’au niveau de la qualité des activités proposées et de leur plus value éducative, œuvrent pour la transformation de ces structures, de sanitaires et hygiéniques en éducatives et pédagogiques. Les colonies de vacances deviennent les centres de vacances, tandis que les patronages disparaissent, remplacés, d’abord par les centres aérés, puis par les centres de loisirs. Ces lieux constituent tant pour les militants des grands mouvements de jeunesse que pour des enseignants des lieux d’expérimentations pédagogiques. Par exemple, la pédagogie institutionnelle, un des grands courants de l’École nouvelle, issu du Mouvement Freinet, fondée par Fernand Oury et Raymond Fonvieille, a été expérimentée en colonie de vacances, à partir de 1949 et au début des années 19504. Les années 1980 à nos jours voient le renforcement des obligations réglementaires en termes d’élaboration de projets écrits. Dans le même temps, les centres de vacances et les centres de loisirs voient leurs finalités antérieures - faire un citoyen laïc ou religieux, idéal, un militant politique ou syndical… - disparaître. Seule reste la réponse au développement et aux besoins des enfants. La pratique d’activités sportives, artistiques, culturelles, scientifiques et techniques devient une fin en soi. L’évolution de ces structures se scinde entre, d’un côté, les centres de loisirs qui augmentent remarquablement, tandis que, de l’autre côté, les centres de vacances marquent le pas. Cependant, leur dimension éducative semble bien avoir définitivement pris le dessus sur d’autres dimensions, notamment hygiénique et sanitaire. Pour autant, ces deux dernières n’ont pas complètement disparu, puisqu’elles forment aujourd’hui un préalable réglementaire incontournable pour les 1

Ceméa : Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active, créés en 1937. 2 La Jeunesse au Plein Air (JPA) : confédération des organisations laïques (Ceméa, La Ligue, Les Francas...), créée en 1938. 3 Les Francas : Francs et Franches Camarades jusqu’en 1974, créés en 1944. 4 Pain J. (non daté), « Fernand Oury et la pédagogie institutionnelle » : http://www.meirieu.com/PATRIMOINE/oury_pain.pdf (consulté le 1er mai 2012).

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organisateurs et les équipes pédagogiques. Dans ce sens, il est possible de remarquer qu’encore maintenant, plus de fermetures de sites sont prononcées pour cause de manquements en termes d’hygiène ou de sécurité, que de mise en place d’une mauvaise pédagogie. En conclusion de cette première partie, je peux dire que, sans nier l’importance des finalités de leurs débuts, les centres de vacances et les centres de loisirs n’ont pas toujours fait l’objet de projets formalisés. Les intentions des débuts dépassaient le cadre de ces structures pour s’inscrire dans celui, plus global de la société. De porteurs de finalités extrinsèques, sanitaires, sociales, laïques, confessionnelles, politiques… comme l’a relevé Jean Houssaye1, les centres de vacances et les centres de loisirs sont devenus vecteurs de buts intrinsèques : d’abord en tant que réponse aux besoins des enfants et des jeunes, ensuite, en tant que lieux de découverte et de pratique d’activités variées. Dans le même temps, les projets, en tant que « ce qu’on a l’intention de faire et estimation des moyens nécessaires à la réalisation 2 » se sont formalisés. Projets : projection ou sommation ? Aujourd’hui, les centres de vacances et les centres de loisirs fonctionnent, avec ou sur la base de projets à différents niveaux, élaborés par différents acteurs. Certains de ces projets relèvent de l’obligation réglementaire, d’autre pas. L’institution de tutelle, dans la réglementation, indique deux niveaux de projets obligatoires : le projet éducatif et le projet pédagogique. Dans la réalité, il existe d’autres niveaux de projets. Un enchaînement apparemment hiérarchisé, des finalités à l’action Ainsi, aux deux niveaux précédents, il est possible d’ajouter les projets de fonctionnement, d’animation et les projets d’activités. Ces trois projets se situent entre le projet pédagogique et l’action. Ils ne sont ni obligatoires règlementairement, ni reconnus par l’ensemble des acteurs. Certains n’en reconnaissent aucun des trois, d’autres les assimilent. De même que 1

Houssaye J., 1989, op. cit. Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNTRL) : http://www.cnrtl.fr/definition/projet ; consulté le 1er mai 2012. 2

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certains projets éducatifs se déclinent depuis un niveau très général, qui dépasse souvent le seul cadre des centres de vacances et des centres de loisirs, jusqu’à un projet très ciblé, éventuellement à un type de structures ou à un quartier. Ce sens de lecture donne les niveaux de projet suivants, du plus englobant au plus près du terrain : - Projet fédéral, projet associatif, projet éducatif global : c’est-àdire projet qui s’applique à l’ensemble de l’organisation concernée et, le cas échéant, prend en compte les partenaires. - Projet éducatif de service, projet éducatif de secteur : concerne l’ensemble des centres de vacances et/ou des centres de loisirs d’un même organisateur. - Projet pédagogique : concerne une structure, centre de vacances ou centre de loisirs, particulière, pendant une période de fonctionnement rigoureusement bornée dans le temps. - Projet de fonctionnement, élaboré par l’ensemble des personnels pédagogiques et, le cas échéant, techniques ; concerne l’ensemble de l’organisation, du point de vue des rythmes de vie, de la journée type, des règles de vie… - Projet d’animation, écrit par des animateurs avec, s’il en était besoin, les partenaires concernés ; cible un sous-groupe de participants, au niveau des activités ou d’un thème qui vont leur être proposés. - Projet d’activité quant à lui, est préparé par les animateurs avec ou sans les enfants et veut prévoir l’organisation d’une activité à différents moments. Chacun de ces projets a une portée et une durée différente des autres. Les projets des deux premiers niveaux, les projets éducatifs ont vocation à englober l’ensemble des structures, centres de vacances et centres de loisirs, d’un même organisateur. De plus, leur durée de validité est de plusieurs années (mandat municipal, programme pluriannuel…). Les projets pédagogiques ciblent une structure singulière, un centre de vacances ou un centre de loisirs, pendant une période particulière de fonctionnement (l’année scolaire ou une période de vacances, en centres de loisirs, la durée du séjour en colonie). 164


Les projets de fonctionnement, d’animation ou d’activité, quant à eux, viennent s’intercaler entre le projet pédagogique et l’action. Ils ne se veulent prévoir qu’une partie de l’action, une action particulière, l’organisation d’un sous-groupe, la mise en place d’une thématique… Leur portée comme leur durée sont donc encore plus limitées que celles du projet pédagogique. Si on ajoute, à cette organisation hiérarchique les projets fédéraux ou associatifs des grandes fédérations d’éducation populaire, auxquelles nombre d’organisateurs adhèrent et qui, le cas échéant, se situent au-dessus des projets éducatifs des organisateurs, les centres de vacances et les centres de loisirs sont potentiellement régis par sept étages de projets différents, depuis le projet fédéral d’un mouvement de jeunesse, jusqu’au projet d’activité. Cependant, un tel étagement reste hypothétique. Dans la logique de l’institution de tutelle, cette construction projective part du niveau des finalités, des valeurs, de l’éducatif, pour arriver à l’action, la réalisation, via le niveau des objectifs opérationnels, le pédagogique. En effet, le ministère de tutelle précise sur son site Internet que le projet pédagogique « concrétise le projet éducatif »1, « les préoccupations de l’organisateur y sont repérées ». Le projet éducatif est donc impérativement élaboré avant le projet pédagogique. La démarche inverse est tout à fait possible, sans minimiser la valeur éducative de ces structures. Enchaînement, fracture, rupture ou contradiction ? D’ailleurs, dans les faits, pour bon nombre de centres de vacances et de centres de loisirs, les projets ne sont pas élaborés dans le sens des finalités au terrain, ni rigoureusement à l’inverse, mais plutôt de manière apparemment désordonnée, dont la logique est parfois difficile à percevoir. Dans la réalité, l’enchaînement qui conduit de l’intention à l’action (ou le contraire), subit de nombreuses pressions ou profite d’opportunités liées à des phénomènes et/ou à des acteurs, exogènes ou endogènes, tant pendant les phases d’élaboration des projets que pendant les phases de réalisation ou d’évaluation. Ruptures, fractures, voire 1

DJEP Projet pédagogique et projet éducatif, 2003, http://www.jeunes.gouv.fr/IMG/UserFiles/Files/Projets%20%C3%A9ducatif%20 et%20p%C3%A9dagogique.pdf (consulté le 3 septembre 2011).

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contradictions, apparaissent entre les différents niveaux de projets ou entre les projets et l’action. Cela, outre leurs contenus et l’ordre dans lequel ils sont élaborés, interroge sur l’utilité d’élaborer des projets. Des projets pour quoi faire ? Posée comme cela, surtout à des professionnels du champ - concepteurs de projets - la question prête à rire. De façon quasi-unanime, les réponses renvoient à la formulation des objectifs à atteindre, des moyens à mettre en place, des budgets et à la nécessaire prévision ou coordination de l’ensemble. Pourtant, derrière ce discours rassembleur, se cache quantité d’interprétations différentes. Notamment celles, à peine évoquées, presque inavouées, mais bien réelles, qui consistent à voir dans le projet, une occasion d’obtenir des subventions ou une réponse à une commande institutionnelle. « Institution » est ici à prendre à la fois dans le sens des services de la Cohésion sociale, garants du respect des textes en vigueur, et, à la fois, dans le sens de toute personne, organisateur, directeur ou, le cas échéant, partenaire, susceptible d’exiger l’élaboration d’un projet. Plusieurs exemples, à différents niveaux, viennent étayer mon propos1. En premier lieu, celui de cette association organisatrice de séjours de vacances et de classes de découverte, implantée en Région parisienne, dont le projet éducatif a bien été transmis aux services de l’État, mais n’est jamais évoqué dans les réunions de présentation des séjours. Il est ici possible de se demander pour qui et pour quoi ce projet a-t-il été écrit. De manière comparable, cette collectivité locale, de la banlieue parisienne, dont le projet éducatif a été rédigé en urgence par un cadre administratif avant d’être signé par l’élu de secteur et transmis à l’inspecteur de la DDCS, qui exigeait que l’ancien projet éducatif soit mis à jour. Dans le même sens, ce directeur de séjour de vacances, à l’occasion d’une visite, qui m’explique préférer un réveil à heure fixe pour tous les enfants à un réveil échelonné. Selon ses dires, les enfants profiteraient ainsi davantage de la vie en collectivité. Par ailleurs, cela lui « évite de se prendre la tête à gérer les plannings de lever des animateurs ». Pourtant, ce directeur indiquait vouloir « respecter les rythmes de chacun » dans son projet pédagogique. Encore, ces directeurs 1

Les exemples ont été anonymés.

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de centres de loisirs qui demandent des délais supplémentaires à leur chef de service, dans le rendu de leur projet pédagogique. À force de reculer leur finalisation, la question de la valeur prédictive de ces projets finit par se poser. Enfin, cette animatrice, qui appelle à l’aide sur un forum de discussion spécialisé dans l’animation : « J’ai fait une demande pour être animatrice dans un centre de loisirs cet été et je suis ainsi convoquée à une réunion. Jusque-là, tout va bien. Mais on me demande de me munir d’un projet d’animation ! Et là, je suis totalement perdue. Je n’ai aucune idée de ce que je pourrais proposer comme projet et comment il faut le présenter. Si vous voulez m’aider, ça serait gentil car je suis un peu dans la galère »1. Projet pédagogique ? Projet éducatif ? Que nenni ! Ceci dit, il est tout à fait possible que cette personne ait eu communication du projet pédagogique mais n’en ait pas pris connaissance. En effet, il apparaît que diffuser les projets ne suffise pas toujours à ce que leurs destinataires en prennent connaissance. Par exemple, les directeurs de centres de loisirs d’une commune du nord de Paris n’ont jamais fait remarquer à leur chef de service « fautif » que les exemplaires du projet éducatif de la ville qui leur avaient été distribués comportaient tellement d’erreurs, dues à la reproduction et au montage, qu’ils étaient pratiquement illisibles et, en tout cas, inutilisables en l’état2. À défaut d’une preuve irréfutable, ce manque de réaction incite à penser que les directeurs concernés n’ont pas lu de manière approfondie les exemplaires du projet éducatif distribués. Bien entendu, ces exemples ne suffisent pas à affirmer qu’élaborer des projets ne sert à rien, ce qui serait sans doute faux. Ils me permettent simplement d’illustrer différentes raisons, dont certaines méconnues, qui président à l’élaboration de ces projets. Ils montrent que la démarche de projets n’est pas également comprise par tous. Élaborer un projet peut, parfois, se résumer à se soumettre à une contrainte.

1

Le social : http://www.lesocial.fr/forums/read.php?f=16&i=35404&t=35404 (consulté le 10 septembre 2011). 2 Il me faut préciser ici qu’il s’agit bien d’une erreur, non d’une expérimentation scientifique.

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Le poids de l’environnement De ce point de vue, d’autres contraintes, externes, viennent peser sur l’organisation des centres de vacances et des centres de loisirs ainsi que sur l’élaboration et la mise en place de projets. Les arbitrages budgétaires et leur vote interviennent, dans les collectivités locales, à une période de l’année où les projets en sont déjà à leur phase de réalisation. Non seulement ces arbitrages influent de façon non négligeable sur le développement des projets en cours, mais ils peuvent obliger à des renoncements. De plus, ils dépendent davantage de directions des finances, que des services enfance, jeunesse ou éducation. Il n’est pas rare que les contraintes budgétaires prennent le pas sur les finalités éducatives dans ces débats. Le recours à des dispositifs existants ou à des partenaires extérieurs permet de contourner l’obstacle mais impose de nouvelles contraintes. C’est le cas du contrat temps libre, que nombre de communes signent avec la Caisse d’allocations familiales. Ce contrat ouvre droit à des financements, tout en obligeant la collectivité signataire à respecter les conditions de la Caf. Dans le même ordre d’idées, le recrutement des équipes d’animation, pour les centres de vacances, ne permet pas toujours des temps d’échanges et de concertation entre les directeurs et les animateurs. L’éloignement géographique, les désistements et remplacements de dernière minute empêchent régulièrement tout ou partie de l’équipe de participer à l’élaboration du projet pédagogique. Il n’est pas rare que le projet pédagogique soit l’émanation du seul directeur. Cette situation se retrouve également au niveau des directeurs, parfois recrutés en urgence. Ces problèmes se posent de manière différente dans les centres de loisirs. Les animateurs absents sont parfois remplacés par des animateurs moins qualifiés et qui ne connaissent pas le projet pédagogique du centre. A contrario, les directeurs ne prennent pas toujours le temps de présenter le projet pédagogique du centre de loisirs à ces remplaçants, pas plus qu’à leur équipe habituelle. De plus, l’arrivée tardive de ces remplaçants gêne la mise en place de ce qui est prévu. De façon générale, les politiques de recrutement, plutôt « social », c’est-à-dire qui priorise la proximité, indépendamment des qualifications, jeunes au chômage…

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ou plutôt qualifié, notamment pour les centres de loisirs, pèsent dans l’élaborationet la mise en place des projets. Certaines personnes sont incapables de concevoir et rédiger un projet et se voient, à travers une telle démarche, mise en échec. C’est le cas, par exemple, de nombreuses personnes, très peu ou pas qualifiées, qui, de surveillantes du temps de restauration scolaire, deviennent animatrices en centres de loisirs. De la même manière, les choix en termes d’aménagement ou d’entretien des locaux impactent non seulement l’élaboration des projets mais aussi leur mise en place. Par exemple, un centre de loisirs installé dans le préau d’une école ne peut fonctionner de la même façon qu’un centre de loisirs en site propre. Sans entrer dans le débat de ce qui est le mieux ou le moins bien, il est possible de supposer que les locaux orientent le projet, tant dans son élaboration que dans sa mise en place. En effet, l’équipe d’animation installe bien plus volontiers des coins dédiés et aménagés, lecture, voitures, jeux, déguisements… lorsque ces espaces peuvent s’inscrire dans une certaine permanence. À l’inverse, mettre en place le matin pour démonter le soir freine l’installation de tels espaces. Les questions d’autonomie, de circulation des enfants, d’accès aux matériels, aux jeux, aux fournitures… se posent alors de façon complètement différente d’un type d’aménagement à l’autre. Pourtant, de telles différences n’apparaissent pas toujours dans les projets pédagogiques. Certains d’entre eux tendent à davantage se préoccuper d’un thème particulier. Cette question se pose encore plus vivement pour les centres de vacances, face au choix auquel sont confrontés nombre d’organisateurs, notamment les collectivités locales, les comités d’entreprise et les grandes fédérations, de posséder, donc d’entretenir des bâtiments ou non. La possession et l’entretien de patrimoine entraîne, par ses coûts, un choix de lieux de séjours plus restreints pour les usagers, tandis que le développement de partenariats élargit ce choix, mais oblige à déléguer la maîtrise d’ouvrage. Là encore, je ne souhaite pas débattre sur lequel des deux systèmes vaut mieux que l’autre, je me contente de relever que de telles décisions impactent fortement l’organisation des séjours de vacances et, par voie de conséquences, les choix éducatifs des organisateurs. Le développement de partenariats, notamment à travers la mise en place d’appels d’offres, oblige à des compromis, voire à des renoncements, en termes d’objectifs éducatifs. 169


Pourtant, ces questions d’aménagement ou de patrimoine, ainsi que leurs conséquences, ne sont que trop rarement abordées dans les projets éducatifs ou pédagogiques. Outre les valeurs et les objectifs énoncés dans les différents projets qui régissent les centres de vacances et les centres de loisirs, de fortes contraintes, exogènes, font pression sur l’élaboration et la mise en place des projets. Acteurs, participants ou contradicteurs ? Ainsi, l’affirmation, voire la revendication, d’exigences particulières, provenant tant des participants ou de leur famille, que des acteurs euxmêmes, viennent percuter les valeurs et les objectifs, parmi les plus exprimés dans les projets éducatifs et pédagogiques. Beaucoup d’organisateurs, de façon implicite ou explicite, déclarent refuser tout consumérisme au profit d’une « démarche éducative ». L’affirmation d’une telle exigence n’empêche pas nombre de ces mêmes organisateurs, d’insister davantage sur des catalogues d’activités diversifiées, des nombres de séances ou des visites obligées plutôt que sur d’autres aspects de la vie en centres de vacances ou en centres de loisirs, notamment liés aux apprentissages quotidiens et sociaux. Cela se retrouve au niveau de nombre d’équipes d’animation, en centres de loisirs, qui assimilent la qualité de leur action au nombre de sorties proposées. Il faut bien admettre que participants, familles et parfois animateurs, choisissent surtout les centres de vacances en fonction des descriptifs d’activités et que la fréquentation, en centres de loisirs, tend à augmenter les jours où des sorties sont prévues. Cependant, je ne peux affirmer lesquelles, des demandes des participants et de leurs familles ou des pratiques des organisateurs et des équipes d’animation, ont entraîné les autres. En outre, dans leur grande majorité, les organisateurs de centres de loisirs ou de centres de vacances, se disent laïcs. La laïcité prônée connaît de grandes divergences tant dans son interprétation que dans sa mise en œuvre, d’un organisateur à un autre. Menus, plats de substitution ou obligation de servir tous les composants du repas, relèvent davantage du compromis entre les attentes des participants, de leur famille, voire des animateurs, que de valeurs affirmées. 170


Nombre de collectivités locales ont fait le choix de proposer un plat de substitution aux enfants qui ne mangent pas de porc, lorsqu’il y en a, sans pour autant proposer d’équivalence à ceux qui ne mangent pas de viande. D’ailleurs, le débat sur la viande hallal remet en cause ce qui semblait faire l’objet d’un consensus à peu près général. Seuls quelques organisateurs, collectivités locales, comités d’entreprise ou associations refusent, au nom de leur idéal laïc, de prendre en compte les exigences d’ordre confessionnel. Cependant, au-delà de la volonté de l’organisateur, les choix des animateurs, similaires ou différents de ceux de l’organisateur, peuvent favoriser ou contrarier le respect de ce principe. Les acteurs comme les participants ne sont donc pas neutres vis-à-vis des finalités énoncées. Ils peuvent les accepter ou, à l’inverse, les réfuter, voire les rejeter, sans pour autant envisager de ne plus fréquenter les séjours de vacances ou les centres de loisirs, ni même choisir des structures dont les objectifs correspondent davantage à leurs idéaux. Conclusion Le dernier point évoqué, sans doute plus que les autres, montre à quel point il est possible de s’interroger sur les projets dans les centres de vacances et les centres de loisirs, tant du point de vue de leur pertinence que de celui de leur validité. En effet, si, comme nous venons de le voir, élaborer des projets se pratique maintenant dans l’ensemble du champ et à des niveaux différents, il n’est pas possible pour autant d’évoquer une seule et même démarche. D’abord, les raisons qui amènent à élaborer ces projets diffèrent par trop, d’un acteur à un autre. De la volonté de prévoir, en amont, l’organisation d’un accueil, à la réponse à une injonction en passant par l’opportunité d’obtenir un financement, quantité de raisons impose aux acteurs du champ d’élaborer des projets. Ensuite, parce que les projets ne sont pas toujours articulés entre eux. Projet pédagogique et projet éducatif peuvent, en réalité, être rédigés indépendamment l’un de l’autre, voire le second avant le premier. Le projet d’animation peut également être détaché des autres projets. Enfin et comme nous l’avons vu, parce que les différents étages de projets, éducatif, pédagogique, d’animation… ne sont pas toujours lisibles par tous. La projection annoncée ne se voit pas dans l’action. 171


En outre, les évaluations des projets portent davantage sur les aspects quantitatifs, nombre de participants accueillis, que sur les aspects qualitatifs. Ces derniers font l’objet d’enquêtes de satisfaction. Propres à chaque organisateur et différents d’un lieu à un autre, les objectifs formulés dans les projets se ressemblent. Orientés, d’un côté vers les participants, de l’autre, vers des pratiques d’activités diversifiées, malgré la vaste latitude que laisse le ministère de tutelle dans leur formulation, les projets, à part ceux qui visent à mettre en place une pédagogie différente1 ou certains projets innovants, tendent à se standardiser, au niveau de leurs contenus. Dans leur grande majorité, les centres de vacances et les centres de loisirs, visent, selon les projets élaborés par les organisateurs et les équipes d’animation, l’accession à l’autonomie, la socialisation des participants, l’éducation à l’environnement, la découverte et la pratique d’activités variées. Cependant, les termes employés ne sont que rarement explicités. Les centres de vacances et les centres de loisirs constituent indéniablement des lieux d’élaboration et de mise en place de projets. Cependant les documents écrits ne suffisent pas à prévoir l’ensemble des situations que vont vivre les acteurs et les participants. Bien d’autres situations que celles décrites ont lieu. En dehors de situations informelles, il est permis de supposer que des projets implicites se mettent en place. Ensuite, au niveau des objectifs et des valeurs énoncés, ces projets ne tiennent pas, ou très peu, compte de l’avis et des choix des participants, voire des acteurs eux-mêmes. Il est permis de supposer que cela ajoute une difficulté tant dans leur acceptation que dans leur mise en place. De tels projets auraient-ils moins de portée éducative que les autres, explicites ?

1

Bataille J.M., « Enfants à la colo – Courcelles, une pédagogie de la liberté », Jeunesse, Éducation, Territoires – les Cahiers de l’action, INJEP, n° 15, 2007.

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Le projet à travers des textes officiels de l’Éducation nationale Camille Le Cor

L’idée de l’élève acteur de ses apprentissages n’est pas récente. Elle est présente dès la première moitié du XXe siècle dans les courants pédagogiques prônant les méthodes actives, comme la pédagogie ouverte (Dewey) ou l’éducation nouvelle (Freinet, Montessori, Decroly). La notion de projet apparait plus tard. La pédagogie s’en est emparée par volonté de mobiliser, motiver, accroître l’efficacité de l’acte éducatif. Elle apparaît dans les textes officiels au milieu des années 1970. En France, le ministère de l’Éducation nationale est le responsable exclusif de l’élaboration et de la mise en œuvre du contenu des enseignements et des programmes scolaires. Il définit également l’organisation des cursus scolaires, des filières, et les modalités de l’orientation des élèves dont il assure la gestion. C’est la raison pour laquelle quasiment tous les textes officiels qui vont introduire le projet dans le système éducatif français sont des circulaires. Elles sont le principal moyen d’action légal réglementaire du ministère. Le premier moment de la politique de projet de l’Éducation nationale a été l’instauration en 1973 des « 10% pédagogiques »1. Ce premier dispositif, sur lequel je reviendrai, a été à l’origine de nombreux projets pédagogiques innovants, d’expérimentations dans les classes et les écoles. La liste est ensuite longue et fait l’objet de cet article. Il s’agira d’une recension des principales circulaires de l’Éducation nationale depuis 1973 qui vont institutionnaliser des typologies de projet dans le système éducatif français. Tous les niveaux du système vont être concernés : l’élève dans sa trajectoire scolaire ; les enseignants dans leurs pratiques pédagogiques; le chef d’établissement comme le personnel non enseignant dans l’organisation et le fonctionnement de l’établissement ainsi que dans la gestion du public accueilli ; les zones d’éducation prioritaire etc. Personne n’y échappe. L’Éducation nationale est de plus en plus confrontée à des situations problématiques (échec scolaire, orientations 1

Circulaire n°73-168 du 27 mars 1973, « Formation professionnelle dispensée dans les établissements d’éducation spéciale », B.O. n°15 du 12 avril 1973.

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mal vécues, tensions etc.), et comme la société de manière générale, elle s’est mise à l’heure du projet. L’institution École et certaines de ses modalités de fonctionnement sont remises en question depuis cette période. Pour certains chercheurs, le système éducatif serait même en crise. Si comme nous allons le voir la notion de projet est omniprésente à l’École depuis cette période, c’est parce qu’elle y joue un rôle essentiel. Elle participe à la gestion institutionnelle des dysfonctionnements. Avec la loi d’orientation sur l’Éducation de 1989 dite « Loi Jospin »1, l’élève est officiellement placé au centre du système éducatif. C’est l’aboutissement du mouvement d’individualisation des scolarités et l’institutionnalisation de la mise en projet des pratiques scolaires, amorcés dix ans plus tôt. L’institution promeut alors non seulement les projets institutionnels, mais aussi la pédagogie de projet. Il faut cependant distinguer plusieurs types de pédagogie du projet2 car cela va permettre de placer la démarche de l’Éducation nationale depuis les années 1970, à savoir l’intégration de l’outil projet, dans trois principaux domaines. La première assure l’éducation des activités de projet au même titre que celle des activités mathématiques, littéraires, historiques, etc. Le projet est alors un objet d’éducation. Les circulaires vont utiliser le projet comme une ouverture possible au culturel et aux pédagogies alternatives. La seconde pédagogie de projet organise dans une architecture de projet les activités qu’elle fait exercer aux élèves. Le projet est alors un cadre de travail institutionnalisé. Cette voie va être utilisée par l’État dans le cadre de la décentralisation afin de donner plus d’autonomie au niveau local. Et enfin celle qui part des projets des élèves pour organiser leurs activités d’apprentissage. Le projet est un mobile et une méthode de travail qui vont être utilisés pour tenter de mieux intégrer les élèves en difficultés scolaires et/ou en situation de handicap au système éducatif ordinaire.

1

Loi n° 89-486 du 10 juillet 1989, « Loi d’orientation sur l’éducation », J.O. du 14 juillet 1989, B.O. spécial n°4 du 31 août 1989. 2 Bru M., Not L., Où va la pédagogie de projet ? (2e éd.) Toulouse, Éditions universitaires du sud, 1991, p. 325.

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Projets éducatifs culturels et innovants Les tout premiers textes qui introduisent la notion de projet dans le système éducatif français concernent le domaine de l’ouverture au culturel et aux nouvelles pratiques pédagogiques au sein de l’École. L’Éducation nationale le fait tout d’abord en 1973 avec les 10% pédagogiques. Mais de manière indirecte car la circulaire concernée ne stipule pas explicitement le mot projet dans son titre. 10% du volume horaire annuel est alors mis à disposition des établissements secondaires, soit une semaine par trimestre sans emploi du temps. Ce nouveau contingent horaire disponible a été à l’origine de nombreux projets pédagogiques innovants, d’expérimentations dans les classes et les écoles. On assiste alors progressivement à la multiplication de projets locaux au sein de beaucoup d’établissements. Ils s’inspirent pour beaucoup des pédagogies nouvelles, et développent de nouvelles pratiques alternatives que l’Éducation nationale va continuer à promouvoir et institutionnaliser. Vu le succès de ces 10% pédagogiques, et de la nature culturelle de beaucoup des projets qui sont nés grâce à ce dispositif, l’Éducation nationale va institutionnaliser explicitement plusieurs types de projets qu’il est possible de mettre en place au sein d’un établissement dans ce domaine. En 1979, les Projets d’Actions Culturelles, Techniques et Éducatives (PACTE) voient le jour1. Il s’agit d’une action innovante à valeur culturelle aboutissant à une réalisation concrète (spectacle, exposition qui a pour but de motiver les élèves, etc.). Il fait appel pour sa mise en œuvre à une démarche pédagogique d’un apprentissage par projet. C’est le premier pas vers une plus grande autonomie des établissements, avant même les lois de décentralisation car chacun d’entre eux est libre de mettre en place un PACTE en choisissant le type de réalisation qu’il veut mener, et le domaine culturel spécifique qu’il va concerner. Il est bien évidemment ancré à l’environnement local de l’établissement concerné et sera très différent en fonction des réalités du terrain. Les PAE (Projets d’Action Éducative) ont été institués en 1

Circulaire n°89-279 du 8 septembre 1979, « Culture pour les enseignements artistiques et les activités artistiques et culturelles dans le premier degré : classes culturelles et ateliers de pratiques artistiques et culturelles », B.O. n°32 du 14 septembre 1989.

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19811 pour remplacer les PACTE. L’objectif affiché de la circulaire qui les institue est de « réduire les inégalités à l’école, d’ouvrir les établissements scolaires sur leur environnement, de développer, chez les jeunes, initiative et sens des responsabilités, de favoriser le travail en équipe entre les enseignants, les élèves et autres partenaires éducatifs, de développer la pédagogie de projet ». Les PAE offrent la possibilité aux établissements de mettre en place des activités qui sortent des programmes d’enseignement et que les jeunes n’ont pas forcément l’occasion de découvrir dans leur environnement, tout en gardant un caractère éducatif. À l’initiative des acteurs de l’établissement scolaire, ils peuvent porter par exemple sur la découverte ou la pratique d’un sport, l’écriture et la réalisation d’une pièce de théâtre etc. Les toutes premières formes de projets institutionnalisés par l’Éducation nationale dans les années 1970-1980 en font donc un objet d’éducation, qui assure l’éducation des activités de projet au même titre que celle des activités scolaires traditionnelles. Elles ouvrent ainsi l’École à des domaines traditionnellement moins « scolaires » comme le culturel, l’artistique et permettent la multiplication de nombreux projets locaux, très différents en fonction des établissements. Elles vont également s’avérer être un terrain propice à la naissance et au développement d’innovations pédagogiques (Cros, 1994). L’État continue d’ailleurs aujourd’hui de favoriser le projet comme objet d’éducation comme en 20012 où il crée une nouvelle forme de projet culturel : le Projet Artistique et Culturel (PAC). Il peut être considéré comme un PAE. Toute sa pertinence se trouve dans les articulations entre l’artistique et le culturel, entre les domaines moins traditionnels et les domaines fondamentaux, et dans la démarche de création qui sera empruntée tout au long du projet. Ce projet se trouve plus spécifiquement à l’échelle d’une classe. « Une classe à projet artistique et culturel organise une grande partie de l’activité d’une année scolaire, pour tout le groupe-classe, autour d’une réalisation artistique et culturelle. Ce 1

Circulaire n°81-305 du 24 août 1981, « Les projets d’action éducative », B.O. n°27 du 9 juillet 1981. 2 Circulaire n°21-104 du 14 juin 2001, « Les classes à projet artistique et culturel », B.O. n°24 du 14 juin 2001.

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projet constitue un prolongement et un enrichissement des enseignements: il s’appuie sur les programmes et s’inscrit dans les horaires habituels de la classe. […] Les pratiques mises en œuvre doivent permettre aux élèves d’accéder à une véritable culture artistique en les plaçant dans des situations où s’éclairent l’une par l’autre une activité spécifique, l’acquisition de notions et de techniques, la rencontre avec des créateurs ou des professionnels, la découverte d’œuvres, l’élaboration de points de vue et de jugements esthétiques, la réflexion à partir des pratiques, des rencontres […] ». Projets et décentralisation La décentralisation (lois de décentralisation 1981-1983) visait à déléguer un certain nombre de compétences étatiques aux collectivités locales, leur donnant ainsi plus d’autonomie au plus près du terrain. Elle a eu plusieurs conséquences sur le système éducatif. D’abord, elle a déplacé son centre de gravité, qui était situé au ministère de l’Éducation nationale à Paris, vers les collectivités territoriales, les académies et les établissements scolaires. La décentralisation a donc opéré des transferts de compétences au profit des collectivités élues, mais également massivement aux autorités académiques. Il s’agit aujourd’hui d’un système qualifié de « pilotage partagé ». Il nécessite cependant une étroite collaboration des différents responsables locaux, qui s’avère parfois difficile dans la pratique. Sur le plan pédagogique, la décentralisation a eu une influence certaine sur les activités d’enseignement et les orientations du système éducatif. Partout on voit se multiplier des projets éducatifs départementaux et surtout régionaux qui traduisent une volonté nouvelle de conduire une politique éducative et d’améliorer la réussite des élèves. Ce processus de décentralisation des compétences éducatives vers la région, le département, la commune et les académies s’est accompagné quelques années plus tard de la création de nouveaux cadres de travail au niveau local (circonscriptions et établissements scolaires). Toute une nouvelle architecture sous la forme de projets institutionnalisés voit alors le jour suite à la loi d’orientation Jospin de 1989. Elle fait obligation à chaque établissement scolaire d’élaborer un projet qui définisse « les modalités particulières de mise en œuvre des objectifs et des programmes nationaux ». 179


Encore une fois, tout en s’inscrivant dans la politique éducative nationale, le but est de donner une plus grande autonomie au niveau local. Mais aussi et surtout d’être au plus près des réalités du terrain, pour permettre à chaque établissement scolaire de s’ancrer au plus près de son environnement. On délègue ainsi à l’échelle locale l’obligation d’élaborer un projet de circonscription. Celui-ci doit fixer les principaux axes de travail à ce niveau entre l’équipe de circonscription (inspecteur et conseillers pédagogiques) et les enseignants. Le but est d’animer, former, évaluer les enseignants, y installer une dynamique collective. Mais surtout, cette loi rend obligatoire le projet d’établissement pour chaque EPLE (Établissement Public Local d’Enseignement), c’est-à-dire au niveau des collèges et des lycées. Il définit les modalités particulières de mise en œuvre des orientations, des objectifs et des programmes nationaux, ainsi que du projet académique. Inscrit dans le cadre de l’autonomie des EPLE, le projet d’établissement exprime et fixe les choix pédagogiques et la politique éducative de l’établissement. Il est élaboré par les différents partenaires, particulièrement au sein du conseil pédagogique, à partir d’un diagnostic partagé : « Les membres de l’équipe éducative sont associés à l’élaboration du projet qui est adopté par le conseil d’administration ou le conseil d’école qui statue sur proposition des équipes pédagogiques pour ce qui concerne la partie pédagogique du projet ». La loi d’orientation (Titre III, Article 18 § 3) ajoute même l’opportunité de pouvoir élaborer et mettre en place des projets communs à plusieurs établissements scolaires : « Des établissements peuvent s’associer en œuvre de projets communs, notamment dans le cadre d’un bassin de formation ». Suite à cela, en 19901, l’État institutionnalise le projet d’école, au niveau cette fois du premier degré. Il « reconnaît l’espace d’autonomie indispensable aux acteurs du système éducatif pour adapter leurs actions aux réalités du terrain. Il doit contribuer à développer le sens de la responsabilité, l’implication effective de chacun des membres de l’équipe pédagogique et de l’équipe éducative ». Il repose sur une analyse des besoins via un recueil de données significatives propres à l’école et à son environnement. Le projet 1

Circulaire n° 90-039 du 15 février 1990, « Le projet d’école », B.O. n°9 du 3 octobre 1990.

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d’établissement comme le projet d’école sont similaires dans leurs visées. Leur rôle pédagogique est de tendre vers une meilleure réussite scolaire, au niveau éducatif, de placer l’enfant au centre du système éducatif et au niveau institutionnel, de coordonner l’action des différents partenaires éducatifs locaux. Au niveau des écoles élémentaires et primaires, la circulaire du 15 janvier 19911 va plus loin. L’Éducation nationale, après avoir institué le conseil des maîtres de l’école, lui demande d’élaborer à l’intérieur du projet d’école des projets de cycle. « Le conseil des maîtres de l’école constitue pour chaque cycle un conseil des maîtres de cycle […]. Ce conseil de cycle, présidé par un membre choisi en son sein, arrête les modalités de la concertation et fixe les dispositions pédagogiques servant de cadre à son action, dans les conditions générales déterminées par les instructions du ministre chargé de l’Éducation. Il élabore notamment le projet pédagogique de cycle, veille à sa mise en œuvre et assure son évaluation, en cohérence avec le projet d’école ». Ce projet de cycle doit se baser sur un état des lieux local (constats divers, répartition des effectifs, évaluations nationales, maintiens, élèves en difficulté, ressources humaines, matérielles, locaux, équipement, points forts, faibles). On demande donc aux enseignants de travailler dans une démarche de projet puisque ce n’est rien d’autre qu’une projection annuelle du travail (des programmes éducatifs, des thèmes à aborder, de la composition du conseil, des responsabilités etc.). Ces exemples démontrent bien que la démarche de projet utilisée par l’Éducation nationale dans le domaine de la décentralisation des compétences prend progressivement la forme d’une réelle architecture qui va venir structurer chaque niveau hiérarchique de l’enseignement (cycle, école ou EPLE, circonscription etc.) pour former un cadre de travail institutionnalisé, pour l’adapter le plus possible aux réalités de chaque environnement local. Projets et accompagnement/intégration scolaire Avant les années 1960, il existait trois grands intégrateurs sociaux : la religion, l’école et la famille. Ils permettaient aux personnes d’être 1

Circulaire n°91-012 du 15 janvier 1991, « Service hebdomadaire des enseignants », B.O. n°5 du 31 janvier1991.

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conduites tout au long de leur vie1. À partir des années 1960, ces différents domaines vont peu à peu être affaiblis par la montée du libéralisme et l’individualisme. C’est dans ce contexte que va naître le besoin et l’offre d’accompagnement. À partir des années 1975-1980, on va le rencontrer de plus en plus. On peut dire que l’accompagnement est une notion récente dans le champ éducatif. Glasman2 explique que l’émergence de l’accompagnement scolaire fait suite aux années 1960 et 1970, où la réussite scolaire est de plus en plus significative d’insertion professionnelle et sociale. Les bouleversements du marché du travail, la crise économique et les modifications du système rendent l’échec scolaire de plus en plus visible. Il devient un « problème social et un problème public »3. Suite à la montée de cet échec scolaire, le ministère de l’Éducation nationale va mettre en place dans les années 1980 des dispositifs pour tenter de l’endiguer. On peut citer par exemple la création des ZEP (Zones d’Éducation Prioritaire) en 1981 (Circulaires du 1er juillet 19814 et du 28 décembre 19815). Il s’agit d’un nouveau cadre de travail, des dispositifs d’accompagnement mis en place dans le but d’aider les enfants des Zones Urbaines Sensibles (ZUS) où l’inégalité scolaire serait la plus présente. Ces ZEP vont être un nouveau terrain propice à la démarche de projet encouragée par l’Éducation nationale, comme par exemple à travers la circulaire du 19 mars 19826 qui institutionnalise et facilite la conception et la mise en œuvre de projets dans les zones connaissant des difficultés scolaires. L’accompagnement éducatif est en 1

Le Bouëdec G., « La démarche d’accompagnement, un signe des temps », Éducation Permanente « L’accompagnement dans tous ses états », Vol 4, n°153, 2002, p.13-19. 2 Glasman D., L’accompagnement scolaire : sociologie d’une marge de l’école, Paris, PUF, 2001. 3 Ibid., p.23. 4 Circulaire n°81-238 du 1er juillet 1981, « Zones prioritaires », B.O. n°27 du 9 juillet 1981. 5 Circulaire n°81-536 du 28 décembre 1981, « Zones prioritaires et programmes d’éducation prioritaires », B.O. spécial n°1 du 21 janvier 1982. 6 Circulaire n°82-128 du 19 mars 1982, « Conception et mise en œuvre de projets dans les zones connaissant des difficultés scolaires et dans les établissements à la recherche d’une vie éducative nouvelle », B.O. n°13 du 1er avril 1982.

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fait le dernier grand domaine dans lequel l’Éducation nationale va faire appel au projet. Ce sera d’ailleurs le plus prolifique de ces trente dernières années : la prise en compte des enfants aux besoins spécifiques dans le système scolaire par un accompagnement plus individuel sous la forme de projets éducatifs personnalisés. On souhaite partir des projets des élèves pour organiser leurs activités d’apprentissage. Le projet est alors un mobile et une méthode de travail qui va être utilisé pour tenter de mieux intégrer au système éducatif traditionnel les élèves en difficultés scolaires mais également ceux en situation de handicap. Il s’agira du principal moyen d’action de l’État contre les inégalités scolaires, mais aussi et surtout une réponse aux problèmes d’intégration des enfants connaissant des besoins spécifiques. Ce type de projets institutionnalisés va intervenir dans deux champs éducatifs distincts. Non seulement à l’intérieur de l’École, mais également en dehors, dans le cadre de la Politique de la Ville en terrains sensibles. Au sein de l’école Les premiers textes qui ont posé les grandes lignes d’une politique d’intégration scolaire, sont les circulaires du 29 janvier 19821 et les circulaires du 29 janvier 19832. Elles fixent des orientations que les textes ultérieurs, bien souvent, n’ont fait que reprendre. Elles préconisent - « quelles que soient les modalités de l’intégration », c’est-à-dire individuelle, collective ou même à partir d’un établissement spécialisé « l’élaboration d’un projet éducatif personnalisé ». Elles soulignent de plus l’importance de l’aspect collectif et partenarial dans le sens où celui-ci doit être élaboré en commun par les familles, les enseignants, les personnels spécialisés et les établissements. Il s’agit de ce l’on appellera le Projet Individuel d’Intégration Scolaire (PIIS) de 1

Circulaires n° 82-2 et n° 82-048 du 29 janvier 1982, « Mise en œuvre d’une politique d’intégration en faveur des enfants et adolescents handicapés », B.O. n°5 du 4 février 1982. 2 Circulaires n°83-082, 83-4 et n°3/83/S du 29 janvier 1983, « Mise en place d’actions de soutien et de soins spécialisés en vue de l’intégration dans les établissements scolaires ordinaires des enfants et adolescents handicapés, ou en difficulté en raison d’une maladie, de troubles de la personnalité ou de troubles graves du comportement », B.O. n°8 du 24 février 1983.

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1983 à 2005. La loi d’orientation de 1989 introduit d’ailleurs un « droit au conseil en orientation et à l’information sur les enseignements et sur les professions ». Les élèves ont donc un droit reconnu d’élaborer leur projet d’orientation avec l’aide des enseignants, personnels d’orientation et professionnels compétents. À partir de 19911, le contenu du projet pédagogique, éducatif et thérapeutique devra préciser pour chaque élève intégré, les objectifs visés et les moyens mis en œuvre. L’Éducation nationale charge les commissions de l’Éducation spéciale (CCPE2, CCSD3) de veiller à « la mise en œuvre des projets d’intégration qui concrétisent leurs décisions». Elles garantissent et suivent donc à partir de cette date la mise en œuvre des projets individuels institués par la circulaire du 29 janvier 1983. En 2002, un nouveau texte réglementaire4 souligne l’intérêt du projet individualisé dès la maternelle puis pour l’entrée en classe élémentaire. En effet, dès l’âge de trois ans, si leur famille en fait la demande, les enfants porteurs de maladies ou de handicaps peuvent être scolarisés à l’école maternelle. Pour répondre à leurs besoins particuliers, il serait le plus souvent indispensable de mettre en place un projet individualisé qui assure la compatibilité entre la scolarité et l’accompagnement, éducatif, rééducatif ou thérapeutique, qui leur est nécessaire. « Un projet d’intégration individuelle dans une classe élémentaire sera élaboré chaque fois que la démarche (d’intégration) apparaît réalisable et permet à l’élève de poursuivre tous les apprentissages dont il est capable ». Enfin, le PAI : Projet d’Accueil Individualisé, qui peut s’intégrer au PIIS, est créé en 20035. Pour les élèves présentant des troubles de la santé ou de l’apprentissage (dyslexie, allergies par exemple). Il définit l’organisation entre les différents partenaires (enseignants, médecins, restauration, etc.), 1

Circulaire n°91-303 du 18 novembre 1991, « Intégration scolaire des enfants et adolescents handicapés», B.O. n°3 du 16 janvier 1992. 2 Commission de Circonscription Préscolaire et Élémentaire. 3 Commission de Circonscription du Second Degré. 4 Circulaire n°2002-113 du 30 avril 2002, « Les dispositifs de l’adaptation et de l’intégration scolaires dans le premier degré », B.O. n°19 du 09 mai 2002. 5 Circulaire n°2003-135 du 8 septembre 2003, « L’accueil en collectivité des enfants et des adolescents atteints de troubles de la santé évoluant sur une longue période », B.O. n°34 du 18 septembre 2003.

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et le protocole d’urgence à suivre en cas de problème. En 2005, le PIIS est abrogé et remplacé, entre autre, par le Projet Personnalisé de Scolarisation (PPS), qui est toujours en vigueur aujourd’hui. Il est à destination des personnes en situation de handicap. La loi de 2005 dite « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées »1 dans son article 19, ainsi que la circulaire du 17 août 20062 définissent concrètement ses modalités de mise en œuvre et de suivi du PPS. « Il est proposé à chaque enfant, adolescent ou adulte handicapé, ainsi qu’à sa famille, un parcours de formation qui fait l’objet d’un projet personnalisé de scolarisation assorti des ajustements nécessaires en favorisant, chaque fois que possible, la formation en milieu scolaire ordinaire. Le projet personnalisé de scolarisation […] propose des modalités de déroulement de la scolarité coordonnées avec les mesures permettant l’accompagnement de celle-ci ». Il est décidé par la CDAPH3 et est élaboré par les équipes pluridisciplinaires, des commissions techniques composées de différents professionnels. À cette période est également créé le PPRE : Programme Personnalisé de Réussite Éducative. Il prend d’abord la forme d’une expérimentation mise en place à la rentrée 2005-2006, à destination des élèves de CE2 et de sixième, (Loi du 23 avril 20054, circulaire du 24 juin 20055), avant d’être généralisé à l’ensemble des cycles élémentaires, primaires, et collèges (Circulaires du 27 mars 20066 et du 30 mars 20067). Bien que la 1

Loi n°2005-102 du 11 février 2005, « Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », J.O. n°36 du 12 février 2005. 2 Circulaire n°2006-126 du 17 août 2006, « Mise en œuvre et au suivi du projet personnalisé de scolarisation », B.O. n°32 du 7 septembre 2006. 3 Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées. 4 Loi n°2005-380 du 23 avril 2005, « Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école », J.O. du 24 avril 2005, B.O. n°18 du 5 mai 2005. 5 Circulaire n°2005-096 du 24 juin 2005, « Dispositif national d’évaluation diagnostique - année 2005-2006 », B.O. n°25 du 30 juin 2005. 6 Circulaire n°2006-051 du 27 mars 2006, « Préparation de la rentrée 2006 », B.O. n°13 du 30 mars 2006. 7 Circulaire n°2006-058 du 30 mars 2006, « Principes et modalités de la politique de l’éducation prioritaire », B.O. n°14 du 6 avril 2006.

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terminologie ne retienne pas le terme projet, le PPRE fait écho au PPS pour les élèves connaissant des difficultés scolaires mais sans pour autant être en situation de handicap. Il s’agit d’une mesure essentielle de la loi d’orientation de 2005. Le programme personnalisé de réussite éducative est destiné aux élèves qui éprouvent des difficultés dans l’acquisition du socle commun de connaissances et de compétences. Ils peuvent intervenir à tout moment de la scolarité, pour une durée variable et selon les besoins des élèves concernés. Il s’agit de l’un des dispositifs qui « doit permettre de conduire la totalité d’une classe d’âge à la maîtrise des connaissances et compétences constitutives du socle commun, à la fin de la scolarité obligatoire. Son usage doit être privilégié. Il constitue tout autant une modalité de prévention de la difficulté scolaire, visant à empêcher un redoublement, qu’un accompagnement de celui-ci lorsqu’il n’a pu être évité ». Il peut intervenir au cours du premier comme du second degré et appelle une prise en charge personnalisée, c’est-à-dire la mise en place d’un projet individuel de scolarisation, comme pour le PPS. Il doit en principe être proposé en primaire à tout élève qui risque de ne pas maîtriser les connaissances et les compétences indispensables à la fin d’un cycle, ou qui dès le CE1 connaît encore des difficultés dans les apprentissages fondamentaux, notamment en matière de lecture et d’écriture. Il peut aussi intervenir pour prévenir un redoublement. À partir de la sixième, on peut mettre en place un PPS pour un élève qui éprouve des difficultés dans l’acquisition du socle commun ou bien qui présente des retards significatifs dans les apprentissages fondamentaux. En 20061 est défini de manière plus formalisée ce que l’on attend dans l’élaboration et le contenu de ce projet. Il consiste en « un plan coordonné d’actions, conçues pour répondre aux difficultés d’un élève, formalisé dans un document qui en précise les objectifs, les modalités, les échéances et les modes d’évaluation. Il est élaboré par l’équipe pédagogique et discuté avec les parents. Il est également présenté à l’élève ».

1

Circulaire n°2006-138 du 25 août 2006, « Mise en œuvre des PPRE à l’école et au collège », B.O. n°31 du 31 août 2006.

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En dehors de l’école Dans le cadre du plan de cohésion sociale de 20051, dit « Plan Borloo », les Programme 15 : Accompagner les enfants en fragilité, et Programme 16 : Accompagner les collégiens en difficulté et rénover l’éducation prioritaire, prévoient la création de dispositifs dits de réussite éducative au sein des Zones Urbaines Sensibles. L’idée maîtresse de ces dispositifs est de proposer aux enfants, adolescents (de deux à seize ans) et leurs familles, des dispositifs d’aide sanitaire, sociale, culturelle et éducative, en dehors de l’école. Le but est de travailler à un accompagnement de ces jeunes en difficultés à travers la construction d’un Projet de Réussite Éducative (PRE). Concrètement, un projet individualisé pourra être proposé aux jeunes qui le souhaitent et qui sera construit en partenariat avec des équipes pluridisciplinaires voire même avec l’établissement scolaire. Mais ses modalités d’élaboration et de mises en œuvre (comme du soutien scolaire par exemple), se dérouleront en dehors du temps et du cadre uniquement scolaire. Intervention qui reste tout de même à visée collective sur un territoire ciblé où les inégalités scolaires, sociales seraient plus importantes. L’État l’inclura par la suite à la politique de la ville et prévoira que le Contrat Urbain de Cohésion Sociale (CUCS) sera, « pour les territoires concernés, le contrat unique dans le cadre duquel s’effectuera une mise en cohérence des politiques éducatives et des dispositifs contractuels existants »2. Le PRE devient donc l’un des volets du CUCS et dépend directement de celui-ci, notamment en ce qui concerne les financements. Le PRE et les projets individualisés qu’il met en place peuvent donc différer énormément d’une ZUS à une autre. Mais c’est également le but de ce nouveau dispositif : s’adapter au plus près aux réalités du terrain et aux difficultés de ses habitants. Cependant, son avenir reste incertain. Les CUCS ont été conclus en 2007 pour une durée de trois ans, et sont prorogés chaque année depuis 2010, tout comme le

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Loi n°2005-32 18 janvier 2005, « Programmation pour la cohésion sociale », J.O. n°15 du 19 janvier 2005. 2 Circulaire n°2007-004 du 11 décembre 2006, « Définition et mise en œuvre du volet éducatif des contrats urbains de cohésion sociale (CUCS) », B.O. n°2 du 11 janvier 2007.

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PRE qui en est aujourd’hui une partie intégrante. La question est : jusqu’à quand seront-ils reconduits ? Conclusion La notion de projet est donc omniprésente à l’École depuis la fin des années 1970. L’Éducation nationale s’en est emparée pour participer à la gestion institutionnelle des dysfonctionnements. D’une part, elle serait une réponse au problème de l’hétérogénéité du public scolaire qu’un même mouvement éducatif ne permet plus d’embrasser et de mobiliser. Il appartient désormais à chacun de trouver sa place dans la formation. D’autre part, elle permettrait d’apaiser les tensions élève/institution en déplaçant le problème de l’échec scolaire et des orientations subies du système vers l’individu. En personnalisant les parcours, le projet renvoie la responsabilité des scolarités difficiles sur les élèves. Enfin, avec le projet, l’Éducation nationale laisse également au terrain l’initiative de résoudre les situations de crise, d’imaginer de nouveaux modes de fonctionnement adaptés aux réalités du local. D’un point de vue plus individuel, la pédagogie de projet donne aux acteurs éducatifs, mais également aux acteurs locaux une impression plus grande d’initiative et d’invention qui peut s’avérer efficiente. Bibliographie Barbier, J-M., Élaboration de projets d’action et planification, Paris, PUF, 1991. Boutinet, J-P., Anthropologie du projet, (2e éd.), Paris, PUF, 1992. Bru M., Not L., Où va la pédagogie de projet ? (2e éd.) Toulouse, Éditions universitaires du sud, 1991. Cros F., « Innovation » in Dictionnaire Encyclopédique de l’Éducation et de la Formation, Paris, Nathan, 1994. Glasman D., L’accompagnement scolaire : sociologie d’une marge de l’école, Paris, PUF, 2001. Le Bouëdec G., « La démarche d’accompagnement, un signe des temps », Education Permanente« L’accompagnement dans tous ses états », Vol 4, n°153, 2002, p.13-19.

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Sitographie Campanale F., Dessus P., Projet et pédagogie de projet, IUFM de Grenoble, 2009, Disponible sur internet, http://webu2.upmf-grenoble.fr/sciedu/pdessus/sapea/pedaprojet.html, (21 décembre 2011). Feuilladieu-Gely S., Le projet, IUFM d’Aix-Marseille, 2001, Disponible sur internet, http://www.aix-mrs.iufm.fr/recherche/publ/voc/n1/feuilladieu/index.html, (21 décembre 2011).

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Recherche autour du projet d’école : émergence d’une problématique Pamela Orellana-Fernandez

La construction d’une problématique est indissociable d’une élaboration de projet. Lorsque nous nous engageons dans cet exercice nous sommes plus ou moins conscients des enjeux d’une telle tâche : …un problème n’a que les solutions qu’il mérite en fonction de la manière dont il est formulé1. Dans le cadre d’une recherche en cours autour du projet d’école nous nous interrogeons sur la manière dont les enseignants du premier degré élaborent, mettent en œuvre et évaluent leur projet d’école et comment ils construisent leurs problématiques tout au long de ce processus. Notre positionnement de départ est de limiter nos amorces d’hypothèses pour pouvoir les construire à partir des données issues du terrain. L’objet de cet article est de tenter d’expliciter l’apparition de problématiques dans une logique de méta projet. Le projet du chercheur est d’établir des hypothèses de recherche. Le projet de l’enseignant est d’élaborer de nouvelles façons de travailler dans le cadre scolaire. Une première étape visait à collecter des informations qui puissent composer notre corpus de données. Nous avons donc en premier lieu, assisté à des réunions traitant du projet, en tant qu’observatrice participante. Puis, nous nous sommes penchée sur des projets d’école écrits et les avons analysés. Toutes ces données ont été traitées avec la méthode de comparaison continue2. Il en est ressorti ce qui suit : 1. les enseignants entretiennent un rapport paradoxal avec le projet d’école (à la fois outil de combat et outil de contrôle), 2. leur conception du métier d’enseignant et ses fonctions intrinsèques sont remises en question lors de la création et de 1

Floro M. et Lespinat C., « Savoir poser une problématique, un levier du développement professionnel », Savoirs, vol. 19 / 1, 2009, p. 91. 2 Sabiron Sierra F., Métodos de investigación etnográfica en ciencias sociales, Mira Editores, Zaragoza, Espana, 2007.

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la réalisation du projet d’école. Ce positionnement limite grandement leurs capacités à s’approprier de façon autonome, tout ou partie du potentiel que recèle, en soi, un projet d’école. Si bien qu’un degré d’autonomie est maintenant attribué aux enseignants, selon leurs choix de stratégies d’amélioration des résultats et du climat scolaire. Les enseignants disposent pour bon nombre d’entre eux, de trop peu de ressources et de matériaux professionnels pour pouvoir analyser, interpréter et proposer des solutions aux problèmes se posant à l’école. C’est pourquoi une distinction s’opère entre une autonomie de gestion autorisée et une autonomie professionnelle implicitement exigée. Dans la première partie de cet article nous aborderons la définition du projet d’école selon les textes officiels et l’historique de son intégration dans le système éducatif français. Dans la deuxième partie nous reviendrons sur les présupposés théoriques et méthodologiques de recherche. Enfin nous développerons la problématique émergente autour de la démarche du projet d’école. Le projet d’école, une autonomie autorisée Dans le système éducatif français, le projet d’école est un dispositif dont la finalité principale est l’amélioration des résultats scolaires des élèves du premier degré. Il trouve ses origines dans la Loi d’orientation sur l’éducation de 1989 qui situe l’éducation au rang de première priorité nationale. L’État entend réaffirmer sa volonté de placer l’enfant au centre du système. La notion de projet y apparaît non seulement comme un élément structurant des actions pédagogiques et éducatives florissantes dans le paysage de l’époque, mais aussi comme un outil en faveur de l’autonomie reconnue à la communauté éducative. Les écoles, les collèges, les lycées d’enseignement général et technologique et les lycées professionnels élaborent un projet d’établissement. Celui-ci définit les modalités particulières de mise en œuvre des objectifs et des programmes nationaux. Il fait l’objet d’une évaluation.

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Il précise les activités scolaires et périscolaires prévues à cette fin. Il indique également les moyens particuliers mis en œuvre pour prendre en charge les élèves issus des familles les plus défavorisées. Les membres de la communauté éducative sont associés à l’élaboration du projet qui est adopté par le conseil d’administration ou le conseil d’école, qui statue sur proposition des équipes pédagogiques pour ce qui concerne la partie pédagogique, du projet1. Si depuis bien des changements ont vu le jour (reformes de la formation des enseignants, des programmes et rythmes scolaires), les textes réglementaires qui se succèderont ne feront que confirmer l’impératif de mise en projet2. Différentes facettes du projet d’école Dimension Pédagogique Centrée sur l’élève et ses apprentissages, la dimension pédagogique du projet d’école prend en compte la mise en place des cycles, les compétences à développer et les programmes officiels. Cette tâche concerne prioritairement l’amélioration des résultats de l’élève et son épanouissement à l’école3. Elle est sous la responsabilité de l’équipe pédagogique ayant pour coordinateur le directeur. Cette partie comporte l’organisation de la classe et de l’école, l’harmonisation des démarches, la cohérence des apprentissages disciplinaires, la gestion différenciée des groupes d’élèves, l’organisation d’évaluations. Elle inclut également quelques actions conduites en dehors du temps scolaire comme par exemple les aides aux élèves en difficulté. 1

Loi d’orientation sur l’éducation, article 18, titre III, Les établissements d’enseignement. 2 Circulaire n°98-263 du 29 décembre 1998, BO n°1 du 7 janvier 1999 (refonder le projet d’école et d’établissement), loi d’Orientation et de programme pour l’avenir de l’école n° 2005-380 du 23 avril 2005, BO n°18 du 5 mai 2005, circulaire n°2007-022 du 22 janvier 2007, BO n°5 du 1er février 2007 et circulaire n°2008-059 du 29 avril 2008, BO n° 19 du 8 mai 2008 (obligation du volet culturel), circulaire n° 2009-068 du 20 mai 2009, BO n° 21 du 21 mai 2009 (intégration d’un axe santé). 3 Direction des écoles, Le projet d’école, Paris, CNDP/Hachette, 1992, p. 17.

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Dimension éducative et culturelle Le plan d’action occupe les temps scolaire et non-scolaire. Lorsque cette dimension se développe pendant le temps scolaire, les activités doivent être en conformité avec les programmes scolaires. Elles impliquent une ouverture de l’école vers le milieu et en direction du réseau partenarial de l’école. En dehors du temps scolaire, les actions sont soutenues par des collectivités locales, par des associations ou d’autres intervenants extérieurs. Elles ne se substituent pas aux activités menées sur le temps scolaire mais elles doivent être en cohérence avec celles-ci. Il est donc recommandé que les enseignants participent de manière étendue aux activités du domaine péri éducatif. Les phases du projet d’école Le projet d’école implique un contrat qui suppose une série de phases à respecter. Elles doivent apparaître dans le projet d’école formalisé. Une première phase consiste à analyser la situation de l’école afin d’identifier les axes prioritaires du projet. Cette étape de réflexion sur la situation de l’école concerne l’ensemble de l’équipe pédagogique. Les enseignants doivent essayer d’objectiver leurs intuitions et il est donc nécessaire de recueillir des données pertinentes à étudier. Un certain nombre d’indicateurs sont recommandés au moment du recueil des données. Ils sont centrés sur l’élève, l’équipe pédagogique, l’école et l’environnement. • Dans les indicateurs centrés sur l’élève, il est conseillé de tenir compte des évaluations nationales, académiques et locales ; le maintien dans un cycle, la fréquentation scolaire, le temps passé chaque jour à l’école, la répartition des élèves par classes d’âges, le taux de mobilité, l’activité des enfants hors de l’école, les enfants suivis par des structures externes, le fonctionnement de la classe d’adaptation, les enfants suivis par le réseau d’aide spécialisée.

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Les indicateurs centrés sur l’équipe pédagogique à prendre en considération sont : les caractéristiques de l’équipe pédagogique, son fonctionnement (harmonisation du travail entre les maîtres, décloisonnement, échanges de services, conseils, circulation de l’information et de la documentation à l’intérieur de l’école, ouverture sur l’extérieur), la place de divers partenaires de l’école (rôle des parents dans la réflexion et la prise de décisions, rôle des intervenants extérieurs, relation avec les associations, les collectivités locales). • En ce qui concerne les indicateurs centrés sur les conditions matérielles il est recommandé de retenir : les caractéristiques de l’infrastructure ; le recensement des équipements, les aides complémentaires qui peuvent être sollicitées auprès des autorités locales. • Enfin, il est recommandé pour les indicateurs centrés sur la réalité de l’environnement de l’école les points suivants : le contexte économique et social (taux de chômage, pourcentage de mères au foyer, taux de population d’origine non francophone dans l’école) ; type d’habitat des enfants, leur vie à la maison ; inventaire des structures de loisirs, des associations à buts culturels ; inventaire des associations. Ces informations doivent être confrontées aux intuitions des enseignants. C’est le moment de s’interroger sur les forces et les faiblesses de l’école. L’équipe doit établir la politique de l’école, c’est-à-dire définir les orientations générales du projet. Suite à l’analyse de la situation et à partir des axes priorisés, il faut définir les objectifs du projet. Les orientations générales se traduisent en objectifs opérationnels permettant la mise en place des actions. Le choix de ces objectifs est guidé par le réalisme et le pragmatisme […]

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Même si cela s’avère parfois difficile, on s’efforcera de formuler ces objectifs en termes de résultats quantifiables ou de comportements observables […] les objectifs retenus dans le projet d’école seront adoptés à chacun des cycles par le conseil des maîtres du cycle1. Une fois que les objectifs ont été établis, il faut procéder au choix stratégique. Ceci correspond aux modalités de mise en œuvre du projet, aux modes d’opération permettant d’atteindre les objectifs fixés. Les actions relatives au projet d’école concernant prioritairement l’enseignement dans la classe, revêtent nécessairement une adaptation de la pratique pédagogique. La durée des actions est variable, toutefois dans le cas d’une action pluriannuelle, un avenant annuel est exigé. Il est également recommandé que les actions mises en place dans le cadre éducatif soient articulées à la dimension pédagogique du projet. Cette phase comprend une organisation qui détermine autant les bénéficiaires que les responsables et intervenants, le déroulement, les attentes, les moyens, les échéances et les indicateurs que l’on se propose d’observer. Étant donné que le projet d’école doit faire l’objet d’une programmation pluriannuelle, il doit s’organiser de manière globale dans le temps et dans l’espace. L’analyse de la situation doit aboutir à l’élaboration d’objectifs dans un temps délimité. C’est le déroulement des actions qui va occuper la plupart du temps du projet, elles doivent s’inscrire dans un temps et un espace déterminés. Enfin le projet d’école en phase finale doit prévoir un temps d’évaluation. Néanmoins il est fortement conseillé d’évaluer par la régulation, les atteintes du projet et des actions menées. Le projet implique un souci de coordination entre divers partenaires du projet. Il doit développer l’implication effective de l’équipe pédagogique et de la communauté éducative. Depuis la même loi d’Orientation sur l’éducation de 1989 les parents sont considérés comme des membres à part entière de la communauté éducative et par conséquent leur participation au projet d’école est requise. Enfin, la dernière phase du projet consiste en la réalisation et en la mise en œuvre de ce qui est accordé et stipulé. Cette partie est soumise à évaluation à la fin du projet, mais aussi 1

Ibidem, p. 43.

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pendant son exécution. L’évaluation du projet implique une composante interne et une autre, externe. L’équipe pédagogique est responsable de la première composante, des intervenants externes pouvant éventuellement y participer. La deuxième est de la responsabilité des corps d’inspection. L’inspecteur de l’Éducation nationale joue le rôle d’évaluateur dès la conception du projet. Il garantit le respect des objectifs et des programmes nationaux. Les évaluations intermédiaires permettent la régulation du projet. C’est pourquoi le temps de concertation est indispensable lors du projet. Il doit permettre d’adapter la définition des objectifs opérationnels, des actions, de la planification et même des modalités d’évaluation. L’évaluation doit se faire à différents niveaux : d’abord celui du projet lui-même et de sa mise en œuvre (la pertinence des objectifs et de leur réalisation induisant des effets), puis celui des effets directs du projet sur les enfants (par une évaluation collective et individuelle), et enfin celui des effets indirects du projet (les effets sur l’équipe et sur l’enseignant). La communication autour du projet est considérée comme un élément constitutif du processus. Elle doit se faire en direction des partenaires externes, dont les parents. La rédaction du projet doit concerner la totalité de l’équipe pédagogique, elle favorise l’appropriation par l’équipe et permet de s’assurer de sa cohérence. Introduction du projet d’école dans le système éducatif français L’introduction de la notion de projet fait son entrée dans le système éducatif français voilà plus d’un demi-siècle. Joel Rich1 distingue quatre périodes d’exploration qui vont précéder l’introduction officielle du projet d’école. Premier période (1947-1959) Elle serait marquée par le Plan Langevin/Wallon, remis au gouvernement en 1947, avec deux propositions : une concertation 1

Rich J., Du projet d’école aux projets d’école: contribution à l’histoire des transformations de l’enseignement élémentaire, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2001.

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majeure des enseignants en ce qui concerne prioritairement les ajustements temporels de l’école (dans le cadre du respect du rythme de l’élève) et une impulsion à l’élaboration de stratégies d’ouverture de l’école vers le milieu. Aussi l’expérience de Self-government dans la vie scolaire promue par John Dewey (1859-1952) est reconnue comme l’une des contributions majeures au système éducatif. Dewey avait établi un lien direct entre le projet et l’implication de l’élève. Idée à laquelle W. H. Kilpatrick (1871-1965), son disciple, va s’accrocher pour lancer the project method (la méthode du projet)1. C’est donc pour la pédagogie et en direction de l’élève que la notion de projet met un premier pied dans la réflexion sur l’éducation en France. Cependant il n’est pas possible d’observer durant cette période un grand enthousiasme de la part des enseignants ni de leurs supérieurs hiérarchiques pour une modernisation structurelle et pédagogique de l’éducation publique. L’enseignement continuait à être un exercice individuel et personne ne poursuivait le but de bouleverser la pédagogie2. Une rupture est entamée à partir de l’influence de Robert Gloton, inspecteur de l’Éducation nationale, et à l’époque vice-président du Groupe Français d’Éducation Nouvelle (G.F.E.N.). Il s’engage dans les années 1950 dans la voie de l’innovation et de l’expérimentation aussi bien sur le domaine pédagogique que sur la structure même de l’école. Le projet y trouve une place principale car il est associé à la production de savoir par des individus agissant au moyen du projet3. L’impossibilité pour les classes populaires d’accéder à une véritable égalité des chances à travers l’école est devenue un constat dans la seconde période.

1

Beyer, Landon E., « William Heard Kilpatrick (1871-1965) », Perspectives: revue trimestrielle d’éducation comparée, XXVII, éd. Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation, septembre 1997, p. 501-519. 2 Rich J., op. cit. 3 Ibidem.

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Deuxième période (1959-1968) Les recherches de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron1 renforcent l’idée du dysfonctionnement du système et de son inadaptation à la massification de la scolarisation du secondaire. La psychanalyse2 a apporté un nouveau regard envers l’enfant qui a amené à rendre les parents plus attentifs aux modes pédagogiques pouvant s’avérer préjudiciables à la dignité de l’enfant et à son désir d’apprendre. Ainsi la position de l’État est fortement remise en question par l’opinion publique. Troisième période (1968 et 1981) La place de la notion de projet s’accroît de manière plus concrète et plus proche de ce qui sera en 1989 le projet d’école pour le premier degré. Les demandes ministérielles s’adressant aux enseignants invitaient à innover et à prendre de nouvelles responsabilités par l’entremise de l’éveil, ainsi qu’à positionner l’élève comme acteur investi dans ses propres projets de recherche. Pendant cette période, de nouvelles missions vont être confiées aux Inspecteurs Départementaux de l’Éducation Nationale (I.D.E.N.) : animation d’équipes enseignantes à partir de leur première conférence pédagogique et jusqu’à la vie de l’école, ouverture vers d’autres circonscriptions afin de permettre l’évolution de différentes équipes pédagogiques. Dans cette même lignée, l’État ordonne en 19703 la création d’un dispositif de formation continue dans lequel le travail en équipe est l’un des points essentiels. Et trois ans plus tard, l’aménagement de l’espace scolaire doit tenir compte du besoin de réunion des enseignants. Avec l’arrivée de Christian Beullac en 1979 au Ministre de l’Éducation nationale, le projet est introduit au cœur du système. Les Projets d’activités culturelles et éducatives intégrés 1

Bourdieu P. et Passeron J-C., Les héritiers : les étudiants et la culture ; suivi de La reproduction : éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, les Éd. de Minuit, 1966. 2 Voir notamment les travaux de Françoise Dolto. 3 Circulaire du 7 septembre 1970 relative aux stages d’information pédagogique organisés dans les Ecoles Normales. Cité par Rich J., op. cit., p. 61.

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(PACTE) font leur entrée. En cohérence avec les programmes nationaux et locaux, le PACTE met à disposition des moyens pour ouvrir l’école vers le milieu, prendre en compte les besoins de l’élève, et par conséquent obtenir une meilleure compréhension de l’environnement de l’enfant. En 1981, apparaît le Projet d’Action Éducative (PAE) dont la principale caractéristique est la prise en compte de l’ensemble des besoins éducatifs de l’enfant (scolaires et extrascolaires). Quatrième période (1981-1996) Alain Savary, ministre de l’Éducation nationale, implante en 1982 des Zones d’Éducation Prioritaire (ZEP). Cette politique cherchait à compenser l’impact des origines socio-économiques des enfants sur leurs résultats scolaires. Les ZEP s’inscrivent dans le plan général d’amélioration du système éducatif par la décentralisation des pouvoirs et des responsabilités au bénéfice des collectivités territoriales. La notion de projet fût une figure structurante de ces principes car désormais il s’agissait de s’adapter à l’élève et de tenir compte de son environnement. Il sera demandé aux écoles situées en Zones d’Éducation Prioritaires de concrétiser leurs actions à travers un projet. Dans la note de service du 31 décembre 19821 apparaît une première esquisse de définition du projet d’établissement : l’ensemble des projets constitue le projet d’établissement. Il se dégage d’une concertation. La circulaire de 19 avril 1983 sur la rénovation des collèges fait référence aux besoins de formation et à de nouvelles méthodologies de travail pour les enseignants. La circulaire de décembre 19842 suggère l’existence d’un projet d’établissement sous la surveillance du recteur, considéré comme le gardien de la 1

Note de service N° 82-622 du 31 décembre 1982 : Vers une plus grande responsabilité des établissements scolaires, BOEN spécial, N° 1, rentrée 1983 du 13 janvier 1983. 2 Circulaire du 13 décembre 1984, Aménagement du temps scolaire dans le premier degré, développement des liaisons de l’école avec les partenaires éducatifs locaux.

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cohérence du projet avec pour objectif principal l’acquisition par tous les enfants des apprentissages fondamentaux à l’École. En 1988, Lionel Jospin lance le Fond d’Aide aux Innovations. La démarche projet devient le moyen officiel pour innover. Il intègre l’évaluation comme une dimension supplémentaire aux projets éducatifs des établissements. La circulaire du 8 septembre 19881 propose une sorte de méthodologie de la démarche de projet en demandant un bilan de la situation existante, des objectifs spécifiques, et des dispositifs d’évaluation. La loi d’orientation de 1989 qui fait état d’une nouvelle école pour le primaire insiste cette fois sur une approche pédagogique centrée sur l’élève. Il est décidé d’un fonctionnement par cycles d’apprentissages qui lierait l’éducation maternelle et élémentaire. Le projet d’école est imposé à toutes les écoles primaires. Les méthodes pédagogiques des équipes devront répondre aux besoins des élèves et doivent être justifiées. Ancrages Positionnement épistémologique Nous inscrivons cette recherche dans les épistémologies constructivistes2. Ainsi nous refusons la recherche d’une vérité objective, mais plutôt la production de connaissances socialement construites, de nature compréhensive et émancipatrice. L’épistémologie a essentiellement pour fonction de déterminer ce qui fait science3. Établir le positionnement épistémologique dans la recherche ethnographique est fondamental puisqu’il constitue un premier référent contextuel de ce type de recherche et parce que d’un point de vue gnoséologique les méthodes ethnographiques ne sont pas neutres. L’objectif qui est le nôtre, est de revenir sur les arguments en faveur d’une science inclusive, émergente et compréhensive. 1

Circulaire n° 88-217 du 8 septembre 1988 à destination de l’enseignement technique et professionnel. 2 Le Moigne J-L., Les épistémologies constructivistes, Paris, Presses universitaires de France, 2007. 3 Pourtois J-P., Desmet H. et Lahaye W., « Postures et démarches épistémologiques en recherche », Pierre Paillé, La méthodologie qualitative: postures de recherche et travail de terrain, Paris, A. Colin, 2006.

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Une ethnographie ouverte à la théorie ancrée On peut définir l’ethnographie comme une posture d’implication sociale et d’observation directe d’une unité sociale. Son activité principale est de décrire et d’interpréter des problèmes complexes où différents systèmes et secteurs sont impliqués1. Le processus de recherche ethnographique est conditionné par l’émergence. Elle est son unité d’analyse. Pour Martinez Miguélez2, il s’agit d’une nouvelle réalité qui émerge de l’interaction entre les parties constitutives. L’ethnographie rejette la lecture du monde selon laquelle les choses sont simples, hiérarchiques, déterminées, résultantes de causalités et objectives. La méthode ethnographique ouverte à la théorie ancrée3 implique un processus permettant la production théorique à partir des données et non pas d’hypothèses formulées à partir d’une théorie existante. Cette théorie est le cadre théorique que va nous permettre, de donner une cohérence au travail de recueil de données, de les structurer et de produire ainsi des descriptions représentatives de la réalité que vivent les acteurs. L’émergence n’est pas ici ce qui apparaît, ce qu’on découvre, mais ce que le chercheur est capable d’interpréter et d’interroger sans cesse en revenant sur le terrain et en confrontant ses interprétations. C’est ce qu’on appelle la comparaison continue. D’après Patrick Berthier, le rôle du chercheur est d’élaborer des catégories générales et d’établir leurs propriétés pour rendre compte de situations et de problèmes aussi bien généraux que spécifiques… il fournit des guides théoriques pour l’action des profanes4. Ces catégories seront soumises à une comparaison en continu qui est une comparaison de faits au niveau conceptuel. Ainsi l’échantillonnage théorique constitue le processus de recueil de données au moyen duquel le chercheur rassemble, code et analyse ces données et décide des matériaux additionnels dont il a besoin et de 1

Fernando Sabiron Sierra, op. cit., p. 244. Ibidem, p. 96. 3 Timmermans, S., & Tavory, I. Advancing Ethnographic Research through Grounded Theory Practice in A. Bryant & K. Charmaz (Eds.), The SAGE handbook of grounded theory. Los Angeles; London: SAGE, 2007. 4 Berthier P., L’ethnographie de l’école : éloge critique, Paris, Anthropos, 1996. 2

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l’endroit où les trouver, dans le but de développer la théorie au fur et à mesure qu’elle émerge. François Guillemette1 ajoute qu’il ne s’agit pas de populations ou de sujets mais plutôt d’échantillons de situations dans lesquels le chercheur pourra recueillir des données « théorisables », données qui permettent toujours de mieux comprendre le phénomène. Démarche de terrain Nous nous intéressons à ces enseignants déclarés en projet soit dans la conception soit dans la réalisation. Nous avons suivi quatre équipes enseignantes de quatre écoles situées dans des quartiers urbains socio économiquement défavorisés du département du Val d’Oise : deux écoles élémentaires, une école maternelle et un groupe scolaire (école maternelle et élémentaire). Nous avons participé aux séances de préparation du projet d’école, séances animées par une association complémentaire de l’Éducation nationale. Les trois premières équipes avaient sollicité l’appui de l’association, le quatrième avait accepté l’accompagnement suite à la proposition de l’inspectrice de circonscription. Les quatre équipes avaient en commun la volonté de renouveler leur projet d’école et d’en faire autre chose qu’un document écrit. Notre corpus de données est actuellement composé principalement par des documents internes à l’école, de projets d’école écrits et de comptes rendus rédigés par le chercheur dans le cadre d’observations participantes. L’analyse du corpus de données nous a permis de définir des catégories thématiques. Dans un premier temps nous avons codifié ces documents rédigés par le chercheur de manière ouverte en essayant d’argumenter la codification. Puis nous avons rassemblé les codes dont les contenus étaient proches pour construire des catégories et leur attribuer des propriétés. Nous avons conclu cette première étape pour faire ressortir les catégories émergentes, celles dont on a trouvé le plus de contenu et qui sont les plus parlantes. Cette logique intègre finalement la déduction, dans la mesure où ce sont des hypothèses issues de catégories émergentes qui 1

Guillemette F., « L’approche de la Grounded Theory; pour innover », Recherches qualitatives, vol. 26 / 1, 2006, p. 32–50.

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vont orienter l’échantillonnage théorique. Mais la déduction est au service de l’induction jusqu’à la saturation des catégories. Dans cette première étape nous avons limité l’étude de la littérature existante sur l’objet de recherche, le projet d’école. Afin de laisser les données s’exprimer de manière plus libre. Le recours aux recherches sera approfondi dans la deuxième partie de la recherche. Les concepts sont des émanations du terrain et des repérages en immersion. Nous allons revenir sur le terrain pour confronter nos interprétations avec des enseignants et conseillers pédagogiques jusqu’à trouver une description représentative de la réalité des acteurs. Ce sont les émergences que nous souhaitons lire et comprendre grâce à notre démarche. Le projet comme une grille de lecture Si dans ces débuts le projet est perçu comme un levier de modernisation de l’École, ce n’est pas de même vingt ans après son apparition. Nombreux projets sont rédigés et transmis aux inspections sans pour autant être mis en œuvre. Le projet d’école s’avère être pour certains enseignants un outil inadapté à la réalité de l’école et une surcharge de travail qui les empêche de se concentrer sur leur principale mission : l’enseignement. Le projet d’école reste généralement l’image d’une chose floue, séjournant quelque part dans le bureau du directeur, dans quelque tiroir profond et surchargé, objet de réunions antérieures nombreuses et nébuleuses, bref, un souvenir parfois douloureux1. Pour étudier cette question nous nous sommes attachée à l’idée que le projet d’école remplit le rôle de médiateur symbolique entre le sujet et le monde2. Ainsi nous interrogeons par ce moyen le rapport que l’enseignant entretient avec le monde. 1

Damian J., Le projet d’école, intervention dans la Formation initiale en tant qu’Inspecteur de l’Éducation nationale de Rumilly, lundi 23 mai 2003. Disponible sur : http://ienrumi.edres74.ac-grenoble.fr/spip.php?article128 (consulté le 24 juin 2012). 2 Kozulin A. et al., Vygotski et l’éducation: apprentissages, développement et contextes culturels, Paris, Retz, 2009.

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Projet : un va-et-vient entre apprendre et entreprendre Dans nos modes de vie, le projet en tant que conduite d’anticipation s’impose à nous pour saisir le monde qui nous entoure. Le projet symbolise la propre projection de l’individu dans un espace et dans un temps à maîtriser. La liberté revendiquée des actions et intentions se traduit par le désir d’histoire à façonner plutôt qu’à subir. Pour Jean-Paul Sartre, l’homme, condamné à être libre, est responsable de tout ce qu’il fait ...(Il) n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure qu’il le réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie1. Nous nous sommes attachée à l’idée que le projet émerge toujours d’une analyse suffisamment serrée de la situation, analyse qui doit avoir pour principale fonction, en dehors d’une reconnaissance de terrain, d’identifier les opportunités existantes ; le projet consistera alors à s’appuyer sur certaines de ces opportunités, celles qui auraient été retenues. Percevoir au sein d’un environnement un ensemble d’opportunités, au-delà des contraintes apparentes, c’est développer ses capacités de curiosité, de mobilité cognitive pour casser des façons habituelles de percevoir, pour se laisser accrocher par l’inédit qui se loge dans les interstices de l’évident et déjà constitué. Se construire un projet, c’est d’abord construire toute une méthodologie de la curiosité à convertir en méthodologie d’appréhension des opportunités2. C’est dans cette dimension phénoménologique et interactionniste que l’on inscrit le travail de l’enseignant : le niveau d’interaction de l’enseignant avec le monde présent et les modalités d’appropriation de celui-ci. On transfère ainsi chez l’enseignant les théories socioconstructivistes de l’apprentissage de l’enfant mobilisées par Lev Vygotsky (1896-1934)3.

1

J. P. Sartre et A. Elkaïm-Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel Paris, 1946, p. 39. 2 Boutinet J-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 257. 3 Kozulin A. et al., op. cit.

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En admettant comme présupposé de départ que l’acquisition de la connaissance professionnelle de l’enseignant est étroitement liée à l’activité de son milieu : les situations et les sujets. Si nous interrogeons les pratiques des enseignants par le biais du projet d’école, c’est parce que ce qui nous intéresse est la relation que l’enseignant entretient avec la réalité de son quotidien dans sa complexité : son travail collectif avec ses pairs, l’espace-temps horsclasse, ses interactions vis-à-vis des différents dispositifs politiques, des savoirs, du contexte socio culturel, etc. L’ensemble d’interactions (finalités, désirs et rejets, objets et sujets, temps et espaces) induites par le projet d’école mettent les enseignants devant des savoirs à mettre en œuvre ou à s’approprier. Le projet amène les enseignants vers des compétences autres que celles qu’ils mobilisent dans leur classe, qui sont plutôt de l’ordre de la didactique. La démarche de projet doit permettre d’exercer tout un ensemble de compétences transversales et de favoriser leur intégration, preuve de leur autonomie professionnelle. L’autonomie possible par le projet ne peut se déployer que dans un va-et-vient entre apprendre et entreprendre. Ici la problématisation devient un enjeu dans la mesure où elle a une dimension reconstructrice qui génère de nouvelles propositions à partir d’éléments de sens. Elle se décrit sur l’axe de la manifestation comme le passage du « je » au « nous » ; sur l’axe de la référence comme la transformation du vécu corroboré ; enfin sur l’axe de la signification, comme le trajet des mythes personnels aux concepts. C’est cet ensemble d’opérations qui donne accès à la production de savoir, la construction du problème définit l’espace de solutions possibles, leur assigne du sens. Mais un problème n’a que les solutions qu’il mérite en fonction de la manière dont il est formulé1. Ainsi la démarche projet ne serait possible qu’à condition qu’un dispositif de développement professionnel soit mis en marche.

1

Floro M. et Lespinat C., op. cit., p. 91.

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Émergences du terrain et reconstruction de la problématique de recherche Projet et sentiment des enseignants d’une mission élargie par les circonstances Le projet d’école a été présenté aux enseignants comme un outil pour atteindre les objectifs nationaux d’apprentissage. Si tous ne sont pas totalement convaincus, ils espèrent pouvoir transformer la situation de leur école, marquée par des résultats scolaires en dessous de la moyenne et parfois un climat scolaire tendu. L’axe pédagogique doit leur permettre de résoudre le premier alors que l’axe éducatif doit le faire avec le dernier. Nous n’avons pas observé des interactions explicites entre les deux dans les discussions des enseignants. Tous les enseignants séparent les activités d’ordre pédagogique de celles qui sont d’ordre éducatif en priorisant les premières : la réussite de l’école est la réussite de l’enfant, c’est pourquoi l’axe pédagogique est l’objectif central du projet d’école1. Même si le projet d’école est censé articuler des actions pédagogiques et éducatives, pour certains enseignants le défi se situe dans ce dernier niveau. Le travail pédagogique sera possible une fois les problèmes éducatifs réglés. Mais cette idée est parfois source de frustration chez certains enseignants. Ils ont l’impression d’être obligés par le contexte de s’investir sur l’éducatif pour pouvoir faire leur travail pédagogique. Les enseignants reprochent aux parents de ne pas assurer l’éducation des enfants qui ne s’adaptent pas au fonctionnement de l’école. Ainsi le projet d’école serait associé à une carence éducative que les enseignants sont amenés à combler pour pouvoir faire classe : le seul objectif de les rapprocher de l’école est de les remettre dans leur rôle…2 Le projet d’école deviendrait ainsi une responsabilité facultative car le travail des enseignants serait devant les élèves. Les enseignants sentent qu’ils répondent à des phénomènes sociaux et non pas pédagogiques. Ils ont le sentiment de gérer de plus en plus des situations censées aider l’enfant mais qui freinent leur travail au quotidien en direction du groupe1 2

Compte rendu d’observation, réunion école élémentaire. Compte rendu d’observation, animation pédagogique.

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classe. Les enseignants entendent le projet d’école comme un passage obligé dans des contextes sociaux difficiles. Ils affirment être formés pour transmettre des savoirs mais sur le terrain de l’école, ils exercent d’autres activités auxquelles ils n’ont pas été préparés : l’animation des réunions, le travail en équipe, le partenariat avec les familles. Ils affirment ne pas savoir comment s’y prendre pour pouvoir faire passer de messages et garder une distance les protégeant de l’intrusion des parents sur des aspects pédagogiques. Injonction paradoxale L’organisation du travail des enseignants repose sur une conception individuelle du métier instituée par la formation et les systèmes de régulation (inspections des enseignants et non pas d’équipe par exemple), ce qui fait qu’ils vont s’approprier plus ou moins la démarche de construction du projet en collectif. Il y a des collègues qui ne vont pas s’investir dans tel ou tel ou tel projet parce que pour pouvoir participer à tel ou tel projet, il faut remplir un dossier de sept pages et qu’étant donné qu’on nous demande de plus en plus de remplir des trucs et tout, pour des collègues, par moment c’est trop lourd1. Les enseignants ont le sentiment qu’aujourd’hui tout doit être sous la forme de projet. À l’Éducation nationale, la moindre action doit être présentée sur la forme de projet. Ceci oblige une formalisation perçue comme excessive. Elle est une démarche administrative lourde qui n’a pas de lien avec la réalité de l’école. Le projet d’école pose la question de la traçabilité des actions et de la réflexion. Rédiger un projet d’école à partir d’un processus est considéré comme une tâche difficile pour les enseignants. Ceci leur demande non seulement du temps mais une mise à distance qu’ils n’expérimentent pas car ils sont toujours dans l’action. Concernant les analyses pédagogiques, on se demande rapidement ce qu’on peut faire, parce qu’on se rend compte que dans cet item-là on a échoué…2

1 2

Entretien directrice école maternelle. Entretien directeur d’école élémentaire.

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Une autonomie professionnelle implicitement exigée ? Riche d’une histoire institutionnelle dense mais chaotique, les données recueillies sur le terrain amènent à reformuler la problématique de notre recherche sur le projet d’école. La question de recherche devient alors : comment les enseignants exercent-ils, dans le cadre d’une autonomie de gestion autorisée avec une autonomie professionnelle implicitement exigée ? Nous faisons l’hypothèse qu’ils entretiennent un rapport paradoxal avec le projet d’école. Entre un outil de contrôle, une contrainte administrative imposée d’en haut et un outil de combat pour une école de la réussite, le projet d’école pour les enseignants révèle un désir de changement mais aussi leurs propres frustrations devant une réalité qu’ils ne parviennent pas à maîtriser. L’analyse de nos données montre que de la conception à la mise en action, le projet d’école met les enseignants face à un éventail de possibilités mais surtout de limites. L’autonomie qui leur est reconnue ne s’accompagne pas nécessairement des ressources de compréhension du monde sur lequel il leur a été demandé d’agir et de proposer des stratégies d’action. Les enseignants arrivent difficilement à construire une vision partagée sur laquelle reposera le projet d’école. Si le manque d’espace de concertation est souvent cité comme la raison principale, il n’en est pas moins vrai que les enseignants expriment les difficultés qu’ils rencontrent à structurer l’ensemble des informations à croiser : contexte socioculturel de l’enfant, résultat et climat scolaire, objectifs et programmes nationaux, structures périscolaires, projets pédagogiques en cours, etc. Anticiper, imaginer des pistes d’action globales est perçu comme un exercice difficile. Comment assurer les continuités et les passerelles d’apprentissage ? Comment expliciter les attentes pédagogiques de l’école aux enfants et aux parents ? Comment s’y prendre devant la transversalité des apprentissages demandée ? Comment exploiter les informations qu’ils ont obtenues des familles, du quartier ? 209


Ce sont autant de questions auxquelles les enseignants ont du mal à répondre aussi bien individuellement que collectivement. Le projet d’école cristallise le sentiment d’une pédagogie impossible celle d’une pédagogie de projet - et d’une méthodologie absente pour rompre avec le cercle des déterminismes qui minent l’École. Bibliographie Barus-Michel J. et al., Vocabulaire de psychosociologie: références et positions, éd. formation et intervention psychosociologiques Centre international de recherche, Ramonville-Sainte-Agne, Érès, 2006. Berthier P., L’ethnographie de l’école: éloge critique, Paris, Anthropos, 1996. Boutinet J-P., Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1993. Floro M. et Lespinat C., « Savoir poser une problématique, un levier du développement professionnel », Savoirs, vol. 19 / 1, 2009, p. 75-91. Direction des Écoles, Le projet d’école, Paris, Centre national de documentation pédagogique/Hachette-Écoles, 1992. Glaser B. G. et Strauss A. L., « La découverte de la théorie ancrée », Stratégies pour la recherche qualitative, Paris, Armand Colin, 2010. Gosselin M-L., Éducation et territoires : état des lieux, enjeux, perspectives, coédition UNSA-Éducation/Sudel, 2009. Guillemette F., « L’approche de la Grounded Theory ; pour innover », Recherches qualitatives, vol. 26 / 1, 2006, p. 32–50. Jonnaert P., Compétences et socio constructivisme : un cadre théorique, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2002. Kozulin A. et al., Vygotski et l’éducation: apprentissages, développement et contextes culturels, Paris, Retz, 2009. Legendre M-F., « Un regard socio constructiviste sur la participation des savoirs à la construction du lien social », Éducation et francophonie, vol. 36 / 2, 2008, p. 63-79. Moigne J-L., Les épistémologies constructivistes, Paris, Presses universitaires de France, 2007. Paillé P., La méthodologie qualitative : postures de recherche et travail de terrain, Paris, A. Colin, 2006. 210


Rich J., Du projet d’école aux projets d’école: contribution à l’histoire des transformations de l’enseignement élémentaire, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2001. Ridel L., « Les temps du projet », Topique, vol. 86 / 1, 2004, p. 87-95. Sabiron Sierra F., Métodos de investigación etnográfica en ciencias sociales, Mira Editores, Saragosse, 2007. Sartre J-P., L’existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1996.

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Critique du projet d’école Philippe Bernier

Il s’agit ici de proposer une lecture critique de l’injonction institutionnelle faite aux équipes enseignantes d’élaborer un projet d’école, critique à entendre au sens d’une réflexivité sur l’épistémologie que recèle cette injonction qui, à l’analyse, reflète une conception du sujet et de ses visées offerts à la transparence. À ces fins, nous allons notamment nous inspirer des analyses et des réflexions de Pierre Bourdieu. Nous allons résumer dans un premier temps le paysage étymologique, sémantique et organisationnel que recouvre le signifiant « projet » ; puis dans un second temps nous présenterons le cas du projet d’école. Nous nous appuierons pour ce faire sur notre expérience d’enseignant en Primaire depuis une quinzaine d’années. Paysages du projet1 Le terme « projet » apparaît pour la première fois dans le contexte de l’architecture au XVe Siècle et désigne à la fois ce qui est envisagé dans le futur et les moyens d’y parvenir, mouvement d’objectivation que l’étymologie latine projecere (jeter devant) indique. Cette « anticipation opératoire »2 repose sur une conception particulière du temps, linéaire, qui permet d’envisager la suite des étapes à franchir et les moyens à mobiliser. Cette stratégie du projet va connaître un grand succès dans différents champs jusqu’à ce qu’il se voit frappé du handicap de polysémie, devenant ainsi un concept « nomade ». Ce succès peut être attribué à l’évolution de la société, tendant vers une individualisation toujours plus grande accompagnée d’une volonté de maîtrise des destins par les personnes, permise par un développement de l’instruction3. Cependant cette liberté de s’accomplir s’accompagne d’une forme 1

Pour une typologie détaillée : Tilman F., Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Lyon, Chronique sociale, 2004, p. 21-29. 2 Boutinet J.-P., Psychologie des conduites à projet, Paris, PUF, 1999. 3 Jaillet M.-C., « De la généralisation de l’injonction au projet », EMPAN, n° 45, Ramonville-St-Agne, Érès, 2002.

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d’injonction à évoluer, à devenir celui que l’on peut être. Il faut cependant remarquer que cette conception stratégique des conduites tend à faire l’impasse sur la dimension d’incertitude, d’aléatoire, inhérente à tout agir humain. Impasse que l’on peut interpréter comme une défense (au sens analytique) contre l’aléatoire et relevant d’une forme de volonté de toute-puissance, tout à fait en phase avec le projet de domination de la nature par exemple, et le développement de la rationalité instrumentale. Le domaine du management a fini par s’emparer du paradigme du projet, et promouvoir dans les années 80 ce modèle d’organisation de l’activité des employés. Ce modèle va influencer jusqu’au champ scolaire avec le développement important de la « pédagogie de projet »1. On peut trouver actuellement plusieurs déclinaisons du projet dans les mesures d’aides et de soutien aux élèves avec le PPS2 et le PAI3. On rencontre également la commande institutionnelle du projet d’école4. Le projet comme commande institutionnelle Il est demandé aux enseignants d’une école d’élaborer en concertation un projet qui, pendant trois ans, va coordonner les démarches pédagogiques de chacun dans sa classe. Ainsi, les enseignants auront à mettre au point des séquences qui s’articuleront au thème général de ce projet. Ce projet constitue ainsi un organisateur de l’enseignement. La commande institutionnelle est prescrite par des textes réglementaires que nous allons succinctement présenter maintenant.

1

Pédagogie associée au courant des pédagogies dites « actives » et de l’Éducation nouvelle, inspirée par le philosophe américain John Dewey et thématisée par son compatriote William Kilpatrick (1918). 2 Projet Personnalisé de Scolarisation, en direction des élèves handicapés. 3 Projet d’Accueil Individualisé, en direction des élèves souffrant de troubles de la santé sur de longues périodes. 4 Pour une analyse plus poussée, on se réfèrera avec profit aux sources suivantes : Best F., « Pour vous retrouver dans le labyrinthe du projet », Cahiers Pédagogiques, n°220, 1984, p.16 ; Le projet d’école, Paris, Hachette, 1992, ou encore Not L., Bru M., (dir.), Où va la pédagogie du projet ?, Toulouse, Éditions universitaires du Sud, 1987.

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Cadre légal Tout d’abord, considérant le texte le plus actuel, on peut ici rappeler la teneur de la Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école1 en son Article L. 401-1 : « Dans chaque école et établissement d’enseignement scolaire public, un projet d’école ou d’établissement est élaboré avec les représentants de la communauté éducative. Le projet est adopté, pour une durée comprise entre trois et cinq ans, par le conseil d’école ou le conseil d’administration, sur proposition de l’équipe pédagogique de l’école ou du conseil pédagogique de l’établissement pour ce qui concerne sa partie pédagogique. Le projet d’école ou d’établissement définit les modalités particulières de mise en œuvre des objectifs et des programmes nationaux et précise les activités scolaires et périscolaires qui y concourent. Il précise les voies et moyens qui sont mis en œuvre pour assurer la réussite de tous les élèves et pour associer les parents à cette fin. Il détermine également les modalités d’évaluation des résultats atteints. Sous réserve de l’autorisation préalable des autorités académiques, le projet d’école ou d’établissement peut prévoir la réalisation d’expérimentations, pour une durée maximum de cinq ans, portant sur l’enseignement des disciplines, l’interdisciplinarité, l’organisation pédagogique de la classe, de l’école ou de l’établissement, la coopération avec les partenaires du système éducatif, les échanges ou le jumelage avec des établissements étrangers d’enseignement scolaire. Ces expérimentations font l’objet d’une évaluation annuelle. Le Haut Conseil de l’éducation établit chaque année un bilan des expérimentations menées en application du présent article. » Cette loi vient s’inscrire dans un mouvement initié dès 1990, à la suite de l’apparition de ce nouveau protocole de travail2 dans la loi de juillet 1989. Son article 18 précise que : 1

Loi n° 2005-380 du 23 avril 2005, Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, JO. du 24-4-2005. 2 Loi n°89-486 du 10 juillet 1989, J.O. du 14 juillet 1989.

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« Les écoles, les collèges, les lycées d’enseignement général et technologique et les lycées professionnels élaborent un projet d’établissement. Celui-ci définit les modalités particulières de mise en œuvre des objectifs et des programmes nationaux. Il fait l’objet d’une évaluation. Il précise les activités scolaires et périscolaires prévues à cette fin. Les membres de la communauté éducative sont associés à l’élaboration du projet qui est adopté par le conseil d’administration ou le conseil d’école, qui statue sur proposition des équipes pédagogiques pour ce qui concerne la partie pédagogique du projet. » Le projet d’école, en sa partie pédagogique, consiste ainsi en une mise en œuvre concrète des objectifs et des programmes scolaires sur une durée de trois à cinq ans. Il est validé par le conseil d’école (équipe pédagogique, représentants des parents d’élèves et de la mairie). Toutefois, la dimension d’élaboration en commun par les membres de la communauté éducative se traduit dans les faits par un travail de l’équipe enseignante qui est présenté en conseil d’école et validé sans intervention. D’ailleurs, il n’est pas certain que la culture enseignante1 favorise une réelle co-élaboration avec les parents d’élèves. Cependant, ce qui nous occupera ici consiste à tenter de mettre au jour l’idéologie et l’épistémologie qui sous-tendent le principe même du projet d’école. En effet, nous allons partir de l’hypothèse que l’institution impose aux enseignants une situation de travail en commun autour d’un projet afin qu’il en émerge des bénéfices en termes de cohésion d’équipe, de résolution de difficultés, d’investissement accru etc. Tous effets observés lorsque des professionnels font face à des problèmes et qu’ils décident de les résoudre ensemble. Or, il n’est pas évident que l’inversion de la temporalité du processus et l’« oubli » du désir qui le suscite fassent que les mêmes effets bénéfiques se manifestent.

1

L’enseignant seul dans sa classe et/ou la « liberté » pédagogique peuvent constituer de sérieux obstacles à l’ouverture à des avis issus de personnes étrangères au sérail.

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D’ailleurs, la participation à plusieurs projets durant notre parcours professionnel nous a permis d’observer (sans que nous osions en tirer une généralité) que la rédaction en commun s’apparente à un passage obligé, parfois un « pensum », selon un investissement minimum. Une production de discours à l’usage de l’institution qui, de plus, peut s’appuyer sur les ressources énormes de l’espace numérique. Nous allons donc avancer que la dimension injonctive tend à neutraliser les effets positifs du travail en commun motivé, et que cette visée répond à une idéologie instrumentale et une visée téléologique qui ne tiennent pas compte de la réalité du travail enseignant1. Bourdieu et la visée téléologique Dans ses deux ouvrages2, Pierre Bourdieu propose une vaste critique de la raison scolastique et de ses implications. Il met particulièrement en évidence l’efficacité de la connaissance pratique, agir qui mobilise et entrelace les dimensions corporelle, affective et cognitive. Le paradoxe consiste en la mobilisation irréductible de cette « connaissance par corps » dans le même temps que la pensée qualifiée de scolastique l’a toujours déniée. Bourdieu évoque, pour expliquer ce déni, un préjudice qui a son origine dans une conception platonicienne de l’homme et de son action sur le monde. Le langage ordinaire traduirait cette conception finaliste, de même que les formes de narration qui nous sont familières (roman, biographie, récit historique). Il s’agit donc d’une forme particulièrement prégnante et subtile de ce que l’on peut qualifier de préjugé, au sens de ce qui contraint la formulation d’une pensée. D’où la nécessité d’un travail des préjugés, que Bourdieu n’envisage que collectivement pour être efficace. Dans le champ des « pratiques de l’institutionnel »3, nous pouvons citer le processus d’analyse 1

La conception du travail en classe obéit aux mêmes conceptions selon le protocole : planification, mise en œuvre, évaluation, remédiation… 2 Bourdieu P., Raisons pratiques Paris, Points Seuil, 1994 et Méditations pascaliennes Paris, Points Seuil, 2003. 3 Nous renvoyons ici aux travaux de Jacques Pain pour ce qui concerne la thématisation de ces pratiques qui relèvent de la même logique : pédagogie, psychothérapie, analyse… en particulier La pédagogie institutionnelle d’intervention, Vigneux, Matrice, 1993.

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institutionnel, au sein d’institutions spécifiquement dédiées. La démarche finaliste ou téléologique, inspirant le protocole du projet d’école, repose sur deux préalables. Tout d’abord, il est nécessaire d’envisager une forme de transparence du champ opératoire1. En effet, la détermination des conduites à tenir implique une connaissance de tous les choix possibles. De plus, il est nécessaire de pouvoir anticiper toutes les conséquences des choix et de pouvoir les comparer. On peut repérer cette conception dans la théorie utilitariste ou celle de l’agent rationnel. Or, cette conception stratégique (ici de la pédagogie) constitue selon Bourdieu une méconnaissance grave de l’action ordinaire2. Celle-ci consiste en un ajustement permanent des conduites du professionnel en fonction de ce que la réalité manifeste, en raison de la dimension d’imprévu. Bourdieu parle à cet effet de « sens pratique ». Ce sens pratique permet l’action au bon moment sans tenir compte d’une règle préétablie3. En s’appuyant sur ces analyses qui relèvent d’une phénoménologie de l’agir professionnel en situation, il est possible de constater la tension entre le travail prescrit et le travail réel pour les enseignants4. La conception stratégique de l’agir enseignant comme le projet d’école en représente un paradigme qui s’avère soutenu par une idéologie, un projet du projet en quelque sorte, qui ne reflète pas la pratique réelle et qui tente de « forcer » l’émergence d’une dynamique groupale. La production d’un discours ad hoc par les équipes enseignantes constituant ainsi une forme de soumission résistante à l’injonction de l’institution.

1

On peut voir dans cette conception une analogie avec la théorie économique du marché envisagé comme transparent afin que les agents disposent de toutes les informations dans l’exercice de leurs décisions. 2 Une illustration pleine d’humour des conséquences de la visée téléologique figure dans l’ouvrage de Crawfords M.B.,: L’éloge du carburateur, Paris, La Découverte, 2010 ; ouvrage qui relève autant de la sociologie du travail que de la pédagogie. 3 Bourdieu P., Raisons pratiques, op. cit., p.45. 4 Ces deux catégories réfèrent aux analyses de Dejours C., L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Paris, INRA, 2003, p.13.

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Bibliographie Best F., Le projet d’école, Paris, Hachette, 1992. Best F., « Pour vous retrouver dans le labyrinthe du projet », Cahiers Pédagogiques, n°220, 1984. Bourdieu P., Raisons pratiques Paris, Points Seuil, 1994. Bourdieu P., Méditations pascaliennes Paris, Points Seuil, 2003. Bourdieu P., Raisons pratiques Paris, Points Seuil, 1994 Boutinet J.-P., Psychologie des conduites à projet, Paris, PUF, 1999. Dejours C., L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Paris, INRA, 2003. Crawford Matthew B., L’éloge du carburateur, Paris, La Découverte, 2010. Jaillet M.-C., « De la généralisation de l’injonction au projet », EMPAN, n° 45, Ramonville St-Agne, Érès, 2002. Not L., Bru M., (dir.), Où va la pédagogie du projet ?, Toulouse, Éditions universitaires du Sud, 1987. Pain J., La pédagogie institutionnelle d’intervention, Vigneux, Matrice, 1993. Tilman F., Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Lyon, Chronique sociale, 2004.

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Le décrochage scolaire : des pistes pédagogiques pour agir de MarieAnne Hugon, Philippe Goémé et Philippe Taburet présente les choix pédagogiques, didactiques, organisationnels ainsi que des entretiens avec d’anciens élèves permettent de mieux saisir ce qui a conduit certains d’entre eux à quitter l’école mais aussi ce qui les a aidés à y revenir.

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Programme ministériel, « projétation » curriculum dans le système éducatif italien

formative

et

Anna D’Onofrio Ceccarini

Introduction Ne pouvant pas synthétiser en quelques pages les multiples publications qui se sont succédé au cours du vingtième siècle, nous nous limiterons à évoquer certains moments clés qui – dans des époques différentes – ont contribué à redéfinir la structure de l’école publique en Italie. Bien que l’idée d’École et d’instruction « pour tous » commence à s’affirmer déjà pendant l’époque moderne, grâce aux réflexions sur « l’égalité des hommes » introduites dans le langage pédagogique de J-J. Rousseau, c’est surtout après la révolution culturelle de Soixante-huit que l’École italienne assume une nouvelle physionomie, en lançant des défis et en se fixant des objectifs qui – encore aujourd’hui – n’ont pas été complètement atteints. Une école qui visait – et qui vise encore – à faire en sorte que la vie de classe soit libérée des brides de l’autoritarisme qui marquait la relation éducative élèves/enseignants ; du poids de l’idéologie des classes sociales dominantes qui empêchait l’école de s’instituer en tant qu’agence pour la promotion humaine et sociale de tous ; de la logique reproductive qui accentuait les hiérarchies présentes au niveau social, et – encore – de la reproduction des modèles didactiques « transmissifs » basés sur l’érudition, sur le dogmatisme, sur l’acculturation pour l’acculturation, sur la rigidité des objectifs et des programmes didactiques, sur la didactique en tant qu’empreinte du conformisme plutôt que de l’émancipation1. De là, la double nécessité de capitaliser les expériences et les points de force dérivant de modèles éducatifs précédents et – au même moment – d’innover, pour ne pas subir passivement les changements soudains de notre société. Pendant des décennies, la fonction attribuée à l’École par la société a été celle de diffuser les savoirs élaborés par des individus et/ou par des groupes 1

Cambi F., « Dopo l’autorità, dopo la « ricreazione »… dentro l’autonomia », dans Cambi F. (dir.), La progettazione curricolare nella scuola contemporanea, Roma, Carocci, 2002.

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sociaux. Aujourd’hui, la simple rencontre avec les savoirs ne suffit plus. On demande aux instituts de formation quelque chose de plus complexe. Ce qui est remis en cause, ce n’est pas leur capacité de transmettre des contenus, mais plutôt leur aptitude à promouvoir la construction de connaissances et de compétences. Par conséquent, la valeur de la connaissance promue au sein de l’école ne doit pas être renvoyée aux simples savoirs des disciplines, mais à l’ensemble des savoirs qui définissent la culture de la compétence1. Dans son ouvrage « How we think: A restatement of de relation of reflective thinking to the educative process » J. Dewey écrit : Chaque enseignant a toujours la tentation de fixer son attention sur un domaine limité de l’activité de l’élève. L’élève progresse sur l’argument particulier d’arithmétique, d’histoire, de géographie, que l’on aborde ? Quand l’enseignant fixe exclusivement son attention sur ce point, il finit, inévitablement, par négliger le processus sous-jacent de formation de formae mentis, d’aptitudes et d’intérêts permanents. Pourtant, ces derniers sont les plus important pour l’avenir2. En d’autres termes, J. Dewey met en évidence l’existence de deux niveaux distincts du curriculum scolaire. À un premier niveau, l’élève acquiert des connaissances relatives à arguments des diverses disciplines ; mais à un second niveau d’apprentissage sous-jacent, on construit nos formae mentis durables3 (les compétences). Les « révolutions » provoquées par la modernisation – de plus en plus rapides et chaotiques – demandent à l’École un changement de perspective formative. L’apprendre devient 1

Capperucci D., Dalla programmazione educativa e didattica alla progettazione curricolare. Modelli teorici e proposte operative per la scuola delle competenze, Milano, Franco Angeli, 2008, p.11. Avec le terme de « Compétence » on entend la capacité de mobiliser, consciemment et efficacement, ses connaissances dans des contextes significatifs différents, afin de résoudre des problèmes. 2 Dewey J., How we think: A restatement of de relation of reflective thinking to the educative process, Lexington, MA: D.C. Heath, 1933. Trad. It; Come pensiamo: Una riformulazione del rapporto fra il pensiero riflessivo e l’educazione, Firenze, La Nuova Italia, 1986, p.124. Traduction de l’auteur. Ce processus sous-jacent correspond à l’apprentissage collatéral théorisé par G. Bateson. 3 Baldacci M., Ripensare il curricolo, Carocci, Roma, 2006.

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une condition sine qua non pour vivre, pour travailler et pour devenir des sujets capables d’auto-détermination, de responsabilité et d’autonomie. Cependant, l’« École des Compétences » est vouée à créer et utiliser les connaissances pour former des citoyens, actifs et participatifs, capables de réadapter constamment leur bagage de connaissances ; des sujets capables d’apprendre tout le long de l’existence. Le scenario actuel, dans lequel se glisse l’action formative des institutions scolaires invite à renforcer le lien entre école et société, entre instruction et société pour former les nouveaux citoyens du monde. L’école des Programmes Pour une bonne partie du XXe siècle le binôme école/programme a représenté le fondement de la formation dans le système éducatif italien. En effet, l’histoire de l’école italienne pourrait être lue en analysant, attentivement, les programmes ministériels qui se sont succédé dans les différents degrés et ordres d’école1. Des conceptions idéologiques, des visions politiques, des modèles culturels, des principes pédagogiques et des théories didactiques – même très diversifiées entre elles – ont trouvé dans les programmes une forme naturelle d’expression. Le Programme Ministériel était un document normatif dans lequel étaient établis les contenus disciplinaires à traiter et les objectifs didactiques à atteindre – de manière uniforme – sur tout le territoire national. Ce caractère d’unicité était estimé suffisant pour soutenir l’idée d’une école publique juste et égalitaire, car elle offrait à tous les élèves les mêmes opportunités de croissance et de développement, en leur garantissant la même offre de formation. Malheureusement, l’histoire du décrochage scolaire qui a accompagné, et qui accompagne encore aujourd’hui, le système éducatif italien – surtout au niveau des études secondaires – a mis en évidence 1

Les Programmes de l’École italienne de 1895 à 1991: Origini della scuola pubblica italiana (1895-1923); La Riforma “Gentile” (1923); La scuola dell’avviamento professionale (1928); I Programmi “Washburne” (1945); I Programmi “Ermini”(1955); La Scuola Media Unica (1962); La Scuola Materna Statale (1969); I Programmi della Scuola Media (1979); I Nuovi Programmi della Scuola Elementare (1985); I Programmi “Brocca” (1988 et 1990); La Riforma dell’Ordinamento della Scuola Elementare (1990); Gli Orientamenti della Scuola dell’Infanzia (1991).

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l’insuffisance de l’efficacité et de l’équité de ce principe. Incontestablement, les backgrounds socioculturels et les niveaux d’apprentissages préalables des jeunes qui fréquentent les écoles ne sont jamais les mêmes ; par conséquent, si l’offre de formation des institutions scolaires reste la même pour tous, elle rendra difficilement service à ceux qui – depuis le départ – présentent des difficultés et/ou des retards dans les apprentissages1. Parallèlement, le Programme Ministériel s’affichait comme un document prescriptif. Cette caractéristique concernait tant les objectifs que les contenus disciplinaires. D’où la course des enseignants pour clore le programme avant la fin de l’année au détriment de l’efficacité de l’enseignement. L’élève n'est pas un vase qu'on remplit, mais un feu qu'on allume, disait Michel de Montaigne. Or, à cause de sa rigidité, le Programme répondait seulement à certains aspects généraux de la formation (des contenus considérés comme fondamentaux au niveau national, des savoirs de base à maîtriser, etc.), car il était calibré sur un modèle idéal et hypothétique d’école et d’élève. Mais il n’était pas capable de reproduire l’hétérogénéité des profils cognitifs et la multiplicité des contextes socioculturels2. Durant les trois quarts du XXe siècle, l’hégémonie des Programmes Ministériels a connoté l’École comme étant l’agence de transmission de savoirs consolidés déplaçant ainsi l’attention des besoins de la société et des sujets à la centralité des disciplines et de l’enseignement. Souvent, la dimension formative et sociale de l’école a cédé le pas à l’érudition et au technicisme. Par ailleurs, les interventions non synchroniques et l’absence d’articulation entre les Programmes des différents ordres d’écoles ont pesé sur la continuité didactique et sur l’homogénéité des parcours formatifs3. Suite aux contestations de Soixante-huit, l’hégémonie des Programmes a été fortement redimensionnée : leur rigidité, leur caractère prescriptif et d’unicité au niveau national furent durement attaqués puisque annonciateurs de discriminations, de distinctions entre les classes sociales 1

Capperucci D., Dalla programmazione educativa e didattica alla progettazione curricolare. Modelli teorici e proposte operative per la scuola delle competenze, Milano, Franco Angeli, 2008, p.16. 2 Ibid., p.17. 3 Ibid., p.17-18.

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et d’inefficacité dans le système scolaire. Émerge alors l’exigence d’adapter – de manière flexible – les objectifs et les contenus du Programme aux spécificités de chaque école. Pour cette raison, on assiste à l’institution de la Programmation éducative et didactique qui côtoie – sans le substituer – le Programme Ministériel. La programmation se configure comme l’édition locale de l’affiche nationale du curriculum1, expression des variables existentielles, culturelles et structurelles des multiples réalités scolaires. Elle permet d’articuler et décliner – de manière longitudinale –, au cours de l’année scolaire, les contenus et les objectifs des programmes, à travers la construction d’unités didactiques2 qui – à leur tour – déclinent un parcours de formation répondant aux besoins exprimés par les élèves. La plus grande ductilité de la programmation vis-à-vis du programme réside dans la possibilité – pour les enseignants – d’opérer des choix conscients en lien avec les objectifs et les contenus des apprentissages, en organisant les objectifs selon des taxonomies qui prennent en compte les niveaux de départ effectifs des élèves, ainsi que leurs rythmes et leurs styles cognitifs ; et en sélectionnant et proposant les contenus de manière à stimuler la motivation, la curiosité pour la connaissance et la participation de l’apprenant3. Les deux principes de fond sur lesquels se base la programmation sont l’intentionnalité et la systématicité de l’agir formatif. D’une part, on souligne l’importance du penser a priori la didactique scolaire et les modalités de gestions des savoirs, en fonction desquels construire l’offre de formation ; d’autre part, on rappelle la nécessité d’organiser l’enseignement/apprentissage de manière à pouvoir vérifier si les résultats obtenus correspondent à ceux qui avaient été prévus4. La programmation naît de l’exigence de mettre en adéquation les Programmes Ministériels avec les besoins spécifiques du/des terrain/s ; en engageant les alphabets des disciplines à l’approfondissement, à la 1

Frabboni F., Le dieci parole della didattica, Milano, Ethel Editoriale Giorgio Mondadori, 1994, p.35. Traduction de l’auteur. 2 Par Unité Didactique (U.D.), on entend une programmation circonscrite : les objectifs didactiques, liés aux contenus disciplinaires, s’insèrent et participent à l’obtention des objectifs éducatifs prévus dans la programmation générale. 3 Capperucci D., op.cit., p.30. 4 Ibid., p.31.

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formalisation, à la réinterprétation de la/des culture/s du quotidien et en refusant une approche inspiré par l’improvisation dans la définition des processus d’enseignement/apprentissage. Par ailleurs, à un modèle d’enseignant unique (magister) – proposé par l’École traditionnelle – la programmation éducative et didactique oppose les savoirs et la phénoménologie qui accompagnent chaque élève : son histoire, son vécu, ses pré-requis, ses relations, etc. Avec la programmation, c’est l’équipe des enseignants qui construit un parcours d’apprentissage articulé en phases et actions bien calibrées, pensées avant même que l’acte éducatif ne débute ; on garantit ainsi la continuité didactique et la possibilité d’apporter des corrections en cours de route. C’est avec l’introduction dans l’école des Organi Collegiali1, approuvés par le Décret du 31 Mai 1974, n° 416 Istituzione e riordinamento di organi collegiali della scuola materna, elementare, secondaria e artistica, que la programmation assume un rôle central dans l’organisation d’un service scolaire orienté vers une plus ample démocratisation, unité et implication des divers partenaires sociaux (familles, agences de formation, bénévolat, institutions locales, etc.). Mais c’est surtout avec la Loi du 4 Août 1977, n°517 « Norme sulla valutazione degli alunni e sull’abolizione degli esami di riparazione nonché altre norme di modifica dell’ordinamento scolastico » que la programmation s’affirme de manière définitive et devient une vraie pratique éducative. La Circulaire Ministérielle n°169 du 21 Juillet 1978 vient souligner la nécessité de conjuguer la programmation et l’organisation didactique à travers un usage fonctionnel des ressources éducatives à disposition de chaque école ; et cela, afin de réaliser des activités didactiques destinées à des groupes d’apprentissage autres que le groupe-classe. À partir de ce moment, les premières expérimentations de décloisonnement et de travail individualisé ont vu le jour – initialement prévues pour les élèves en situation de handicap – 1

Il s’agit de deux organisations collégiales ayant une mission strictement liée à la programmation éducative et didactique : le Collège des enseignants et les Conseils de classe et de cycle. Celles-ci sont chargées d’adapter les Programmes Ministériels aux exigences spécifiques du terrain et de coordonner et favoriser l’interdisciplinarité ; ils évaluent, périodiquement, le déroulement global de l’action didactique, afin de vérifier son efficacité vis-à-vis des orientations et des objectifs précédemment programmés.

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pour tous les élèves. Par ailleurs, plus les objectifs de la programmation sont clairement formulés et correctement traduits sur le plan didactique, plus l’évaluation correspond aux exigences formatives de chaque apprenant1. Par conséquent, l’évaluation devient un instrument fondamental pour la révision des plans d’enseignement. Sans une articulation claire avec les objectifs de la programmation, l’évaluation perdrait toute validité. En se référant à la Programmation éducative (Tableau 1) – expression des variables existentielles, culturelles et structurelles d’une réalité scolaire – chaque enseignant est appelé à rédiger son propre plan de travail (la Programmation didactique cf.Tableau 2) qui se déroule individuellement, tout en étant insérée dans une dimension collégiale.

1

Circulaire ministérielle n°169 du 21 juillet 1978. Traduction de l’auteur.

227


Tableau 1 – Structure générale de la Programmation Éducative1

Structure sociale

Structure culturelle

Structure fonctionnelle

L’organisation de la gestion sociale. La définition des modalités de la collégialité. L’identification des règles conventionnelles garantissant la qualité du climat social. L’accueil et l’insertion des élèves en difficulté. La localisation de l’école au sein du système formatif local. La continuité verticale. La documentation et l’archivage des actes. La planification de projets locaux d’intervention formative. La planification des modules2 (horizontaux et verticaux). L’organisation rationnelle des espaces en fonction d’une didactique flexible. La définition des temps. Le choix (ou la construction) d’instruments/outils utiles au niveau transversal et interdisciplinaire. Les modalités d’évaluation des apprentissages et du système.

1

Capperucci D., op.cit., p.37. La Loi n°148 du 5 Juin 1990 décrète le passage (au sein de l’école primaire) du maître-unique à l’équipe des enseignants (le module : 3 enseignants sur 2 classes du même niveau, ou 4 enseignants sur 3 classes du même niveau). 2

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Tableau 2 – Structure générale de la Programmation Didactique1 Analyse de la situation initiale (exigences du contexte socioculturel et pré-requis des élèves). Définition des objectifs généraux/spécifiques (objectifs à court, moyen et long terme). Choix des contenus (en relation aux objectifs établis). Organisation des activités (en relation aux objectifs établis). Choix de la méthodologie. Instruments didactiques et pratiques éducatives. Temps/Séquences d’apprentissages. Évaluation de l’action didactique programmée. Critères d’évaluation. Reprogrammation éventuelle.

Après 1978, tous les Programmes Ministériels des différents ordres et degrés d’école souligneront le rôle central de la Programmation comme instrument privilégié pour l’identification des processus utiles au déroulement et à l’évaluation des objectifs éducatifs. En effet, la programmation éducative est délimitée, d’un côté, par le programme et, de l’autre, par les conditions socio-environnementales et par les caractéristiques des élèves auxquels elle s’adresse. Néanmoins, on pourrait relever une certaine rigidité dans le modèle programmatique décrit ci-dessus, car fondamentalement centré sur une programmation par objectifs qui ne s’intéresse qu’au résultat final et non pas aux processus de nature cognitive, affective et sociale les ayant déterminés. La programmation didactique, quant à elle, assume une valeur déterminante pour le processus innovant, avec les Programmes, que l’on a l’intention de réaliser dans l’école primaire. Les textes de lois appellent à la collégialité et à la coresponsabilité des enseignants pour la rédaction de la programmation, mais aussi au rôle – de première importance – qu’elle recouvre dans la définition du curriculum scolaire. En effet, ce dernier repose sur la coprésence de disciplines fondamentales, mais aussi sur l’ouverture vers de nouvelles activités qui n’étaient pas prévues 1

Capperucci D., op.cit., p.38.

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auparavant, et – surtout – sur une organisation plus flexible du temps scolaire, des espaces, des supports et des technologies didactiques ; tout ceci afin de prédisposer des parcours d’apprentissage différenciés, dans le respect des objectifs visés. Ce sont des solutions didactiques et organisationnelles nouvelles mettant en évidence la nécessité d’une structuration autre de l’école de base, impliquant une réforme des ordres, laquelle deviendra loi seulement le 5 juin 1990 (nous faisons référence au passage, au sein de l’école primaire, du maitre unique à l’équipe des enseignants). On entrevoit ici, la nécessité claire de valoriser la présence de ressources multiples à l’intérieur du module dans le but de promouvoir une organisation plus efficace de l’offre proposée dans le curriculum scolaire. Celle-ci, scandée dans les différents champs disciplinaires, permet une expression maximale des possibilités des élèves. Le modèle du curriculum scolaire (ou pédagogique) prévoit une intégration problématique des savoirs disciplinaires et des comportements/motivations des élèves : une synthèse qui – seulement en partie – peut être déterminée par l’enseignant à travers la programmation et prévoyant – aussi – la redéfinition constante du contrat formatif établi avec les élèves. C’est ici que se réalise le passage de la programmation à la projétation de parcours curriculaires doués de toutes les flexibilités, nécessaires pour garantir le succès formatif de chaque élève. Le modèle curriculaire trouve son expression déjà dans les Programmes pour l’école élémentaire du 1985, mais c’est surtout avec les Orientations de l’activité éducative dans les écoles maternelles de 19911 que celui-ci s’affirme le plus nettement : il n’est pas possible de programmer l’absence d’un projet partagé qui prenne en compte soit les dispositions de l’État, en matière d’instruction, soit la connaissance ponctuelle de la situation éducative dans laquelle on travaille (le contexte du terrain de référence, les prérequis des élèves – scolaires et extrascolaires – leurs provenances socioculturelles, leurs niveaux d’apprentissages obtenus précédemment). Pour conclure, la programmation curriculaire nécessite une double perspective : celle qui voit l’enseignant impliqué dans la projétation d’interventions formatives qui – à partir des indications des programmes – s’orientent vers les élèves, et – dans le sens inverse – celles qui – à 1

Décret ministériel du 3 Juin 1991.

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partir des motivations et des besoins des élèves – mènent l’équipe des enseignants à la construction et à la découverte de savoirs codifiés et organisés dans le programme. En outre, la pluralité des solutions programmatiques est strictement liée aux principes étayant les théories sur l’apprentissage et sur la connaissance desquelles elles s’inspirent. Selon la réponse que l’on donne à des questions clefs telles que : qu’estce que l’apprentissage ? et comment apprend-on ?, ils prennent forme de solutions opératoires de programmation diversifiées. En dernière analyse, on pourrait affirmer que le choix – plus ou moins conscient (ou le non choix) – du modèle théorique d’apprentissage détermine notre idée même d’enseignant. Les études sur les structures et les paradigmes du connaître et de l’apprendre réalisées dans ces cinquante dernières années – ont enregistré le déplacement d’une conception de type objectiviste à une conception constructiviste1, en passant par l’approche cognitiviste/structuraliste. On assiste au passage d’une représentation de la connaissance/vérité universelle à acquérir par voie transmissive (inspirée par le modèle comportementaliste ou behaviouriste), à une connaissance que le sujet agent épistémique construit à l’intérieur de contextes socioculturels spécifiques ; elle est issue de la négociation des significations internes à la communauté des apprenants. Pour synthétiser, la connaissance ne serait qu’un processus de construction génératif et réciproque par lequel une nouvelle connaissance acquiert du sens dans l’interaction avec les schémas cognitifs de l’individu et de la culture, en donnant et en recevant du sens ; l’unité de connaissance qui reste « isolée » n’a donc pas de sens pour l’apprenant et, par conséquent, elle n’est pas comprise2. Dans le système éducatif italien, le passage décrit cidessus a déterminé un changement de la valeur et de la fonction attribuées à la programmation – qui devient une programmation par recherche-action – centrée sur la promotion et l’affirmation de la pensée argumentative. Il s’agit d’une approche qui demande de focaliser l’attention sur les processus qui se développent à l’intérieur des différents 1

Baldassarre V.A., Zaccaro F., Ligorio M.B. (dir.), Progettare la formazione. Dall’analisi dei bisogni alla valutazione dei risultati, Roma, Carocci, 2001. 2 De Mennato P., Saperi della mente saperi delle discipline, Napoli, Gruppo Editoriale Esselibri-Simone, 2003, p.33. Traduction de l’auteur.

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contextes de formation, et qui renvoient non seulement à la dimension formelle de l’éducation mais aussi non formelle et informelle. Les contenus de la connaissance sont le produit d’interprétations intersubjectives, résultat des interactions, des échanges, des conflits et des conciliations survenus entre les participants d’une communauté d’apprentissage. D’où l’importance de la dimension participative dans le processus de construction des connaissances qui se traduit, sur le plan méthodologique, dans la projection de parcours de recherche ou de recherche-action s’appuyant sur des stratégies didactiques telles que : la résolution de problèmes et l’apprentissage coopératif. La « projétation » formative et du curriculum scolaire La définition de programmation formative qui s’est affirmée dans d’autres systèmes de formation, reprise aussi par les nouvelles politiques concernant la formation de l’Union Européenne1, apparaît profondément différente de l’italienne décrite auparavant. En effet, celle-ci demeure une responsabilité de l’institution (publique ou privée), qui décide de mener une action de formation. Elle renvoie à des tâches politiques et administratives et, en ce sens, le corps enseignant n’est pas directement impliqué. Cela a contribué à augmenter la confusion dans l’interprétation des termes de « programmation » et « projétation » dans le système éducatif italien ; notamment, avec l’introduction de la Loi sur l’autonomie des écoles2, qui a vue l’effacement du mot 1

Commission des Communautés Européennes, Mémorandum sur l’instruction et la formation tout le long de la vie, Bruxelles, 30 Octobre 2000. http://europa.eu.int/comm/education/life/memoit.pdf, 20 Novembre 2007. 2 Elle doit être lue dans un plus ample projet de modernisation de l’administration publique italienne visant à rendre plus démocratiques les rapports entre l’État et les citoyens. Ce projet a débuté avec la Loi n°241 du 7 août 1990, appelée Loi sur la transparence, modifiée par l’art.2 de la Loi n°.537 du 24 décembre 1993. La transition d’une école-apparat, privée de sa liberté et de son autonomie décisionnelle, à une école-service a eu lieu surtout avec la Loi n°59 du 15 mars 1997, « expression d’une autonomie fonctionnelle » à l’obtention des résultats en termes d’éducation, d’instruction et de formation, cohérents avec les objectifs d’apprentissage institutionnels généraux et dans le respect des fonctions déléguées aux Régions et aux Institutions Locales.

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« programmation » de tous les textes de loi et sa substitution par celui de projétation. À cela un processus automatique de transposition des significations a fait suite par lequel on a attribué à la projétation des fonctions et des devoirs, valables pour la programmation auparavant. De là, leur utilisation en tant que synonymes. Mais qu’entend-t-on formellement par le terme de projétation ? La projétation concerne – prioritairement – les acteurs de terrain et se doit d’interpréter les actions concordées dans la phase de programmation, correspondant plutôt à la demande institutionnelle. Projeter – dans le domaine de la formation – signifie, essentiellement, mettre à disposition les compétences intellectuelles, opératives, relationnelles et technico-professionnelles permettant de traduire les intentions formatives en une vision du monde spécifique. Il faut partir de l’analyse de l’existant pour se projeter dans le futur, vers l’identification de possibles parcours de transformation de la réalité1. Par conséquent, les propositions de projets doivent se faire en fonction des mesures spécifiques d’interventions, liées aux objectifs de transformation sociale, économique et culturelle. Les deux aspects caractérisant la projétation sont, d’une part, celui idéatif, créatif, constructif et de l’autre celui de contrôle, de guide, et d’évaluation. Tout en se positionnant à l’intérieur des orientations institutionnelles, la projétation prévoit des espaces de mouvement majeurs et la possibilité de prédisposer des modalités d’interventions inédites – fruits d’expérimentations et/ou de recherches-actions – liées uniquement aux finalités qu’une communauté d’enseignants a décidé de se donner pour répondre aux besoins spécifiques d’un contexte déterminé. En outre, la projétation favorise l’utilisation de méthodologies, tendanciellement scientifiques, consentant à contrôler tant les processus que les produits des interventions menées. Par sa flexibilité, la projétation permet d’augmenter les niveaux d’efficacité et d’efficience des activités formatives en redéfinissant les objectifs, les stratégies et les modalités d’action. Par ailleurs, cette méthode consent à identifier, de manière Les établissements scolaires sont appelés à exercer des compétences nouvelles non seulement au niveau juridique, administratif et comptable, mais surtout projectuel. 1 Capperucci D., op.cit., p.58.

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préventive, les critères et les indicateurs pour la distribution des fonds publics et privés et des ressources matérielles et humaines, en déterminant ainsi des paramètres clairs et transparents pour l’admissibilité des projets proposés1. Dans le sens où la projétation naît d’une intentionnalité de l’agir formatif bien pondérée et d’une réflexion/concertation attentive et collégiale, elle partage le même critère que la programmation visant à réduire, le plus possible, l’écart entre activité d’enseignement et activité d’apprentissage. Projeter l’action formative à l’avance signifie anticiper l’activité didactique par une recognition analytique des besoins formatifs des élèves, du contexte et de l’institution vers lesquels orienter les ressources et mener des actions. Tableau 3 – Les phases de la « Projétation » formative2

5. Évaluation

1. Analyse des besoins

Phases de la Projétation Formative 4. Stratégie et techniques didactiques

2. Définition des objectifs 3. Structure épistémologique des connaissances et choix des contenus

1 2

Ibid., p.60-61. Ibid., p.63.

234


L’effort demandé aux « écoles autonomes » dans la définition de leur « projet pédagogique » est de prendre en compte les indications et les finalités de l’État, en les interprétant dans un rapport très strict avec les exigences et les attentes des élèves, des familles et des besoins territoriaux ; cela en concertation avec les compétences mises à disposition d’autres agences formatives présentes sur le territoire. L’élaboration du Plan de l’Offre de Formation - de l’école de l’autonomie - impose aux institutions scolaires, et par conséquent aux enseignants, de s’ouvrir au territoire, tout en prenant en compte les besoins formatifs exprimés par une communauté d’interlocuteurs. En effet, le Plan de l’offre de Formation (P.O.F.) c’est « le Projet » qui reproduit, en clé formative, la spécificité de chaque école ; en tant que tel, il refuse la logique de la projétation didactique articulée par domaines spécifiques, mettant en évidence – plutôt – les choix culturels, didactiques et d’organisations opérés au niveau de l’établissement. Le P.O.F est l’expression de l’identité culturelle et projectuelle d’un établissement scolaire ; l’espace dans lequel chaque institut scolaire prend explicitement des formes de flexibilité internes (adaptées aux modalités et temps d’apprentissage des élèves) et externes (liées à la non-linéarité du système éducatif), garantissant une offre personnalisée répondant aux besoins spécifiques effectivement relevés. Cette flexibilité contribue, non seulement, à augmenter l’efficacité du service scolaire, mais elle représente le présupposé indispensable pour pouvoir innover de bas en haut les stratégies éducatives, en promouvant des itinéraires de recherche et d’expérimentation activés directement par les écoles1. Les nouvelles instances sociales ayant amené à la massification de l’école imposent à l’école de changer. Cela a déterminé non seulement un changement du modèle structurel et d’organisation (plus flexible, plus démocratique, moins sélectif, etc.), mais aussi la modification du rapport avec les savoirs, en vue de l’acquisition de connaissances et de compétences utilisables ailleurs qu’à l’école.

1

Ibid., p.96-100.

235


D’où l’importance de projeter le curriculum1 scolaire c’est-à-dire la nécessité de disposer d’un instrument qui n’est plus un moyen d’érudition, d’acculturation, de transmission de vieux savoirs vétustes, mais un parcours formatif intentionnel, personnalisé et flexible, calibré sur les exigences des apprenants, de l’école maternelle jusqu’au lycée. On ne parle plus de disciplines, mais de domaines disciplinaires visant à promouvoir des formes unitaires d’apprentissage, capables de donner du sens à la multiplicité des informations et des expériences vécues par les élèves. En dernière analyse, l’interdisciplinarité se configure en tant que savoir de synthèse, de modalité de solution de problèmes complexes, requérant une ergonomie disciplinaire calibrée sur le partage d’objectifs communs, de compétences communes à poursuivre durant tout un cycle de formation. Au niveau structurel, le curriculum des écoles autonomes présente une articulation constituée de plusieurs quotas. Le quota national (80% du temps scolaire) correspondant aux activités obligatoires sur tout le territoire national et le quota local (20% du temps scolaire) destiné aux activités éducatives, aux ateliers, aux groupes d’apprentissage/soutien, aux projets choisis dans chaque école en fonction des variables socioculturelles et existentielles des élèves. Par ailleurs, l’offre de formation peut être augmentée par un quota extra curriculaire facultatif, réalisé en dehors de l’horaire scolaire curriculaire, permettant d’apporter d’autres éléments de personnalisation du parcours formatif.

1

La notion de Curriculum devrait remplacer celle de Programme, car elle indique non seulement une liste de contenus mais aussi d’objectifs, des méthodes d’enseignement et d’apprentissage, d’outils didactiques et surtout elle demande de considérer l’élève dans ses capacités, ses connaissances et ses motivations préalables. Par ailleurs, elle requiert un travail actif de projétation de la part des enseignants leur demandant une forme de professionnalité nouvelle : savoir accomplir une projétation didactique, savoir traduire les contenus culturels en termes d’activités formatives et d’opérations mentales et concrètes des élèves. Pontecorvo C., Dal programma al curricolo, dans Whitfield R.C. (dir.), Programmazione del curricolo e discipline d’insegnamento, Firenze, La Nuova Italia, 1979, p. X-XI.

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La projétation du curriculum par compétences : de la réforme du système éducatif italien aux indications nationales La réflexion sur le curriculum scolaire a provoqué un redimensionnement de la centralité des « contenus indispensables que tous doivent posséder », en déplaçant l’attention sur les compétences que les élèves doivent maitriser à la fin du processus d’enseignement/apprentissage. La compétence peutêtre globalement définie comme la capacité à utiliser des connaissances et des habilités pour rejoindre un objectif déterminé (ou pour fournir une prestation répondant à des standards d’efficacité déterminés) dans certains contextes. En d’autres termes, la compétence consisterait dans la capacité à maitriser une connaissance (composant endogène) et à l’utiliser de manière efficace (composant exogène) dans une certaine gamme de situations 1. Par conséquent, il n’y a pas de compétences sans connaissances (les savoirs). La promotion des compétences dans le domaine scolaire passe, nécessairement, par un travail sur les disciplines et à l’intérieur de chacune d’entre elles par l’acquisition de connaissances déclaratives, factuelles, conceptuelles d’une part, et par l’acquisition de connaissances procédurales, cognitives, méthodologiques, métacognitives et méta-émotionnelles de l’autre. Dans les instructions scolaires italiennes, les signes de ce changement profond, qui met la relation entre les savoirs et les compétences au centre des finalités éducatives du système d’instruction, sont clairement lisibles dans la Loi n°30 (2000) et - plus particulièrement - dans le Décret législatif n°59 du 19 février 2004 (Réforme Moratti). On voit apparaître le Profil éducatif, curriculaire et professionnel de l’élève à la fin du collège (PECUP)2 et les Plans d’études personnalisés (PSP) à travers lesquels les écoles peuvent et doivent favoriser la maturation de compétences personnelles essentielles, tout en reconnaissant la valeur de la diversité de 1

Baldacci M., La didattica per moduli, Roma-Bari, Laterza, 2003, p.33. Traduction de l’auteur. 2 Ce Profil est appelé à mettre en évidence comment les connaissances disciplinaires et interdisciplinaires (le savoir) et les habilités opératives apprises et exercées à l’école (système formel) et/ou dans d’autres institutions formatives (système non formel) et/ou dans la vie sociale (système informel) sont – et/ou ont été – vraiment formatives pour l’élève ; et dans quelle mesure elles se sont transformées en compétences personnelles.

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chacun et en adressant l’engagement des institutions scolaires vers la projétation de parcours formatifs différenciés, favorisant la réussite de tous les élèves. Il s’agit d’un modèle de projet qui a essayé de combiner ensemble l’exigence d’une formation scolaire centrée sur les compétences et sur la personnalisation1 des parcours d’apprentissage. C’est un défi complexe qui, probablement pour cette raison, a été amplement contrevenu dans son application par la pratique didactique. Néanmoins, il a le mérite d’avoir essayé de redéfinir les modalités de projétation de l’école, tout en dédiant une attention spécifique à la construction de parcours formatifs finalisés à la maturation de compétences, en ligne avec les dispositions prévues par le Conseil de Lisbonne de 2000. Une partie du modèle de projet engendré par la Réforme Moratti continue d’être méconnue par beaucoup d’enseignants. D’autres sont déjà dépassées et demandent d’orienter la professionnalité des enseignants vers de nouvelles dispositions ; c’est le cas des nouvelles Indications pour le curriculum per la scuola dell’infanzia e il primo ciclo d’istruzione2. Celles-ci s’insèrent à l’intérieur de l’architecture systémique précédemment définie par la Réforme Moratti afin de valoriser l’autonomie didactique et d’organisation des institutions scolaires. Par ailleurs, elles doivent être lues dans le contexte de la Recommandation3 du Parlement Européen et du Conseil sur les compétences clefs pour l’apprentissage tout au long de la vie. Conclusion Dans la situation politico-culturelle actuelle dans laquelle les termes de « qualité », « efficacité », « efficience », « succès formatif », « réduction du décrochage scolaire » semblent être devenus les points de référence 1

Graves N.J., La nuova geografia. Fonti, struttura e tecniche per l’insegnamento, Roma, Armando, 1988. 2 Les «Indications pour le curriculum » ne sont pas le curriculum scolaire, mais elles ont été conçues « pour » le curriculum ; elles sont donc fonctionnelles à leur construction dans la mesure où elles expriment des traits auxquels toutes les écoles doivent se référer dans leurs processus de projétation. 3 Raccomandazione, http://www.pubblica.istruzione.it/news/2007/allegati/obbligo_istruzione07.pdf, 2 Octobre 2007.

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des politiques pour l’instruction, la projétation a un rôle stratégique. Toutefois, il n’est pas suffisant - aujourd’hui - d’affirmer que la projétation formative est importante pour qu’elle parvienne à une incidence concrète sur le bon fonctionnement de l’École. D’où l’urgence de reconsidérer les modèles de projétation en usage à la lumière des résultats d’apprentissage qu’ils sont en mesure de garantir. La centralité que la formation et l’apprentissage tout le long de la vie recouvrent à l’intérieur des choix socio-économiques des États développés impose le dépassement des modèles d’école dogmatiques, sélectifs, élitistes, héritages du passé. Aujourd’hui, le rôle de l’École n’est plus celui de sélectionner les futures classes dirigeantes, mais de fournir à tous les sujets, les instruments nécessaires à l’exercice d’une citoyenneté active et consciente. À l’intérieur de ce nouveau cadre de référence, la projétation formative et curriculaire recouvre un poste de premier plan, en tant que dispositifs en mesure de concourir à la formation de la personne dans toutes ses multiples articulations. La complexité caractérise la réalisation d’une projétation formative et curriculaire au sein de l’école. Les raisons sont d’ordre différent. Cependant l’enjeu pour les enseignants est bien la qualité de leur enseignement. Bibliographie. Baldacci M., La didattica per moduli, Roma-Bari, Laterza, 2003. Baldacci M., Ripensare il curricolo, Carocci, Roma, 2006. Baldassarre V.A., Zaccaro F., Ligorio M.B. (dir.), Progettare la formazione. Dall’analisi dei bisogni alla valutazione dei risultati, Roma, Carocci, 2001. Bateson G., Verso un’ecologia della mente, Adelphi, Milano 1997. Bateson G., Mente e natura, Adelphi, Milano, 1999. Cambi F., « Dopo l’autorità, dopo la “ricreazione”…dentro l’autonomia», dans Cambi F. (dir.), La progettazione curricolare nella scuola contemporanea, Roma, Carocci, 2002. Capperucci D., Dalla programmazione educativa e didattica alla progettazione curricolare. Modelli teorici e proposte operative per la scuola delle competenze, Milano, Franco Angeli, 2008. De Mennato P., Saperi della mente saperi delle discipline, Napoli, Gruppo Editoriale Esselibri-Simone, 2003. 239


Dewey J., How we think: A restatement of de relation of reflective thinking to the educative process, Lexington, MA: D.C. Heath, 1933. Trad. It; Come pensiamo: Una riformulazione del rapporto fra il pensiero riflessivo e l’educazione, Firenze, La Nuova Italia, 1986. Frabboni F., Le dieci parole della didattica, Milano, Ethel Editoriale Giorgio Mondadori, 1994. Graves N.J., La nuova geografia. Fonti, struttura e tecniche per l’insegnamento, Roma, Armando, 1988. Pontecorvo C., Dal programma al curricolo, dans Whitfield R.C. (dir.), Programmazione del curricolo e discipline d’insegnamento, Firenze, La Nuova Italia, 1979.

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Varia La démarche clinique dans l’accompagnement en formation : vigilance et persévérance ? Louis Basco

L'accompagnement en formation Sans retracer toute l’étymologie du terme, il est tout de même intéressant de noter que le mot semble venir de « cum » qui signifie « avec » et de «panis », pain ; le compagnon serait celui qui mange son pain en même temps qu’un autre, et plus généralement, accompagner c’est aller avec quelqu’un ou quelque chose. Ce qui ressort de ses différents usages, c’est l’idée que l’accompagnement concerne les situations où il y a un acteur principal que, d’une manière ou d’une autre, il s’agit de soutenir, de protéger, d’honorer, de servir, d’aider à atteindre son but ; en aucun cas il ne peut être question de le supplanter en prenant sa place ou le devant de la scène, ou la direction des événements, ou tout simplement en prenant l’initiative. Posture modeste donc, à côté de, de mise en valeur d’un autre ou d’autre chose, de service, de retrait, d’ombre, de second plan, posture essentielle pourtant, comme on le verra. La démarche d’accompagnement n’est pas neuve mais le terme se répand : il n’est qu’à relever le nombre de pratiques qui se nomment « accompagnement » des mourants, des jeunes en insertion, des handicapés, des créateurs d’entreprise, des récits de vie, etc. Née dans les pratiques diverses du travail social, dans l’éducation spécialisée et en milieu hospitalier, cette notion se retrouve depuis peu mais de plus en plus dans le champ pédagogique. Elle est longtemps restée absente de la plupart des ouvrages relatifs à l’éducation et à la formation. On en trouve une définition dans le Dictionnaire de la formation et du développement personnel1 : « Fonction qui, dans une équipe pédagogique, consiste à 1

Bellenger L., Pigallet P., Dictionnaire de la formation et du développement personnel, Paris, ESF, 1996.

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suivre un stagiaire, et à cheminer avec lui, durant une période plus ou moins brève afin d’échanger à propos de son action, d’y réfléchir ensemble et de l’évaluer. » Définition qui pose question puisque formateur et accompagnateur semblent être deux rôles, et deux individus, distincts... À travers les différents apports théoriques, tentons de cerner plusieurs indicateurs. Apparition Pour Gérard Vergnaud, « la nouvelle problématique à laquelle les enseignants, les formateurs, les chercheurs sont confrontés aujourd’hui est de rechercher des modalités pratiques d’articulation entre des temps « courts » (ceux de la classe, du programme, des élèves en situation « ici et maintenant ») et des temps « moyens ou longs » qui sont ceux du développement… réussir cette articulation est aujourd’hui le plus grand défi qui est posé tant aux chercheurs qu'aux praticiens1. » Il y a inadéquation entre temps de formation et rythme du processus cognitif. À la notion d’accompagnement est associée l’inscription dans le temps et la durée. Nature Pour Mireille Cifali : « Accompagner c’est « savoir être là », c'est « être pris dans une énigme », c’est « être intelligent dans les situations singulières » ce qui nécessite des « connaissances extraites des sciences humaines » mais aussi des « compétences relationnelles ». C’est « construire des connaissances à même le vivant ». C’est « restituer à celui qui est tellement engouffré dans le présent son rapport à un passé et un futur ». C’est « être fiable » et « accepter l’incertitude ». Accompagner c'est « aller avec », « être à côté de », « donner une place à l’autre » ; c’est « intégrer le fait que l’on ne peut pas agir et décider à la place de quelqu’un », « s’éloigner de la prise de pouvoir qui peut advenir 1

Vergnaud G., In Chappaz, G., (dir.) Accompagnement et formation : outils de formation, les concepts-clefs du formateur : l’accompagnement dans les pratiques d’apprentissage et dans les dispositifs de formation, Actes de l’université d’été, Aix en Provence, 1998.

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si facilement dans nos métiers ». Pour qu’il y ait accompagnement il faut qu'il y ait demande, (mais comment travailler avec ceux qui ne demandent rien, qui sont en résistance passive ?)1 » L’accompagnement est une présence intelligente aux situations singulières. Construction intellectuelle en action, il restaure l’accompagné dans le déroulement de son histoire. Il implique, de la part de l’accompagnateur, un abandon du pouvoir pour un rapport partenarial. Fonctions pédagogiques Pour Guy Le Boterf2, il s’agit : d’aider à nommer ce qui est fait et repérer les difficultés rencontrées (activité de conceptualisation), de mettre en relation avec des ressources, de fournir des apports directs de connaissances, d’aider à faire le point sur la démarche et la progression. Pour Gérard Wiel3, l'accompagnement a quatre fonctions :écouter, clarifier, proposer et aider à décider. Elles doivent permettre à une personne ou à une équipe, par la médiation de l’écoute, de l’analyse systémique, de l’analyse de pratiques, de passer d’un état à un autre par une ou des transformations dans le cadre d’une institution et sur une durée. Les fonctions pédagogiques de l’accompagnement sont d’aider l’accompagné à construire des liens qu’il ne saurait établir spontanément seul, d’où une fonction de médiation, d’accompagner la transformation qui découle de la confrontation cognitive, d’où une fonction de soutien et de lui en faire prendre conscience, d’où une fonction de métacognition.

1

M. Cifali, In Chappaz, G., (dir.) Accompagnement et formation : outils de formation, les concepts-clefs du formateur : l’accompagnement dans les pratiques d’apprentissage et dans les dispositifs de formation,op. cit. 2 G. Le Boterf, L’ingénierie et l’évaluation de la formation, Paris, Les éditions d’organisation, 1993. 3 G. Wiel, Sortir du mal-être scolaire - Promouvoir la fonction accompagnement, Saint-Étienne, Chronique sociale, 2000.

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Conditions de mise en œuvre Pour Michel Develay1, il s’agit de « créer en formation les conditions de la rencontre entre un « se formant » et son accompagnateur, associés à une tâche commune qui est d’identifier ce qui fait problème, d’adopter alors une attitude de formulation d’hypothèses qui simultanément s’appuie sur un lieu de ressources et se rend attentive aux contraintes de la situation à démêler, d’envisager alors des possibles, de mettre en actes ses choix en s’étant accordé les moyens de son action. » Pour Gérard Wiel2, l’accompagnement ne peut prendre sens que s’il s’appuie sur un projet, une demande authentique, une durée, à limiter dès le départ, l’extériorité de l’accompagnateur, dans le « non pouvoir », le « non enjeu affectif » et la liberté des acteurs, de demander, de décider. L’accompagnement impose les conditions d’existence d’une relation de coopération sincère et dégagée de tout autre enjeu qu’elle-même, de ressources mobilisables, de formulation d’un projet et d’une approche pédagogique constructiviste. Formateur-accompagnateur Pour Develay, « c’est un accompagnateur vivant avec le formé une plus grande proximité car se sentant partie prenante de sa formation. »3 Pour Mireille Cifali, « quelle que soit la difficulté ou l’épreuve, l’accompagnant a la nécessité de s’y repérer pour ne pas sombrer avec, d’être dedans mais aussi dehors, de s’engager sans s’y perdre : travail psychique afin de maintenir une bonne distance, une juste mesure. Certaines qualités d’être et de savoir sont importantes : fiabilité, authenticité, sincérité, discernement, fidélité, capacité de sortir de soi, intelligence de l’instant sont nécessaires. »4 Pour Beaudour Allala, « l’accompagnateur, excellent conseiller plutôt qu’expert, doit être, en quelque sorte, le miroir de l’accompagné pour qu’il y reflète sa situation actuelle5. » 1

Develay M., Peut-on former les enseignants ?, Paris, ESF, 1994. Wiel G., Sortir du mal-être scolaire, op. cit. 3 Develay M., Peut-on former les enseignants ?, op. cit. 4 Cifali M., op. cit. 5 Allala B., In Profession Formateur Consultant N° 2, 1998. 2

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Pour Jacques Levine, l’accompagnateur doit faire le « deuil de la toutepuissance » et renoncer « à vouloir modifier l'Autre », ce qui devrait déboucher sur « la recherche du modifiable avec l’Autre1. » L’accompagnateur est engagé, par son être même, dans le parcours de formation de l'accompagné ; en cela, il en est proche. Il a conscience de cette « proximité distante » ou de cette « distance proche » et l’analyse en permanence. Au-delà des compétences d’écoute, d’aide à l’explication et d’aide à la prise de décision impliquées, l’accompagnement exige de l’accompagnateur la capacité à investir les potentialités de l’accompagné. Pour rassembler et synthétiser ces apports, nous pouvons dire que l’accompagnement s’inscrit dans une relation d’aide dans la proximité et la durée, qu’il se fonde sur des valeurs et des principes issus du constructivisme et de « l’humanisme », ce qui exige du formateuraccompagnateur une posture « nouvelle », des compétences qui apparaissent comme supplémentaires et un engagement de son être dans l’acte formatif. Tout cela implique bien sûr que la structure dans laquelle il œuvre non seulement permette les conditions d’existence de l’accompagnement mais aussi et surtout qu’elle y soit favorable, qu’elle devienne un lieu propice à leur émergence, voire qu’elle les encourage. Vigilance et persévérance dans l’accompagnement en formation ? Cette vigilance vise une transformation intérieure de celui qui accompagne, un changement de mentalité, une autre expérience. Elle permet de sortir de l’illusion de l’ego et des modes d’expériences égocentriques et égoïstes. Par sa présence l’accompagnant engage une pratique d’ouverture de l’esprit et du coeur. EIle fait appel à l’attention, à la présence au souffle, au corps, aux sensations, aux pensées. Elle développe un état de présence directe et immédiate, d’ouverture, de clarté et de compassion. Cette transformation de Soi, de l’esprit et du coeur, fait réaliser ces qualités de clarté, d’ouverture, de compassion. La perfection de ces qualités n’est autre que ce que l’on nomme l’éveil à faire devenir Soi et ainsi permet à celui qui apprend à devenir Soi. La persévérance est 1

Levine J., In Chappaz, G., (dir.) Accompagnement et formation : outils de formation, les concepts-clefs du formateur : l’accompagnement dans les pratiques d’apprentissage et dans les dispositifs de formation,op. cit.

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la constance dans l’action, dans l’effort, dans la pensée. Elle est associée à la vigilance. Elle est la qualité nécessaire pour passer de l’état de cherchant à celui de souffrant. Elle est indispensable à celui qui, placé devant une tâche à accomplir, doit dépasser sa réflexion afin de la mettre en action. La réflexion dont il est question ici est celle d’un miroir dans lequel nous nous observons en qualité d’ennemi de nous-même… Sans cesse, l’accompagnant doit travailler sur lui-même, sans se laisser aller à la lassitude ou au découragement. L’accompagnant doit persévérer dans la surveillance permanente des dérives de sa pensée pour parvenir à l’éveil d’être. Il a la conviction que la solution à tous ses maux est en lui-même. Les aspirants à l’éveil doivent s’affranchir des passions en suivant un cheminement intérieur semé d’embûches. La persévérance devient un véritable conditionnement qui déconditionne, calme les agitations du mental en perpétuelle ébullition et favorise le silence intérieur. Le travail intérieur permet de réaliser l’interdépendance de tous les phénomènes et ainsi de se relier à tout l’univers et à tous les êtres. En somme, le message de ces recommandations de vigilance et de persévérance dans l’accompagnement est bien de nous rappeler que le travail accompli par l’accompagnant pour connaître la nature de l’ego n’a rien d’égoïste car il a la volonté par cette bonne connaissance de Soi de mieux connaître l’Autre pour lui apporter ce qu’il y a de bien à donner pour qu’il puisse cheminer au mieux vers son projet. L’accompagnement nourrit une noble ambition, à savoir transformer un monde de souffrance en un asile de paix, de concorde et de fraternité. Sagesse et compassion, amour et connaissance sont semblables et inséparables. Elles ont en revanche des ennemis communs qui sont le mensonge, le fanatisme et l’intolérance. Les recommandations de vigilance et de persévérance rappellent l’attitude qui doit être, droiture et engagement dans l’humilité et dans cette confiance. Du fait du travail sur Soi qui peut ainsi être engagé, l’accompagnateur invite à un parcours vertical afin d’affirmer que l’apprentissage est commencé.

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Une démarche clinique est-elle possible dans l’accompagnement en formation? La démarche clinique (concept récent en formation et éducation) s’appuie sur une méthode qui met en valeur des opérations avec lesquelles l’accompagnateur approche des conduites humaines. Du grec klinê (le lit), « la clinique » se réfère au médecin qui ausculte et interroge un patient mais aussi observe ses réactions afin de pouvoir réaliser un diagnostic. En 1899, Sigmund Freud, dans sa lettre à W. Fliess, a écrit pour la première fois le terme de « psychologie clinique ». Dans une finalité formative, la démarche clinique a été transposée à l’examen de sujets non malades voire à des groupes (nous parlerons ici de psychologie sociale clinique). Lagache nous apporte une définition de la psychologie clinique dans son allocution à la Sorbonne en 1949. Elle est « l’étude approfondie des cas individuels ou l’étude de la conduite humaine individuelle et de ses conditions (hérédité, maturation, conditions physiologiques et pathologiques, histoire de vie), en un mot, l’étude de la personne totale en situation ». L’approche clinique s’affirme comme l’étude d’un « être humain concret et complet », envisagé tant dans sa « singularité » que dans son « drame ». D. Lagache évoque les trois postulats (dynamique, interactionniste, historique) sur lesquels reposent une « méthode clinique »1. Le premier met en évidence que les conflits intra et intersubjectifs conditionnent le psychisme humain. Le second affirme que la conduite d’une personne est la réaction de celle-ci à la situation dans laquelle elle se trouve conditionnée par son état d’esprit interne mais aussi par le milieu psychique et social externe. Le dernier postulat s’appuie sur le fait que toute personne est en constante évolution depuis sa naissance. Elle va donc vivre une alternance de moments de crise et de stabilité.

1

Lagache D., In Anzieu D., Dictionnaire de psychologie, Paris, PUF, 1949.

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Ainsi, à un moment donné, sa conduite est l’image de son passé mais peut également refléter ses projets. Michel Foucault publie en 1972 une approche historique de la clinique1. Revault d’Allonnes et al.2 ; Imbert3, Cifali4, Perrenoud5 relèvent pour la première fois la « démarche clinique » dans le milieu de l’éducation dans le début des années 1990. Notons également qu’avec Clot, Prot, Wherte et al.6 apparaît la « clinique de l’activité », dans le domaine de l’ergonomie et de la psychologie du travail. Dans le champ des Sciences humaines, un « courant clinique » s’affirme. Des recherches, des analyses de pratiques, des formations sont menées, non pas « au chevet du patient » mais auprès de personnes engagées grâce à « cette posture particulière qui permet à un professionnel de construire des connaissances à partir de situations particulières dans lesquelles il est impliqué7 ». Cette démarche relève des approches souvent guidées par « le souci de l’action, de la compréhension et de la transformation des situations de travail8 ». « Le sens clinique exige de n’être pas centré sur soi9 ». Ainsi, la pratique des accompagnateurs dans ce cheminement clinique ne va plus être un travail d’application de connaissances acquises mais celui qui offre à chaque pas l’incertitude, l’imprévu. « Est donc proprement clinique aujourd’hui, ce qui veut appréhender le sujet (individuel et/ou collectif) à travers un système de relations 1

Foucault M., Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1972. Revault d’Allonnes C. et al., La démarche clinique en Sciences de l’Éducation, Paris, Dunod, 1989. 3 Imbert F., Vers une clinique du pédagogique, Vigneux, Matrice, 1992. 4 Cifali M., Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, Paris, PUF, 1994. 5 Perrenoud Ph., La formation des enseignants entre théorie et pratique, Paris, L’Harmattan, 1994. 6 Clot Y., Prot B., Wherte C. et al., « Clinique de l’activité et pouvoir d’agir », Éducation permanente, n° 146, 2001. 7 Cifali M., « Entre psychanalyse et éducation : influence et responsabilité », Revue française Psychanalyse, 3/ 973-982, 1999, p. 981. 8 Clot Y., Prot B., Wherte C. et al., « Clinique de l’activité et pouvoir d’agir », op. cit. 9 Cifali M., « Une altérité en acte ». In Chappaz G. (dir.), Accompagnement et formation, Marseille, Université de Provence et CDRP, 1998, p. 134. 2

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(constitué en dispositif, c’est-à-dire au sein duquel le praticien, ou le chercheur, comme leurs partenaires, se reconnaissent effectivement impliqués), qu’il s’agisse de viser l’évolution, le développement, la transformation d’un tel sujet ou la production de connaissances, en soi, comme pour lui ou pour nous », s’agissant « plutôt d’une sagacité (perspicacité) d’accompagnement dans une durée, d’intimité partagée1 » (Jacques Ardoino). « La démarche clinique est une façon de prendre du recul vis-à-vis d’une pratique : elle se fonde sur l’observation, qu’il y ait problème ou non ; elle permet d’élaborer des hypothèses ou des stratégies d’action par la réflexion individuelle ou collective, la mobilisation d’apports théoriques multiples, des regards complémentaires, des interrogations nouvelles. Elle sollicite des personnes-ressources qui mettent en commun leurs points de vue pour faire évoluer la pratique ainsi analysée. C’est un moyen de faire face à la complexité du métier d’enseignant en évitant le double écueil d’une pratique peu réfléchie ou d’une théorie déconnectée des réalités vécues. (…) Elle peut, dans certains domaines, s’inspirer d’une démarche expérimentale, dans d’autres s’apparenter à une recherche-action, dans d’autres encore emprunter certains outils ou paradigmes à la supervision ou à la relation analytique2. » Mireille Cifali3 complète cette définition par « ceux qui oeuvrent dans ce contexte, avancent qu’il y est question de situations où les acteurs sont impliqués ; où se mêlent psychique, social et économique ; où s’élabore, avec les interlocuteurs en présence, une compréhension de ce qui se passe, une co-construction d’un sens qui provoque parfois du changement ; où s’instaure une articulation théoriepratique particulière, un lien entre connaissance et action ; se réalise une pratique de l’altérité et de la singularité, dont l’écriture est peut-être prioritairement celle d’un raconter ». Elle insiste bien sur le fait que la démarche clinique « n’appartient donc pas à une seule discipline ni n’est un terrain spécifique ; c’est une approche qui vise un changement, se tient dans la singularité, n’a pas peur du risque et de la complexité, et co1

Ardoino J., « De la clinique », Réseaux, n° 55-57, 1989, p. 64. Fascicule destiné aux étudiants de l'Université de Genève s'orientant vers les métiers de l’enseignement. 3 Cifali M., « Une altérité en acte », op. cit. p. 124. 2

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produit un sens de ce qui se passe. Elle se caractérise par une nécessaire implication ; un travail sur la juste distance ; une inexorable demande ; une rencontre intersubjective entre des êtres humains qui ne sont pas dans la même position ; la complexité du vivant et le mélange imparable du psychique et du social1. » Perrenoud relève « un dénominateur commun » aux différentes modalités possibles de la démarche clinique : « elles mettent l’accent sur les fonctionnements en situation2. » Elles permettent aux accompagnateurs d’apprendre dans et sur la situation travaillées. Ainsi, « la démarche clinique vise plutôt, à partir de l’expérience, à alimenter la construction de savoirs nouveaux ou l’intégration et la mobilisation réflexives de savoirs acquis3. » Enfin, Martine Lani-Bayle nous apporte que « la clinique se situe dans l’ordre de quelque chose qui (s’)échappe en situation et ne se prévoit pas, du côté du vivant c’est-à-dire de l’incertain, de l’imprévu, de l’aléatoire et de la surprise. Et c’est bien ce qui en constitue toute la richesse heuristique autant que formative. » « Transversale par nature, mais dénuée en soi de prétention thérapeutique, la démarche clinique s’intéresse ainsi au sujet en formation dans sa globalité et son histoire : dès lors, elle interroge directement les valeurs et finalités de la conception de la formation tout au long de la vie à une époque où l’obsession d’objectivité, la technique et les attraits de la virtualité tentent, plus que jamais et même chez les adultes, de découper et désincarner le rapport au savoir4. » 1

Cifali M., « Démarche clinique, formation et écriture » In Paquay L., Altet M., Charlier E. et Perrenoud Ph. (dir.), Former des enseignants professionnels. Quelles stratégies ? Quelles compétences ?, Bruxelles, De Boeck, 1996, p. 119135. 2 Perrenoud P., La formation des enseignants entre théorie et pratique, op. cit., p. 218. 3 Perrenoud P., « La place de l’analyse du travail réel en formation initiale : transposition et dispositifs », texte prolongeant une intervention au Séminaire romand de 3ème cycle en Sciences de l’éducation, Analyse du travail et formation professionnelle, Veysonnaz, 10-12 octobre, 2001. 4 Grand atelier MCX Lille, 18 et 19 septembre 2003, « Vers une clinique de la formation ? Ou : se former par la narration et l’écriture, par l’écoute et la lecture. »

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Pour Martine Lani-Bayle, la démarche clinique implique une forme d’écoute attentive et impliquante qui signifie qu’« un savoir nouveau va se construire à deux (ou plusieurs) à la faveur d’une relation dialoguante et questionnante (voire interpellante ou même interloquante). Un savoir issu d’un mouvement de conscientisation partagée et qui serait différent dans toute autre circonstance. Un savoir où chacun a besoin de l’autre pour sortir d’un état d’ignorance relative, un savoir qui n’aurait pu s’élaborer chacun de son côté, qui restera provisoire, instable, changeant, jamais abouti, toujours en question, et dont la constitution est l’objectif de la mise en place de cet échange1. » La démarche clinique dans le cadre d’un accompagnement fait apparaître des limites qui si elles étaient dépassées, pourraient mener à des dangers. La vigilance dans l’accompagnement apparaît donc comme nécessaire, pour l’Autre mais aussi pour Soi : - pour les personnes « accompagnées » : elles sont invitées à s’engager personnellement ainsi à dévoiler ce qui de l’ordre de l’intime voire à décider et à accepter le changement proposé. - pour les accompagnateurs : ils offrent le cheminement, le guidage des pas toujours dans la médiation et parfois le doute. Chacun va évoluer dans la confiance en l’Autre, en Soi. L’accompagnateur va par sa présence, par ses compétences pouvoir permettre à l’accompagné de construire ses propres connaissances : aucune d’elles ne saurait être imposée. La motivation réciproque remplace l’attente. L’accompagnement par une démarche clinique est donc un réel acte éducatif voire formatif qui aidera les personnes accompagnées à se construire dans la réflexivité et à développer leur identité. Adopter une démarche clinique dans l’accompagnement oblige donc une éthique et le respect d’un ensemble de règles, dont la vigilance et la persévérance pour éviter tout piège de s’écarter du chemin sur lequel l’accompagnateur et l’accompagné sont engagés.

1

Ibid.

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Il nous faut citer Carl Rogers1 car son Approche Centrée sur la Personne (ACP) met l’accent sur la qualité de la relation entre le thérapeute et le patient par une écoute empathique. Cet accompagnement particulier est à valoriser : cette posture met en évidence l’authenticité, le non-jugement, la vigilance à être auprès de l’Autre et à le guider mais également la persévérance à vouloir cheminer et faire cheminer. C'est ce qu’il a appelé la « non directivité ». Dans l’approche rogérienne, l’accompagnateur se doit d’être un exemple d’authenticité pour l’accompagné, à la fois pour éviter tout langage paradoxal et pour signifier au patient qu’il est, lui aussi, un être humain. Il doit donc y avoir correspondance exacte entre l’expérience et la prise de conscience, selon les termes de Rogers, congruence entre le Moi-Idéal et le Moi-Vécu du thérapeute, le premier se référant aux conceptions idéales de Soi, et le Moi-Vécu au vécu. L’empathie permet à l’accompagnateur de comprendre une situation non pas depuis son propre cadre de référence, mais depuis celui de qui est accompagné. La « chaleur » consiste en l’accueil inconditionnel de celui qui veut bien être accompagné. La personne est acceptée telle qu’elle est, dans l’Ici et maintenant, avec le cadre de référence qui lui est propre. Une attitude humaine, chaleureuse et encourageante sont les points-clés de cette dimension. Bien plus que des concepts à appliquer, les trois dimensions rogériennes sont des savoir-être et savoir-faire pour l’accompagnateur. Le travail de Carl Rogers s’est étendu aux courants de pédagogie non-directive. L’ensemble des phrases empathiques de l’accompagnateur (« vous avez le sentiment d’être impuissant face à... » «vous éprouvez une frustration par rapport à .. », « vous ressentez un malaise... de la rancune... ») sont centrées sur la personne accompagnée et sa manière de vivre les choses sur le plan affectif. Une persévérance dans cette manière de faire particulière a pour but de lui permettre de mieux cerner, par cet accompagnement ciblé, les conséquences affectives des expériences vécues et des appréhensions. Du côté de l’accompagnateur la vigilance a pour effet de ne pas catégoriser les déclarations de l’accompagné, en autorisant celui-ci à s’exprimer comme il le souhaite, le 1

Rogers C., (né en 1902 à Oak Park, Illinois et mort en 1987 à La Jolla, Californie) est un psychologue humaniste américain. Il a surtout œuvré dans le champ de la psychologie clinique.

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peut, voire simplement tout particulièrement si cela est difficile, pour lui de mettre en mots. Cette technique est ainsi accélératrice de l’énonciation. Dans une posture clinique d’accompagnement, l’approche centrée sur la personne repose sur plusieurs conditions que Rogers a posées sous forme de questionnement : Suis-je authentique et ai-je bien conscience de moi ? Suis-je capable de relations positives et ai-je la force d’être distinct ? Ai-je assez de sécurité intérieure pour laisser l’autre libre ? Ma compréhension empathique : jusqu’où peut-elle aller ? Puis-je accepter l’autre tel qu’il est et puis-je lui apporter la sécurité dans notre relation, sans jugement ni évaluation ? Puis-je le voir en développement ? Accompagner : au minimum c'est « aller avec ». Nous sommes dans l’efficience d’une inter-subjectivité. L’autre compte, il y a de la relation en acte, on se meut et on se déplace sur un chemin qui est d’abord le sien. Celui qui accompagne occupe une position particulière, où les problèmes de l’altérité se présentent aigus, exigeants et incontournables. Chaque fois que quelqu’un est confronté à une expérience, un projet qui exige pour aboutir son engagement à nul autre substituable, un accompagnement peut être une posture adéquate. Il y a cependant des écueils et des extrêmes à éviter, des leurres à perdre. Entre dépendance et solitude, où se situe l’accompagnement ? Et quelle est cette position ? Aide, soutien, guide, pourvoyeur d’outils, de repérages, de références... On y navigue forcément entre imposition et autorisation. Quelle que soit la difficulté ou l’épreuve, l’accompagnant a la nécessité de s’y repérer pour ne pas sombrer avec ; d’être dedans mais aussi dehors, de s’engager sans s’y perdre : travail psychique afin de maintenir une bonne distance, une juste mesure comme le colibri - image chère à André de Peretti - qui s’approche au plus près de la fleur pour en recueillir le nectar, mais toujours en restant à distance. Certaines qualités d’être et de savoir sont importantes : fiabilité, authenticité, sincérité, discernement, fidélité, capacité de sortir de soi, intelligence de l’instant sont nécessaires. 253


L’objet même de l’accompagnement est de s’intéresser à la « personne totale en situation ». Une démarche clinique dans une perspective d’accompagnement a donc une légitimité. Le domaine de la persévérance et de la vigilance, au niveau du conseil est particulièrement concerné par cette perspective. Le travail clinique dans l’accompagnement de la personne vise à l’aider à anticiper ses pas sur le chemin qu’elle a décidé de suivre. L’accompagnateur a à repérer ce qui relève du déterminisme psychique de la personne et des choix qu’elle opère. Il accueille l’Autre dans sa singularité. La posture clinique est dite « compréhensive » : elle est basée sur l’écoute et l’intériorité du sujet considéré comme singulier et unique. L’accompagnement de la personne a une dimension psychologique individuelle, voire intime, qui renvoie très souvent à l’histoire personnelle et familiale. Conclusion L’accompagnement engage des relations affectives, émotionnelles et interactives entre des personnes. Il offre la possibilité du transfert (au sens psychanalytique du terme) de la part de l’accompagné, c’est pourquoi la démarche d’accompagnement se doit d’affirmer une position éthique mobilisant des systèmes de valeurs. Une telle philosophie de la relation serait, alors, celle d’une réciprocité entre des êtres humains explicitement reconnus comme « autres » par leur singularité. Cette rencontre est propice à un réel accompagnement si l’un a la volonté de maîtriser ses limites de puissance et si l’autre accepte de mesurer sa résistance. L’action de la clinique dans l’accompagnement, réglée par la vigilance et la persévérance de l’accompagnateur est la transformation de la relation avec un sujet demandeur d’aide, de soutien, qui conduira au changement du sujet lui-même.

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Manouches et Roms. Représentations sociales des personnels soignants : stigmatisation, déviance, étiquetage, stratégies Olivier Bouvet, Stéphane Floch

Tsiganes, Gitans, Roms, Manouches, « Gens du voyage »..., autant de termes pour désigner des populations méconnues. Annoncées comme particulières ou différentes, voire décriées comme marginalisées avec leur lot de représentations collectives, qui sont-ils vraiment ? À l’hôpital, quels regards sur ces populations ont donc les personnels soignants dans leur exercice professionnel ? Que connaissent-ils d’elles, comment réagissent-ils, quels sentiments éprouvent-ils ? Dès lors, quel accueil leur réservent-ils lors de leur prise en charge ? L’existence de stigmatisations à leur encontre relève-t-elle d’une ineptie ou d’une réalité ? Et alors, de quelles stigmatisations s’agirait-il ? C’est à partir de ces questionnements que nous avons entrepris d’étudier d’un point de vue ethnologique deux de ces populations et les représentations qu’elles génèrent auprès de personnels hospitaliers, avec l’hypothèse qu’elles influencent leurs pratiques soignantes. Nous avons choisi une population de Manouches sédentarisés dans les Pays de la Loire, et une de Roms étrangers, non sédentarisée, en Île de France. Pour notre terrain d'enquête, le choix s’est porté sur des personnels hospitaliers de service d’urgence et de maternité à proximité de ces deux populations. Un travail synchronique autour d’entretiens semi-directifs et d’observations informelles a permis ensuite de comparer les résultats obtenus à une revue de littérature. Après la présentation de singularités socio-ethnologiques des deux communautés étudiées puis du cadre méthodologique de l’enquête sur le terrain, seront exposés les types de stigmatisations relevés et les stratégies comportementales découlant des interactions mises en jeu.

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Catégoriser ? La multiplicité des noms est la première difficulté à laquelle on se heurte et qui révèle d’emblée les obstacles à vouloir cerner leurs spécificités. Si le terme tsigane reste un mot générique comme catégorie savante (gipsy en anglais), il s’agit d’un exonyme apparu dans le vocabulaire des Gadjé1. Les endonymes, très peu ou mal usités dans le langage commun, sont principalement les Roms, Manus, Sinté et Kalé. Au sens sociologique, les Roms représentent un ensemble de communautés, sous-groupe des tsiganes. Quant à la locution « gens du voyage », elle demeure une appellation purement administrative spécifique à la France. Originaire du nord de l’Inde, banni ou rejeté, cet ensemble de populations s’est progressivement installé en Europe voici sept siècles. Leur histoire est ensuite parsemée d’exclusions et de migrations, voire de déportations et d’éradications (période nazie) ou encore d’esclavage (dernièrement en Roumanie). Actuellement plus de dix millions2 de personnes se répartissent dans toute l’Europe et constituent la plus forte minorité ethnique. Les Roms se sont principalement installés en Europe centrale et orientale, les Manouches sont originaires des pays germaniques. Alors que ces derniers restent souvent assimilés aux gens du voyage, les Roms étrangers sont des nomades par obligation et non par culture, ils vivent en groupe dans l’exclusion sociale depuis de nombreuses années3. Il est donc important de distinguer les Roms de France, présents depuis plusieurs mouvements migratoires et sédentarisés le plus souvent en tant que Français (dont le terme Tsigane les représente communément), des Roms en France, citoyens de l’union européenne, fuyant la misère et les discriminations raciales de pays de l’Est. Ils sont actuellement plus communément appelés Roms par les Gadjé.

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Les non Tsiganes. 2 Dacheux J-P., Delemotte B., Roms de France, Roms en France, Montreuil, Cédis, 2010, p. 6. 3 Knaff C., Façons de vivre, façons de se soigner, étude ethnologique des représentations sociales de la tuberculose chez les roms caramidari, mémoire IFCS Sainte-Anne/Master 1 recherche université Paris Ouest Nanterre la Défense, Paris, 2010.

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Notre groupe étudié en Île de France, relève de cette dernière catégorie. Si les Manouches ne sont qu’une partie des 250 à 400 0001 tsiganes dénombrés en France – devant détenir un livret de circulation et bénéficiant d’aires d’accueil réservées – la population des Roms en France oscille entre douze à quinze mille personnes (chiffre stable depuis six, sept ans2), circulant selon les accords de l’espace Schengen, sans avoir accès aux aires d’accueil3 mais, devant pouvoir, paradoxalement, justifier d’une domiciliation. L’association d’état, de territoire et de nationalité s’avère inappropriée pour les Tsiganes. Ils peuvent avoir plusieurs patries sans se sentir propriétaires de la Terre. Les communautés Roms se reconnaissent en référence à une ville ou une région distincte, elle-même porteuse d’une identité locale particulière en termes de corporation, notamment de métiers exercés. Tenus pour des « mangeurs de hérissons », des « voleurs de poules », ou pire d’enfants dans le folklore commun, les Tsiganes sont suspectés d’être incontrôlables et amènent à s’interroger sur le modèle social dominant. Ils travaillent pour eux-mêmes mais refusent majoritairement le travail salarié car il représente une aliénation. Ils vivent fréquemment au jour le jour et dans l’immédiateté sans projection d’avenir. Forains, ferrailleurs..., ils exercent de nombreux métiers, parfois non répertoriés et invisibles. Les Roms en France exercent leurs activités de manière plus visible car ils vivent surtout de la mendicité et d’activités de rue qui s’imposent à eux comme des pratiques de survie (lavage de pare-brises, pratique musicale...). Pour l’ensemble des Tsiganes, le recours aux larcins ou à la prostitution est une chute que beaucoup évitent, mais pas tous4, ce qui n’est pas sans majorer la méfiance collective à leur encontre. Le Tsigane est un voyageur dans l’esprit, qu’il se déplace ou demeure, il 1

Dacheux J-P., Delemotte B., op. cit. p. 41. Chiffres issus de l’émission radiophonique Télérama radio, « Passages en revue » : Études Tsiganes, entretien avec Olivera M., Ethnologue, université Paris Ouest Nanterre la Défense, président de l’association « Rues et Cités », 12/9/2010. 3 Depuis 2006, des villages d’insertion leur sont proposés mais les critères imposés tant aux municipalités qu’aux Roms ne sont pas vecteurs d’engouement de part et d’autre. 4 Dacheux J-P., Delemotte B., op. cit. p. 88. 2

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veut préserver sa capacité de mobilité. Ainsi, contrairement à l’idée répandue, nombre de « gens du voyage » ne voyagent pas. Bien qu’ils se sédentarisent de plus en plus, les Manouches continuent de vivre en caravanes. Pour les Roms en France, l’établissement de camps de fortune aux abords des villes correspond à une transplantation du « mahalla rom », quartier rom existant à la périphérie des villes comme en Roumanie. À leur sujet, l’anthropologue Alain Reyniers parle de profil d’une population du tiers-monde1, qu’il convient cependant de nuancer car environ 40% des Roms de Roumanie ont réussi leur intégration socioéconomique, et parfois même rejoint les classes sociales supérieures2. Les Roms en France représentent une minorité constituant ces dernières années « le problème Rom » évoqué au niveau politique. Le mythe d’une invasion programmée persiste alors que ce sont les mêmes groupes familiaux qui depuis quinze ans se déplacent de ville en ville au gré des expulsions. Familialement, les Tsiganes ont un sens sublimé de la famille, entre un « nous » communautaire – considéré comme pur – et le monde des Gadjé – impur3. La vie collective y est primordiale. Les familles sont souvent nombreuses et élargies formant de microcommunautés où l’endogamie est majoritairement présente. L’amour et la protection des enfants tiennent une place de choix avec un passage à l’âge adulte plus précoce, aux environs de douze ans. L’illettrisme et les difficultés de scolarisation entravent souvent leurs relations avec l’extérieur. Leurs traditions culturelles restent également dominées par des valeurs patriarcales. Et s’ils ont généralement adopté la religion et la langue du pays où ils se sont durablement installés, cela ne vaut pas pour les Roms en France parlant principalement le Romani.

1

Fournier L., « Qui sont les Roms ? », Sciences Humaines, n°220, 2010, p. 1823. 2 Fournier op. cit. p. 20. 3 Fournier L., op. cit. p. 21.

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La maladie Concernant la maladie, pour les Tsiganes, elle vous tombe brutalement dessus (modèle exogène/maléfique décrit par l’anthropologue F. Laplantine1). Elle ne constitue pas une menace pour l’individu atteint mais pour l’ensemble du groupe et son bon fonctionnement. La maladie provoque donc une peur collective et requiert une guérison immédiate par tous les moyens. Si les solutions disponibles dans le groupe ne suffisent pas, on fait appel au médecin extérieur ou, bien souvent, aux services d’urgences. Ils évitent de parler de la maladie de peur d’apporter du malheur. Celle-ci devient vite source de marginalisation, et avec son risque de contagion peut, par peur et méconnaissance, générer l’exclusion ou l’isolement de l’individu. Ils considèrent aussi que l’âme des morts reste dans les murs : le rôle des vivants est donc de faire le plus de bruit possible pour repousser ces âmes et faire sortir rapidement la personne hospitalisée. Chez les Roms, la santé n’est pas forcément prioritaire eu égard à leurs préoccupations immédiates de se nourrir. La santé est donc perçue comme un instrument, un capital précieux, relié directement et prioritairement au travail2. La maladie peut être vécue comme une entrave à la survie du quotidien, car génératrice de temps perdu. De même, l’hospitalisation peut provoquer l’angoisse de ne pas retrouver le groupe en cas d’expulsion. Dès lors, le curatif prime sur le préventif, et la non-observance des traitements est monnaie courante. Pourtant, la nature précaire de leurs habitats et de leurs ressources les expose à de mauvaises conditions d’hygiène, sources de nombreuses pathologies souvent majorées par le stress occasionné par la peur de l’expulsion. Finalement, il n’y a pas une communauté mais bien des communautés loin d’être homogènes, linguistiquement, historiquement, culturellement et socialement3 qui peuvent apparaître culturellement insaisissables4. Ils interrogent en tout cas nos représentations et mobilisent nos questionnements autour de notions comme l’universalisme et son pendant, l’ethnocentrisme. 1

Laplantine F., Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1992. Knaff C., op. cit. p. 56. 3 Knaff C., op. cit. p. 17. 4 Dacheux J-P., Delemotte, B., op. cit. p. 67. 2

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Comment les prendre en charge sans les stigmatiser ? L’étude Quand on soigne, on peut être amené aussi à soigner une situation et une organisation sociale. L’étude ethnographique a été réalisée pour les Manouches, dans un centre hospitalier d’un département des Pays de la Loire, dans le service des urgences et à la maternité ; pour les Roms, dans un hôpital intercommunal en Île de France, dans le service des urgences adultes. La population étudiée est composée de médecins, cadres de santé, sages-femmse, infirmières, aides-soignantes, agent d’accueil mais aussi d’une assistante sociale pour le premier terrain. Il est à noter la composition multiculturelle des personnels soignants du second terrain ainsi que le profil pluriethnique de leur patientèle. Le guide d’entretien a permis de regrouper des questions par thèmes qui avaient pour objectifs d’identifier les connaissances des personnels soignants sur le groupe étudié, leurs regards perceptifs, les images et les mots utilisés à leur encontre, les interactions mobilisées dans leurs pratiques avec les stratégies et les mécanismes de régulation mis en place. Cinq entretiens ont été réalisés du 7 au 10 Novembre 2011 sur le terrain des Pays de la Loire. Dix entretiens ont été réalisés le 24 novembre 2011 sur le terrain d’Île de France, et un onzième par téléphone le 26 novembre 2011 avec un médecin d’origine roumaine travaillant au sein du même service. Des temps d’observation participante ont permis une collecte informelle de paroles et de paralangages, retranscrits à distance. Le terreau recueilli a orienté notre analyse sur les concepts de stigmatisation, de déviance et d’étiquetage, au travers des approches d’E. Goffman et d’H.S. Becker. Stigmatisation et déviance, question d’étiquetage et de stratégies Il nous est aussi apparu que la prise en charge des personnels soignants de ces groupes était hors normes, oscillant entre tolérance et déviance, dans des stratégies singulières et parfois paradoxales. Entre stigmatisation et déviance, une question d’étiquetage et de stratégies. Pour Goffman1, le stigmate correspond à toute caractéristique propre à l’individu qui, si elle 1

Goffman E., Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975.

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est connue, le discrédite aux yeux des autres ou le fait passer pour une personne d’un statut moindre. Il distingue trois grandes catégories de stigmates : les stigmates corporels, les stigmates tenant à la personnalité et/ou au passé de l’individu (tares de caractères) et les stigmates tribaux de race, de religion ou de nationalité pouvant être transmis de génération en génération. La stigmatisation résulte d’abord d’un phénomène d’étiquetage1. C’est flagrant pour les stigmates corporels tels que la couleur de la peau. Cela n’est pas moins vrai pour la situation de la mère célibataire, de l’homosexuel, du toxicomane ou encore des marginalisés comme nos groupes étudiés. Ces stigmates peuvent être visibles ou invisibles. Le stigmate visible a pour particularité de s’imposer dans la perception et de focaliser l’attention de l’interlocuteur, il en découlera une image générale du stigmatisé. Après avoir analysé les données collectées, nous avons pu entrevoir cette image générale et ainsi pu dresser une typologie de deux catégories de représentations induisant des stigmates visibles, spécifiques ou communs aux deux groupes étudiés. Il s’agit des représentations incluses dans le vocabulaire utilisé pour les identifier et les reconnaître et des représentations incluses dans les comportements décrits qui nous ont permis d’étayer la catégorie des stigmates tribaux décrite par Goffman, car touchant l’ensemble d’une communauté et non un seul individu mis à la marge. Les mots d’une stigmatisation Stigmates touchant à leur dénomination : il est apparu une différence notable entre les deux groupes étudiés puisque les Manouches sont reconnus par leur nom de famille, où deux noms sont régulièrement cités par les soignants, les désignant ainsi par leur nom « communautaire », comme « marque » d’identification et de reconnaissance : « on sait à qui on a affaire », « sur la région, il y a deux ou trois noms qui reviennent souvent ». Certains soignants sont même capables de les différencier entre familles : « c’est un ..., je le reconnais ». La présence locale de ces communautés depuis de nombreuses années n’y est pas étrangère. Alors que pour les 1

Becker H.S., Outsiders. Études de la sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.

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Roms, « on ne les appelle pas », « ce sont des patients comme les autres », pour montrer qu’on ne veut surtout pas les différencier des autres. « En tant que soignant, un patient est un patient ! », « il n’y a pas de spécificité Roms » (en parlant d’autres communautés vivant dans la précarité) ou encore « des humains comme les autres » après avoir dit « comme des SDF », avec un « excusez-moi » empreint d’empathie sincère. Un des enquêtés a toutefois exprimé « tiens, c’est la journée Rom ! ». Pourtant, les Roms sont issus de corporations portant des noms distinctifs, mais du fait peut-être des expulsions régulières, leurs noms ne sont pas connus ni reconnus par les soignants. De même la barrière de la langue peut être une entrave, bien qu’ils soient accompagnés presque systématiquement d’un interprète. Cette approche divergente de la part des soignants nous interroge sur l’ambiguïté de la stigmatisation, ici comme une marque inconsciente de ne pas vouloir les stigmatiser tout en les stigmatisant malgré tout. Nommer ou ne pas nommer, quelle en est donc la valeur ? Le premier paradoxe est le suivant : sur le premier terrain où normalement les patients sont désignés par leur prénom, lorsque les membres de cette communauté sont appelés par leur nom de famille - un même nom pour tous - l’appellation fonctionne comme un stigmate avec le risque de confusion et d’erreur entre familles. Puis vient le second paradoxe issu de la non nomination, où les personnels soignants étaient en mesure d’identifier ces patients à leur simple vue, comme en témoignent ces deux dernières paroles : « en général, on comprend que c’est des Roms », « c’est visuel, j’arrive à les distinguer ». Qu’est-ce qui peut donc bien les rendre si distinctifs aux regards des soignants ? Ce sont des stigmates touchant à l’apparence physique et vestimentaire. Ces traits spécifiques se retrouvent au niveau des deux groupes mais de manière plus marquée chez les Roms où le stigmate de la précarité nous a semblé transparaître. Pour les Manouches, il est fait mention de la couleur des cheveux (« souvent très noirs ») et de la peau (« souvent très mate1»). Une seule fois il est mentionné « ils sont sales ». À l’égard des Roms, ce sont des « visages marqués » (comme une empreinte), un « manque 1

La couleur mate était associée à la couleur du diable au Moyen-Âge.

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d’hygiène, ça se voit sur leur visage » (comme un stigmate du sale), un « teint plus foncé » (comme un plus de quelque chose), « ce qui me choque, ce sont les pieds nus » (avec tout un champ symbolique à entrevoir), « des gosses beaux, ...à mettre dans la baignoire » (dans le sens de les laver, selon les ressentis lors de l’entretien, et donc par extension subjective, d’ôter cette marque que l’on pourrait considérer impure chez des enfants beaux et « purs »). Ce sont aussi à trois reprises des mots plus appuyés qui sont exprimés : « … ils sont sales, quoi ! » ou « … l’hygiène, c’est pas terrible, quoi… » (ressenti à la fois comme un ça se voit non !, et c’est une réalité, on ne l’invente pas) ; ou afin de les reconnaître « je fais au faciès et à la langue… » exprimé sans arrières pensées apparentes. Pour mieux marquer la différence, ils n’ont « pas la même notion du corps que nous », et de la distance, ils sont à « dix mille années lumières du concept… », en parlant d’hygiène et de la médecine. Ainsi, on s’interroge sur cette mise en confrontation entre le sale et le propre, l’impur et le pur et de ce qu’elle peut opérer comme jeu d’une stigmatisation de la différence qui peut s’avérer être « intolérable ». Les tenues vestimentaires permettent de reconnaître l’appartenance au groupe. Des similitudes au sein des deux groupes ont été notées : chez les Manouches, « les femmes portent des sabots », « de longues jupes », « des jupes colorées », et chez les Roms elles portent aussi « de longues jupes », « des sabots » avec « de grosses chaussettes », « un habit typique, la jupe » (pour la femme médecin, roumaine), avec en plus « un foulard sur la tête » (en précisant « mais pas un Chanel… ») et à cinq reprises la notion de couleurs vives. Le vêtement semble être caractérisé par un dimorphisme sexuel très marqué et gynocentré1, plus particulièrement chez les Roms où « les femmes ont toutes le même aspect… » (femme médecin). Les hommes Manouches portent distinctement en effet « des chemises très blanches », « avec de nombreuses chaînes en or2 », alors que les hommes Roms portent « des 1

Fischer E., « Robe et culottes courtes, l’habit fait-il le sexe ? » In DafflonNovelle A., Filles-garçons, socialisation différenciée ?, Grenoble, PUG., 2006, p. 241-266. 2 Contrairement à l’or, un vêtement, une fois porté, peut être aisément abandonné ou négligé.

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jeans » et « des blazers au-dessus », des vêtements plus communément visibles chez les Gadjé. Un autre signe distinctif de l’étiquetage est la notion de superposition et de non coordination des vêtements, principalement chez les femmes Roms : « plein de couches sur eux » « pas coordonnées », « deux ou trois jupes sur elle », « plusieurs jupes pour l’isolation thermique » (précision apportée par la femme médecin), mais « ne porte pas de culotte… » car considérée comme « pas propre ». La relation entre le sale et le propre ainsi qu’entre l’impur et le pur s’imbriquent à nouveau, mais selon des croyances « tribales » bien ancrées et souvent méconnues des soignants comme le fait que les femmes soient plus souillées que les hommes (à cause de la souillure induite par leur sexe), et portent donc des vêtements ouverts (des jupes, exprimant qu’elles ne sont pas pures) contrairement aux hommes où ils sont fermés car « plus purs ». Une géographie des espaces suit la même logique : l’extérieur du village, les champs peuvent supporter la souillure, mais la maison est par définition un lieu pur, on n’y mettra pas des enfants au monde, on n’y déposera pas les corps morts1. C’est ainsi que les Roms ont une « image pas bonne », « ils ne font rien pour s’arranger… » et ils ont une « manière de s’habiller pas comme nous… », autant de marqueurs d’une différence, signes d’une stigmatisation effective et symbolique d’une frontière. Cette différenciation idéelle faite entre les « normaux » et « ces gens-là » peut établir implicitement dans le factuel des notions de supériorité dans les relations sociales interpersonnelles. Les membres des groupes d’appartenances minoritaires se séparent des normaux par l’existence de barrières dont le franchissement induit de ne plus être soit dans le groupe d’appartenance pour les uns, soit dans la norme pour les autres, dès lors source de caractère déviant. L’imprégnation chez les soignants de ces premiers stigmates est entretenue par les attitudes de ces deux communautés porteuses d’une culture de la marginalisation et de l’immédiateté induisant, consciemment ou inconsciemment de part et d’autre, des stratégies comportementales.

1

Hasdeu I., « Corps et vêtements des femmes Rom en Roumanie. Un regard anthropologique », Études tsiganes, n° 33-34, 2009, p. 60-77.

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Les comportements d’une stigmatisation Culture de la marginalisation : outre leurs modes de vie (« voleurs », « mendiants », « SDF « …) et le type d’habitat de ces communautés (« caravanes », « camps », « bidonvilles ») qui ont interpellé les soignants sur leur aspect marginal, nous nous sommes plutôt centrés sur le lieu et le contexte de notre étude, et donc sur la question des rapports familiaux et communautaires au sein de ces deux groupes et leurs impacts sur les représentations des soignants lorsqu’ils les accueillent et les prennent en charge. Deux éléments ont été mis en exergue : la relative absence de la femme et la présence marquée de l’homme. Et pour ce dernier, s’est fréquemment rajoutée la notion d’agressivité – agressivité pas forcément présente aux urgences mais ramenée avec soi comme un stigmate visible – agressivité rendant par-là même leur barrière plus infranchissable aux dires des soignants, et renforçant paradoxalement leur exclusion. Une question de rapports familiaux et de places exclusives : chez les Manouches, la domination de l’homme sur la femme a été observée mais peu de mots sont venus la corroborer si ce n’est « les femmes peuvent être malmenées, souvent… » (à l’hôpital), selon un système « patriarcal ». Chez les Roms, la stigmatisation de ce rapport dominant/dominé a été presque systématiquement entrevue, aussi bien par les soignants hommes que femmes mais avec plus de force par cellesci, attristées ou indignées par ce soi-disant déséquilibre trop patent. Ainsi, « la relation femme/homme n’est pas égale… », « les femmes sont en retrait… » (relevé quatre fois), « la femme n’a pas la parole… » (trois fois) et « ne peut pas prendre de réelles décisions… », « les femmes et les enfants suivent… » (cité quatre fois), c’est donc l’homme « qui prend la parole… » (exprimé cinq fois) ou « raconte l’histoire », qui « décide » (relevé trois fois), car, cité une seule fois, il est « misogyne » et « dénigre la femme », dans une organisation familiale « trop patriarcale » (dit deux fois). Nous nous sommes demandé s’il ne s’agissait pas d’une projection idéalisée ou idéale du rapport homme/femme et de ce fait génératrice d’une stigmatisation « tribale » de comportements considérés inégalitaires et « rétrogrades ». À la question, que connaissez-vous précisément de leur organisation familiale, personne pourtant n’a su concrètement répondre. 267


Seul le médecin roumain nous a expliqué que « la femme compte beaucoup… » mais en rajoutant aussitôt « elle est soumise… », mais « si un homme n’est pas accepté par une femme, c’est la honte… », ainsi serait présent « un orgueil masculin » mais ce serait véritablement « la femme qui manipule ». Nos lectures nous ont montré, en effet, que ces communautés possédaient des grilles de lecture différentes en termes de structuration et d’organisations familiales, avec des rapports complexes pouvant échapper aux Gadjé. La notion de déviance semble ici insidieuse. Mais elle montre la force du désir de « normer » ce qui remet en cause le modèle familial dominant, modèle qui semble pourtant vaciller au sein de notre propre société. Une question de rapports sociaux et d’agressivité : chez les hommes Manouches, l’agressivité transparaît dans les discours au travers d’histoires racontées comme porteuses de son stigmate, et demeure sous-tendue par le paralangage venant solliciter l’enquêteur à ce sujet. Mais bien qu’ils soient « plus indisciplinés », « cela nécessite de redire aux soignants de ne pas faire de différence ». Chez les hommes Roms, « coriaces dès le plus jeune âge… », et « difficilement soumis à des règles… », l’agressivité « se voit dans leur faciès quand ils arrivent… », fait parfois « peur », entraîne de « la méfiance » et requiert de « la vigilance » pour la prévenir ou la juguler. Une certaine maîtrise à son encontre a semblé transparaître lors des entretiens et de nos observations. L’habitude de gérer des flux de patients avec leur multiculturalisme n’y est peut-être pas étrangère. Il est à souligner ici que la représentation de l’agressivité est souvent associée à celle du groupe, au nombre, plus ou moins important qui se présente, et renforce cette présence marquée de l’homme, génératrice d’une tension palpable lors des observations (comme une préparation à l’affrontement, ou à l’envahissement, celui d’un espace, le sien et celui des autres (collègues et autres patients) qu’il faut préserver, protéger). Néanmoins, la mise en avant de l’agressivité, comme la peur et l’inquiétude perçues dans les groupes étudiés et exprimées par les soignants lors des entretiens, a souvent été accompagnée d’un effort de compréhension à la recherche de causes possibles afin, peut-être, de rendre plus supportable ce comportement déviant de par son aspect intrusif et transgressif. La notion d’immédiateté a ainsi souvent été évoquée, comme une des raisons pouvant être à l’origine de tels comportements. 268


Chez les deux groupes étudiés, des similitudes sont apparues avec beaucoup d’occurrences faisant de l’immédiateté le stigmate le plus représentatif de leur étiquetage. À propos des Manouches, « ils savent qu’on va les prendre rapidement sans rendez-vous… », car « ils ne sont pas patients… » (perdant métaphoriquement leur statut de soi-disant patients). « Ils comprennent que s’il y a des urgences vitales, ils vont devoir attendre plus… », « ils ont l’impression que c’est urgent la raison pour laquelle ils viennent… », il faut « guérir immédiatement ». Avec leur « notion d’immédiateté » et « de difficulté de rigueur chez ces genslà » (en parlant des horaires), « un problème égal une solution » avec « un souhait de rapidité ». « Ils ont également peur qu’on les oublie… » ou « qu’on ne s’occupe pas d’eux… », « qu’on les mette de côté… ». La peur d’être marginalisés et d’être, de ce fait, moins bien traités semble vecteur d’inquiétude et source de conflit latent. Quant aux Roms, « pas du tout patients » aussi, « ils ne s’installent jamais » (drôle de rapprochement avec leur situation précaire et leur soi-disant nomadisme), « ils ne sont jamais en retrait » et « nous mettent la pression » pour que « ça aille plus vite ». « C’est tout, tout de suite » (exprimé deux fois, avec le sentiment que l’on ne va pas s’en occuper comme les autres). Ils « n’aiment pas la grosse négociation » et « pas rester trop longtemps… ». Ainsi des stratégies ont été mises en place pour réguler cette transgression ; ceci explique que la plupart des propos ont rapidement et fréquemment été centrés sur celles-ci. Tacitement, cet étiquetage d’une culture de l’immédiateté est à la source de la mise en place de stratégies afin que chacun puisse y trouver son compte – dans un jeu de déviances – par la transgression de la norme établie pour les uns (c’est-à-dire de leur statut de patient), et parfois des circuits classiques de prise en charge pour les autres. Chacun acquérant dès lors un nouveau statut comme si chacun trouvait avantage à laisser l’autre prendre une certaine licence par rapport à la norme imposée par le contrôle social. Stigmatisation de l’immédiateté et stratégies comportementales : une double lecture de la déviance Becker en 1985 a montré qu’une déviance reconnue comme telle suppose un processus de désignation ou de stigmatisation. 269


La déviance s’avère ainsi n’être qu’un rôle absorbé par celui qui est victime de la stigmatisation des autres. Et, s’il perdure, ce rôle peut générer une modification de ses relations sociales. Il entre alors progressivement dans une « carrière » de déviant1. De fait, pour qu’une situation de déviance existe, la présence de trois éléments est nécessaire : l’existence d’une norme, un comportement de transgression de cette norme, un processus de stigmatisation de cette transgression. Illustrant ce caractère déviant, les entretiens et nos observations ont montré la présence de stratégies spécifiques de part et d’autre. Stratégies mises en œuvre par les deux groupes étudiés : paroles des soignants. Chez les Manouches, pour ne pas attendre « ils haussent le ton pour que ça aille plus vite… », et « les hommes qui accompagnent les épouses sont vite énervés du fait que ça va pas assez vite… ». La pression est renchérie par « la provocation » (« c’est leur mode de communication ») ou « cette façon d’être excessif… ». Face à un risque d’attente trop longue, « on leur explique et lui nous demande si ça va être la guerre avec les gens du voyage… » et ainsi « ça peut monter très vite…». Chez les Roms, soit « ils arrivent en meute… », soit ils « nous mettent la pression… » (exprimé trois fois), par « effet de groupe », « en essayant d’entrer » ou de « nous déborder », en nous faisant « tourner en bourrique », mais c’est parce qu’ils peuvent être « en panique » (peur de la gravité). Parfois ils peuvent se montrer « violents » ou exprimer « la manière forte » pour que ça aille plus vite. La femme médecin nous précise qu’ils ne « se comportent pas comme ça en Roumanie… », « ils arrivent avec un cadeau… » (système de rétribution, voire parfois de bakchich). Les soignants ont relevé leur réelle inquiétude face à la maladie qui s’abat brutalement et touche le collectif (avec parfois la peur de mourir à l’hôpital, lieu considéré impur) et l’empressement d’en finir au plus vite par impatience, avec parfois la filouterie qui vient se rajouter comme pour mieux poser cette « carrière » de déviant. Les liens ont souvent été faits entre inquiétude et empressement, entre peur et immédiateté et le désir d’en finir avec cet intrus perturbateur. Sans oublier que chez les Roms, le temps passé à l’hôpital peut représenter une entrave à la survie du quotidien, et par peur de ne pas retrouver le groupe 1

Becker H.S., op. cit. p. 47.

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en cas d’expulsion, fragiliser l’instant consacré aux soins. Outre la peur de l’agressivité et de l’envahissement, un autre élément est apparu primordial dans le déclenchement de stratégies répondantes, celui du regard des autres patients présents, majorant la pression et poussant certains soignants à ce que cela se finisse au plus vite, pour le bien de tous. Et inconsciemment, une question parfois se pose : comment s’en débarrasser au plus vite ? Stratégies mises en œuvre par les soignants Dans le cas des Manouches, les soignants ont différentes réponses. « On s’adapte parce que c’est leur façon de vivre… » tout en faisant « comprendre qu’il y a des heures à respecter », « on va s’arranger pour qu’ils passent plus vite » (deux fois, avec le soulagement de tous, même des autres patients devant qui ils sont passés), « on rend service pour avoir la paix… » mais cela nous oblige à « être très à l’écoute » (dans le sens de ne pas passer à côté de quelque chose) et de « faire attention à ce que l’on dit » et d’être « très souvent sur la défensive » (dans le sens de peur que ça se passe mal). Alors l’autorité et « le respect de la blouse blanche » du médecin vient s’intercaler pour diminuer les tensions et faire entendre ses conclusions amenant la fin de « l’épreuve ». Dans le cas des Roms, « le respect de la blouse blanche » fait aussi son effet comme une bascule du rapport dominant/dominé par le poids du « discours médical », de son « diagnostic » et de ses « conclusions » abrégeant l’épreuve de ce passage aux urgences. Cependant, bien que parfois la « prise en charge est accélérée », car « faut aller plus vite », un box de consultation rapide a été créé et mis en place dès l’entrée des urgences et à l’écart, afin de réguler le flux et des excès éventuels de violence. Le « recours au chef » est très fréquent, et « ça se calme de suite ». Ça permet de « ne pas être débordé ». Sinon « on fait un peu la police » tout « en prenant de la distance », et sans « jouer leur jeu… » (médecin roumain). Et là aussi, « on ne veut pas passer à côté de quelque chose… », le rôle de soignant ne doit pas être oublié. La notion de négociation prend souvent la voie du détournement du conflit mais de manière différente dans les deux structures de soins. Soit en transgressant parfois le circuit habituel de prise en charge, en répondant immédiatement à la demande, cultivant par là-même une autre culture de 271


l’immédiateté. On déroge ainsi à la règle pour protéger le service et les autres (patients, familles), tout en essayant malgré cette tolérance de préserver la qualité de la prise en charge des soignés. Soit en adaptant le circuit par le biais d’un accueil spécifique (box de consultation rapide), où les stratégies semblent relever plus de l’adaptabilité structurelle et organisationnelle que d’une déviance du système de la norme commune, puisque la norme a été modifiée au profit de l’ensemble des personnes soignées. La volonté de prendre en charge la personne soignée dans sa globalité et dans sa singularité a poussé les soignants à reconnaître les stratégies de ces communautés. Ils tentent d’y répondre au mieux pour le bien de tous, même si les efforts structurels sont peut-être une première étape dans le processus de dé-stigmatisation. Conclusion Il s’est avéré que la plupart des soignants méconnaissent ces communautés et ont encore du mal à entrevoir le franchissement de la barrière ou de la frontière qui les en séparent. Sans oublier, comme le soulignait Becker, que le transgresseur peut estimer que ses juges sont étrangers à son univers1. Avec toutes les limites subjectives et inhérentes à ce type d’étude (nombre restreint d’entretiens et de services hospitaliers, observations pas toujours participantes et non répétées à distance), il nous a semblé qu’elle propose quelques pistes de réflexions. La réalité quotidienne est construite d’étiquetages, plus ou moins ancrés, nous permettant à la fois de supporter la différence de cet autre que moi, mais aussi de trouver « des boucs émissaires » pour isoler cet autre qui remet en cause notre propre modèle de construction sociale. Il ouvre ainsi le champ de la transgression de la norme pour les uns (déviance primaire) et du contrôle social qui reconnaît et qualifie cette déviance pour les autres (déviance secondaire et notion d’étiquetage). Les résultats de nos analyses ont ainsi montré malgré des écarts, que les regards et les représentations des personnels soignants étaient sources de certains stigmates « tribaux » à l’encontre des deux groupes étudiés. Aussi des Becker H.S., op. cit. p. 25.

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stratégies comportementales de transgression sont mises en œuvre afin que chacun puisse y trouver son compte. Mais l’acquisition d’un tel système de justifications de la déviance ne peut-il pas inciter à faire persévérer chacun dans sa propre voie ? Ceci dit, la notion de conscience professionnelle des soignants nous a semblé très présente, et paradoxalement, elle nous a montré que bien que les paroles aient pu souvent être porteuses de stigmatisations, les pratiques soignantes n’en ont nullement été altérées, comme si le factuel primait sur un idéel1 mis à distance dans ce qui se joue là, en l’occurrence la présence de l’autre, chacun étant ramené à son humanité. Les représentations sociales issues des paroles de soignants n’influent donc pas forcément sur la prise en charge effective. C’est la qualité de patient qui prime. Cela nous interroge sur le processus du passage à l’acte de la stigmatisation en tant qu’idéel à sa transposition factuelle et sur ce qui pourrait générer cette levée de barrière, ou ce franchissement de frontière, peut-être passage d’une relation soignant/soigné à celle du soi-niant/soi-nié. Ces deux communautés ne nous ont pas semblé être niées. Juste la méconnaissance et les peurs collectives semblent encore entretenir des stigmatisations. La mise en place de réseaux de partage de connaissances entre soignants, travailleurs sociaux et associations, permettrait de changer certains regards, optimiser l’accueil et la prise en charge. Un travail sur les peurs, une ouverture à ces communautés ne peuvent qu’aider à franchir une autre barrière, celle qui nous sépare parfois de nous-mêmes, de ce soi-même comme un autre2, afin de tendre vers un certain universalisme...

1

Idéel est le réel intellectuel, par exemple, nos propriétés, nos facultés morales. L’idéal est une combinaison résultant de l’action de l’idéel. Lorsque la forme ou le sentiment de l’idéal est passé en nous par la perception, il devient idéel, partie de nous-mêmes. 2 Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

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Bibliographie Becker H.S., Outsiders. Études de la sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985. Chaix C., Les associations de solidarité avec les Roms migrants en France : des représentations collectives à l’action associative, Mémoire, Institut d’études politiques, Grenoble, 2008. Dacheux J-P., Delemotte B., Roms de France, Roms en France, Montreuil, Cédis, 2010. Fischer E., « Robe et culottes courtes, l’habit fait-il le sexe ? » In Dafflon-Novelle A., Filles-garçons, socialisation différenciée ?, Grenoble, PUG, 2006, p. 241-266. Fournier L., « Qui sont les Roms ? », Sciences Humaines, n°220, 2010, p. 18-23. Garo M., « Les Roms et les organisations évangéliques : entre culte religieux et stratégie politique ? », Hérodote n°119, 2005, p. 81-94. Goffman E., Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975. Hasdeu I., « Corps et vêtements des femmes Rom en Roumanie. Un regard anthropologique », Études tsiganes, n° 33-34, 2009, p. 60-77. Jodelet D., Les représentations sociales, Paris, PUF, 1989. Knaff C., Façons de vivre, façons de se soigner, étude ethnologique des représentations sociales de la tuberculose chez les roms caramidari, mémoire IFCS Sainte-Anne/Master 1 recherche université Paris Ouest Nanterre la Défense, Paris, 2010. Laplantine F., Anthropologie de la maladie, Paris, Payot, 1992. Renard, J.C., « Dossier Roms : est-ce ainsi que les Roms vivent ? », In La cause des Roms, Politis, n°1049, 2009, p.16. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

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D’une trace transmissible à l’entre-soi, regard anthropologique sur le Sida Vincent Breme, Stéphane Chevalier, Pierre Cheyroux, Samia Lakloufi, Élodie Romain

Dans le cadre d’une recherche en santé publique, nous avons souhaité travailler sur le thème du Virus d’Immunodéficience Humaine (VIH). Cette maladie chronique, due au VIH, détruit le système immunitaire et évolue vers le syndrome d’immunodéficience acquise, plus communément appelé Sida. Après une exploration approfondie d’un point de vue historique et épidémiologique, nous avons souhaité aborder ce travail de recherche sous un angle anthropologique. Afin de dégager les principaux enjeux de cette problématique de santé, ainsi que les représentations sociales spécifiques éventuelles, nous avons réalisé des entretiens auprès de salariés de l’association AIDES. Le syndrome d'immunodéficience acquise (Sida) C’est en 1981 que pour la première fois le terme de Sida est utilisé : c’est au sein de la communauté homosexuelle du quartier Castro de San Francisco que le premier patient fut identifié. C’est pour cela que la maladie est d’abord associée à un type de population, les homosexuels, et à un mode de contamination unique, la voie sexuelle. L’annonce de cette nouvelle pathologie eut l’effet d’un véritable tsunami, suscitant l’incompréhension, tant de la communauté médicale que de la population. La société puritaine américaine a alors interprété cette maladie comme étant une sanction divine punissant une partie des américains aux «mœurs libertines ». Lorsque certains cas se déclarent en Europe, on retrouve le même type de représentations moralistes face aux personnes atteintes du Sida. En quelques années le virus s’est répandu au niveau mondial. Le Sida devient une pandémie. Les scientifiques découvrent que les modes de contamination sont multiples (rapports sexuels, transfusions, échanges de seringues, accouchements) et que cette maladie ne concerne pas un seul type de population. En 1987, le premier traitement actif sur le virus d'immunodéficience humaine apparaît : il s'agit de l’AZT. Il engendre d’innombrables effets secondaires pour très 275


peu d’efficacité. En 10 ans, de nombreux progrès ont été fait et en 1996 les premières trithérapies permettent de rendre les charges virales indétectables. Ces progrès de la médecine ont modifié la représentation sociale de cette maladie. En effet, la trithérapie a permis aux patients observant d’avoir une espérance de vie proche de la moyenne. Le VIH est devenu une maladie chronique n’engageant plus le pronostic vital à court terme. C’est au cours de cette période que se constituent les premières instances mondiales de lutte contre le Sida (programme commun des Nations Unies sur le VIH/Sida : Onusida). La communauté médicale se mobilise et appréhende désormais le virus comme un véritable enjeu mondial de santé. En 2011, près de cinquante associations de médicaments sont possibles pour traiter le VIH. À présent, le traitement se limite à la prise de un à quatre comprimés par jour, le plus souvent en une seule prise. Toutefois, la stricte observance du traitement est de mise : l’arrêt du traitement implique une augmentation rapide de la charge virale. Actuellement, l’illusion que l’épidémie du VIH est circonscrite, notamment grâce aux traitements, induit une recrudescence de contaminations et de comportements à risques1. Au croisement de l’épidémiologie et de l’anthropologie D’après le rapport 2010 de l'Onusida, l’épidémie ne cesse d’évoluer. Depuis 1990, le nombre de patients vivant avec le VIH s’accroit, malgré une diminution des nouvelles contaminations. Le nombre d’adultes et d’enfants vivant avec le VIH dans le monde a augmenté de 27% entre 2001 et 2009. Ceci s’explique par la diminution du nombre de décès, grâce à un accès facilité au traitement antirétroviral dans tous les pays du monde. Il est important de noter que le nombre de nouveaux cas de VIH est passé de 3,1 millions en 2001 à 2,6 millions en 2009.2 Globalement, on remarque qu’au niveau mondial et européen, il y a une stabilisation des cas de Sida depuis 2000. En France, la mobilisation contre le Sida fait suite au décès de Michel Foucault en 1984. Depuis, l’opinion publique a été largement sensibilisée grâce à des actions de communication telle que le Sidaction créé en 1994. C’est lors d’une de ces manifestations que 1 2

BEH thématique 45-46 / 1er décembre 2008. Rapport Onusida sur l’épidémie mondiale du Sida 2010.

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Clémentine Cellarier (comédienne) embrasse une personne séropositive, à une heure de grande écoute, afin de faire évoluer les représentations concernant les modes de contamination. Conjointement, différents plans de santé publique ont vu le jour pour tenter d’endiguer la progression du VIH. D’après le rapport de l’institut national de veille sanitaire (InVS) de 2009, établi à partir des formulaires de déclaration obligatoire du VIH et du Sida, 6700 personnes ont été diagnostiquées séropositives en 2009, avec une augmentation significative chez les hommes homosexuels. Chez les personnes contaminées par le biais de rapports hétérosexuels, le chiffre de déclaration de séropositivité représente 60% du total des déclarations. Il reste néanmoins plus important chez les hommes et femmes nés à l’étranger que pour ceux nés en France. L’Ile de France reste la première région touchée avec 37 % des nouvelles déclarations en 2009. Lourdes conséquences individuelles et collectives D’un point de vue médical, l’immunosuppression peut entrainer des infections opportunistes telles que la toxoplasmose cérébrale, le cytomégalovirus, la tuberculose, la pneumocystose, les infections bactériennes et virales (candidoses, pneumopathie, herpès…) et cancers. De plus, les patients sont sujets à des complications liées au VIH et à son traitement : les troubles métaboliques, des lipodystrophies et les troubles cardiovasculaires. Le VIH a un impact sur les conditions de travail : les patients sont souvent conduits à aménager, réduire leur temps de travail à cause de la fatigabilité qu’engendrent la maladie et les traitements. La perte d’emploi est fréquente1. Souvent, cette maladie amène les patients à solliciter une reconnaissance d’handicap ou d’invalidité en raison de la précarité au travail que cette maladie induit : 25% d’entre eux déclarent un taux d’invalidité. La Couverture Médicale Universelle (CMU) est souvent demandée pour les plus démunis mais des effets de seuils ne permettent pas aux bénéficiaires de l’AAH d’accéder à la Couverture Médicale Universelle Complémentaire (CMU-C). D’autres aides sont possibles mais parfois méconnues comme l’Aide Complémentaire Santé 1

Zeitoun C., « La double peine des séropositifs », CNRS Le journal, n°218, mars 2008 – http://www2.cnrs.fr/presse/journal/3793.htm

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(ACS). Une rupture des liens sociaux et familiaux peut survenir suite à l’annonce de la maladie. Elle dépend pour beaucoup de la représentation que se fait l’entourage de la maladie et du mode de contamination. L’impact des discours tenus au début de l’épidémie restent très présents. Certaines représentations subsistent telles que celles de « mauvaise vie », de « perversion sexuelle », de « multi-partenariat sexuel ». L’annonce réveille, parfois, dans l’entourage et le couple, des soupçons d’infidélité et une crainte relative à la procréation. Les personnes atteintes du VIH relaient cette image par un fort sentiment de culpabilité, de faute, qui génère parfois des décompensations psychiques. Dans les années 90, l’annonce de la séropositivité signifiait une espérance de vie courte. L’incertitude relative à l’avenir proche et le regard social sur la maladie ont eu pour effet de marginaliser ces malades. À l’heure actuelle, certaines formes de discriminations persistent et conduisent à une dévalorisation de l’image et de l’estime de soi. Même si les patients atteints du VIH sont mieux acceptés, en tout cas moins stigmatisés, leur maladie inquiète encore et les pénalise souvent dans leurs interactions sociales et professionnelles. Politiques de santé publique mises en œuvre Durant les deux dernières décennies, les pouvoirs publics ont mis le citoyen au cœur de notre système sanitaire et social. Cette politique de santé s’est développée grâce aux efforts des associations de patients et d’usagers qui ont eu un réel poids dans les décisions. Quatre textes concernent particulièrement la prise en charge et l’accompagnement des personnes atteintes par le VIH : la loi du 4 mars 2002, le livre de plan de santé publique, la loi « Hôpital, Patients, santé, territoire » (HPST) et le plan national de lutte contre le VIH/Sida. L’association Aides Notre méthode d’enquête repose sur des entretiens au sein de l’association Aides de Paris. Nous avons pu interviewer un responsable d’antenne locale et deux volontaires. Nous avons mené ces entretiens en binôme, en privilégiant la mixité afin de ne pas créer de « freins » aux échanges. L’association Aides a été créée en 1984, dans l’urgence, dans 278


le quartier du Marais, par des volontaires de la communauté gay, car l’épidémie se développait de façon exponentielle (26 cas en 1980 contre 3000 en 1983). Elle est un mélange de l’acronyme anglais « AIDS » (Sida) et du mot français « aides ». En 25 ans, les missions de l’association ont évolué. Auparavant, les lieux d’accueil étaient des lieux de regroupements, d’échanges et de convivialité permettant aux malades d’échanger sur leur maladie. Depuis la notion de « maladie chronique » et de structurations en territoires, l’enjeu repose surtout sur la prévention et le dépistage rapide non médicalisé. L’association travaille au contact direct de la population en intervenant surtout auprès de la population homosexuelle (HSH, gay) et la population subsaharienne africanocaraïbéenne car toutes deux restent majoritairement prédominantes dans l’infection par le VIH. Ainsi, le recrutement des bénévoles est stratégique par rapport aux populations cibles afin de permettre leur accès au sein des différentes communautés. Certaines actions de prévention se déroulent dans des lieux de commerce (sauna, commerces africains) ainsi que les centres de détention, les hôpitaux, les foyers, d’autres sont réalisées lors de manifestations publiques. Les structures locales restent un lieu d’accueil pour toute personne souhaitant avoir des informations concernant la maladie. La rencontre et le dialogue sont privilégiés afin d’adapter la prévention aux besoins de la personne : rappel de prévention primaire, distribution de préservatifs, dépistage rapide, soutien lors de l’annonce de la maladie et de la mise sous traitement. Approche anthropologique des représentations du VIH/Sida : l’enquête Il ressort qu’une certaine stigmatisation persiste à l’égard des personnes atteintes du VIH/Sida, et d’autre part que leurs actions de prévention sont axées sur les populations subsahariennes et homosexuelles. Nous aborderons cette problématique suivant deux dimensions : le corps et l’entre-soi. Une trace transmissible… Nous commençons cet exposé sur le corps par un rappel concernant les origines du virus. Celles-ci sont liées intrinsèquement à l’image et aux idées préconçues véhiculées par le virus et au rapport avec le corps. 279


Le VIH a des origines simiesques. Il est passé du singe à l'Homme suite à une mutation liée à l'ingestion de viande de singe par l’Homme. Une construction fantasmatique de la société, due à un manque de connaissances, a donné lieu à une explication différente construite sur de fausses représentations, la principale étant qu’il s’agissait d’un passage du virus à l’Homme par le biais de relations sexuelles avec des singes. Cette construction cognitive montre bien les prémices d’une exclusion des personnes atteintes, touchant à deux tabous : l’utilisation déviante du corps (ayant des rapports sexuels avec des animaux) et l’esprit associé à la faute morale. Un des membres de l’association, participant aux actions auprès de la communauté homosexuelle, nous explique que la prise du traitement durant plusieurs années peut générer des lipoatrophies ainsi que des marques au niveau des mains de type eczéma. Ces stigmates induits par les traitements sont remarquables par tous. Il est important de souligner que le VIH et le Sida n’atteignent plus le corps de la même façon qu’au début de l’épidémie. Le rapport au corps dans la maladie a évolué en même temps que le virus. La plupart du temps, l’évolution du virus se fait à bas bruit, sans signes extérieurs visibles. Dans un premier temps et en supposant que le patient se sache contaminé, il est le seul à se marginaliser. Toutefois en l’absence de traitement, des stigmates spécifiques peuvent se développer comme par exemple le Kaposi1. Cette maladie opportuniste (liée à l’immunodépression) transmet une information sociale, y compris contre la volonté du porteur. À partir du moment où le groupe social a une visibilité du stigmate, la personne est alors mise à l’écart. En 1936, Marcel Mauss introduit une définition des techniques du corps. Il la définit par cette phrase : j’entends par ce mot les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps2. On peut donc déduire de cette définition, que le corps est une construction sociale et que cette construction évolue. Pour illustrer ce propos, nous allons faire un retour 1

Le sarcome de Kaposi du Sida se traduit, au début, par de petits éléments, rosés ou brunâtres, bien limités, qui apparaissent sur n’importe quelle partie du corps, en particulier sur le visage et le tronc. 2 Mauss M., « Les techniques du corps », Sociologie et anthropologie, Journal de Psychologie, XXXII, Avril 1936.

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dans le temps et voir comment le VIH ainsi que le Sida ont construit une représentation du corps en dehors des normes sociétales. Depuis les années 80, les personnes malades visibles pour la société sont au stade Sida. Leur corps est amaigri avec de nombreuses lipoatrophies. Pour exemple nous citerons une affiche publicitaire de Benetton mettant en scène un malade du Sida, cachectique, marqué par les tâches du Kaposi. Cette image dresse la représentation que le sens commun a de la personne atteinte du Sida : une maladie mortelle, de processus long et irréversible. Cette représentation du corps est désormais liée à la maladie Sida. Ce corps abîmé par la maladie est en contradiction avec l’image choisie par la société moderne occidentale. Le corps désiré et désirable par nos contemporains est bien proportionné, bien entretenu par la tenue d’un équilibre alimentaire et la pratique régulière d’activités sportives. La presse et les médias audiovisuels ne cessent de relayer cette image du corps parfait, symbolisant esthétique et bonne santé. Le corps est un fairevaloir. Or dans notre société, le corps est lié à l’esprit. Le Sida, associé à une communauté aux mœurs légères, induit une double peine aux personnes atteintes du virus : une punition corporelle avec l’apparition de stigmates et une punition spirituelle avec une notion de faute morale. Le Sida marque donc clairement la frontière qui sépare le normal du pathologique. Sur la base de ces images, la population est devenue sensible à un certain nombre de signes pouvant laisser entrevoir un stigmate. Selon Erving Goffman, Un stigmate représente donc… un certain type de relation entre l’attribut et le stéréotype, et cela même si je n’entends pas continuer à le dire ainsi, ne serait-ce que parce qu’il existe des attributs importants qui, presque partout dans notre société, portent le discrédit1. Selon lui il existe trois types de stigmate : les monstruosités du corps, les tares du caractère, les stigmates tribaux. La particularité du Sida pour le sens commun, est qu’il représente ces trois stigmates. En effet, l’amaigrissement pathologique, les lipodystrophies et les tâches de Kaposi sont ressentis comme des monstruosités du corps. Ensuite cette maladie est associée à une punition divine adressée aux gens de mauvaises mœurs, les libertins, les toxicomanes et les homosexuels : dans 1

Goffman E., Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Édition de Minuit, Paris, 1975, p 14.

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cette croyance nous pouvons y voir les tares du caractère décrit par E. Goffman. Enfin le Sida est devenu un stigmate « tribal », communautaire. En effet, au sein de la communauté gay, il existe aussi une discrimination des individus dits sidéens. Lors de nos entretiens, les volontaires d’Aides, ont confirmé ces hypothèses. Dans les premiers temps de l’association, seuls les gens marqués physiquement par le VIH se retrouvaient dans ses locaux. Ils étaient complètement exclus de la société et le seul moyen pour eux d’exister, en tant que groupe, était de se retrouver autour de repas hebdomadaires et d’activités. Ces regroupements de personnes marquées corporellement par la maladie se sont peu à peu estompés avec l’évolution des traitements. En effet, ceux-ci diminuant le nombre de personnes entrant dans la maladie, il devenait plus rare de rencontrer des personnes présentant des stigmates physiques et donc de les exclure. Dans les années 90, le VIH est devenu une maladie invisible. Alors que l’intégration des personnes atteintes par le VIH se faisait de façon silencieuse, une nouvelle forme de marquages corporels apparut, non plus liée à la maladie, mais à la prise des traitements antirétroviraux. Ces traitements pris sur le long terme affectent le corps de différentes façons. Les deux principales sont l’apparition de lipodystrophies et de lipoatrophies. Ces anomalies de répartition des graisses marquent le corps par un amaigrissement important et se traduisent par des joues creusées ainsi qu’une fonte graisseuse globale. Les personnes sous traitement se retrouvent alors avec un corps ressemblant à l’image des patients entrant dans le stade Sida. L’image du patient décharné des années 80 ressurgit dans l’inconscient collectif. La stigmatisation corporelle est désormais due au traitement et non plus à la maladie elle-même. Pour pallier ces effets secondaires du traitement, les personnes atteintes ont désormais recours à des injections de graisse notamment au niveau du visage pour estomper ces marques physiques. Il n’y a, de plus, pas de difficultés à faire accepter par la société ces modifications physiques car ils sont tacitement cautionnés, par le culte de la beauté physique contemporaine. Actuelle, le VIH est toujours associé à une notion de faute morale ainsi qu’à des déviances sexuelles. Même s’il est difficile d’identifier les personnes atteintes par des stigmates corporels, une translation s’est effectuée et le VIH est désormais associé à des groupes (homosexuels) ou 282


à des communautés particulières (Afrique subsaharienne) et non plus à une particularité physique. Cette stigmatisation pousse les personnes atteintes du Sida à cacher leur maladie, mais aussi une partie de leur identité, en adoptant des stratégies pour ne pas diffuser l’information qui les stigmatiserait. L’entre-soi chez les migrants On peut dire des communautés qu’elles sont des groupes sont liés par ce qui leur est commun ou ce qu’ils font en commun ; la notion de partage et de mise en commun y est essentielle. La communauté concerne l’individu dans ses rapports à l’identité (communauté d’appartenance) ou à l’identification (communauté de référence)1. L’association Aides intervient auprès d’une population à risque, les « migrants » et notamment la population subsaharienne. En Ile de France, les migrants africains se sont regroupés en communautés. En effet, afin de faire face au phénomène d’acculturation liée à la migration, la communauté se constitue dans le but de maintenir et de pérenniser les valeurs, croyances, coutumes qui régissent leur communauté initiale d’appartenance. Ainsi, les entretiens avec les volontaires de l’association nous ont permis de mieux cerner les problématiques de ces populations. Depuis le début de l’épidémie du Sida en Afrique, la question des relations entre les migrations et la contamination est posée. On a d’abord envisagé les migrants comme vecteurs de diffusion de la maladie dans la société d’accueil. A contrario, du côté des migrants, le VIH véhicule une représentation de la mort et un sentiment de honte. Au début de l’épidémie, le VIH était perçu comme la maladie des blancs pour décimer la population noire. L’épidémie s’est propagée en Afrique au travers de conduites à risque liées à la méconnaissance de la maladie. À la suite des entretiens, nous avons pu constater que la lutte contre le VIH pouvait être freinée par trois facteurs culturels. Tout d’abord, la Religion tient une place prépondérante dans les communautés africaines. Elle entraine un fatalisme, une forme d’acceptation de la maladie considérée comme la volonté de Dieu. De même, les croyances sont persistantes. La majorité 1

Définition tirée du document Bataille J-M., Cellier H., Vulbeau A., Des concepts clés de sociologie, destiné aux étudiants de l’IFCS de Ste Anne.

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continue à faire appel aux guérisseurs car le souhait de guérir reste très présent dans les esprits. La médecine scientifique est reconnue, puisqu’elle a créé des traitements qui se révèlent efficaces. Toutefois ils restent insuffisants pour purifier le corps. De fait, la médecine traditionnelle reste perçue comme une aide supplémentaire pour combattre la maladie. Ces croyances peuvent parfois amener les personnes atteintes du VIH à adopter des comportements peu rationnels, comme avoir des relations sexuelles avec une vierge pour se purifier. Cette notion de purification est de surcroit en lien avec une certaine représentation du corps dans laquelle toute maladie, quelle qu’elle soit, est vécue comme un empoisonnement du sang le rendant impur. Cette représentation est solidement ancrée dans les esprits. Elle aboutit à des problèmes au sein des familles et entraine parfois une exclusion des personnes atteintes par le VIH. La famille passe avant l’individu et doit être préservée de ce qui peut altérer son fonctionnement. Le fait de ne pas divulguer les problèmes rencontrés de part et d’autre fait partie de ses règles. Contourner cette règle ou parler de ses fautes signifie mettre en péril toute la famille. De plus, l’homosexualité est tabou, en marge de la culture de la famille. Ainsi les homosexuels d’origine africaine ne révèlent pas leur orientation sexuelle à leurs proches. Ces deux caractéristiques de la dynamique familiale font que les personnes atteintes par le VIH préfèrent s’auto-exclure. L’association Aides tient compte des spécificités des communautés sub-sahariennes et recrute des volontaires d’origine africaine pour apporter un soutien adapté. En effet, les communautés africaines ont besoin de s’identifier aux volontaires pour recevoir les messages de prévention. Entre-soi dans la communauté homosexuelle À la fin des années 1960 et dans la lignée des mouvements hippies, et libertaires, la communauté gay se révèle au grand jour. C’est aux États unis, sur la côte Ouest que naissent les premiers mouvements gays1. Ces mouvements sont favorisés et visibles dans la société par l’émergence, notamment, d’une culture gay. L’arrivée du Sida dans les années 80 va amener la société puritaine américaine à la discriminer. Prioritairement 1

Maupin A., Les chroniques de San Francisco, Passage du Marais, Paris, 1998.

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affectée par cette épidémie, la communauté gay s’est mobilisée d’une telle manière qu’elle a impulsé des campagnes de prévention et des politiques de santé. Touchée de plein fouet, elle a renforcé ses valeurs, ses règles. Cependant, un phénomène d’auto-exclusion s’opère au sein de la communauté gay. Par souci de plaisir, mais aussi de protection des séronégatifs, les homosexuels séropositifs se rencontrent et font le choix de relation sans « capotes ». C’est ce que l’on appelle le barebacking. Aujourd’hui, la population homosexuelle est surinformée sur la maladie, la prévention et les traitements. On peut alors se demander pourquoi l’association Aides fait de la population homosexuelle une de ses priorités d’action de prévention. En marge de cette communauté s’est révélé un nouveau sous-groupe : les HSH. Les HSH ont une vie à la fois hétérosexuelle et bisexuelle, s’orientant vers des relations homosexuelles occasionnelles, le plus souvent cachées. Ce groupe se démarque de la communauté gay car ils ne se considèrent pas en tant qu’homosexuels. Du fait de leur non appartenance à la communauté gay, ils ne bénéficient pas du même accès à la prévention. Leurs pratiques les conduisent à avoir des comportements à risque. L’association Aides réalise des actions de prévention dans leurs lieux de rencontre comme les saunas-club par exemple. Elle est confrontée au fait que les HSH restent encore peu réceptifs à leurs messages qui touchent les notions de plaisir et de pulsion liées à la sexualité. Conclusion Le sida et le VIH sont apparus récemment. La migration mondiale des différentes populations a favorisé sa propagation jusqu’à ce que cette maladie devienne une véritable pandémie. La découverte de ce virus a, d’emblée, été associée à la communauté gay et à des mœurs libertines. Le développement des techniques d’information a relayé de fausses représentations au sein de la population mondiale, induisant une stigmatisation des patients atteints par cette maladie. Ainsi, il a favorisé le repli des micro-communautés devenues moins perméables aux messages de prévention. Selon l’association Aides, 50000 personnes seraient porteuses du VIH sans le savoir. 285


Dans ce contexte, l’association développe de multiples stratégies de prévention. Le regard anthropologique sur cette problématique de santé, nous a permis de découvrir les nouveaux enjeux et défis que doit relever l’association Aides lors de ses actions de santé publique.

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Liste des auteurs ABLECHAGUER Khadijat, Assistante de service social, Master Cits 2. BASCO Louis, Enseignant et Chercheur, équipe Culture et Communication, Centre Norbert Elias (UMR 8562), Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse Dernière publication : (Dir.) Éduquer en Europe à l’heure de la postmodernité, Lyon, Chronique sociale, 2011. BATAILLE Jean-Marie, Pédagogue, Chercheur associé équipe Crise, École, Terrains sensibles,CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense et ADES-Bordeaux 3 (UMR 5185). Dernière publication : « Les colonies de vacances des années 30 à 1950, Mutation des rapports sociaux et spatiaux » dans Houssaye J., Accueils collectifs de mineurs : Recherches, Lyon, Matrice/Champ social p. 277-300. BENYATTOU Amel, Assistante d'éducation et animatrice, Master Cits 2. BERNIER Philippe, Professeur des écoles, Docteur en Sciences de l’éducation, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Dernière publication : « Pratiques martiales et formation par l’épreuve » in Hébert J., Arts martiaux, sports de combat et intervention psychosociales, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 2011, p.313-333. BOUDEGHDEGH Karim, Coordinateur-agent de développement local sur un quartier classé ZUS, Master Cits 2. BOUHASSANE Razeka, Professeure de lettres modernes certifiée, Coordinatrice au sein de la mission générale d'Insertion Éducation nationale de Seine-Saint-Denis, Master Cits 2. BOUTINET Jean-Pierre, Professeur émérite à l’université catholique de l’Ouest (U.C.O.) Institut de psychologie et sociologie appliquée (IPSA). Professeur associé à l’université de Sherbrooke (Canada). Chercheur associé à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Professeur associé à l’université de Genève.

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Dernières publications : Professionnaliser la fonction ressources humaines, quels défis ? in F. Ben Hassel et B. Raveleau, Conclusion générale, Professionnaliser la fonction ressources humaines, Québec, presses de l’Université Laval, 2012, 403-420. Donner de la valeur aux projets éducatifs et pédagogiques, mais à quelles conditions?, Revue du C.E.R.F.P., 27, 2012, pp. 31-41. BOUVET Olivier, Cadre de santé, pôle Urgences/Smur/Anesthésie dans un Centre hospitalier en Mayenne, Master 2 Recherche Sciences de l’éducation, Pôle formation Sainte-Anne/Paris Ouest Nanterre la Défense. BREME Vincent, Cadre de santé, Master 1 Recherche Sciences de l’éducation, IFCS Sainte Anne/ Paris Ouest Nanterre la Défense. BUSY Jean-Gabriel, Doctorant en Sciences de l’éducation, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Dernière publication : « Qu’est-ce qu’on enseigne dans les centres de vacances et dans les centres de loisirs ? » Informations sociales n° 161, septembre/octobre 2010, p. 70-78. CECCARINI Patrice, Professeur à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine, Université – Paris 7, Denis-Diderot. Chercheur au Laboratoire d’Analyse des Formes, École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon, Université Lyon 2. Dernière publication : Fluides, affordances et profilage architectural, in Impressions et fluidités, Acte du colloque L’Impressionnisme et la subtile fluidité contemporaine, Presses Universitaires de Rouen, Rouen, 2012. CELLIER Hervé, Maître de conférences, HDR, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Dernière publication : Réussite éducative : une expérimentation sociale à Romans-sur-Isère, Paris, L’Harmattan, coll. Terrains sensibles, 2012. CHAABI Hanane, Volontaire civique AFEV 92, Master Cits 2. CHAVAROCHE Philippe, Formateur, Docteur en sciences de l’éducation.

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CHEVALIER Stéphane, Cadre de santé, Master 1 Recherche Sciences de l’éducation, IFCS Sainte-Anne/Paris ouest Nanterre la Défense. CHEYROUX Pierre, Cadre de santé, M1 Recherche Sciences de l’éducation, IFCS Sainte Anne/ Paris Ouest Nanterre la Défense. COLINET Séverine, Maître de conférences, Laboratoire école, mutations, apprentissage (EA 4507), Université de Cergy-Pontoise-IUFM. Dernière publication : « La formation des enseignants par la mutualisation des pratiques professionnelles avec les professionnels des services sociaux », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, N°55, 2011. D’ONOFRIO-CECCARINI Anna, Professeur des écoles spécialisé, Doctorante, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. FAVERGER Claude, Directrice adjointe d’une Maison Pour Tous / Maison des Jeunes et de la Culture, Master Cits 2. FAVRE Marie, Intervenante éducative, Master Cits 2. FLOCH Stéphane, Cadre supérieur de santé, formateur au sein d’un centre d’enseignement des personnels d’encadrement à Paris, Master 2 Recherche Sciences de l’éducation, Pôle formation Sainte-Anne/Paris Ouest Nanterre la Défense. GUERIN Aline, Conceptrice de démarches participatives. HALBERDA Marjorie, Master Cits 2. LAINARD Marylise CPE (Faisant fonction), Master Cits 2. LAKLOUFI Samia, Cadre de santé, Master 1 Recherche Sciences de l’éducation, IFCS Sainte Anne/ Paris Ouest Nanterre la Défense. LE COR Camille, Assistante d’éducation, Master Cits 2. LE DÛ Amélie, Assistante pédagogique, Colombes, Master Cits 2.

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LEGOUPIL Fanny, Master Cits 2. LEKBAIDI Aïcha, Animatrice, Master Cits 2. LOISEAU Laura, assistante d’éducation, Master Cits 2. MANKE Sylla, Animatrice en centre de loisirs dans les établissements publics de la ville de Paris, Master Cits 2. ORELLANA-FERNANDEZ Pamela, Chargée d’études Association Aide et Action, Doctorante, équipe Crise, École, Terrains sensibles, CREF (EA 1589), Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Dernières publications : La souffrance des enseignants: une émergence du projet d'école dans La souffrance à l'école Actes du colloque international du CIRP 2010 -Université de Québec à Montréal. Disponible en ligne: http://www.cirp.uqam.ca/diffusion_collectif_vol2.php ROMAIN Élodie, Cadre de santé, Master 1 Recherche Sciences de l’éducation, IFCS Sainte-Anne/ Paris Ouest Nanterre la Défense. SIROI Jeanne, Master Cits 2. SUET Gabrielle, Master Cits 2. VALBON Sébastien, Assistant d’éducation, Cergy, Master Cits 2.

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Resumenes Proyectos de mujeres en la economía social y solidaria Khadijat Abelchaguer, Hanane Chaabi, Aïcha Lekbaïdi, Manké Sylla El campo de la economía social y solidaria se desarrolla hasta el punto de convertirse en un sector complejo y poco estable en el plano conceptual. Para evitar estos escollos, parece entonces necesario iniciarse a este concepto para entender mejor el funcionamiento. A partir de enfoques económicos, sociales, humanistas y de un ejemplo concreto de un proyecto de mujeres de un barrio sensible, trataremos de definir los contornos. Palabras claves: Proyectos económicos, iniciativas locales, mujeres, integración profesional. El paso clínico en el acompañamiento en formación : vigilancia y perseverancia Louis Basco Un gestión clínico es posible en el acompañamiento en formación. Se apoya en un método que valoriza operaciones con las cuales el acompañante acerca conductas humanas. La acción de la clínica en el acompañamiento ajustada por la vigilancia y la perseverancia del acompañante es la transformación de la relación con un sujeto solicitante de ayuda de apoyo que conducirá al cambio del sujeto mismo. Estas recomendaciones de vigilancia y de perseverancia en el acompañamiento nos recuerdan que el acompañante tiene la voluntad de conocer mejor el Otro para que pueda caminar lo mejor posible hacia su proyecto. Palabras claves : gestión clínico , acompañamiento , formación , interelaciones

En animación sociocultural: ¿quién y cuál es el concepto del proyecto? Jean-Marie Bataille En el campo de la animación sociocultural, el concepto de proyecto a menudo se presenta como evidente. Para entender las limitaciones de este concepto se debe introducir en el curso de la historia reciente, su surgimiento. El "proyecto" aparece en varios segmentos a mediados de la década de 1980: los centros de recreación y campamentos de verano. Lo más importante es el "proyecto" es necesaria al crear la « politique de la ville ». El análisis de su uso en este marco permite construir crítico. Palabras claves : Proyecto, animación sociocultural, campamentos de verano

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Demanda de subsidio y dossier del absurdo Amel Benyattou, Razeka Bouhassane, Claude Faverger Desde sus origenes latinos y griegos, el sentido de la palabra "proyecto" a evolucionado considerablemente en su utilisación. Hoy en día, es netamente un medio de transmisión et de información entre diferentes actores. Por otro lado, las implicaciones políticas y económicas que gravitan en torno a esta herramienta (el proyecto) han complejizado el sentido deseado por los profesionales que la han utilisado. Más allá de los frenos en de la practica profesional, las dificultades propias de esta noción condicionan y pervierten su utilización. Apesar de ello, las lógicas que rigen este sistema de pensamiento vuelven inevitable la transformacion del sentido de la noción de proyecto. Palabras claves: Proyecto implicationes, subsidio. Crítica del proyecto de escuela Philippe Bernier Este artículo propone una crítica del paso del " proyecto de escuela " a partir del historial del concepto de "proyecto" y de la epistemología que lo subtiende, apoyándose en los trabajos de Pierre Bourdieu. Palabras claves : Escuela, proyecto, equipo, ideologia. Participación de los residentes en cuestión: el caso de los contratos para la cohesión social. Karim Boudeghdegh, Amélie Le Dû, Sébastien Valbon Es con un estudio practico de una asociacione locale (un centro social), de su evento y dificultade, particularmente a traves sus relaciones que tienen con las instituciones que los autores preguntan la capacidad que tienen las politicas publicas y sus dispositivos, especialmente el contrato urbano de cohesion social, a ascender una ciudadania activa al beneficio de los barrios sensibles. Palabras claves: Democracia Local, los barrios más vulnerables, urbanas contratos de cohesión social, de asociación. La figura del proyecto como híbrido de la creatividad. Jean-Pierre Boutinet Al paradigma actual del proyecto se le adjunta el concepto de hibridación cada vez más empleado, con el cual el proyecto mantiene estrechos lazos de parentezco. En este contexto puede ser sugestivo clarificar las similitudes existentes entre el enfoque del proyecto y la forma de hibridación. Mirar las conductas del proyecto bajo el ángulo de la hibridación permite identificar lo mejor como lo peor que ésta puede conferir al proyecto. La hibridación, muy inestable, puede dar al proyecto el vigor de la heterosis ; pero también, variantes

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de desmedida o de bastardía, que son su inversa. Hablar del proyecto como forma de hibridación significa solicitar la vigilancia de los autores y actores implicados para que ellos privilegien lo mejor y se protejan de lo peor. Palabras claves : batardía, desmedida, heterosis, hibridación, proyecto. Entre predicción e incomprensión, cuál coloca para los proyectos en los centros de vacaciones y los centros de ocio Jean Gabriel Busy Los términos de proyecto y centro de vacaciones o centro de ocio, estructuras de la educación no formal, son hoy innegablemente imbricado. Por eso, de una camada efectiva de predicción a otras razones, a veces inconfesadas, cantidad de razones hacen a los actores del campo redactar proyectos. Haber hecho esta acta va a permitirme mostrar que roturas, fracturas, incluso contradicciones se intercalan entre estos proyectos y la acción. Palabras claves :Proyecto ; centros de vacaciones ; centros de ocio ; educación ; educación no formal. Ethics of Care bajo la mirada de la arquitectura : el proyecto arquitectural como proyecto reparador, sanador y terapéutico. Patrice Ceccarini El término proyecto es una de las palabras más empleados por los profesionales y profesores de arquitectura. Sin embargo, podemos constatar que abarca una dimensión ambigua en este dominio : el proyecto sería la razón de ser de la enseñanza y de la disciplina entera de la arquitectura cuando paradojalmente ésta sufre de un déficit epistemológico de importantes consencuencias. En los albores de las nuevas prácticas sociales y de los comportamientos globalizados, en el momento en que las obligaciones del desarrollo sostenible se imponen de manera inédita, la naturaleza y los desafíos del proyecto arquitectural deben ser redefinidos. No se trata de proyectar artefactos (territorios, edificios, objetos), sino más bien de pronosticar la naturaleza y el proceso complejo que caracteriza la trayectoria del proyecto como tal. El desafío es que el proyecto arquitectural sea una acción sanadora, de equilibrio, terapéutica, conformemente a la ética du Care. Palabras claves : complejidad, ética du care, proyecto arquitectural, proyecto terapéutico, ciencias cognitivas, teoría de la afordancia. La practica del « proyecto individualizado » en el campo médico social Philippe Chavaroche La introducción sistemática del “proyecto individualizado” en el campo médicosocial ha cambiado el paradigma que organizaba hasta entonces el cuidado de las

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personas discapacitadas o que sufren de enfermedades mentales. Esta noción se aloja en la idea moderna de que todo problema (y la discapacidad o la enfermedad mental lo son para nuestra sociedad) tiene una solución y que esta solución pasa por un buen proyecto. Palabras claves : discapacidad, enfermedad mental, proyecto individualizado, usuario. Proyectos institutionales : cuando el significado del trabajo se alcanza. Ejemplo de Proyecto Shanghai Séverine Colinet El proyecto a largo plazo, ampliamente utilizado por las instituciones por su connotación participativa, que ahora se exponen las medidas más frecuentemente aislado de comunicación destinada a seducir a los consumidores / votantes que el compromiso en torno a objetivos a medio plazo para la colaboración activa de este último. Construido en torno a temas de moda, que los proyectos respondan necesariamente un eco favorable a sus postores que todos los días frente a la lógica del mercado, lo ven como una oportunidad de crear vínculos para aumentar su visibilidad institucional y se destacan de la competencia. Las instituciones y los licitantes, por lo tanto parte de una cruzada de búsqueda de seguridad, que el proyecto, sus objetivos y propósitos, aparecen finalmente los accesorios. Este artículo tiene como objetivo la pregunta en una noción práctica, a título ilustrativo y sin concesiones del proyecto. Para ello, es para analizar la implementación de un proyecto educativo llevado a cabo por los educadores en la formación de un plan de aprendizaje, un proyecto que se inscribe en el ámbito social con una fuerte dimensión cultural, llamado "Proyecto de Shanghai". Palabras-claves : proyecto de convocatoria de propuestas, la seguridad del borrador normativo, la participación, el compromiso Programacion ministerial, proyeccion formativa y currículo en sistema educativo italiano. Anna D’Onofrio Ceccarini La autonomía de las instituciones escolares y de los recientes procesos de reforma que se han sucedido en el sistema educativo italiano han conducido a los profesores a reconsiderar y reutilizar las herramientas de la « projetation » de las que disponen para promover los aprendizajes. Esto ha determinado el paso de una programación educativa a una « projetation » de la oferta formativa y del currículo escolar. Esta etapa decretó, tanto sobre el plano didáctico que sobre plano legislativo, el decline de la era de programas ministeriales y la afirmación de una etapa de « indicacions para el currículo ». Este artículo apunta a subrayar la excepción de esta alternancia y los desafíos metodológicos y didácticos – pero

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por sobre todo los desafíos políticos y epistemológicos- de esta elección. Palabras claves : autonomía escolar, competencia, currículo escolar, oferta de formación, programación, projetation. La participación de los usuarios en los proyectos por la sanidad pública: realidad y paradoja. Marie Favre, Marylise Lainard, Laura Loiseau La ley ha definido la participación de los usuarios como un elemento en la organización de la sanidad pública. Después de una entrevista con un director de hospital, el artículo se pregunta la validez de la “democracia sanitaria”, a través del análisis de las representaciones y de las prácticas profesionales en un hospital pero también en un contexto de experimentación utilizando los métodos de la sanidad comunitaria. Palabras claves: participación, usuarios, proyectos, sanidad pública, democracia sanitaria, sanidad comunitaria. Proyecto participativo : un proyecto educativo como los otros Aline Guérin Lo que hace de calidad todo modo participativo es el grado de cooperación de los usuarios alcanzados por un proyecto. Explícito en la redacción, el modo participativo es una etapa de apertura de clarificación. Palabras claves : cooperación, participación. Recuento de una experiencia: el proyecto de B.ART Marjorie Halberda, Fanny Legoupil, Jeanne Siroi, Gabrielle Suet Este artículo permite descubrir como de una constatación local y de un interés común, es posible dar el nacimiento de un proyecto partiendo de una idea. Aquí hemos tomado un ejemplo de una asociación cultural, B.ART, creada a partir de un proyecto. El artículo pone en relieve la puesta a punto y las herramientas indispensables para la elaboración del proyecto y a su buen funcionamiento. Este ejemplo concreto se puede aplicar a otros proyectos innóvate y que están a punto de nacer. Palabras claves: arte-asociación-jóvenes-proyecto El Proyecto a través de los textos oficiales de educación Camille Le Cor A través de una revisión de la circular de la Educación nacional, este artículo resume los principales campos en los que el Estado ha asumido el concepto de proyecto. Parece que han optado por delegar en la solución más cerca del suelo y la forma de proyecto de la enseñanza de la solución de algunos problemas con el

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sistema educativo francés. Palabras claves: Proyecto, Educación nacional, circular, nuevas pedagogías, descentralización, apoyo educativo, integración escolar. Investigación sobre el proyecto de escuela : emergencia de la problemática Pamela Orellana Fernandez En el marco de un proyecto de investigación en curso sobre los proyectos de escuela, nos hemos cuestionado sobre cómo los profesores elaboran, desarrollan y evalúan estos proyectos y cómo ellos construyen sus problemáticas a lo largo de este proceso. En un comienzo hemos limitado el número de hipótesis iniciales para poder construirlas a partir de los datos extraídos desde el campo de estudio. Así hemos llegado a la hipótesis que los profesores mantienen una relación contradictoria con el proyecto de escuela. Entre herramienta de control, una obligación administrativa establecida por la jerarquía, y una herramienta de combate por una escuela exitosa, en la realización del proyecto de escuela los profesores se abren no solo al deseo del cambio sino que también a sus propias frustraciones frente a una realidad que no logran controlar. Palabras claves : proyecto de escuela, proyecto, autonomía, socioconstructivismo, etnografía. Manouches y Roms. Representaciones sociales de personal médico : estigmatisacion, desvianza, etiquetage, estratégias. Olivier Bouvet et Stéphane Floch Zíngaros, Gitanos, Romaníes, Manuches, « pueblos gitanos » en el hospital, cómo son ellos vistos por el personal médico ? Cómo son acogidos durante el cuidado médico ? Las representaciones sociales vehiculadas por el personal médico no parece influenciar necesariamente el cuidado efectivo de estas personas ya que es la calidad de paciente de éstos la que prima. Esto cuestiona el processo de estigmatización, sobre el que se podría generar una barrera, tal vez el paso de una relación sanador/sanado a la de una ser-negado. Palabras claves : Desviación, pueblo gitano, hospital, estigmatización. De una traza transmisible al entre-si, mirada anthropologica sobre el Sida. Vincent Breme, Stéphane Chevalier, Pierre Cheyroux, Samia Lakloufi, Élodie Romain El sida y el VIH han aparecido recientemente. El descubrimiento de este virus ha sido asociado a la comunidad homosexual y a las costumbres libertinas. El desarrollo de las tecnologías de la informacion ha difundido falsas

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representaciones en el seno de la población mundial, induciendo la estigmatización de los pacientes que padecen esta enfermedad. Según la associacion Aides 50 000 personas serían portadores del VIH sin saberlo. Palabras claves : segregación, Sida, estigmatisacion.

Abstracts Women’s project in social and solidarity economy Khadijat Abelchaguer, Hanane Chaabi, Aïcha Lekbaïdi, Manké Sylla The field of social and solidarity economy is developing enough until becomingconceptually- a complex and unstable sector. To avoid these obstacles, it does seem necessary to initiate oneself to that concept so as to get a better understanding of how it functions. From economic, social, humanist approaches and from a concrete example of a women’s project in a difficult neighborhood, we will try to define the scopes of this concept. Keywords: economic projects, local initiatives, women, professional integration. The clinical approah in the support in training: vigilance and perseverance Louis Basco A clinical approach is possible in the accompaniment in training. It leans on a method which emphasizes operations with which the guide approaches human behaviors. The action of the clinic approach in the accompaniment adjusted by the attentiveness and the perseverance of the guide is the processing of the relation with a subject who searches a support which will lead to the change of the subject himself. These recommendations of attentiveness and perseverance in the accompaniment remind us that the guide will know better about the Other one so that he can reach the best project for him. Keywords: clinical approach, accompaniment, training, interrelations In sociocultural animation, for whom and for what we use the concept of project? Jean-Marie Bataille In the field of sociocultural animation, the concept of project is often presented as self-evident. To understand the limitations of this notion must be entered in the course of recent history, its emergence. The "project" appears in several segments in the mid-1980s: recreation centers and holidays camps. Most importantly, the "project" is required when creating the « politique de la ville ».

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The analysis of its use in this framework allows to build critical. Keywords: Project, animation socio-cultural, holidays camp. Grant application and stupid file Amel Benyattou, Razeka Bouhassane, Claude Faverger Since the Latin and Greek origins, the “project” word meaning has been changing by uses and years. Today, it is a way to share informations between different people who work together. The political and financial stakes which intercede with this “work-tool”, made it harder to use and understand for the professionals who need it. It makes their work harder. Indeed, it corrupts the way to use this tool. However, in this system it is almost impossible to avoid these logics. Keywords: project, stakes, grant. Critique of the school project Philippe Bernier This communication offers a critique of the approach of the “school project”, from the history of the concept of “project” and epistemology that underlies it, based on the works of Pierre Bourdieu. Keywords: School, project, team, ideology Resident participation in question: the case of contracts for social cohesion Karim Boudeghdegh, Amélie Le Dû, Sébastien Valbon Through a case study of local association (one social centre), of its story and struggle, especially concerning its relationship with national institutions. The authors question whether public policies and what they put in place, specifically the urban social cohesion contract, are able to encourage an active social behaviour that would be beneficial to the neighborhoods that are considered to be “at risk". Keywords: Local Democracy, sensitive neighborhoods, urban social cohesion contracts, association The project, as a hybrid movement of creativity Jean-Pierre Boutinet In our postmodern area the paradigm of the project is increasingly meeting the emerging concept of hybridization. The former paradigm and the latter concept are closely linked. It is necessary to clarify the relation and the similarities existing between the project paradigm and hybridization. Examining the project paradigm in terms of hybridization enables us understand that hybridization, which is very unstable by nature, can generate the best by when it is subjected to

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a heterotic effect, but also generate the worst when it is translated into the opposite effect of bastardization. Examining the project in terms of f hybridization therefore urges authors and actors to alertness so they can favor the best and prevent the worst. Keywords: project, hybridization, heterosis, bastardization, excess. From a transmitted trace to peer-grouping: an anthropological perspective on AIDS Vincent Breme, Stéphane Chevalier, Pierre Cheyroux, Samia Lakloufi, Élodie Romain HIV and AIDS have emerged recently. From the start, they have been associated with the gay community and libertinism. The mass media communication has often misrepresented AIDS, leading to high levels of stigma surrounding HIV and AIDS. This has led to creation of micro-communities who can be considered as a hard to reach in preventive approaches. According to the NGO Aides, 50,000 people are infected with HIV without knowing it. Keywords: self-Between, AIDS stigma. Gypsies, Roma, and Travelers. Health worker’s perception: stigma, deviance, labeling, strategies Olivier Bouvet et Stéphane Floch, How do the health workers perceive Gypsies, Roma, and Travelers in hospital services? How are they taken care of when they reach the hospital services? According to interviews carried out with health workers, the social image of representations Gypsies, Roma, and Travelers do not seem to impact an effective care. On the contrary, health workers seem to only focus on the patient status. This finding questions the stigmatization process and could allow the lifting of barriers and perhaps enable to move away from the traditional caregiver/caretaker relation. Keywords: Deviance, Travelers, hospital, stigma Between prediction and incomprehension, what places for the projects in holiday’s camps and leisure centers Jean Gabriel Busy The terms of project and holiday’s camp or leisure center, structures of the not formal education, are unmistakably imbricated today. However, of a real predictive reach for the other reasons, sometimes unconfessed, quantity of reasons bring the actors of the field to draft projects. To have made this report is going to allow me to show that breaks, fractures, even contradictions fit between

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these projects and the action (share). Keywords: Project ; holiday’s camps ; leisure centers ; education ; not formal education. The architectural ethics of care: the restorative, healing and therapeutic dimensions of architectural projects .Patrice Ceccarini Project is the word the most used by the practitioners and the teaching profession of architecture. Nevertheless, strength is to recognize that this term recovers an ambiguous dimension in this domain: it would be the mainspring of the education and the whole discipline while, paradoxically, Architecture is the object of a heavy epistemological deficit today. In the edge of the new globalized societal and behavioral practices, as the sustainable development, are imperative in a new way, the nature and the stakes in the architectural project are to redefine: it is not any more a question of planning artefacts (territories, buildings, objects) but to prognosticate the nature and the complex process characterizing the trajectory of the project as such. The stake is that the architectural project is to equilibrate and to care, such as a therapeutic medical action according to the ethics of Care. Keyswords: architectural project, therapeutic, cognitive sciences, ethics of the care, theory of affordances, complexity. The ‘individualized approach’ in the socio- health care institutions Philippe Chavaroche The ‘individualized approach’ has become systematic in the socio- health care institutions. This approach has changed the traditional paradigm of supporting people with disabilities or mental illness. This approach relies on the modern idea that any problem (and disability or mental illness in our society is considered as a probleme) has a solution and this solution is a good project. Key-words: Disability, mental illness, individualized project, user. Institutional projects: when the meaning of work is reached. Example Project Shanghai Séverine Colinet The term project, widely used by institutions for its participatory connotation, now covers more commonly isolated actions of communication designed to attract consumers / voters rather than commitment built around medium-term objectives for active collaboration of such consumers/voters. Built around themes of fashion, the projects resonate favorably to their Bidders who face the logic of the market everyday and see it as an opportunity to increase their

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institutional visibility and stand out from the competition. Institutions and bidders are therefore part of a cross-search of guarantees, in which the project and its long-term objective, appear as mere accessories. This article aims to question in a practical, illustrative and uncompromising notion of the project. To do this, it is to analyze the implementation of an educational project carried out by social workers in education in an apprenticeship scheme, a project that fits into the social field with a strong cultural dimension, called "Project Shanghai." Keywords: project, call for proposals, draft normative guarantee, participation, engagement. Departmental program priorities, formative projects and curriculum in the Italian educational system. Anna D’Onofrio Ceccarini The autonomy of educational institutions and the recent reform process that have occurred in the Italian educational system have led teachers to rethink and reconsider the tools of "project planning" at their disposal to promote learning. This determined the transition from educational programming policy to a "project planning" policy in both educational opportunities and scholar curriculums. This step has determined at educational and legislative levels, the decline of the era of departmental programs and the affirmation of seasonal indications for the curriculum. This article aims to highlight the implications of these changes taking into consideration the methodological, teaching, political and epistemological implications. Keyswords: educational programming, curriculum, school autonomy, training offers. The participation of users about the public health’s projects: realities and paradoxes Marie Favre, Marylise Lainard, Laura Loiseau The law has defined the participation of users as a main element in the organization of public health. Relying on an interview with a hospital administrator, the article asks the question of the validity of “sanitary democracy” notion, through the analysis of representations and professionals practices in a hospital, but also in the context of an experiment using methods of the community-based care. Keywords: participation, public health, sanitary democracy, projects, users, community-based care.

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The participatory approach: an ordinary educational project. Aline GuĂŠrin The quality of a participatory approach relies on the participants expected level of cooperation. Being explicitly mentioned in the written projects, the participatory approach can be considered as opening stage of clarification. Keywords: Cooperation, participation. Proceedings of experimentation: the project B.ART Marjorie Halberda, Fanny Legoupil Fanny Siroi Fanny, Gabrielle Suet This article allows you to discover, thanks to local reports and by mutual agreement, how it is possible to grow up a project from an idea. There we took as an example a cultural non profitmaking organization B.ART, funded since the project itself. This one highlights methods and resources to an elaboration of the project and is successful working. This concrete example is all the more interesting because it is transposable to others innovating and emerging projects. Keywords: art-organization-partnership-project-youngers The Project through official texts of Education Camille Le Cor Through a review of the circular of National Education, this article summarizes the major fields in which the state has taken over the concept of project. It seems to have chosen to delegate to the solution closer to the ground and form of project teaching the solution of some problems with the French education system. Keywords: Project, National Education, Circular, new pedagogies, decentralization, educational support, school integration. Investigating school projects: the emergence of a problem Pamela Orellana Fernandez As part of an ongoing research project on school projects, we investigate how teachers develop, implement and evaluate their own school project and how they elaborate their research problems throughout the process. Our starting position is to limit our assumptions in order to be better build hypothesis out of data primary field data. We also assume that teachers maintain a paradoxical relationship with their school projects. School projects are located between a tool of control, an administrative burden imposed from above, and a tool for better academic achievement. With their school projects, teachers not only open to a

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desire for change, but also acknowledge their own frustrations facing a reality they cannot control. Keywords: school projects, projects, autonomy, social constructivism, ethnography

Résumés Projets de femmes dans l’économie sociale et solidaire. Khadijat Abelchaguer, Hanane Chaabi, Aïcha Lekbaïdi, Manké Sylla Le champ de l’économie sociale et solidaire se développe au point de devenir un secteur complexe et peu stable au plan conceptuel. Pour éviter ces écueils, il apparaît donc nécessaire de s’initier à ce concept pour mieux en comprendre le fonctionnement. À partir d’approches économiques, sociales, humanistes et d’un exemple concret de projet de femmes d’un quartier sensible, nous tenterons d’en définir les contours. Mots clés : Femmes, projets économiques, initiatives locales, insertion professionnelle. La démarche clinique dans l’accompagnement en formation: vigilance et persévérance ? Louis Basco Une démarche clinique est possible dans l’accompagnement en formation. Elle s’appuie sur une méthode qui met en valeur des opérations avec lesquelles l’accompagnateur approche des conduites humaines. L'action de la clinique dans l’accompagnement, réglée par la vigilance et la persévérance de l’accompagnateur, est la transformation de la relation avec un sujet demandeur d’aide de soutien qui conduira au changement du sujet lui-même. Ces recommandations de vigilance et de persévérance dans l’accompagnement nous rappellent que l’accompagnant a la volonté de mieux connaître l’Autre pour qu’il puisse cheminer au mieux vers son projet. Mots clés : Accompagnement démarche clinique, formation, interrelations. Animation socioculturelle : à qui et à quoi sert la notion de projet ? Jean-Marie Bataille Dans le champ de l’animation socioculturelle, la notion de projet est souvent présentée comme allant de soi. Pour comprendre les limites de cette notion, il faut saisir dans le cours de l’histoire récente son émergence. Le projet apparaît dans plusieurs segments au milieu des années 1980 : les centres de loisirs puis les

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colonies de vacances. Mais surtout, le projet s’impose lors de la création de la politique de la ville. L’analyse de son usage dans ce cadre permet d’en construire la critique. Mots clés : Animation socioculturelle, colonie de vacances, projet. Demande de subvention et dossier de l’absurde Amel Benyattou, Razeka Bouhassane, Claude Faverger Depuis ses origines latine et grecque, le sens du mot « projet » a considérablement évolué au gré des usages. Aujourd’hui, il est notamment un moyen de transmission d’information entre différents acteurs. Par ailleurs, les enjeux politiques et financiers qui gravitent autour de cet outil ont complexifié le sens qu’il revêt pour les professionnels qui y ont recours. Au-delà de les freiner dans leurs pratiques, les contraintes qui y sont liées soumettent ces derniers à en pervertir l’usage. Néanmoins les logiques qui régissent ce système le rendent difficilement contournables. Mots clés : Enjeux, projet, subventions. Critique du projet d’école Philippe Bernier Cet article propose une critique de la démarche du « projet d’école » à partir de l’historique du concept de « projet » et de l’épistémologie qui le sous-tend, en s’appuyant sur les travaux de Pierre Bourdieu. Mots clés : École, équipe, idéologie, projet. La participation des habitants en question : le cas des contrats de cohésion sociale Karim Boudeghdegh, Amélie Le Dû, Sébastien Valbon À travers l’étude d’une association locale, en l’occurrence un centre social, de son histoire et difficultés notamment dans les relations que ce dernier entretient avec les institutions, les auteurs s’interrogent sur la capacité des politiques publiques et de ses dispositifs, en particulier le contrat urbain de cohésion sociale, à promouvoir une citoyenneté active aux bénéfices des quartiers dits sensibles. Mots clefs : Association, contrats urbains de cohésion sociale, démocratie locale, quartiers sensibles.

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La figure du projet comme forme hybride de créativité Jean-Pierre Boutinet L’actualité du paradigme de projet dans les espaces postmodernes actuels rejoint celle du concept d’hybridation de plus en plus sollicité aujourd’hui et avec lequel le projet, à y regarder de près, entretient des liens de parenté étroits ; aussi peut-il être suggestif de clarifier dans ce contexte les similitudes existantes entre démarche de projet et forme d’hybridation. Appréhender les conduites à projet sous l’angle de leur hybridation permet d’identifier ce que cette dernière, très instable, peut générer de meilleur en conférant au projet la vigueur de l’hétérosis ou de pire matérialisé par l’une ou l’autre variante de démesure ou de bâtardise, son inverse. Évoquer le projet comme forme d’hybridation, c’est donc solliciter la vigilance des auteurs et acteurs impliqués pour qu’ils privilégient le meilleur et se protègent du pire. Mots clés : Bâtardise, démesure, hétérosis, hybridation, projet. Manouches et Roms. Représentations sociales des personnels soignants : stigmatisation, déviance, étiquetage, stratégies Olivier Bouvet et Stéphane Floch Tsiganes, Gitans, Roms, Manouches, « Gens du voyage à l’hôpital, quels regards sur ces populations ont donc les personnels soignants ? Quel accueil leur réservent-ils lors de leur prise en charge ? Les représentations sociales issues des paroles de soignants ne semblent pas influencer forcément sur la prise en charge effective. C’est la qualité de patient qui prime. Cela interroge sur le processus de stigmatisation, sur ce qui pourrait générer une levée de barrière, peut-être le passage d’une relation soignant/soigné à celle du soi-niant/soi-nié. Mots clés : Déviance, gens du voyage, hôpital, stigmatisation. D’une trace transmissible à l’entre-soi, regard anthropologique sur le Sida Vincent Breme, Stéphane Chevalier, Pierre Cheyroux, Samia Lakloufi, Élodie Romain Le sida et le VIH sont apparus récemment. La découverte de ce virus a, d’emblée, été associée à la communauté gay et à des mœurs libertines. Le développement des techniques d’information a relayé de fausses représentations au sein de la population mondiale, induisant une stigmatisation des patients atteints par cette maladie. Ainsi, il a favorisé le repli des micro-communautés devenues moins perméables aux messages de prévention. Selon l’association Aides, 50000 personnes seraient porteuses du VIH sans le savoir. Mots clés : Entre-soi, Sida, stigmatisation.

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Prédiction et incompréhension : place des projets en centres de vacances et de loisirs Jean Gabriel Busy Les termes de projet et centre de vacances ou centre de loisirs, structures de l’éducation non formelle, sont aujourd’hui indéniablement intriqués. Pour autant, d’une réelle portée prédictive à d’autres raisons, parfois inavouées, quantité de raisons amènent les acteurs du champ à rédiger des projets. Avoir fait ce constat va me permettre de montrer que des ruptures, des fractures, voire des contradictions s’intercalent entre ces projets et l’action. Mots clés : Centres de loisirs, centres de vacances, éducation, éducation non formelle, projets. Ethics of Care au regard de l’Architecture : le projet architectural comme projet réparateur, soignant et thérapeutique. Patrice Ceccarini Le terme projet est le vocable le plus employé par les praticiens et le corps enseignant de la discipline architecturale. Pourtant, force est de reconnaître que ce terme recouvre une dimension ambigüe dans ce domaine : il serait la raison d’être de l’enseignement et de la discipline entière alors que paradoxalement, l’architecture est aujourd’hui l’objet d’un déficit épistémologique lourd de conséquence. À l’orée des nouvelles pratiques sociétales et comportementales globalisées, au moment où les contraintes du développement soutenable s’imposent de manière inédite, la nature et les enjeux du projet architectural sont à redéfinir : il ne s’agit plus de projeter des artefacts (territoires, édifices, objets) mais de pronostiquer la nature et le processus complexe caractérisant la trajectoire du projet en tant que tel. L’enjeu est que le projet architectural soit, une action soignante, équilibrante, thérapeutique, conformément à l’éthique du Care. Mots clés : Complexité, éthique du care, projet architectural, projet thérapeutique, sciences cognitives, théorie des affordances. La pratique du « projet individualisé » dans le champ médico-social Philippe Chavaroche L’introduction systématique du « projet individualisé » dans le champ médicosocial est venue changer le paradigme qui organisait jusqu’alors la prise en charge des personnes en situation de handicap ou de maladie mentale. Cette notion vient sans doute se loger dans l’idée moderne que tout problème (et le handicap ou la maladie mentale en est un pour notre société) a sa solution et que cette solution passe par un bon projet. Mots clés : Handicap, maladie mentale, projet individualisé, usager.

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Projets institutionnels : quand le sens du travail est atteint. Exemple du Projet Shanghai Séverine Colinet Le vocable de projet, largement exploité par les institutions pour sa connotation participative, recouvre aujourd’hui plus fréquemment des actions ponctuelles de communication destinées à séduire des usagers / électeurs, que des engagements construits autour d’objectifs de moyen terme visant à une collaboration active de ces derniers. Élaborés autour de thématiques à la mode, les projets rencontrent un écho nécessairement favorable auprès de leurs soumissionnaires qui, chaque jour davantage confrontés à des logiques de marché, y voient une opportunité de cautionnement institutionnel visant à augmenter leur notoriété et à les démarquer de la concurrence. Les institutions et leurs soumissionnaires s’inscrivent donc dans une recherche croisée de cautionnement, dans laquelle le projet, ses objectifs et ses finalités, n’apparaissent finalement qu’accessoires.Cet article se propose de questionner de façon pratique, illustrative et sans complaisance la notion de projet. Pour ce faire, il s’agit d’analyser la mise en œuvre d’un projet éducatif réalisé par des éducateurs spécialisés en formation dans un dispositif d’apprentissage, projet qui s’inscrit dans le champ social avec une forte dimension culturelle, intitulé le « Projet Shanghai ». Mots clés : Appel à projet, cautionnement, engagement, participation, projet, projet normatif. Programme ministériel, projétation formative et curriculum dans le système éducatif italien Anna D’Onofrio Ceccarini L’autonomie des institutions scolaires et les récents processus de réforme qui se sont succédé dans le système éducatif italien ont conduit les enseignants à reconsidérer et à réinvestir les outils de la « projétation » dont ils disposent pour promouvoir les apprentissages. Cela a déterminé le passage d’une programmation éducative à une « projétation » de l’offre formative et du curriculum scolaire. Cette étape a décrété, tant sur le plan didactique que législatif, le déclin de l’ère des programmes ministériels et l’affirmation de la saison des « Indications pour le curriculum ». Cet article vise à souligner l’exceptionnalité de cette alternance et les enjeux méthodologiques et didactiques – mais surtout politiques et épistémologiques – de ce choix. Mots clés : Autonomie scolaire, compétence, curriculum scolaire, offre de formation, programmation, projétation.

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Participation des usagers dans les projets de santé publique : réalités et paradoxes Marie Favre, Marylise Lainard, Laura Loiseau La loi a défini la participation des usagers comme un élément fondamental dans l’organisation de la santé publique. En s’appuyant sur un entretien avec un directeur d’hôpital, l’article pose la question de l’effectivité de la notion de « démocratie sanitaire » à travers l’analyse des représentations et des pratiques professionnelles dans un hôpital, mais également dans le cadre d’une expérimentation utilisant les méthodes de la santé communautaire. Mots clés : Démocratie sanitaire, participation, projet, santé communautaire, santé publique, usagers. Projet participatif : un projet éducatif comme les autres Aline Guérin Ce qui fait la qualité de la démarche participative est le degré de coopération des usagers attendu pour un projet. Explicite dans la rédaction, la démarche participative est une étape d’ouverture de clarification. Mots clés : Coopération, participation. Compte rendu d’expérience : le projet B.ART Marjorie Halberda, Fanny Legoupil, Jeanne Siroi, Gabrielle Suet Cet article permet de découvrir comment d’un constat local et d’un intérêt commun, il est possible de donner naissance à un projet à partir d’une idée. Ici, nous avons pris l’exemple d’une association culturelle, B.ART, créée à partir d’un projet. L’article met en lumière les démarches et outils indispensables à l’élaboration du projet et à son bon fonctionnement. Cet exemple concret est transposable à d’autres projets innovants et naissants. Mots clés : Art, association, jeunes, partenariat, projet. Le projet à travers des textes officiels de l’Éducation nationale Camille Le Cor À travers une recension des circulaires de l’Éducation nationale, cet article présente de manière synthétique les grands champs dans lesquels l’État s’est emparé de la notion de projet. Celui-ci semble avoir choisi la solution de déléguer au plus près du terrain et sous forme de pédagogie de projet la résolution de certains dysfonctionnements du système éducatif français. Mots clés : Accompagnement éducatif, circulaire, décentralisation, Éducation nationale, intégration scolaire, pédagogies nouvelles, projet.

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Recherche autour du projet d’école : émergence d’une problématique Pamela Orellana Fernandez Dans le cadre d’une recherche en cours autour du projet d’école nous nous interrogeons sur la manière dont les enseignants élaborent, mettent en œuvre et évaluent leur projet d’école et comment ils construisent leurs problématiques tout au long de ce processus. Notre positionnement de départ est de limiter nos amorces d’hypothèses pour pouvoir les construire à partir des données issues du terrain. Nous faisons enfin l’hypothèse que les enseignants entretiennent un rapport paradoxal avec le projet d’école. Entre un outil de control, une contrainte administrative imposée d’haut, et un outil de combat pour une école de la réussite, dans la réalisation de leur projet d’école les enseignants s’ouvrent ne seulement un désir de changement mais aussi à leur propres frustrations devant une réalité qu’ils ne parviennent pas à maîtriser. Mots clés : Autonomie, ethnographie, projet d’école, socioconstructivisme.

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Parution

Le Jazz : un modèle pour apprendre est un livre sur les savoirs du jazz transférables dans les champs de l’éducation, de la formation et des enseignements artistiques. Fruit d’une recherche en sciences de l’éducation, il étudie les interactions musicales et sociales des jazzmen et les contingences d’une « sensible » construction de soi. Ce livre ne raconte pas la vie privée des musiciens, ni un inventaire musicologique des chefs-d’œuvre improvisés qui font son histoire. Il s’agit plutôt de donner du jazz une vision de l’intérieur et de l’envisager comme un modèle d’apprenance spécifique et différent, à placer au cœur des théories contemporaines de l’apprentissage et de l’action. Insiders est l’illustration pour désigner ceux qui sont « dedans » ou qui veulent en être et, bien sûr, un clin d’œil à Howard Becker. 310


Les terrains sensibles en recherche Soutenance de thèse (17/12/2012)

Agir aux confins des institutions : la pédagogie de l’interstice. Vers une théorie et une modélisation. Leçons tirées de trente années d’actions éducatives en santé. Stéphane Tessier, sous la direction d’Alain Vulbeau

Les institutions structurent la vie en société selon des schémas de remise en ordre multiples : biologiques, sociaux, éducatifs, judiciaires, etc. Elles définissent ce qui relève de leur champ et ce qui n’en relève pas. Entre les limites des diverses institutions se place un espace entre deux, une faille que l’on peut qualifier d’interstice. Quel type d’intervention est-il possible d’envisager au sein de cet interstice, en dehors ou au-delà des institutions ? Après une définition de l’institution et de l’interstice ainsi que de leurs occupants, le travail vise à élaborer un type d’intervention pédagogique spécifique à l’interstice. Trois situations vécues et travaillées aux plans théorique et pratique sont convoquées : les enfants des rues, l’éducation pour la santé, l’éducation thérapeutique du patient, afin d’identifier comment l’interstice existant ou engendré au sein d’institutions fortes (Éducation nationale, Hôpital) nécessite la mise en place d’une pédagogie particulière. Celle-ci, la pédagogie de l’interstice, mobilise imaginaire, croyance, affectivité, sensorialité, corporéité, émotion, appartenance afin de déboucher sur l’empowerment des participants, dans un cadre éthique bien déterminé. Ces différentes notions s’articulent selon un modèle proposé dont la pertinence dépasse le seul champ de la santé. Ainsi, appliqué à plusieurs types d’actions, le modèle permet d’analyser les caractéristiques des dispositifs mobilisés et, pour certains d’entre eux, discriminer leur non appartenance à la pédagogie de l’interstice. Certaines conditions éthiques et postures pratiques mobilisées autour et pendant l’intervention apparaissent incontournables. 311


L’éducation en santé recouvre trois activités. L’éducation pour la santé qui est l’action d’accompagner les personnes dans leurs choix de vie en leur apportant les connaissances pour faire ces choix ; L’éducation thérapeutique du patient qui confère aux patients les compétences de gestion de leur traitement. L’éducation à porter soins et secours qui donne aux individus et aux familles les capacités d’agir et de réagir face aux diverses situations de la vie Courante. Elles partagent une approche commune et une éthique justifiant leur rassemblement dans un même ouvrage. Les soignants en particulier pourront ainsi en extraire les contours d’un nouveau rôle, celui d’«éducateur-soignant ». 312


Notes de lecture Pour une approche interculturelle en travail social, théories et pratiques Margalit Cohen-Émerique, Rennes, Presses de l’EHESP, 2011, 475 pages. Les travailleurs sociaux sont souvent confrontés à des conduites inattendues et atypiques de la part d’usagers migrants, conduites qu’ils ont du mal à identifier et à décoder. Pourtant, les travaux sur les difficultés de relations et de communications auxquelles sont confrontées les professionnels qui travaillent auprès de ces populations, dans le champ du social et de l’éducatif, sont peu nombreux. Margalit Cohen-Emerique a fait partie des pionniers qui se sont penchés sur les difficultés des travailleurs sociaux en contexte interculturel. Dès le début des années 1970, cette chercheuse en relation et en communication interculturelles a animé des stages de formation auprès des services sociaux et d’organismes qui recevaient des migrants. Après avoir recueilli et analysé pendant plusieurs années l’expérience de professionnels confrontés à des « chocs culturels », Margalit Cohen-Emerique propose, dans cet ouvrage, une démarche en trois étapes, « l’approche interculturelle », pour surmonter les obstacles à la communication avec des personnes de cultures différentes. La première étape se nomme « la décentration », il s’agit de faire émerger chez le professionnel, par un travail réflexif, ses propres cadres de références avec lesquels il perçoit l’altérité. La deuxième étape consiste en « la découverte des cadres de références de l’autre ». Il s’agit plus précisément de chercher à connaître qui est l’autre, d’entrer dans sa rationalité et d’adopter une attitude d’ouverture, d’écoute et d’empathie. L’auteure souligne que, dans le cadre de l’action sociale, lorsque l’altérité des migrants n’est pas prise en compte dans sa différence et que des normes et des valeurs contraires à ces usagers leur sont imposées, ils risquent de réagir par des résistances ou une soumission passive peu propices à la résolution de leurs problèmes. Une troisième étape, « la négocation-médiation », peut alors s’avérer nécessaire pour trouver un champ commun en vue de résoudre 313


les éventuels conflits de valeurs. Margalit Cohen-Emerique est surtout intervenue auprès de travailleurs sociaux, pour autant, les situations de « chocs culturels » rapportés par ces derniers dans ce livre, ainsi que leurs analyses, peuvent également intéresser d’autres professionnels confrontés à l’interculturalité. Les enseignants notamment pourront y retrouver des problématiques bien connues, en particulier par rapport aux relations entre l’école et les parents migrants devant lesquelles ils se trouvent souvent démunis et où l’incompréhension peut engendrer des malentendus et des tensions. L’approche que nous expose Margalit Cohen-Emerique dans cet ouvrage, permet en effet de comprendre en profondeur en quoi et comment la pratique des professionnels est interrogée par la dimension interculturelle. Cette démarche amène les professionnels à s’enrichir de nouvelles façons de voir et de faire face à l’altérité. Elle invite à déconstruire ses propres représentations à l’égard de l’autre et à veiller à ne pas adopter une attitude ethnocentrique, et ce afin d’éviter une interprétation des faits. L’approche interculturelle conduit ainsi les professionnels à placer l’usager au centre du processus d’intervention et, par conséquent, à appliquer cette rhétorique si chère à l’action sociale : « faire avec » les personnes en difficulté et non pas « pour elles ». Khadijat Abelchaguer

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Les formes élémentaires de l’engagement. Une anthropologie du sens. Olivier Bobineau, Paris, Temps Présent, 2010, 166 pages. Olivier Bobineau, sociologue français spécialiste de la sociologie des religions, nous invite dans cet ouvrage à développer une lecture positive de l’engagement dans la société moderne. Dans une société en pleine crise économique, régie par des principes individualistes, marquée par la décroissance du militantisme, l’engagement serait, dans l’état actuel des choses, « mal venu ». Serait-ce donc la fin de l’engagement ? Non. En effet, la réponse qui transparait au fil de cet essai laisse penser que l’engagement occupe, aujourd’hui encore, une place importante dans ce qu’il nomme la troisième modernité. Sinon, pourquoi tant de gens choisiraient-ils aujourd’hui de s’investir dans une association ? À travers un historique de l’engagement moderne, l’auteur nous présente les différentes mutations que subit ce phénomène. Par le biais de nombreux travaux sociologiques et anthropologiques du XXème siècle, l’auteur nous démontre que l’engagement, qui présente la double ambivalence de signifier la force et l’asservissement, a muté. D’une action « communautaire » repérée à partir du XVIIème siècle, on tend, dès le XIXème siècle à des formes d’actions plus « autonomes ». De surcroit, les contenus ont également changé : des « droits libertés », civiques, on passe aux « droits créances », socio-économiques. Enfin, son expression s’est modifiée et prend une dimension nouvelle : elle devient « médiatique et réticulaire » c'est-à-dire qu’elle est produite et exprimée au travers de réseaux (personnels, familiaux, nationaux et internationaux). L’engagement n’a donc pas disparu mais a évolué. Mais pourquoi les individus s’engagent-ils ? A l’heure de la modernité de la mondialisation des modes de vie et des crises majeures (économiques, politiques, idéologique, religieuse, spirituelle), l’individu est en quête de sens. Les deux objectifs principaux et concrets de l’engagement visent d’une part à être utile aux autres, et d’autre part à donner sens à sa vie. Le premier but mis en exergue nous indique que l’un des premiers moteurs de l’engagement chez les bénévoles est la volonté de se rendre utile, vécu comme une forme de « devoir social et/ou religieux ». Il s’agit ici de lutter contre les méfaits de l’individualisme, en apportant, ses 315


compétences, ses ressources, ses qualités, en clair en apportant un peu de soi. Cette motivation relève de l’altruisme puisque l’engagement suppose un dévouement pour autrui. Néanmoins, si être utile vise à permettre aux autres « d’accéder à l’autonomie, de choisir leur vie, d’être responsable » ceci représente aussi pour les individus engagés un moyen de se sentir valorisé et de s’épanouir dans un environnement hostile. Les sociologues dans d’autres ouvrages, soulignent cette double réciprocité par un concept étudié par l’anthropologie, celui du don/contre-don. Le second objectif exprime une manière de vouloir forger son identité, de « vivre son rapport aux autres mais aussi son rapport à soi ». Donner sens à sa vie se traduit alors par se construire une « identité légitimante » reconnue par les différentes institutions existantes dans la société, une « identité résistante » qui vise à affirmer son choix face à une culture « dominante », enfin une « identité projet » c'est-à-dire un engagement en faveur d’une cause, d’un projet. Devant de tels constats, l’engagement est aujourd’hui comme dans le passé, porteur de sens. Il est même le vecteur d’une anthropologie de sens, porteur d’espoirs. Hanane Chaabi

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Information contributeurs SpécifiCités est une revue qui s’adresse aux chercheurs, aux étudiants, aux professionnels. Ceux-ci ont naturellement vocation à y contribuer. Il existe deux types d’articles qui peuvent soit constituer le dossier soit figurer dans la rubrique Varia. Les articles de chercheurs sont expertisés par deux enseignants chercheurs : l’un de l’équipe l’autre extérieur à l’équipe. Les articles d’étudiants et de professionnels sont expertisés par le comité de rédaction de la revue. À l’issue de l’expertise les articles peuvent être soit refusés, soit acceptés sous réserve d’améliorations conformément aux avis des experts, ou être acceptés sans réserve. La coordination d’un dossier est confiée à un enseignant chercheur. Chacun peut proposer à la rédaction un thème de dossier. La charte éditoriale de la revue est à la disposition des contributeurs. La liste du comité de rédaction figure sur la deuxième de couverture de chaque numéro. Liste des enseignants chercheurs experts : Experts internes : Hervé Cellier, Maître de conférences HDR, Sciences de l’éducation, Paris Ouest. Marie-Anne Hugon, Professeur, Sciences de l’éducation, Paris Ouest. Jacques Pain, Professeur, Sciences de l’éducation, Paris Ouest. Fanny Salane, Maîtresse de conférences, Sciences de l’éducation, Paris Ouest. Alain Vulbeau, Professeur, Sciences de l’éducation, Paris Ouest. Experts externes : Rémi Casanova, Maître de conférences, Sciences de l’éducation, Lille 3. Ali Kouadria, Professeur, Sciences de l’éducation, Recteur de l’université de Skikda, Algérie. Nadjia Régnier-Acioly, Maîtresse de conférences HDR, psychologie, Université Lyon I. Jean-Claude Régnier, Professeur, Sciences de l’éducation, Université Lyon II. Abla Rouag, Professeur, Psychologie, Université Constantine, Algérie. Sébastien Pesce, Maître de conférences, Sciences de l’éducation, Université Cergy.

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