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Ce qu’en disent les artistes

Suzanne Joubert


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Créer  Ce qu’en disent les artistes



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Ce qu’en disent les artistes Suzanne Joubert

Édition Suzanne Joubert


isbn 978-2-9814824-0-2 Dépôt légal 2e trimestre de 2015

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Bibliothèque et Archives du Canada

© Suzanne Joubert

Les artistes ou leurs successions demeurent propriétaires

des droits de leurs photos éditeur Suzanne Joubert, 2015

www.suzannejoubert.com conception graphique Robert Tombs, Ottawa

www.roberttombs.com Imprimé au Canada


Table des matières Introduction 7 Témoignages des artistes  Edmund Alleyn, peintre 11 Raymonde April, photographe 17 Nycol Beaulieu, peintre 23 Claude-Philippe Benoit, photographe 27 Loïs Etherington Betteridge, orfèvre 33 Eveline Boulva, peintre 37 Michel Brault, cinéaste 43 Michel Dallaire, designer 49 Bernard Émond, cinéaste 55 Jocelyn Fiset, artiste multidisciplinaire 61 Jérôme Fortin, artiste multidisciplinaire 67 Juan Geuer, sculpteur scientiste 73 Michel Goulet, sculpteur 77 Dominique Goupil, peintre 83 Isabelle Hayeur, photographe 89 Denis Juneau, peintre 95 Peter Krausz, peintre 101 Guy Lavigueur, photographe 107 Marie-Jeanne Musiol, photographe 111 Sophie Privé, peintre 117 Rober Racine, artiste multidisciplinaire 123 Dominique Rey, artiste multidisciplinaire 129 Marc Séguin, peintre 135 Francine Simonin, peintre et graveure 141 Annie Thibault, installationiste 147 Joëlle Tremblay, artiste relationnelle 153 Conclusions 159 Bibliographie commentée  167 Biographies des artistes  171 Remerciements 177 Crédits photographiques  179



Introduction

O

n a recréé sur la Piazza du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, à Paris, l’atelier complet du sculpteur Constantin Brancusi. Un monde en soi, rigoureusement

organisé par l’artiste, avec son poêle, ses outils, ses sculptures, socles, photos et, en haut d’une minuscule mezzanine, le lieu caché où il vivait au milieu de son travail. Pour y pénétrer de

quelques pas, les visiteurs attendent patiemment en file, jour après jour depuis des années.

C’est l’attraction phare de Beaubourg. Mais qu’est-ce donc qui attire ainsi les foules? Savent-

ils ces touristes qui était Brancusi, ses idées et sa place dans l’histoire de l’art? À peine dans la plupart des cas. C’est l’atelier lui-même qui attise leur curiosité, comme si on pouvait accéder par là à la pensée profonde de l’artiste et recevoir une révélation de l’art.

Les ateliers d’artistes demeurent le plus souvent des lieux très privés, presque secrets, qui

disparaissent avec leur maître. Pourtant vous avez raison de croire qu’il s’y passe des choses

passionnantes, des vies entières vouées à la création. À défaut de pouvoir tous les visiter, nous pourrons, si vous voulez bien me suivre, rencontrer dans ces pages 26 artistes de notre époque qui ont accepté de nous parler, dans leurs mots de tous les jours, de leur point de vue sur la

création, et de leur façon de travailler. Vous les retrouverez aussi à la tâche dans leur atelier sur les photos qui accompagnent leurs témoignages.

Je ne les ai pas soumis à un questionnaire uniforme. J’ai posé une seule question révélée

par le titre de ce livre et, par après, suivi chacun sur son propre chemin. Quelques-uns sont

éloquents et il en est d’intarissables, alors que d’autres ne sont pas aussi à l’aise avec les mots. Il faut les comprendre, après tout ce sont des gens de l’image! Certains font un brin intello quand

d’autres préfèrent parler « cuisine » ou métier. Ils appartiennent à plusieurs générations depuis

les années 50 jusqu’à aujourd’hui, des femmes et des hommes en nombre presque égal, attachés à de nombreuses disciplines de l’image et de la forme, y compris les plus étonnantes. Je leur ai adjoint pour finir un designer de renom afin que l’on puisse mieux sentir par comparaison, la

création préservent la même invention et une préoccupation esthétique plus ou moins affirmée, mais ensuite se caractérisent de manière inégale, soit par la nécessité fonctionnelle, soit par un sens ajouté plus insaisissable, soit dans des cas rares les deux à la fois.

Les entrevues que vous trouverez un peu plus loin ont été recueillies sur une longue durée,

le plus souvent sous forme enregistrée, dans des rencontres informelles. Il m’a fallu, bien à regret, aller par la suite à l’essentiel, en condensant ce qui aurait constitué une somme

trop volumineuse. Enfin, si la description du travail d’atelier peut être d’un grand intérêt, il importe de nous rappeler que la création artistique authentique et passionnée ne se résume

pas à l’exercice d’un métier parmi d’autres mais représente une contribution unique à l’âme de l’humanité. Voilà justement l’élément mystérieux qui attire tant les foules vers l’atelier de Brancusi!

Les artistes que nous allons rencontrer nous font, amis lecteurs, un très rare cadeau : celui

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différence ténue mais déterminante qui sépare la création entre art et design. Les deux types de


de nous accueillir avec chaleur et sincérité dans leur univers personnel de création; c’est ce qu’ils ont de plus précieux et de plus profond. suzanne joubert printemps 2014

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TĂŠmoignages des artistes


Gabor Szilasi

Edmund Alleyn


Edmund Alleyn 1931–2004

I

l convient que ce soit Edmund Alleyn qui ouvre ces pages. Peintre de grand calibre, longtemps professeur à l’Université d’Ottawa, au demeurant homme discret et réservé, il est décédé

alors que j’amorçais les préliminaires de ce livre. Déjà souffrant au moment où je sollicitais sa

participation il m’a confié quelques textes, dont je reproduis ici des extraits avec la permission de sa fille Jennifer Alleyn.

« Travailler comme artiste, c’est tenter de satisfaire une libido bien particulière, tout aussi encombrante que l’autre.

« Le moment privilégié, c’est le point de départ, la révélation d’une image non encore

concrétisée, le défi d’y arriver sans que les choses ne se gâtent trop en route. La projection

mentale d’un tableau à faire est toujours plus belle que le tableau fini. Vision fugitive qui devra résister aux exigences diverses d’un medium autoritaire.

« Se méfier des explications. Essayer dans la mesure du possible de les éviter. « Mon travail ne peut se passer de contradictions comme la bonne cuisine ne peut se passer d’épices.

« Au fond la peinture ne parle que d’elle-même tout en suggérant d’autres discours. (catalogue Circa 2001)

« Au départ il y avait une fascination pour l’image et cela depuis aussi loin que remonte

ma mémoire. L’image a toujours constitué une réalité, un univers en soi auxquels j’étais

mystérieusement lié. La contemplation d’images m’a toujours semblé une entreprise pleine

d’imprévus et d’émotions divers. Un émerveillement aussi pour le fait qu’une image est une

[ … ] Et c’est à partir de cela (le désir de faire des images soi-même) que s’est orientée ma vie : à

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images mises bout à bout forment une sorte de journal d’expériences esthétiques et personnelles

Ce qu’en disent les artistes

surface aux limites physiques précises mais dont le contenu échappe totalement à ces limites

interroger et explorer les composantes de l’image, à chercher à les doter d’un sens … Et toutes ces qui trouveraient peut-être un écho dans certaines des vôtres.

« Le tableau est différent pour chaque personne qui le regarde. » Selon lui, on peut dire à

chaque spectateur : « Vous pourriez comprendre le tableau ainsi, mais jamais vous ne devez le comprendre ainsi. »

Il ne pouvait concevoir comment, en début de parcours, on pouvait définir ce que serait ce

parcours : « l’indécision est à l’origine de l’expérimentation ». D’autant qu’à son avis, une

connaissance du champ historique de l’art est nécessaire avant d’adopter une démarche parmi d’autres possibles.

Le 20 août 1997 devant un auditoire du Musée du Québec :

« Ce qui m’apparaissait comme étant par-dessus tout important en peinture était la qualité des


Invitation au voyage, 1989 Huile sur toile 241 x 475 cm

Collection Musée des beaux-arts de Montréal


rapports; les rapports des parties du tableau entre elles et leur addition qui constitue l’ensemble du tableau. Ces rapports étaient évidemment formels et n’avaient rien à voir, par conséquent, avec le fait que le tableau soit figuratif ou abstrait. Ces qualités formelles pouvaient donc

constituer un univers en soi et suffisaient largement pour alimenter la lecture du tableau. « Le défi c’est de voir jusqu’où la peinture peut accueillir la théâtralité sans cesser d’être de la

peinture. De voir si le silence de la peinture peut projeter des mots-images. Ma peinture accueille volontiers le littéraire, le théâtral, le romantique, le symbolique, le temps révolu, l’inertie, la

peur indicible, et, pire encore, la lumière comme reflet d’un état d’âme. Elle accueille les autres peintures : celles qu’on fait depuis des siècles. Elle s’en imprègne. (21 mars – 18 décembre 1988)

« Lorsque je travaille, je suis en communication permanente avec d’autres artistes, mes héros,

mes compagnons de route, la plupart, hélas, morts ou autrement inaccessibles. Je demande aux uns et aux autres ce qu’ils pensent de ceci ou cela … Picasso, que penses-tu de cette découpe de forme? Ellington, comment trouves-tu cette couleur rose-violet? Rothko, crois-tu que j’ai trop compliqué la composition?

« Car un artiste c’est quelqu’un qui passe sa vie à s’endetter … intellectuellement. Il emprunte constamment chez d’autres artistes. Il peut lui arriver de sauter la clôture et aller prendre quelque chose dans une autre discipline de l’esprit. La musique et la littérature auront

certainement enrichi mon travail. Malcolm Lowry, Virginia Woolf, Proust, Pessoa. J’espère

qu’un jour un écrivain, peut-être un poète, trouvera dans une de mes œuvres quelque chose d’utile à son propre propos … Autres pôles d’attraction :

« … des souvenirs, des lieux, Kamouraska, l’odeur d’une maison, l’apparition soudaine d’un

souvenir oublié – toutes sortes de fantômes viennent dans l’atelier et demandent à être admis dans le tableau en cours. La mort aussi parfois vient faire son tour, un peu narquoise mais toujours jusqu’ici gardant ses distances.

Quelque chose de douloureux traverse l’œuvre d’Alleyn: une dichotomie qu’il nomme lui-même et qui « résulte de la tension qui existe entre une fascination pour l’attitude avant-gardiste qui se et la fascination pour l’exploration et même l’extension de cette tradition dite classique. »

À côté de la production parisienne de son « Introscaphe » dans les années 70, sorte de vaisseau

spatial destiné à ne jamais quitter la planète mais à amener ses passagers à porter attention à leur propres perceptions amplifiées, se refusant plus tard à fonctionner et tristement abandonné en

pièces détachées au fond de l’atelier; à côté aussi de ceux de ses tableaux qui voulaient répondre à la première fascination, Edmund Alleyn revenait toujours à un dessin et une peinture qui

constituent, comme il le dit plus haut, une extension de la tradition classique renouvelée dans laquelle on le sent vibrer.

La dichotomie lucidement vécue par cet artiste, et résultant de la lutte de deux désirs de force

égale, m’apparait comme un déchirement très caractéristique de notre époque. Alleyn n’étant

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détourne du fond classique de l’art au cours des siècles, lui préférant une démarche de rupture,

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Anatomie d’un soupir, 1999 Huile sur toile 178 x 279 cm

Collection Musée des beaux arts du Canada


pas le seul à l’éprouver mais peut-être le seul ici du moins à l’assumer. Il est devenu je crois, à cause de cette dichotomie, un artiste tragique.

Devant la mort souvent annoncée et jamais accomplie de la peinture, devant la désespérante incapacité de l’art à sauver le monde, et devant son rejet par la majorité des institutions,

Edmund Alleyn veut situer son art hors du temps et accepte d’en reconnaitre l’isolement. « Peutêtre faut-il se rendre à une évidence : à savoir que l’art est une religion sans salut, qu’il ne sauvera pas le monde car son impact social et politique est à peu près nul. (20 août 1997)

Alternant avec ce qu’il faut bien appeler un pessimisme, l’isolement ressenti de la peinture,

voire par moment l’impression de sa désuétude, Alleyn avait aussi des moments de révolte. Il

ose dire lors d’une présentation au Musée du Québec en 1997 qu’à la fin de ce siècle « ce sont les

manifestations mêmes de ce que l’on nomme avant-garde qui paraissent épuisées et condamnées à d’éternelles redites, ramenées à des retombées sans substance de discours philosophicoesthétiques peu convaincants … »

Et puis il retrouve son élan: « On peut percevoir cette mélancolie de bien des façons, mais on oublie souvent qu’elle peut aussi être une force créatrice, une énergie au lieu d’un abattement … Ce qui

m’importe au plus haut point c’est d’entreprendre quelque chose qui présente des difficultés dont je ne suis pas sûr de venir à bout – le contraire absolu du ready-made … Peindre, tout au moins

comme je l’entends, c’est essayer de vivre une illusion de liberté … L’atelier est une cage dont la porte demeure ouverte. »

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RenĂŠe Huard

Raymonde April


Raymonde April

A

rtiste renommée couronnée par un prix Borduas en 2003 et professeure au département de

photo de l’uqàm, Raymonde April n’a pas fréquenté elle-même une école de photographie!

Elle s’est plutôt inscrite à un programme universitaire d’arts visuels, dans le cadre duquel elle a pu faire entre autres de la photo. « C’était l’époque du minimalisme en peinture et sculpture;

la figuration y était considérée comme une affaire bavarde, anecdotique, et je devais travailler à l’inverse de ce qui était le plus proche de moi. Lorsqu’on préparait un tableau, il fallait

d’abord le penser et ensuite l’exécuter. Alors que je préfère rassembler des choses et improviser, aller avec ce que je sens intuitivement, regarder, sélectionner et construire le sens de cette manière-là. »

Personnage un peu solitaire se percevant comme seule de sa catégorie, il a donc fallu qu’elle

apprenne à se faire confiance pour être libre. « J’ai une nature encyclopédique, j’aime classer, comprendre et rechercher une sorte de totalité … J’ai toujours été très sensible à l’idée de

construction d’un monde, en tous cas à celle de l’identification d’un monde particulier à quelqu’un. J’ai inventé … il n’y avait personne qui faisait la même chose que moi »

« Quand je travaille je n’ai pas de projet nommé, je n’ai que des approximations et des intuitions. La photo consiste d’abord à accumuler (des images) et à extraire ensuite, donner un contexte, matérialiser les images … parce qu’elles ne sont pas matérielles au départ, ce sont des choses

subtiles ». Soulignons que les photos de Raymonde April, celles qui seront matérialisées, peuvent

être des sortes de traces légères de la vie quotidienne qui, sans le travail subséquent sur l’image, pourraient sembler accidentelles.

Avant d’en arriver à la production en atelier, le travail de création proprement dit consiste à « contempler » le matériel accumulé. L’artiste effectue alors un tri entre ce qu’elle juge trop

proche d’elle et ce qui peut avoir une vie autonome. Raymonde April décrit un « effet de transe » je fais attention à tout, je me mets dans un état de réceptivité exacerbée … évidemment, c’est toujours dans les périodes de notre vie où on est un peu déstabilisé, un peu en souffrance, en angoisse, qu’on devient ainsi sensibilisé à tout. »

Cette phase exigera d’essentielles et difficiles décisions qui devront éliminer, de manière parfois

déchirante, tant d’autres possibilités; toutes ces variables qu’imagine l’artiste et parmi lesquelles elle doit faire un choix. L’œuvre réelle ne pourra exister qu’à ce prix.

Quand on accumule des images depuis 25 ou 30 ans, on finit par développer une attitude de

recyclage, « une manière proustienne de tourner autour d’une chose pour la comprendre et en

faire des versions différentes … les musiciens font ça aussi … On insère des temps de différentes natures à l’intérieur d’une même production. »

À mesure que son fonds d’archives atteint les 30 000 images sur négatifs, sans compter la masse

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quand elle commence à trouver les choses importantes. « Quand je travaille, je regarde tout,


des planches contact 1 et d’autres milliers d’images numériques, alors que seulement entre 1 000

ou 2 000 images de l’ensemble ont été présentées, Raymonde April se retrouve à la tête d’un

monde d’images qu’elle a créées, qui ont appartenu à sa famille, à un fonds privé ou même à

d’autres artistes. Elle peut maintenant faire de cette ressource considérable une lecture et une

utilisation renouvelées. Elle en extrait ce qui peut convenir à une thématique, à une chronologie ou à des impressions et intuitions nouvelles. Entre 1990 et 2000, dans une veine similaire,

Raymonde April a produit un film très curieux intitulé Tout embrasser, qui constitue une sorte de catalogue ou de rétrospective de son travail et qui l’a réorientée au-delà des expositions et de la carrière internationale.

Elle croit « vraiment beaucoup à la présence de l’objet artistique et à la contemplation », ne veut surtout pas que son travail « devienne une sorte de grande recherche … qui ne se concrétise

jamais … car c’est une des tendances de l’art universitaire et ça produit des choses médiocres qu’on légitime en disant que c’est davantage de la pensée que des objets »

Pendant qu’elle passe de longues heures, entourée de jeunes artistes en formation, à chercher des avenues pour eux, elle se campe résolument du côté du processus et non du côté de l’analyse des œuvres. Nous sommes tous dans le processus, c’est-à-dire dans le concret, le métier, le chemin pour arriver à la création.

« Quand je veux redevenir artiste (en sortant du rôle de professeure) il faut que je retrouve un

espace angoissant où je suis dans un vide. Dans ces moments, je considère les choses qui viennent vers moi comme utiles ou non, mais juste pour moi, ce qui change complètement. Parce que

quand on est du côté du processus (comme professeure) tout est pertinent, ou presque, en tous cas beaucoup de choses peuvent l’être. On essaie de générer le plus d’idées possibles. Mais quand on

veut créer individuellement, il faut arrêter de générer le plus de choses possibles; il faut ramener ça à soi et que ça se cristallise. »

Raymonde April s’enthousiasme pour l’idée d’atelier. « Ça devient un mythe cet espace-là où les

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choses peuvent advenir, où on peut juste lire ou même dormir. C’est comme un fantasme, le

luxe d’un endroit qui est dédié juste à ça. Je fantasme là-dessus mais je n’ai pas besoin d’atelier. J’ai mes appareils photo, les labos universitaires et autres, un bureau; chez moi j’ai aussi un

bureau, une bibliothèque; j’ai une petite chambre noire où je ne vais presque plus; et puis j’ai

aussi cet atelier dans un immeuble avec d’autres artistes où je peux si je veux aller socialiser avec des collègues … Je n’y vais pas mais je les garde parce que si je ne les avais plus je me sentirais démunie. »

Quand elle entre en période de production, la phase de création est à moitié achevée. Elle aura utilisé, pour la cueillette antérieure d’images, une caméra traditionnelle et donc des films argentiques.

« Quand on a été élevé dans la pellicule et la photo analogique, la photo numérique est ——— 1

Planche contact : impression, pour fins d’archives, obtenue par l’exposition à la lumière d’une pellicule

négative directement sur le papier filmique.


Robe, 2010

Épreuve chromogénique 99 x 123 cm


Atelier rue Préfontaines, 2010 Épreuve chromogénique 99 x 132 cm


absente. Parce que ce n’est pas le même objet. Une photo avec émulsion demeure insérée dans son support; elle en fait partie et dépend de ses caractéristiques; cela lui donne une sorte de profondeur. Alors que la photo numérique appartient déjà au domaine de l’imprimé et du médiatique.

« La photo numérique, on la regarde à l’ordinateur, on apprend à la regarder lumineuse et en

continu, comme un diaporama, et quand on arrive à l’impression de ce qu’on a vu sur l’écran, on est toujours déçu. »

Alors Raymonde April combine les deux. D’abord la photographie analogique traditionnelle, souvent grand format, puis l’usage de l’équipement de très haute qualité du laboratoire

universitaire pour numériser les négatifs et les transformer en positifs qui seront retravaillés à

l’ordinateur et imprimés numériquement. L’impression traditionnelle à partir de négatifs et de

papier photographique devient de plus en plus limitée et le numérique permet d’accéder à de plus grands formats, les dimensions finales étant déterminées au moment de la numérisation.

À la question de savoir si le résultat final de cette méthode présente des qualités supérieures à celle d’une image strictement numérique, Raymonde April n’hésite pas à répondre par

l’affirmative, précisant que les appareils de photo numérique les plus courants répondent à un marché d’amateurs. L’artiste n’en utilise pas moins, en voyage ou à l’occasion, un petit

appareil numérique pour la maniabilité et la liberté de mouvement qu’il lui procure, « pour

saisir les choses fugaces ». Mais elle apprécie évidemment surtout la technologie numérique et l’équipement haut de gamme que peut fournir un laboratoire professionnel.

Ce lien avec l’atelier universitaire la ramène au souvenir de la chambre noire qu’elle a fréquentée pendant tant d’années. « La chambre noire c’est un lieu mythique où les choses se rappellent

à nous. Pendant très longtemps pour moi la chambre noire et l’atelier (qui n’est pas tout à fait

semblable) furent le lieu … qui est par en dessous, comme une cave, comme la caverne de Platon, comme l’inconscient. De là on a une vue … on a un horizon. On met des images au mur, on

installe une œuvre qu’on a aimée, des reproductions d’œuvres qui nous habitent. On construit un monde dans l’atelier. »

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Nycol Beaulieu Joanne Beaulieu


Nycol Beaulieu

P

eintre et dessinatrice, Nycol Beaulieu est aussi professeure jusqu’au bout des doigts.

Elle parle avec autant d’abondance que de simplicité de l’enseignement, qu’elle pratique

avec compétence et cœur depuis de longues années déjà au niveau collégial, et son discours d’enseignante révèle ses convictions d’artiste

« Je leur enseigne d’abord et avant tout à être eux-mêmes. À puiser en eux leur inspiration, à ne pas avoir peur d’être très personnels; l’originalité c’est d’être soi-même, d’aller vers ce qui nous touche. Je leur enseigne aussi différentes techniques bien entendu; je fais souvent référence à l’histoire de l’art et à l’art actuel, tant québécois qu’international. Je trouve important

qu’ils prennent connaissance de ce qui a été fait, des multiples approches de l’art, tant d’hier que d’aujourd’hui. Je les oblige à expérimenter différents styles, mais je laisse toujours une

ouverture sur l’expression personnelle au travers des contraintes. J’insiste beaucoup sur le plaisir de faire, et leur dit que l’on doit pouvoir utiliser tous les états d’âme dans la création, puisque les conditions idéales sont rares. L’inspiration, la mythique inspiration, n’est pas toujours au rendez-vous, et si on attend ce moment tant souhaité pour se mettre à l’œuvre, on risque de

passer à côté. Je me méfie de l’euphorie créatrice car elle n’est pas synonyme d’aboutissement génial. Je crois au travail continu. »

Elle accepte de s’attarder avec la générosité du pédagogue aux périodes stériles ou aux moments de tâtonnement qui peuvent se vivre douloureusement. « Je me sens très vulnérable dans

ces moments-là. » L’artiste visite alors des expositions qui maintiennent son intérêt pour la

peinture et la « mettent au défi ». Elle sait que le plus important pour ne pas perdre le fil, ou pour enchainer vers autre chose, c’est de prendre un crayon et dessiner ce qui passe par la tête, ce qui vient spontanément, sans contrainte aucune. « Je cherche à renouer avec le plaisir, je change

de medium, j’explore des petits formats, qui sont moins exigeants, je minimise tout ce qui peut ressembler à un effort. Il faut que ce soit facile, agréable, excitant. » Bref, retrouver le plaisir La musique lui est souvent d’un grand secours, lui permettant « d’entrer dans un autre

univers … » Son rythme et son mouvement la poussent à l’abandon, à la liberté, suscitent des

émotions et même une perte de conscience du temps. « Pour les moments de création intense,

j’augmente parfois le volume de façon exagérée; ça provoque une excitation aigüe qui me pousse au dépassement, à une certaine folie où je laisse tomber toutes les barrières. Je peux même

déposer mon pinceau pour danser dans l’atelier et revenir ensuite à mon travail. J’ai parfois

réalisé des tableaux très dépouillés et paisibles en écoutant une musique rock endiablée. Cela m’amenait à la profondeur, à toucher l’âme du tableau. »

La création exige un état de disponibilité. Or, comme elle enseigne à plein temps, ses heures et ses jours de disponibilité sont réduits. Il lui faut donc, durant les périodes d’enseignement, de

Ce qu’en disent les artistes

dans l’atelier en évitant les efforts excessifs.

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Le Vide, 2011

Huile sur toile 91 x 122 cm


Repli, 2011

Huile sur toile 25.5 x 30.5 cm


l’effort et de l’ingéniosité pour se disposer quand même le mieux possible au travail de création. Une heure de vélo après déjeuner pourra faire l’affaire, à moins que ce ne soit une marche dans le Vieux-Port, où le fleuve lui communique un sentiment de liberté lui permettant d’oublier les contraintes et de retrouver la paix intérieure ou même, pourquoi pas, l’enthousiasme. Mais

cette fille de la Nature va chercher le vrai ressourcement dans son Saguenay natal, la forêt et les

lacs, le canot et la randonnée, la neige, la pluie, la vraie campagne et son potager. Elle veut être heureuse pour peindre.

Pour elle la création est un acte solitaire. « C’est souvent au hasard d’errances en forêt, ou en

voiture sur la route que les idées surviennent, et je me demande parfois si le fait d’habiter en

ville ne crée pas un manque qui me stimule, la peinture m’apportant une évasion suprême qui me permet de renouer avec un instinct primaire … Je dirais que cette passion-là m’habite … »

Ce qui ne l’empêche pas de remettre parfois tout en question. « Il y a des hauts et des bas dans

une carrière d’artiste; des temps morts, des questionnements sur la pertinence de poursuivre, sur la valeur à accorder à toute cette production. » Le doute, toujours lui. Il y a des ventes et

l’entrée dans les collections, certes, mais certaines séries ou les grands formats qu’elle aime tant se vendent moins facilement et vont encombrer l’entrepôt. « On ne peut prédire l’avenir, que

restera-t-il de tout cela ? Mon travail ne suivant pas les modes, il faut une sorte d’entêtement pour poursuivre tout en conservant cette honnêteté face à soi-même et au milieu de l’art contemporain. »

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Claude-Philippe Benoit

C

laude-Philippe Benoit, artiste photographe discret mais constant, resurgissait au moment de cette entrevue dans une exposition intitulée Société de ville, bien reçue par la critique.

Pour lui, la création artistique parle de passion, de volonté de s’inscrire dans « le vaste monde du vécu », d’être présent, de vouloir laisser une trace individuelle, du « dur désir de durer ». Parce

que l’humanité a besoin de la création, du moins on veut le croire, « mais aussi, il faut l’avouer,

pour des raisons égoïstes, celles du moi qui désire ». Il évoque la passion nécessaire parce que « la

création ce n’est pas toujours facile, ce ne sont pas que des moments de béatitude », il s’en faut de beaucoup. On peut s’investir longtemps dans une œuvre, une orientation, et puis devoir s’avouer que ça ne marche pas. Non, on ne choisit pas la création pour sa facilité.

« La passion c’est le moteur qui entraine tout derrière elle et nous amène parfois à de grands

moments de joie : ceux de la découverte, quand la création mène à des endroits qu’on n’aurait pas imaginés … parce que la création ce n’est pas réaliser simplement ce qu’on voit sur notre écran mental.

« La création, [dit-il encore,] c’est aussi une perpétuelle poursuite d’utopie. » Il amène ici un point très intéressant qu’on situerait spontanément dans les jeunes années moins assurées

de la carrière d’un artiste : il se souvient d’avoir voulu faire une photo où sa graphie artistique personnelle aurait été effacée, une photo « objective, générique, du sens pur qui ne se peut

pas … » Aujourd’hui il parle « d’accepter son trait », son style propre, sa patte, comme on dit

chez les peintres où cela est peut-être plus immédiatement visible. On a beau, dit-il, rêver de

dessiner comme notre dessinateur idéal, « c’est notre trait personnel qui revient toujours, et ça

il faut l’accepter; il ne faut pas lutter contre ça. Tu peux évoluer, mais ce trait-là, c’est toi. » Avec le temps et les amis, il a compris qu’on le « reconnaissait » toujours quoi qu’il fasse, et il a fini

par s’accepter, y gagnant une grande liberté. Au bout du compte « la finalité, l’objectif que nous Claude-Philippe Benoit s’identifie à la génération du multimédia qui a débuté dans les années quatre-vingts et qui se retrouve dans une photographie qui dépasse le documentaire; une

photographie « plasticienne ». Cela ne l’a pas empêché de se faire dire un jour qu’il était un

artiste romantique, ce qui l’a d’abord inquiété, le romantisme étant devenu synonyme d’anti-

intellectuel et sans doute de sentimental. Depuis, il a choisi d’abandonner aux historiens la tâche de le classer, s’ils y tiennent; il continue à croire que sa photo conserve « une certaine composante documentaire, non identifiée en arrière-plan ». Cela l’amène à évoquer la comparaison des deux

sacoches, entendue lors d’une conférence de Thierry de Duve.1 Dans la première sacoche se trouve tout le bagage personnel d’un artiste, y compris l’inconscient. Dans la seconde, les intentions ——— 1

Théoricien de l’art. Voir bibliographie.

27 Ce qu’en disent les artistes

poursuivons, c’est que l’œuvre vive d’elle-même. »


Diane Colucci

Claude-Philippe Benoit


culturelles qui resteraient influencées aujourd’hui encore par le ready-made de Duchamp, le

fameux urinoir qui aurait marqué un point de non-retour dans le champ artistique occidental. De la première sacoche vers la deuxième, on circulerait assez bien, passé le premier choc de la

découverte, mais on ne ferait le chemin inverse que très difficilement, à cause justement de ce qu’ont d’irréconciliable le caractère artistique post-duchampien et ce qui l’a précédé.

« Sans être ses héritiers directs, conclut Claude-Philippe Benoit, nous nous situons tous après Duchamp, qui a voulu sortir de l’image. » Depuis cette sorte de schisme, il existerait dans le

monde de l’art contemporain deux grands courants parallèles rassemblant chacun plusieurs tendances. Le premier se veut donc plus ou moins héritier de Duchamp; on y retrouve la

provocation ou la dérision aussi bien qu’un minimalisme austère ou un surréalisme fantaisiste et déstabilisant. Le second regrouperait toute la production vouée à l’image déclarée

Quoiqu’il en soit, l’artiste qui a longtemps choisi de rester fidèle à l’image photographique

représentative se tournait, au moment de notre entrevue, vers une photo abstraite et donc,

on peut l’imaginer, vers la fameuse deuxième sacoche de Thierry de Duve. Pourtant l’abstraction qu’il envisage n’implique pas un formalisme sec puisque « dans cette abstraction, le seul

repère est celui des émotions ». D’ailleurs il valorise aujourd’hui une création avec le moins

de contraintes physiques et intellectuelles possible et affirme vouloir travailler avec plaisir. Il rejette avec force le cliché de l’artiste tourmenté, malheureux, pauvre et souffrant.

La pratique artistique conduit « à des avenues auxquelles on n’a pas pensé, à des endroits inattendus … » On peut même parler de lieux au sens strict, puisque son travail de

photographe commence d’abord à titre de « promeneur urbain … Le monde de la création est

multidimensionnel et il ne faut pas s’y engager avec des idées trop arrêtées, trop rigides, afin

de pouvoir accueillir ce qui se présentera … J’ai vu revenir certaines choses. » Des thèmes peutêtre, des choses ébauchées une première fois ou qu’on reprendra différemment.

Il travaille d’abord avec maquettes et petits formats et laisse décanter ses images longtemps

afin que son regard passe de celui du caméraman à celui du monteur qui doit parfois sacrifier une belle image pour sauvegarder ou renforcer l’ensemble d’une série. En revanche, lorsqu’il compléter la série. Enfin il favorise les « assez grands formats », dont l’effet est décuplé en comparaison avec une petite version de la même image.

« Moi qui suis un photographe [dit-il], lorsque je bosse ce n’est pas à mouliner des couleurs,

ce n’est pas nécessairement manuel. » Pourtant, au moment de cette entrevue, il faisait tout

le travail technique lui-même, sauf l’encadrement, surtout pour des raisons d’économie. Son propre labo lui permet de s’éloigner des tirages très normés qu’il a connus pour réaliser une production plus sombre, par exemple. Mais, s’il le pouvait, il se sentirait très à l’aise avec

assistant et laboratoire professionnel. Car il n’envisage pas l’aspect technique comme une

composante de la création; « ça n’a pas d’incidence », insiste-t-il. Que le parcours soit joyeux et aisé ou terriblement difficile, ça n’a pas d’impact sur le produit final. Alors il cherche plus de liberté.

——— 1

Théoricien de l’art. Voir bibliographie.

29

Ce qu’en disent les artistes

a choisi des images, il les accepte, et elles l’amèneront à repartir en chasse, si besoin, pour


Sans titre #80, 2005

de la série Société de ville Épreuve argentique 152,4 x 183 cm


Sans titre #87, 2006

de la série Société de ville Épreuve argentique 152,4 x 183 cm


Créer

32

Loïs Betteridge Keith Betteridge


Loïs Betteridge

À

l’époque où nous habitions toutes deux la même région, j’ai eu le privilège de compter

parmi mes amis Loïs Etherington Betteridge, orfèvre de classe internationale. Lors d’une

de nos conversations où j’avais dit quelque chose comme quand tu seras une vieille dame … elle m’avait interrompue pour corriger : « Je ne serai jamais une vieille dame, je serai une vieille

excentrique! » (I’ll never be an old lady, I’ll be an old character!). Elle a tenu parole: quand on la rencontre, on est frappé par son originalité, parfois un peu rugueuse, et par son assurance. Elle envisage la création avec la même aisance que Denis Juneau, la même totale liberté,

produits de 60 ans de carrière. Mais cette création qui parait d’une facilité si déconcertante,

c’est sa production de maturité. Elle a sans doute oublié ses débuts, dont on a du mal à croire qu’ils ne furent jamais au moins un petit peu plus hésitants. Je me souviens d’une anecdote qu’elle m’avait racontée autrefois et qui se situait dans ses années de formation. Elle n’a

jamais été une grande dessinatrice et en ressentait alors beaucoup d’inquiétude. Pire encore, elle croyait constater que plusieurs de ses camarades étudiants de l’Ontario College of Art, ou

peut-être de la Cranbrook Academy of Art, manifestaient beaucoup plus de facilité qu’elle, qui

peinait à ce moment-là. L’un de ses professeurs, se rendant compte de son anxiété, la rassura en disant que parmi ceux qu’elle enviait, bon nombre lâcheraient pourtant en cours de route alors qu’elle durerait.

Elle a duré jusqu’à devenir un monument dans sa discipline, mais se tourmente encore parfois parce que sa formation ne l’a pas initiée aux théories contemporaines de l’art et qu’elle se sent malhabile dans l’ordre du discours. « Je suis une personne intuitive, pas une universitaire »

(“I’m an intuitive person, not an academic one”) explique-t-elle comme pour s’excuser. Son

univers de création s’est développé dans le faire, comme celui de Michel Brault, par exemple,

en commençant par la pratique, les problèmes suscités par les projets entrepris, les nouveaux

parcours inventés pour résoudre ces problèmes, l’exigence de beauté des formes épurées et aussi, comment l’inspiration arrive, sinon comme une roue qui tourne en travaillant, chaque œuvre contribuant à garder le muscle créateur en forme. Voilà qui rejoint les métaphores employées

plus loin par Michel Goulet et Isabelle Hayeur pour exprimer l’importance de ne pas arrêter, ou le moins possible.

Loïs Betteridge n’attend donc pas l’éclair de l’inspiration, elle réfléchit à l’objet qu’elle veut

produire, surtout du point de vue de la fabrication, et fait parfois quelques croquis qu’elle dit assez grossiers. Elle est préoccupée du parcours qu’elle doit suivre pour arriver à son but. Le

reste, dit-elle, le design, l’invention jusque dans le plus fin détail, tout cela vient tout seul. Bien sûr que sa vie et ses émotions infiltrent ses œuvres, mais elle n’y pense pas, va à l’instinct. Elle fait Betteridge fecit, comme Michel-Ange qui signait ainsi ses oeuvres et fut après tout un grand collègue d’une autre époque.

Ce qu’en disent les artistes

dans son cas, l’ornement inattendu et surprenant qui la caractérise. Elle ignore en effet si et

33


« A rose is a rose is a rose » (Gertrude Stein), 2004 Argent massif

150 mm x diamètre 90 mm


Flamingo Family Tea Set, 2008 Argent massif, ébène et stéatite (service à thé) 53 x 24 x 24 cm


Il y a longtemps que l’orfèvre n’a éprouvé un vide d’inspiration, mais elle se souvient tout de même de quelques circonstances du genre. Dans ces cas-là, elle travaille sur une chose plus

simple ou pour laquelle elle n’éprouve pas d’hésitation. Le sentiment de sécheresse créatrice s’évanouit et la facilité revient.

Loïs Betteridge ne ressent donc guère le besoin de préparer ou susciter la création par une

recherche. Mais il lui arrive de regarder ses anciennes pièces. Il se peut alors qu’une chose

n’ayant rien à voir avec l’objet à faire lui donne néanmoins une idée. Cependant, l’œuvre n’existe pas tout entière dans sa tête; elle en a d’abord une idée vague qui se précisera au fur et à mesure de la production. Elle met tout, sans réserve, dans l’œuvre en chantier, sachant qu’elle n’en

refera jamais une autre semblable, d’autant qu’il lui faut souvent beaucoup de temps pour la

compléter, plusieurs mois parfois s’il s’agit d’une œuvre de grande taille ou comportant plusieurs pièces. Impensable donc de réinvestir autant d’effort pour faire quelque chose qui ne soit qu’une variante.

Les commandes, et leurs spécifications, qui ont souvent constitué la base de sa production

d’orfèvre ne gênent pas son inspiration parce qu’elle ne soumet pas de maquette et fabrique

d’autorité ce qu’elle juge convenir et qui la satisfait elle-même. Elle ajoute candidement qu’elle propose toujours au client de recommencer s’il n’est pas content, mais n’a jamais eu à le faire.

« Peut-être que je les intimide? » Évidemment elle mise aujourd’hui sur sa réputation. Peut-être était-elle moins assurée à ses débuts! Mais l’œuvre définitive et unique ainsi produite témoigne justement de son caractère créateur, puisque c’est cela qui s’impose et pas autre chose.

La création est tellement liée à l’histoire de la vie de Loïs Betteridge, occupe tellement de place dans ses pensées, que ses émotions ne peuvent pas ne pas y entrer. Reste que cette création

dépend chez elle, pour une large part, d’un savoir-faire, d’une connaissance approfondie du métier (craftsmanship).

Une sorte de philosophie du bel objet encadre la production de ses pièces uniques, non pas

Créer

36

bêtement luxueuses, mais destinées à embellir la vie. Ainsi j’ai vu un jour un étonnant petit

objet sculptural qui, dans sa modernité fluide, et un peu comme «l’ange » de Michel Dallaire,

s’inspire néanmoins d’une « grotte de Lourdes » comme on en voit encore parfois au fond de la

campagne québécoise : c’était un pilulier! Ne vous semble-t-il pas qu’avoir cela devant les yeux pour se rappeler de prendre ses médicaments doit ajouter un charme souriant à un geste

autrement ennuyeux ou tristounet. Ces pièces, ambitieuses ou plus modestes revêtent toutes un

caractère précieux, au sens large du mot, presque sacré, comme on dit d’un souvenir de famille qu’il est l’un ou l’autre; ou encore d’objets qui ont une histoire, qui pourront être transmis et enfin, pourquoi pas, se retrouveront peut-être un jour dans une collection publique. C’est la contribution de

Loïs Betteridge, l’une des définitions valables du rôle de l’art et l’une de celles qui se sont avérées les plus durables.


Eveline Boulva

E

veline Boulva, fraiche émoulue d’un doctorat en études et pratiques des arts au moment de cette entrevue, a la parole aussi claire et nette que ses tableaux et considère qu’un artiste

professionnel a beaucoup à gagner à bien s’exprimer par l’écrit comme par la parole. Elle écrit d’ailleurs beaucoup et sa création commence souvent par là aussi.

Avant de créer, elle traverse d’abord quelques étapes, dont la première est le voyage. Le territoire et le paysage sont en effet les thèmes centraux qui orientent toute sa production. Mais elle a longtemps refusé d’aborder l’idée même de paysage, tant on en disait de mal dans le milieu institutionnel. Désormais, elle ne se gêne pas d’admettre qu’elle travaille dans un « genre totalement passéiste ».

« J’ai toujours eu un amour fou pour le paysage réel, que je voyais dans mes voyages. Je jugeais

prétentieux, à la limite, de vouloir faire de l’art à partir de ça, parce que la seule façon de vivre le paysage c’est d’être dedans, de humer ses odeurs, d’entendre ses sons … » Elle a donc entrepris

autre chose, mais le paysage l’a reprise de force. Alors, pour résoudre le problème de l’impossible

reproduction du réel, elle a décidé d’introduire dans ses œuvres une distance, de créer un écart par le biais d’une approche rigoureusement épurée et en tentant de faire découvrir le lieu dont elle fait

le portrait tant par l’absence de certains de ses éléments qu’à travers ceux qu’elle choisit de retenir ou de transformer.

Le voyage fait partie de sa vie depuis l’enfance. « Mes parents m’amenaient avec eux, surtout en Europe, mais aussi dans les Maritimes … Mon père étant océanographe, on allait souvent sur la Côte-Nord, aux Îles-de-la-Madeleine, jusqu’à Terre-Neuve, et souvent en camping. » Elle a donc

tôt pris l’habitude de partir avec un sac-à-dos. Le voyage répond par ailleurs au besoin de sortir de l’atelier pour se ressourcer. C’est ainsi qu’elle est devenue une adepte de la randonnée, du trek. Le dernier corpus, réalisé dans les mois précédents l’écriture de ces lignes, a vu le jour à partir beaucoup de photo, même en cours de marche, en escalade ou en train. C’est dans ce genre de situation que commence le processus de création. À ce moment-là, « c’est très spontané, très

libre, très peu réfléchi … je photographie, sans trop me préoccuper des cadrages, pour maintenir une image au-delà du souvenir ». Il s’agit donc d’une sorte de documentation des lieux, sans penser à ce qui sera produit; « c’est une forme d’alimentation. »

De retour à l’atelier, elle commence par écrire en regardant ses images. Mais attention, elle les regarde en tant qu’images, c’est-à-dire en les détachant de ses souvenirs, en les considérant

comme un matériau de travail. Ce processus, lent et répétitif, l’amène à définir une sorte de « trajet artistique entre les images, un fil conducteur », et c’est en établissant le choix des

images et le chemin entre elles que s’élabore le corpus de la prochaine série d’œuvres. Elle travaille toujours en série, du moins à cette étape de sa jeune carrière, son but étant de dresser un

portrait du lieu à partir d’éléments qui l’ont frappée; « une séquence de points de vue qui vont

37 Ce qu’en disent les artistes

d’un voyage dans les Alpes suisses au glacier d’Aletsch. Elle y a fait beaucoup de randonnée,


Luc Renaud

Eveline Boulva


donner une nouvelle identité au lieu photographié, plutôt que de produire une série de paysages individuels. »

Elle épure ensuite les images et s’inspire – ce qui peut surprendre – de la cartographie. Voici

donc comment : une carte géographique présente des zones colorées en à-plat pour différencier les uns des autres certains espaces, supposons la France en bleu et l’Angleterre en rouge, ou les déserts en jaune et les régions fertiles en vert. Par ailleurs, ces mêmes zones seront très

finement délimitées dans leur moindre contour par un tracé linéaire. C’est là une espèce de code

visuel que tous les étudiants en géographie et utilisateurs de cartes connaissent bien et qu’Éveline Boulva aime utiliser dans ses tableaux figuratifs à leur manière schématique. Parfois une seule

couleur est utilisée, mais on y trouvera ce que l’artiste décrit comme « une certaine densité des

lignes », rayures, hachures et autres, qui viennent détailler des zones d’ombre ou des rochers par exemple.

Tout ce travail se fait devant l’écran de l’ordinateur. L’instrument infographique lui permet d’enlever progressivement beaucoup de détails, puis de décortiquer l’image en plusieurs

couches, un peu comme on pourrait le faire avec des feuilles d’acétate superposées ou des soies

de sérigraphie. Ensuite la peintre, qui n’a pas encore touché à la peinture, remonte une image, toujours sur écran et à partir des morceaux extraits, puis en imprime de petites versions pour

mieux voir, sur papier, l’effet que produira le tableau grandeur nature. Elle affiche les résultats au mur de l’atelier afin de prendre une distance avec l’écran numérique.

On comprendra qu’« il n’y a pas d’accidents » dans les tableaux d’Éveline Boulva. La création se fait presque entièrement à l’ordinateur. L’artiste rapproche cette production de maquettes, ou modèles réduits, comme en utilisent les sculpteurs ou les muralistes travaillant à des œuvres d’intégration architecturale.

Au moment où elle entre en production, la phase de création est pour ainsi dire déjà complétée. Mais la réalisation des œuvres en atelier représente dans son cas une activité considérable et un

investissement important. Une fois déterminé l’ensemble cohérent des images et les maquettes exécutées à l’échelle, il reste à choisir le format (généralement très grand) et à préparer les

Sur cette surface sans texture perceptible, l’artiste reporte le dessin de la maquette avec l’aide du projecteur. À partir de documents numériques de ce dessin, seront découpés industriellement des pochoirs de vinyle autoadhésif qui apparenteront un peu le travail subséquent à une

sérigraphie. Ils faciliteront l’application en à-plat 2 de peintures industrielles à l’huile dans les

zones prévues, et permettront même de leur superposer, lorsqu’elles seront sèches, des couleurs en glacis 3 à certains endroits choisis, cette fois à l’aide de fines 4 à l’huile d’usage artistique. ——— 1

2 3 4

Gesso : apprêt servant à stabiliser la surface à peindre.

À-plat : une seule couleur appliquée uniformément et sans nuance. Glacis : couche transparente de peinture superposée à une opaque.

Fines : terme du marché décrivant des peintures de qualité supérieure.

39 Ce qu’en disent les artistes

supports de masonite recouverts d’un gesso 1 poncé jusqu’à un fini très lisse.


Cité III (la nuit), 2011

Acrylique et crayon sur contreplaqué 152 x 261,5 cm


Istambul, 2013

Graphite sur contreplaquĂŠ 92 x 153 cm


On imagine la minutie de cette méthode! Par exemple, retirer les pochoirs de vinyle après usage est un travail délicat et fastidieux, compte tenu des grandes dimensions des surfaces. De plus, si le vinyle autocollant doit en principe être hermétique, il arrive parfois qu’il y ait fuite d’une couleur, d’où nécessité de réparation.

Après la pose de la couleur, nouvelle projection du dessin sur le tableau, pour ajouter à main

libre, mais de manière très contrôlée, des détails. Ceux-ci sont effectués avec les mines ultrafines de crayons graphiques à l’encre pigmentée. 5

Si le paysage demeure un genre trad, sa technique en tous cas reste très actuelle. Le plus impressionnant c’est que malgré le temps exigé par chaque tableau (en plus des charges de cours), l’artiste atteint une productivité impressionnante.

Comme d’autres, Éveline Boulva croit au rôle d’artiste-entrepreneur. « On est le patron qui

décide de présenter un produit x; le gestionnaire qui gère et s’occupe de la production, des soustraitants et des appels d’offres; l’agent promotionnel, l’administrateur qui fait les demandes

de subventions; bref on mène tout, tout seul. On n’a pas le choix de fonctionner comme ça et quand on commence à vendre un peu, on doit aussi répondre à des appels d’offres de grandes collections. Il faut être aux aguets et suivre tout ce qui se passe. »

La grande collection publique ou privée s’attend, selon Éveline Boulva, à recevoir un devis

aussi précis que si elle faisait affaire avec un entrepreneur en ciment! Elle reconnait que la documentation communiquée l’est en fonction de l’œuvre. Mais elle est convaincue que la

présentation du dossier, la clarté, la précision de l’expression, l’explication de la démarche artistique ou du projet, jouent un rôle dans l’atteinte d’une réception favorable.

Enfin elle a compris que les galeries sont très sensibles au fait que leurs artistes exposent

largement, y compris à l’étranger. En effet, si les galeries tentent d’attirer ou de retenir les

artistes de renom, c’est plutôt le contraire qui est le défi pour les artistes en début de carrière : trouver une galerie, la meilleure possible, qui accepte de les représenter et qui le fasse bien.

Créer

42

Éveline Boulva apprécie énormément le centre d’artistes Engramme pour l’aide qu’elle y a reçue. Elle y a utilisé l’atelier de gravure et y a appris beaucoup sur les rouages du milieu professionnel

des arts au Québec. Lorsqu’on découvre ainsi que l’artiste a appris le métier de graveur avant celui de peintre, on interprète sa ligne dessinée au couteau comme celle de quelqu’un qui s’est d’abord identifiée à l’eau-forte et à la pointe-sèche.6 « Ce qui en reste, c’est le trait », dit-elle. Et le trait la décrit bien. ——— 5

6

Trad : traditionnel, dans le langage familier.

Eau-forte et pointe-sèche : méthodes de gravure sur métal.


Michel Brault 1928–2013

S

alué comme l’un des pères du cinéma québécois, en particulier du cinéma-vérité, et pionnier de la caméra à l’épaule, Michel Brault a eu des réponses d’une rare modestie à mes questions

sur la création.

Il se situait d’abord clairement par rapport aux commentaires ou aux réponses que je pouvais attendre de lui : l’écriture, voire la parole elle-même, n’étaient pas son domaine! Ce sont ses films, ses images, qui ont exprimé ce qu’il apportait au cinéma, à la culture et au Québec.

« Quand j’étais jeune, un évènement a peut-être décidé de mon destin. J’allais à l’école chez les demoiselles Girard, et celle qui m’enseignait a un jour demandé à la classe de faire le portrait d’un chat. Alors, moi qui dessinais très mal, j’ai fait un affreux dessin de chat. Quand je l’ai remis à l’enseignante, elle a éclaté de rire et montré mon travail aux autres qui eux avaient

écrit un texte! Je pense que cette humiliation a quelque chose à voir dans la difficulté que j’ai toujours eu avec les mots … ». Quand il posait la question à ses étudiants, beaucoup d’entre

eux répondaient qu’ils « aimeraient aimer écrire », d’autres hésitaient à avouer qu’ils fuyaient l’épreuve autant que possible, jusqu’à ce qu’il reconnaisse lui-même, pour les réconforter, son aversion (relative) pour les mots.

La difficulté en question ne l’a évidemment pas empêché de faire une grande carrière, mais il

faut en retenir que la pensée en images demeure d’un autre ordre que l’oralité ou l’écriture. Pour sa part, Brault affirmait fonctionner à l’instinct, en particulier dans sa jeunesse.

Il citait Jean Paul Lemieux, sur qui il a réalisé un documentaire, qui n’arrivait pas à s’exprimer devant la caméra, sans aucun dommage pour sa peinture, on en conviendra. De même pour

Charles Daudelin, qu’il a également eu l’occasion de filmer, et qui fut un sculpteur réputé. On retrouve dans ces pages et à des degrés divers, le même malaise chez l’orfèvre Loïs Betteridge et la peintre Sophie Privée. Le seul malheur pourrait résider dans un sentiment de carence

ne se positionnent pas de la même manière, et d’autres dans ces pages font preuve de beaucoup d’aisance dans l’univers des mots. On pourrait postuler que les deux voies sont valables.

Dans un ordre d’esprit similaire, Michel Brault prétendait n’avoir jamais enseigné au sens habituel du mot. Il s’exprimait plutôt efficacement en paraboles, qui sont des images de

l’esprit, et racontait ce qu’il avait fait, comment il avait surmonté tous les tabous qu’on lui avait inculqués et qu’il a jetés par-dessus bord. Il lui paraissait impossible de progresser à partir de

théories : « Il faut que chacun commence par avoir une bonne grosse expérience technique, puis fasse des choses selon sa propre personnalité. »

Pour l’origine de sa découverte de l’image photographique, écoutons l’une de ses histoires : « J’étais au collège et j’avais un ami qui faisait de la photo. On lui avait demandé de

photographier tous les lieux, réfectoire, chapelle, classes et un corridor très long. Pour obtenir

43 Ce qu’en disent les artistes

éprouvé, ou la perte de confiance en soi chez des tempéraments moins robustes. Tous les artistes


Michel Brault

Michel Brault


de la profondeur de champ 1 dans l’image, il fallait fermer l’objectif au maximum mais tenir une

plus longue pose. Pendant ce temps de pose, je vois passer un prêtre à l’autre bout du corridor et

je dis à mon ami que la photo sera ratée! Non, a-t-il répondu, un prêtre ce n’est pas de la lumière, le noir ne s’imprime pas, c’est la lumière qui s’imprime! Ça a été comme une illumination … si on peut dire! Le reste de ma vie j’ai vécu avec cette conscience de la lumière et son action sur les sels d’argent. »2 Lors d’une visite à mon atelier, il s’est tout de suite intéressé savamment à un

problème d’éclairage artificiel, en commentant que la lumière « était sa vie ». On a dit de lui qu’il avait l’œil absolu. Un œil éthique et très humain qui savait voir aussi au-delà des images.

Brault a connu au collège Claude Jutra qui l’a entrainé, vers la fin des années 1940, dans le

tournage d’un film sur le camp scout qu’ils fréquentaient tous les deux: Le dément du Lac Jean-Jeune. Ce fut le début d’une collaboration inoubliable. Quelques années plus tard, les deux apprentis cinéastes se retrouvèrent ensemble à l’onf. 3

Poursuivant sur ses années de jeunesse, Michel Brault se souvenait qu’on aurait voulu pour lui une profession libérale, mais que son père n’a tout de même pas fait objection à son choix de

carrière. Le succès du film Les Raquetteurs au Séminaire Flaherty de Santa Barbara en 1960 et de

Pour la suite du monde, premier film canadien au Festival de Cannes en 1963, convainquit la famille d’entériner son choix.

Au sujet du célèbre Pour la suite du monde, tourné à L’Îsle-aux-Coudres en collaboration avec Pierre

Perrault, Michel Brault soulignait qu’avant 1960, « tous les documentaires étaient accompagnés

d’un commentaire; ça reposait toujours sur une voix hors champ ».4 Pour la bonne raison qu’« on

ne pouvait pas enregistrer la voix, la musique, et les sons des artisans » en même temps que

l’image. « Ce que j’ai apporté à l’onf, je crois, c’est du documentaire sans commentaire … ce sont les gens eux-mêmes qui parlent et pour ça il a fallu développer des techniques nouvelles, pour

arriver à capter simultanément l’image et la parole; l’évolution du documentaire était reliée à

l’évolution de la technique. » Ce qu’il n’a pas dit c’est que cette intelligence technique créatrice a entrainé une évolution capitale du cinéma qui permet aux jeunes réalisateurs d’aujourd’hui de tourner plus légèrement, et avec de petites équipes.

que nous rencontrerons plus loin, il n’a pas « l’impression de créer ». Faire du documentaire

ne serait pas créer, au contraire même selon lui, puisque ce serait « respecter la vie telle qu’elle se révèle ». Il ajoute que « s’il y a trop de création dans un documentaire, on s’éloigne du sujet. Ce n’est pas comme devant une page blanche, on prend quelque chose qui existe et on fait un ——— 1

La profondeur de champ, en photo, est la netteté maximum d’image qui peut être obtenue, du plan le plus

rapproché au plus éloigné. 2

Les sels d’argent forment la surface sensible à la lumière d’un film. On parle donc de photographie argentique

par comparaison avec la photo numérique. 3

onf: L’Office national du film du Canada a été, à son époque faste, la plus grande école de cinéma pour les

Canadiens français d’alors, et plus particulièrement pour les Québécois. 4

La voix hors champ est celle d’un narrateur invisible qui ne fait pas partie de l’action du film.

Ce qu’en disent les artistes

De prime abord, le mot création embarrasse Michel Brault, parce que, comme Bernard Émond

45


Entre la mer et l’eau douce, 1967 Claude Gauthier et Geneviève Bujold Camera Michel Brault


Les ordres, 1974

Michel Brault et Claude Gauthier

Photographe de plateau Franรงois Protat


film avec. » Plus tard il fera ce qu’il considère de la création, c’est-à-dire des films bâtis sur

des scénarios qui « sortent de son imagination et une mise-en-scène qui en sort aussi »; parmi plusieurs autres Les Ordres, considéré comme l’un des chefs-d’œuvre du cinéma québécois.

Comme je reste dubitative, il finit par admettre que faire du cinéma, même documentaire, c’est toujours une expression de soi, si involontaire soit-elle.

« Mais je ne me rends pas compte et j’aime mieux ne pas être conscient du geste de la création … J’ai eu l’impression qu’en vieillissant je devenais de plus en plus conscient et que ça m’arrêtait quasiment. » Cette question de la pensée analytique capable, s’il elle n’est tenue en laisse, d’occuper tout le champ de la conscience au détriment de l’invention créatrice intuitive, l’inquiétait pour lui-même mais fait partie aujourd’hui de son héritage.

L’objectif est évidemment de préserver la création de tout ce qui peut l’entraver. Or Michel Brault n’est pas le premier à observer l’interférence possible de la raison dans le fonctionnement de

l’invention intuitive. D’autres l’indiquent à leur manière dans ces pages, notamment Francine Simonin et le designer Michel Dallaire.

Il en est de Michel Brault comme de Loïs Betteridge. On ne voit pas comment distinguer, dans

son témoignage, une quelconque césure entre la réflexion et le faire, ses idées sur la création et celles sur sa pratique. Tout semble parfaitement intégré.

Créer

48


Michel Dallaire

L

es lignes qui suivent sont tirées de courts-métrages documentaires sur le réputé designer

Michel Dallaire. Réalisées par sa fille Marie-Julie Dallaire, les entrevues furent présentées

dans le cadre de l’exposition montée par Loto-Québec dans son Espace Création à l’automne 2011.

Leur composition visuelle se limite à des plans enchainés de la sympathique tête du créateur

sur fond noir, puisque chaque moniteur vidéo était entouré des objets dont parle leur auteur.

Le designer explique, avec l’assurance tranquille qui lui est habituelle, les idées qui ont mené à quelques-uns de ses grands succès.

Sa bonhommie se nuance parfois d’une ironie légère ou de l’ombre d’une émotion suscitée par un souvenir. La simplicité directe de l’ensemble correspond à la personnalité de Dallaire et

n’empêche nullement l’intelligence de fuser partout et quelques idées percutantes de ressortir.

l’intelligence de la matière Le design industriel, dit Michel Dallaire, s’ouvre sur des secteurs très diversifiés. Et de donner

comme exemples aussi bien le règlement de problèmes ergonomiques pour le poste de conduite et les sièges d’un avion, le brevet d’un ingénieux bouchon, le dessin d’appareils d’éclairage, d’un pot de yogourt, d’une motoneige ou même de la carrosserie du métro de Boston.

Un fil conducteur relie pourtant entre eux tous ces projets, et « c’est le rôle de la matière et de la transformation de la matière » alors que « chaque matériau constitue un monde d’expertise ». Or, poursuit le créateur avec un humour faussement résigné, « le seul plaisir de vieillir, je

n’en connais pas d’autre, c’est d’avoir de l’expérience, et l’expérience en elle-même est source de plaisir … Elle nous fournit des moyens pour mieux avancer. » Comme praticien, il a « eu le

bonheur de toucher à tant de choses diverses [qu’il en a acquis] beaucoup de connaissances. » souligne néanmoins, comme quelques artistes dans ces pages, « le risque que les connaissances inhibent l’action » (l’acte créateur, l’invention). Il cite Nietzsche qui ajoutait à cela que « pour agir il faut être enveloppé du voile de l’illusion ». Michel Dallaire a ainsi remarqué que « dans la naïveté, [celle de l’inexpérience ou de l’ignorance,] on a beaucoup plus d’audace, plus de liberté d’imaginer des concepts ». Cette réflexion éclaire toute l’histoire de la création de la torche des Jeux olympiques de Montréal.

Lorsqu’on a proposé au designer de créer la torche, sa première idée fut qu’« elle devait être

photogénique! » Il avait remarqué en effet que la torche de Munich paraissait éteinte alors que la flamme bleue ciel du butane qui l’alimentait restait invisible à la lumière du jour. Il savait

d’autre part que, par comparaison, l’huile d’olive produit une flamme très orangée. Hélas, au département de chimie de l’Université de Montréal, le Dr Piché, directeur, lui apprit en riant

49 Ce qu’en disent les artistes

Mais ici, attention! Si Dallaire reconnait l’importance indubitable des connaissances, il


Michel Dallaire Marc Montplaisir


que l’huile d’olive n’est malheureusement pas assez volatile pour que sa flamme puisse être transmise d’une torche à l’autre, d’où impossibilité d’effectuer le relais.

On peut imaginer un court moment de silence frustré, avant que Dallaire ne lance : « Droguezla! Droguez l’huile pour qu’elle devienne volatile! » Il y avait sans doute tant d’énergie dans la

demande que le Dr Piché se mit à la tâche et réussit à doper l’huile d’olive avec 2% d’heptane et 3% de nitropropane ce qui permit au designer d’avoir au bout du compte sa « flamme photogénique, la plus visible de l’histoire des Jeux ».

« Mais [conclut Dallaire], si j’avais eu les connaissances techniques, au sujet de l’huile d’olive,

je n’aurais pas proposé ce genre de torche, j’aurais tué l’idée dans l’œuf, » et une belle invention n’aurait pas existé. Cqfd.

L’aventure de la torche se poursuit avec la présentation du prototype au maire de Montréal, à ses

conseillers et au comité olympique, devant une assistance de vingt-six personnes qui toutes, sauf un représentant du gouvernement provincial, furent déçues si on en croit Michel Dallaire. Le maire insistait même pour qu’on fasse autre chose. « Il avait imaginé une flûte en argent avec une feuille d’érable en or » décrit Dallaire, sourire en coin.

Or sa torche à lui, qui ne voulait pas d’orfèvrerie, se présentait comme « un simple outil à

transporter la flamme, un bâton rouge avec un fourneau noir au bout, » inspiré par la torche antique. Celle-ci se résumait, nous dit-on, « en une branche terminée par un paquetage de

feuilles trempées de paraffine ». Après tout souligne le designer, « le symbole n’est pas la torche, mais la flamme ».

Rien n’y fit; « la torche ne fut pas acceptée ce jour-là ». Dès le lendemain pourtant, une délégation se rendait à Athènes afin de présenter le projet aux

Grecs qui, ô surprise, « furent immédiatement séduits ». La torche de Dallaire serait « la première torche en couleur de l’histoire! » À cette nouvelle le maire Jean Drapeau se rallia sans plus

d’obstruction et envoya son avocat faire signer la cession des droits contre la somme d’un dollar. « C’est devenu la torche de Montréal à cause des Grecs » termine Michel Dallaire avec une

concurrence: motivation et concept Notre designer ne cherche aucunement à masquer le fait que le désir de faire autrement et

mieux l’habite en permanence. Mieux dans la mesure du possible, ajoute-t-il dans un sursaut de

modestie. Il veut créer la surprise, surpasser tous les compétiteurs déçus de ne pas avoir eu son idée à lui. Quel artiste refusera de reconnaitre qu’il s’est déjà senti ébranlé devant l’œuvre d’un collègue dont il aurait voulu être l’auteur?

L’histoire qui suit commence par la visite d’un certain Maurice Pinsonneault au bureau de Dallaire. Il y apporte un petit appareil, format boite de cigarettes, et annonce qu’il s’agit d’un détecteur de

mouvement dont il entend acquérir les brevets et qui est destiné à prévenir le syndrome de la mort subite du nourrisson. Pinsonneault veut un boitier qui rende l’objet désirable.

Ce qu’en disent les artistes

étincelle de revanche dans l’œil.

51


Torche olympique, Jeux de Montréal, 1975–76 Aluminium, peinture

thermodurcissable, cartouche

de coton hydrophile et carburant d’huile d’olive modifiée


Angel Care AC1100, 2010

Moniteur pour bébés,

(5e génération du produit)

Composants électroniques, moniteur vidéo, plastique et métaux


Mais Dallaire n’embarque pas, comme on dit chez nous. La chose lui parait susceptible de causer

de l’inquiétude aux parents et puis la pensée d’une fausse-alarme …! Non, vraiment, il ne se sent pas motivé par ce projet. Désolé Pinsonneault; il vaut mieux présenter la demande à d’autres bureaux.

Ceux-ci créèrent pour lui, parait-il, de beaux objets mais qui manquaient pourtant de contenu symbolique. « Ils n’étaient pas signifiants, ne communiquaient rien. »

Maurice retourne chez Michel et entame l’entreprise renouvelée de conviction avec le bâton:

« Qu’est-ce qui t’arrive? Tu n’as plus de motivation? Tu vieillis et t’as moins d’idées ou quoi? » Et passe à la carotte : « Bon, je t’amène diner au restaurant et je vais t’exposer les vertus de mon projet qui a effectivement sauvé la vie d’un enfant. »

« Écoute, aux États-Unis, 4 000 à 5 000 enfants par année meurent du syndrome de la mort

subite, ça devrait te motiver, non? Pense au détecteur de fumée. Si le feu prend chez toi et que tu dors sans détecteur, la maison brûle et toi aussi! »

Pour ne rien laisser au hasard, Pinsonneault commande un très bon vin, « le meilleur vin que j’aie jamais bu » confirme le designer.

« Nous venions tout juste d’entamer la seconde bouteille quand l’ange m’est apparu, » confie

Dallaire avec un délicieux mélange d’humour pince-sans-rire et de vérité. Vous allez comprendre. « L’ange que j’ai vu était fait d’un cône surmonté d’un petit triangle auréolé d’une antenne mf (modulation de fréquence). Les ailes servaient de boutons de contrôle pour les fréquences, la sélection des canaux et le volume. Et j’ai vu ce petit ange s’envoler pour faire son travail.

Alors quand j’ai eu cette apparition (sourire dissimulé dans la barbe) j’ai dit à Maurice : je vais

faire le projet, parce que là j’ai un concept. » C’est l’idée en image, bien connue aussi des artistes, qui surgit dans un contexte de détente informée. « Dans le fond, [poursuit Dallaire,] c’est un

ange gardien, donc un ami, virtuel, omniprésent. Un ange gardien ça donne de bons conseils,

c’est une belle image. Exactement ce qu’il nous faut pour faire accepter un objet qui autrement

Créer

54

susciterait de l’inquiétude. »

Pinsonneault a trouvé l’idée formidable, accepté son projet, et ils ont finalement baptisé Angel Care la nouvelle compagnie qui le produirait.

Les deux collaborateurs mettent donc L’Ange sur le marché et le présentent en priorité au Salon des inventions de Genève 1998. Il y a là si j’en crois le raconteur, mille concurrents présentant

des hélicoptères, des appareils chirurgicaux, et cætera, mais le Grand Prix est donné à L’Ange !

Fabuleux succès d’estime, médaille d’or gagnée pour la première fois par le Canada à ce Salon. Pourquoi, se demande Dallaire pédagogue ? « Parce que ce produit non seulement rend des

services énormes mais possède une charge affective » rare dans le monde du design et qui fait toute la différence. Tout le monde aimait ce petit ange rassurant. Si bien que « douze ans

plus tard nous vendons, bon an mal an, 450 000 exemplaires dans quarante pays, et recevons

annuellement plusieurs lettres de parents reconnaissants dont L’Ange a sauvé la vie de l’enfant ». Mais L’Ange a aussi sauvé le projet.


Bernard Émond

B

ernard Émond, cinéaste internationalement apprécié au créneau du cinéma d’auteur et

artiste vibrant, n’aime pas beaucoup le mot création, lui non plus. « Je ne pense pas que je

crée quoi que ce soit! ». Il admet l’existence de grands créateurs, mais très rares selon lui, cinq ou six tout au plus dans l’histoire du cinéma, à côté de beaucoup d’artistes valables. Il ne s’attribue d’ailleurs à lui-même qu’une place parmi ceux qui font un cinéma honnête, qui leur appartient bien en propre. Mais est-ce cela créer, demande-t-il? S’il refuse d’entretenir la conviction

satisfaisante d’être un créateur important, il travaille en tous cas avec un acharnement digne des meilleurs.

Mû par une révolte et une colère, Bernard Émond déteste le divertissement. Il le déteste parce que, comme beaucoup d’artistes, il éprouve le sentiment de l’urgence. La vie est courte, trop

courte et quand l’âge avance, la cinquantaine peut-être, on commence à s’en inquiéter d’autant plus qu’on s’est fixé un certain nombre de choses à faire dans le temps qui reste. Il voit le

divertissement comme une insupportable perte de temps, alors qu’il y a tant de questions graves

non résolues et tant de réponses à trouver. Il rappelle l’étymologie du mot : divertere, se détourner. La planète est à feu et à sang et on se détournerait ? « Comme artiste la première obligation qu’on

a, c’est de ne pas se détourner! ». C’est en tout cas la vocation qu’il a voulu se donner. Il reconnait par contre avoir commencé assez tard. « Vers 40 ans, j’avais emmagasiné assez de lectures et d’expériences de vie pour dire quelque chose, je ne dirais pas d’important, mais de sensé …

J’essaie de comprendre ce qui arrive autour de moi et de saisir la beauté, c’est ça qui m’importe. » Ce pessimiste, qui veut croire à l’espoir, se désespère du cynisme ambiant qui serait « en passe de devenir l’idéologie officielle des gens intelligents. » Ce cynisme n’a plus grand chose à voir avec celui, subversif et volontiers jubilatoire du temps de Diogène. « Le cynisme contemporain c’est

l’accommodement raisonnable avec le mal … Alors je fais des films graves, parfois noirs, mais si je les fais c’est qu’au fond j’espère qu’ils vont faire réfléchir … je veux creuser le doute. »

valeurs fondamentales sont au fond des valeurs humaines. « Certains ne comprennent pas que je

peux faire un film comme La Neuvaine tout en étant mécréant. Peut-être pas athée, parce que c’est une autre forme de croyance, mais certainement incroyant … Dans les productions artistiques, il y a souvent des choses qui nous dépassent. Moi je suis dépassé par l’appel à la transcendance qu’il y a dans La Neuvaine. Je ne pensais pas que ce serait aussi fort. C’est la première fois que ça m’arrive dans un de mes films. »

De quelle transcendance s’agit-il? « La croyance en quelque chose de plus grand que nous, qui

nous dépasse; ça peut-être des valeurs de partage, de justice … ça peut être aussi quelque chose qui est transcendant en soi, dans le spectacle de la Nature par exemple ».

L’impulsion de faire un film est assez mystérieuse. « Il y a quelque chose d’assez diffus qui me

Ce qu’en disent les artistes

Il se rattache volontiers, et même profondément, à une tradition culturelle chrétienne dont les

55


Pierre Dury

Bernard Émond


travaille. Ça me travaille et ça peut durer très longtemps. » Dans le cas de La Neuvaine il s’est passé

deux ans entre la visite à Sainte-Anne-de-Beaupré et ce qui est devenu le scénario du film. « Je ne

savais pas vraiment pourquoi il fallait que je fasse un film là, mais il fallait que je le fasse. » Faire un film, comme pour d’autres faire un tableau ou une série de tableaux sur un thème longtemps

porté, est ensuite constitué d’aller et retour entre intuitions et réflexions. « Parfois les intuitions dépassent tellement les réflexions qu’à la fin du film je m’aperçois que j’ai dit des choses que je ne pensais pas dire.

Il a fait autrefois de la video militante qu’il ne veut plus montrer, non pas qu’il en renie les

idées mais « il n’y avait pas beaucoup de cinéma là dedans », la réflexion y était sans doute mais l’intuition n’était pas mûre et l’art manquait.

Bernard Émond a toujours été un homme de livres, il s’alimente à un réservoir de quarante ans de lectures, et de cinéphilie. « Il y a tout un travail intellectuel qui informe mes intuitions, et

parfois s’y oppose, mais il n’y a pas d’art sans culture. Car le lien avec la culture c’est une partie essentielle du travail de l’artiste, sans laquelle l’émotion et l’intuition se perdent. » Émond rejoint ici la pensée de l’historien respecté Ernst Gombrich (The Story of Art : Phaidon, 1957)

affirmant que l’Histoire de l’art n’existe pas et que seule existe celle des artistes, comme un fil

d’Ariane entre une tradition culturelle et des époques changeantes. Tradition culturelle toujours menacée de se rompre et d’entrainer avec elle la disparition de civilisations entières.

Il trouve son élan propre aussi bien chez Zola, Dostoïevski ou Roger Martin du Gard que dans

quelques films ou séquences de films inoubliables, dont il aime l’austérité. Ainsi, la scène où

Saint-François d’Assise embrasse le lépreux – Onze fioretti de François d’Assise – et le film Stromboli, tous deux de Rossellini, ou Les Communiants de Bergman. Cela s’accompagne naturellement chez lui

d’un goût marqué pour la simplicité et même l’austérité. « J’aime le dépouillement. » Il évoque

à ce sujet un manque de facilité, qu’il compenserait par le travail en produisant des films très écrits. À cette esthétique s’ajoutent des exigences morales et politiques.

C’est à des siècles de culture, chrétienne en ce pays, qu’il demeure attaché, plutôt qu’à une religion, et cela inclut les racines paysannes et la culture populaire, la vraie, celle inventée

marchande et industrielle inventée afin qu’ils la consomment, pour de l’argent. « J’éprouve une grande tristesse devant le fait qu’au Québec on a rejeté complètement cet héritage-là à travers lequel nous gardions un lien avec la grande culture européenne, et une partie substantielle de

cette culture-là c’est la culture catholique … On s’enferme dans un présent sans mémoire. » La

situation n’est pas propre au Québec. Il y a de par le monde une culture de masse déjà dénoncée

par Pasolini, qui est en train de rayer la grande culture et la culture populaire, laquelle intégrait la culture chrétienne.

Indéniablement intello lui-même, Bernard Émond se montre sévère pour une certaine forme d’intellectualité qui tourne en rond; l’essentiel pour lui c’est que la réflexion se porte sur le monde, vraiment sur le monde, et pas sur le discours sur le monde.

Les films de Bernard Émond apparaissent serrés, très serrés même : pas une séquence ou une

57 Ce qu’en disent les artistes

par les gens « qui posent à travers elle des questions profondes sur la vie » et non une culture


La Neuvaine, 2004

Patrick Drolet et Élise Guibault

Photographe de plateau Pierre Dury


Tout ce que tu possèdes, 2011

Patrick Drolet et Gilles Renaud

Photographe de plateau Pierre Dury


image de trop, ce qui n’empêche pourtant pas la sensibilité, voire la douceur, de se manifester. On comprend aussi qu’au cinéma la spontanéité puisse être à tout le moins difficile, chaque minute coûte cher dans une production cinématographique. Mais en fait cette économie de

moyens et cette retenue dans le jeu des acteurs proviennent surtout de la personnalité créatrice,

du style d’Émond. « J’essaie de faire sérieusement un travail qui porte sur des choses sérieuses. » C’est par les sciences sociales que Bernard Émond est arrivé au cinéma. Une maitrise en

anthropologie lui a donné du goût pour le documentaire. Il lui restait donc à apprendre à faire

des images, mais il n’a jamais manœuvré la caméra lui-même. « En documentaire, diriger un

caméraman c’est quelque chose d’assez délicat … c’est lui qui a l’œil dans le viseur alors, dès le

début du processus, il faut vraiment parler d’une façon de faire et d’esthétique … Aujourd’hui,

en fiction c’est différent puisque je place le cadre même si le caméraman a aussi sa grande part. Il importe donc d’en choisir un qui soit sur la même longueur d’ondes. Tous les matins j’arrive avec mon découpage, avec ma liste de plans, mes petits dessins et, une fois sur deux, mon caméraman trouve mieux! … Le cadre final c’est (malgré tout) moi qui le place. »

Reste le montage dans lequel le cinéaste intervient de nouveau. « Je suis présent du premier au

dernier jour de montage. Le travail de montage est d’une extrême importance. On réécrit le film au montage, dans l’acte duquel il faut concilier le matériel filmé, l’intention et l’esthétique … On jette beaucoup, parfois des séquences complètes … je voudrais recommencer la moitié des scènes … ce n’est pas pour rien que mes films sont serrés!

« Le parti pris de la lenteur, pour moi, c’est d’imposer l’attention au spectateur.

On vit dans un état constant d’inattention. Le regard est souvent aveugle. Si les gens voyaient vraiment, ce qui s’appelle voir, ce qu’il y a autour de nous, il y aurait une révolution. Mais

ce que je dis pour le mal, je le dis aussi pour la beauté; on ne voit pas ça non plus. C’est ce que je veux faire voir dans mes films, grâce au rythme, à la lumière et au jeu des comédiens …

Un grand nombre de cinéastes contemporains imposent leur vision et leur émotion avec une

musique assourdissante, un montage rapide, des images violentes. Moi, j’aimerais arriver à

Créer

60

susciter chez le spectateur le même genre d’attention qu’exige un livre. »

Alors quand on est aussi exigeant et qu’on termine un film, est-ce qu’on arrive à en être content?

Temps de silence. « De longues années après … » Pourquoi? Vous êtes mal à l’aise, vous êtes déçu? « Je vois tous les défauts! Quand on aime les films et les livres que j’aime, la marche est haute et on se dit : qu’est-ce que j’ai ajouté dans le monde? »


Jocelyn Fiset

J

ocelyn Fiset, artiste en mi-carrière, aime à se définir hors système, mal adapté, prétend-il, et à l’occasion joyeusement mal embouché, sous des dehors de bon père de famille dans le

civil. Champion de la défense des artistes qui ne sont pas assez, ou mal reconnus,1 il intervient dans les médias et participe à l’organisation de nombreux évènements artistiques à caractère

« relationnel », tenus au Québec ou à l’étranger. Depuis 2009, il est directeur général et artistique du Centre d’artistes Grave de Victoriaville, après avoir été président d’Action art actuel, à Saint-Jeansur-Richelieu.

Jocelyn Fiset croit à la valeur du temps de préparation. La lecture est pour lui un déclencheur de création. Il lit tout et n’importe quoi qui puisse alimenter son esprit, bouquine longuement, suit les émissions de radio et télévision à caractère scientifique, s’intéresse aux nouvelles

technologies, à la politique, internationale ou locale. Il se veut citoyen engagé. C’est après avoir

accumulé beaucoup d’information, dans une direction peut-être pressentie, que commence à se construire la « petite histoire » qui donnera naissance à l’une de ses interventions.

« J’essaie d’être un artiste créatif, proactif et d’être le plus cohérent possible … l’artiste crée

sans concession, sur la place publique, et de ce fait il devient accessible. La relation avec les

spectateurs se produit par la force des choses » mais il ne croit pas qu’elle influe sur son travail,

ou alors très peu. Il affirme ne pas avoir à produire une œuvre au sens traditionnel du terme pour être un artiste, mais se sentir un devoir dépassant ce constat. Sa création est avant toute chose une création engagée. Il a promené cette création difficile dans plusieurs pays et continents à

travers le monde et plantait encore récemment sa tente métaphorique dans les fenêtres du Musée des beaux-arts de Mont-Saint-Hilaire et d’autres vitrines de la même ville.

À quoi tient son approche artistique? « Au processus », souvent décrit comme le chemin qui rend compréhensible la création de l’œuvre. Le sien est un parcours existant pour lui-même et dans

objet. Cela suppose un contact avec un public, et ne se situe pas très loin du happening ou de la performance, mais une performance sans caractère théâtral formel. Ce serait plutôt une sorte d’invitation amicale à participer, à discuter, « une insertion dans le tissu social » enveloppée d’une installation légère et faite de signes portables dans un sac-à-dos. Il a poussé la chose à

un certain moment jusqu’à développer son concept « en public, à chaud, par essais et erreurs,

sans longue préparation », à partir des seules réflexions et notes d’un petit cahier. Ce ne fut pas toujours avec succès! « Le système n’accepte pas qu’on ne présente pas un produit fini, même

pour un acte éphémère. Le public non plus, j’imagine, quoique les produits finis puissent aussi comporter des erreurs et des faiblesses, jusqu’à l’échec parfois. ——— 1

Entre plusieurs autres, publication dans les pages de Devoir du texte L’Invisibilité, 1er septembre 2006.

61 Ce qu’en disent les artistes

l’éphémère. Il ne débouche pas sur la création d’un spectacle ou d’un objet, il devient ce spectacle-


Jocelyn Fiset Tokio Maruyama


Japon, Higuma, 2012

dans Le Nomadisme protecteur installation interactive


Italie, serveur, 2012

dans Le Nomadisme protecteur Installation interactive


Dans le domaine des arts plastiques en général, le processus constitue le chemin à suivre

pour arriver à la production d’une œuvre et se passe discrètement dans l’atelier. On a pendant des siècles effacé avec grand soin toute trace visible du processus et donc du labeur. Tout cela devait avoir l’air d’être fait en se jouant. La prouesse ne demeure-t-elle pas populaire encore aujourd’hui auprès du public?

Mais Fiset dit rechercher un processus pur, car « l’art, c’est la vie … » Il évoque Joseph Beuys, qui

ramenait l’art à la vie quotidienne. « Plus d’atelier, plus de production d’objets, plus de société

de consommation. » Il propose plutôt une action, des voyages, des évènements et des rencontres, dans le but d’exercer si possible une influence.

Il est habité en permanence par toutes les variantes du problème social de notre époque. Il y

a 30 ou 40 ans déjà, nous connaissions la société de consommation; maintenant nous vivons

avec les conséquences de la surconsommation de certains et du dénuement des autres. Devant

la tyrannie, la pauvreté, les guerres, les famines, les catastrophes, l’exploitation éhontée de la planète et des humains par d’autres humains, Fiset ressent terriblement sa propre fragilité et

celle des autres, et veut produire une œuvre qui ne se contente pas de dénoncer mais qui propose

des pistes de solution. « Chaque individu est en danger et je n’ai que mon métier d’artiste comme mode d’intervention. »

65 Ce qu’en disent les artistes


Jérôme Fortin Ariane Léonard


Jérôme Fortin

L

’artiste se montre chaleureux et accueillant, en même temps que discret. Il a eu au départ une formation atypique. Non pas un bac en arts visuels, mais une foule d’expériences en

muséologie. Tout jeune, à 19 ans il travaille déjà au Musée d’art de Joliette où il doit entreposer puis réinstaller des exhibits, dont un cabinet de curiosités 1 qui l’enchante et marque sa

carrière. Son travail personnel se développera en effet autour de l’idée d’une collection d’objets

hétéroclites. Entretemps, il se retrouve au Musée de la civilisation de Québec, aidant des artistes à installer leurs expositions … avant de vouloir devenir l’un d’eux.

« Toutes mes stratégies m’ont été fournies par le monde des musées, et mes matériaux, par le

recyclage. » Du moins pendant longtemps. N’ayant que peu de moyens, il ramasse d’abord des objets trouvés et explore les fonds de tiroirs « pour les investir de temps et les transformer ». Une autre expérience de jeunesse aura également laissé des traces : l’apprentissage de la

maroquinerie, dont il transpose certaines techniques pour les appliquer aux bouteilles ou feuilles de plastique, matériaux de base de plusieurs de ses créations.

Bref tous les moyens utilisés par l’artiste proviennent du monde de la pratique et non de celui

de l’analyse, « la création se situant en plein milieu, entre ce qu’on connait bien et ce qu’on ne connait pas du tout. »

Deux chemins qui s’entrecoupent permettent de comprendre les choix créatifs de Jérôme Fortin. Le premier est éclairé d’anecdotes révélatrices. Le second apparait dans ses réflexions et tient

davantage d’une manière d’être. Les deux chemins coïncident il me semble avec les deux phases de la production d’une œuvre décrite par l’artiste. Chez Fortin, c’est l’amorce intuitive du faire

qui vient en premier. Si bien que la création, période agitée et intense, surgit dans une situation d’improvisation, de jeu, de manipulation et d’acquisitions d’habiletés.

Il y eut, par exemple, son passage à la résidence d’artistes Est-Nord-Est spécialisée en travail du Fuyant un peu l’obligation de s’y intéresser, le mauvais élève marcha des kilomètres sur une

plage souillée de déchets, en particulier de bouteilles de plastique. Un premier mouvement de

révolte et de dégoût l’amena à ramasser ces ordures pour nettoyer la plage; puis, l’esprit créateur toujours allumé, il les récolta dans le but de les utiliser. Ce fut le matériau de base de la série

Marines, entièrement construite du plastique de bouteilles découpées en longs rubans ondulés comme les vagues.

L’artiste conclut, avec le sourire, qu’un brin de délinquance peut être propice à la création, en sortant du cadre attendu et en suscitant des découvertes qui n’ont pas besoin d’être énormes pour devenir fertiles. « Il ne faut pas avoir peur, ou alors surmonter sa peur d’aller vers le ——— 1

Cabinet de curiosités : ancêtre des musées dès le xvie siècle; lieu ou étaient conservés et exposés toutes sortes

d’objets collectionnés pour leur rareté et leur intéret.

Ce qu’en disent les artistes

bois à Saint-Jean-Port-Joli, où il se rendit rapidement compte que le bois ne lui convenait pas.

67


Des fleurs sous les étoiles, 1997 Matériaux divers

Collection Musée de Joliette


presque rien, jusqu’au bout, de mettre de côté le monde extérieur, de s’ouvrir les yeux plutôt. » Plus ou moins de la même manière, la série Écrans, réalisée pour le Musée d’art contemporain

de Montréal, combine le souvenir des graviers ratissés des jardins zen, longuement visités lors de voyages au Japon, et l’expérience d’un emploi de projectionniste de cinéma manipulant des bobines de film dans le rayon lumineux du projecteur. Fortin substituera à cette pellicule de

longs rubans de papier blanc, ondulés, comme les méandres des graviers cette fois, captant la

lumière comme la pellicule filmique et assemblés sur l’équivalent d’écrans de format cinéma. On devine ici la méticulosité, la lenteur de ce que Jérôme Fortin lui-même qualifie de travail de moine. Devant cette ambition et la perfection formelle du résultat; devant la finesse des

éléments utilisés, comme devant l’exiguïté des surfaces de travail de son atelier, on se demande

comment il lui est possible de produire de très grands formats. « Grâce au principe du fameux jeu de Lego de mon enfance, c’est-à-dire le rassemblement et l’enfilade de petites unités », répond

l’artiste. Ce procédé a d’autres avantages : celui d’un montage/démontage facile qui permet de

transporter toute une exposition « dans un sac de hockey! » Et de prendre l’avion pour le bout du monde sans coût important ni autres problèmes.

Dernière caractéristique, et ce le sera dans beaucoup de cas : le caractère éphémère de son travail. L’œuvre pourra aller dormir en fragments détachés dans l’une des grosses boîtes identiques qui tapissent jusqu’au plafond tout un mur de l’atelier. Disparue, elle survivra virtuellement sur photo, dans un catalogue de musée.

Pour Jérôme Fortin, le travail d’atelier s’articule donc en deux phases distinctes. Quand il entre en production, le plus clair de la création est complété. Mais la présentation rigoureusement prévue et ordonnée de cette création semble en faire partie intégrante. Le concept de base en

sera établi jusqu’aux infimes variantes et l’exposition qui suivra pourra même avoir été discutée avec un commissaire et tous ses paramètres arrêtés. Fortin décrit cette période comme ultrastressante. Pourtant il ajoute une réflexion surprenante: « L’artiste ne peut être laissé à lui-

même; il a besoin d’être structuré et c’est le système extérieur qui le structure. Laissé à lui-même il aurait tendance à se laisser aller. Ce sont des notes dans son agenda ou le téléphone d’un

Par contraste l’artiste exige dans son atelier beaucoup de silence et de calme pour la deuxième phase du travail qu’il considère « comme une longue méditation ». Si la recherche précédente pouvait être éclatée, la production sera au contraire méthodique et patiente, faite de gestes soigneux et répétés. « C’est long, très long », ce qui n’incommode pas Fortin : il découvre là

beaucoup de paix. Du moins pour une période, car il avoue qu’à la longue, il finit par perdre son habituelle patience de bénédictin. Il lui prend alors l’envie de faire des « œuvres d’impatience … je rêve de ça mais je n’y arrive pas! Chercher d’autres façons de faire nous ramène à la nôtre. »

Une fois les éléments de la série établis, les habiletés nécessaires développées (couper et plier les rubans de papier, par exemple) et la routine d’atelier installée, la période de production laisse toute la place « à des réflexions, à écouter de la musique, ou à faire le vide. » Il recherche une

69 Ce qu’en disent les artistes

commissaire qui le ramènent à la réalité. »


Marine, 2002

Bouteilles de plastique diamètre 60 cm


sorte de bonheur tranquille dans la réalisation d’une série et de ses délicates variations. Les

liens sont d’ailleurs évidents d’une série à l’autre, comme si la continuité était plus forte que les variantes. Il adapte d’ailleurs souvent d’anciennes manières de faire à de nouvelles matières.

Il ne se voit pas « comme l’artiste-entrepreneur, qui doit défendre son œuvre et la promouvoir » et

reconnait qu’il a eu de la chance d’être « pris en charge très tôt dans sa vie d’artiste ». Porte-t-il un regard critique sur sa propre carrière? Il n’y songe même pas. Pour le reste il croit que « le travail de l’artiste c’est créer, pas de faire de l’action sociale. »

Dans l’atelier « à l’échelle humaine » qu’il s’est fait, Jérôme Fortin parle de « s’apprivoiser.

Apprivoiser les déceptions, les réussites, les émotions, reconnaitre les erreurs et trouver des solutions », la création devenant une sorte d’autothérapie par l’art.

71 Ce qu’en disent les artistes


Juan Geuer Jake Morrison


Juan Geuer 1916–2009

P

ersonnage hors du commun, Juan Geuer (prononcer Wan Goyeur) fut d’abord peintre

avant d’être sculpteur, si ce dernier mot peut suffire à décrire la production de ce patenteux

sophistiqué, constructeur de merveilleuses machines séismologiques. Il a connu une très longue carrière et a conservé jusqu’à la fin une énergie exceptionnelle.

Issu d’une famille européenne à l’esprit missionnaire émigrée en Amérique latine où elle partagea la dure vie des indigènes boliviens, il en a conservé une conscience aigüe de

l’exploitation de l’homme par l’homme et de la planète tout entière par le négoce. Une éducation peu banale, dispensée par ses propres parents, lui a simultanément ouvert le monde des auteurs et de la culture.

On ne s’étonnera donc pas qu’il pose un regard largement ouvert sur la création, qui selon lui « ne se laisse pas enfermer dans les frontières des genres, tels que les avaient définis la philosophie des Lumières. Pour les Encyclopédistes, l’ensemble des entreprises humaines pouvaient être regroupées en grandes catégories : sciences, arts, jurisprudence … Chaque catégorie étant

censée se développer selon sa propre logique. On penserait encore en ces termes de nos jours. La science fonctionne ainsi sans se préoccuper des désastres qu’elle peut parfois entraîner; la

publicité produit des messages dont on peut admirer l’habileté ou la qualité esthétique, mais qui cherchent à nous vendre des choses souvent inutiles sinon dommageables. Quant aux artistes,

ils mettent trop d’ego dans leurs créations; on est peut-être un peu trop créatif, » concluait-il en manière de boutade.

C’est pourquoi Juan Geuer a rapidement voulu exclure, autant que faire se peut, tout

nombrilisme de sa création. Il a plutôt opté pour un art minimal, voulant être un minimal creative artist, ce qui ne veut pas dire un artiste peu inventif.

Émigré au Canada, il a eu très tôt l’occasion de travailler auprès de scientifiques, astronomes, de la Terre, constamment bombardée par des particules hautement chargées provenant du

Soleil et des régions cosmiques, mais aussi secouée en permanence par l’ébullition du magma

intérieur et les déplacements des plaques tectoniques. À la suite de quoi il a délaissé la peinture abstraite de ses débuts pour se tourner vers des constructions, presque des machines, souvent inspirées du séismographe, dont le design très épuré et la beauté établissent le caractère

artistique. Leur objectif cependant est de faire prendre conscience de la réalité géologique de notre planète et de provoquer l’émerveillement « qui communique une valeur ». Ces derniers mots revêtent une importance majeure pour la compréhension de sa création, car nous les

humains ne protégeons et n’accordons d’importance qu’à ce qui revêt pour nous une valeur quelconque, monétaire ou spirituelle.

Juan Geuer reconnaissait que l’activité tellurique et l’immensité noire du cosmos susciterait

Ce qu’en disent les artistes

géologues et séismologues, qui lui ont permis d’observer les mouvements du champ magnétique

73


The Loom Drum, 1992 MatĂŠriaux divers


Blatant, 2008

MatĂŠriaux divers


plutôt la crainte, et qu’il peut être difficile de ressentir une fraternité pour ce qui semble si

totalement indifférent aux malheurs des vivants, mais ajoutait : « Nous sommes le produit

d’une évolution et nous portons encore en nous des gènes existant depuis peut-être un milliard d’années; nous sommes ce que nous sommes grâce à eux. Si le monde était si hostile, nous ne serions pas là aujourd’hui. »

Quand il invitait à toucher de nos mains une de ses œuvres pour que l’on puisse percevoir,

probablement pour la première fois, tous les frissons et les tressautements aussi constants

qu’insoupçonnés de notre Terre, il n’espérait pas nécessairement nous réconforter. Il voulait

plutôt provoquer l’étonnement, au sens archaïque du mot, et l’émerveillement qui vaut mieux, disait-il, que tous les arguments rationnels pour nous faire comprendre combien nous sommes

liés au monde naturel. Il aimait voir une unité entre toutes les composantes de l’univers et, sans évoquer la notion de transcendance, il n’excluait pas une présence divine.

Mais il y a avait aussi chez lui des moments de doute et de mélancolie. Il citait ainsi deux lignes d’un poème étrange et nu de Manley Hopkins qui semble questionner l’importance de l’art : To what serves mortal beauty Men’s wits to the things that are? Entouré d’amis qui l’aimaient et l’admiraient, Juan Geuer n’en pensait pas moins que l’art est un chemin solitaire, « a lonely way ».

Créer

76


Michel Goulet

S

culpteur respecté, artiste bouillant d’énergie, aussi sensible que fort, Michel Goulet annonce

simplement être « un homme assez terre à terre », parce qu’il faut bien l’être dans ce métier de

sculpteur qui doit calculer et déplacer des masses et manœuvrer toutes sortes de matériaux ayant chacun leurs exigences. Mais, ajoute-t-il aussitôt « je suis aussi un rêveur! »

« L’art n’est pas naturel » affirme-t-il de manière étonnante, et il utilise une parabole de son cru pour être compris : « c’est une chose qu’on apprend à faire et non pas qui nous est donnée. Un

peu comme de se jeter sous l’eau et de prendre son plaisir à retenir son souffle le plus longtemps

possible. On ressort, on y retourne, et on arrive progressivement à s’empêcher de respirer de plus en plus longtemps. Jusqu’au point où il est plus difficile d’être hors de l’eau, hors de l’art, que d’être sous l’eau à retenir son souffle. »

Voilà qui pourrait illustrer la différence entre ceux qui pratiquent un art par délassement, sans

s’y prendre les ailes, et ceux qui entrent en art comme en religion. Ayant choisi la seconde option et acquis la capacité d’en fréquenter les grands fonds, il ne saurait à présent quoi faire d’autre et a l’impression qu’il n’a plus le choix; « c’est comme un train en marche et on est dedans. »

« Je suis un intellectuel parce que j’adore les idées … mais je ne suis pas un intellectuel parce que je ne suis pas nourri par les idées … intellectuelles » avoue-t-il un peu maladroitement. Je crois qu’il veut parler d’intuition, de ces idées-images qui surgissent en dehors des raisonnements, et pour les aider à surgir il a observé que certaines activités « libèrent la tête », donnant à titre

d’exemples certains métiers anciens comme le tricot de nos grands-mères et ses gestes répétitifs jusqu’à la conduite automobile du chauffeur expérimenté qui fait cela « par cœur », en passant par le jogging.

Il avoue franchement lire peu en dehors d’articles de revues; sa bibliothèque a cessé de

s’accroitre il y a quelques années ou alors il n’a pas encore lu ce qu’il a acheté plus récemment. voudrait produire enfin l’œuvre majeure, incontournable, qu’il désire lui aussi quelque chose

d’inatteignable comme la « cinquième balle » de Malraux (La promesse de l’aube de Romain Gary) ou « l’inaccessible étoile » de Jacques Brel.

Pourtant sa réputation bien établie : Biennale de Venise 1988, prix Borduas 1990, prix du

Gouverneur général 2008, ça réconforte, non? « C’est drôle mais ça ne compte pas tant que ça une réputation quand on est dans un atelier. » Devant le travail à faire il y a toujours le doute

et le sculpteur affirme avoir bâti son travail sur, et malgré le doute. Il ne comprend d’ailleurs

pas toujours pourquoi on aime beaucoup certaines de ses œuvres, alors que lui n’en est pas très content, ou alors l’inverse. Ah, ce complexe du fraudeur, de celui qui craint de ne pas avoir

mérité! Pauvres artistes! Pauvres de nous! Trop exigeants envers nous-mêmes, harcelés sans cesse par un critique intérieur impitoyable qui ne se satisfait de rien. Alors, bien sûr, après un succès

77 Ce qu’en disent les artistes

C’est qu’il manque de temps et que le travail envahit tout. Comprenez qu’il se sent pressé et


Michel Goulet Richard-Max Tremblay


retentissant, on se dit qu’on ne réussira jamais à se maintenir à cette hauteur, que la prochaine fois sera un échec lamentable!

S’il est vrai que le trac est un facteur essentiel dans le succès des bons comédiens, alors on peut espérer qu’il le soit dans celui des artistes.

Un créateur n’est plus toujours là où sa réputation l’a mené, là où on l’attend. Michel Goulet est

parfois passé ainsi d’œuvres assez massives à d’autres plutôt étendues dans l’espace, fragmentées et même délicates! D’ailleurs le mot fragilité revient souvent dans la bouche de ce costaud; de quoi rendre plus attentif à ce qui est peut-être moins évident chez lui. Cette fragilité intérieure qu’il

reconnait a quelque chose d’émouvant et d’assez rare; très peu d’artistes actifs ont cette candeur d’admettre ce que pourtant la plupart éprouvent un jour ou l’autre.

Peut-on déduire de la témérité de Michel Goulet à reconnaitre sa vulnérabilité, qu’il sait par

longue expérience que les coups, s’ils font mal, ne l’abattent pas. « La vie ne nous enseigne pas grand-chose pour faire de l’art, mais elle enseigne au moins à se relever. »

Dès qu’on parle métier avec un sculpteur, surtout un sculpteur qui produit de grandes et

lourdes pièces destinées à des lieux publics et capables de résister aux intempéries, on se rend compte à quel point ce métier-là doit faire face à des contraintes majeures. Pensons aux coûts

d’entreposage, de transport, des matériaux, aux techniques quasi industrielles, aux installations in situ compliquées exigeant des machines de levage. Sans parler de la rareté des collectionneurs

pour ce genre d’œuvres. Et Michel Goulet produit peu de petites œuvres, sauf peut-être pour un éventuel encan ou une exposition occasionnelle en galerie. Il se trouve le plus souvent accaparé par de grands et volumineux projets.

Mais alors comment gagne-t-on sa vie puisque ce genre de création exige qu’on y investisse des sommes importantes, à moins qu’une commande publique ne fournisse au départ les fonds

nécessaires? Michel Goulet a choisi d’échapper au problème par l’enseignement que d’ailleurs il aime. Cela lui a épargné, dit-il, de « se mettre à genoux » chaque année pour demander des bourses, ou de dépendre trop étroitement des ventes. Maintenant à la retraite, la pension

de professeur a remplacé le salaire et la réputation acquise au long des années lui assure des C’est à travers l’enseignement, qui a joué un si grand rôle dans sa vie, que Michel Goulet aborde la question technique. Selon lui, pour réaliser une œuvre, « ce n’est pas important de choisir

telle ou telle technique, mais c’est important de bien les connaitre toutes, y compris le dessin, » l’objectif étant ensuite d’avoir le choix de ses moyens. Il rejoint là ceux de ses collègues qui ont souligné l’importance d’une solide formation. Il se souvient de la véritable dépression subie

lorsque « son » université a fermé des ateliers techniques et la consolation récente de voir ressortir des oubliettes les belles machines obtenues par lui au prix de tant d’efforts dans les années

précédentes. D’ailleurs, ajoute-t-il, c’est en dehors des heures de cours que le professeur, et

sans doute l’ancien professeur, « peut exercer le plus d’influence sur les étudiants et les jeunes artistes »

Ce qu’en disent les artistes

commandes plus fréquentes.

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Richard-Max Tremblay

Circus, 2002–03

Objets et matériaux divers diamètre 600 cm

Collection Musée d’art

contemporain de Montréal


Richard-Max Tremblay

Black Dark Board, 2012–13

Merisier russe laqué noir,

aluminium et pâte polymère

Texte gravé de Luc LaRochelle 730 x 80 cm


Michel Goulet est peut-être, parmi les artistes rencontrés, celui qui exprime le plus vivement

son souci de rejoindre son public par son art même : « Je ne ferais pas d’art sur une ile déserte. Je ne suis pas en train d’écrire une autobiographie, sous la forme d’une œuvre; je suis en train de faire quelque chose qui est hors de moi, que je mets hors de moi; ça vient de moi, mais ce n’est pas important parce que je fais quelque chose qui est entre moi et une autre personne qui va le regarder … un objet venant de moi et donné à l’autre »

« Il est vrai que l’art a une portée sociale, qu’il le veuille ou non; mais quand il se donne pour

objectif de jouer un rôle social précis, ça ne marche pas … l’art n’a pas à porter un message, il

doit être quelque chose … un objet ou une chose mystérieuse qui sache donc toucher, émouvoir,

rejoindre les gens. Même nous qui sommes dedans ne comprenons pas tout ce que nous voyons … on voit et on comprend ce qu’on a les moyens de comprendre.

« Quand j’arrive devant une exposition, je ne me dis pas : Ah, l’artiste me traite comme si j’étais un rien de rien et ne veut pas me parler à moi; non, je regarde ça, j’essaie de comprendre, je

regarde comment ça a été construit et quand je trouve ça intéressant, je n’ai pas envie d’expliquer pourquoi. C’est pourquoi je préfère souvent aller voir de l’art tout seul. Il y a des choses qui nous touchent, qui changent notre vie, pour lesquelles nous n’avons pas de réponse et nous n’avons

pas à en avoir. Je connais des gens qui vont rarement dans les musées ou les galeries, mais quand

ils voyagent, ils regardent de l’art avec beaucoup plus de plaisir parce que personne ne les connait et qu’ils n’ont pas peur d’être jugés. »

Est-ce qu’on ferait régner un climat intimidant autour de l’art? Au cours de sa carrière, comme d’autres artistes chevronnés, Michel Goulet a repris, en les modifiant, des thèmes ou des manières de faire antérieures. Et là tout à coup, on aperçoit

la continuité malgré le changement. Il confie avoir retrouvé ainsi dans l’une de ses œuvres

d’étudiant certaines caractéristiques et même certaines formes de ses œuvres actuelles qu’il décrit comme « sérielles ou même un peu obsessionnelles. »

Créer

82

Mais cette récurrence n’établit pas une fois pour toutes une sorte de vérité simple et sans

contradiction et qui s’imposerait avec clarté. Michel Goulet affirme au contraire qu’on peut trouver dans la même œuvre l’envers absolu de cette vérité, pourtant tout aussi vraie que son endroit.


Dominique Goupil

J

eune femme peintre qui a déjà gouté au succès, Dominique Goupil avait, au moment de

l’entrevue, la chance de pouvoir consacrer tout son temps à la peinture et à sa petite famille,

même si par d’autres côtés son profil d’artiste pourrait tout à fait correspondre au mythe populaire romantique.

« J’étais très mauvaise à l’école, la seule chose qui m’intéressait c’était les cours d’arts plastiques.

Toujours pas très école » ni au cegep ni même à l’université. Elle ne s’est jamais sentie adaptée au milieu universitaire. Elle n’y a d’abord fait qu’une mineure et un cours d’histoire de l’art avant d’abandonner puis, sans le sou, d’y revenir en ne prenant que les cours qui l’intéressaient sans

vérifier si cela pouvait l’amener au baccalauréat. Son intérêt va à des revues d’art et plus encore aux beaux livres d’art qu’elle puise dans la bibliothèque d’un ami. Ah non pas la théorie! Mais

l’histoire de l’art et les images surtout. Elle préfère regarder que lire : « Je suis très image ». Alors les musées et les galeries, oui bien sûr, mais par périodes car ces temps-ci elle manque de temps se disant en état de création : il y a une exposition devant.

En conséquence elle est « dehors en train de chercher quelque chose » sans savoir ce qu’elle

cherche, du moins pas très clairement. Sa création se fait à l’émotion, à l’instinct. L’artiste se

promène dans la ville, examine des lieux dont elle peut extraire des images pour cette exposition qui s’appellera Dépaysement. Ses longs tableaux horizontaux et sombres ressemblent en effet à

des paysages suggérés dans l’ombre, « un peu brulés, un peu morts » qu’elle ne trouve pourtant pas tels quels dans le milieu urbain où elle les cherche. « Mais moi je les ai dans la tête et je

les vois partout, je m’inspire de tout dans les moments de création ». Il y a certes une lointaine

référence à la nature dans le résultat, mais puisque Dominique Goupil est une citadine, « c’est plutôt un état intérieur », une solitude aussi ou en tous cas une immensité presque vide, dans des tons proches du noir. Ses propres émotions s’expriment directement sur le tableau. Cela donne une sorte d’art brut sophistiqué, très au fait du champ de l’art contemporain. Jamais

bien. En attendant, ses univers sombres s’étendent sur de grands formats. « Quand c’est petit ça ne marche pas. » Jusqu’à maintenant, ça a marché si bien qu’elle jouit du privilège d’être représentée par une galerie réputée.

Pour elle aussi, le succès crée une pression sur la création. Il s’agit de maintenir le niveau de qualité et de production, de l’accroitre si possible, afin de ne pas perdre l’estime et l’intérêt

de son galeriste, ne serait-ce que pour continuer à gagner sa vie. Et cela, tout en maintenant l‘essentielle liberté de la création. Sans cette liberté la qualité de l’œuvre est menacée, il y a

risque de médiocrité et de redites. Il en résulte une lutte perpétuelle pour maintenir l’équilibre entre les deux pôles. « Plus le temps va passer, plus ce sera difficile je crois ».

Cette pression vient aussi des spectateurs, qui souvent ne s’en rendent même pas compte.

Ce qu’en disent les artistes

encore elle n’a utilisé de couleurs flamboyantes, mais elle sait qu’elle évoluera et alors on verra

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NoĂŠmie Letu

Dominique Goupil


Imaginons l’artiste préparant son exposition toute seule dans son lieu de travail. Pas de feed-

back de manière générale, parfois pendant des semaines ou des mois. Arrive un visiteur qu’on a imprudemment laissé entrer dans l’atelier. Il regarde et laisse échapper un commentaire, par

exemple « Ah mon Dieu, c’est déprimant » (tout ce noir). Tout de suite la continuation du travail sera affectée. L’artiste vulnérable devra se parler, parfois longuement, pour se convaincre qu’il ou elle ne doit en aucun cas s’arrêter ou s’orienter en fonction des commentaires. « Il faut fermer ses oreilles et ne recevoir personne dans son atelier quand on prépare une exposition. » Cela Dominique Goupil l’a appris à ses dépens.

Sans compter que « les gens te suggèrent des changements mais quand tu changes, ils aimaient

mieux avant. Et deux ans plus tard ils diront la même chose au sujet de la nouvelle production … Le courage nécessaire à la création s’applique peut-être davantage à la nécessité de résister aux

pressions qu’aux sacrifices (pécuniaires, de confort, de famille etc.) que l’artiste devra faire pour conserver la liberté de travailler dans son atelier. »

Cela exige certainement aussi une grande confiance en soi, l’avez-vous?

« Non! Quand j’entre dans mon atelier je suis toujours pleine de doutes. Certains jours je me dis même que c’est fini pour moi la peinture … je rentre chez nous … et puis je me convaincs que

c’est comme ça pour la vie et qu’il faut vivre avec. Ce n’est pas vrai que dans dix ans je ne serai plus tourmentée. »

Dominique Goupil n’aime pas parler de ses tableaux et elle se dit incapable d’écrire trois lignes à leur sujet. « J’ai l’impression de ne pas avoir encore assez travaillé pour en arriver là ». Il lui

faudra encore des années pour mieux comprendre ce qu’elle fait en suivant son intuition pure. Pour l’instant, elle ne le sait même pas. Alors analyser c’est trop lui demander, trop vite.

Un petit coup de lancette avec ça : « Il y en a qui ont beaucoup à dire au bout de deux ans; je

trouve ça génial. Mais il y a aussi beaucoup de travail qui ne vaut que par le texte qu’on trouve à côté! ».

Côté métier, Dominique Goupil correspond au mythe parfois fondé de l’artiste bohème et se dit tout à fait bordélique, à la différence qu’elle désire apprendre à être plus soigneuse, mieux

d’une louable exigence envers elle-même que d’une situation de véritable négligence puisque (nous parlons métier) ses tableaux que j’ai vus présentent une qualité indéniablement professionnelle.

Elle reconnait être tout à fait orientée vers une carrière sérieuse même si elle ajoute qu’il lui faut

encore se déniaiser (entendre assurer sa place dans le milieu des arts). Or cela s’avère beaucoup plus complexe qu’on ne le croit généralement et demande un surcroit d’effort et de temps déjà occupé à autre chose. Sa collègue Isabelle Hayeur décrit fort bien, on le verra, la nécessité d’avoir un œil à tout, même quand on a la chance d’être représentée par une excellente galerie.

Dominique Goupil est la seule à toucher le réel problème social de la maternité pour les femmes artistes. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne puisse y avoir, quoique plus rarement, un problème

Ce qu’en disent les artistes

organisée. Je soupçonne que les reproches qu’elle s’adresse à ce sujet proviennent davantage

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Déroute # 06, 2009 Huile sur bois 76 x 106 cm


Dénuement # 08, 2012 Huile sur bois 36 x 46 cm


équivalent pour des artistes masculins. Lors de l’entrevue, elle avait un enfant d’un an. Elle

ne renonçait ni à sa carrière, ni à l’enfant bien sûr, et me disait que son horaire très souple lui permettait la combinaison des deux. Elle affirmait avoir « fait les choses dans le bon ordre »

dans la deuxième moitié de la trentaine, alors que ses études étaient complétées et sa carrière bien amorcée. « À 22 ans ça aurait sans doute tout arrêté. » Malgré tout, quand elle a annoncé sa grossesse, on lui a dit des choses un peu traumatisantes : que la peinture était terminée

puisqu’elle avait choisi d’être mère. « Mais je n’ai pas choisi de n’être qu’une mère ». D’autant

que cette enfant a la chance d’avoir un papa qui travaille à la maison, ne rechigne pas à tenir son rôle de père et, mieux encore, pousse la peintre à travailler. Mais avec un enfant pas question de partir loin ou longtemps, les résidences à l’étranger et autres voyages de développement

devront attendre. Ce qui ne l’empêche pas de se chercher des galeries ailleurs. Si Dominique Goupil demeure favorisée de ce point de vue, elle constate quand même que « le monde de la peinture

reste encore un milieu d’hommes (soupir) où l’on croit trop facilement, par exemple, discerner

l’influence d’un collègue masculin ou d’un conjoint peintre sur une femme artiste, sans jamais imaginer l’inverse ».

Dominique Goupil répond oui sans hésitation quand on lui pose la question d’un rôle social de

l’art mais non dans son travail à elle. Je pense qu’elle veut dire qu’elle n’a pas à planifier cela; l’art en somme agit de lui-même, ex officio si je puis dire.

Créer

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Isabelle Hayeur

A

rtiste intense suractive et photographe désormais connue, Isabelle Hayeur déclare « La

création est un état dans lequel il faut être constamment plongé pour bien travailler. Il faut

éviter d’en sortir, il faut ne faire que ça, c’est toute ma vie … J’ai voulu faire ce métier-là depuis toujours, avant même de savoir que c’est un métier, avant de savoir que c’est une vocation, car

pour moi c’est une vocation. Cela correspond à une nécessité intérieure. Ce qui ne veut pas dire quelque chose de précis mais simplement qu’on ne peut pas s’empêcher de le faire, on ne peut pas faire autrement. »

Devant pareille passion, je ne peux m’empêcher de poser la question du terrible doute qui dévaste tous les artistes un jour ou l’autre, mais certains plus que d’autres. « Ah oui le doute, le jour, la nuit, ça ne finit pas … Il faut douter, mais pas trop, alterner entre le doute et la confiance. La

création est déchirante parce qu’on est travaillé par le doute quand on veut faire quelque chose

de ressenti et pas seulement quelque chose qui corresponde à ce qu’on attend de nous. Ce qui est déchirant, c’est la difficulté de dire (d’exprimer, donner forme), la lutte avec le langage. »

Le mot langage revient très souvent chez les jeunes artistes trempés dans la théorie universitaire, alors que les arts visuels s’expriment par l’image et non par les mots. En parlant de langage dans ces cas-là, on réfère évidemment à un code, unique à chaque artiste.

L’artiste déclare même avoir d’abord voulu écrire, quelque part à l’adolescence, mais les

mots ne sont pas venus, alors elle est passée au dessin et soupçonne aujourd’hui avoir quasi

volontairement échoué en sciences afin d’obtenir de ses parents le droit d’entrer au baccalauréat

en arts. Il faut l’entendre narrer son arrivée à l’université, bourrée de préjugés sur l’art puisqu’on l’enseigne si peu dans les écoles et que, pour sa famille, « il ne s’était rien fait de bien depuis les Impressionnistes. J’ai été une étudiante qui travaillait fort fort fort et qui était un peu nounoune … Il a fallu que je désapprenne beaucoup. »

beaucoup, regarde et s’imbibe des paysages et des architectures puisqu’elle travaille à partir

d’eux. Quand une chose la frappe, elle ressent « une sorte de gravité, de force d’attraction, qui vous prend et vous dit qu’il y a quelque chose là; c’est hyper-intuitif. Mais, pour en faire une

œuvre, ce n’est pas encore gagné. Il y a une lutte acharnée avec le langage, et le travail ne fait que commencer. »

Elle observe que les lieux ou les choses qui « sonnent une petite cloche » le font souvent à

répétition, avec insistance, pendant des années parfois, jusqu’à ce que l’artiste réalise ou se laisse convaincre de creuser précisément à cet endroit.

Une lecture peut aussi déclencher quelque chose, et les lectures d’Hayeur se font surtout sur

Internet où elle trouve des journaux alternatifs, souvent américains, et des revues de réflexions.

Ce qu’en disent les artistes

Décrivant sa façon d’arriver à la gestation d’une œuvre, Isabelle Hayeur dit qu’elle marche

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Frédéric Sala

Isabelle Hayeur


Elle ne fréquente pas beaucoup les livres mais il y a des exceptions : la rencontre avec l’œuvre d’Anne Hébert, qu’elle a lue en entier, a laissé chez elle une trace profonde.

Enfin il y aura l’influence des voyages, notamment à New York, où elle avait fait deux

expositions au moment de l’entrevue sans qu’une galerie ne la représente. Elle s’y rend surtout pour la stimulation. « Mais je vois beaucoup de mauvaises expositions et, toutes proportions

gardées, je trouve que notre scène a quelque chose de plus intéressant, de plus libre, de moins lié aux contraintes entrainées par les demandes des clients qui recherchent dans la photo des

images qu’on peut comprendre tout de suite … La création, à mon avis, c’est faire autre chose que ça; c’est faire de l’image de résistance. »

« Ici on est libre … mais en même temps on étouffe. L’idéal serait de faire des allers et retours,

voir ce qui se fait, en particulier dans les grandes institutions, puis revenir ici pour créer. On est bien ici pour travailler! »

Les doutes qu’elle peut avoir parfois sur sa propre création ne l’empêchent pas de travailler dans une perspective d’avenir, ne serait-ce que parce qu’il y a souvent des échéances : expositions

ou commandes à rencontrer; même si « la vraie création ça se fait comme ça vient … c’est un

processus continu et souvent circulaire, une sorte de spirale qui repasse par les mêmes thèmes : le chantier, le terrain vague, le no man’s land, le désert qui peut être urbain, l’espace, » et plus récemment un environnement en détresse, y compris un environnement sous-marin.

Elle sait à quel point le public déteste voir les artistes changer de style ou de thème. On accole des étiquettes aux créateurs et on voudrait qu’ils s’y tiennent comme à une marque de commerce.

Dans son cas l’étiquette connue annonce des images panoramiques et, malheur à elle, du moins à court et peut-être moyen terme, si elle s’en éloigne! Et l’inverse est aussi vrai, car on dira alors qu’elle se répète. « Il faut avoir une tête de cochon, n’en faire qu’à sa tête; si l’artiste se trompe, tant pis : il faut se tromper pour créer … créer en fonction de la réception c’est l’une des pires

choses que l’on puisse faire … Il y en a qui le font parce que c’est humain … on veut être aimé aussi et c’est dur quand une œuvre est mal reçue. »

Les artistes n’apprécient pas toujours la dépendance envers les galeristes, les conservateurs de

a besoin passe par les experts à qui elle reconnait « une habileté que nous n’avons pas », et leur survie financière par les collectionneurs ou les subventions de l’État.

Au moment de l’entrevue, Isabelle Hayeur produisait d’immenses paysages, étirés

horizontalement, mais assurait que son travail en est moins un de prise de vue que de

« construction », grâce aux outils numériques. Les prises de vue proviennent de lieux différents

et le résultat de leur juxtaposition donne des paysages qui flirtent avec l’étrangeté géographique

malgré leur apparent réalisme. L’artiste travaille d’ailleurs à effacer les traces de son intervention pour rendre ses œuvres crédibles et convaincantes. « C’est comme un travail de peintre,

mais par collages numériques. Je travaille un peu comme un architecte, un urbaniste ou un anthropologue; ce qui m’intéresse vraiment c’est le paysage, la façon dont on l’habite et le transforme. »

Ce qu’en disent les artistes

musées ou les critiques, mais ils n’y échappent pas. L’estampille de qualité dont leur réputation

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Vallisnaria, 2011

Série Underworlds photographie numérique

107 x 121 cm verso Mangrove, 2011

Série Underworlds Photographie numérique

100 x 91 cm


Pour imprimer ses formats inusités, elle a recours à des laboratoires industriels spécialisés. Elle y apporte simplement le fichier numérique qu’elle a mis au point sur son ordinateur, et donne ses

instructions précises. Cela lui évite des découpages, montages et autres manipulations difficiles, dont le résultat ne pourrait rivaliser avec celui du laboratoire, elle qui se dit incapable de tenir un marteau! Elle n’a pas besoin d’un atelier au sens habituel du mot : un bureau lui suffit.

L’attitude de l’artiste-entrepreneur lui « colle complètement à la peau. Souvent mal reçue ici,

elle est beaucoup mieux acceptée chez les Anglo-Saxons. C’est très libérateur de pouvoir parler affaires, métier, d’une manière pragmatique, sans avoir à justifier ou expliquer et avoir à

rappeler que c’est quand même de la création! Au Québec, quelqu’un qui parle de ces choses sans souci se fera dire : toi t’es business, » avec l’ombre d’une silencieuse désapprobation. « Oui, oui,

je m’occupe de mes affaires comme il faut et n’allez pas me reprocher de faire mon travail comme je dois le faire! … C’est ça qui nous fait vivre aussi et, si nous ne vivons pas, nous ne pouvons plus créer! Tout le monde veut un minimum de reconnaissance, et aussi des points de chute pour nos œuvres … ça aussi c’est stimulant et ça permet de continuer. On n’est pas artiste tout seul dans

son atelier; les œuvres doivent être montrées et il faut prendre les moyens. On vit dans un monde où les médias sont hyper importants et si on ne s’en occupe pas, l’œuvre n’a pas de voix, pas de place, pas de reconnaissance. »

Isabelle Hayeur se pose parfois la question secrète et lancinante que se posent probablement

tous les artistes : Que restera-t-il dans l’avenir de ce qu’elle fait? Laissera-t-elle une œuvre forte? Comment en être certaine? « Par contre si j’avais à être fière de quelque chose, je dirais qu’au moins c’est une œuvre personnelle qui s’inscrit dans son époque, dans les tendances de cette époque » Elle ne se sent donc pas exclue mais demeure convaincue que ce qu’elle voit de l’art

actuel ne l’influence pas directement; qu’elle a réussi à créer un langage qui est le sien propre … avant d’être reprise au bout de sa phrase par le doute torturant puis se ressaisir pour affirmer

avec force encore une fois qu’il ne faut pas faire de compromis et produire en fonction d’un public pour se rassurer. Jamais! Sous peine d’un travail médiocre. Si ce que l’on s’apprête à faire ne

Créer

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s’inscrit pas dans les goûts du jour, les tendances reconnues, si ça risque fort de ne pas être cool, de ne pas être compris « mais qu’on sent qu’on doit le faire pour être fidèle à soi-même, alors il faut le faire et se le redire souvent. »


Denis Juneau 1925–2014

S

oixante ans de carrière et une réputation consacrée par le prix Borduas, surtout peintre et

dessinateur, mais sculpteur à ses heures, Denis Juneau m’a remis, sur des pages arrachées

à un cahier à dessin et décorées aux pastels à l’huile, un court texte plein de finesse et de vie. Devenu sourd à cause d’une méningite survenue à l’âge de deux ans, et affligé plus tard des

séquelles d’une poliomyélite, il n’a jamais laissé ces handicaps l’empêcher de cultiver des amitiés nombreuses ni de parler d’art avec éloquence et de mener une belle carrière. Cet homme, dont l’optimisme et la joie surprennent ceux qui le connaissent peu, manifeste la superbe absence

de préjugés et de barrières que l’âge et une immense expérience peuvent conférer aux meilleurs

esprits. Il m’a raconté en riant avoir commencé par prendre un par un tous les cours offert dans

son temps à l’École des Beaux-Arts de Montréal, ce qui a fait de lui un artiste qui sait tout faire et que rien n’effraie.

Un peu comme Juan Geuer, Juneau considère que la capacité de création n’est pas confinée à

l’activité artistique. Seule la liberté d’expression distingue à ses yeux la création proprement artistique d’une activité répondant à des contraintes utilitaires. « L’enfant est plus près de la

création que l’adulte, parce qu’il ne réfléchit pas et dessine directement de façon spontanée et poétique. »

Le caractère extrêmement dynamique du travail des dernières années chez Denis Juneau tient peut-être justement dans l’application, du moins au départ de la création, de ce principe de

spontanéité qui n’exclut en rien les choix conscients et le regard critique qui suivront mais lui a ouvert un nouvel univers à explorer.

Il me parle de l’aquarelle qu’il développe beaucoup depuis quelques années, sans pour autant

renoncer à l’acrylique dans les grands formats, et m’explique comment l’aquarelle est différente de la gouache, autre peinture à base d’eau qu’il a également pratiquée mais qu’il juge plus films de couleurs se superposant et laissant transparaitre des tracés de lignes ou des petits

hiéroglyphes à l’encre noire, est vraiment son medium de prédilection des dernières années.

« Elle est transparente comme un vitrail … Tu peins à l’aquarelle comme tu chantes … C’est une matière avec laquelle on peut obtenir le subtil comme on veut … » dit ce poète du pinceau.

Mais ça c’est le Denis Juneau dernière manière! À ses débuts l’artiste est un plasticien strict

des jeux de formes géométriques et mathématiques. Les rapports formels sont prédominants

et les couleurs plates, c’est-à-dire sans nuances. Il rejette tout « illusionisme » en peinture, ne s’intéresse qu’au concret, au raisonnement et à la science.

Vers la fin des années 1970 pourtant, les lignes dures du hard edge 1 s’adoucissent déjà un peu et la ——— 1

Hard Edge : Expression, qui remonte à la fin des années 1950, pour décrire une manière de peindre en à-plats

colorés sans nuances et aux contours très nets.

95 Ce qu’en disent les artistes

difficile à traiter, « plus dure ». C’est que l’aquarelle qu’il utilise à sa manière abstraite, avec des


Simon Blais

Denis Juneau


Ronds dans ronds, 1967 Acrylique sur toile 173 x 173 cm

gracieusetĂŠ Galerie Simon Blais


Sans titre, 2008

Aquarelle et encre de Chine sur papier 66 x 51 cm

photo Simon Blais


couleur devient plus fluide. En 1986 il obtient une bourse du Conseil des arts du Canada pour un séjour d’un an à Paris et, pour la première fois, il s’autorise un temps d’arrêt dans une carrière déjà longue et fort active. Il éprouve le besoin de se ressourcer. Et là, dans la merveilleuse et

stimulante atmosphère parisienne, il laisse aller toutes les contraintes qu’il s’était imposées.

Dans le catalogue signé par la commissaire Nathalie De Blois pour le Musée du Québec en 2001, Juneau reconnait avoir abandonné à ce moment toutes ses recherches théoriques et autres

calculs, ajoutant : « J’ai trouvé une liberté et un plaisir de peindre que jamais auparavant je

n’avais éprouvés. » En fait, et sans l’avoir prévu, l’artiste a produit énormément pendant cette année qui devait être sabbatique.

On reconnait toujours dans sa peinture l’usage de la ligne, du rectangle ou du carré, mais tracés à main libre, sans contours rigides, noyés dans des couleurs superposées, presque vaporeuses, et en l’absence notable du cercle si présent autrefois. Enfin, est apparu plus récemment tout

l’alphabet personnel des petits hiéroglyphes joueurs. Quant à l’inspiration, qu’il dit puiser dans l’observation quotidienne et tranquille des choses de la vie, elle se prépare, selon lui, sans qu’il n’y prête nécessairement attention.

Denis Juneau a évolué tout en douceur, sans que la dichotomie maudite, qui en a entravé ou

fait souffrir d’autres, semble jamais l’avoir attaqué. Lui a pu tout se permettre, y compris des entreprises picturales presque contradictoires ou en tous cas fort différentes, passant d’un

système rigoureux à la spontanéité, sans ressentir le moins du monde le besoin de s’en justifier, avec une confiance joyeuse en ses propres capacités de réussir aussi bien l’une que l’autre. Il fut toujours magnifiquement libre et heureux dans son art.

S’il y a, pour les jeunes artistes, une grande leçon à retenir de la carrière prolifique de Denis

Juneau, c’est à mon avis l’extraordinaire et contagieuse liberté qu’il s’est octroyée tout du long sans en avoir peur.

99 Ce qu’en disent les artistes


Thomas Vamos

Peter Krausz


Peter Krausz

P

eter Krausz, artiste bien établi et jouissant d’un enviable succès, a mené, si l’on peut

dire, deux carrières consécutives. À l’époque de son arrivée au Canada en provenance de la

Roumanie, dans les années 70, il découvre la liberté de l’art loin de l’idéologie marxiste-léniniste

et de ses dogmes. Réagissant à ses souvenirs encore chauds, il veut témoigner et ressent le besoin de prendre position. Son poste de directeur au Centre des arts Saidye Bronfman, entre 1980 et

1991, le maintiendra au cœur du courant dominant de l’art contemporain. Il circule à l’étranger

et suit ce qui se fait alors dans East Village 1, notamment le Bad Painting 2. Il participe ainsi aux Cent

jours d’art contemporain de Montréal en 1987 avec des installations liées à des documents du goulag et de grandes œuvres noires au sens propre et au figuré.

Mais en 1989 le mur de Berlin s’effondre, les pays satellites de l’ancienne URSS s’ouvrent et, en même temps qu’eux, des temps nouveaux dans la carrière de l’artiste : progressivement les motivations antérieures disparaissent. Il se réoriente vers une plus grande intériorité.

Une sorte de calme s’installe, du moins en surface des œuvres. Il s’intéresse davantage à la

peinture et au paysage. Sa peinture devient plus philosophique, avec une strate sous-jacente de questionnement sur le sens de la vie, une inspiration plus subliminale.

« La nature-terre englobe tout, nos actions se répètent, on fait toujours les mêmes bêtises. »

Voilà une phrase qui laisse deviner une secrète mélancolie cachée au fond des paysages éclatants, qui surgissent d’abord en arrière-plan, puis s’avancent jusqu’à occuper toute la place. Paysages du pourtour de la Méditerranée, l’Espagne, la Turquie, l’Anatolie, la Sicile, paysages chargés d’Histoire et de références picturales dont on suppose aisément les liens avec ses racines

roumaines; ils évoquent les arrière-plans de la peinture renaissante comme aussi des vedute 3 des

xviie et xviiie siècles.

Chaque été, alors que son enseignement universitaire ne le retient pas, ou profitant d’une année méditerranéen. Il photographie et dessine les panoramas montagneux, faisant confiance

aux images qui se présentent d’elles-mêmes, à l’inspiration, qu’il ne nomme ni ne force. Une

recherche moins spécifique que pour préparer des installations; il peut désormais être ouvert à l’inconnu qui se présente. « Tout est bon pour le moulin! » ——— 1

East Village : Quartier de Manhattan, assez délabré avant les années 1990, où s’installaient de nombreux

jeune artistes. 2

Bad painting : Mouvement né aux États-Unis vers les années 1970 en réaction à une peinture intellectuelle et à la

rectitude politique régnante. Il se voulait débraillé, criard, inspiré du Punk Rock et des artistes de la rue. 3

Vedute : Pluriel de veduta qui signifie vue en italien. Peinture souvent de grand format représentant un paysage

semi-urbain vu à distance et comportant un horizon impressionnant. Les vedute sont apparues dans les Flandres au

xvie siècle, développées par les Hollandais puis par l’École de Venise aux xviie et xviiie siècles. En son temps, Canaletto

fut un peintre védutiste réputé.

101 Ce qu’en disent les artistes

ou de quelques mois de sabbatique, le peintre quitte l’atelier pour voyager dans son univers


Survey/Survol # 25, 2012

Secco (tempera à l’œuf) 42 x 42 cm


La beauté, réhabilitée, devient son nouveau défi. La maitrise du dessin et de la tempera 4 a

secco 5 se manifeste sans contrainte dans ses œuvres. Mais Peter Krausz est tout à fait conscient que, pour des raisons idéologiques, les grandes institutions le situent désormais hors du

courant de l’art contemporain qu’il a fréquenté et qui lui a apporté le succès, faut-il le rappeler.

« Montréal est une assez petite ville et il n’y a pas tellement de place pour des courants artistiques différents. » Mais il veut assumer sereinement son retour à une certaine tradition et au genre dit paysagiste.

« Une bonne galerie qui vend bien et sait attirer des collectionneurs peut, après tout, vous mener au Musée par le biais de leurs dons; à défaut d’achats directs par les institutions elles-mêmes. » Les galeries peuvent jouer et ont en effet joué dans le cas des artistes des xixe et xxe siècles, un

rôle essentiel et complémentaire en regard des choix officiels des musées et instances d’achats publics. Ces galeries ont souvent appuyé, voire découvert, des artistes ignorés des institutions

et qui en seront finalement reconnus, même si tardivement. Encore faut-il qu’il y ait ce travail d’intelligente promotion, d’abord à l’interne, auprès des collectionneurs, ce que certaines

galeries ne réussissent malheureusement pas toujours. Car il s’agit d’un travail attentif et

exigeant, appuyé sur une réelle culture et beaucoup d’entregent. De plus le ou la galeriste doit

oser croire ouvertement aux possibilités de tel ou tel artiste, pourtant mal connu ou alors boudé. Peter Krausz n’est pas très porté sur les « ismes ». À son avis, les idées ne suffisent pas, « il faut aussi toucher ». De plus l’artiste juge aujourd’hui que l’art décrit comme conceptuel s’avère

souvent trop faible d’un point de vue visuel; formel disait pour sa part Alleyn qui en avait plus ou moins la même opinion. Certes on peut toujours comprendre une intention clairement

exprimée, mais justement on comprend trop vite; « ça peut être intelligent, mais après que reste-t-il? Pour les étudiants, c’est le plus facile: ah j’ai une bonne idée que je vais illustrer. Ça leur suffit. Mais plus tard, dans une deuxième étape, la création passe à travers toute la connaissance vécue et l’expérience, y compris technique. »

découvertes le pinceau à la main au fil d’un travail incessant dans l’atelier. Les projets, qui se

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des inventions techniques. Il s’autorise même beaucoup de repentirs 6 !

Ce qu’en disent les artistes

Il a plutôt choisi la voie de l’évolution par l’intérieur, qui consiste à faire ses expériences et ses présentent en succession, entrainent d’eux-mêmes des tentatives nouvelles, des ajustements, Il aime bien devoir préparer une exposition chaque année : c’est contraignant, bien sûr, mais cela lui donne un cadre, et sans doute aussi la stimulation qu’il recherche. ——— 4

Tempera : Médium pictural utilisant l’œuf comme liant. À la fois très durable mais aussi fragile, la tempera ne

peut être utilisée que sur un support rigide et nécessite la protection d’un vernis final. 5

A secco : Travail pictural, souvent mural ou sur panneau enduit, effectué sur plâtre sec, par opposition avec a

fresco, sur plâtre humide. Notez que toutes les murales ne sont pas des fresques, surtout dans les pays du Nord, et à notre époque. 6

Repentirs – Joli nom donné aux modifications qu’un peintre peut introduire dans l’exécution d’un tableau, soit

en effaçant, soit en recouvrant ce qui sera remplacé. Les rayons x de tableaux des maîtres anciens ont fréquemment révélé des repentirs.


Survey/Survol # 26, 2012

Secco (tempera à l’œuf) 66 x 102 cm


Dans sa Roumanie natale, Peter Krausz a été formé en peinture monumentale à l’École des

beaux-arts de Bucarest : rigoureux apprentissage du difficile travail de la fresque dans toutes ses variantes; copie des anciens maîtres; complète formation au métier, cinquante-six heures par

semaine. De quoi provoquer chez le jeune artiste l’ivresse d’une liberté inespérée à son arrivée en

terre d’Amérique où régnait alors l’abstraction. Il y a quelques années, il a pourtant fait un retour aux techniques traditionnelles apprises autrefois, à la différence qu’il travaille à présent a secco plutôt qu’a fresco.

Le défi technique demeure grand. L’artiste s’amuse à raconter qu’il achète plusieurs douzaines d’œufs à la fois pour préparer lui-même sa tempera. Une fois la détrempe mêlée aux précieux

pigments, dont de grands tiroirs superposés recèlent une centaine de teintes, elle sera appliquée sur un panneau d’abord enduit d’une couche de plâtre, puis mis à sécher, sur lequel un dessin sera ensuite reporté avant que la peinture elle-même puisse être exécutée. Le produit final

présente une surface lisse et satinée comme un cuir de chevreau fin, extrêmement durable mais aussi fragile et très longue à sécher en profondeur.

La technique a secco n’est pas la seule à laquelle recourt l’artiste fort polyvalent, qui donne

toujours, à l’Université de Montréal, des cours de dessin et d’atelier destinés à des étudiants avancés, le plus souvent des historiens de l’art, qui doivent apprendre toutes les techniques rencontrées dans leurs études. Or si les savoirs anciens sont perdus aujourd’hui pour à peu

près tout le monde, il faut avoir fréquenté, comme Peter Krausz, les écoles de beaux-arts des

pays de l’Est pour acquérir pareil degré de connaissance et de maestria de toutes les techniques

traditionnelles connues; si bien qu’on peut par la suite faire avec aisance n’importe quoi dans le domaine des arts plastiques!

Comme tant d’autres dans ces pages, Peter Krausz met l’accent sur l’importance de la production constante. Tout le monde sera d’accord mais ce n’est pas toujours si simple et s’il peut passer

sa vie dans l’atelier, il le doit bien sûr à son énergie de même que pour une part à sa compagne Irina. Mais il s’est aussi gagné l’aide au moins occasionnelle d’une secrétaire ou d’un(e)

assistante(e) d’atelier, le plus souvent d’anciens étudiants qui y achèvent leur apprentissage ou

problème de l’énergie détournée, tel qu’exposé par Isabelle Hayeur ou Eveline Boulva et vécu par quiconque mène une carrière très active. Cela me parait un excellent investissement dès qu’un artiste peut se le permettre, si l’accroissement de sa production en résulte.

105 Ce qu’en disent les artistes

bouclent ainsi leurs fins de mois. On peut considérer ce personnel comme une réponse valable au


Guy Lavigueur


Guy Lavigueur

P

hotographe formidablement actif et technicien expérimenté, Guy Lavigueur est un cas

d’espèce. Il représente ici ceux qui n’ont reçu aucune formation artistique proprement dite,

qui n’avaient jamais pu rêver d’art dans leur jeunesse et qui sont arrivés tardivement dans le milieu.

Tombé dans la photo dès la fin du secondaire grâce à un merveilleux prof qui avait mis sur pied une sorte de mini-école d’art dans un grand local scolaire, il a eu très tôt sa propre chambre

noire dans le sous-sol de ses parents et avait déjà fait du grand format avant d’apprendre, plus

tard, à répondre aux exigences de la production commerciale. D’ailleurs l’examen final de l’école technique exigeait un contrat réel, exécuté et facturé. Ce premier contrat commercial s’est fait

à partir d’un hélicoptère. Rien de très nouveau pour lui, qui accompagnait dès sa petite enfance son père, pilote professionnel, et qui a mémorisé son Québec en vue plongeante, du nord au

sud et d’est en ouest. C’est de cette vision photographique particulière qu’est issu son travail d’aujourd’hui.

Tout en remplissant pendant de longues années des contrats alimentaires de photographie

aérienne, il s’est aussi permis de la photo supplémentaire pour son propre plaisir, sans encore

oser se dire artiste, presque toujours en profitant de vols à fins commerciales lui permettant de

survoler des sites dont l’étrangeté l’intéressait. Cet homme modeste, débordant d’une capacité de production qu’on croirait inépuisable, a développé, dans un isolement relatif, en l’absence d’une formation de type beaux-arts, une démarche bien à lui avec la liberté et la fraicheur de

l’autodidacte. Impossible cependant de parler de naïveté à son égard à cause de sa considérable science du medium et de la qualité professionnelle et esthétique de ses productions.

Après avoir exploré le paysage québécois puis canadien, il a découvert ceux de l’Europe, des iles indonésiennes et de l’Afrique, et le cercle de ses excursions s’agrandit encore. « Je cherche des

Des images dont il masque le plus souvent l’identité, même si pour une exposition en particulier, on peut lui demander de prendre ses photos dans une région déterminée. « Peu de gens voient le

monde à la distance d’où je le regarde; les avions de ligne montent trop vite et, à 14 000 pieds déjà

il n’y a plus de couleur ; tout est gris-bleu. » Entre la trop grande hauteur, qui efface tout, et la trop faible, qui trahirait le sujet et aboutirait à une photo paysagiste, il dispose d’une marge étroite. Guy Lavigueur qui travaille d’abord en plein ciel, s’étend volontiers et avec enthousiasme

sur la cuisine de sa production artistique. Ses prises de vue s’effectuent nécessairement par

temps ensoleillé et avec l’aide de cartes topographiques, dont il possède une impressionnante collection.

Au moment de l’entrevue, il utilisait le film traditionnel et un appareil photo Hasselblad

pour photographier presque verticalement, jamais à 45 degrés, ce qui tend à faire disparaitre

107 Ce qu’en disent les artistes

images difficiles. » Des images parfois étranges qui ressemblent volontiers à des toiles abstraites.


les indices et permet d’éviter le plus possible la perspective et les points de fuite. Suivait la

transformation des négatifs au numériseur (scan), le travail à l’ordinateur pour le recadrage en carré choisi par l’artiste et l’ajustement des couleurs.

Petit à petit, les photos ont tendu vers le grand format, la géométrie et des textures visuelles parfois très fines. Le résultat, dont le sujet demeure toujours volontairement difficile à

identifier, revêt un formalisme très proche de ce qu’il est convenu d’appeler l’abstraction. Récemment Guy Lavigueur est passé au numérique. Cela autorise un plus grand nombre de prises de vues, plus rapidement. En effet il n’a pas à recharger la caméra de film alors que

chaque minute de pose coûte. On paie en effet un prix élevé pour la location d’un petit avion et

un prix tout à fait prohibitif pour un hélicoptère. Ces frais considérables de production doivent évidemment être tenus en compte.

Autre changement, alors qu’il utilisait ce qu’on appelle dans le métier le format 2¼ par 2¼, le voici dans un format équivalent au 35 mm, que les amateurs connaissent bien. Il y a des

désavantages : avec le 35 mm numérique; on perd un peu les détails les plus fins, surtout en haute altitude, sans parler du fait que les appareils se périment trop vite (numérique quand

tu nous tiens!). Par contre l’outil numérique lui permet de contourner le problème du 35 mm

en créant de longs rectangles dont les proportions atteignent 9 pour 1 et qui ressemblent à des bandeaux et dont les fichiers sont imprimés au giclé en laboratoire industriel.

Ingénieux, Guy Lavigueur a même mis au point pour ses expositions un système d’accrochage des œuvres, élégante alternative au monté-collé sous plexiglas qui s’avère lui aussi trop

coûteux (on n’en sort pas). Ses photographies sont tendues sur une tringle invisible, donnant l’impression qu’elles flottent devant le mur. Ce qui vient nous rappeler que la production

d’œuvres, le plus souvent financée par les artistes eux-mêmes, est l’une des causes directes de

la faiblesse de leur revenu disponible, voire de la pauvreté au moins relative de plusieurs d’entre eux, et même des meilleurs. En sens inverse, la maigreur des revenus peut aussi freiner des

Créer

108

créations plus ambitieuses.

Entre les prises de vue et la production de photos à titre d’oeuvres il se passe un temps plus ou

moins long. L’artiste a besoin d’un écart de réflexion. D’autre part seul un très petit pourcentage des milliers d’images conservées sera plus ou moins rapidement transformé en œuvres. Les autres s’accumuleront dans une réserve toujours disponible.

Parmi les regroupements artistiques auxquels contribue activement Guy Lavigueur, l’un des

principaux a plutôt mauvaise presse au Québec, ou reste du moins universellement passé sous silence, même si la presque totalité des meilleurs artistes s’y retrouvent, sans pour autant

y être actifs. C’est l’Académie royale des arts du Canada, dont le sigle rca est plus volontiers affiché par les artistes canadiens-anglais. Mais Guy Lavigueur a décidé de braver l’interdit

tacite et a entrepris de mettre sur pied un volet francophone et québécois de ladite Académie.

Il me fait remarquer avec aplomb qu’il n’existe aucun équivalent de même niveau au Québec,

alors tant que ça n’existera pas … que l’Académie, qui ne reçoit pas de subventions, défend son indépendance contre l’art d’État … que par ailleurs les artistes étant souvent isolés, un réseau peut être un soutien stimulant. Bref, il est un avocat convaincu de sa cause.


Deux tons, 2009

Abitibi, Québec

75 x 75 cm, tirage de 7

Photographie numérique,

impression giclée sur papier Epson


Arena barricado #60, 2012 Saint-Malo, France 60 x 100 cm, tirage de 5 Photographie numĂŠrique, impression giclĂŠe sur papier Epson


Marie-Jeanne Musiol

M

arie-Jeanne Musiol, artiste photographe, et auteure de deux livres, démontre un intérêt prononcé pour la science et l’engagement social. Elle parle davantage des idées qui

l’animent que des sources plus immédiates de son travail de création. À mes questions directes

sur ce dernier point j’obtiens qu’il faut bien sûr sortir de l’atelier, s’aérer l’esprit, et que toutes les formes d’expression l’intéressent, mais elle revient vite aux idées.

À son avis, la nature de la création a beaucoup changé dans les dernières années. Internet nous fait prendre conscience de notre appartenance à quelque chose de beaucoup plus vaste, qui a

toujours existé mais qui se révélerait aujourd’hui. « On est, en quelque sorte, des artistes-web en rapport avec des milliers d’autres artistes qui nous influencent sans même le savoir. »

Elle se rallie à une « nouvelle notion qui va se confirmer, celle de l’univers holographique du

physicien David Bohm,1 qui serait constitué de la somme de toutes les possibilités, même jamais

explicitées, mais impliées 2 dans la trame du réel. À partir du va-et-vient entre le monde apparent et ces dimensions non déployées, un «holomouvement» permet de penser le cosmos de façon infinie. »

Pour Marie-Jeanne Musiol, l’art s’inscrit dans le contexte des recherches contemporaines sur

le cerveau. Elle concrétise ses idées, entre autres dans une photo énergétique, présentant les auras

lumineuses de diverses feuilles de plantes. « Ce qu’on croit être des effets de solidité ne sont en

fait que des flux et des effets de fréquence qui varient continuellement. » L’univers, comme elle l’imagine, est en permanente fluctuation et « à certains moments ses éléments se coagulent ou s’assemblent d’une certaine manière pour ensuite se dissoudre et recommencer, peut-être sous une autre forme. Si donc on persiste à concevoir la réalité comme faite de solidité, on est dans un mode de pensée dépassé. Et si ce n’est plus dans la matière absolue et figée que les choses se passent, l’artiste va-t-il continuer à créer des objets ou va-t-il se tourner vers les réseaux Elle croit que les artistes auront de plus en plus un rôle dans la conception des systèmes

qui véhiculent l’information. « Nous sommes encore encadrés par des systèmes binaires et

les artistes, qui n’ont pas à priori des esprits binaires, essaieront de faire éclater la chose et

d’introduire des dimensions d’un autre ordre; que les artistes inventent donc eux-mêmes les codes des systèmes afin de ne pas être déterminés par eux. »

Pour Marie-Jeanne Musiol, le « contenu de l’art n’est ni un objet ni une fin, mais un processus …

Il n’y a plus de finalité absolue, les choses sont dans un flux continu; les artistes ont une influence de transformation et la création devient la qualité d’une conscience capable d’altérer la réalité. » Comment faut-il alors comprendre le sens de ce noir profond qui envahit certains de ses

imprimés photographiques? « Le noir n’est pas une absence de lumière mais la lumière d’un

potentiel d’apparition ou de disparition … La singularité des êtres serait la matérialisation à un

111 Ce qu’en disent les artistes

immatériels? »


Marie-Jeanne Musiol


certain moment d’une fréquence donnée; fréquence unique qui se cristallise de cette manière,

quitte à se redissoudre ensuite pour devenir autre chose … mais chez les individus, une substance de conscience dure, toujours identique à elle-même. »

Marie-Jeanne Musiol va jusqu’à postuler que ce qu’on appelle spiritualité résulte probablement de transferts énergétiques à des fréquences élevées, et affirme son attachement à de tels registres. Elle me donne l’exemple de sa série de photos du moment où elle voit l’effet de ce qu’elle appelle la pensée-forme sur la plante photographiée grâce à un procédé spécial qui en rend

visibles des registres lumineux … « On va devoir considérer que les transferts de pensée peuvent

être visualisés et que la pensée a un pouvoir de transformation. [On devrait en conséquence] reconcevoir la subjectivité. »

Les textes qui nourrissent sa pensée et sa création, ceux de Bohm 1 par exemple, la mènent, dit-

elle, « dans un immense territoire d’intersubjectivité où la substance du flux prend le dessus

au détriment de la solidité de l’ego … [même si] par contre, chez les individus, une conscience centrale existe identique à elle-même, et survit à la mort du cerveau. » Les cultures orientales

auraient compris, de manière intuitive, depuis des millénaires déjà, ce à quoi nous occidentaux arrivons par la physique quantique alliée aux nouvelles technologies de communication. « Teilhard de Chardin en était là et ses écrits conservent un haut degré d’actualité. »

Marie-Jeanne Musiol parle davantage de ce qui oriente ses choix de medium que de production proprement dite, puisqu’elle a pour objectif de faire apparaitre la pensée-forme et que la pensée vient en premier. Elle rappelle une visite à Auschwitz, alors qu’elle n’arrivait pas à exprimer photographiquement la présence qu’elle ressentait dans ce lieu et que cette incapacité a

suscité chez elle une remise en question. Ce qui l’a amenée à croire qu’il est « impossible de

représenter adéquatement la totalité de l’expérience vécue [sur le site du camp de la mort], le moyen plastique, [c’est-à-dire la photo classique] ayant atteint la limite de ses possibilités. »

Par quel autre moyen alors pouvait-elle rendre sensible « la présence énergétique ressentie? » La photo Kirlian lui a paru une solution au problème qu’elle se posait. Le nom de Kirlian réfère à la découverte accidentelle en URSS, en 1939, par le technicien Semyon Kirlian et

photographiquement visible autour de plantes, d’objets ou d’êtres humains. On a appelé ce

halo « effet corona ». Il est maintenant bien connu du milieu scientifique et décrit comme une

couronne électrique, produite par l’ionisation du milieu entourant un conducteur. Notons que

pour Kirlian et ses disciples dans le domaine de la parapsychologie, l’effet en question serait une manifestation du concept ésotérique de l’aura des êtres.

Marie-Jeanne Musiol admet que cette photo énergétique produit pour le moment une image fixe, ——— 1

David Bohm : scientifique américain, expatrié par le maccarthysme pour ses idées et mort à Londres en 1992.

L’un de ses livres est brièvement commenté dans la bibliographie. Il est notamment l’auteur d’une Théorie de l’ordre implicite et de ce qu’on a appelé le Dialogue de Bohm. 2

Impliées : terme savant utilisé surtout dans le monde des sciences.

113 Ce qu’en disent les artistes

son épouse Valentina, d’un effet de décharge électrique lumineuse, produisant un halo


Miroirs du cosmos no 2 (Érable), 2006 Photographie énergétique 25.5 cm x 20 cm


La forêt radieuse (Vinaigrier), 2011 Photographie énergétique 18.5 cm x 13.5 cm


comme le fait un tableau à l’ancienne, mais croit néanmoins être entrée dans un champ ou la

création se trouve libérée d’une partie au moins de la contrainte formelle pour arriver au flux, et à l’échange instantané d’information, un immense territoire où on sort de la subjectivité isolée pour entrer dans une intersubjectivité.

L’artiste est persuadée que sa photo énergétique, exposée entre autres au Jardin Botanique de Montréal, rejoint aisément le public, mais elle est consciente que le niveau d’interprétation

de ce public peut varier beaucoup. Elle espère que ses spectateurs suivront les mêmes étapes de recherche qu’elle-même.

Créer

116


Sophie Privé

S

ophie Privé était une jeune peintre fraiche émoulue du baccalauréat au moment de cette

entrevue. Mais elle a déjà sa place dans une galerie bien considérée et le critique d’art Henry

Lehmann a remarqué son travail dans les pages du journal montréalais The Gazette dès l’une de ses premières expositions.

Comme l’université est encore toute proche derrière elle, ma question sur la création artistique et sa manière de l’aborder l’amène à se remémorer sa formation, versus justement l’objectif de création : « Nous, notre génération d’étudiants, devons écrire des textes de démarche qui

accompagnent notre travail et je trouve que ça devient … (hésitation) presque bureaucratique .

Quand on envoie des dossiers (pour des bourses ou expositions) il faut que ce soit fait de la même manière. Là on peut avoir une idée intéressante mais ça nous amène parfois à faire quelque

chose d’autre que ce qu’on aurait voulu. Un cadre est fourni et on doit s’ajuster à quelque chose

d’extérieur à soi, dont on sait que c’est une sorte de mode … on ajuste en fonction de ce qui sera bien reçu … oui ça conduit à faire des choix et ça éclaire notre pensée mais ce n’est pas ça la création. »

Maintenant en début de carrière, elle cherche son inspiration dans la vie quotidienne : « C’est

très élémentaire, très simple. » Elle envisage sa création comme le désir de « faire passer la réalité à travers son filtre pour en faire quelque chose de nouveau. Je veux faire l’éloge du quotidien …

Ces petits moments entre deux personnes ou entre amis … il ne se passe rien d’important, mais c’est la vie. »

Pourtant bien intégrée dans le monde de l’art contemporain, elle ne se sent pas près de ce qui

est à la mode. D’abord parce qu’elle fait de la peinture et du dessin. « Je fais des portraits, sujets traditionnels qui ont toujours existé, pas du tout nouveaux. Je ne pense pas que je révolutionne l’art, je ne réinvente rien, j’adapte à mon époque des choses qui ont toujours été faites. Je

les formes d’art, comme en musique … La peinture est aussi pertinente à l’époque actuelle que les autres formes d’art. »

Sur son rapport à la photographie, bien visible dans ses tableaux, elle dit : « Je ne fais pas de

photo moi! … mes photos ne sont qu’un outil. La photo est un pont entre la réalité et l’œuvre,

pour capter un moment, c’est dans le processus de création. Quand on prend des cours de photo on apprend à faire de bons cadrages etc., mais moi j’aime les mauvaises photos prises par des

amateurs comme moi, parfois avec une caméra jetable, avec des mauvais cadrages, ou alors une grimace du sujet. J’aime ces défauts-là, ce sont des petits moments de spontanéité.

« En fait on est en quête de quelque chose, on a un but mais sans savoir exactement ce qu’on

cherche. On donne une commande à notre cerveau, une mission ; on ne sait pas comment s’y prendre ni où on s’en va. On ne sait pas exactement mais on vise bien quelque chose tout de

Ce qu’en disent les artistes

n’embarque pas dans le discours de la mort de la peinture, je crois qu’il y a de la place pour toutes

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Sophie PrivĂŠ Dominique Gaucher


même et la réponse arrive parfois quand on ne s’y attend pas. Pour moi l’inspiration c’est une réponse à mes questions. C’est parfois plus long qu’on voudrait mais, ça arrive à son heure ». « Les progrès techniques ont complètement changé la création. Je crois qu’avant, les peintres

devaient faire, avec peu d’outils, presque l’équivalent de la photo pour laisser une trace dans leur monde, alors que maintenant toutes les technologies sont à notre service pour faire de l’art. On est gâtés! La création exige de moins en moins de savoir-faire. » Ou peut-être une autre sorte de savoir-faire Sophie!

Sophie Privé sait s’accorder les nécessaires périodes de ressourcement, pendant lesquelles elle

lit, fait de la photo, visite des expositions ou même écrit. « Mon écriture de réflexion, ce sont des petites notes, des petits dessins, du genre carnet de voyage, des idées qui viennent. Je ne suis

pas très bonne écrivaine, pas plus que grande parleuse. Je ne suis pas une intellectuelle avec un

discours articulé. Je suis plutôt engagée dans l’action et je ressens les choses. Je ne sais même pas comment j’arrive à réussir, quand je réussis. Il me semble que j’ai fait mes meilleures œuvres

dans les mauvaises périodes [émotivement, avec son amoureux dit-elle] parce quand ça va super bien, je n’ai pas envie de travailler … plutôt d’aller en voyage! »

Sophie Privé fait du dessin depuis sa plus lointaine enfance, « ça occupait beaucoup de temps dans ma vie, mais je ne savais pas qu’on pouvait en faire un métier avant d’aller au cégep. »

Elle avait même commencé en sciences pures « pour s’ouvrir toutes les portes ». Mais le dessin

a gagné! « J’étais bonne », dit-elle avec une simplicité parfaite. Et puis elle aimait rester « dans sa bulle » et se déclare assez solitaire. Elle est donc passée aux arts visuels et a voulu toucher à

toutes sortes de techniques, dont celles de l’estampe et de la peinture. Elle construit d’ailleurs l’équilibre de ses tableaux avec de grands à-plats colorés d’acrylique voisinant avec un dessin réaliste fouillé.

Elle parle de faire « de la peinture de dessinatrice » et demeure aussi « amoureuse » du dessin d’observation. Pour passer au stade de l’œuvre, elle dessine à partir d’une projection. « Au début

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lignes, et maintenant plus ça va, plus ça va dans le détail, les ombres, les lumières et tout. Je me

Ce qu’en disent les artistes

et du portrait que dans ses très jeunes années. Elle préfère, on l’aura compris, le dessin

je faisais des dessins à main levée, ensuite j’ai tracé au projecteur, ne conservant que les grandes sers de la projection pour enlever la spécificité de la main du dessinateur puisque tout le monde

dessine différemment. Je donne des cours de portrait et de dessin, et dix étudiants dessinent tous différemment le même sujet. C’est fascinant! Mais pour mon travail actuel, je ne veux pas cela; je veux un dessin objectif; je veux la finalité du dessin mais l’essentiel de la photo. »

Comme je connais bien moi-même le dessin au projecteur, je lui fais remarquer que la graphie de l’artiste n’est pas vraiment effacée. « Oh non, mais elle est un peu atténuée, elle recule, [admet-elle]. J’ai transféré mon apport personnel à mon choix de sujets, parce que j’utilise

comme modèles des gens qui font partie de mon intimité. Mais le dessin dépouillé d’une part de subjectivité me plaît. J’aime la facture finale qu’il apporte. »

Quand elle se remet à la peinture, après une période de repos, la discipline prévaut: elle se lève


Séquence doute, 2007

Graphite et acrylique sur toile 90 x 75 cm


Séquence nuit, 2007

Graphite et acrylique sur toile 105 x 133,75 cm


tôt et entre à l’atelier de bonne heure « comme si j’allais au bureau », constatant souvent que son

approche s’est un peu renouvelée comme elle l’espérait. Les expositions sont importantes « parce que c’est l’achèvement d’une production … c’est stimulant d’avoir des échéances à rencontrer,

ça nous donne un but, c’est stressant, ça nous fait travailler sur l’adrénaline, ça fait germer les idées comme un engrais. »

Quelle est son ambition? « Avoir ma place dans le milieu de l’art; être appréciée par mes pairs et par le public aussi, être assez active pour réussir à en vivre. »

Créer

122


Rober Racine

R

ober Racine, artiste multidisciplinaire hors normes, Prix Borduas 2007, a choisi de me faire parvenir un long texte rédigé pour répondre aux questions d’une étudiante qui le destinait

à l’usage interne d’un cours. De ce texte remarquable, celui d’un écrivain plutôt que d’un artiste

en arts visuels, j’ai extrait, avec sa permission, ce qui répond à mes questions sur la création et ce qui lui est connexe.

Rober Racine affirme ne s’être jamais préoccupé de « l’air du temps », de mouvements ou de

regroupements. Il s’en tient jalousement à une intériorité préservée; qu’il choisisse d’explorer la musique, la littérature ou les arts visuels, il préfère travailler seul. Le contexte social peut influencer malgré lui sa vie quotidienne, mais pas ou peu sa création, croit-il.

Chez lui les thèmes des œuvres-essais sont d’abord « des sujets de recherche … des vies et des

lieux à explorer … une fois les projets thématiques terminés, leurs sujets n’existent pour ainsi

dire plus dans ma vie. Je m’en éloigne rapidement. » Pourtant, il avoue que ce sont les vies d’êtres humains particuliers qui le fascinent, plutôt que des moments de l’Histoire. Il mentionne Satie, Flaubert, la comtesse de Castiglione, Glenn Gould, Benjamin Franklin, Bouguereau, Gesualdo,

Samuel Beckett, le philosophe Vladimir Jankélévitch, sans oublier les astronautes des missions Mercury, Gemini et Apollo, à titre d’échantillon.

Rober Racine s’était prêté par choix, dans le cadre du texte qu’il m’a remis, au jeu mystérieux des mots favoris, où transparaît sa sensibilité. Plus tôt dans sa vie, il choisissait, nous dit-

il, des mots comme moment, instant, silence carré, quatre, vecteur, ordre, permutation, rituel; au moment

où il m’envoyait ce texte, ces mots avaient cédé la place à silence, écrire, dormir, disparaitre, brisé. En rapprochant ce choix récent et des phrases comme « Je dirais que pour moi le futur est déjà

derrière. » On ne peut s’empêcher de ressentir une certaine inquiétude. J’ai déjà vu deux artistes de mon entourage annoncer ainsi, métaphoriquement et parfois dans leurs œuvres, leur mort annonçait encore récemment des œuvres nouvelles.

Mais écoutons-le ajouter : « Il y a toujours eu des mots satellites autour de moi. Ils sont le reflet

d’un état d’esprit, une manière de vivre, de voir le monde en nous et autour de nous. Depuis plus de trente ans le mot silence est toujours en moi. Les autres mots résument mon état d’esprit … Ils agissent en tous cas. C’est une force omniprésente. »

Pour revenir à la création, Rober Racine reconnait que certaines de ses créations exigent

beaucoup de temps. « J’y rêve très longtemps » dit-il, parlant même de quatorze années de

travail pour Les Pages-Miroirs, ajoutant : « C’est mon rythme naturel, je crois. Sans doute parce

que j’ai un tempérament contemplatif. » L’enchainement assez rapide des réalisations dont fait état son site Internet laisse supposer qu’il produit somme toute moins lentement qu’il pourrait le laisser croire.

123 Ce qu’en disent les artistes

professionnelle. Heureusement, Rober Racine semble toujours animé par l’esprit d’invention et


Rémy Boily

Rober Racine


D’ailleurs il reconnait que toute sa vie est organisée en fonction de la création et que ce choix fut fait de très bonne heure, le succès lui ayant permis assez rapidement de se consacrer aux

exigences de son art, à l’abri des contraintes de la survivance. « On peut dire que je suis entré en création comme on entre en religion. »

À ce sujet et à la demande du journal Voir, il écrivait il y a plusieurs années : « L’artiste est là pour offrir des visions, transcender le réel, le montrer sous de nouveaux angles. Il ressemble à un

pilote d’essai. Il repousse toujours plus loin les limites de l’exploration du monde et de l’infini. Son rôle est de capter … l’insondable de la vie des êtres … Il doit s’adresser au cœur des gens, à leur musique intérieure … il éveille et fait rêver à la fois. »

Il y a chez lui une attitude qu’on peut qualifier de proustienne dans le plaisir qu’il met à

raconter, en détails, sans rien nous épargner de l’anesthésie ou des points de suture, l’anecdote d’une épingle malencontreusement avalée alors qu’il était enfant et la réapparition de cette

épingle sous diverses formes dans ses œuvres. Dans le même ordre anecdotique, il mentionne le déménagement de ses parents dans une banlieue quasi campagnarde, « encore remplie de

champs, de petits bois où il y avait même des vaches et quelques chevaux et où il a eu la chance de jouer et grandir avec cette nature maintenant disparue. »

Vinrent plus tard Expo 67 avec toutes ses merveilles, la découverte de la télévision en couleurs, l’aventure spatiale américaine qu’il suivait avec passion et envie, la découverte de la musique à

l’adolescence et l’exécution de ses premières compositions pour piano devant ses camarades

d’école secondaire, puis la disparition brutale à la même époque de six copains, fauchés dans

un accident de voiture. Survint aussi son premier voyage en Europe, dans la jeune vingtaine, la cathédrale de Chartres, qui lui fait autant d’effet qu’à Péguy autrefois, la première diffusion de

sa série d’émissions sur Les Bâtisseurs de dictionnaires à Radio-Canada en 1985 et la publication de son premier livre, Le Mal de Vienne en 1992.

Alors qu’il y a eu un temps où il voulait tout voir, tout entendre, tout lire, l’artiste fonctionne

aujourd’hui « essentiellement par amitié et affinité. » Il demeure essentiellement un solitaire dans sa création, même s’il a collaboré à des œuvres réalisées avec des artistes amis, et un

écrivain ou un compositeur, ce que je suis essentiellement ». Aucun besoin donc d’un atelier, au sens strict du mot. « Les matériaux, la matière et le travail en équipe m’ennuient profondément [ajoutant du même souffle] mais il est important d’essayer de nouvelles formes d’expression », comme pour vérifier encore une fois ce qui lui convient ou pas.

Quel que soit le cas, il faut dire que ses projets artistiques ont le plus souvent intégré les

mots, voire le dictionnaire, pour prendre forme, constituant alors des sortes d’installations

minimalistes où les mots sont mis en relief, parfois au sens littéral du terme. Le résultat est

toujours d’une austérité et d’un dépouillement absolus. Rober Racine n’aimerait peut-être pas

l’étiquette, mais si l’art conceptuel et l’art minimaliste existent, c’est bien ce dont il s’agit le plus souvent dans son cas; avec cette particularité d’être fondé sur l’amour des mots plutôt que sur celui de formes plus matérielles.

125 Ce qu’en disent les artistes

sédentaire, même s’il a souvent voyagé. Il aime travailler seul dans un bureau, « comme un


Musée des beaux-arts du Canada

Le Terrain du dictionnaire A/Z, 1980–81

Exposé au Musée des beaux-arts du Canada

Installation. Styromousse, batonnets de bois, carton et papier

Avec lunette d’approche 16 x 853,4 x 731,5 cm

Collection Musée d’art contemporain de Montréal et aux murs 1600 Pages-miroirs, 1980–94

Encre, crayon et dorure sur

papier et miroirs de polyester

20 panneaux de 250 x 120,7 cm

Collection Musée national des beaux-arts du Québec


Les Diapasons d’Eva L M, 2008

Dessin. Techniques mixtes

et diapason collé sur papier Dura-Lar (matte-film) 28 x 21,5 cm


Ayant travaillé à l’intérieur ou près de la radio, des revues d’art et de la critique dont il connait et maitrise les arcanes, il a eu là d’excellentes relations. Il reconnait d’ailleurs avoir été gâté

par les journalistes et les médias, ce qui l’a certainement aidé « puisqu’il faut un minimum de reconnaissance, sinon c’est le découragement, la disparition. Sentir que l’on n’existe pas doit être une chose horrible. »

Mais pratiquant toujours la contradiction fertile, il prend la précaution d’ajouter: « Il ne faut

jamais oublier qu’une critique, c’est l’avis d’une seule personne; rien d’autre. Il faut en prendre et en laisser beaucoup, même si une mauvaise critique de son propre travail fait toujours

mal … » En tant que spectateur, il affirme ne jamais lire la critique d’une exposition ou d’un

spectacle avant de s’y rendre, critique qui n’a de toutes façons aucun pouvoir sur lui, affirme-t-il. Il se fie plutôt à sa propre intuition, et à son propre jugement.

Rober Racine précise que s’il a recourt à des mediums aussi diversifiés c’est qu’il croit « qu’il n’y a qu’un seul mode d’expression approprié à chaque création. Parfois il n’y aura que les mots et le livre pour exprimer la vision que j’ai envie d’offrir aux gens; parfois il n’y aura que les sons, l’image, le mouvement, l’espace. »

Lorsqu’on lui demande directement quel rôle social il peut jouer en tant qu’artiste, il avoue : « Je ne pense jamais à cela, je suis désolé. » Ce n’est pas le moindre paradoxe de cet ultrasensible,

qui utilisait les mots suivants pour décrire un de ses projets intitulé Parc de la langue française: « Je

souhaite que ce lieu existe un jour en permanence. Pas pour moi mais pour les autres … pour que les mots soient comme des fleurs, des étoiles. Les enfants pourraient jouer au coin de tel et tel

mot; les amoureux se donner rendez-vous près des mots secret ou aurore … Ce geste-là j’aimerais vraiment l’offrir à l’autre, à la communauté. »

Créer

128


Dominique Rey

D

ominique Rey a « toujours su qu’elle serait artiste ». Jeune créatrice multidisciplinaire,

calme, souriante, assurée, dont la carrière est bien amorcée, elle communique facilement ce

qu’on sent bien qu’elle a soupesé et pensé.

Tôt orientée vers la photo, puis la video, l’installation, la performance, la sculpture et autres,

selon les besoins, elle ne se fixe aucune limite quant au choix des moyens et affirme : « Je n’ai

pas peur d’essayer du nouveau ou d’aller chercher l’expertise ailleurs », ajoutant en toute candeur qu’après un certain nombre d’années d’apprentissage et d’expérience, elle « sait maintenant qu’il n’y a rien à son épreuve ».

Sa section du vaste atelier partagé, dont les belles fenêtres surplombent la ville de Winnipeg, est parfaitement organisée et équipée pour répondre aux exigences multiples des différents

mediums utilisés. C’est justement une video, réalisée par l’artiste à ma demande, qui me permet d’en explorer tous les coins et ressources; de voir aussi les photos et dessins soigneusement

protégés dans le papier de soie des tiroirs, et de me pencher avec elle sur les deux grandes tables jonchées de découpures.

Les photographies, dont ces découpures sont issues, appartiennent à la première séquence d’un projet complexe intitulé « Erlking », nom d’un personnage maléfique d’une légende allemande autrefois exploitée par Goethe qui en fit « Le Roi des aulnes ». Erlking, ou Erlkönig dans

l’allemand original, est un être dangereux qui hante les forêts pour y traquer les voyageurs et les entrainer vers leur mort.

La série d’Erlking débute par des performances photographiées où elle apparait camouflée en

partie sous toutes sortes d’accessoires et d’oripeaux, isolée dans la nature sauvage et en situation d’extrême vulnérabilité, parfois plus explicitement sexuelle. L’artiste y voit l’expression d’un

voyage intérieur toujours périlleux du conscient vers l’inconscient qui, dit-elle, peut mener à la quelque chose de profondément dérangeant et on y ressent fortement le risque encouru.

Le deuxième temps du même projet, intitulé « Strangers to Ourselves », d’après un titre de Julia Kristeva, est constitué de découpages des photos de la première séquence. Assemblés sur papier blanc en formes dynamiques et même gracieuses ils conservent pourtant, avec une esthétique affinée, une bonne part de l’aspect inquiétant d’Erlking. En reproduisant de nouveau sur

photographies (3e étape) ces « collages » composés mais non encore collés, Dominique est ravie d’y découvrir de petites ombres inattendues qui y ajoutent une troisième dimension.

De là naitra l’idée d’une « sculpture » autonome, d’assez grand format, plutôt bidimensionnelle somme toute mais faite d’épreuves photographiques montées sur des feuilles d’acryliques et

découpées au laser dont l’assemblage présente un relief, ce qui lui donne la faculté d’exister par lui-même dans l’espace.

129 Ce qu’en disent les artistes

folie ou à la mort, aussi bien qu’à la libération de l’être et à l’acceptation de soi. Ces photos ont


Mathieu Léger

Dominique Rey


Le collage d’origine de cette sculpture inventive provient cette fois d’un grand livre d’artiste à un seul exemplaire, dans lequel on retrouve des collages issus d’un autre projet, celui des « Filles de la Croix ».

Il s’agit d’une ancienne communauté religieuse dont les couvents se sont répandus sur cinq

continent depuis la fin du 18e siècle. Dominique a passé plusieurs mois avec ces religieuses dans

les couvents de France, du Brésil, d’Argentine et de Winnipeg, documentant leur vie, photo par

photo, sans en négliger les aspects les plus humbles et les plus touchants: Par exemple cette serre de sous-sol, sur table éclairée au néon, couverte de végétation un peu grêle dans des contenants disparates, et sous laquelle s’entassent des boites de carton, arrosoirs et autre bric à brac. L’une des nonnes y soignait des plantes rejetées pour les ramener à la vie. Avec le déménagement de la communauté, du grand couvent à demi vide vers une résidence moins vaste, le jardin fut

perdu. Mais pour accompagner l’une des expositions des «Filles de la Croix », Dominique Rey alla jusqu’à reconstituer, avec une incroyable minutie et l’assistance d’un botaniste, toute la serre disparue et ce qui l’entourait.

Malgré ce qui semble un surprenant écart d’inspiration entre ces photos et celles d’Erlking, il y

a bien un lien entre les deux projets. Celui-ci réside dans l’intérêt maintenu de Dominique Rey

pour les « vies extrêmes » et, sans doute pour le questionnement féministe de l’enfermement des femmes entre les figures immémoriales de la vierge et de la putain, aussi déshumanisées l’une que l’autre.

D’ailleurs l’artiste a aussi documenté avec respect le dernier pôle, dans une série de portraits

photographiques, en gros plans cette fois, et une installation vidéo, de danseuses « exotiques » du Crazy Horse Dance Club de Myrtle Beach, en Caroline du Nord, sous le titre évocateur de « Selling Venus/Vénus au miroir ».

Avant de faire imprimer, en grand format, les fichiers numériques des œuvres photographiques retravaillées, découpées, reconstituées et collées ou à tout le moins disposées en atelier, puis photographiées de nouveau, Dominique Rey les imprime d’abord en petit et les affiche aux

murs de l’atelier pour les contempler et les laisser décanter. Comme on aura remarqué que font comme Eveline Boulva, travaillant d’après photographies et fichiers numériques..

Ressentant à présent de moins en moins le conflit entre analyse et intuition, mais les gardant

séparées elle trouve, dans les exigences théoriques de ces demandes, une occasion d’analyser sa propre démarche et ses projections futures.

Dominique Rey affirme aimer beaucoup l’enseignement qui la stimule et lui procure de riches

contacts avec des étudiants et des artistes débutants. Elle constate d’autre part que plus elle est

occupée, « plus ça roule » côté création et qu’elle se sent elle-même « étudiante à vie ». Pendant la période où elle a été artiste à temps plein, elle se rappelle avoir eu l’impression de se noyer dans cet « océan de temps » où il n’y avait pas assez de pression et dont elle faisait moins bon usage.

Alors qu’aujourd’hui quand elle entre dans l’atelier, lieu « presque sacré » pour elle, il lui devient

131 Ce qu’en disent les artistes

également la plupart des autres photographes, dans ces pages, et parfois même des peintres


La Plata, projet des Filles de la Croix, 2009 Impression numĂŠrique 60,9 x 91,4 cm


Strangers to Ourselves, 2013 Impression numĂŠrique 150 x 127,50 cm


plus facile de s’y concentrer et de se mettre à l’œuvre en oubliant tout le reste. Se concentrer veut certes dire passer au mode intuitif créateur mais sans pour autant que l’analyse disparaisse; il

s’effectue plutôt un mouvement de va et vient entre ces deux moments de la création. Elle ajoute cette phrase percutante : « Hors de l’intuition qui mène à l’inconscient et à la découverte, hors

des « tripes » et de l’instinct, on travaille avec le connu, donc on n’invente rien! C’est l’intuition qui distingue un artiste d’un autre ».

Dans cette vie pleine comme un œuf, entre les déplacements à l’échelle des provinces

canadiennes et voyages à l’étranger, les expositions un peu partout au Canada surtout, mais

aussi à Berlin et en Slovakie, sans compter d’autres démarches et rencontres professionnelles, Dominique trouve encore de la place pour un conjoint, les amies, le chien, le yoga, la cuisine, des lectures distrayantes et même d’autres plus sérieuses : revues sur l’art, livres de théorie, philosophie, Kierkegaard entre autres, voire « fiction pertinente » comme « Austerlitz » de W.G. Sebald ou l’auteure Angela Carter.

Si elle ne craint pas de côtoyer les extrêmes dans sa création, Dominique Rey s’avère, dans sa vie personnelle, une adepte de l’équilibre.

Créer

134


Marc Séguin

M

arc Séguin est un fonceur qui communique aisément et s’exprime avec clarté et décision.

Déjà reconnu comme un peintre important, il est le sujet d’un film primé au fifa 2010 et a

publié deux romans : La foi du braconnier et Hollywood.

« À la base de toute tentative de création, de Lascaux à notre époque, et même dans le cas d’un enfant qui prend un crayon, il y a un désir … qui se décline en plusieurs variantes, un désir de

plaire, de communiquer, de laisser une marque, d’exister tout court, de montrer qu’on a quelque

chose à dire. » Le terme est fort utilisé dans le monde de l’art actuel mais il faut plutôt comprendre communication. Marc Séguin précise d’ailleurs que nous, les artistes, « voulons transmettre des

choses par les images » et que ce que peut transmettre la création artistique « n’est pas explicable ou définissable en mots ».

Le peintre considère n’avoir pas atteint un point de sa carrière où la planification de son travail pourrait tenir compte d’une production passée en calculant « j’ai déjà fait ça, donc je devrais

faire autre chose ou donner un petit tour de vis pour progresser ». Il se veut plutôt ouvert à toutes formes de création et va vers ce qu’un besoin intérieur le pousse à faire, vers un motif qu’il

a envie d’explorer, se laissant guider par un instinct qui ne tient donc ni aux mots, ni à une logique qu’on lui aurait inculquée.

« Je considère, dit Séguin, que cette façon de faire est très proche de la création pure. Il faut

qu’une image reste, persiste, se transforme et atteigne d’elle-même une certaine densité avant

que je lui accorde de l’importance et songe à en faire un projet. » Il s’octroie le luxe d’attendre et on comprend qu’il n’est pas en peine.

Les images de ses tableaux viennent de partout, de modèles qu’il fait poser, de ses propres photographies en noir et blanc, que ce daltonien saisit mieux, et même d’images de la

télévision ou d’Internet, mais il affirme que la source du matériel n’a rien à voir avec le produit percevoir un sens à ces images, même s’il ne s’agit pas d’un sens exact traduisible en mots. S’il

touche à des thèmes différents, ils ne sont quand même pas infinis; il a les siens comme il a une manière de peindre, des choix de medium, une façon de traiter le noir/blanc et la rare couleur, qui font qu’on reconnait assez aisément l’un de ses tableaux quand on le rencontre dans une exposition.

Côté sources, il parle de Goya. Goya le tourmenté qu’il aime et qui « parle » encore à ceux de notre époque. Il raconte qu’il a eu une mère grande lectrice mais prétend n’être pas certain que s’il a aussi beaucoup lu ce soit grâce à cette présence des livres dans la famille. Là je me permets de

lui répondre que je suis convaincue du contraire et qu’un capital culturel acquis dans l’enfance

ou la jeunesse, sans être une condition sine qua non de l’engagement ou du succès dans l’un des différents domaines de l’art, demeure cependant une grande chance.

135 Ce qu’en disent les artistes

final. C’est peut-être beaucoup dire, car le choix des images ne semble pas anodin; on croit


Marc SĂŠguin Courtoisie de la Galerie Mike Weiss, New York


Marc Séguin ne se souvient pas qu’il y ait eu un début à la création. Il a toujours aimé faire, être

plongé dans cette activité qui fait « oublier le temps, ce qui se passe autour de moi et les repères

quotidiens … j’aimerais dire indépendamment de moi, mais peut-être que je contrôle … je ne le sais pas. »

Ses commentaires les plus abondants ont trait à ce qu’on appelait traditionnellement le métier, tout le côté pratique de la création. Bien sûr, il a déjà été en contact avec la théorie artistique,

il a lu John Burger et d’autres auteurs reconnus, mais il se « situe de l’autre côté de la clôture, du côté créatif et non du côté explicatif. « J’ai très tôt évité de vouloir tout comprendre, et ça

n’a rien à voir avec un snobisme de créateur. Quand l’une de mes œuvres est exposée et qu’un critique en parle, ça n’a rien à voir avec ce que je comprenais de cette œuvre-là. » Il a réalisé

ainsi que ce qu’il produisait pouvait « se déployer dans la vie d’autres gens et [qu’il n’avait] pas à interférer avec ça ». C’est d’ailleurs dans sa peinture elle-même, et dans ses romans, plutôt que dans ses réponses, que l’on discerne le mieux son côté secret et sombre, plus vulnérable peut-

être, en même temps qu’exprimé parfois avec une violence contenue. Je ne suis pas la première à

remarquer que ses différentes formes d’expression revêtent le même caractère un peu ténébreux. Parmi tous les artistes présentés dans ce livre, Marc Séguin est l’un de ceux qui parlent avec le

plus de passion de son atelier lui qui, au moment de l’entrevue du moins, roulait pendant cinq

heures, beau temps mauvais temps, pour se rendre à l’atelier … à New York! « Quand je vais là,

c’est comme si je mettais un habit de travail, je ne suis pas là pour autre chose et je suis très très productif. Quand on a un atelier physique, s’ouvre aussi un atelier mental, où il y a moins de

choses impossibles à faire. » Il parle du lien direct entre un grand espace d’atelier et la possibilité de faire du grand format. « Mon esprit ne l’envisagerait même pas sans l’espace physique, l’idée serait réprimée. »

Il manque d’air à Montréal, et il apprécie la stimulation produite par le grand, très grand marché de la métropole américaine. L’artiste s’y confronte à sa stature réelle : « On a tendance à se

croire trop bon dans un univers restreint. Qu’on se mesure et se compare, et après on saura ce

qu’on vaut. On s’améliore quand on change de ligue, parce qu’il faut qu’on travaille plus fort. confortable, trop facile, on n’a pas envie de prendre des risques. » On sait en tout cas que les

artistes de tous les domaines doivent le plus souvent aller se faire consacrer ailleurs avant d’être reconnus ici.

La dénonciation d’une étroitesse nationale ne l’empêche nullement de se voir comme tout à fait

québécois lui-même. D’autant que la culpabilité instillée par le catholicisme le rend travaillant :

quand il ne travaille pas, il se sent coupable! Même chez lui, à la ferme avec sa famille, il est actif en permanence: « Je ne suis pas d’une génération d’héritiers qui ont réussi à gérer le Loïsir! » Devant ma question de l’artiste-entrepreneur, Séguin explose : « De la Renaissance à

aujourd’hui, il n’y a pas eu un artiste qui a réussi et qui n’a pas été un entrepreneur, pas un! Il

n’y a pas de génie de sous-sol, qui réussit plus tard pendant qu’entre temps personne ne l’a su, ça n’existe pas. Rembrandt, Goya, Riopelle, Molinari, c’étaient des hommes d’affaires! Ils étaient

137 Ce qu’en disent les artistes

Je veux faire bénécier mon art de ça. Les artistes ont trop peu d’ambition ici, et ça devient trop


Church Flood, 2010 Huile, fusain et

cendres sur toile 180 x 120 cm


Success and Failure of Abstract Art, 2011 Huile, fusain et

cendres sur toile 60 x 50 cm


très très conscients de comment un tableau devait se vendre, c’étaient des gens hyper lucides. Moi dans ma vie je n’ai jamais rencontré un artiste qui réussissait, qui avait une carrière, qui n’était pas entrepreneur, qui n’avait pas compris comment ça fonctionnait. »

Il s’en prend à la mentalité communiste, régnante selon lui au Québec, qui veut que ce soit l’État qui doive subventionner … « Partout dans le monde, tout ce qu’on voit dans n’importe quel

musée, au Louvre, au Prado, tout ce qui est là, a été vendu et acheté par quelqu’un. Le système est organisé comme ça; l’objet d’art est un objet produit auquel on attribue aussi une lecture intellectuelle, mais qui a été vendu. » Les œuvres préservées dans les musées, l’ont été parce qu’elles valaient quelque chose.

Je lui parle alors des centres d’artistes. A-t-il dans ses débuts bénéficié de la fréquentation d’un tel centre, après tout subventionné par l’État? Il reconnait que oui, au début, ajoutant que ces

centres n’existent pas, croit-il, en dehors du Québec et peut-être de quelques pays scandinaves, alors qu’ailleurs les choses se passent bien différemment. Ce système s’installerait selon lui là

où il n’y a pas de marché pour soutenir les artistes. Au Québec, on ne niera pas que c’est le cas, « c’est pour ça que l’État doit intervenir. On est sept millions, c’est trop petit. Les petits pays fortement identitaires n’arrivent pas à exporter leurs artistes. »

Marc Séguin, on l’a compris, n’a pas peur d’être ambitieux, ni d’être prévoyant pour sa famille.

« Quand rien ne se présente, je suscite. » Mais il ne demande pas de subventions, il compte sur sa production. Voilà un remarquable esprit d’indépendance, qu’il n’est pas le seul à exprimer dans ce livre, et qui m’amène à lui faire parler d’un éventuel rôle social de l’artiste.

Un tel rôle existe, il en est certain mais il ne peut le préciser; il aimerait qu’il soit d’ordre spirituel, attention, non pas religieux, que l’art, en les renvoyant à eux-mêmes, puisse donner aux gens

le sentiment qu’ils existent. Il voudrait que les humains se voient et se reconnaissent dans l’art

comme dans un miroir. « Même si nous vivons à une époque d’egos gigantesques, et même si ça en prend un pour devenir artiste (mais pas pour créer!), je pense que je suis juste un instrument

Créer

140

dans un fonctionnement biologique ou spirituel, ou dans une culture. »

Comme je lui dis que sa peinture est grave, voire tragique, il répond qu’il est bien de son époque

et répète qu’il se considère comme « un instrument, à contre courant du je-je-je du xxe siècle. » Il

croit que « l’artiste doit être un témoin ou un relais entre des époques. »


Francine Simonin

F

rancine Simonin est une femme terrible. Au sens où c’est une fonceuse, déterminée, sans compromis et même un peu rugueuse. Il semble qu’elle n’ait peur de rien ni de personne!

C’est aussi une artiste qui a touché à beaucoup de disciplines : gravure, dessin et peinture.

Elle dit devoir beaucoup aux livres car ce sont eux qu’elle a rencontrés d’abord, quelque part

dans la Suisse de son enfance et de sa jeunesse, chez des parents épris de lettres et de culture. Les grands auteurs lui ont appris que la vie n’était pas faite que « d’une suite de choses dites

de normalité » mais qu’elle était au contraire « un grand fleuve tourmenté fait de vagues, de

retour de vagues, de plongeons, de changements de situation ». Tout a contribué à la former : le sport, les gens qu’elle a aimés, respectés, qui lui ont appris des choses. Elle a été en contact avec l’art grâce à son père qui faisait du piano et même du cinéma à Paris mais qui a dû

abandonner « ses espoirs de gloire artistique » en raison de la maladie. Bien qu’ils aient vécu en Suisse « dans une société calviniste et conservatrice », lui et sa femme ont bien soutenu leur fille.

Ses chers livres donnent à Francine Simonin le goût des voyages. Si bien que, munie de

quelques prix gagnés en Suisse, elle a l’occasion de découvrir ce qui se fait en gravure au

Québec, vers la fin des années 1960. Elle obtient une bourse pour travailler ici pendant un an

dans un atelier de gravure. « Aller en Amérique c’était déjà faire un grand pas pour un Européen de l’époque ». Ce premier pas lui a donné l’occasion d’aller, « depuis Montréal, faire de petites virées à Chicago et à New York; de voir la patrie des écrivains américains, voir la peinture américaine ». Exaltant!

Il est facile de comprendre qu’à son retour en Suisse, elle croit étouffer et décide de revenir au Québec. Son arrivée définitive à Montréal, en 1968, coïncide avec une très grande animation dans le monde des arts visuels d’ici. Les artistes commencent à déranger à Montréal : les

danseurs, sculpteurs … Ce petit univers en ébullition constitue alors un véritable incubateur d’art et d’artistes.

« La création ne se pense pas, elle se fait … elle fait partie de tout ce qu’on fait … l’être humain ne peut pas ne pas être créateur, pas besoin d’être un artiste … reste à savoir la valeur que

l’on met dans ce mot-là. » La création était dès l’abord pour elle, et demeure toujours, laisser voyager son imagination et aussi sa logique, ajoutant cette phrase où elle tient toute entière : « Il y a des logiques faites d’organismes vivants et des logiques plates et intellectuelles, des logiques conventionnelles. »

Elle se montre aussi agacée par une certaine morale, ou par des normes politique en art, et enfin par l’hermétisme. « Que personne ne comprenne ce que vous voulez faire et n’ait de

plaisir à regarder; qu’on doive lire l’étiquette ou le panneau pour savoir ce qu’est l’œuvre, je

141 Ce qu’en disent les artistes

disciples de Borduas, Marcelle Ferron, dont elle se souvient personnellement, écrivains,


CrĂŠer

101

Francine Simonin Serge-Philippe Tremblay


crois que c’est de la foutaise! … Moi je pense que le premier qui doit être étonné de ce qu’il fait, c’est l’artiste. » Elle ne se montre pas tendre pour tous les bien pensants du monde des arts,

fussent-ils administrateurs ou journalistes, qui « ne croient pas aux gens qui travaillent sans

idée préconçue, alors que moi, [dit-elle,] j’ai toujours essayé de faire ce qui sortait de moi et de l’immédiateté de mon impulsion et de mon sentiment! … »

Francine Simonin prend tout de même la défense du « métier » mais croit fermement que

l’artiste doit oublier ses apprentissages quand il entre sur le territoire de la création. On ne

peut quitter une connaissance si on ne l’a pas possédée. Quand elle enseignait, elle disait à ses

étudiants qu’« il faut apprendre le plus de choses possibles pour pouvoir mieux les lâcher quand on est dans la création. »

L’enseignement a été important pour Francine Simonin parce que c’était un moment de sa vie

où elle avait besoin d’établir des relations avec tout le peuple québécois, avec des artistes en devenir qui n’avaient que 10 ou 15 ans de moins qu’elle, car elle a débuté très jeune, et dont elle se sentait la grande sœur …

« Je pouvais leur passer mes connaissances dans leur langage, ma foi en l’apprentissage, ma conviction que la théorie doit passer après la pratique … À partir du moment où je me suis

sentie leur mère, ça m’a beaucoup moins intéressée. Il ne faut pas faire ça en pensant que ce n’est qu’un gagne-pain, parce qu’alors c’est foutu … Le plus important à leur apporter c’est l’exemple, comme artiste s’entend, l’exemple de travailler, la technique c’est secondaire.

« Chacun a sa propre réponse et les autres n’ont pas besoin de la même réponse … Moi j’ai trouvé des réponses en questionnant les œuvres des autres … Ça peut être toutes sortes de questions, selon les œuvres : intellectuelles, émotives, agressives … La peinture est une

matière en mouvement, la pensée aussi est en mouvement … une toile en chantier change et

pose des questions … Je reviens plusieurs fois sur une toile et elle se révèle à moi petit à petit. « On ne pense pas quand on peint … la pensée c’est néfaste, c’est l’aboutissement d’une

formulation. » Notez bien : quand on peint, pendant que l’on fait. Picasso et Riopelle disaient de même, et on a souvent cru, à tort, qu’il s’agissait d’une boutade. Francine Simonin est une

retrouvera son emploi lorsque l’artiste portera un regard critique sur son travail. Elle a alors ses propres critères et parle de légèreté ou d’abrupt; est-ce que l’œuvre est capable de durer. « On peut dire que c’est bon seulement quand on a trouvé l’harmonie avec la matière. » Pour y arriver, il faut

travailler régulièrement sinon on reste coincé dans la convention, le savoir, la peur et le doute. Elle veut sans doute parler d’hésitation plutôt que de doute puisqu’elle corrige tout de suite : le doute fait partie de tous les êtres. « Ceux qui ne doutent pas font du sur place. »

Mais au bout du compte, elle n’aime pas parler de création! « Je n’ai pas envie d’en parler parce que si j’explique, la création va se sauver! »

« On veut nous faire croire qu’il y a un rapport immédiat entre l’apprentissage des arts et la manière de promouvoir notre art dans la société. Ce n’est pas vrai, ce sont des choses très

Ce qu’en disent les artistes

artiste qui pense, avant ou après le geste de peindre, mais non pendant qu’il se fait. Sa pensée

143


Le Buto, 1985

Craie sur papier 35 x 54 cm


Magic Script, 2012

Peinture sur papier 69 x 136 cm


distinctes! » On peut, selon elle, être très bon artiste et n’avoir guère de notion de ce qu’il faut faire pour se vendre. Bien entendu il peut arriver que l’on réussisse les deux, à savoir être bon

artiste et administrateur compétent, mais à l’entendre, elle n’a pas vu cela beaucoup. Pour ce

qui est d’elle-même, elle craint de n’être pas très habile dans la mise en marché de son travail. Elle considère plutôt avoir eu la chance de côtoyer des galeristes avec qui elle a eu de bonnes relations, tant en Europe qu’au Québec.

Créer

146


Annie Thibault

A

nnie Thibault est connue comme une installationiste de tendance scientifique ou poéticoscientifique de bon aloi, ce qui témoigne de son côté rêveur côtoyant le scientifique.

Entreprenante bien que dans la jeune maturité, elle me confie d’entrée de jeu que, pour sa génération, l’art est presque devenu de la gestion d’entreprise.

Elle considère aussi comme nouvelle l’obligation de l’analyse à laquelle sa génération

et les suivantes ont été astreintes dans de nombreux départements d’arts de même qu’à

l’exigence des nouveaux médias. Pour survivre et surtout prospérer dans le monde de l’art contemporain québécois, les artistes n’ont guère d’autres choix que de se soumettre aux

normes des demandes de bourses et de subventions ou des propositions d’œuvres pour achat. Par ailleurs la même génération, souligne-t-elle, a bénéficié du développement des Centres

d’artistes, dont le réseau bien établi a permis à un grand nombre d’artistes débutants de faire leurs premières armes dans des conditions très favorables, difficiles à trouver ailleurs. On y appuyait particulièrement une recherche inspirée des sciences qui pouvait ainsi obtenir un financement. C’est ce qui a permis à la jeune installationiste d’être accueillie dans un

laboratoire de chercheurs biologistes, de travailler au microscope et de discuter avec ceux qui

manifestaient de l’intérêt pour ses projets axés sur l’origine de la vie et en particulier celle des moisissures.

Quel usage faire de ces recherches dans une création? « Comment montrer le processus pour

que ça devienne une œuvre? » Au moment de notre rencontre, Annie Thibault avait créé une

véritable mise en scène pour « amener les gens dans un monde qui peut rappeler un labo ancien ou les dispositifs d’un musée d’histoire naturelle ». Elle éprouve un goût pour l’archéologie,

l’étrangeté, les vieux documents, les modèles en cire d’abeille et l’atmosphère des musées du tournant du xxe siècle, comme celui de Vienne, où elle a pu admirer des méduses reproduites

en verre soufflé. Cette fantaisie non réprimée et sa capacité d’émerveillement confèrent à ses garder attentif. Chez Annie Thibault s’entremêlent le fantastique, la poésie, l’histoire et la science. Elle cherche un réenchantement du monde, dit-elle, avec la conviction, qu’on retrouve

ailleurs dans ce livre, que le travail de création lui-même est source d’inspiration pour la suite. Plus on entreprend, plus on crée et plus on a matière à continuer.

Annie Thibault évoque à la fois ses idées et ses « instruments poétiques » pour rendre visible

l’invisible, et conduire son public à ce qui est « derrière la réalité ». Elle applique au « bouillon primordial de la vie », la notion un peu mystérieuse d’entéléchie (Aristote) qu’elle comprend comme « la force agissante dans la matière » et qui l’attire en biologie. La beauté demeure

importante pour elle qui s’intéresse à la dualité beauté-laideur comme à la dualité vie-mort. Elle croit que les artistes sont souvent à la fois obsédés et attirés par la mort et a même déjà eu vraiment peur d’être contaminée par ses moisissures, dont certaines lui semblaient effrayantes.

Ce qu’en disent les artistes

installations à caractère scientifique une esthétique susceptible de séduire un public et de le

147


Annie Thibault Justin Wonnacott


L’artiste s’intéresse aussi à la psychanalyse, surtout aux grands symboles, mais sans se poser trop de questions quand elle est plongée dans la création. D’ailleurs elle aime combiner le rationnel

et l’intuition, comme elle aime transmettre. On peut aisément, en effet, visiter ses installations

comme une initiation à une certaine science et elle rappelle à ce sujet un conseil lapidaire de

son vieil ami et sans doute un peu mentor Juan Geuer pour en assurer l’efficacité : Keep it Simple Stupid (ou Soldier), connu comme le « kiss principle » anglais, lequel peut se traduire par « ne

complique pas les choses », ou encore « la simplicité est la sophistication suprême », attribué

à Léonard De Vinci. Quant à elle l’artiste croit que la plus grande simplicité rassemble tous les possibles.

C‘est donc en laboratoire qu’Annie Thibault a eu un coup de foudre pour les moisissures qui

comptent, me dit-elle avec enthousiasme, des milliers d’espèces, des couleurs et des textures extraordinaires. Elle a appris à les manipuler, les cultiver sur gélatine, les inoculer sur une

gélose comme on plante une graine, observer in vitro leurs stratégies de survie, développant

pour cette cuisine de labo une véritable passion sans savoir où cela la mènerait! « Est-ce de l’art ou pas? » sourit-elle.

Un voyage en Finlande lui a permis de visiter un entrepôt de verre de laboratoire et éveillé son

intérêt pour les contenants, cornues, éprouvettes et autres, qu’elle s’est mise à photographier, dessiner et collectionner, allant jusqu’à magasiner dans des catalogues spécialisés ou chez des souffleurs de verre, ce qui représentait pour l’artiste un investissement important. Mais cette évocatrice verrerie a permis d’enrichir son projet global de laboratoire vivant démarré en 1995 et intitulé La Chambre des cultures, qui a chapeauté plusieurs installations à la fois esthétiques,

mystérieuses et enchantées, présentées dans trois salles du Centre axenéo7 de Gatineau. Cette exposition comprenait, outre les échantillons de géloses avec leurs cultures, des dessins, des objets, des documents et des livres.

Il n’empêche que ce qu’elle décrit come l’épuisante gestion financière et administrative de ces mises en scène, nécessitant des subventions pour exister et garantir en même temps sa survie d’artiste, la pousse à chercher les moyens de s’alléger.

d’artiste lui permettant de se déplacer sur le terrain avec ses projets. L’idée lui en est venue lors d’un symposium de création in situ au Centre d’artistes Vaste et Vague de Gaspésie. Elle y a

transformé une cabane de pêcheur en centre de biologie marine, avec filets à plancton, dessins de leur contenu visualisé au microscope, objets et documents pour l’aménagement complet

des lieux. La chose plut beaucoup et attira un grand nombre de visiteurs. Quant à l’artiste, elle y retrouvait le plaisir du nomadisme déjà expérimenté avec la Chambre blanche de Québec et la Galerie d’art de l’Université Bishop’s de Sherbrooke.

À la question au sujet du possible rôle social de l’art, l’artiste admet qu’il en joue un réellement et qu’elle se sent parfois égoïste mais que son travail est plutôt « la transmission espérée d’une passion », à la fois pour l’art et la science.

Aux nouvelles plus récentes, Annie Thibault annonçait la possibilité de visionner dans le

149 Ce qu’en disent les artistes

Au moment de cette entrevue commençait à se préciser la possible acquisition d’une roulotte


Essaimage et prolifération, 2007

Installation : boîtes Petri, acier

inox, gélose, cultures fongiques Exposition : Dé-construction,

Musée des beaux-arts du Canada


Animalcules, 2012

Verre soufflé, cire d’abeille, pigment, gélose, verre fluorescent, acier

Exposition : Du cœur au ventre


cadre de la série Vues par hasard sur Arttv, une émission de Suzanne Guy intitulée Les mondes

de l’infiniment petit. Série documentaire en plusieurs épisodes dont la promotion disait que ces

mondes de l’infiniment petit ont suggéré à « Annie Thibault la scientifique artiste et Bill Vincent l’autodidacte graveur … des ouvertures de lumière entrainant le regardeur à voir au delà de la matière. »

Créer

152


Joëlle Tremblay

L

’enthousiasme et l’élan s’appellent Joëlle Tremblay. Artiste multidisciplinaire, de culture

à la fois québécoise et française cette professeure et docteure en pédagogie de l’art se décrit

ainsi elle-même: « femme, mère et artiste, qui rit, qui pleure, qui vit, avec la création là-dedans, c’est tout en lien ». J’ajouterais un brin écorchée vive et Don Quichotte. Elle ajoute quant à elle

cette phrase choc : « Dans le processus de création on est obligé de mourir un peu … ça demande un immense équilibre parce qu’on se met tout le temps en état de déséquilibre » même si temporaire.

Chaleureuse et communicatrice, elle pousse facilement des racines partout et se sent nomade au moins dans l’âme. Sa création revêt ce caractère. C’est, dit-elle, « une pratique hors les

murs, hors système ». La description est assez juste, même au sens littéral, puisque la part

publique de cette création se fait dans les divers lieux, locaux scolaires ou municipaux, hôpitaux, bibliothèques, voire places publiques, où l’amènent des projets exécutés avec des groupes divers. Ces projets débutent souvent sous forme de commandes de la part d’une communauté, motivée

par un évènement auquel sera attaché un certain budget, la réalisation et le reste incombant à l’artiste.

Joëlle Tremblay a ainsi travaillé avec des enfants, des adultes, des prisonniers, des jeunes de la

rue et autres, les gens embarquant volontiers dans ses œuvres-projets qu’elle se plaît à appeler « les chantiers de l’art qui relie ».

Il s’agit donc d’une création dans la communauté et elle se passera avec la participation de

cette communauté. Ce qui permet à l’artiste d’entrer en relation avec des personnes dont les âges, les milieux sociaux et les aptitudes varient considérablement. Enfin la création sera

multidisciplinaire et prendra la forme de performances, parades de rue, peintures collectives, évènements, installations etc., entrainant à l’occasion la collaboration d’artistes associés,

et autres. Ce caractère multidisciplinaire correspond bien à la formation et à l’expérience passée de l’artiste formée au théâtre de rue en France de même qu’à la peinture et à la musique dans sa propre famille. Il correspond aussi je crois à une tendance développée par l’art contemporain.

Mais il ne s’agit pas de happenings. Pour Joëlle Tremblay « il importe de faire entrer les gens dans le processus de la création, souvent pour la première fois de leur vie et souvent dans une expérience inoubliable voire une exaltation, une euphorie ».

Lorsqu’on lui demande une animation, du genre murale collective par exemple, il arrive qu’elle doive d’abord poliment cacher l’irritation qu’elle ressent devant une commande dont le détail

lui parait mièvre. Mais elle a confiance qu’elle saura bien la ramener vers un sens plus profond, en convaincre les organisateurs et les participants et entrainer tout le monde à « voir l’œuvre

avec l’œil intérieur ». Par contre, elle ne décide pas trop d’avance comment elle va s’y prendre

153 Ce qu’en disent les artistes

danseurs, musiciens, comédiens, ou celle d’éducateurs dans différents domaines, syndicalistes


Urs Joseph Kehl

JoĂŤlle Tremblay


pour protéger la fraicheur de la création. Elle « cherche l’émotion, le côté magique, la poésie, la beauté », fabrique des maquettes, choisit le matériel, la palette, tout en laissant une part de

liberté aux participants et en accueillant leurs suggestions. Elle croit que sa force réside dans un talent pour la communication. Il faut dire que son enthousiasme est contagieux et que si on ne

s’improvise pas facilement meneur de jeu, dans des entreprises de groupes aussi complexes, elle a développé une grande expérience en débutant d’abord avec les enfants.

Joëlle Tremblay cesse un peu d’être professeure dans ses projets; elle demeure quelque chose comme un chef d’orchestre, l’artiste maitre d’œuvre.

Ce genre d’activité n’est pas sans risques. Il lui est parfois arrivé des « malheurs », ou à tout le moins des chagrins, lorsqu’un commanditaire trop avide a voulu s’attribuer tout le mérite au

détriment de l’artiste ou quand une institution a détruit une œuvre collective terminée sans la

consulter. À côté de la pratique relationnelle, l’artiste en mène discrètement une autre, solitaire celle-là, et dans son propre atelier quand elle ne s’en trouve pas trop loin. Elle avoue d’ailleurs que sa base a toujours été la peinture et le dessin auxquels elle retourne pour se ressourcer. Ajoutez à cela beaucoup de lectures et de réflexion.

L’utopiste qu’est sans doute un peu Joëlle Tremblay s’avoue fort préoccupée par l’état du monde,

n’hésitant pas à affirmer : « Il y a urgence! » La plus grande part de son travail s’oriente vers une forme d’intervention à la fois sociale et artistique dans la communauté et dans les lieux de vie, qui se veut « interactive, participative et enfin multidisciplinaire ». Selon elle, « cette pratique

artistique est une alternative de résistance et de célébration s’adressant à la morosité ambiante ». « J’ai été témoin, dit-elle, de bouleversements, de moments de joie intense et de gestes

exceptionnels d’humanité. J’ai alors pris conscience que cette forme artistique crée une fraternité porteuse de sens et de conscience … dans un monde divisé, découpé, spécialisé et peut-être loin du bonheur humain. »

155 Ce qu’en disent les artistes


EnvolĂŠe de paix, 2002

Performance MontrĂŠal

avec des milliers de personnes


Imaginarium, 2010

L’art sans frontières 7 e, avec artistes de Vincent et moi et étudiants de

l’Université Laval

Institut universitaire de santé mentale du Québec



Conclusions

E

n sciences humaines, il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, d’établir

une preuve dans les faits. On ne peut que recourir aux observations, échantillonnages et

statistiques, fort utiles et intéressants, mais jamais totalement concluants. On fonctionne donc toujours à partir de certitudes relatives. Je ferai très modestement de même, et nous

demeurerons tous ouverts à ce qui pourra surgir de nouveau ou de différent dans le cas de la création, peut-être lors d’une étude approfondie qui nécessitera de plus grands moyens. En l’absence de prétention scientifique et de statistiques rigoureuses et sans exclure d’autres

possibles, je crois qu’on trouvera néanmoins ici un portrait valable de ce que peut vraiment

être la création artistique quand on l’observe dans la réalité de la vie des artistes en ce début du xxie siècle.

J’ai choisi de colliger les longs témoignages enregistrés et d’en faire la synthèse plutôt que de les citer in extenso, et j’ai soumis mon résumé aux artistes eux-mêmes pour m’assurer de ne pas

leur faire dire ce qu’ils n’avaient pas dit. Mais qu’il soit clair que je suis la seule responsable de l’interprétation que je fais de leurs témoignages dans ce dernier chapitre.

Je ne mentionne des noms que s’il s’agit d’auteurs de citations, ou lorsqu’on retrouve aisément le fait mentionné. Le lecteur peut aussi revoir les conclusions qui suivent à la lumière des déclarations des artistes ou de sa propre expérience.

Je note d’abord quelques grandes constantes, fréquemment exprimées ou ressortant avec évidence

de la description que les artistes font de leur création. Je vois ces constantes comme des exigences générales de l’activité créatrice pour les artistes.

Je relève par la suite plusieurs points saillants moins fréquents, répartis entre les artistes, comme s’ils s’étaient au préalable donné le mot pour amener chacun un morceau du puzzle.

La présence de la culture en arrière-plan comme terreau fertile ou même essentiel à la création s’affirme comme une première constante. Bernard Émond affirme qu’il n’y a pas de création sans

culture et nombreux sont ses collègues à y faire allusion à titre d’influence de départ, de facteur de

ressourcement et de nourriture de l’esprit; soit qu’ils soient issus de milieux où régnait une culture vive, soit qu’ils l’aient vite découverte malgré des origines moins favorisées. Parlant de culture,

nous entendons aussi bien ce qu’on appelle la grande culture que la culture populaire authentique, sous toutes leurs formes. Les livres y occupent une place de premier plan, et dans quelques cas, des auteurs ont même suscité des enthousiasmes durables et des vocations artistiques.

Une deuxième constante, considérée comme nécessaire au succès d’une activité de création, est la capacité de passer au mode créateur intuitif, qui n’exclut pas une part de calculs techniques ou de

« métier ». Henri Barras parlerait de l’aptitude à passer de l’art cuit à l’art cru (voir bibliographie).

159 Ce qu’en disent les artistes

constantes


L’intuition, dont parlent les artistes, en gens qui la connaissent bien, reste pourtant fort difficile à décrire puisqu’on ne se voit pas intuitionner. En revanche, et comme l’amour, on la reconnait immédiatement quand elle se produit.

La plongée créatrice, dans sa version artistique, est décrite de façon assez inoubliable par

Michel Goulet. L’artiste va jusqu’à dire que l’art n’est pas naturel et qu’il faut donc apprendre à se mettre en état de création. D’autres expriment l’angoisse créatrice, le stress ou le sentiment de vulnérabilité ressentis pendant les périodes de création intenses.

Il y aurait cependant une distinction à faire entre création et art. La création /invention, comme le font remarquer Denis Juneau, Juan Geuer et Francine Simonin, est répandue à une fréquence variable dans tous les secteurs d’activité humaine, de manière tout à fait naturelle cette fois,

puisqu’elle relève des aptitudes du cerveau. Dans les domaines de l’art, des sciences et de la haute technologie, il se pourrait qu’elle devienne une sorte de sport intellectuel difficile, demandant effort et pratique répétée pour atteindre à un haut niveau.

Tout le monde peut avoir à l’occasion des bouffées d’intuition créatrice; mais pratiquer bon an

mal an le métier d’artiste créateur suppose en effet un entrainement. Le créateur aura à susciter, à mettre en place, tout un faisceau de conditions favorables, parce qu’« elles ne viennent pas

toujours d’elles-mêmes », comme le dit Nycol Beaulieu. Qu’ils l’expriment de manière frappante

ou qu’ils restent discrets à cet égard, les artistes doivent cultiver la même gymnastique de l’esprit. Michel Goulet, tout en reconnaissant l’effort exigé par la discipline préparatoire, nous dit

comment l’artiste finit, à la longue, par privilégier cet état de création et comment il arrive à y rester plongé pendant de longues périodes.

Tous les artistes ne s’arrêtent pas, dans ces pages, à nous dépeindre ainsi l’état de création,

d’ailleurs subtil à observer, et certains, comme Michel Brault, expriment même la crainte de

l’entraver en lui prêtant trop d’attention, alors que Marc Séguin parle lui aussi de fonctionner à 160

Une troisième constante très proche de la précédente a donc trait à l’intensité de la dévotion de

Créer

l’instinct.

par certains alors que d’autres parlent de vocation pour exprimer le fait que les calculs pratiques,

l’artiste envers sa création, ou à la passion qu’il y met. Cette passion est invoquée directement s’ils ne sont pas absents dans la suite, n’entrent guère en ligne de compte dans le choix de

départ. Rober Racine confie être « entré en création comme en religion ». Au fond, ce dont il

est question ici est l’énergie étonnante que de très nombreux artistes peuvent infatigablement déployer au service de leur création. On note d’ailleurs la durée du temps qui lui est consacré.

Certains des artistes, comme Peter Krausz, disent qu’ils vivent dans l’atelier, ou ce qui en tient lieu, que c’est toute leur vie.

Il semble aussi qu’un lien existe entre cette intensité et une certaine confiance en son art ou en sa propre capacité à le produire. Il est en effet difficile d’imaginer que l’artiste persévèrera sur une

longue période sans cette confiance, qui on l’espère convaincra aussi le spectateur. Rober Racine écrit: « Il faut un minimum de reconnaissance, sinon c’est le découragement, la disparition.


Sentir que l’on (soi ou sa création) n’existe pas doit être une chose horrible. » Cette affirmation est admise par la plus simple psychologie et s’il est le seul à amener ce point c’est parce qu’on évite le plus souvent de regarder les gens en situation d’échec ou d’envisager que ce puisse être notre cas. On entend néanmoins un peu partout, dans les témoignages recueillis, que le doute habite en permanence les artistes les plus sûrs d’eux-mêmes ou de leur création. Comment réconcilier ces deux contraires? Je suggère que c’est en acceptant le fait que la confiance puisse être,

jusqu’à un certain point et pour un certain temps, une confiance volontaire ou persévérante.

Heureusement, la majorité des artistes rencontrent, même lors de débuts hésitants, au moins

un peu de reconnaissance, peu importe d’où elle vient, ne serait-ce que d’un seul spectateur, ce qui peut leur permettre de tenir le coup un bon moment avec espoir.

L’auteur Mihály Csíkszentmihályi consacre tout un chapitre à l’état de création, dans son ouvrage cité dans la bibliographie. Il utilise un mot qu’il a, sauf erreur, lui-même inauguré comme

métaphore descriptive du concept qu’on a déjà vu énoncé par Proust, et après lui Anzieu, comme le décollage créateur ou alors la plongée dont parlent Henri Barras et Michel Goulet. Csíkszentmihály parle, en anglais, de flow, qu’on peut traduire par couler avec aisance, ou alors se laisser emporter,

introduisant une nouvelle notion, celle de l’aisance acquise au bout d’une pratique suffisamment

longue, devenue source de plaisir que les plus chevronnés des artistes reconnaissent eux-mêmes, ou que le lecteur identifie, dans le récit de leur création.

D’autres artistes évoquent la difficulté bien connue de remettre la roue en marche quand on l’a

laissé s’arrêter. L’aisance acquise deviendrait ainsi une quatrième constante, avec la particularité de se développer d’abord dans le temps et l’effort.

Peut-être même faut-il souligner que les caractéristiques de la création que je viens de décrire, à partir des témoignages des artistes, se manifestent moins chez les artistes débutants et deviennent les qualités d’une création plus affirmée.

Cela mène à penser que les artistes sont des gens très volontaires. Comment en effet maintenir la durée et l’intensité jusqu’à acquérir l’aisance de la maturité, en l’absence d’une discipline

personnelle qu’on détecte ou déduit assez facilement un peu partout dans ces pages, quand elle nous montrent qu’ils le sont, en particulier quand ils racontent leur création et surtout la phase de production. On peut sans trop de crainte de se tromper, je crois, considérer la discipline personnelle comme une constante.

Créer implique d’avoir le goût de l’expérimentation et de la découverte, ce qui définira la manière personnelle de chaque artiste qu’on peut aussi nommer le caractère ou style d’un artiste. Cela, ils le décrivent, oui, mais sans toujours le nommer. Ce sera plutôt en fin de carrière qu’ils pourront

dire, comme Michel Brault, avec une assurance tranquille : « Je crois que moi j’ai apporté ceci qui était nouveau au moment où je l’ai fait. »

On voit mieux se confirmer ce goût de l’expérimentation et de la découverte si on suit les mêmes artistes sur une période de temps, comme c’est le cas de ce livre qui s’est fait sur une période

Ce qu’en disent les artistes

n’est pas directement invoquée. Les artistes, s’ils ne disent pas tous qu’il faut être discipliné,

161


de quelques années. On assiste ainsi à leur évolution. Car les artistes se renouvellent le plus

souvent de manière importante, sur une période de cinq à dix ans ou même plus rapidement. On remarquera d’autre part dans ces pages qu’ils sont le plus souvent non seulement les inventeurs, ce qui va de soi, mais aussi les promoteurs de leurs nouveaux projets.

Le voyage, sans faire directement partie du processus de création, démontre ici qu’il joue un

rôle non négligeable et mérite qu’on s’y arrête à cause de la place qu’il occupe avec évidence dans l’activité d’un grand nombre d’artistes, fut-ce de manière ponctuelle.

D’abord pour la cueillette d’images et d’impressions, sous forme de croquis, photographies,

notes ou matériaux qui seront utilisés dans les prochaines séries d’œuvres. Fait intéressant, quelques-uns cernent parfois pour eux-mêmes un territoire de chasse qui peut, dans

l’interprétation qu’ils en font, marquer profondément leur style et leur production pendant plusieurs années.

On a vu que d’autres voyagent, de manière plus éclatée, ou dans le cadre même de leur création. Fiset par exemple. Au point que le refus d’une bourse de projet/déplacement peut forcer une

réorientation au moins temporaire de sa création. Pour d’autres encore, une bourse permettant un séjour à l’étranger peut être à l’origine d’une évolution majeure, comme ce fut le cas pour

Juneau, ou permettre la découverte d’un lieu plus propice au développement de leur carrière, comme pour Séguin ou Simonin. Sans parler de tous ceux qui trouvent de quoi œuvrer à

l’intérieur d’un périmètre moins étendu et se satisfont des régions, voire des rues environnantes ou du cadre ordinaire de leur vie.

Bref le voyage digne de ce nom aussi bien que les déplacements à petite distance et dans tous les cas l’observation apparaissent quasi universels et essentiels dans la quête de découverte,

stimulation et inspiration des artistes. Étonnant, chez des gens que leur atelier attache souvent

en un lieu, et dont l’équipement de création ne se transporte pas toujours facilement. Le voyage semble lui aussi une constante.

Créer

162

Une autre caractéristique est la capacité de ces artistes de résister aux pressions extérieures : celles de la vie privée, des spectateurs ou amis bien intentionnés, d’une galerie ou du succès

lui-même, pour affirmer leur volonté persévérante d’atteindre le but visé. Il s’agit dans les faits d’aménager sa vie pour favoriser sa création, ce que plusieurs artistes décrivent sans trop le souligner, comme allant de soi, ou en parlant du rôle de leur atelier.

Mais ça ne va pas toujours de soi, ni facilement, lorsque conjugué avec un couple ou une famille et la nécessité de gagner sa vie. Protéger l’espace/temps nécessaire à sa création s’avère une condition sine qua non que les autres ne perçoivent pas toujours de manière positive.

Csíkszentmihályi, que son esprit pratique et positif n’incline pourtant guère au drame, note que les exigences de la vie quotidienne et l’attention qui devra être divertie dans les diverses obligations d’une journée ordinaire, sans parler de la fatigue ou de la maladie, entament

sérieusement la concentration et le temps disponibles pour la création. Or l’adaptation difficile à cette situation frustrante entraine assez souvent pour un artiste une réputation d’irritabilité ou d’égoïsme. Selon l’auteur, l’impatience reprochée serait le produit de l’exigence de toute


création et non pas d’une insensibilité aux autres; mais il reconnait aussi que la résolution du

conflit représente une sorte de dilemme permanent, ou en tous cas le paradoxe le plus difficile à résoudre pour un créateur et ceux qui l’entourent.

points saillants La dichotomie entre la nécessité ressentie d’être « de son temps » et l’attachement à une riche

tradition culturelle que ce temps rejette ressort de manière frappante de l’analyse vécue qu’en fait Edmund Alleyn; dichotomie qui revêt un caractère tragique lorsqu’elle divise l’artiste contre lui-même.

Des conflits, moins profondément ressentis, entre exigences théoriques institutionnelles et

pratique de la création, entre tradition picturale et post-duchampisme,1 ou entre sentiment de la

responsabilité sociale et univers créateur personnel, sont décrits par d’autres artistes qui adoptent des positions plus ou moins décidées à leur égard et les modifient parfois au fil des années.

Un autre important facteur de frustration est la dichotomie résultant de tiraillements constants entre le rôle de créateur et celui d’enseignant (ou de parent); entre les pressions extérieures

provenant d’un public, du désir de satisfaire son galeriste ou son commissaire d’exposition, voire d’être reconnu par les institutions, et le sentiment profond de l’artiste; enfin entre le stress de

négocier, défendre et promouvoir son œuvre et la détente, le calme et la concentration essentiels à la création. Bref la dichotomie rampante, si je puis dire, et pas toujours identifiée qui peut déchirer un artiste, à grands dommages ou souffrances possibles.

Confirmée par plusieurs des artistes, la notion d’artiste-entrepreneur causerait un certain inconfort au Québec qui aurait hérité ce sentiment des années 50 ou même antérieures, tant il était

répréhensible à une certaine époque de parler ouvertement d’argent dans la « bonne société ».

Il y a à cela des raisons historiques : jusqu’à la moitié du xxe siècle, la bourgeoisie canadiennefrançaise, peu nombreuse et en général peu puissante, s’est trouvée refoulée dans les

professions dites libérales par la mainmise canadienne-anglaise sur l’industrie et le commerce et s’en consolait en levant le nez sur ceux des siens qui pactisaient avec l’argent, pendant que paradoxalement l’Église figurait parmi les grands possédants.

Et pourtant des artistes-entrepreneurs, petits et grands, il y avait à cette époque et il y a toujours eu, depuis l’Antiquité! À tout le moins les carrières importantes, drainant les commandes

du clergé et de l’État, nécessitant une gestion efficace et des employés ou apprentis, durent obligatoirement être menées comme de petites voire moyennes entreprises. On n’imagine

pas qu’on ait pu entreprendre de sculpter le Parthénon ou de peindre l’église de Saint-François d’Assise, sans que Phidias ou Giotto aient eu des aptitudes d’entrepreneur!

Il valait mieux taire cet aspect de la chose chez nous, ce qui a fait parler d’hypocrisie. Paradoxe en tous cas puisqu’on fêtait l’artiste qui avait « réussi ».

Après l’ancien dédain prétendu pour l’argent, sont arrivées les « Trente glorieuses » comme on a appelé les années de la « Révolution tranquille ». Or c’est justement pendant ces années de

163 Ce qu’en disent les artistes

le catholicisme régnant confirmait aussi à sa manière la notion de l’argent sale, même si


prospérité nord-occidentale croissante que s’est répandue, dans le monde universitaire, peut-

être pour cause de mauvaise conscience, toute une littérature marxisante où l’artiste se voyait attribué de nouveau un rôle qui ressemblait à un devoir révolutionnaire et ne faisait pas, du moins théoriquement, bon ménage avec les affaires.

Annie Thibault attribue l’attitude décomplexée d’artiste-entrepreneur à sa propre génération. Je crois qu’elle a raison. On peut souhaiter qu’une attitude entrepreneuriale décente améliore

réellement la situation économique du plus grand nombre d’artistes qui en ont tant besoin, sans exclure pour l’art le rôle, plus conforme à sa nature, que plusieurs ici décrivent comme d’ordre spirituel et capable de réenchanter le monde.

Dans une optique voisine de l’entrepreneuriat, quelques-uns élargissent le sujet de

l’administration de carrière. Isabelle Hayeur dit ainsi « Il faut tout faire », même si on est

représenté par une bonne galerie. En tous cas tout surveiller, une foule de détails qui ont leur

importance. Dans le cas d’une commande privée ou publique, comme le mentionne une autre, ce sera encore plus complexe. J’ajoute qu’il est essentiel de savoir calculer un budget réaliste ‑ matériaux, équipement nécessaire, temps de travail ‑ et s’y conformer. Connaitre aussi la

fiscalité des artistes, les conditions de donation d’œuvres à des musées contre reçu d’impôt, les relations avec les grandes collections et tout ce que j’oublie.

Dans cette perspective, le réalisme d’artistes «déniaisés», comme Hayeur et Séguin par exemple, ou autres observateurs du monde artistique, affirme tout crûment qu’il ne suffit pas d’être un créateur compétent, encore faut-il savoir communiquer avec les personnes bien placées pour

faire connaitre et apprécier sa création. Isabelle Hayeur affirme même que l’artiste le doit à son œuvre.

L’écriture comme mode de pensée, ou d’action parallèle et le rôle de l’écrit administratif

apparaissent dans plusieurs cas de manière marquée, sans pour autant constituer une tendance généralisée. Edmund Alleyn s’avère un champion de l’écriture réflexive tandis que pour Rober

Créer

164

Racine, l’écriture fait directement partie de la création. D’autres parlent modestement de leurs

carnets de note, ou insistent sur l’acquisition de la capacité d’écrire correctement et clairement

pour des raisons rattachées au métier d’artiste-entrepreneur. Quand on pense aux exigences de certains milieux mentionnés par Eveline Boulva par exemple, ou à l’emphase toujours mise à

ce jour par les institutions subventionnaires sur les textes de présentation ou de « démarche », selon le terme consacré, on comprend l’avantage que peut représenter une habileté à écrire correctement et intelligemment.

l semble par ailleurs avoir presque toujours existé une étonnante proximité entre l’écriture et les arts. On l’a souligné dans l’histoire au sujet de la peinture, et nombreux ont été en effet les peintres à être les auteurs de manifestes, à tenir des journaux personnels ou des

correspondances étendues qu’on peut toujours relire en publications. Marc Séguin a même écrit deux romans.

Je note aussi le temps d’incubation ou de mûrissement, qui demande un écart variable et parfois très long entre le surgissement de l’idée et sa mise en œuvre, ou entre la photographie et le


moment de son utilisation dans la création. Le recyclage d’idées ou de matériel de création,

apparait le plus souvent chez des créateurs chevronnés comme Raymonde April, Michel Goulet ou Peter Krausz, qui ont déjà de longues carrières derrière eux, ou alors chez des gens moins

avancés en carrière mais particulièrement prolifiques comme le photographe Guy Lavigueur, ayant tous accumulé un matériel de création considérable. Il s’agit en fait pour ces artistes de revenir à des sources plus anciennes toujours précieuses, à des thèmes non épuisés ou

particulièrement significatifs mais écartés pour un temps, pour leur donner une nouvelle vie; ou alors de puiser dans un réservoir d’images dont tout le potentiel n’était pas auparavant apparu et auxquelles de nouvelles circonstances accordent un sens renouvelé.

L’utilité d’une formation pratique étendue se montre comme une évidence dans l’histoire de Denis

Juneau ou de Peter Krausz. Parce que cette formation, si négligée dans certaines institutions (mais non pas toutes), pendant de longues années trop exclusivement axées sur la théorie, autorise subséquemment toute une vie de liberté créatrice. Certes, les artistes sont des intellectuels. Mais ce sont aussi, comme les scientistes, des inventeurs qui fondent leurs créations sur la

connaissance la plus approfondie possible de la matière et des procédés disponibles. On connait

des autodidactes doués qui s’en tirent bien, mais je crois que si leurs carences ont été compensées par une belle ingéniosité et originalité, ils ont eu aussi à réinventer parfois les boutons à quatre

trous, ou ont encore parfois secrètement du mal dans leur maturité à contrôler des expertises qui

se seraient installées beaucoup plus aisément dans la jeunesse. D’ailleurs qui a dit que ce genre de formation devait exclure l’exploration, la recherche et la réflexion.

Le danger de faire fuir ou de rigidifier l’intuition en braquant sur la création en cours le faisceau lumineux de la raison consciente : certains créateurs se rebiffent quand on leur pose des

questions trop pressantes. Michel Brault préférait ne pas prêter attention à sa création même au risque, disait-il de « paraitre anti-intellectuel ». Francine Simonin affirme : « la création

ne se pense pas, elle se fait; » et plus loin, « je ne veux pas en parler parce que la création va se

sauver ». Loïs Betteridge pense à ce qu’elle veut faire « du point de vue de la production surtout … par quels moyens arriver à son but ». Marc Séguin et Dominique Goupil croient n’être « pas

assez avancés dans leur carrière pour juger de leur création ». Ils font et ça devrait suffire. Assez même pas vouloir les revoir avant plusieurs années; comme s’il y avait là un danger pour la

création subséquente. Je pense que plus le créateur est axé sur l’intuition, plus cette attitude se confirme, même si seuls quelques artistes plus âgés ou assurés dans leur parcours actuel prennent position sans crainte.

remarques J’en arrive à quelques conclusions secondaires qu’on pourrait qualifier de simples remarques. L’apparition de convergences ou familles d’esprits parmi les artistes, plus ou moins proches

dans leurs attitudes ou parfois leurs intentions, comme par exemple les socialement engagés, les artistes-entrepreneurs, les passionnés de science, les formalistes, les pédagogues. Il est intéressant d’observer que leurs disciplines diverses, photo, peinture, cinéma, sculpture,

Ce qu’en disent les artistes

proche de cette attitude, Bernard Émond avoue demeurer incapable de juger ses films et ne

165


orfèvrerie et autres, ne dressent pas de barrière entre celles-ci et leur tendance d’esprit. Ces familles aux liens très lâches sont faciles à observer pour le lecteur mais ne rassemblent que

superciellement des artistes. Car l’époque actuelle ne favorise plus, semble-t-il, le regroupement au moins temporaire d’artistes, autour d’une intention commune souvent affirmée dans un

manifeste, comme ceux qui ont marqué la fin du xixe et la première moitié du xxe siècle et laissé leur trace dans l’histoire.

En écho à ce qui précède, on peut aussi remarquer le recul des idéologies ou théories artistiques

que peu d’artistes évoquent dans ces pages, alors qu’elles demeuraient beaucoup plus présentes, dans l’air du temps, d’environ 1900 jusque vers l’avant-dernière décade du xxe siècle et en conséquence, dans les préoccupations des artistes. Avec pour corolaire, aujourd’hui, la

réapparition d’ateliers dignes de ce nom, bien équipés, même dans les institutions de haut savoir. De même qu’une plus fréquente adhésion des artistes au caractère valable d’une

communication purement formelle 1 (certains parlent de langage en soi) qui serait le propre de

l’art et à laquelle beaucoup d’entre eux font confiance, hors de tout discours justicatif parallèle.

Je ne parle pas ici d’un discours critique ouvert, s’exerçant après coup, qui garde sa pertinence et

dont on peut au contraire regretter l’absence trop fréquente dans les medias de masse tels que les grands journaux, la télévision et la radio.

Enfin on vérifie pour ainsi dire de visu, ce qu’on connaissait déjà, à savoir : l’individualisme et l’éclectisme de notre époque qui autorise, plus largement que par le passé, la coexistence pacifique des genres.

Si le phénomène de la création reste probablement le même chez les humains depuis la nuit des temps et que la fonction artistique perdure depuis des millénaires, l’art peut changer

de sens, d’intention, de rôle et de considération sociale avec les époques. Que restera-t-il de

ces témoignages dans 50 ans. Beaucoup de choses auront changé, sauf peut-être les grandes constantes du phénomène de la création.

Créer

166

Qu’on me permette en tous cas de souhaiter que ce livre sache répondre à quelques-unes des questions d’aujourd’hui pour ceux que l’art intéresse, en particulier les jeunes. ______

1

Post-duchampisme : caractère qui s’attache à un art postérieur à Marcel Duchamp et s’en réclamant.


Bibliographie commentée Il faut dire d’entrée de jeu que les textes de réflexion sur l’art sont rares au Québec, même s’il se publie de nombreuses monographies d’artistes. Cette rareté me convainc de rappeler des titres datant déjà de plusieurs années, mais ayant conservé leur intérêt. Car si les livres sur l’art se contentent d’un petit public, ils ont du moins une longue durée de vie. anzieu, Didier. Le Corps de l’œuvre, Gallimard nrf, 1981. La démarche de Didier Anzieu est psychanalytique, dans Le corps de l’œuvre, mais c’est bien le processus intérieur de la création qui l’intéresse et qu’il aborde du point de vue littéraire où il se trouve à l’aise.

Puisqu’elle se penche sur le psychisme du créateur et non sur sa technique, son étude s’applique tout aussi bien aux arts visuels. Sa meilleure contribution est à mon avis la description des Cinq phases de la

création artistique, dans laquelle il croit voir un triomphant remède à un état de crise intérieure susceptible de se répéter plusieurs fois au cours de la vie, chaque phase étant traitée avec précision. La création

réussie couronne le parcours. Sa présentation est d’ailleurs extrêmement convaincante. La seconde partie du livre se consacre à l’examen de cas particuliers et on peut choisir de s’y intéresser ou non. barras, Henri. De l’art cuit à l’art cru, aux sources de la création, Les Impatients, Liber, 2007. Ce petit livre-testament souvent émouvant s’insurge avec passion devant la mainmise des théoriciens

de l’art sur la création. Il rappelle que l’artiste est le seul qui Fait l’art et que le créateur répond d’abord à

une nécessité intérieure; qu’il est du côté de l’art cru et non de l’art cuit et même trop cuit; qu’il est un

plongeur de grands fonds, qu’il prend tous les risques … va où il croit devoir aller et n’a jamais de certitude. Ce qui fait qu’il peut exister une création et même un art véritable chez les malades mentaux, qui ont aussi trouvé un

vibrant défenseur chez Dubuffet. La définition de l’art cru et de l’art cuit, constitue le cœur du livre et une métaphore efficace.

bernier, Léon et perrault, Isabelle. L’Artiste et l’œuvre à faire, Institut québécois de recherche sur la culture, 1979.

Ce gros ouvrage s’est écrit dans une perspective sociologique et se voulait un premier tome. Il date déjà méthodique dans sa construction et sentant la thèse universitaire, on le trouvera néanmoins tout

à fait valable quant aux longs témoignages des artistes cités in extenso. Des artistes dont la plupart appartiennent à une génération désormais plutôt en retrait, mais qui ont créé et vécu à peu près,

somme toute, comme ceux d’aujourd’hui. Sa faiblesse serait peut-être d’abandonner le lecteur devant une masse de déclarations un peu étourdissante. bohm, David. On Creativity, Routledge, 2004. Le scientiste de grand calibre et sans doute utopiste, David Bohm, aborde par la comparaison les

relations entre l’art et la science dans un petit ouvrage extrêmement dense intitulé On Creativity. Il a beau les tenir en parallèle de son mieux, c’est du point de vue de la science que l’art est invoqué et

devrait selon son intention éveiller ou renforcer la sensibilité perceptive chez les scientifiques. Là où Bohm devient le plus clair et le plus convaincant pour ce qui est de l’art, c’est dans sa comparaison

Ce qu’en disent les artistes

et souffre d’une présentation peu attrayante. Cependant il n’est pas dénué d’intérêt et qualités. Très

167


de l’hypothèse en science avec l’intuition créatrice en art comme, respectivement, de la théorie

scientifique et de la mise en œuvre, dans une seconde phase. Pour lui, comme pour Anzieu, la seconde phase, celle de la vérification ou de la production, confirme ou infirme la première. En effet une

hypothèse scientifique devra être falsifiable, ce que la théorie s’emploiera à retracer et établir. Alors qu’en art l’intuition devra nécessairement aboutir à une forme réussie. Cela afin que, dans les deux cas, la pertinence puisse être établie.

canadian art, numéro 4 volume 25, hiver 2008, p. 50–53. Ce numéro de la prestigieuse revue s’intéresse à l’évolution récente des écoles d’art de haut niveau

et des départements universitaires d’arts visuels du Canada anglais surtout. L’article signé Deborah

Campbell s’intitule The Death and Life of Painting. Cette évolution, de la quasi disparition à une nouvelle vie se fait sous la pression des étudiants eux-mêmes et est comparée avec la tradition différente qui serait maintenue à l’uqàm. On découvre donc qu’au Emily Carr Studio de Vancouver s’opère une

formidable résurgence de la peinture, parce que la jeune génération des étudiants n’y a pas été soumise aux textes critiques des années 80 qui la déclarait morte; et que ces mêmes jeunes gens réclament un enseignement technique, ou d’atelier, disparu justement dans les années 70–80. L’Université

Concordia offre quant à elle, depuis quelques années déjà, une immersion dans le processus artistique

impliquant le travail d’atelier, tout en abolissant l’obligation pour les étudiants de rédiger un mémoire de maitrise accompagnant l’œuvre.

csikszentmihályi, Mihály. Creativity:, flow and the Psychology of Discovery and Invention, Harper Perennial, 1997.

L’auteur, antérieurement directeur du Département de psychologie de l’Université de Chicago et

membre du Groupe de Budapest, s’avère un spécialiste et presque un technicien du phénomène de la création. Grâce aux moyens universitaires, toute une équipe d’étudiants chercheurs lui permet

de mener une enquête approfondie sur diverses carrières de création, envisagées sur la durée de vies entières. Son échantillonnage est impressionnant et varié, ne comportant cependant que ce que

l’on appelle en anglais des « achievers » ou créateurs couronnés par le succès. Ce sont les conditions

Créer

168

vécues de la création qu’il décrit dans Creativity : flow and the Psychology of Discovery and Invention, avec un

esprit empirique et pratique éminemment accessible. L’une de ses plus grandes originalités réside

dans la définition de « domaines » de la création qui ne sont pas ceux qu’on pourrait imaginer trop

simplement, de même que les conditions d’entrée dans ces domaines et celui de la Grande Culture.

Y compris la fameuse « nouveauté ». Un chapitre inusité s’adresse aussi au « Creative Aging », ou en français aux caractéristiques de la création chez les plus âgés. de duve, Thierry. Résonances du readymade, Hachette, 1986. Je joins le titre à cette bibliographie à l’intention de ceux qui voudraient s’informer davantage au sujet du ready-made et du post-duchampisme mentionnés par Claude-Philippe Benoit. Ce n’est pas le seul

ouvrage de de Duve, exemple parfait du théoricien de l’art respecté. Il s’agit d’un petit essai intelligent, bien tassé et assez abstrus. À bon lecteur salut.

proust, Marcel. À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Folio classique, 1988. Je ne vais pas me donner le ridicule de présenter Marcel Proust qui n’en a nul besoin depuis longtemps,


mais plutôt référer le lecteur à un passage qui a laissé une trace importante dans le champ de la

création, par l’invention d’un concept inédit : Le décollage créateur. On le trouve entre les pages 124 et 125 de l’édition Folio classique 1988 du livre À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Il s’agit de l‘épisode dans lequel

le narrateur présente l’écrivain (fictif) Bergotte, et met en contraste sa rusticité et autres défauts avec

son génie, en précisant, avec la finesse qu’on lui connait, à quoi tient la capacité de création, et ce qui distingue cette capacité du raffinement ou de la culture. En fait l’épisode Bergotte s’avère beaucoup plus long et s’étend au moins sur quinze ou vingt pages, ce qui permet à Proust de nous faire voir,

entendre, et même éprouver tout ce que les « gens bien » peuvent dire entre eux ou ressentir devant un écrivain célèbre qui leur ressemble si peu.

pacquement, Alfred. L’Artiste et ses lieux de travail, Bibliothèque Kandinsky, Centre Georges Pompidou, sans date indiquée.

Il existe un grand nombre de livres ayant pour thème l’atelier de tel ou tel artiste, généralement connu voire célèbre. Ces textes bien axés sur leur sujet individuel prennent le plus souvent la forme d’une

monographie. En revanche les documents au sujet de l’atelier d’artiste en général demeurent à peu

près introuvables à l’exception parfois de quelques mots ici ou là dans une introduction; voici l’une des rares trouvées : Alfred Pacquement, L’Artiste et ses lieux de travail, Bibliothèque Kandinsky, Centre Georges Pompidou, sans date précisée. On y trouvera quelques remarques judicieuses sur la mise en valeur de l’univers toujours un peu mystérieux de l’atelier et de son contenu. L’auteur avance qu’au-delà de la

curiosité et du pittoresque romantique qui attire les foules à la porte de l’atelier de Brancusi, les traces

et empreintes d’ateliers d’artistes peuvent contribuer à faire mieux comprendre le travail même des artistes. Intéressant.

note : Les ouvrages qui suivent ne sont pas cités dans ce livre. Je les joins à titre informatif à ma bibliographie. Ils sauront, je crois, répondre à des questions toujours d’actualité. Leur connaissance me parait faire partie de la base nécessaire à une réflexion sérieuse sur l’art actuel, son action possible, la nature de son rôle social et les conditions mêmes de la création.

arbour, Rose-Marie. L’Art qui nous est contemporain, Éditions Artextes, 1999. Je n’ai pas cité ni recouru directement au livre de l’historienne de l’art Rose-Marie Arbour, mais je le

recommande à tous ceux qui voudraient s’informer ou se remémorer le parcours et les développements de l’art contemporain, de la fin du xxe – début xxie siècle, en particulier au Québec, ses liens et

vulnérabilité particulière des arts visuels de ce temps. Il a beau ne compter que 144 pages, il couvre

un très vaste champ d’interrogations de manière approfondie, sans jamais prendre parti de manière radicale, ce qui en fait un livre ouvert et toujours d’actualité. Je ne crois pas qu’on ait fait mieux. heinich, Nathalie. Le triple jeu de l’art contemporain, Ed. de Minuit 1998. Dans ce livre, l’auteure y est allée de 350 pages haletantes d’une impitoyable analyse, précise et bien documentée, de ce qu’on a appelé la crise de l’art contemporain dans les années 80–90. Cette crise,

je crois qu’il faut la connaitre. Personne ne se fâche plus, les choses se sont calmées, mais sont-elles

tellement changées dans les faits? Celui qu’on appelle le grand public, curieux mais généralement peu ému, circule dans les musées d’art contemporain et les biennales, amusé du spectacle sans se sentir

profondément concerné. Il fait ses achats dans les Foires ou celles des galeries qui ne l’effraient pas, et conserve pour le reste un immense pouvoir d’indifférence. Ses intérêts sont ailleurs et sa colère bien

Ce qu’en disent les artistes

différences d’avec le modernisme, ses thèses, ses problèmes et ses querelles, de même que la

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davantage dirigée aujourd’hui contre les scandales de la corruption et de l’exploitation des humains par le capital. L’art de son temps ne le concerne plus ou si peu.

lacerte, Sylvie. La Médiation de l’art contemporain, Éditions Le Sabord, 2007. Cette thèse de doctorat de Sylvie Lacerte, remaniée pour présentation tout à fait accessible au grand public, entre en jeu à partir de considérations assez semblables à celles dont je fais état au titre

précédent et se préoccupe d’étudier, avec exemples vécus, les conditions de présentation de l’art contemporain dans les institutions de type muséal surtout, et d’en améliorer la pédagogie et la

réception par le public. Fort intéressant, surtout pour les administrateurs du monde des arts visuels et tous ceux qui œuvrent à leur promotion auprès du public.

vacher, Laurent-Michel. Pamphlet sur la situation des arts au Québec, Éditions de l’Aurore, 1975. Ce pamphlet date d’une époque déjà lointaine, teintée par le marxisme, dont l’auteur n’est d’ailleurs

pas dupe. Il se rattache à une gauche idéaliste et généreuse, capable d’une lucidité cruelle et ne prétend pas enseigner aux artistes quelle liaison ils devraient (ou pourraient) établir entre les affrontements

socio politiques de notre temps et leurs productions. Il prétend seulement y réfléchir et apporter une certaine contribution. Vacher s’en prend à la culture mercantile que perpétue le système avec une

fougue désenchantée, une sincérité et un espoir envers et contre tout qui correspond étrangement à ce que nous vivons aujourd’hui. Ce véritable classique des belles années de la Révolution tranquille a gardé

une actualité extraordinaire et mérite beaucoup de respect. À mon avis, tous les artistes devraient le lire, en considérant le contexte de son époque.

vallerand, Noël. Les arts, l’université et la politique culturelle, textes réunis et présentés par Claude Corbo, vlb éditeur, 2010.

Parmi les textes qui datent mais conservent un intérêt pour notre réflexion, je note ce recueil

d’écrits qui redeviennent aujourd’hui controversables après avoir longtemps dormi. À tout le moins expliquent-ils l’orientation prise au Québec par l’enseignement des arts dans les années 50–60,

avec le remplacement de l’École des Beaux-Arts par un département universitaire de l’uqàm. Ce

Créer

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changement qui se voulait une modernisation de l’enseignement n’était pas anodin, entraina une

résistance farouche de la part d’un certain nombre d’étudiants, et eut pour conséquence, entre autres, l’importance donnée à l’intellectualité et à l’analyse discursive au détriment de la technique, du « métier », et peut-être même d’une certaine conception de la création artistique.


Biographies des artistes edmund alleyn† (1931–2004) Né à Québec au sein de la communauté anglo-irlandaise, Edmund Alleyn étudie à l’école des beaux-arts de Québec, auprès de Jean Paul Lemieux. Grand Prix au concours artistique de la Province de Québec

en 1955 et bourse de la Société Royale, il part pour la France. En 1959, il remporte la médaille de bronze à la Biennale de Sao Paulo. Avant de quitter l’Europe, en 1971, il expose une œuvre polysensorielle qui fait sensation au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, l’Introscaphe I. Peintre et artiste polyvalent, homme solitaire et acharné, il laisse une œuvre empreinte de métaphysique et d’ironie. raymonde april  Née en 1953 à Moncton nb, vit et travaille à Montréal. Ses images, inspirées de sa vie privée, font

école dans le monde de la photographie au Canada et en Europe. Expositions solos au Musée d’art contemporain de Montréal 1986, Musée d’art de Joliette 1997, Galerie Leonard & Bina Ellen de

l’Université Concordia 2006, aux galeries Occurrence, Les Territoires et Donald Browne en 2010, Au

programme du Mois de la Photo à Montréal, Galerie Optica 2011. April reçoit le prix Paul-Émile-Borduas en 2003 et le Paul de Hueck and Norman Walford Career Achievement Award for Art Photography en 2005. Elle est nommée Officier de l’Ordre du Canada en 2010. nycol beaulieu  Née à Chicoutimi, détient un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia et une maîtrise

en arts plastiques de l’uqàm. Boursière du gouvernement du Québec, elle a à son actif une douzaine

d’expositions solos et une centaine d’expositions de groupe, au Québec, en Ontario, en Europe et aux États-Unis. Elle participe au Symposium de la jeune peinture au Canada à Baie-Saint-Paul en 1986. Elle y retourne en tant qu’artiste invitée en 1999. Ses œuvres font partie d’importantes collections

publiques et privées dont celles du Musée national des beaux-arts du Québec, de Loto-Québec, d’Abitibi Consolidated et du Musée du Bas-Saint-Laurent. claude-philippe benoit Né en 1953, Claude-Philippe Benoit vit et travaille à Montréal. Sa pratique artistique se poursuit sans s’interroger sur la modernité dans le contexte sociétal contemporain à travers l’étude, entre autres,

du tissu urbain et de la nature. La photographie abstraite est également au cœur de sa démarche. Ses

œuvres sont présentées dans des expositions solos et collectives à l’échelle nationale et internationale et bon nombre d’entre elles font partie de collections publiques et privées. Claude-Philippe Benoit est détenteur d’une maîtrise en beaux-arts de l’université Concordia à Montréal. loïs etherington betteridge Loïs Etherington Betteridge, cm,mfa, rca, exerce depuis 1952. Elle a créé sur commande des pièces uniques de joaillerie et de la vaisselle liturgique ou séculière, incluant des cadeaux à des premiers ministres canadiens et chefs d’états étrangers. On lui a décerné plusieurs prix dont l’Ordre du

Canada (1997) et le “Lifetime Achievement Award” de la Society of North-American Goldsmiths

(2010). Elle a enseigné régulièrement à l’Haliburton School of Fine Arts (1981–2001) et comme artiste

Ce qu’en disent les artistes

relâche depuis le début des années quatre-vingt. Son travail de recherche en photographie l’amène à

171


invitée en Europe, en Scandinavie et pour les collèges et regroupements professionnels d’Amérique

du Nord. Elle a siégé dans de nombreux jurys et exposé largement en solo ou en groupes, souvent sur invitation, en Amérique du Nord, en Europe, au Japon et en Corée. éveline boulva Née en 1976 à Québec où elle vit et travaille Éveline Boulva est titulaire d’un doctorat de l’Université Laval. Depuis 2001, elle a réalisé au Québec plusieurs expositions solos et collectives, notamment

l’exposition C’est arrivé près de chez vous présentée en 2008 au Musée national des beaux-arts du Québec. Elle a également présenté son travail dans le cadre d’autres expositions de groupes sur la scène

internationale, par exemple en Suisse, en Belgique et en France. On retrouve ses œuvres dans plusieurs collections dont celles d’Hydro-Québec, de Loto-Québec, de Desjardins ainsi que dans le Prêt d’œuvres d’art du Musée national des beaux-arts du Québec. michel brault† (1928–2013)

Entré à l’onf en 1956, il y travaille avec Claude Jutra, coréalise Les Raquetteurs avec Gilles Groulx,

inaugurant à l’onf le mouvement direct ou cinéma-vérité, puis coréalise avec Pierre Perrault Pour la suite du monde et l’Acadie l’Acadie. Comme directeur photo il compte, entre autres, Mon Oncle Antoine, Kamouraska, Mourir à tue-tête, Le Temps d’une chasse, Les Bons débarras, et comme réalisateur : Entre la mer et l’eau douce, Les

Ordres, primé à Cannes et Quand je serai parti … vous vivrez encore. Il a été lauréat du Prix Victor-Morin 1975 de

la ssjb, du Prix Molson 1980 du Conseil des arts du Canada, du Prix du Québec Albert-Tessier 1986 et de celui du Gouverneur-général 1996. michel dallaire Né à Paris en 1942, Michel Dallaire étudie à l’Institut des arts appliqués de Montréal et à l’École

supérieure des arts industriels de Stockholm. Il poursuit plus tard d’autres spécialisations en gestion du design et transformation des polymères. Dès 1967 il ouvre son propre bureau de concepteur à

Montréal. Il connait un succès immédiat qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Il reçoit un grand

nombre de prix dont la Médaille d’or du 26e Salon international des inventions de Genève en 1998 et le

Prix Borduas. Le Musée de la Civilisation de Québec lui prépare une rétrospective pour 2016. bernard émond

Créer

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Bernard Émond est né à Montréal en 1951. Après des études en anthropologie il travaille dans le Grand Nord comme formateur à la télévision inuit. Il tourne cinq documentaires pendant les années 1990,

dont Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces (1992). Il vient à la fiction avec La femme qui boit (2001) puis 20h17 rue Darling (2003). Il entreprend ensuite une trilogie sur les vertus théologales. Ce seront La neuvaine (2005), Contre toute espérance (2007) et La donation (2009). Il termine en 2012 un nouveau long

métrage : Tout ce que tu possèdes. En 2011, il publie un recueil d’essais : Il y a trop d’images ‑ textes épars 1993–2010. jocelyn fiset Né à Jonquière le 29 janvier 1959, Jocelyn Fiset a réalisé ses œuvres nomades dans plus de vingt pays sur tous les continents sauf l’Océanie. Ses textes d’opinion ont été publiés dans plusieurs journaux

tels Le Devoir et la revue d’art actuel Esse arts + opinions. Au cours des années, il a reçu plusieurs bourses de création et de déplacement du Conseil des arts et lettres du Québec et du Conseil des arts Canada. Depuis 2009, Jocelyn Fiset assure la direction générale et artistique du centre d’artistes grave de

Victoriaville en plus de faire partie du Conseil d’administration de Culture Centre-du-Québec et du raav (Regroupement des artistes en arts visuels du Québec).


jérôme fortin Né à Joliette en 1971, il vit et travaille à Montréal. Représenté par la Galerie Pierre-François

Ouellette art contemporain, il combine les thèmes des cabinets de curiosités du xvie siècle et de la consommation de masse de notre époque, en récupérant et assemblant de petits objets pour

leurs formes, couleurs et textures. Depuis 1996, il a présenté plus d’une douzaine de solos sur trois

continents; participé à des expositions collectives en Europe, Proche Orient, Asie et Amériques. Il a effectué plusieurs résidences d’artiste à New York, Bâle, Mexico, Paris, La Havane et Tokyo. Il a été

récipiendaire du Prix Pierre-Ayot 2004 de la ville de Montréal et en 2007, le Musée d’art contemporain de Montréal lui a consacré une exposition solo. juan geuer† (1917–2009)

Juan Geuer a commencé dès 1965 à créer des œuvres à la croisée de l‘art et de la science. Pionnier de

la pluridisciplinarité, il a proposé des dispositifs à la fois esthétiques et expérimentaux pour éclairer divers aspects des sciences de la terre, en particulier la géologie. Ses premiers projets ont suscité de

la résistance à cause du métissage qu’ils introduisaient dans le champ du visuel. Sa vie personnelle, marquée par la fuite d’une Europe se préparant à la guerre vers les jungles de la Bolivie, a été menée selon des principes philosophiques axés sur la liberté et le pacifisme. michel goulet Né à Asbestos en 1944, Michel Goulet vit et travaille à Montréal. Il est considéré comme l’une des

figures marquantes de sa génération en sculpture. Son travail a fait partie de nombreuses expositions dans plusieurs lieux prestigieux au Canada et à l’étranger. Reconnu pour sa contribution à l’art

public, il a créé plus de quarante œuvres permanentes depuis trente ans. En 1988, il représente le

Canada à la Biennale de Venise et reçoit, en 1990, le Prix Paul-Émile-Borduas. En 2008, on lui remet

le Prix du Gouverneur général du Canada et plus récemment, l’Université de Sherbrooke lui décernait un doctorat honorifique. De nombreux prix soulignent la qualité de son apport à la scénographie de théâtre et d’opéra.

dominique goupil Née en 1970, Dominique Goupil vit et travaille à Montréal. Elle peint professionnellement depuis expositions individuelles et collectives dont certaines à Montréal, Toronto, Halifax, New York et

173

actualisé et suggéré. Elle est représentée par la Galerie Simon Blais à Montréal, la Galerie Michel

Ce qu’en disent les artistes

1997, après des études en arts visuels à l’Université du Québec à Montréal. Elle a à son actif plusieurs Morges, en Suisse. Depuis plusieurs années elle explore le paysage au sens multiple du terme : Guimont à Québec, ainsi qu’au Studio 21 Fine Art Gallery à Halifax. isabelle hayeur Née en 1969, Isabelle Hayeur vit et travaille à Montréal. Artiste de l’image, elle est connue pour ses

montages numériques grands formats, ses vidéos et ses installations in situ. Son travail se situe dans la perspective d’une critique écologique, urbanistique et sociale. Elle s’intéresse particulièrement aux sentiments d’aliénation, de déracinement et de dislocation. Son art s’avère à la fois politique

et poétique, avec un constant souci de brouiller les pistes afin de mettre en relief l’ambivalence de

notre rapport au monde. Ses œuvres ont été présentées dans le cadre de nombreuses expositions et festivals.


denis juneau† (1925–2014)

Denis Juneau est né à Montréal en 1925. Il étudie à l’École des beaux-arts avec, entre autres, Alfred

Pellan. Il sera de la nouvelle vague d’artistes que connait le Québec à partir des années 1950. Reconnu comme proche des peintres plasticiens, il s’éloigne pourtant des formes rigides et se tourne vers une expression plus libre et souple à partir des années 1980. Il est aussi l’auteur de sculptures, dessins, murale et logo (Université de Montréal). Récipiendaire de nombreux prix et reconnaissances il est

le premier artiste à recevoir le prix Gershon Iskowitz en 1986. Il a également reçu le prix Paul-ÉmileBorduas en 2008. peter krausz Peter Krausz est né en 1946 en Roumanie où il étudie la peinture monumentale à l’Institut de BeauxArts de Bucarest. En 1970 il s’établit à Montréal. Sa production artistique se développe en peinture,

dessin, installation et photographie. Il présente plusieurs expositions solos et de groupes, au Québec, au Canada, aux États-Unis et en Europe. Ses œuvres se retrouvent dans de nombreuses collections

privées et publiques, entre autres au Musée des beaux-arts de Montréal, Musée national des beaux-arts du Québec, Musée d’art contemporain de Montréal et Jewish Museum de New York. Il est représenté

par la Galerie de Bellefeuille à Montréal, la Mira Godard Gallery à Toronto, la Gallery Jones à Vancouver et la Forum Gallery à New York . guy lavigueur Né en 1955 à Mont-Joli, Guy Lavigueur a grandi dans le milieu de l’aviation commerciale et de Loïsir. Passionné très jeune par la photographie, il fait ses études au Dawson Institute of Photography de

Montréal. Il profite des excursions privées de son père, pilote, pour apprivoiser l’art et les techniques de la photographie aérienne. En 1981, il ouvre son propre studio de photographie commerciale et publicitaire. Il touche à de nombreuses sphères de l’industrie tant en studio que hors studio.

Depuis plus de dix ans, il expérimente la photographie d’art. Son thème de prédilection est l’érosion et ses conséquences sociétales. marie-jeanne musiol L’artiste travaille les différents niveaux d’apparition de l’image sur papier sensible. Elle enregistre

Créer

174

les empreintes lumineuses des plantes révélées dans les champs électromagnétiques et constitue des

herbiers énergétiques exposés au Canada, en Europe et en Asie. Ses œuvres plus récentes mettent aussi à jour des images-miroirs du cosmos impliées dans la couronne lumineuse du vivant et explorent les champs magnétiques comme porteurs d’information, emblématiques d’un univers holographique. Parallèlement à ces expériences, Marie-Jeanne Musiol poursuit ses marches dans le camp de concentration d’Auschwitz pour saisir des images de la mémoire vive ou du mal cosmique. sophie privé Née en 1975 à Alma, Sophie Privé est bachelière en arts visuels de l’Université Laval en 1999. De 2007 à

2012, plusieurs expositions solos ont marqué son parcours artistique notamment à Expression, centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, à Plein sud, centre d’exposition en art actuel à Longueuil et à la

Galerie Lacerte art contemporain à Montréal. Ses œuvres font partie de la Collection Prêt d’œuvres d’art du Musée National des Beaux-Arts du Québec, de la Colart Collection, de la Collection Loto-Québec, de la collection de la Fédération des Caisses Desjardins du Québec ainsi que de celle de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Sophie Privé vit et travaille à Montréal.


rober racine Rober Racine est né en 1957 à Montréal. Compositeur et écrivain, il a fait des études en littérature et en histoire de l’art et du cinéma à l’université de Montréal. Il a créé depuis 1973 une cinquantaine

d’œuvres visuelles dont Gustave Flaubert : Escalier Salammbô, Le Terrain du Dictionnaire A/Z, Les 1600 Pages-Miroirs, Le Parc de la langue française, Les Voiles de la Lune et Spica présentées dans des galeries et musées d‘Amérique,

d‘Europe, d‘Asie et d’Australie. Il a publié depuis 1992 un texte dramatique Le Cœur de Mattingly, un récit, Le Dictionnaire, et trois romans dont L’Ombre de la Terre paru en 2002 aux Éditions du Boréal. Prix PaulÉmile-Borduas 2007 en arts visuels. dominique rey Artiste multidisciplinaire, Dominique Rey pratique, à Winnipeg, la photographie, la vidéo, la

peinture, la performance et l’installation. Ses œuvres ont été présentées au Canada, aux Etats-Unis et

en Europe, et se retrouvent dans les collections du Musée des beaux-arts du Canada, la Galerie d’art de Winnipeg, la Province du Manitoba, la Wedge Collection et maintes collections privées. Elle a obtenu plusieurs prix et bourses du Conseil des Arts du Canada, du Conseil des Arts du Manitoba, du Conseil des Arts de Winnipeg, de même que de la Fondation Elizabeth Greenshields et la Fondation Ricard.

Dominique Rey détient une maîtrise en beaux-arts et en photographie du Bard College de New York, ainsi qu’une maîtrise en nouveaux médias du Transart Institute à Berlin. marc séguin Né en 1970 à Ottawa. Ses œuvres figurent dans plusieurs collections muséales à travers le monde,

notamment celles du Musée d’art contemporain de Montréal et du Musée National des beaux-arts

du Québec. Il a tenu plus de vingt expositions solos et participé à autant d’expositions de groupe et

de foires internationales à Madrid, Barcelone, Venise, Berlin, Cologne, New York, Miami, Chicago, Bruxelles et Namur. Son corpus artistique est principalement constitué de tableaux de grandes

dimensions. Il est aussi un écrivain doué. Ses romans La foi du braconnier et Hollywood ont rapidement retenu l’attention des critiques littéraires. Aujourd’hui Marc Séguin travaille à Montréal et à New-York.

francine simonin de ses quarante ans de carrière, elle a présenté plus de deux cents expositions solos et a remporté de

175

Québec et la Fondation Monique et Robert Parizeau lui ont remis un prix soulignant sa contribution

Ce qu’en disent les artistes

Née en 1936 à Lausanne en Suisse, Francine Simonin vit et travaille à Montréal depuis 1968. Au cours nombreux prix et distinctions au Canada et en Europe. En 2004, le Musée national des beaux-arts du exceptionnelle à l’histoire de l’estampe au Québec. Ses œuvres font partie de collections publiques en Suisse et au Canada et de nombreuses collections privées à travers le monde. annie thibault Annie Thibault vit et travaille à Gatineau (Québec). D’abord formée en sciences pures, elle obtient ensuite un baccalauréat en arts plastiques de l’Université du Québec en Outaouais. Depuis 1995, elle conçoit

des installations à la croisée de l’art et de la biologie en collaboration avec divers centres de recherche au Canada et à l’étranger. Citons sa participation à l’exposition Intrus/Intruders au Musée national des

beaux-arts du Québec en 2009 et à Dé-con-structions au Musée des beaux-arts du Canada en 2007. Elle a

également réalisé plusieurs œuvres publiques permanentes dont Élora au Pavillon d’oncologie de l’hôpital de Gatineau en 2009. Ses œuvres font partie de plusieurs collections privées et publiques.


joëlle tremblay Née en 1958, Joëlle Tremblay est professeure agrégée à l’Université Laval, détentrice d’un doctorat en Études et pratiques des arts à l’Université du Québec à Montréal. Son concept de l’art qui relie est une

forme d’art collectif, à la fois contextuel, in situ et participatif. Des dispositifs particuliers permettent à des communautés de réaliser des projets artistiques d’envergure, l’atelier et le lieu de diffusion se

déplaçant au cœur de l’espace social. L’art qui relie se situe parmi les pratiques artistiques actuelles qui

tendent à placer la relation au centre des préoccupations. L’artiste circule en fonction des commandes qu’elle reçoit, créant une hétérotopie allègre dans les divers lieux parcourus.

Créer

176


Remerciements Je dois mes premiers remerciements aux 26 artistes qui m’ont accordé leur temps, leurs textes et leurs photos, puis leur appui patient et amical à travers bien des contretemps.

Quelques amis irremplaçables, Danièle Letocha, Elizabeth Gallat-Morin, Hélène Pellletier-Baillargeon et Marie-Jeanne Musiol ont bien voulu lire les premières ébauches, critiquer sans trop de partialité

j’espère, suppléer à mes ignorances et surtout m’encourager sans faillir dans les difficultés et les doutes lancinants.

Parmi ces amis, je compte mon fils Grégoire Joubert qui m’a soutenue du début à la fin et parfois ramassée à la petite cuillère.

De même que Paul Meunier, philosophe et poète à ses heures, qui a imaginé le titre. La dynamique et compétente Colette Mendenhall, p.d.g. d’AssurArt, s’est rendue indispensable au chapitre des affaires, négociations et promotion.

C’est Marie-Andrée Leclerc, par ailleurs directrice du Musée des beaux-arts de Mont-Saint-Hilaire, qui a pris joyeusement à sa charge la correction compliquée du manuscrit puis celle des épreuves.

Guy Lavigueur, photographe et vidéaste de notre site, n’a ménagé ni son temps ni son inépuisable énergie, y compris pour m’enseigner l’usage de certains outils informatiques.

Monique Labelle a bénévolement contribué son expérience de la video au tournage. Notre très perfectionniste graphiste, Robert Tombs, lui-même artiste et bientôt éditeur (L’Arène) a pris ce livre très à cœur et y a mis un temps que ses émoluments ne justifiaient pas.

Guy L’Heureux, photographe des œuvres de nombreux artistes et successions montréalais, nous a

dépannés maintes fois en sus d’offrir gracieusement l’impression des reproductions offertes à certains donateurs.

François Gauthier, photographe et coéditeur de quelques livres, a réalisé la photo de la couverture et Jean-Pierre Béland de Pentafolio, webmestre de notre site, fait partie des professionnels qui nous ont rendu leurs services abordables.

Je sais que plusieurs bénévoles discrets auront grandement contribué à l’identification et distribution des contreparties offertes aux donateurs, de même qu’aux préparatifs du lancement.

Je salue également les galeries Simon Blais et Lacerte de Montréal, de même que la Mike Weiss Gallery de New York, qui m’ont fourni des photos d’atelier de certains artistes.

Nous n’aurions évidemment jamais mené ce projet à terme sans nos généreux donateurs dont

les braves et les enthousiastes qui se sont lancés les premiers, parfois avant toute campagne de

souscription, ainsi que tous les commanditaires ou bienfaiteurs privés dont vous trouverez les noms sur le rabat arrière de ce livre.

177 Ce qu’en disent les artistes

produit les cartes offertes à d’autres donateurs.


J’ai une reconnaissance particulière pour l’extrême générosité de Monsieur Stephen A. Jarislowsky qui a complété notre budget et nous a ainsi épargné énormément de temps et de travail.

Qu’ils soient tous infiniment remerciés. Sans eux ce livre n’aurait pas pris forme. Sa longue et

laborieuse naissance se sera transformée, de manière inattendue et grâce à l’amitié, en une belle et chaleureuse aventure collective du genre de celles qui donnent un sens à la vie. Suzanne Joubert Janvier 2015


Crédits photographiques Edmund Alleyn Gabor Szilasi 10 Raymonde April Renée Huard 16 Raymonde April 19,20 Nycol Beaulieu Joanne Beaulieu 22 Claude-Philippe Benoit Diane Colucci 28 Claude-Philippe Benoit 30,31 Loïs Etherington Betteridge Keith Betteridge 32 Eveline Boulva Luc Renaud 38 Michel Brault Michel Brault 44,46 4 de couverture e

François Protat 47 Michel Dallaire Marc Montplaisir 50 Bernard Émond Pierre Dury 56,58,59 Jocelyn Fiset Tokio Maruyama 62 Jocelyn Fiset 63,64 Ariane Léonard 66 Martin Rondeau 68,70 Juan Geuer Jake Morrison 72,74,75 Michel Goulet Richard-Max Tremblay 78,80,81 Dominique Goupil Noémie Letu 84 Éliane Excoffier 86,87 Isabelle Hayeur Frédéric Sala 90 Isabelle Hayeur 92,93

Simon Blais 96,98 Guy L’Heureux 97 Peter Krausz Thomas Vamos 100 Pierre Charrier 102,104 Guy Lavigueur Guy Lavigueur 106,109,110 Marie-Jeanne Musiol Marie-Jeanne Musiol  112, 114,115 Sophie Privé Dominique Gaucher 118 Guy L’Heureux 120,121 Rober Racine Rémy Boily 124 Musée des beaux-arts du Canada 126 Guy L’Heureux 127 Dominique Rey Mathieu Léger 130 Dominique Rey  132, 133 Marc Séguin La Galerie Mike Weiss 136 Adam Reich 138,139 Francine Simonin Serge-Philippe Tremblay 142 Guy L’Heureux 144,145 Annie Thibault Justin Wonnacott 148 Christophe Varady-Szabo 150 Marcel Jomphe 151 Joëlle Tremblay Urs Joseph Kehl 154 Joëlle Tremblay 156,157

179 Ce qu’en disent les artistes

Jérôme Fortin

Denis Juneau


i l a é t é t i r é d e ce t o u v ra g e 50 e x e m p lai re s n u m é ro t é s sur une impression de 250 et sur le s p r e s s e s d e l a m a i s o n f ri e s e n s à alt o n a, m a n i t o b a . e x e m p l a i re n o . ............


Donateurs Stephen A. Jarislowsky

Pierre et Christine Lapointe Carole Leblanc et la Financière Banque Nationale Louis Ranger Alain Forget et bmo Nesbitt Burns

Xuemin Jiang et Marc Novakof Danièle Letocha et Marc Renault Marie-Cécile Windisch Laroche Michel Dallaire Designer industriel Joëlle Tremblay Loïs et Keith Betteridge Jean-Claude Bergeron (Galerie) Roger Barette et Tout Autour Encadrement Guy L’Heureux François Gauthier Michel Goulet Jacqueline Epitaux Denyse Marc-Aurèle et Paul Meunier Giovanna et Mario Rizzi

Anne-Marie Lavoie et Pierre Bouvrette Marguerite Boucher Francine Descarries et Robert Bélanger Natacha Joubert Mary Buie Gabor Szilasi Odette Arsenault et Jean-Claude Robert Jake Morrison Elizabeth Gallat et Jacques-Yvan Morin Jeannine et Maurice Saint-Germain Monique Bolduc Valérie Mollard Rose-Marie-Arbour Heïdi Geraets Louise Cantin


isbn 978-2-9814824-0-2 Les gens font patiemment la file au Centre national d’art et de culture Georges Pompidou de Paris pour entrer de quelques pas dans l’atelier reconstitué d’un artiste célèbre. À Montréal les foules se pressent pour la Virée des ateliers, avec la même intense curiosité et peut-être le désir de découvrir le secret de la création artistique. Ce livre vous ouvre la porte de 26 ateliers ou autres lieux de création. Vous pourrez y voir de rares photos des artistes au travail et les écouter parler de leur art en mots de tous les jours. Ils sont sérieux, bien sûr, mais peuvent aussi être émouvants ou parfois drôles et même un brin fâchés. Ils sont infiniment divers, ils sont passionnés, et surtout ils sont vrais. Edmund Alleyn, peintre Raymonde April, photographe Nycol Beaulieu, peintre Claude-Philippe Benoit, photographe Loïs Etherington Betteridge, orfèvre  Eveline Boulva, peintre Michel Brault, cinéaste Michel Dallaire, designer Bernard Émond, cinéaste Jocelyn Fiset, artiste multidisciplinaire Jérôme Fortin, artiste multidisciplinaire Juan Geuer, sculpteur scientiste Michel Goulet, sculpteur

Dominique Goupil, peintre Isabelle Hayeur, photographe Denis Juneau, peintre Peter Krausz, peintre Guy Lavigueur, photographe Marie-Jeanne Musiol, photographe Sophie Privé, peintre Rober Racine, artiste multidisciplinaire Dominique Rey, artiste multidisciplinaire Marc Séguin, peintre Francine Simonin, peintre et graveure Annie Thibault, installationiste Joëlle Tremblay, artiste relationnelle

suzanne joubert a passé sa vie entre la peinture et l’écriture. Elle a contribué à de nombreuses revues d’art, telles que Vie des Arts et Spirale, de même qu’à des journaux de Montréal et d’Ottawa, enseigné à l’uqàh et à l’Université d’Ottawa, agi comme conférencière, et participé à plusieurs associations artistiques. Elle n’a pourtant pas cessé de mener une carrière d’artiste active et d’exposer largement en solo et en groupes. On trouve aujourd’hui ses œuvres dans des collections publiques importantes et de prestigieuses collections privées. Elle a publié, chez Fides en 2000, un premier livre intitulé Éloge de l’inactualité.

Édition Suzanne Joubert


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