Passages n° 55

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passages

Créativité et confrontation Les échanges culturels autour du monde Sur le canal de Suez: un artiste en quête d’indices | Objets de design: voyage au cœur de la créativité humaine | Expérimentations musicales: face à face entre chercheurs et bidouilleurs Le magaz ine cu Lt u r e L de Pr o H e Lv e t ia, no 5 5 , 1 / 2 0 1 1


4 – 27 DOSSIER

Créativité et confrontation : les échanges culturels autour du monde

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HEURE LOCALE Le Caire : Tel un mirage du passé par Lilo Weber

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Rome : Voyage au cœur de la créativité humaine par Eva Clausen

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REPORTAGE

Mécanique des corps sonores par Benoît Perrier (texte) et Isabelle Meister (photos) 36

ACTUALITÉS PRO HELVETIA Encouragement national à la culture et mainstream / Un réseau pour la médiation de l’art / La littérature en tournée en Europe centrale et orientale / Une vitrine pour la culture suisse

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PARTENAIRE Traduki par Christine Lötscher

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CARTE BLANCHE Le journalisme culturel de demain par Ruedi Widmer

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GALERIE Une plate-forme pour les artistes Papierbaum par Herbert Weber

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IMPRESSUM PASSAGES EN LIGNE A SUIVRE ENQUÊTE DE LECTEURS : PARTICIPEZ !

Notre dossier est illustré de photographies réalisées par Lorena Fernandez, à l’occasion de Ciudades Paralelas, un projet théâtral suisse et argentin. Mettre en scène la vraie vie Le projet théâtral Ciudades Paralelas transforme les espaces publics en théâtre d’un art de l’action. Coup d’œil à Buenos Aires. par Karen Naundorf

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L’Autre comme miroir de soi La Biennale de Venise est un bazar de l’échange culturel international. par Beat Wyss

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Parler bernois à Pune Le bureau de liaison de Pro Helvetia à New Delhi est comme un îlot dans la polyphonie déchaînée de l’Inde. par Bernhard Imhasly

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De San Francisco à Shanghai : Les permanences de Pro Helvetia

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Sur un pied d’égalité ? Les échanges Nord–Sud Les collaborations avec l’Afrique entre néocolonialisme et responsabilisation. par Joseph Gaylard

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Un mal du pays paradoxal Des artistes de Suisse et de Chine parlent de leurs illusions, de leurs irritations et d’impulsions créatrices par David Signer

Couverture : Lorena Fernandez

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So m m air e

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Des bases solides La politique culturelle se joue d’abord à l’intérieur d’un pays et a peu d’emprise directe sur les échanges internationaux, tant les facteurs d’in­ fluence sont nombreux et divers. Et pourtant, tous les pays européens et un nombre croissant de pays asiatiques encouragent ces échanges. Qui plus est, ils recourent aux mêmes instruments, parmi lesquels le soutien de projets artistiques individuels, d’expositions et de présentations, les festivals internationaux et même la création de centres culturels. Leurs motivations diffèrent néanmoins considérablement. Les uns s’en servent pour peaufiner leur image, les autres pour huiler les rouages de la politique ou s’attirer les sympathies, d’autres encore recouvrent leurs visées économiques d’un voile artistique, enfin certains souhaitent donner à leurs artistes la possibilité de faire de nouvelles expériences, qu’ils feront connaître de retour chez eux. La plupart des pays invoquent tous ces motifs à la fois, un cocktail qui dépend de la conjoncture politique. Et la Suisse ? Après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’Europe était réduite en cendres, la mission de Pro Helvetia était de « promouvoir l’image du pays ». Bien sûr, à l’époque, le terme de « promotion » n’avait rien à voir avec le marketing, il désignait plutôt la force de persuasion attribuée à certains contenus culturels que la Suisse était censée diffuser dans le monde entier – avec le soutien fi­ nancier et logistique de la Fondation. Partant de ces prémices, Pro Hel­ vetia a développé en l’espace de 50 ans sa mission actuelle : concilier la curiosité des institutions culturelles étrangères et le désir d’échanges et de formation des artistes suisses, indépendamment du climat et des orages politiques ou économiques. Ce genre d’activités à l’étranger ne recherche ni les grands effets médiatiques ni les grandioses mises en scène politiques, mais a pour but d’établir des relations durables. Nous investissons dans les relations les moyens financiers que la Confédération met à notre disposition ; les relations sont en effet une forme de capital qui croît d’elle­même une fois que les fondements en ont été jetés. C’est une stratégie des petits pas aux multiples facettes, un défi pour l’ensemble des participants. Elle façonne l’image d’une Suisse exigeante, attentive aux contenus, soucieuse de la qualité et désireuse de surprendre. Une base solide parce qu’elle plonge dans le cœur des gens. Passages montre quels principes président à sa conception. Et com­ ment les autres développent la leur. En avant pour un tour du monde ! Pius Knüsel Directeur de Pro Helvetia

e dit o r iaL

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Activités culturelles internationales « Ce n’est qu’au moment où tu t’exposes à une société différente que tu te trouves vraiment confrontée à tes propres racines culturelles », dit une artiste suisse en parlant de son expérience en Chine. Les échanges culturels par-delà les frontières et les continents dessillent les yeux à la fois sur ce qui est différent de soi et sur ce qui est constitutif de soi. Voyez comment les artistes suisses trouvent leur public en Inde, comment les échanges culturels peuvent se dérouler sur un pied d’égalité en Afrique et pourquoi la biennale de Venise est le miroir de rencontres interculturelles.

Travail cu lT u r e l in Te r n aT io n al

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Travail c u lT u r e l in T e r n aTio n al

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I

l se passe de curieuses choses à Buenos Aires. Dans un Hebbel am Ufer (HAU) et donc s’appuyer sur un cadre institution­ centre commercial, les passants marchent soudain à recu­ nel. Quelques mois plus tard, à Buenos Aires, ils sont livrés à eux­ lons. Les habitants d’un immeuble, observés depuis le trot­ mêmes, et les producteurs locaux aussi. « Travailler en Amérique toir d’en face, allument la lumière pour que les voyeurs les du Sud, c’est faire preuve de patience. Il faut approcher les gens voient mieux. Comme s’ils étaient téléguidés, des usagers avec gentillesse », dit Kaegi, qui a déjà travaillé plusieurs fois en de la salle de lecture de la bibliothèque nationale feuillettent simul­ Argentine. « ‹ Oui › ne veut pas forcément dire que c’est bon », a tanément des livres dont bien des pages sont blanches. Dans un soufflé Lola Arias à l’oreille des metteurs en scène européens hôtel, des femmes de chambre racontent des détails intimes de leur en guise de viatique, « et ‹ non › ne signifie pas que cela ne mar­ vie, et la direction ne trouve rien à redire. Un aveugle guide des chera pas. » voyants par une échelle sur un toit plat d’où il leur montre la ville. Peut­être est­ce par peur des agressions ou par manque gé­ On dirait une conjuration. Comme si un petit groupe de por- néral d’argent que l’espace public est rarement utilisé pour des teños – c’est le nom des habi­ interventions comme Ciudades tants de Buenos Aires – s’était Paralelas en Argentine. Mais le mis d’accord pour ignorer les public de Buenos Aires a ac­ cueilli le festival avec autant codes tacites qui d’habitude d’enthousiasme que celui de dictent leur comportement. Berlin. Les billets sont partis Derrière ces actions, il y a les metteurs en scène Lola Arias, très vite. d’Argentine, et Stefan Kaegi, Un psychiatre et un garde de Suisse. Ils sont les curateurs du corps : les habitants d’un de Ciudades Paralelas (villes immeuble racontent parallèles), un des projets ma­ Stefan Kaegi a dû déménager jeurs du programme de Pro pour trouver une maison où Helvetia Chili & Argentine. Ces Le projet théâtral Ciudades Paralelas jouer Prime Time, une perfor­ curateurs et six autres artistes invite à un voyage aventureux dans les mance de l’homme de théâtre venus d’Argentine, d’Alle­ mondes parallèles de plusieurs métropoles. suisse Dominic Huber. « Les Ar­ magne, de Suisse et d’Angle­ Bibliothèques, gares et immeubles gentins sont des gens très ou­ terre ont imaginé des perfor­ verts, mais là ils se méfiaient », mances qui transforment en d’habitation deviennent le théâtre d’un art dit­il. « Il fallait que tous les scène de théâtre des lieux de l’action. Ils procurent à qui les fréquente, habitants de la maison soient fonctionnels comme il en existe à Berlin, Buenos Aires, Varsovie et disposés à raconter leur histoire dans toutes les grandes villes : Zurich, une nouvelle perception de la ville. et à montrer leur salon. » En dé­ tribunaux, centres commer­ but de soirée, à l’heure de plus ciaux, immeubles, biblio­ Coup d’œil à Buenos Aires. grande écoute, l’immeuble de­ thèques, gares, toits. Le spec­ vient la vitrine d’entités sociales. tateur est invité à percevoir par Karen Naundorf Invités au voyeurisme, les spec­ autrement et individuellement tateurs se postent en face de ces espaces publics, construits l’immeuble, de l’autre côté de la pour le grand nombre. Et pen­ dant le déroulement des actions se pose sans cesse la question : rue, observent les gens chez eux et entendent leurs voix dans des quelle est la part de vie réelle, quelle est celle de la mise en scène ? casques. Ce qui se dit dans cette pièce, c’est la vie réelle. « Je n’au­ rais jamais pensé que je dépenserais de l’argent pour reluquer les « Travailler en Amérique du Sud, c’est faire preuve de patience » autres », chuchote une femme dans le public. Guillermo habite au « Plutôt que de déplacer des décors et des acteurs sur un autre premier étage, à droite. Il arrose les plantes de son balcon avec continent, ce qui coûte cher, nous emmenons des idées et tra­ amour. Il a l’air doux, du moins au premier abord. Puis il parle de vaillons sur place avec des producteurs locaux », explique Stefan son métier de garde du corps qui doit récupérer l’argent prêté par Kaegi. « J’ai souvent présenté des pièces adaptées au contexte local un joueur de poker : « Je préfère le dialogue plutôt que la carabine, par la projection de sous­titres sur un écran », dit Lola Arias, qui et j’arrive à de bons résultats dans 70 à 80 pour cent des cas. » Son habite Berlin et Buenos Aires. « Avec Ciudades Paralelas, nous voisin de gauche, un musicien asiatique, gratifie tous les jours les cherchons autre chose : des performances dans des espaces comme habitants de la maison de son bandonéon. Une fois, le son entêtant il y en a partout, mais qui s’adaptent au contexte et aux usages et sentimental de l’instrument a failli rendre fou le psychiatre du locaux. Aucune pièce ne s’est déroulée de la même façon en Alle­ rez­de­chaussée. Les spectateurs sont au courant de ce conflit quand le psychiatre raconte sa version de l’histoire, sa cohabitation magne et en Argentine. » Lors de la première édition du festival à Berlin, en septembre harmonieuse avec tous ses voisins. Pas un mot de la police que le 2010, les curateurs ont pu compter sur le soutien du théâtre psychiatre a appelée pour intimider le joueur de bandonéon.

Mettre en scène la vraie vie

Activ ités cu lt u r e lle s in t e r n At io n Ale s

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« Comparé à Berlin, le festival en Argentine était très excitant », dit Stefan Kaegi. « Nous nous attendions sans cesse à ce que quelque chose aille de travers. Mais nous avons toujours trouvé une solu­ tion. » Au tribunal, Kaegi a dû déployer des trésors de diplomatie : lors de la répétition générale, des juges ont voulu annuler la repré­ sentation. Qu’un chœur Renaissance chante des airs pieux dans un bâtiment soumis aux lois temporelles dans Im Namen des Volkes (Au nom du peuple) de Christian Garcia, ne les gênait pas. Ce qui les dérangeait, c’est que l’on lise des jugements explosifs, prononcés sous ce même toit. « Ces textes sont disponibles sur In­ ternet, les membres du chœur les récitaient en version originale », dit Kaegi. « Mais tout à coup, on nous a fait savoir qu’au tribunal, ils ne pouvaient être lus que par les juges eux­mêmes. » La pièce

suite, elles ont joué le jeu avec enthousiasme. » Ces femmes net­ toient cinq chambres par heure. Le public en visite cinq au même rythme. Dans chacune d’elles, une employée parle de sa vie. Patricia a emmené ses plantes avec elle. On apprend par haut­ parleur que ses enfants vivent à plusieurs centaines de kilomètres de là, chez leurs grands­parents. Elle ne les a pas vus depuis deux ans, elle est venue à Buenos Aires pour gagner des sous. Cecilia parle des préservatifs usagés qu’elle trouve dans les chambres. La négligence des clients l’énerve, elle a déjà songé à vendre la se­ mence. Iris n’a laissé qu’une lettre à lire. La direction lui a signifié son congé peu avant le début du festival. À 22 ans, cette jeune femme avait des problèmes de dos si graves qu’elle ne pouvait pas continuer à travailler dans des conditions aussi dures. Les chambres se visitent seul. Il faut attendre la sonnerie du téléphone pour pé­ « Oui » ne veut pas forcément dire que c’est bon, a soufflé nétrer dans la suivante. Dans la dernière, c’est la surprise : le visiteur se trouve face Lola Arias à l’oreille des metteurs en scène européens à face avec une des femmes dont il vient en guise de viatique, et « non » ne signifie pas que cela ne d’entendre l’histoire. « Como estás ? », de­ marchera pas. mande­t­elle en souriant timidement. D’objets d’observation, les installations de de Garcia traite de sujets épineux : les enlèvements d’enfants sous Lola Arias deviennent le sujet d’une conversation. Les curateurs la dernière dictature militaire, la déforestation illégale dans l’Ar­ se préparent à transposer à Zurich le concept de Ciudades Paralegentine d’aujourd’hui. Si la pièce a pu être jouée, c’est parce que las. « Suivant la pièce, ce ne sera pas facile », dit Kaegi. Ainsi Chris­ Garcia a changé tous les noms, y compris celui du maire de Bue­ tian Garcia est parti de l’idée que les tribunaux étaient des cathé­ nos Aires. drales du pouvoir ; le chant choral traditionnel convient en principe Dans la pièce d’Ant Hampton et Tim Etchells, The Quiet à une institution plus ou moins séculière, qui comme l’Église, dé­ Volume, deux visiteurs sont assis côte à côte dans la salle de lec­ cide du bien et du mal. « Les tribunaux sont souvent des édifices ture d’une bibliothèque. Pendant près d’une heure, une voix leur imposants, on se sent un peu comme un criminel quand on y pé­ chuchote des instructions dans un casque. Ils lisent, feuillettent, nètre », dit Stefan Kaegi, « mais à Zurich, ils ressemblent à des bâ­ ou prêtent l’oreille au bruissement du silence ambiant. La pièce se timents scolaires, et quand on assiste à une audience, on a l’im­ déroule dans leur tête, les autres usagers de la bibliothèque n’en pression de se retrouver à table avec un père de famille qui veut perçoivent rien. Les participants sont à la fois acteurs et specta­ résoudre un problème. » Lola Arias se réjouit de ces prochaines teurs. Une pièce facile à monter du point de vue logistique, à ce étapes : « Ce qu’il y a d’intéressant quand on reprend un projet ail­ qu’il semble : un MP3, des livres, et c’est tout. Mais dans la salle de leurs, c’est qu’il faut le recontextualiser, et ce processus vous fait lecture de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires les livres ne comprendre beaucoup de choses sur la ville en question. » Les sont pas autorisés, seulement les photocopies. Il a fallu une auto­ curateurs gardent un excellent souvenir du festival en Argentine. risation spéciale pour que Hampton et Etchells puissent intervenir « C’était bien de voir comment le public s’est approprié ce festival », comme prévu. raconte­t­elle. « Au centre commercial, quand les protagonistes qui avaient des écouteurs sur la tête ont été invités à danser, tout En visite chez les fantômes d’un hôtel le monde s’y est mis. Et quand un agent de la sécurité a voulu em­ Contrairement au site specific theatre, ce festival est spécifique à pêcher un quidam de le faire, celui­ci a rétorqué : ‹ Pourquoi ? je ne la situation, explique Stefan Kaegi. « Nous intégrons le contexte fais rien d’interdit ! › » Et Stefan Kaegi d’ajouter : « Les gens ont réa­ local à nos pièces », à Zimmermädchen (Femmes de chambres) de lisé pour la première fois que l’espace public n’était pas forcément Lola Arias, par exemple. Quand on pénètre dans un hôtel par la sale, bruyant et dangereux, mais qu’il pouvait devenir spectacu­ porte de verre du rez­de­chaussée, on a affaire à des codes qui se laire et méritait d’être découvert. » ressemblent dans le monde entier. « Mais quand on passe la nuit à l’hôtel Ibis de Buenos Aires, on traverse d’abord la Plaza del Congreso et l’on est toujours mis au courant de ce qui fâche les Ciudades Paralelas est une performance à laquelle on peut assister à Varsovie du 26 mai au 3 juin, et du 23 Argentins », explique Arias, alors que des enseignants revendiquent juin au 3 juillet à Zurich (www.ciudadesparalelas.com et une augmentation, dehors, sur la place. « Dans la pièce, les femmes www.prohelvetia.ch). de chambre parlent des manifestations. » Arias se demande qui Karen Naundorf est correspondante du réseau sont ces fantômes qui rangent nos chambres sans que nous les reporters du monde et travaille en Amérique du Sud voyions jamais. « Au début, les femmes de chambre ne compre­ pour des médias de langue allemande. naient pas ce que leur vie pouvait présenter d’intéressant, mais en­ Traduit de l’allemand par Ursula Gaillard

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L’

échange culturel est souvent conçu comme un com- l’Exposition universelle de 1889, Henri Bergson, âgé de trente ans, merce diplomatique entre deux états, dans lequel publiait son Essai sur les données immédiates de la conscience. l’État-hôte joue le rôle actif. Les Goethe-Institute, la Le temps était mûr pour l’idée de se représenter le monde comme United States Information Agency, les Instituts fran- une expérience sensorimotrice dans laquelle le mouvement prend çais et les Instituts suisses sont des organismes qui les commandes, tandis que l’espace et le temps, en tant que catédans le monde entier font de la réclame pour l’ouverture au gories d’une mesure abstraite, perdent de leur importance. L’Expo monde, mais aussi pour l’(auto-)compréhension de l’État-hôte. parisienne de 1889 a rétréci l’univers, en le concentrant sur l’esMais il existe également une plate-forme d’échange culturel pace qui sépare le Trocadéro du Champ de Mars. Ce n’était pas l’iminternational qui, tout au long de ses 116 ans d’existence, a pris les mensité de la planète qu’on voulait rendre accessible à l’expérience, dimensions d’une institution globale : la Biennale de Venise, qui mais sa diversité, sous une forme ramassée1. connaît cette année sa 54e C’est alors qu’est entrée en édition. Cette exposition d’art jeu, pour parler comme internationale se distingue Hegel, une « ruse de la raides formes habituelles de la son » postcoloniale. L’Exposidiplomatie culturelle en ceci tion universelle représenta le que l’échange y a lieu de malaboratoire d’un franchissenière à la fois interactive et ment progressif et souterrain multilatérale. L’institutiondes frontières entre une haute hôte se contente du rôle de culture autoproclamée et le modératrice d’une « jam-sesprimitivisme. Certes, le specsion » culturelle. Il ne s’agit tacle était organisé comme pas, à la Biennale de Venise, une démonstration des réusd’« encouragement » paternasites de la puissance coloniale La Biennale de Venise, qui ouvrira en juin, liste à la culture, mais d’un française qui, à côté des est un bazar de l’échange culturel international. discours égalitaire entre des conquêtes du progrès techL’historien d’art Beat Wyss défend le partenaires et des positions nique, présentait en guise de concept de pavillons nationaux, que beaucoup d’égale valeur. En plaçant l’excontraste les sujets colonisés position sous la devise des ILen train de piler le maïs, de de commissaires d’exposition tiennent pour LUMInations, c’est ce genre sculpter le bois ou de s’adonrétrograde : des esthétiques diverses y trouvent d’échange transnational égaliner à leurs danses. Mais à la possibilité de s’y présenter. En outre, ces l’opposé d’une théorie qui taire qu’espère favoriser Bice pavillons font de la Biennale une plate-forme distingue de manière plutôt Curiger, la commissaire suisse de la Biennale de cette année. statique entre oppresseurs et pour le « stade du miroir » du monde culturel. C’est ainsi qu’elle rompt une opprimés, il vaut la peine de lance en faveur du bon vieux constater comment la culture par Beat Wyss système des pavillons, dans les des États coloniaux euroGiardini de Venise. Mais cette péens s’est elle aussi soumise plate-forme a la réputation à une créolisation progresd’être rétrograde. Parmi les commissaires d’exposition, un lieu sive. L’occidentalisation du monde provoque en même temps une commun s’est imposé, selon lequel le « national », dans l’art orientalisation de l’Occident. Dans ce contexte, on doit parler de stade du miroir culturel. Le « stade du miroir » selon Jacques Lacontemporain, ne joue presque plus aucun rôle. can décrit la perception de soi par un bambin de six à dix-huit mois, L’exposition universelle, un laboratoire qui s’identifie à l’image d’un vis-à-vis. Dans le stade du miroir, cet En fait, les pavillons nationaux sont un vestige des expositions alter ego, ainsi découvert, devient le premier Moi idéal auquel il universelles du XIXe siècle. Le concept a trouvé son apothéose à s’identifie narcissiquement2. Or cette idée peut être reportée du l’Exposition Universelle de Paris en 1889, lorsque Charles Garnier, processus individuel au processus collectif de l’identité culturelle. l’architecte de l’Opéra de Paris, étala aux pieds de la tour Eiffel une La rencontre interculturelle est un miroir qui vient placer mon histoire mondiale des habitations humaines, sous forme de monde intérieur dans le contexte du monde qui m’environne. constructions modèles. Les pavillons de la Biennale de Venise Dans son essai de 1889, Bergson a développé l’idée d’un Moi suivent cette idée fixe d’ordonner l’architecture selon des caracté- dédoublé lorsqu’il parle d’une double perception du monde. Il y a ristiques nationales. Tandis que le colonialisme de la vieille Europe d’un côté la « durée » vécue de l’intérieur et de l’autre côté l’expétendait à son fatal apogée et s’était alors efforcé de classifier de ma- rience que je fais de moi-même comme corps dans l’espace, reflété nière ethnographiquement exacte les particularités culturelles du par mon environnement, par les autres. « Ainsi se forme un second monde entier, apparaissaient dans le même temps des approches moi qui recouvre le premier »3. Le « même » devient un « autre ». philosophiques qui préparaient la pensée postcoloniale. L’année de Cette métamorphose a lieu dès lors que je me perçois comme

L’Autre comme miroir de soi

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quelqu’un qui se meut dans l’espace, environné par d’autres personnes. Bergson cultive ainsi une idée dont son contemporain Arthur Rimbaud, dans sa seconde « Lettre du voyant », devait faire le mot d’ordre de la critique du sujet : « Je est un autre ».

une sorte d’universel anhistorique de la créativité humaine. En réalité, les cultures du monde ont donné forme à des traditions tout à fait divergentes, où la perception corporelle est transcrite selon des codes moraux et éthiques fort divers. L’expérience de l’art offre une épreuve directe, tel un « papier tournesol », de la manière dont la L’art, objet négociable communication visuelle est inconsciemment réglée par des habiLa Biennale de Venise a deux précurseurs institutionnels : le Salon tudes et des tabous régionaux. Le système contemporain de l’art est parisien, ce théâtre de la rivalité publique entre art et critique, et le résultat d’une sécularisation. Il a dans ses bagages la philosophie l’Exposition universelle, cet étalage international des réussites de esthétique du XVIIIe siècle, l’histoire de l’art occidentale du XIXe et l’industrie, des arts et des métiers. Tandis que les bâtiments des le travail du deuil de l’analyse postcoloniale du XXe. foires étaient en général démantelés après la manifestation, le terIl s’agit de distinguer entre un regard ethnologique et un rerain d’exposition de Venise est demeuré comme le fossile d’une idée gard historique sur les artefacts : l’ethnologie classifie l’Autre, de compétition héritée du XIXe siècle. Les expositions d’art contem- tandis que dans l’histoire, c’est le Même qui s’inscrit. L’acte histoporain dans les Giardini ont donc lieu dans un champ de fouilles ar- riographique consiste en une sub-jectivisation du passé, aujourd’hui découvert comme ce qui nous est propre, comme « mon héritage culturel ». La rencontre interculturelle est un miroir qui vient L’acte ethnographique, en revanche, définit placer mon monde intérieur dans le contexte du monde l’Autre sur le mode d’une observation qui qui m’environne. s’attarde sur la tache aveugle de la perception critique de soi. C’est de ce point de vue chéologiques de la modernité. Dans des conditions postcoloniales que l’on considère le « Global Art » : en fonction d’une histoire de et postnationales, les pavillons nationaux interagissent en tant l’art qui a l’ambition de coloniser ethnographiquement la culture qu’éventaires d’(auto)affirmations esthétiques, en un concours ou- mondiale. À l’encontre d’une conception anhistorique de « l’art univervert. Ils sont une galerie des glaces des différentes régions du monde, telles qu’elles veulent être perçues par leurs vis-à-vis. Ils offrent ainsi sel », l’art repose sur des conquêtes sociales que je nommerai les une plate-forme, une manière de scène où se joue, à l’échelle du Quatre vertus du système de l’art : l’attention à l’individu ; la valomonde, le stade du miroir culturel. La structure de bazar de la Bien- risation sociale du travail ; des pratiques ouvertes d’échange et de nale de Venise fait expérimenter la valeur de l’art comme celle d’un commerce ; la liberté d’exprimer publiquement son opinion. pur objet d’échange, parallèle à ce moyen d’échange qu’est l’argent. S’il manque une seule de ces quatre qualités, l’art est en danL’art est un objet négociable. Il ne devient art qu’après être devenu ger, ou devient même impossible. Ces conquêtes ont été dévelopmarchandise, au sens économique et communicationnel du mot : pées au cours des siècles par la philosophie de l’humanisme, et par un bien commercialisable, en libre circulation sur le marché, et le biais d’une éthique citoyenne-économique, mère de la démoqu’évalue un discours public libre de censure. cratie constitutionnelle et des mouvements de libération dans les colonies. Les Quatre vertus représentent, pour emprunter un « Global Art » : une culture mondiale concept à Michel Foucault, l’a priori historique de l’art. ethnographiquement colonisée Le système de l’art s’épanouit sur le terreau des Lumières, Une histoire de l’art transculturelle devrait enfin rompre avec l’ha- dont la 54e Biennale invoque l’esprit dans son titre : ILLUMInabitude de qualifier d’« œuvre d’art » tout artefact de fabrication ar- tions. Le bazar de Venise pratique l’échange culturel sur un martisanale. Une étymologie historique approfondie du mot « art » se- ché dont la denrée discursive s’appelle l’art, objet négociable. Et rait de toute nécessité. Même en Occident, le mot d’« art », dans selon des perspectives régionales extrêmement diverses, on y marson usage actuel, n’est apparu qu’autour de 1800, dans l’esprit du chande à l’échelle du monde la tolérance et les droits de l’homme, Romantisme. Beaucoup de langues de ce monde ne connaissaient tels qu’ils figurent en petites lettres dans le contrat des Lumières. pas l’expression avant qu’elle n’ait été importée par des ethnographes et des archéologues. Ces derniers ont transformé en Beat Wyss est professeur d’histoire de l’art et de théorie des médias à Staatliche Hochschule für Gestaltung de Karlsruhe. Professional « œuvres d’art » des artefacts issus des colonies, en les faisant par- la Fellow à l’Institut suisse pour l’histoire de l’art, il dirige depuis 2008 venir aux collectionneurs occidentaux, par le biais du commerce un projet de recherche sur l’histoire de la Biennale de Venise. d’art. Au lieu de globaliser hâtivement le mot et la notion d’art, une 1 Cf. à ce sujet Beat Wyss, Bilder von der Globalisierung. Die nouvelle histoire de l’art devrait s’attacher à mener des études Weltausstellung von Paris 1889, Berlin : Insel, 2010. L’essai de comparatives sur les différentes pratiques de visualisation des mes- Bergson sera désormais cité dans l’édition des Presses Universitaires de France, Paris 1927 (rééd. Paris, coll. Quadrige, 2005). sages religieux, sociaux et ornementaux, tels que les véhiculent 2 Cf. Jacques Lacan : « Le stade du miroir comme formateur de la des objets travaillés par les hommes. fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience Le discours du « Global Art » reste prisonnier d’une phénomé- psychanalytique », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 93–100. nologie naïve, qui croit reconnaître la condition transcendantale de l’art dans la simple possibilité d’une expérience sensorielle. Le corps 3 Cf. H. Bergson, op. cit., p. 103. humain est alors présenté comme une constante anthropologique, Traduit de l’allemand par Étienne Barilier

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C

e jour-là, le bureau Pro Helvetia ressemble pour moi- d’autant moins de retenue et plus de bruit que la privation a été tié à un hôpital de campagne, pour l’autre à un jardin longue. Peut-on alors les sensibiliser aux offres discrètes de la réd’enfants. L’artiste Jason Kahn est en visite, et avec lui flexion culturelle, et ce à travers le prisme d’un petit pays au cœur sa femme et trois enfants : l’un par terre avec du papier de l’Europe ? « Nous devons bien évidemment nous restreindre », et des crayons, le plus jeune dans les bras de la colla- dit Chandrika Grover avec une modestie presque helvétique. « La boratrice de Pro Helvetia Sadaf Raza. Puneet Kumar, chauffeur et Suisse est un petit pays, et son rayonnement international n’est homme à tout faire, prépare du thé pour les visiteurs et l’équipe de pas orienté vers la consommation ni le goût des masses, d’un point quatre femmes autour de Chandrika Grover, qui dirige le bureau de vue économique non plus. En outre, le budget limité nous a local de Pro Helvetia à New Delhi depuis sa création il y a cinq ans. d’emblée dicté une stratégie sélective, qu’il s’agisse de l’offre cultuElle vient à ma rencontre en boitant, blessée au pied par une relle ou des groupes-cibles. » morsure de chien, et je me demande comment elle a pu parvenir Ce qui ne signifie pas pour autant, souligne-t-elle, qu’on ne au deuxième étage de l’immeuble. Son malheur est indirectement veuille s’adresser qu’à un petit public dans les grandes villes, anlié aux objets d’arts de Jason Kahn : lors de la récente Fête de glophone et culturellement globalisé. Pour échapper à une ghetDiwali, un pétard a explosé avec une telle force devant sa maison toïsation élitaire, le Swiss Arts Council en Inde a donc dès le début que non seulement le paremisé non pas sur des probrise de sa voiture a éclaté, positions toutes prêtes mais mais que son propre chien, sur des producteurs et des médiateurs. « Je considère ayant apparemment perdu avoir rempli mon mandat ses esprits, s’est mis à courir lorsque je peux offrir une dans tous les sens pour fiplate-forme à des artistes nalement s’accrocher à la jambe de sa maîtresse. suisses, qui leur permette de Pendant sa résidence se frotter à l’Inde sous tous artistique à Delhi, Jason ses aspects. » L’accent ne Il y a cinq ans, Pro Helvetia ouvrait une Kahn s’est enquis auprès des porte donc pas sur des maantenne à New Delhi. Après des premiers échanges habitants de la capitale de nifestations représentatives, traditionnellement axés sur le prestige, elle a leurs bruits et sons préférés, mais sur la présence phytissé un dense réseau de partenariats et mis sique des artistes (souvent les a enregistrés puis instalcombinée à une bourse de lés de sorte à créer un espace sur pied de nombreuses collaborations artistiques. séjour), qui élaborent une sonore. Le Crafts Museum Témoignant d’un goût pour l’expérimentation production théâtrale par présente simultanément et le risque, le bureau de New Delhi a acquis un exemple, une performance une autre de ses installaprofil affirmé. tions acoustiques ; le visimusicale ou encore une insteur du musée, qui vient tallation plastique. En sed’échapper au trafic, ne réacond lieu, Chandrika Grover par Bernard Imhasly lise pas tout de suite que le souhaite faire de même bourdonnement au-dessus pour des créateurs culturels de sa tête provient de 50 peindiens, qu’ils travaillent tits transistors. Le bruit envahissant de la ville et la présence mas- avec des artistes suisses pour un projet sur place ou qu’ils sive des sculptures en bois le rendent dans un premier temps sourd apprennent à connaître la Suisse de plus près par le biais de résià un nouvel espace, plus silencieux – jusqu’à ce qu’il lève les yeux dences. et prenne conscience de la discrète installation, qui d’ailleurs s’inLe résultat est probant. D’une douzaine de projets annuels au titule In the Air. départ, on a passé à une trentaine, et l’éventail des formes d’expression culturelle a atteint une dimension très respectable. On a comUn accompagnement sur la durée mencé en 2007 de manière plutôt retenue, avec de traditionnels C’est aussi comme un îlot dans la polyphonie déchaînée d’une Inde « succès à l’exportation » tels que Hugo Loetscher, Paul Giger et comptant un milliard d’habitants que se positionne le bureau de Pierre Favre, avec du cinéma bollywoodien à Berne, de la musique liaison de Pro Helvetia. L’ouverture de l’antenne, il y a cinq ans à de chambre, l’icône corbusienne Chandigarh ou encore des expoNew Delhi, a correspondu au sommet de la vague économique qui sitions sur les classiques du design suisse. Mais déjà le concert coma déferlé sur le pays. Au cours des vingt dernières années, on a as- mun des percussionnistes Lucas Niggli et Karthik Mani ouvrait la sisté au développement d’une nouvelle classe moyenne, urbaine, voie à une collaboration musicale qui, au cours des années suinée des cendres d’une politique de sujétion à l’État poursuivie pen- vantes, allait porter d’autres fruits. Il en va de même pour l’homme dant des décennies et où la pauvreté était quasiment prescrite ; de théâtre Denis Maillefer et le dessinateur de B. D. Andrea Caprez. cette classe compte aujourd’hui 300 à 400 millions de personnes, Avec ces trois artistes s’est développée une stratégie qui souhaite qui recherchent les abondants plaisirs de la consommation avec accompagner les coopérations artistiques sur la durée, en intégrant

Parler bernois à Pune

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éventuellement d’autres partenaires jusque dans des pays tiers comme l’Afrique du Sud et la Pologne, où Pro Helvetia est également présente. Dans le cas de Caprez, un livre a même été publié, When Kulbushan met Stöckli, qui a fait de bonnes critiques dans les deux pays. « Ce qui, rétrospectivement, me réjouit le plus », dit Grover, « ce sont ces connexions d’où émerge tout à coup un réseau, avec des liens nouveaux et surprenants entre artistes de pays différents, entre les bureaux Pro Helvetia, entre des festivals. »

les trois grands. C’est avec le Goethe-Institut que la collaboration est la plus intensive, selon Chandrika Grover. Cela tient certainement au voisinage linguistique, mais aussi au fait que l’Allemagne évite un trop fort rattachement de son travail culturel à la politique et qu’elle poursuit une stratégie du dialogue, avec le pays hôte comme avec les institutions apparentées. De telles coopérations aident aussi Chandrika Grover à surmonter au mieux son plus gros handicap, la mince couverture financière et infrastructurelle. Le Goethe-Institut, l’Alliance française et le British Council sont égaUne image surprenante de la Suisse lement présents dans les grandes villes en dehors des cinq métroDans l’intervalle, le bureau de New Dehli a gagné en profil grâce poles indiennes. Lorsqu’en décembre 2010 la ville de Pune a aussi à son goût du contact, de l’essai et du risque. Heiko Sievers, accueilli huit poètes de Grande-Bretagne, de France, de Suisse et directeur des Goethe-Institute en Asie du Sud, reconnaît à l’insti- d’Inde, c’est le British Council qui en a assumé l’organisation tution helvétique le mérite d’avoir créé « une image surprenante locale, tandis que la manifestation s’est tenue dans les jardins de de la Suisse pour de nombreux Indiens » faite d’ouverture, d’esprit l’Alliance française. « Comme dans de nombreuses autres villes critique, de plaisir au dialogue et à l’expérimentation. Si le Swiss d’Inde – Hyderabad, Jaipur, Chennai, Lucknow, Ahmedabad, Arts Council à Delhi a réussi à atteindre cela, selon Sievers, c’est Trivandrum, etc. – , nous ne pourrions être présents à Pune sans aussi parce qu’il n’est pas perçu comme une dépendance de l’am- cette coopération », dit Grover. « De la sorte, nous pouvons assoubassade (au contraire peut-être de l’Alliance Française et du Bri- plir le lien étroit à Delhi, Mumbai et Bangalore. Mon objectif est tish Council). Il contribue ainsi indirectement à la public diplo- d’atteindre quinze villes, en sus des métropoles. » macy pour la Suisse, bien que, ou justement parce qu’il ne brandit Sans le financement conjoint par plusieurs instituts, certains pas le drapeau suisse avec ostentation. Et en effet, il n’y a pratique- projets ne pourraient d’ailleurs être réalisés. Cela vaut en particument pas de concertation sur le fond entre le bureau Pro Helvetia lier pour de grandes manifestations, techniquement exigeantes, et l’Ambassade suisse. comme la biennale internationale de danse Attakkalari ; le GoetheLes jugements positifs émanent aussi d’autres acteurs cultu- Institut et Pro Helvetia y ont développé une collaboration frucrels en Inde. Meera Menezes, journaliste d’art et curatrice, est tueuse, avec la participation d’acteurs culturels tels que la jourd’avis que le bureau Pro Helvetia, en cinq ans, s’est placé directe- naliste de danse Esther Suter et les chorégraphes Nicole Seiler et ment derrière les grands instituts culturels étrangers. Cela vaut en Philippe Saire. Attakkalari montre aussi que c’est en coopérant particulier pour le domaine des arts plastiques, où l’on a trouvé un avec les partenaires locaux qu’on obtient le plus grand effet. Jayachandran, initiateur du festival, est plein d’éloges pour la Suisse, où la danse n’a pas Pour échapper à une ghettoïsation élitaire, le Swiss Arts la même tradition que dans d’autres pays, Council en Inde a donc dès le début misé non pas sur mais qui s’engage ici de manière créative et ciblée. « Grâce au réseau Pro Helvetia, Grodes propositions toutes prêtes mais sur des producteurs ver a amené à Bangalore des jeunes choréet des médiateurs. graphes non seulement de Suisse, mais encore d’Afrique du Sud et de l’espace arabe. » bon équilibre entre le soutien peu spectaculaire à des artistes indi- En parallèle au festival, Nicole Seiler et Esther Suter ont également viduels et des initiatives au profil plus public. Au nombre de celles- organisé une master class et un atelier sur la médiation de la danse ci, l’engagement dans le Indian Art Summit et le co-sponsoring – « des interventions en la matière très importantes pour l’Inde. » du Prix Skoda, en passe de devenir une jauge importante du talent Toutefois, les coopérations peuvent aussi vous rendre tributaire de jeunes créateurs. L’artiste Archana Hande apprécie quant à elle des organisateurs locaux : à Pune par exemple, le British Council, la forme ouverte et peu structurée des résidences (« on ne vous malgré sa forte présence locale, n’a pas réussi à attirer plus de deux presse pas d’être productif »), mais y trouve néanmoins des limites douzaines de spectateurs à cette soirée de poésie, alors que la ville, quand on est pour une bonne part livré à soi-même, comme ce fut surnommée « Oxford of the East », compte plus de 300 000 étuson cas en Suisse. diants. Dans le domaine de la littérature justement, il y a pourtant Une collaboration avec le Goethe-Institut, l’Alliance Française bien quelques possibilités de coopération, entre l’allemand et le et le British Council français par exemple. Voici un an, le bureau Pro Helvetia organiQue le Swiss Arts Council en Inde soit cité en même temps que ses sait à Delhi, avec le Goethe-Institut et l’Ambassade d’Autriche, une grands voisins européens, il le doit aussi en partie à ces derniers. Lange Nacht der Literatur faisant suite au festival littéraire de JaiPratiquement chacune de la centaine d’interventions au cours des pur. On a répété l’expérience en 2011 et son succès a amené cinq dernières années s’est déroulée sous forme de coopération – l’équipe Pro Helvetia à s’atteler avec les Français au projet d’une avec des partenaires indiens (la plupart du temps sans leur parti- Longue nuit de la littérature. L’anglais, le plus important link lancipation financière) et avec d’autres instituts étrangers, avant tout guage de l’Inde, n’est pas pour autant laissé pour compte. Grover

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est visiblement fière du contrat qu’elle a récemment conclu avec les éditions Seagull Books à Kolkata. Il doit conduire à la traduction de huit à dix œuvres d’auteurs suisses et assurer la diffusion de ces livres sur l’ensemble du marché anglophone. L’Inde comme la Suisse sont des pays multilingues, et c’est lorsqu’une manifestation en fait son thème que la collaboration est la plus impressionnante. À Pune par exemple, les huit poètes ont mis en scène cette diversité linguistique, précisément ; en sondant les différences, en trouvant des passerelles, ils ont démontré tout au long de la soirée que le dialogue est malgré tout possible. Les huit, au nombre desquels le rappeur et poète bernois Raphael Urweider, s’étaient auparavant réuni dix jours durant dans le cadre d’un atelier à Pondicherry pour se lire et traduire mutuellement leurs textes. La soirée de Pune, après une première présentation à Chennai, a alors été l’occasion pour les poètes de montrer leur savoir-faire autant que leur plaisir à s’envoyer et se renvoyer la balle verbale si bien que les spectateurs en oublièrent bientôt la froideur du smog hivernal. Même le bruit du trafic, des moteurs et des klaxons, passa à l’arrière-plan, non pas qu’on eût monté la puissance des haut-parleurs, mais par le jeu vocal de parlers bernois, gaélique ou tamoul en résonnance. Jason Kahn en aurait été ravi.

De San Francisco à Shanghai : les permanences de Pro Helvetia L’une des tâches les plus importantes de Pro Helvetia consiste à diffuser et à promouvoir la culture suisse. Pour ce faire, la Fondation s’est dotée d’un instrument inappréciale : les bureaux de liaison et les centres culturels qu’elle a ouverts dans le monde. La première fois que la Fondation a mis un pied à l’étranger, c’était lorsqu’elle a créé le Centre culturel de Paris en 1985. Un bureau de liaison a suivi au Caire en 1988 et, après la chute du rideau de fer, d’autres bureaux ont été ouverts à Cracovie, Prague, Bratislava et Budapest. (Les trois derniers ont fermé il y a quelques années et le bureau de Cracovie a été transféré à Varsovie.) En 1998, la Fondation a élargi son champ d’activité à l’Afrique du Sud et ouvert un bureau de liaison en Ville du Cap. Les premiers pas en direction de l’Asie ont suivi avec New Delhi (2007) et Shanghai (2010). Par ailleurs, Pro Helvetia attribuent des mandats à l’Istituto Svizzero de Rome, au Swiss Institute de New York et à swissnex San Francisco, pour présenter des artistes de Suisse dans ces pays et y entretenir les échanges culturels. Tandis que les centres culturels de Paris, Rome et New York disposent de leurs propres locaux de manifestation et d’exposition, les bureaux de liaison fonctionnent comme des agences culturelles et des plates-formes de contact avec les régions environnantes. Pro Helvetia emploie presque exclusivement des collaboratrices et collaborateurs du pays qui sont chargés de mettre en place des réseaux de partenariats, contactent certaines institutions culturelles intéressées à des échanges durables avec la Suisse et développent des programmes en collaboration avec elles. Une façon de permettre aux artistes suisses de faire de nouvelles expériences et de se créer de nouveaux débouchés. Afin que les échanges soient fructueux pour les deux partis, les artistes du pays hôte ont, en contrepartie, la possibilité de nouer des contacts en Suisse grâce aux résidences et aux coopérations de projets. Le réseau des bureaux de liaison est soumis à un contrôle régulier et adapté aux besoins. D’ici à 2020, la Fondation se propose d’ouvrir des bureaux en Russie et en Amérique latine ; quant au bureau de Varsovie, il sera probablement fermé. Les permanences de Pro Helvetia ne forment qu’un volet de l’engagement à l’étranger de la Fondation. Des subsides aux projets culturels de tiers, des priorités et des programmes par pays complètent ses activités à l’étranger.

www.prohelvetia.in Bernard Imhasly a été correspondant du quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung pour l’Asie du Sud de 1991 à 2007. Auparavant, il a travaillé dans les services diplomatiques de la Suisse et a été chargé de cours à l’Université de Zurich.

Pour plus d’informations: www.prohelvetia.ch/antennes

Traduit de l’allemand par Anne Maurer

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ne histoire vraie : une jeune commissaire d’exposition l’art, de nombreux artistes du continent africain se voient forcés de Johannesburg est contactée, on lui demande d’as- de gaspiller leur temps, leur énergie et leurs ressources à remplir surer le co-commissariat d’un projet de résidences et des formulaires de requête et à tenter désespérément de satisfaire d’exposition auquel participent un certain nombre les lubies et les politiques toujours changeantes […] Nous avons d’artistes européens et sud-africains. On lui assigne un beau habiller le pouvoir illimité des donateurs […] de mots aussi partenaire, c’est un commissaire européen, une moindre pointure ronflants que ‹ partenariat ›, ‹ autonomisation › ou même ‹ amitié dans son pays d’origine. Le projet est financé par une ambassade et internationale ›, ces mots ne masqueront jamais la brutalité des une série d’institutions du pays européen en question. La réalisa- rencontres entre ceux qui possèdent l’argent et les ressources, mais tion est déjà très avancée – elle implique un fort engagement sur guère d’idées bonnes ou utiles, et ceux qui ont quelques bonnes place de part et d’autre – lorsque le co-commissaire européen (pas- idées, mais guère d’argent… » sablement plus âgé) explique par l’intermédiaire d’un traducteur Mbembe affirme que cette situation fâcheuse est encore qu’en fait, il ne pourra pas se rendre à Johannesburg parce qu’il exacerbée par le fait qu’en Afrique même, les politiques intérieures « n’aime ni les pauvres ni les et les structures de financement ont largement reproanimaux ». Alors que le traduit l’idéologie pernicieuse ducteur manque s’étrangler à ces mots, les bailleurs de véhiculée par le système international de financefonds européens du projet acceptent tacitement son attiment : on a perpétué et entude et la commissaire sudcouragé une mythologie débiafricaine est obligée d’avaler litante autour de la créativité la couleuvre. et de l’ingéniosité africaines, Bien qu’elle ressemble à tout en la doublant d’une idéologie néocoloniale « de une grotesque caricature, la culture et du développecette anecdote illustre le ment », qui instrumentalise déséquilibre de pouvoir qui existe dans une relation grossièrement les arts au service du développement social d’échanges Nord–Sud et les et économique : « Il faut nous pressions que l’argent et le En Afrique, une grande partie de rendre compte que la culture pouvoir peuvent exercer sur l’encouragement de la culture est financée les desseins artistiques. n’est pas (seulement) une par le Nord. Tenter d’établir une collaboration autre forme de ‹ prestation d’égal à égal dans ces conditions relève « D’innombrables de services ›. C’est une façon humiliations et indignités » de la gageure. Aussi les critiques ont-elles d’imaginer et d’engager notre D’un point de vue historique, propre avenir. Sans cette prostigmatisé le néocolonialisme et l’instrumentalile financement de la culture jection dans le futur et l’imasation de la culture africaine. Joseph Gaylard, en Afrique et les échanges gination, nous ne pourrons chercheur et spécialiste de gestion entre le Nord et le Sud déguère écrire un nom qui soit culturelle sud-africain, s’est entretenu avec pendent tous deux des le nôtre ni faire entendre une moyens financiers des pays voix qui soit la nôtre. » diverses personnalités de la culture et parvient du Nord. Le Zimbabwean Mbembe conteste égaleà d’étonnantes conclusions. Culture Fund estime que ment ce qu’il appelle la « triste 60 % de toutes les subvenet comique fiction » du syspar Joseph Gaylard tions culturelles du Zimtème culturel et diplomatique babwe proviennent de la par l’intermédiaire duquel, seseule Suède. Et même en lon lui, la plus grande partie Afrique du Sud, les fonds internationaux représentent à peu près de ce financement est accordée. Nombreux sont les professionnels 10 à 15 % des subventions publiques à la culture. Inutile donc de qui ont fait l’expérience directe des contradictions existant entre les dire que ce genre de situation est lourd de conséquences négatives programmes culturels internationaux des pays donateurs (souvent si on veut instaurer des relations saines et égalitaires entre les deux financés sous couvert de « diplomatie culturelle ») et le glissement hémisphères. Récemment, Achille Mbembe, un éminent intellec- vers la droite (de plus en plus sensible) des politiques d’immigratuel africain originaire du Cameroun, mais maintenant installé en tion et du traitement généralement réservé à ceux qui sont consiAfrique du Sud, s’est fait l’ardent défenseur de ce point de vue. Dans dérés comme « étrangers » dans les pays européens – qu’ils soient l’une de ses dernières interviews*, il peste contre les « innom- nouvellement arrivés ou de la deuxième ou troisième génération. brables formes d’humiliation et d’indignité » infligées aux récipien- À dire vrai, beaucoup d’artistes noirs africains qui ont traversé les daires africains des fonds internationaux : « …au lieu de créer de aéroports européens ont tâté de la pointe acérée de cet iceberg.

Sur un pied d’égalité ? Les échanges Nord–Sud

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Mais, par ailleurs, faire l’amalgame entre les politiques de financement ou les desseins des agences culturelles du Nord et les changements politiques survenus dans ces pays, c’est peut-être simplifier à l’excès une réalité plus complexe. Si l’on ne peut douter que, d’une manière générale, les politiques européennes (et de plus en plus souvent, celle des États-Unis) virent à droite, il ne faut pas oublier que la majorité des agences culturelles ont, elles, été créées par les démocraties sociales, plutôt de gauche. En vérité, nombre d’entre elles sont maintenant confrontées à de sévères restrictions budgétaires et doivent trouver de nouvelles voies pour convaincre leurs propres gouvernements de soutenir les partenariats et les échanges culturels internationaux.

culture dans l’Afrique contemporaine, en analysant une immense variété de projets dans tout le continent, y compris les versions imprimée et en ligne du magazine Chimurenga. Edjabe qualifie la recherche de fonds pour Chimurenga de « traversée du cloaque » du financement international, alors que croissaient la portée et l’ambition de ce qui avait d’abord été un projet autofinancé. De son point de vue, le magazine a réussi à conserver son indépendance et son intégrité éditoriales ; il a fallu, pour cela, ne pas « succomber à la logique de l’urgence » qui sous-tend d’après lui une grande part de l’encouragement à la création sur le continent africain, considéré comme un patient mortellement atteint et requérant les soins experts du Nord.

« Développement » en fonction des besoins des Africains

Définir les attentes au préalable

Farai Mpfunya, directeur du Zimbabwean Culture Fund, une organisation à but non lucratif, dirigée localement et qui gère dans la région l’équivalent d’un million de dollars financés par la Suède, brosse un tableau plus modéré et nuancé de la façon dont les choses se passent au Zimbabwe : « Les déclarations de Mbembe reflètent quelques-uns des éléments du débat sur la culture et le développement tel qu’il se déroule au Zimbabwe aussi, mais elles ne rendent pas compte des nombreux efforts que font certains Africains pour imposer leur droit à l’autonomie dans ces relations Nord–Sud. » Mpfunya souligne que si l’argent finançant le Culture Fund est suédois, le fond lui-même est certainement un fond africain pour la culture. Cela s’explique en partie par le fait qu’il est géré et dirigé par des Africains pour les Africains, mais également par la manière dont il a vu le jour : « [Le fonds] a été créé lorsque les mi-

Mbembe n’est pas le seul à se montrer critique, les bailleurs de fonds eux aussi sont de plus en plus sensibles aux problèmes qu’il soulève. Dans le cadre de l’évaluation d’un programme hollandais d’échanges et de partenariats, Mike van Graan, secrétaire général du Arterial Network (un réseau culturel panafricain), relève les appréhensions qui se manifestent des deux côtés du partenariat culturel entre le Nord et le Sud. « Les bénéficiaires qui dépendent de ce financement renoncent-ils à leur propre pouvoir de décision en se conformant aux idées des participants du Nord de peur de perdre ce financement ou de rater des occasions de voyager au Nord ? […] Nos collègues hollandais évitent-ils d’exprimer leur inquiétude devant certains problèmes de peur de passer pour des nouveaux colons paternalistes, préfèrent-ils attendre la fin du projet et ne jamais revenir plutôt que de s’attaquer au problème ? Savent-ils clairement ce qu’ils aimeraient retirer du projet et quel degré de responsabilité ils sont prêts à laisser au partenaire du Sud ? Sont-ils capables d’exprimer leurs La culture n’est pas une autre forme de « prestation doutes sur la capacité de leurs partenaires à de services ». C’est la façon qu’ont trouvée les humains tenir leurs promesses et d’apporter les corpour imaginer et engager leur propre avenir, rections nécessaires à mi-chemin du projet ? » Autant de remarques qui, de multiples dit Achille Mbembe. Sans cette projection dans le manières, soulèvent une question plus imfutur et l’imagination, nous ne pourrons guère écrire un portante : selon quelles perspectives – et à nom qui soit le nôtre . quelles conditions – instaurer des relations plus saines entre le Nord et le Sud dans le dolieux culturels ont commencé de remettre en question les relations maine de la culture, ce que Mbembe appelle des espaces « de réciNord–Sud dans les régions en voie de développement, dès le début procité, de reconnaissance et de respect » ? des années 1980. Ils cherchaient un modèle de financement perVan Graan fournit même quelques conseils utiles : il serait posmettant aux Zimbabwéens de définir ce que signifiait le dévelop- sible de modifier les relations Nord–Sud si les acteurs culturels des pement dans leur propre contexte, et se demandaient comment deux régions accordaient davantage d’attention et de soin au pro[identifier] les droits d’auteurs des Africains ou comment réaliser cessus par lequel les partenariats sont négociés et réalisés. Il est les idées dans lesquelles on voulait investir. Il a fallu quelques dé- impératif de clarifier ce que chaque partenaire peut apporter dans cennies pour trouver un partenaire désireux de [participer] à un la relation et ce qu’il attend en retour ainsi que la manière dont les modèle de ce genre… Les notions de profit mutuel et de partena- mécanismes de pouvoir et de prise de décision fonctionneront au riat respectueux sont parfaitement assimilées, en partie à cause des cours des projets : ce sont des questions essentielles que, dans l’enidéaux révolutionnaires des pères fondateurs du Zimbabwe et en thousiasme des nouveaux projets et des nouvelles idées, on n’appartie parce que les pays du Nord ont accepté qu’il était aussi dans profondit guère, et qu’on résout encore moins. Et pourtant, il y a leur intérêt de faire participer le Sud. » peu de chances que ces principes et procédures – habituels dans Ntone Edjabe, qui se déclare lui-même professionnel trans- les structures de planification du développement, bien que rarenational de la culture, a lancé l’une des enquêtes les plus longues ment appliqués avec la rigueur nécessaire – suffisent à atténuer les et les plus diversifiées sur les problèmes et les possibilités de la injustices et les déséquilibres marquant ce genre de relations.

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Ce sont toutefois les acteurs culturels du Sud qui doivent pour une Par exemple, en 2008/09 le National Lottery Distribution Trust bonne part prendre leurs responsabilités afin d’amener des chan- Fund d’Afrique du Sud n’a réussi à débourser que 18 % d’un fonds gements fondamentaux : c’est à eux qu’il incombe de défendre et doté de presque 100 millions d’euro et destiné aux arts, à la culture de promouvoir le développement, de mettre en place des politiques et au patrimoine. Même si elles ne sont absolument pas comculturelles à l’intérieur de leur pays, de créer les institutions, parables aux dotations européennes et nord-américaines de la agences et mécanismes d’encouragement correspondants, afin que culture, investir ces ressources dans un contexte transnational, les créateurs professionnels puissent aborder les négociations avec leurs confrères Je crois que nous commençons seulement à comprendre du Nord sur un pied d’égalité. À ce propos, Khwezi Gule, écrivain et curateur recombien les rapports que l’on qualifie de « Sud–Sud » nommé d’Afrique du Sud, remarque que, peuvent être utiles. Le rôle des nouvelles puissances dans la plupart des pays africains, l’infraséconomiques comme la Chine ou le Brésil, par exemple. tructure culturelle héritée de la colonisaChercher des alternatives de financement – et ne pas tion « avait entre autres buts d’amasser des toujours jouer sur la culpabilité de l’Occident. richesses et non pas vraiment d’assurer l’épanouissement de la population ». Cette Ntone Edjabe réalité implique la nécessité de réinventer radicalement les structures et les institutions dont la pertinence et la signification sont certes discutables, avec imagination et circonspection, pourrait induire un changemais dont l’existence crépusculaire se poursuit par le simple fait ment radical pour les arts dans la région sud-africaine et peut-être qu’elles sont là. même plus loin sur le continent. La mentalité ‹ petit-blanc › à laEt Edjabe d’ajouter combien il est nécessaire de parvenir à plus quelle fait référence Edjabe – cette intériorisation de l’oppression de cohérence et à de nouveaux modes de coopération entre les ac- qui empoisonne l’idée que se fait l’Afrique du Sud de l’ensemble du teurs du Sud : « En matière de solutions, je crois que nous com- contexte africain – reste peut-être le plus grand obstacle à une telle mençons seulement à comprendre le projet du tiers-monde (déli- initiative. vré de la paranoïa de la Guerre froide) et je crois que le genre de Alors que les compagnies sud-africaines investissent systémarapports qu’on qualifie de ‹ Sud–Sud › peuvent être utiles dans ce tiquement le continent et ses marchés et exploitent ses ressources, contexte. Le rôle des nouvelles puissances économiques comme la on fait croire à une large partie de l’opinion publique sud-africaine Chine ou le Brésil, par exemple. Chercher des alternatives de finan- que le reste de l’Afrique spolie le pays de sa richesse au lieu de la cement et de soutien – et ne pas toujours jouer sur la culpabilité représenter comme un espace fertile en ressources créatives, cultude l’Occident. À bien des égards, c’est une chance pour l’Afrique du relles et intellectuelles qui pourraient aider l’Afrique du Sud à réinSud, mais pour la saisir, il faut se débarrasser de cette mentalité de venter son propre tissu social et culturel. Cet état d’esprit imprègne ‹ petit blanc ›. » également nos institutions culturelles qui empêchent par exemple les non Sud-africains d’accéder aux subventions gouvernementales Manque de volonté politique à la culture. Développer des partenariats et des réseaux Sud–Sud Si les Africains adoptaient une position moins servile, une position qui contourneraient les problèmes de la coopération Nord–Sud esimpliquant un partage dynamique, transnational, et un mouve- quissés plus haut, cela représenterait un formidable progrès pour ment d’idées, de personnes et de projets à travers le continent, cela le secteur culturel, à la fois en Afrique du Sud et dans l’ensemble les aiderait à renforcer plutôt qu’à exclure les possibilités de rela- du continent. tions réciproques et fructueuses entre le Nord et le Sud et à redessiner les plans de ce genre de partenariats. Et de fait, une grande part des activités du Arts Collaboratory Programme, financé par la Hollande, par exemple, consiste aujourd’hui à stimuler et à promouvoir le développement de réseaux et de projets entre partenaires du Sud. Les deux points qui précèdent soulèvent la question des fonds *Art & Development. Interview avec Achille Mbembe de nécessaires à cette démarche globale, sur un continent qui repré- Vivian Paulissen. In Art South Africa. Opinions that Matter, Automne 2010. sente près de 15 % de la population mondiale, mais seulement 2.5 % de son produit intérieur brut ? Dans les faits, chacune des trois Joseph Gaylard est directeur du Visual Arts Network d’Afrique du Sud, une organisation impliquée dans la grandes économies africaines – Afrique du Sud, Égypte et Nigeria recherche, le réseautage et le lobbying, mais aussi dans des – aurait la capacité d’investir dans la culture au niveau régional et projets qui développent de nouvelles approches pour la pratique de l’art contemporain dans le contexte africain. de créer des précédents pour d’autres formes de coopération trans- Il travaille comme écrivain et chercheur indépendant, et collabore à des projets créatifs; il porte un intérêt tout nationale entre les états africains. Le défi majeur repose non pas tellement dans les ressources particulier au travail expérimental dans l’espace public. disponibles, mais bien dans l’imagination et la volonté politiques. Traduit de l’allemand par Marielle Larré

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ar ce mardi après-midi d’hiver, alors que devant le Lorsque la maison en plastique, à la suite d’une panne de producCentre de culture et de congrès de Lucerne, une tion, se trouva maculée de taches noires, le responsable proposa immense maison en plastique rouge, visiblement aux artistes de transformer les parties noircies en briques peintes. chinoise, est en train d’être gonflée, un passant de- Jian fut d’accord, tandis que Kunz refusait catégoriquement de mande ce que c’est. « De l’art », répond le technicien modifier le design pour un simple incident de fabrication. Elle exiqui s’affaire autour de la pompe électrique. The Container : c’est gea une nouvelle production. Quant à lui, il estimait que les comle nom du monstre, et c’est une œuvre commune de la Suissesse plications sociales résultant d’une telle exigence – paraître têtu et Sandra Kunz et du Chinois Yang Jian. Container, parce que l’édi- fâcher les gens – pourraient être gênantes. fice vacillant contient un Cervin renversé. Pour peu qu’on entre à Les deux artistes constatèrent aussi que leur œuvre était l’intérieur, on se trouve nez à nez avec son sommet qui pend du accueillie très différemment. Les Suisses pensent souvent au draplafond. De plus, la pression de l’air varie. Parfois, l’édifice semble peau suisse en voyant la combinaison d’un bâtiment rouge et d’une s’aplatir, puis il se redresse. C’est comme s’il respirait. montagne blanche, tandis que pour les Chinois, le rouge est la L’œuvre a beaucoup voyagé. Elle a été exposée en 2008 au Zen- couleur du bonheur ou du Parti communiste. Autre observation dai Museum of Modern Art, à Pudong-Shanghaï. En 2009 à Xiamen de Jian : « Etant donné que de telles installations sont un phénoet en 2010 dans le Swiss Pavillon mène relativement récent en de l’Exposition universelle de Chine, les spectateurs, souvent, Shanghai, avant de continuer sa ne les identifient pas comme route sur Bâle. Sandra Kunz est des œuvres d’art. Ils pensent plutôt à une cérémonie ou à elle-même allée en Chine pour la première fois en 2006, dans le une réception. » cadre d’un programme d’Artist Des illusions tenaces in Residence d’une durée de six mois, et depuis lors, elle vit praIl existe un personnage clé dans les échanges entre la Chine et la tiquement la moitié du temps en De drôles d’odeurs, une nourriture insolite, Chine, la moitié du temps en Suisse : Hans J. Roth, ex-consul des rituels de salutation obscurs : Suisse. général de Hongkong. Sandra les échanges culturels n’ont pas lieu entre Roth se rappelle qu’il avait tout Découvrir à l’étranger ses institutions, mais entre individus. d’abord essayé de tempérer son propres racines enthousiasme pour la Chine, ce Des écrivains et des dramaturges de Chine Si on l’interroge sur le « choc qui l’avait étonnée. À présent, et de Suisse parlent de leurs expériences des cultures », sa réponse surelle le comprend. Par la suite, avec l’inconnu, d’illusions, d’impulsions prend : loin de parler de choses l’idéalisation se renverse en décréatrices et d’irritations. qu’elle a vécues à l’étranger et ception ou en agression. « Les qui l’ont agacée, elle évoque son deux cultures sont très différetour, après son premier séjour rentes, il faut d’abord pouvoir par David Signer l’accepter », dit Hans J. Roth. en Chine, le moment où, trouMalgré toute la bonne volonté blée, elle a constaté combien la Suisse lui était devenue étrangère. Elle n’avait qu’un désir – mal du monde, l’opéra chinois ou la calligraphie chinoise sont difficiles du pays paradoxal : regagner le plus vite possible son appartement à comprendre pour les Européens. de Xiamen. « En tant qu’artiste, tu crois être passablement « L’art moderne, en revanche, où les points de contact sont consciente de ton environnement », dit-elle. « Mais ce n’est qu’au plus aisés à découvrir, est encore très élitaire et minoritaire en moment où tu t’exposes à une société différente que tu te trouves Chine. » L’important à ses yeux, c’est que les artistes, du moment vraiment confrontée à tes propres racines, culturelles et sociales. » qu’ils vont en Chine, y restent assez longtemps. « Nos illusions sont Le jeune artiste chinois Yang Jian et elle étaient déjà liés tenaces. Les premiers mois, elles résistent parfaitement à la réad’amitié lorsqu’ils s’attaquèrent ensemble au projet ambitieux du lité. » Pour les Européens, ce qui est difficile en Chine, c’est souContainer. « À vrai dire, cette maison était trop grande pour nous », vent l’absence d’espace de liberté : on se sent contraint. À l’inverse, dit-il en riant. Les problèmes n’ont pas manqué : problèmes tech- les Chinois ont fréquemment de la peine à s’accoutumer à la souniques au niveau de la production, problèmes d’organisation, pro- daine autonomie qui leur est imposée en Occident. Ils se sentent blèmes de financement. « Les artistes ont l’habitude de travailler anxieux et solitaires. individuellement, de manière autonome. Une coopération avec un Mais d’après Roth, si l’on parvient à trouver un équilibre entre artiste chinois n’aurait pas non plus été facile », constate Jian. l’idéalisation et le choc culturel, cela dégage une créativité consiSandra Kunz travaille selon un plan, avec ponctualité et précision ; dérable : « Précisément pour des artistes, il est important de s’exlui-même a tendance à improviser. Elle confirme : « Quand nous poser aussi à des milieux insolites. » Il les trouve souvent, même nous heurtons à un obstacle, nous essayons de l’écarter. Les dans les programmes d’échange, un peu égocentriques et lunaChinois cherchent plutôt à le contourner. » tiques : il souhaiterait plus d’ouverture et de disposition à commu-

Un mal du pays paradoxal

Activ ités cu lt u r e lle s in t e r n At io n Ale s

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niquer et à faire des concessions. « Quiconque est prêt à accueillir vraiment une autre société est automatiquement amené à repenser ses propres positions. » Christian Vetter est un exemple de ce processus. L’artiste, né en 1970 à Zurich, a passé six mois, en 2007, dans un quartier extérieur de Pékin. « C’était une période plutôt libérale, avant les Jeux Olympiques, et j’ai été surpris de voir combien tout était ‹ occidental › et ‹ normal › », raconte-t-il. « Il m’a fallu du temps pour découvrir les différences. Maintenant je le sais : je pourrais vivre là-bas pendant dix ans, maîtriser la langue, m’adapter – je resterais un étranger. » Rétrospectivement, il constate que ce séjour à l’étranger a représenté une césure inégalable dans sa vie. « Mon travail a changé à 180 degrés, je suis passé du figuratif à l’abstraction, de la couleur au noir et blanc. » Non pas que la Chine l’ait influencé outre mesure. C’est même plutôt le contraire : « J’ai pris conscience de mes racines européennes. J’étais content d’être un Européen. » Ce qui a rendu cette époque féconde, pour lui, ce n’est pas tant la proximité de la Chine que la distance par rapport à son propre pays – « l’expérience de se sentir complètement étranger. »

Elle n’a pas trouvé les gens très aimables : en tant que femme et Mexicaine, elle s’est souvent sentie déclassée de surcroît. Les choses ne se sont améliorées qu’au moment où elle est allée à Shanghai et Beijing, où elle a réussi à entrer dans un milieu d’orientation plus internationale. Réussir à tout prix

Les artistes qui ne vont que brièvement en Chine sont confrontés à d’autres questions, par exemple lorsqu’il s’agit de monter une exposition, comme Yves Netzhammer. En 2008, il a exposé son œuvre The Subjectivisation of Repetition dans l’exposition Synthetic Times au National Art Museum of China (NAMOC) de Beijing. À l’instar de la plupart des autres artistes occidentaux représentés, il voyait du pour et du contre dans le fait d’exposer dans un pays comme la Chine. À l’avance, des scénarios avaient été mis au point pour l’éventualité de la censure ou d’un retrait. « Nous partions de l’idée que le NAMOC, en sa qualité d’institution officielle, était aussi un lieu d’où était exclu l’art qui critiquait le système – encore que ce fût bien sûr à défaut d’autres informations. Pouvait-on, par exemple, demander ouvertement à des Tout passe par les relations collègues chinois ce qu’il en était de la censure ? » Frappant, surtout, dans les relations avec les Chinois : « D’un « L’échange culturel n’a pas lieu entre institutions, mais entre individus », dit la metteuse en scène Cao Kefei, de Pékin. Avec le met- côté il faut – et on le prend – beaucoup de temps pour tout. La comteur en scène suisse Mats Staub, elle a monté la pièce La Lune plus munication est plus codifiée et plus indirecte que chez nous. De ronde, qui parle des Chinoises mariées avec des Suisses. L’expres- l’autre, les artistes, là-bas, sont extrêmement fixés sur leurs objecsion « échanges entre la Suisse et la Chine » lui paraît à vrai dire tifs. La volonté de réussir à tout prix les rend moins hésitants et un peu abstraite, grandiloquente et nébuleuse. « Je préfère com- flottants que nous. » Il trouvait aussi difficile d’évaluer comment mencer par ce qui est petit et concret », dit-elle. Car enfin, les son œuvre était reçue par les Chinois. La cruauté envers les anidifférences, on les perçoit tout d’abord très directement, et physi- maux, par exemple, qui joue un rôle dans certains de ses travaux, quement (ce qui convient naturellement au travail théâtral) : des la perçoivent-ils comme anodine, au contraire des spectateurs européens ? Et sont-ils choqués, en revanche, par d’autres choses, indépendamment de Mais ce n’est qu’au moment où tu t’exposes à une ses intentions ? Ici encore, il reste surtout société différente que tu te trouves vraiment confrontée des questions. L’écrivain Peter Weber, qui a passé à tes propres racines, culturelles et sociales… deux semaines en Chine fin 2008, dans le cadre du programme Foodscape, est lui odeurs bizarres, une nourriture inhabituelle, de l’incertitude dans aussi très prudent dans ses affirmations : « Des déclarations préciles rituels de salutation, des attouchements déplacés. « Quand il y pitées sont presque toujours des déclarations à notre propre sua une collaboration aussi étroite qu’avec Mats Staub et les comé- jet. » Ce qu’il a retenu : un jour, il interrogeait un vieil écrivain sur diens amateurs qui racontent sur la scène leurs propres histoires », le thème de la nourriture. « Nous en savons plus long sur la faim résume Kefei, « le choc de ces êtres si différents est un défi ; je ne que sur la nourriture », avait répondu cet homme. Du reste : la camionnette qui devait livrer le matériel pour le découvre pas seulement les autres, mais aussi moi-même, sous des facettes différentes, ce qui ne serait pas possible dans des circons- Container est arrivée avec deux heures de retard au Centre des tances normales. Travailler ensemble, c’est aussi faire des compro- congrès. Le chauffeur avait pris un « raccourci » sur le trajet entre mis ; je regrette un peu que la vision que j’avais de la mise en scène Berne et Lucerne, et s’est attiré les railleries. C’est ainsi que n’ait pas pu être entièrement réalisée. Mais chaque regret stimule l’échange culturel relativise aussi le cliché sur la ponctualité suisse. en même temps la créativité. » Plus nuancé, le bilan d’Ana Roldàn. Cette artiste mexicaine établie à Zurich a passé en 2008 huit mois dans la ville de Kun- David Signer est ethnologue, journaliste et écrivain. ming, dans le sud de la Chine. « C’est tout juste si j’ai trouvé une Il écrit entre autres pour l’hebdomadaire zurichois NZZ am Sonntag et pour la revue Du, et il est chargé de personne qui comprenait mon travail », constate-t-elle rétrospec- cours à l’Université de Zurich. Sa dernière publication est tivement. L’art conceptuel tel que le pratique Roldàn est très étran- un roman, Die nackten Kissen, aux éditions Salis Verlag, Zurich. ger même aux personnes qui évoluent dans le milieu culturel. En outre : « La société est très fermée ; tout passe par les relations ». Traduit de l’allemand par Marion Graf

Activ it és c u lt u r e lle s in t e r n At io n A le s

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« Accompagner de sa caméra le projet théâtral Ciudades Paralelas a été une expérience enrichissante pour moi », déclare la photographe Lorena Fernandez. « Explorer l’espace qui sépare le documentaire de la fiction fait partie de ces choses que je trouve les plus fascinantes dans mon travail. » Lorena Fernandez est née en Argentine en 1974, elle vit et travaille à Buenos Aires. Elle a fait des études de cinéma à la Escuela Nacional de Experimentación y Realización de Buenos Aires et a suivi les ateliers de photographie contemporaine de Julieta Escardó et Alberto Goldenstein. Elle est photographe, cadreuse et enseignante. En 2008, elle a obtenu le Prix Ernesto Catena de photographie contemporaine ; depuis, elle a participé à de nombreuses expositions. Ses œuvres ont été publiées dans des ouvrages d’art et de photographie ainsi que des fanzines d’art. Cette artiste est représentée par la Galerie Foster Catena. www.lorena-fernandez.com


H EU r E L O CA L E

san fr ancisco

new york

paris

rome

VarsoVie

le caire

le cap

new delhi

shanghai

La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde entier. Celles-ci ont pour tâches de stimuler les échanges culturels et de développer des réseaux culturels.

Tel un mirage du passé le caire

par Lilo Weber, Londres – Le 5 juin 1967, lorsque l’armée de l’air israélienne a attaqué les terrains d’aviation égyptiens, déclenchant ainsi la Guerre des Six jours, quatorze cargos de huit nations différentes se trouvaient sur le Canal de Suez, en route pour le nord. Pour eux, le voyage allait être long. En effet, les cargos ont reçu l’ordre de s’arrêter sur le Grand Lac Amer. Ce lac d’eau salée, situé entre le nord et le sud du Canal de Suez, servait de lieu d’évitement aux bateaux, mais il s’est mué en prison

Sur la piste des cargos de la Guerre des Six Jours : extrait de la série The Bitterlake Chronicles d’Uriel Orlow.

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Photo de gauche : Uriel Orlow

Uriel Orlow, l’artiste suisse établi à Londres, s’intéresse aux scènes secondaires de l’Histoire universelle. Il en a découvert une en Égypte, où il est parti à la recherche des cargos échoués de la Guerre des Six jours.


Le conflit au Moyen-Orient s’est poursuivi, le temps passait, les équipages étaient régulièrement remplacés, mais les bateaux, eux, restaient. Et les hommes qui y étaient de service devaient bien s’occuper. Dans le film qu’Uriel Orlow présente comme une partie de son installation The Short and the Long of it au sein de l’exposition Hydrarchy : Power & Resistance at Sea de la galerie Gasworks à Londres, on voit les hommes faire des courses de sac et soulever des poids. Ils ont mis sur pied diverses compétitions et durant les Jeux olympiques au Mexique, ils ont même organisé leurs propres jeux. Évoquer en images des choses passées Aujourd’hui, les images s’estompent. Il y a des hommes qui boivent sur le bateau, un garçon sort les bouteilles de l’eau, puis on voit l’artiste qui regarde au loin, en direcCes bateaux provenaient d’Allemagne, tion du lac où un bateau apparaît dans la d’Angleterre, de France, des USA, de Suède, brume, tel un mirage du passé. Uriel Orlow de Bulgarie, de Pologne et de Tchécoslo- a parlé avec des marins à Hambourg qui, à vaquie, autrement dit, de part et d’autre du l’époque, étaient stationnés sur le Grand rideau de fer. « La guerre au Proche-Orient Lac Amer. Et il l’a su dès le départ : il fallait était, en réalité, une guerre de représen- qu’il se rende là-bas. Il voulait voir les lieux, tants » dit Uriel Orlow, « un prolongement parler avec les gens. Il s’est porté candidat de la Guerre froide » : les USA étaient du pour une résidence de Pro Helvetia au côté des Israéliens et l’Union soviétique Caire et il a pris des cours intensifs d’arabe. était l’alliée de Nasser. Et non loin de là, des « Il était clair pour moi que je ne pourrais hommes prisonniers de ce même conflit se pas aller de l’avant sans connaissances linsont unis pour former une communauté. guistiques. » Ni sans avoir de l’aide sur On y a noué des amitiés à vie. La Flotte place. De janvier à avril 2010, il a séjourné jaune – ainsi nommée parce que le sable au Caire comme artiste en résidence, puis du désert s’était déposé sur les bateaux –, il y est retourné cette année, en avril. En Orlow la voit comme un « îlot de paix », novembre 2010 déjà, il a présenté à Berlin comme une hétérotopie au sens de Fou- et à Londres les premiers résultats de ses cault : ici, dans un lieu réel, mais coupé de recherches. Un cinéaste égyptien l’a assisté la société, on a réalisé les idéaux et les uto- sur place et s’est chargé des négociations. pies de cette même société. « C’était capital, car bien des choses passaient par les relations. » Ils se sont installés à Fayid, un village de pêcheurs sur les rives du Grand Lac Amer, mais il fut difficile de filmer et de prendre des photos, car l’endroit reste une zone militaire. réunir du matériel, parler avec les protagonistes, écouter des souvenirs, se faire sa propre image de la scène – jusque là, le travail d’Orlow ressemble à celui d’un historien ou d’un reporter. Lui, pourtant, le considère comme un travail artistique. Il Les événements qui se jouent à l’ombre de la grande Histoire fascinent Uriel Orlow. ne veut pas raconter d’histoire, ni

Les marins du navire font des haltères pour passer le temps. Extrait de l’installation The Short and the Long of it.

Photos : Henning Moser (en haut) ; Ayman Hussein (en bas)

pour les quatorze cargos : le Canal de Suez est resté fermé huit ans. Ce n’est qu’en 1975, après une seconde guerre, que le passage entre la mer rouge et la mer Méditerranée a été rouvert. Voici donc la matière dont se nourrit l’art d’Uriel Orlow. Ce qui fascine l’artiste, ce sont ces événements qui « se déroulent dans l’ombre de l’Histoire universelle », comme il dit. Il y voit un grand potentiel pour l’art. Son avant-dernière installation Remnants of the Future (2010) repose sur les recherches qu’il a menées dans une ville-fantôme d’Arménie du nord, une ville qui fut érigée sous Gorbatchev, mais qui, après la chute de l’UrSS, ne fut pas achevée. Pour son dernier travail en date, The Short and the Long of it, il s’est rendu en Égypte et au bord du Canal de Suez. Quand a-t-il entendu parler pour la première fois de ces bateaux ? Il ne le sait plus très bien. Ce sont sans doute les timbres qui l’ont mis sur cette piste. Des bateaux, échoués entre espace et temps Lorsqu’il est apparu que les bateaux seraient coincés pour une durée indéterminée, les équipages se sont organisés. Ils ont fondé la Great Bitter Lake Association, se sont mis à échanger des vivres issus de leurs cargaisons et à s’entraider pour les travaux d’entretien. Et, comme ils administraient pour ainsi dire leur propre territoire, ils ont imprimé des timbres, devenus entretemps des pièces de collection.

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L’exposition The Short and the Long of it est à voir en août à La rada de Locarno, puis d’octobre à novembre au FrAC Aquitaine de Bordeaux. www.urielorlow.net et www.prohelvetia.org.eg Lilo Weber a travaillé de 2002 à 2010 comme journaliste free-lance à Londres , après avoir été rédactrice à la rubrique culturelle du quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung. Aujourd’hui, elle travaille à nouveau comme rédactrice culturelle en Suisse. Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

Voyage au cœur de la créativité humaine rome

À l’Institut suisse de rome, 51 objets font bien plus que dérouler l’histoire du design. Sous la direction du designer munichois Konstantin Grcic, la rencontre avec de simples objets utilitaires noirs et carrés se mue en un voyage d’exploration au cœur de la créativité humaine.

L’exposition explore l’utilisation du carré noir dans quelques objets choisis de design contemporain. Théière Tetsubin en fonte.

par Eva Clausen, rome – Le design, c’est une mise en forme, un acte de création conscient. La quintessence de ce que l’esprit et la main de l’homme ont su créer, c’est le carré, car il n’a pas son pareil dans la nature. La nature offre des équivalents ou des modèles à d’autres formes, mais pas à celle-ci. Le carré est un élément clé, voire l’élément fondateur de l’Histoire de l’humanité, de la civilisation. Pour le designer Konstantin Grcic, le carré est l’incarnation de l’artificiel au sens positif. Il signifie h e u r e lo c ale

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l’émancipation créative et rationnelle de l’homme de tout ce qui lui préexiste, un acte prométhéen d’une précision géométrique. Si l’on hésite encore à reconnaître au design, le plus jeune des arts, le label d’art complet, la primauté qu’il accorde à l’artificialité ne fait guère de doute. Par conséquent, ce ne sont pas seulement des raisons professionnelles qui incitent Grcic à recourir aux objets design. L’attrait particulier de cette exposition réside dans le fait qu’il leur laisse leur identité d’objet de-

Photo : Salvatore Gozzo

au sens narratif, ni au sens historique du terme ; ce qu’il veut, c’est évoquer des choses passées en images. « L’évocation doit rendre à nouveau accessible quelque chose qui n’est plus, c’est un genre d’hallucination. » Il parle de la « politique de l’image » qui permet de remettre en question l’historiographie traditionnelle : « Comment l’Histoire est-elle traitée ? Que choisit-on de transmettre à la postérité ? Et pourquoi certains événements sont-ils passés sous silence ou n’apparaissent-ils tout au plus que dans des notes de bas de page ? Le travail sur place a été capital. Il a cherché des traces, des souvenirs, a parlé avec les habitants et a passé des jours à regarder ces bateaux depuis les rives. Il appelle ça « halluciner sur place ». Après quoi il a mis de l’ordre dans ses images. Certaines d’entre elles, il les a étalées sur une table à la galerie Gasworks, d’autres ont été accrochées aux murs : des photos, des timbres et des dessins de poissons. Le film vidéo relie l’ancien et le nouveau, hier et aujourd’hui, le matériel filmé des marins et celui de l’artiste. On ne sait pas toujours où situer quoi – ça fait partie du côté hallucinatoire de l’installation. L’artiste accompagne le film d’une projection de diapos avec des tables de texte. Cellesci rappellent des événements, des titres de film, des tubes de ces huit années-là : Jaws, les révoltes estudiantines à Paris, « Give Peace a Chance » – pas de chronologie, nulle part. Et quand mot et image correspondent, ce n’est que pur hasard. Le sens, c’est l’ensemble qui nous le livre, tout ce paysage d’images, de récits, de phrases et d’associations.


sign, leur fonctionnalité, tout en les présentant comme des objets d’art. Dès lors, ils peuvent être uniques tout en étant fabriqués en série.

Photos : Salvatore Gozzo (en haut) ; Markus Jans (en bas)

Tête-à-tête d’objets Parallèlement à la Kaaba, le site sacré islamique suprême qui se présente sous la forme d’un cube, une autre source d’inspiration de Grcic est le fameux Carré noir du peintre russe Kazimir Malevitch, qu’il cite dans sa présentation sous la forme d’un objet plutôt que de s’en tenir à l’image et à son contenu. De son temps, Malevitch avait accroché ce Carré comme une icône russe. Grcic, lui, le fait avec la valise rigide noire Salsa lata de richard Morszeck, une icône parfaite de notre monde de migrants. Ce qui intéresse Grcic, c’est la perspective qui détourne les objets de l’étroitesse du simple usage fonctionnel pour les faire passer dans l’immensité de la combinaison esthétique. La salle d’exposition blanche de l’institut se mue en scène exemplaire, la mise en scène de Konstantin Grcic est pertinente tout en étant d’une légèreté désinvolte. Les objets – parmi lesquels figurent la table d’appoint Diana B de l’entreprise ClassiCon (l’unique objet de l’exposition signé Grcic), le « I » de l’Helvetica, la plus classique de toutes les polices de caractères sans sérif de Max Miedinger et Eduard Hoffmann, la chaise Vitra 03 de Maarten van Severen – sont placés sur des socles blancs, accrochés au mur,

Konstantin Grcic passe pour le défenseur de la simplicité.

et la chaîne de montage. « L’idée du prototype est aussi à la base de l’exposition dans une certaine mesure », déclare le curateur responsable à l’Istituto Salvatore Lacagnina, car à partir de « l’original de rome », l’exposition sera reproduite en plusieurs exemplaires : jusqu’au début juin, on pourra la voir à Berlin Grcic respecte la singularité des objets et les orchestre en un tout. et en automne, à Varsovie. Tout comme Grdisposés dans des vitrines. Ce faisant, Grcic cic respecte le caractère unique des objets crée un effet de distanciation sans porter lorsqu’il les assemble pour composer un atteinte à la réalité des choses. Les objets ensemble, l’Institut suisse s’efforce, tout en deviennent des acteurs dans une mise en tenant compte de l’originalité de chaque scène qui se sert néanmoins de subtils ef- discipline, d’encourager l’interdisciplinafets de surprise, comme dans l’association rité. Ces dernières années, une attention suggestive du Livre des livres, la Bible, avec particulière a été portée à l’architecture, au le cendrier Cubo de Bruno Munari, ou dans design et à l’art contemporain, et ce d’aucelle du diamant noir avec le ChipA4 pour tant plus que la diversité de leurs points iPad et iPhone 4 de Apple. Grcic se contente communs permet un dialogue passionpourtant de nous fournir quelques instruc- nant. Comme le dit Christoph riedweg, le tions, il ne donne pas de leçon didactique directeur de l’institut, « en créant des paset renonce aux explications savantes sur sages fluides ou en faisant preuve au moins l’histoire et les règles du design. Il laisse les d’ouverture à cet égard », l’établissement objets parler pour eux-mêmes et pour celui reste fidèle à sa vocation : « Être toujours qui les contemple. au service de la collaboration culturelle entre la Suisse et l’Italie ». Lier l’artisanal et le visionnaire L’exposition Black2 est à voir jusqu’au début La retenue et le respect de l’objet sont, eux juin à Berlin, dans les locaux de 32c Workshop/ aussi, caractéristiques de la manière dont Joerg Koch, et en octobre à Varsovie, dans le cadre du festival Warsaw Under Construction. Grcic conçoit sa profession. Il a suivi une http://032c.com et www.artmuseum.pl formation de menuisier et passe pour un défenseur du design sobre. La planche à www.istitutosvizzero.it dessin est pour lui comme un établi, il crée Konstantin Grcic, né en 1965, est un designer comme on travaille une sculpture au burin. industriel allemand et passe pour l’un des noms les plus influents de la branche. En 1991, il a C’est peut-être pour cela qu’il se sent partifondé à Munich le bureau de design KGID culièrement proche de la tradition italienne (Konstantin Grcic Industrial Design). Il a conçu où le visionnaire est toujours étroitement des meubles, des luminaires et des accessoires pour de nombreuses entreprises de design lié à l’artisanal. Le designer italien Vico Maréputées. Grcic a reçu plusieurs distinctions gistretti fut l’un de ses enseignants durant pour son travail. Sa lampe en polypropylène MAYDAY figure depuis 2001 dans la collection ses études de design au London royal Colpermanente du Museum of Modern Art de New lege of Art. Achille Castiglioni, Joe CoYork. lombo, Aldo rossi et Franco Albini ont, eux Eva Clausen est née en 1961 à Düsseldorf. aussi, marqué son parcours et sont présents Depuis 1980, elle vit à rome. Elle a fait des dans son exposition. D’après Grcic, « en Itaétudes de littérature et d’histoire de l’art. Depuis 1994, elle est correspondante pour les lie, on accorde encore une grande imporpages culturelles de plusieurs journaux de tance au contact étroit entre le designer et langue allemande. le fabricant », comme le montre le rôle du Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher prototypiste, ce personnage indispensable chargé de faire le pont entre l’imagination h e u r e lo c ale

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Des escapades en terrain expĂŠrimental : Dragos Tara et les sons modifiĂŠs sur la contrebasse, dans la salle de concert du centre culturel Usine.

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R eP OR tAGe

Mécanique des corps sonores Le festival genevois Présences Électroniques a orchestré une rencontre plutôt rare : des chercheurs de sons académiques se retrouvent face à face avec des bidouilleurs populaires et arrachent des sonorités surprenantes à une installation de 48 haut-parleurs. Une façon d’abattre certaines cloisons en musique qui plaît au public. par Benoît Perrier (texte) et Isabelle Meister (photos)

Il joue réellement des faders, ces curseurs verticaux qui s’alignent sur une table de mixage. Dans la pénombre de l’Alhambra, le compositeur français Christian Zanési est aux commandes de l’acousmonium du Groupe de recherches musicales de l’Institut national de l’audiovisuel (INA-GRM), un « orchestre » de 48 haut-parleurs amené de Paris pour le Festival Présences Électroniques. Les enceintes sont réparties dans tout le cinéma genevois inauguré en 1920. Avec l’Usine, il sera le théâtre de la rencontre, ce deuxième week-end de décembre, entre la musique électronique académique et sa contrepartie populaire, deux traditions aux liens évidents (dans le matériel, l’inspiration, l’esthétique) mais qui sont rarement rendus explicites. La console, installée au milieu du public, fait figure de poste de pilotage. R e po R tag e

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L’Alhambra est un vaisseau, l’opérateur son capitaine. Le geste est délié, précis. Spatialiser en direct une œuvre préalablement fixée est une performance, tout autant qu’un récital de piano. Où « envoyer » le son dans la salle, à quel volume ? Quelle dramaturgie proposer à l’auditeur avec ces paramètres ? Diffuser cette musique, c’est l’interpréter. Présences Électroniques est d’ailleurs la création de Christian Zanési ; à Paris, il dirige l’INA-GRM, forme actuelle du Groupe de Recherches Musicales fondé en 1958 par Pierre Schaeffer et berceau de la musique concrète. Le projet du festival ? Fonder un dialogue sur l’acousmonium qui conjugue multidiffusion et variété de timbre des haut-parleurs. Mettre cet outil de la musique savante dans les mains des musiciens, académiques et « populaires »,


susciter la rencontre, entre eux et avec le public. Cette première édition suisse, soutenue par Pro Helvetia et organisée par l’association Headfun (festival Électron), accueille ainsi, entre autres, le compositeur zurichois Marcus Maeder, le génie du dubstep Kode9 ou Monolake, artiste électronique respecté. Synthèse analogique Une machine à écrire Brother rouge sixties, des piles de cassettes rangées dans leurs boîtes. Sur la route de l’aéroport, au sein d’un bâtiment industriel, nous sommes dans le studio de Vincent de Roguin, où il prépare son passage en solo au festival. Artiste suisse tout juste trentenaire, il évolue depuis dix ans dans la musique électronique expérimentale et développe une activité multiple : improvisateur, compositeur (pour la radio, la scène). Il trace un sillon exigeant et prometteur. Éduqué au métal extrême et au rock de Yes et de King Crimson, le musicien a fait partie du groupe genevois Shora, on l’a aussi entendu dans Æthenor, une formation expérimentale de niveau international. Nous entourent un régiment de claviers (un orgue Farfisa, un célesta, un Jupiter), un assortiment de modules de synthèse analogique, des amplificateurs, plusieurs Revox. Un rêve de collectionneur… Le butin était plus conséquent, raconte Vincent de Roguin mais il a trié, vendu, gardant les instruments et appareils qu’il utilise quotidiennement. « C’est toujours l’équilibre entre le fétiche et la réalité du travail », résume en souriant la mince silhouette à barbe blonde.

Vincent de Roguin aimerait jeter un pont entre la musique psychédélique et la musique concrète.

Détaillant son parcours, la conversation se fait fréquemment analytique. elle aborde le lien avec le quotidien inhérent à la musique concrète (le son d’une goutte d’eau qui surgit dans une pièce acousmatique est à la fois un élément de la composition, et un son que l’auditeur peut percevoir comme naturel). Justement, l’artiste joue sur cette « zone » entre sons référencés et abstraits. Cette hauteur conceptuelle n’est pas un hasard. Le musicien est aussi plasticien, rompu donc aux explications et mises en contexte. Il élabore : « Ce qu’on qualifie de ‹ transversalité › est une réalité

Fidèles de rock expérimental, plasticiens en formation, musicologues et autres curieux : le public est très hétérogène.

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unique des arts qu’on a culturellement divisée. D’aucuns voient les autres médiums comme des domaines étanches, alors que l’on peut mener une réflexion globale qui inclue la question du montage, de la juxtaposition – connecter des espaces –, des modalités d’un discours artistique sur le réel », tous liens entre sa production musicale, littéraire et artistique. Qu’entend-il donner lors de son passage au festival ? « Peut-être une jointure entre psychédélisme et musique concrète », proposer une immersion avec ces timbres particuliers. La durée de la pièce – quinze minutes – constitue un défi : il s’agit d’éviter une proposition par trop minimale ou, à l’inverse, un tropplein d’information. en tout cas, la pièce sera préenregistrée sur bande magnétique. Nous discutons de ce choix de supports, motivé par l’aisance avec laquelle l’analogique se laisse bousculer, se prête avec grâce aux traitements et aux accidents, « absorbe le chaos ». Orgues et décalage À l’Alhambra, Christian Zanési achève de diffuser deux Études composées en 1958 par Luc Ferrari, compositeur prolifique. Vincent de Roguin triture ses clés, se glisse derrière la table. La scène est vide, la salle s’éteint. Des sons percussifs se font en-


tendre. Du plastique ? On revoit son studio ; sur quoi a-t-il frappé, avec quoi ? Comment l’a-t-il enregistré, retravaillé ? Des sortes de hurlements apparaissent, un rythme ; le son – semble-t-il – d’un tuner qui cherche sa fréquence, la spatialisation est expressive. et c’est terminé. Le pari de questionner l’auditeur sur l’origine organique ou synthétique des sonorités est réussi ; la quantité d’information de la pièce paraît adéquate. À l’entracte, le musicien est heureux, il a donné en direct la meilleure de ses cinq exécutions de la pièce. Le Canadien tim Hecker lui succède. Lui joue sur scène, tandis que l’opérateur du GRM gère l’acousmonium depuis la salle. Le set est lyrique, il donne le sentiment d’être englobé par la musique, évoquant une cathédrale sonore et des orgues géantes et naturelles. Puis vient l’Australien Ben Frost, ses souffles répétés et ses hurlements de loups – plutôt déce-

« Des sortes de hurlements apparaissent, un rythme ; le son – semble-t-il – d’un tuner qui cherche sa fréquence. » des acteurs les plus importants de la scène électronique contemporaine. On remballe sous les flashes Le lendemain soir, Genève frissonne encore, des frimas de décembre mais aussi d’un concert magistral. L’Alhambra a successivement résonné d’une pièce du père fondateur Pierre Schaeffer et de la techno organique de Childe Grangier – on le croisera extatique, « comme un gamin » après sa performance, exaltant la qualité de reproduction du dispositif. Les particules de Marcus Maeder tourbillonnant dans la

Les haut-parleurs sphériques font partie de l’acousmonium ; ils donnent l’impression de flotter dans l’espace.

vant. Charge à Leila, collaboratrice de Björk de conclure cette première partie de soirée avec trois lecteurs de CDs, un rack d’effets et des cut-ups assez brutaux. L’expérience se poursuit au Zoo, le club à l’étage de l’Usine où l’Association pour la Musique Électroacoustique de Genève a installé un second acousmonium. La contrebasse traitée de Dragos tara puis le theremin de therminal C montrent un versant expérimental. Aux platines ensuite, Kode9, héraut dubstep, réunit tous les suffrages. Liesse des danseurs, énormes basses, mais surtout une virtuosité sans pareil dans les ruptures et les décalages rythmiques. Ce n’est pas pour rien qu’on le considère comme l’un

salle ont véritablement transporté le public, de même que les méditations ambient du Norvégien Biosphere. Sur scène, les techniciens du GRM démontent maintenant l’acousmonium, mais huit haut-parleurs sphériques rouges sont encore alignés. Ils paraissent suspendus et pour peu, on croirait qu’HAL (l’ordinateur de 2001 l’Odyssée de l’espace) est ressuscité. Un géant dégingandé, au crâne rasé, Doc Martens noires et ceinturon haut porté, cavale pour se prendre en photo au milieu de l’appareillage. Robert Henke est ravi, heureux ; il revient dans la salle et demande à Christian Zanési de, s’il te plaît, s’il te plaît, l’inviter à Paris pour rejouer sur l’acousmonium. On le connaît R e po R tag e

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mieux sous le pseudonyme de Monolake, l’un des auteurs du logiciel Ableton live que la planète entière emploie pour créer de la musique électronique en direct. toujours euphorique, il dit combien il a apprécié l’ambiance de la manifestation (un sentiment partagé par les artistes et auditeurs interrogés) et combien fructueuse est cette confrontation des cultures académique et underground. L’acousmonium, il l’avait entendu en action, mais n’avait jamais joué dessus. La pièce qu’il a présentée, Tau, est d’ailleurs spécialement composée pour l’instrument et l’occasion. Philippe Dao, responsable de la production musicale au GRM confirme : « La plupart des artistes ont envie d’exploiter pleinement le dispositif. » Ils ont tous deux raison. Le plateau du samedi à l’Alhambra était exceptionnel, tant en qualité qu’en diversité. Surtout, il montrait bien que l’objectif du festival – mettre en lumière les liens entre musique de recherche et dompteurs de machines – était réalisé. Avant de faire le chemin vers le Zoo et la flûte hédoniste de Matias Aguayo, un public hétérogène (fidèles du rock expérimental, plasticiens en formation, « académiques » et simples mélomanes) débarquait, conquis, du vaisseau Alhambra, les oreilles pleines encore de rivages soniques et, déjà, la nostalgie d’une future traversée. Démos : www.vincent-de-roguin.ch ; www.monolake.de ; www.domizil.ch/marcus_maeder Benoît Perrier a étudié la philosophie et est aujourd’hui journaliste. Il écrit pour le Courrier et Place Neuve, on peut l’entendre dans Les Bruits du Frigo, une émission de musique. Il ne désespère pas de fonder l’antenne romande du fan club de Steely Dan. Isabelle Meister est photographe, elle vit et travaille à Genève. Dans ses travaux, elle documente surtout le milieu culturel : théâtre, danse et musique, mais elle pratique aussi le portrait. http://isabellemeister.ch


AC T UA L I T É S PRO H ELv E T I A

Encouragement national à la culture et mainstream La globalisation des marchés conduitelle à une globalisation du goût ? Et si oui, quelles en sont les conséquences pour l’encouragement à la culture : doitil mettre nos bonnes vieilles traditions en avant pour imposer notre authenticité et notre originalité dans la compétition internationale ? Telles sont les questions que se propose d’aborder le congrès qui aura lieu le 17 juin à Aarau sous le titre Kulturpolitik zwischen Globalisierung und nationalem Interesse (la politique culturelle entre globalisation et intérêt national). D’éminents expertes et experts sont invités, parmi lesquels Frédéric Martel, spécialiste français des médias et auteur du livre Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde. Dans ce rapport sur l’industrie culturelle dans le monde entier, il s’interroge sur la culture de masse et montre les intérêts qui la sous-tendent.

Parallèlement à ce remarquablecongrès, qui s’adresse à un public intéressé par la politique culturelle, le Stadtmuseum Aarau et le Forum Schlosspark accueillent l’exposition itinérante Helvetia Park jusqu’au 31 juillet dans l’ancien manège, la Alte Reithalle d’Aarau. Cette exposition file la métaphore de la fête foraine et a vu le jour dans le cadre de Ménage – Culture et politique à table, un programme de Pro Helvetia : au moment où le Parlement débattait de la nouvelle loi sur l’encouragement de la culture, il s’agissait de clarifier le rôle de la culture et ses relations, quelquefois tendues, à l’État. Le congrès constitue le point final de ce programme. http://menage.prohelvetia.ch

Un réseau pour la médiation de l’art Elle est en ligne depuis janvier, la première plate-forme de Suisse consacrée à l’information sur la médiation de l’art ! Qu’il s’agisse de Shakespeare à l’école, de banquiers au musée ou d’oeuvres d’art d’enfants dans l’espace public, le site www.kultur-vermittlung.ch fournit des informations actuelles sur les projets, les personnalités et les idées. Créée à l’initiative de Pro Helvetia, de l’Ecole pédagogique de Berne et de la Commissions suisse pour l’UNESCO, cette plate-forme a pour ambition de servir d’instrument de travail aux médiatrices et médiateurs de culture : 20 partenaires issus de la culture, de l’enseignement et de la recherche en assurent l’exploitation et elle s’adresse au public spécialisé de Suisse – en allemand, en français et en italien. Outre une base de données sur les projets et les personnes, alimentée par les utilisatrices et utilisateurs eux-mêmes, sa pièce-maîtresse est un espace de discussions autour d’un thème renouvelé tous les mois. Des informations sur les associations, les filières de formation, les ouvrages recommandés, des articles d’expertes et experts internationaux et une page d’actualités complètent cette offre. Ce projet, au caractère pionnier, se propose de mettre en réseau les personnes actives dans le domaine de la médiation (un domaine jusqu’à présent organisé au niveau local surtout) et de stimuler la réflexion sur cette discipline, encore jeune en Suisse.

L’exposition itinérante Helvetia Park est encore ouverte jusqu’au 31 juillet dans la Alte Reithalle d’Aarau.

AC T U ALIT ÉS pr o h e Lv e T IA

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Photo : Alain Germond

www.kultur-vermittlung.ch


La littérature en tournée en Europe centrale et orientale Vaikų istorijos

orijos

r dideliems vaikams, skaitytojams, kujeigu būtų. Septynios istorijos, kuriose uokingi maištuoliai, tragiško sudėjimo stuojančiam nepakeičiamumui sudaryti ino, bet netiki, kad žemė yra apvali, ir vienas, kuris visiems daiktams naujus upranta. Vienas, kuris mano, kad Ameišradėjas, išradinėjantis daiktus, kurie varkaraštį moka atmintinai, nors niekaato, kad informacijos langelyje žmonės uoti visus pasaulio laiptus, kad žinotų

Peter Bichsel © Isolde Ohlbaum

Peter Bichsel

Peteris Bichselis, gimęs 1935 metais Luzernoje, gyvena Solothurne. Iki 1968 metų (paskutinį kartą 1973 metais) jisai dirbo pradinių klasių mokytoju. 1964 metais jis savo trumpomis istorijomis Iš tikrųjų norėjo ponia Blum susipažinti su pienininku iškart išgarsėjo; grupė 47 jį priėmė susižavėjusi ir 1965 metais įteikė jam savo literatūros premiją. Nuo 1985 metų P. Bichselis yra Berlyno menų akademijos narys ir koresponduotas Vokietijos kalbos ir poezijos akademijos Darmstate narys.

Vaikų istorijos • Peter Bichsel

storijas galima palyginti su Johanno mis istorijomis: kaip šitos žaismingai

istorijos » yra kyga, skaitoma nuo šimtmečių, ji suprantama visiškai ų istorijos », nepaisant viso subtilaus dirbtinumo, yra liaudies knygos (naujo

Un nouveau public pour Melinda Nadj Abonji, Lukas Bärfuss, Ivan Farron et de nombreux autres écrivaines et écrivains : Swiss Lib. – Switzerland’s literature on tour, une exposition itinérante, amène la littérature contemporaine de Suisse dans les grandes foires du livre d’Europe centrale et orientale. Au début de l’année, cette exposition lancée à l’initiative de Pro Helvetia a déjà été accueillie à vilnius et maintenant, elle poursuit son voyage vers Prague, Lviv et Cracovie. Conçue comme une cité-bibliothèque, elle présente en mots, en images et en sons la création littéraire contemporaine de Suisse autour de trois thèmes : «Transnationales» (transnational),

Les Kindergeschichten de Peter Bichsel – bientôt en lituanien peut-être.

«Schauplätze» (scènes) et «Liebe/Beziehungen» (amour/relations). Dans des interviews vidéo, les écrivaines et écrivains disent ce que ces thèmes signifient pour eux, quel rôle ils jouent dans leur écriture. Les visiteurs peuvent également écouter du slam, des chansons ou des textes littéraires. En plus des traductions qui existent déjà dans les langues des pays hôtes et en anglais, Swiss Lib. présente, à chaque étape, ce qu’on appelle des «maquettes» contenant des échantillons des grands livres de la littérature suisse qui attendent encore d’être traduits. Le programme d’accompagnement réunit des écrivains, des critiques et des éditeurs de Suisse et du pays hôte pour des lectures et des entretiens qui sont animés par des équipes binationales.

Photo : Georg Anderhub (en bas)

Une vitrine pour la culture suisse Quelles nouvelles de la scène suisse de la danse ? Quelle est le nouveau livre qui a retenu l’attention des amateurs de littérature ? Et quels groupes de musique méritent de se faire connaître à l’étranger également ? Depuis le début avril, la plate-forme Internet de promotion de Pro Helvetia, restructurée et amplifiée, fournit des informations sur la création culturelle contemporaine de Suisse. Y sont présentés des artistes, des groupes et des projets dans toutes les disciplines artistiques que Pro Helvetia soutient et qu’elle souhaite promouvoir davantage en Suisse et à l’étranger. La plate-forme s’adresse en premier lieu aux organisateurs et aux représentations diplomatiques de Suisse dans le monde entier, qui souhaitent inviter des

Prague: 12 – 15 mai, Lviv: 15 – 18 septembre, Cracovie: 3 – 6 novembre. www.prohelvetia.pl

artistes. Conçue comme un «matchmaker», elle permet de rapprocher l’offre et la demande et de contacter les artistes directement. La plate-forme est, de plus, une belle vitrine de la culture contemporaine de Suisse à usage du grand public intéressé. Les Cahiers d’Artistes qui viennent de paraître sont également présents sur cette plate-forme : ce sont des premières publication offertes aux artistes les plus prometteurs des arts visuels. Pro Helvetia exposera ces Cahiers d’Artistes une nouvelle fois dans le cadre des Swiss Art Awards, du 14 au 19 juin à Bâle. www.prohelvetia.ch/promotion

La danseuse et chorégraphe suisse Anna Huber dans sa pièce-solo Eine Frage der Zeit.

ACT U ALIT ÉS pr o h e Lv e T IA

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par Christine Lötscher – « Le difficile processus de réconciliation en Bosnie nous contraint, nous auteurs bosniaques, à faire preuve d’engagement politique dans l’écriture. Lorsque j’écris au sujet de cette société, la sphère privée revêt automatiquement une dimension politique », confie Lamija Begagic, jeune écrivaine de Sarajevo. Grâce au réseau de littérature Traduki, ses textes sont aussi lus au-delà des frontières bosniaques : à l’occasion de la Foire du livre 2010 de Leipzig, où l’un des axes essentiels était consacré à la BosnieHerzégovine, une de ses histoires a été traduite en allemand. Comme son nom l’indique, la traduction est l’activité première de Traduki. Or, les barrières à franchir sont loin d’être uniquement linguistiques. Dans les pays de l’ancienne Yougoslavie, Traduki s’engage pour un échange littéraire entre les nouveaux pays. C’est la raison pour laquelle les livres de Lamija Begagic paraissent aussi en Serbie ; la jeune bosniaque collabore en outre à la plate-forme Internet baptisée Beton et conçue par des intellectuels serbes à l’esprit critique. En automne dernier, elle a passé un mois dans la ville portuaire de Split grâce à une bourse allouée par Traduki. L’atelier à sa disposition lui a offert du temps et de l’espace pour se concentrer sur l’écriture, tout en lui permettant de vivre un échange intense et durable avec le milieu littéraire croate. Workshops à Split et Soleure Traduki ne se contente pas de transmettre des textes, mais organise des rencontres entre auteurs, traducteurs, éditeurs et critiques. Des workshops organisés à Split et à Soleure grâce au soutien déterminant de Pro Helvetia, ont fourni aux pays de l’Europe du Sud-Est, ainsi qu’à l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, l’occasion de présenter leur propre littérature et activité littéraire. Traduki consolide ainsi les contacts existants et éveille l’envie d’accéder à des auteurs et des textes inconnus. Le réseau fait découvrir au public germanophone des livres d’Europe du Sud-Est et permet en contrepartie aux lecteurs de l’Europe du Sud-Est de découvrir la littérature germanophone : le roman de Hansjörg Schertenleib, Das Regenorchester, vient ainsi d’être traduit en bulgare. Or, Traduki attache également beaucoup d’importance à promo-

PA R T E N A I R E

rejoint le trio fin 2009, par l’intermédiaire de l’Agence littéraire JAK.

Traduki

Des polars de Croatie captivants Traduki assigne un rôle central à la collaboration d’égal à égal entre tous les acteurs concernés, que ce soit les éditeurs ou les traducteurs. « En tant que médiateurs culturels, ces acteurs endossent un rôle décisif », confie Antje Contius, directrice de la Fondation S. Fischer, où Traduki a pris ses quartiers. Traduki se distingue par un encouragement sur mesure, qui présuppose une connaissance approfondie des pays concernés et de leurs littératures. C’est là qu’intervient Alida Bremer, experte en sciences de la littérature, traductrice et médiatrice culturelle. Elle est un peu l’âme de Traduki, forte d’une longue expérience de l’activité littéraire des pays d’Europe du Sud-Est et tirant profit d’un riche réseau de contacts personnels. Elle reconnaît immédiatemment quel texte est susceptible de convenir à quelle maison d’édition et s’efforce de faire découvrir des livres proposant une vue des Balkans dénuée de stéréotypes, à l’instar de ces polars et thrillers de haute qualité qui ont vu le jour en Croatie ces dernières années. « Nous encourageons des traductions, mais nous conseillons aussi des éditeurs dans leur recherche d’auteurs », confie-t-elle, « et c’est important de connaître personnellement les gens dans chaque pays pour avoir une véritable vue d’ensemble ». Même si Traduki ne finance en règle générale que la traduction (les coûts liés à l’impression, à la mise en page, au marketing et à la distribution sont à la charge des éditeurs), les exceptions ne sont pas exclues. « Actuellement, nous finançons entièrement le projet d’une anthologie composée de textes d’auteurs kosovars et croates. En fin de compte, ce projet transfrontalier touche le cœur de nos préoccupations. »

Dans la région des Balkans autrefois en crise, le réseau de littérature Traduki encourage le dialogue entre les nations et fait découvrir au public germanophone la littérature de l’Europe du Sud-Est.

voir les traductions au sein de l’Europe du Sud-Est, entre les langues albanaise, bulgare, roumaine et celles de l’ancienne Yougoslavie – là aussi, il reste encore beaucoup à découvrir. Traduki a vu le jour en 2008 à l’initiative commune de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Suisse. Le réseau est financé en Allemagne par le Ministère des affaires étrangères, la Fondation S. Fischer et le Goethe-Institut, en Autriche par Kulturkontakt Austria et le Ministère des affaires européennes et internationales et en Suisse par Pro Helvetia. La Slovénie a

pArTeNAIre : Le rÉSe AU De LIT T Ér AT Ur e T rADU KI

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www.traduki.eu Christine Lötscher est spécialiste des sciences de la littérature et critique littéraire ; elle travaille en tant que collaboratrice auprès de l’Institut suisse Jeunesse et Médias ISJM. Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry La rubrique Partenaire présente une institution ou un réseau encourageant la culture.


CA RTE BL A NCHE

Illustration : Aurel Märki

Le journalisme culturel de demain par Ruedi Widmer – Les amateurs de culture peuvent se réjouir : le secteur de la culture est florissant. Globalement, les médias culturels gagnent en volume. Bref : le journalisme culturel a de l’avenir. Ce qui complique un peu la situation, c’est qu’il faut d’abord le réinventer. Pour mieux cerner le problème, il est bon de commencer par entrer en contact avec les clients. Si vous interrogez des jeunes, en particulier, et leur demandez où et comment ils consomment le journalisme culturel, vous obtiendrez une image assez confuse. Suivant le modèle de la navigation sur Internet, on se balade des médias hyperspécialisés à ceux qui balaient le plus large, on pique ici et là, on lit l’un ou l’autre article jusqu’au bout, on s’exerce à l’enthousiasme formaté façon Facebook ou Twitter, on saute d’une communauté à l’autre. Pour ce type d’utilisateurs, les médias classiques sont au mieux une halte intermédiaire. Pour atteindre le plus grand nombre possible d’entre eux, le journalisme culturel des mass médias fait le grand écart. Les frontières deviennent floues. Par exemple : où s’arrête thématiquement la culture, au débat sur les minarets, au jeu vidéo qui cartonne, au shiatsu ? Où s’arrête le journalisme culturel, au portrait de star élogieux, à la colonne people, aux conseils de relookage ? Et où commence la compétence du lecteur : a-t-il déjà entendu parler, disons, de Robert Walser ? À ces questions de positionnement s’en ajoutent d’autres, au moins aussi importantes pour l’avenir du journalisme culturel, qui tournent autour du rapport entre la culture et les médias. Ainsi, dans notre exemple : comment, en tant qu’organisateur, puis-je atteindre un public pour ma soirée Robert Walser si les journalistes culturels, fixés sur les événements et les célébrités, vivant dans les biotopes locaux branchés et les réseaux médiatico-sociaux planétaires, arrivent à la conclusion que

Walser est tout à fait passionnant pour eux personnellement, mais n’intéresse pas leur public cible ? Une des réponses possibles pour le producteur de culture est alors d’en rendre compte lui-même et de mettre aussi la main au porte-monnaie. La Toile offre des centaines d’exemples de ce genre. C’est pourquoi beaucoup pensent que le journalisme culturel traditionnel est en train de régresser inexorablement. Mais à l’heure où les pages se tournent d’un clic, le journalisme culturel à l’ancienne n’est-il pas justement en train de renaître avec des thèmes comme Robert Walser ? Ne trouve-t-on pas encore des médias culturels mainstream avec des contenus attrayants traités avec la plus grande compétence ? Et n’y a-t-il pas depuis des années des exemples remarquables de journalisme culturel en ligne (comme perlentaucher.de, nachtkritik.de ou encore culturactif.ch), auxquels viennent s’ajouter presque quotidiennement de nouvelles offres captivantes ? La réponse est à chaque fois un oui franc et massif. Le triangle magique – un journalisme culturel qui consiste en un transfert durable de compétences entre producteur, intermédiaire et consommateur – fonctionne parfaitement dans les anciens comme dans les nouveaux médias. Seulement, il se cantonne de plus en plus C Ar T e b LAN C h e

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souvent dans des niches et s’affiche de moins en moins souvent dans des supports à large audience et longue mémoire. Dans ce contexte, trois constats sont particulièrement importants pour les journalistes culturels de demain : d’abord, le besoin de textes riches de connaissances n’a pas disparu ; la compétence thématique alliée au pouvoir évocateur et à un large savoir contextuel trouvera assurément toujours preneur. Ensuite, le journaliste doit se rappeler qu’il publie et qu’il peut le faire aussi bien dans les mass médias que dans des revues spécialisées ou des blogs. Enfin, ses prestations trouveront, outre une reconnaissance, une rémunération méritée s’il est en mesure de réinventer le journalisme culturel au moins à petite échelle, c’est-à-dire de participer de façon créative à la conception de médias culturels qui soient des modèles commerciaux. Ruedi Widmer est responsable de la filière master publizieren & vermitteln de la Haute école zurichoise des arts, destinée aux futurs journalistes et communicateurs culturels et proposée en coopération avec l’Institut für Angewandte Medienwissenschaft de la Haute école zurichoise des sciences appliquées (ZHAW). Traduit de l’allemand par Christian viredaz


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GA LERIE

Étranges paysages Papierbaum oder der Widerstand der Dinge, 2008 (Arbre de papier ou la résistance des choses) photo, impression pigmentaire sur papier à la cuve, 114 cm × 142 cm par Herbert Weber Le papier est le matériau qui ne cesse d’accompagner le photographe Herbert Weber. La plupart du temps, il s’agit de papier pour imprimante ou de papier en rouleau qu’il utilise pour ses installations et ses arrangements et qu’il photographie ensuite. Tel un randonneur, il se déplace par prédilection dans la nature. Muni d’un trépied, d’un appareil photo et d’un télédéclencheur, il se laisse inspirer par le lieu et n’hésite pas à prendre place devant l’objectif. « Mes photos traduisent ma perception du monde. Souvent les choses sont un peu décalées – et saisissent ainsi la réalité de plus près. » Herbert Weber (*1975) a étudié la photographie à la Haute Ecole d’arts de Zürich. Il vit et travaille dans le Toggenbourg. www.herweber.ch

La rubrique « Galerie » met en lumière l’œuvre d’un ou d’une artiste suisse.

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Passages, le magazine de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, informe sur l’art et la culture de Suisse et sur ses échanges culturels avec le reste du monde. Passages paraît trois fois par an et il est diffusé dans plus de 60 pays – en allemand, français et anglais.


IMPRESSuM

PA S S AG E S E N L IG N E

Editrice Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture www.prohelvetia.ch

Passages le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne : www.prohelvetia.ch/passages

Rédaction Rédaction en chef et rédaction de la version allemande : Janine Messerli Assistance: Isabel Drews et Elisabeth Hasler

Actualités Pro Helvetia Projets actuels, concours et programmes de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia : www.prohelvetia.ch

Rédaction et coordination de la version française : Marielle Larré

Permanences Pro Helvetia Paris/France www.ccsparis.com

Rédaction et coordination de la version anglaise : Rafaël Newman

Rome, Milan, Venise/Italie www.istitutosvizzero.it

Adresse de la rédaction Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture Rédaction de Passages Hirschengraben 22 CH–8024 Zurich T +41 44 267 71 71 F +41 44 267 71 06 passages@prohelvetia.ch

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À SuIV RE

Le journalisme culturel a-t-il un avenir ? Notre époque raffole de blogs, de Twitter et d’Amazon : a-t-elle encore besoin du classique critique de littérature ou d’art ? Il semblerait que l’autocratie des critiques ait fini par céder le pas à la polyphonie des blogueurs. Certains y voient une démocratisation bienvenue. D’autres une déplorable banalisation. Le prochain numéro de Passages analysera les conséquences, sur le journalisme culturel, du bouleversement économique et technique auquel sont soumis les médias. Il parlera de l’intérêt des Suisses pour les questions culturelles traitées dans les médias et s’interrogera sur le visage du journalisme culturel dans une Égypte en pleine révolution. Le prochain Passages paraîtra à la fin août 2011.

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Les articles nommément signés ne reflètent pas forcément la position de l’éditrice. Les droits des photos restent propriété des photographes. La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde. Elle s’engage pour la diversité de la création culturelle, elle aide à définir les besoins de la culture et concourt à l’existence d’une Suisse culturelle multiple et ouverte.

Votre avis compte ! Participez à notre enquête de lecteurs sur Passages et gagnez une œuvre photographique signée de l’artiste suisse Tom Huber.

Pour accéder à l’enquête, rendez-vous à l’adresse : www.prohelvetia.ch Vous avez jusqu’au 15 juin 2011 pour participer !

Le prix : sans titre, gravure sur papier à la cuve, tirage 2/3, 2009, 80 × 64 cm.

imPreS Su m / PaSSag e S e n lig n e / a Su iV r e

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En Argentine, « oui » ne veut pas forcément dire que c’est bon, et « non » ne signifie pas que cela ne marchera pas. Lola Arias

Mettre en scène la vraie vie Karen Naundorf, p. 6

Chercher des alternatives de financement “ – et ne pas toujours jouer sur la culpabilité de l’Occident. ” Ntone Edjabe

Sur un pied d’égalité ? Les échanges Nord–Sud Joseph Gaylard, p. 18

L’art repose sur des conquêtes sociales que “ je nommerais les Quatre vertus du système de l’art : l’attention à l’individu, la valorisation sociale du travail, des pratiques ouvertes d’échange et de commerce et la liberté d’exprimer publiquement son opinion.

L’Autre comme miroir de soi Beat Wyss, p. 10

Nos illusions sont tenaces. Les premiers mois, elles “ résistent parfaitement à la réalité. ” Hans J. Roth

un mal du pays paradoxal David Signer, p. 24

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