Passages n° 61

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passages

Design ? Design ! Mettre la vie en formes   Traduire à Loèche-les-Bains : la musique des mots Danser au Caire : recherche chorégraphique sur les bords du Nil Briller à New Delhi : les jeux d’ombre et de lumière de Jonathan O’Hear LE MAGAZINE CU LT U R E L DE PR O H E LV E T IA, NO 6 1 , 2 / 2 0 1 3


4 – 31 DOSSIER

32 HEURE LOCALE Le Caire : Danse en transe Le séjour de recherche de deux chorégraphes dans la métropole égyptienne en effervescence. par Dalia Chams

Mettre la vie en formes

New Delhi : Le langage de la lumière L’artiste genevois Jonathan O’Hear démontre les possibilités du moyen artistique qu’est la lumière. par Elizabeth Kuruvilla

36 REPORTAGE Comment traduire la musique d’une langue ? Un colloque de traductrices et traducteurs se penche sur l’œuvre d’Arno Camenisch. par Michael Braun (texte) et Jonas Ludwig Walter (photos)

6 Entre pizza et portable Le médiateur : le rôle sous-estimé du designer dans notre société. par Volker Albus

18 Le design séduit par l’art Deux disciplines qui partagent une longue histoire. par Tido von Oppeln

8 La conception, un processus complexe Les designers Jörg Boner et Claudia Mareis s’entretiennent avec Meret Ernst.

22 Au cœur de l’ordre Un essai sur le jeu du design et du Dasein, des choses et des êtres. par Siddhartha Chatterjee

12 Face à la concurrence mondiale Pourquoi concevoir des produits ici, les fabriquer ailleurs et les vendre partout . par Dominic Sturm 14 L’économie du design Les designers et leurs possibilités sur le marché. par Meret Ernst et Claudia Acklin

26 Sur les épaules des géants De la nécessité d’une théorie autonome du design dans la formation professionnelle. par Alexandra Midal 28 L’exemple du Danemark Comment l’encouragement danois du design est devenu un modèle. par Hanne Cecilie Gulstad et Till Briegleb

L’artiste-photographe Patrick Hari est né en 1977 à Belo Horizonte, Brésil. Il vit et travaille à Zurich.

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ACTUALITÉS PRO HELVETIA Échanges culturels le long du Rhin Un œil sur la relève artistique Interactif et transmédial 33 nouvelles œuvres orchestrales suisses

42 PARTENAIRE Développer plutôt que statufier par Ariane von Graffenried 43 CARTE BLANCHE Créoliser la Suisse par Pierre Lepori 44

GALERIE Une plateforme pour les artistes Délit de Faciès 1 par Omar Ba

47 IMPRESSUM

Couverture : Patrick Hari, Kulturtransporter. Design de produits Photo page2 : Patrick Hari, Eintauchen und Auftauchen als Methodik für Ort- und Raumfragen. Site / Espace

L’univers du design – les photos créées par l’artiste Patrick Hari pour Passages montrent ce que font les designers et commentent la façon dont le design nous fait appréhender le monde.


Design ? Design ! Du corporate design à l’hôtel design en passant par le nail-design, ce mot passe-partout est mis à toutes les sauces. Il renvoie au savoir-faire des designers industriels comme à l’agencement d’une entreprise. On le re­ trouve dans les théories de gestion, il ennoblit diverses espiègleries créatives et distingue tout autant de biens de consommation – qu’il s’agisse d’engins de sport ou d’horaires cadencés. Économie et culture s’y rejoi­ gnent : c’est ainsi qu’autrefois, le design a sauvé l’industrie horlogère suisse et qu’aujourd’hui, il contribue à façonner l’image de la Suisse dans le monde. Ce n’est pas un hasard si les deux polices de caractères ­suis­ses les plus connues s’appellent Univers et Helvetica. Le design est un moyen pour une société de s’entendre sur son origine et ses objectifs. L’essai introductif de Volker Albus observe avec délectation les irritations qui surgissent dans nos rapports avec « le » design. Mais d’où vient l’ébauche de papier, qu’est-ce qui mène à la maquette, et finalement à la production ? Un entretien avec le designer Jörg Boner et la chercheuse en design Claudia Mareis interroge les ressorts d’un processus de création impossible à rationnaliser entièrement. Ainsi que le démontre Dominic Sturm, il y a longtemps que la discipline s’est mondialisée : des designers suisses travaillent avec des fabricants du monde entier et alimentent un marché à vocation internationale. Quant à Tido von Oppeln, il examine, dans son article, la proximité et les tensions particulières existant entre design et art. Le thème du présent dossier, auquel ces textes et d’autres sont à rattacher, s’explique par les nouveaux engagements de Pro Helvetia en ma­ tière d’encouragement du design. Nous nous sommes donc demandé quelles formes ce dernier pourrait adopter et sur quelles notions il devrait s’appuyer. À ce propos, Claudia Acklin et Meret Ernst réfléchissent aux conditions de travail des designers. Car c’est en fonction de ces conditions, entre soutien à la culture et promotion économique, que devrait se formuler un encouragement efficace de la relève. Ce n’est qu’ainsi qu’il répondra aux besoins du design dont la spécificité est de générer à la fois une plusvalue culturelle et une plus-value économique. Excellente occasion pour jeter un œil au-delà de nos frontières : Hanne Cecilie Gulstad et Till Briegleb nous parlent du Danemark et de son encouragement du design, qui fait figure de modèle. La rédaction du dossier thématique de ce numéro de Passages a été confiée à la revue d’architecture et de design Hochparterre. Andrew Holland Directeur de Pro Helvetia

ÉDIT O R IAL 3


L’univers du design Tout est design aujourd’hui – mais que recouvre ce terme exactement ? Le dossier cherche à voir ce qu’il se passe derrière cette façade souvent clinquante. Il montre ce que font les designers lorsqu’ils conçoivent un projet. Il explique comment le design détermine la façon dont nous percevons le monde. Et il explore ce que le design a en commun avec l’économie, mais aussi avec la culture. Les photos de Patrick Hari, qui accompagnent ce dossier, montrent la maquette et le processus, l’objet, le service, l’espace et la fiction. Le design est présent à chacun de ces moments.


W. A . R . P. Design virtuel

Le design – comme l’art – invente des mondes possibles. Mais le design doit aussi soumettre à l’épreuve de la réalité les transformations anticipées dans le projet. Même les mondes fictionnels du design de jeux misent sur ce qui est concret: le jeu lui-même, qui conditionne notre perception, stimule notre plaisir et développe des aptitudes qui modifient notre vie.


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e journaliste était troublé, cela s’entendait. Lorsqu’il de mise en forme artisanale se voit affublé du concept de « design » dut proférer à haute voix, au micro du Bayerischer et se trouve projeté, par la mode actuelle de l’anglicisation, dans Rund­funk, le service public audiovisuel de la Bavière, les sphères d’un lifestyle superficiel : hair-, nail- ou food-design, la nouvelle selon laquelle Peer Steinbrück, candidat à autant d’exemples abstrus qui suffiront ici. la chancellerie, avait nommé à son cabinet fantôme la De telles étiquettes rendent le concept de design plus diffi« chercheuse en design » Gesche Joost, de l’université berlinoise cile à faire accepter ; elles ne cessent d’établir des relations à des des arts, son débit, habituellement réglé de manière si profession- sphères qui certes, dans une société pluraliste et soumise au marnelle, devint manifestement heurté. Non qu’il ait bégayé : il pro- ché, ont une certaine justification, mais ne parviennent guère nonça tout à fait correctement le nom de cette profession ; néan- qu’à modifier localement son image, et le plus souvent de manière moins son arrêt, qui ne dura qu’une fraction de seconde, et la façon négative. C’est bien regrettable, pour cette simple raison que le un peu contrainte dont il restitua ce terme plutôt exotique pour design, depuis longtemps, s’est niché partout : par exemple, quides nouvelles politiques, trahissait un incontestable scepticisme. conque entre aujourd’hui dans un supermarché se voit confronté Une « designer » ? Dans le cabinet fantôme ? Et peut-être même au design dans une mesure au moins aussi grande que dans la dans le cabinet tout court ? Comprenne qui pourra ! ­succursale d’un magasin de meubles « design ». L’emplacement Certes, l’homme du Bayerischer Rundfunk, comme d’autres des rayons, l’aménagement des espaces, l’ordonnancement des représentants de la corporation des journalistes, ne fait sans doute marchandises, le choix de la musique, de l’éclairage et de la tempas partie de ceux qui témoignent d’une compréhension sans li- pérature, et jusqu’à l’emballage ou à l’uniformisation des promites pour ce genre de nominaduits « agricoles », tout obéit à un tion. Aux yeux de la caste politique, unique credo de design : form folcomme dans la conscience de la lows function – la fonction de ces plus grande partie de la société, la marchandises consistant exclusidiscipline représentée par Gesche vement à être vendues. Joost est une profession qui traMarketing et vente vaille surtout à optimiser de manière esthétique et fonctionnelle Bien entendu, un tel parcours l’univers des objets. Apolitique s’il n’est pas seulement l’œuvre en est, par conséquent. Même s’il des designers. Pour le succès de Le design est partout. Mais la profession était précisé que la personne nom­l’opération, c’est-à-dire le chiffre n’a pas trop bonne presse. Les designers mée travaillerait « au service d’une des ventes, les spécialistes du assument cependant un rôle de société en réseau », cela ne pouvait ­marketing et de la publicité, les médiateurs : ils font le lien entre le progrès contribuer que partiellement à répsychologues de la vente, les con­ cepteurs de magasins et bien enduire un scepticisme fondamentechnique et les besoins changeants tal : qu’est-ce que cette discipline tendu le personnel, qui doit offrir d’une société – deux réalités auxquelles ils peut avoir à faire avec les mécachaque produit avec un grand savent donner corps. Il est temps nismes sociaux, sans parler des sourire, ont une responsabilité au de prendre les designers au sérieux. mécanismes politiques ? moins aussi grande. Cependant le produit, surtout lorsqu’il est emForme et fonction paqueté (mais quels produits ne par Volker Albus Rien d’étonnant à cela. Pour beaule sont pas ?), quel aspect doit-il coup de gens, qu’ils soient tradiavoir ? Cela, ce sont les designers tionalistes ou amateurs éclairés, le « bon » design a épuisé sa défi- de produits, d’emballages et de communication qui le décident. nition quand on a dit qu’il invente des formes rationnellement Et comme, désormais, même des branches aussi étrangères définies : est-ce que l’appareil est compréhensible dans son utili- aux marchandises que les activités financières se pensent ellessation et facile à manipuler, est-ce que la chaise est stable et confor- mêmes de plus en plus sous la catégorie de « produits », la colla­ table, est-ce que les lampes sont antireflets et faciles à régler ? boration du design, pour elles, a fini par devenir impérative. Bref, Même si, entre-temps, des demandes beaucoup plus complexes partout où l’on conseille, où l’on sert, où l’on produit et où l’on sont intervenues (qu’est-ce que ces objets signifient pour nous, vend, le design est de la partie, et plutôt deux fois qu’une. qu’est-ce qu’ils émettent comme radiations, jusqu’à quel point Cependant, même là où s’élève la résistance à la croissance sont-ils durables ?), les paramètres utilitaires et esthétiques clas- métastatique de la pensée et de l’action commerciales, on se sert siques continuent d’être à la base de la conception qu’on se fait en aussi de façon ciblée de moyens qui relèvent du design. Que serait général du design. Greenpeace, que serait Occupy, que seraient nos syndicats sans un Et par conséquent, tout travail de mise en forme des objets signum identifiable ? Bien sûr, les vagues de manifestations en qui contourne plus ou moins manifestement cette conception ra- Égypte, en Turquie ou en Grèce s’imposent par leur puissance tionnelle du design, nous y flairons le quelconque, le peu sérieux, ­immédiate, même en l’absence de signifiants graphiques ou pour ne pas dire le suspect. C’est toujours le cas lorsqu’un travail ­scénographiques. Mais chaque fois que la protestation fait partie

Entre pizza et portable

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intégrante d’une mission, chaque fois qu’il s’agit de relayer avec force une aspiration ou de dénoncer une anomalie, on recourt, de quelque bord qu’on soit, à des signes, des symboles, des « performances » ou des déguisements pensés pour l’action. Les différentes formes de protestation peuvent ainsi se singulariser. Du coup, telle façon d’être « contre » n’est pas seulement compréhensible et reconnaissable, mais elle bénéficie de surcroît d’une véritable publicité, ce qui contribue à la « vendre » au public. Si l’on considère ces évolutions, on constate une extension sans limites du concept de design. Toutefois, cet « élargissement »

expériences de voyage, les médias, les nouveautés techniques, mais aussi par la mobilité qu’implique le travail, notre société bouge constamment, ce qui a un impact énorme sur nos comportements : nous travaillons et mangeons en route, dans le train, à vélo, en auto, nous communiquons au moyen de tout petits appareils, à toute heure du jour et de la nuit, partout, au lit, à table pendant le repas ou pendant les séances, nous dormons presque partout, au bureau, à l’aéroport, durant des manifestations ou devant la boutique Apple. Beaucoup de ces actions finissent par nous apparaître comme allant de soi, même si leur combinaison – manger et travailler, manger et communiquer, conduire et manger, conduire et communiquer – Partout où l’on conseille, où l’on sert, où l’on produit n’est pas encore optimale, du moins pour et où l’on vend, le design est de la partie, et plutôt deux ce qui touche au hardware que nous utilifois qu’une. sons pour cela : pizza et ordinateur portable = doigts gras et high-tech ; vélo et se fait moins dans la direction des arts plastiques, comme c’était smartphone = circulation routière et ping-pong SMS : cela ne encore le cas dans les années 1980 et 1990, que dans celle du mar- colle pas ensemble, cela s’exclut carrément. ché, de la publicité, des services et de la société. Le design est alors Ce sont naturellement des manières profanes de poser le vu comme un ensemble d’instruments censé affiner toutes les problème, mais c’est exactement à ces situations créées par la stratégies possibles – et non comme le terrain d’élection de l’épa- vulgarité du quotidien que le design doit r­ éfléchir. Qu’est-ce à nouissement personnel. Et cela vaut aussi pour l’activité de base dire, cependant ? Le designer doit-il, à partir d’aujourd’hui, se de la discipline. Sauf que là, dans les domaines classiques du de- transformer en sociologue ? Ou en utilisateur haletant derrière sign de produits et du design industriel, un canon s’est établi au le progrès technologique ? cours des décennies qui, certes, subit des turbulences puissantes Je crois qu’aucun des deux ne peut être séparé de l’autre ; et toujours renouvelées, mais qui en principe continue d’orienter mieux, les deux vont ensemble. Car le designer n’évitera ni de diasa forme et sa fonction selon les mêmes paramètres. Ainsi, la ques- gnostiquer avec précision les mutations socioculturelles, ni d’ention du pourquoi d’un renouvellement permanent (même si tout registrer avec exactitude les développements matériels spécifiques existe déjà) n’est pas seulement justifiée, elle apparaît comme hau- à la production. Il lui revient sans nul doute un rôle décisif : celui tement responsable. Car nombre de problèmes de l’humanité de médiateur, de modérateur. Il doit analyser les différentes évolu­résultent de ses excès, de la surabondance de tous ces biens pro- tions ; il doit évaluer, opposer et comparer les options qui se préduits par l’homme et la machine. Le design lui-même porte une sentent et les besoins conscients et inconscients qui se maniresponsabilité dans cette cataracte de biens de consommation. festent ; il doit les concilier ; il doit les transposer à des produits et Cela paraît incontestable, y compris pour les représentants de cette des prestations qui facilitent notre vie à tous. En un mot : il doit profession. donner corps aux choses. Au centimètre près et en permanence, de préférence avec naturel et discrétion. Et s’il y parvient, alors le Toujours meilleur journaliste qui annonce les nouvelles du jour pourra nuancer son Le problème est seulement que toutes les spécificités en lien avec attitude à l’égard de cette profession. l’aspect de ces biens de consommation ne cessent de subir d’énormes changements : les techniques de production, les matériaux et les modes de construction influencent et modifient la stabilité, le poids, la durabilité, la commodité, la solidité des choses, et cela à une vitesse qui augmente de jour en jour. Cela signifie que nous autres designers, nous devons en permanence observer et analyser ces évolutions, les intégrer dans notre travail et les ajuster à l’ensemble des attributs d’un produit ; nous devons tester si tel ou tel nouveau matériau est vraiment adapté du point de vue du prix, de la durabilité, de l’esthétique, développer un produit nouveau et meilleur, c’est-à-dire un produit moins cher, plus stable Né en 1949, Volker Albus a fait des études d’architecture et plus facile à recycler. à Aix-la-Chapelle. Depuis 1984, il travaille c­ omme designer Les turbulences techniques et physiques ne sont qu’un aspect et commissaire d’expositions. Il exerce également une activité de journaliste, entre autres pour Design Report, form et des choses, même si c’est le motif central qui pousse à développer KUNSTZEITUNG. Depuis 1994, il est pro­fesseur en design de et à renouveler les produits. Un autre aspect, au moins aussi im- pro­duits à Karlsruhe. En 2009, il a fondé, conjointement avec portant, c’est le fait que le tissu socioculturel de notre société ne Stefan Legner, la plate-forme des Hautes écoles kkaarrlls. cesse de se modifier. Influencée par l’émigration, par nos propres Traduit de l’allemand par Étienne Barilier

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oncevoir pour la production en série : voilà une compétence de base essentielle pour qui veut s’établir avec succès comme designer. Mais que signifie concevoir, créer ? Un entretien avec Jörg Boner, designer, et Claudia Mareis, designer et chercheuse en design, ­retrace les lignes directrices de cet acte qui échappe à la rationalisation totale.

JB : Le prototype et le produit diffèrent davantage dans le design de produits, en revanche. Notre expression formelle doit intégrer toutes les contraintes dans le projet de telle façon que le produit final paraisse sans compromis. Je vise toujours une composition qui ne laisse pas voir qu’elle a été déterminée par des facteurs contraignants.

Lorsque vous dites que votre projet doit paraître sans concesL’image du designer qui, après discussion avec le mandataire, sion, vous donnez l’impression d’avoir une idée en tête sur laplanche, le crayon à la main, sur une feuille blanche est-elle un quelle vous alignez votre projet. Comment cette idée phare vous cliché romantique ? vient-elle ? Jörg Boner (rit) : Oui, c’est un mythe que nous devons à Philippe JB : Il n’y a pas une seule idée. Il y a une somme d’affirmations qui Starck… naissent en faisant. Je commence par l’hypothèse que telle chose Claudia Mareis : Tout projet a ses limitations. À commencer par pourrait être intéressante en ce moment. Elle doit au moins me celles de notre imagination, puis celles du matériau ou de la réali- convaincre à l’écran, ça, c’est le premier obstacle. Puis nous dessisation technique. Ça ne vaut pas seulement pour le design de pro- nons des modèles numériques en 3D, nous les imprimons sous duits, mais également pour le deforme de patrons et réalisons une sign graphique: ce qui donne maquette précise en carton. Nous bien sur un écran n’est souvent connaissons déjà les problèmes pas imprimable. L’idée qu’un proqui vont se poser, mais nous voujet pourrait s’affranchir de toute lons voir si cette hypothèse, qui a obligation est une utopie dans trouvé sa forme provisoire dans la les conditions de production maquette, est porteuse. ­actuelles, tout comme la métaphore de la page blanche est une Quelle est la fonction de cette maquette dans la conception du idéalisation. La vraie question, projet ? c’est de savoir dans quelle meJB : C’est une étape. La maquette sure ces limitations se réperQue font les designers lorsqu’ils conçoivent cutent sur le produit. est comme un fantôme, comme JB : En plus, dans le domaine du une anticipation du produit fini. un projet ? Le praticien Jörg Boner et la Elle permet de relever son caracdesign, le projet doit être optithéoricienne Claudia Mareis tentent, dans misé pour la production en série. tère, ce qui n’est pas possible – ou cette interview, de répondre à la question. C’est là, la grande différence avec seulement de façon limitée – à l’architecture. Les architectes l’ordinateur. Puis nous ajoutons ont une image en tête et obligent de nouvelles idées à cette maEntretien réalisé par Meret Ernst les artisans à s’en approcher le quette, ou alors, nous revenons plus possible. Alors que moi, en arrière. j’aime entendre les ingénieurs CM : C’est une étape de densificame dire qu’un produit est très bien pensé pour la réalisation, parce tion. Jusqu’au moment où tout est cohérent. JB : Il est capital de saisir ce moment-là. À l’instar d’un peintre, je qu’il tient compte des conditions de production. CM : Les designers de produits dépendent plus fortement des dois savoir à quel moment m’arrêter. conditions techniques, des possibilités de la production industrielle. Dans le graphisme, les processus qui conduisent du projet Et comment fait-on pour saisir le bon moment ? à l’affiche en passant par le prototype sont plus fluides. Ils sont JB: C’est peut-être le seul moment de la conception de projet qui ne soit pas un mythe. Je ne peux pas l’expliquer. C’est là que l’exmoins marqués par la rupture entre le projet et la production. périence entre en jeu, le fait de savoir qu’il nous est déjà arrivé de Que signifie exactement « prototype » dans le design gra- nous arrêter au mauvais moment. phique ? CM : En tant que graphiste, il m’a souvent fallu expliquer à mes Y a-t-il des « taches aveugles » quand les designers réfléchissent clients que ce qu’ils voyaient lors de nos discussions de travail à leur propre pratique ? n’était qu’une ébauche. De par leur perfection technique, les CM : Ce à quoi l’on réfléchit rarement, c’est au fait que les designers formes de représentation numériques et les techniques d’impres- travaillent la plupart du temps à l’ordinateur. Le clavier et la sousion font facilement oublier que certaines choses n’en sont encore ris sont des outils de conception importants. Il y a toutefois des qu’au stade de projet. Tant qu’elles ne sont pas imprimées ou ma- discours normatifs sur les outils : on préfère se baser sur des estérialisées, il s’agit de prototypes. quisses plutôt que sur des technologies numériques…

La conception, un processus complexe

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Le passage du dessin en 3D à la maquette en carton crée-t-il un lien entre les outils numériques et les outils analogiques ? JB : À l’écran, le projet reste isolé. La maquette, elle, interagit tout de suite avec l’espace et se transforme. Par exemple, un jour, après avoir sorti la maquette d’un lampadaire dans la rue et l’avoir collée à un panneau indicateur, nous sommes immédiatement rentrés, avons bu un café et avons recommencé. La maquette était beaucoup trop petite. CM : Certains pensent que l’esquisse permet à la fois d’approcher et de vérifier la forme. Le modèle devient ainsi un objet fluide. Claudia Mareis, vous avez une formation de graphiste et aujourd’hui, vous faites de la recherche sur les questions de design. Votre vision a-t-elle changé ? CM : Cela n’a pas été une rupture majeure pour moi. C’est toujours moi qui pose les mêmes questions, mais avec d’autres moyens et d’autres conséquences. En travaillant sur le design et les sciences culturelles, j’ai réalisé combien j’en savais peu sur ma propre pratique, mais aussi tout ce que j’en savais. Comme conceptrice, je croyais disposer d’une grande compétence dans le domaine visuel. Ce n’est qu’en travaillant sur les sciences de l’image que j’ai compris que les designers ont, certes, une compétence pratique dans ce domaine, mais que celle-ci est limitée. Leur compétence de description et leur degré de visual literacy, de culture visuelle sont insuffisants.

Mais il existe malgré tout un savoir pratique. Est-ce la base ? CM : Les designers doivent maîtriser le métier et non se laisser maîtriser par le métier. L’une des principales qualités du designer, c’est sa capacité à tout remettre en question, mais également à tout penser autrement. La pire déclaration qu’il puisse faire, c’est « impossible, cela ne fonctionne pas comme ça. » Ça, ce sont les ingénieurs qui le disent… CM : Les designers aussi s’autocensurent ! S’ils veulent réussir, ils doivent, tout comme l’inventeur, adopter une position qui soit excentrique, un peu folle. Qu’il parvienne à créer quelque chose de nouveau, de novateur, il jouira d’une haute estime. Mais il peut tout aussi bien échouer en se positionnant hors de la norme. L’invention et la conception sont des processus fragiles.

N’est-ce pas là un autre mythe, qui veut que les créatifs doivent franchir des limites pour conquérir la nouveauté ? Pourquoi y attachons-nous davantage d’importance qu’au fait d’optimiser ce qui existe ? JB : Ce n’est pas quelque chose que je valorise absolument. L’innovation n’est pas a priori bénéfique. Réussir de beaux objets à l’atmosphère puissante est tout aussi précieux. CM : Il y a différentes choses qu’on apprécie dans le design : ce qui sort du lot ou ce qui est typique, l’application, la capacité de résistance ou l’excentricité. Les fluctuations de notre estime reflètent notre rapport au monde matériel. Mais nous avons tendance à ne considérer que le design et les processus de concepQuel savoir le design détient-il ? CM : Il réunit diverses formes de savoir. Il s’agit souvent d’un sa- tion exceptionnels et non le design de tous les jours. Dans les voir manuel et technique, mais aussi d’un savoir implicite, d’une années 1970 déjà, on appelait designer quiconque améliorait une expérience dans l’utilisation des matériaux, des techniques et des situation existante: les médecins, les généticiens, les ingénieurs. Et pourtant, on continue de perpétuer les discours normatifs déterminant qui est deL’une des principales qualités du designer, c’est sa capacité signer et qui ne l’est pas. à tout remettre en question, mais également à tout penser JB : Le design amateur continue à se référer autrement. au mythe du design que nous venons de déconstruire : le design comme l’authentique méthodes de conception, ainsi que d’une expertise esthétique. Bien expression de son moi, ce qui rend toute discussion impossible. que ce savoir pratique soit essentiel, on trouve peu de discours ex- Mais plus le design possède une valeur ajoutée culturelle, plus la plicites sur ce sujet dans la formation au design, tout comme on création devient complexe. continue à tabouiser les méthodes de conception. Les produits laissent apparaître des attitudes d’auteurs difféComment permettre aux étudiants d’acquérir leur propre com- rentes. Dans le domaine de l’art, cette attitude est centrale. Mais est-elle nécessaire dans le design ? pétence en design ? JB : Je leur enseigne à regarder avec précision et à se détacher des CM : Reconnaître à quelqu’un un statut d’auteur revient toujours images véhiculées par les médias. J’essaie aussi de les rendre à reconnaître sa qualité d’expert. Sans cela, on ne peut pas attriconscients de la part personnelle qu’implique le processus de créa- buer un objet à une signature. Les destinataires, de leur côté, mation. Car ce qui compte dans ce métier, c’est le plaisir de l’exercer. nifestent leur estime en fonction de leur culture, de leur capacité Si tu perds ça, tu as tout perdu. à reconnaître une position et à replacer les choses dans leur CM : Pour moi, c’est une question de culture. Le design, c’est une contexte. façon d’aborder le monde. Les discours méthodologiques et les JB : Plus que le fait de reconnaître une « patte », ce qui importe, me normes de conception ne sont qu’une petite aide. Il faut surtout semble-t-il, c’est de savoir qui est le fabricant et à quelle collection que les étudiants aient le temps de se cultiver et de se développer. un objet appartient. C’est pourquoi il est décisif pour nous, les deJB : C’est juste, il ne suffit pas de savoir réaliser un objet propre- signers, de choisir les fabricants qui ne présentent pas déjà des dément. Les méthodes sont une charpente, rien de plus. Le design ficits manifestes. Par ailleurs, ce sont eux qui assurent un marché au sens large est une affaire de culture. à nos projets afin qu’ils soient vendus et perçus par le public. Nous

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devons sans cesse nous demander pour qui nous mobilisons nos forces. Le design en soi n’est pas un facteur économique. Il ne le devient que s’il s’implante au bon endroit et qu’on en prend soin. CM : Il n’y a pas que la « patte », les produits aussi nous en disent long sur certains modes de conception, sur la façon de travailler les matériaux ou sur la façon, par exemple, dont fonctionne un système de fermeture. Tout ça, on peut l’apprendre à la vue d’un objet, sans savoir qui en est le créateur. Ces observations sont une sorte de reverse engineering, de rétroingénierie, qu’un designer peut réutiliser pour son propre processus de conception. JB : Les designers sont par principe des dilettantes. C’est-à-dire que nous apprenons en étudiant les objets existants. Avant que je ne conçoive un lampadaire, je les regardais à peine. Un ingénieur en éclairage public m’a fait remarquer que la diffusion de la lumière était essentielle. Un lampadaire éclaire sur vingt mètres en longueur, mais sur seulement huit mètres vers le bas. Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’en suis rendu compte. Les designers doivent se confronter à ce savoir afin de l’utiliser pour de nouveaux projets. Les usagers en revanche utilisent les objets sans beaucoup y réfléchir. Qu’en pensez-vous ? CM : La question est : où s’arrête le design ? Quand nous utilisons les objets autrement que prévu, cela signifie que le processus de conception n’est pas terminé, qu’il se poursuit dans l’utilisation. Cela pose la question des possibilités du co-design, du design non intentionnel et participatif. JB : C’est un beau moment, quand les gens se servent de mes objets autrement que ce que j’avais imaginé.

Est-ce que cela ne vous donne pas le sentiment que votre propre projet vous est aliéné ? JB : Absolument. Dès qu’un projet se retrouve sous forme de produit fini dans une foire, par exemple à Milan, il devient étranger. À l’atelier, au contraire, il y a des moments beaucoup plus intenses. Lorsque je sens que j’ai une ébauche, un projet qui tient la route, cela me rend vraiment heureux. CM : C’est un peu la même chose avec un livre. En tant qu’autrice, j’en apprécie plus distinctement la facture et je vois les différentes phases d’un texte. En revanche, le livre d’un autre auteur m’apparaît comme fait d’un seul jet. JB : C’est vrai. On fait toujours de son mieux, mais on sait aussi qu’on a de nouveau échoué. Toutefois la conscience de nos erreurs se développe, finit par se transformer en savoir implicite et par infiltrer les projets ultérieurs. Née en 1974 à Zermatt, Claudia Mareis est designer et chercheuse en design et sciences culturelles. Depuis 2013, elle enseigne à la Haute école d›art et de design de Bâle et dirige l’Institut de recherche en design et art IDK. Sa thèse, publiée sous forme de livre en 2011, s’intitule Design als Wissenskultur. Né en 1968 à Uster, Jörg Boner a fait des études de design de ­produits à Bâle ; il est membre du groupe N2. Depuis 2001, il a son propre bureau à Zurich et enseigne à l’ÉCAL depuis 2002. Il conçoit un large spectre de produits, meubles et espaces pour des fabricants sis en Suisse et à l’étranger. En 2011, il a obtenu le Grand Prix Design de l’Office fédéral de la culture. Meret Ernst est, depuis 2003, responsable des pages Culture et ­Design de la revue Hochparterre. Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

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LA C AT H É­D R A L E DE WEIL-AM-RHEIN Site / Espace

Rehausser son statut social grâce à des objets nobles : il y a longtemps que nous avons fait de nos appartements l’espace privilégié d’une mise en scène privée – c’est le seul espace que nous pouvons agencer à notre guise. Je décore mon intérieur, donc je suis. Nous avons intériorisé ce genre d’équation. Pour le plus grand bonheur de l’industrie du meuble. Citation visuelle : Hisao Suzuki, El Croquis


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ans une Suisse épargnée par deux guerres mondiales, Corée du Sud. À l’inverse, leurs lunettes sont produites par le fala conception des biens de consommation industriels bricant argovien Swisshorn pour être vendues en Suisse. Elles a longtemps été attachée à leur lieu de fabrication. plaisent aussi à une clientèle d’Asie de l’Est friande de design et Jusqu’à la fin des années 1960, des producteurs tels prête à débourser d’importantes sommes pour s’offrir un produit que Turmix, Zyliss, Rolex, Schindler, Hilti, Geberit, fabriqué dans le pays « le plus cher du monde ». Pour les designers Jura ou Bernina ont participé, en lançant des produits conçus et fa- zurichois, cette démarche inversée a un sens car, au final, il faut briqués en Suisse, à l’avènement d’une culture du design et du pro- toujours trouver une solution sur mesure pour concevoir, fabriduit foisonnante et à son rayonnement international. Mais cela fait quer et distribuer les produits de très bonne qualité. longtemps que ce « swiss design » n’est plus obligatoirement estamDe son côté, le studio de design Flink à Coire est à la recherche pillé « swiss made ». La mondialisation et, plus récemment, la ré- permanente du lieu de production idéal. Remo Frei, designer, volution numérique qui a accompagné le nouveau millénaire, ont Curdegn Bandli, ingénieur, et Frances Lee, économiste originaire simplifié et accéléré les échanges d’idées et la division du travail. Il de Taiwan, font la navette entre la cité alpine et Taipei, une métroest désormais possible de séparer géographiquement la conception pole de plusieurs millions d’habitants. Loin de se limiter au déveet la fabrication des produits industriels : les projets numériques loppement du produit, ils se chargent aussi du sourcing, c’est-àpeuvent être discutés, manipulés à l’écran ou matérialisés sans dire d’organiser la délocalisation de la production pour leurs ­délai grâce au prototypage rapide, clients. « Nous nous présentons à ­qui en donne une idée concrète, nos clients comme des designers tout cela en temps réel et sur des mais aussi comme des produccontinents différents. Mais de là à teurs. Dans l’idéal, nous nous conclure que les agences et les dechargeons du processus complet, signers conçoivent des projets à un qui va de la première esquisse à bout de la planète et les produisent la production en série », explique à l’autre bout, il n’y a qu’un pas trop Remo Frei. L’entreprise considère facile à franchir. Penchons-nous le type de produit, le design, la dès lors sur la production de ce dequantité, le marché cible, la quasign suisse pour mieux comlité et la méthode de fabrication pour recruter les producteurs prendre comment les créateurs ré­appropriés dans le monde entier. agissent face à ces changements Concevoir ici, produire là, vendre Parfois, elle les trouve même en structurels mondiaux. partout : les designers doivent trouver la Suisse. Ce sont surtout les petites bonne formule pour chaque produit. Trouver le lieu de production et moyennes entreprises qui bénéDominic Sturm, designer industriel, nous idéal ficient d’une telle collaboration, explique comment cela fonctionne. Les designers industriels zurichois car il leur manque souvent le réChristian Kaegi et Fabrice Aeber­ seau et les ressources nécessaires hard du studio Aekae ont osé partir pour gérer leur propre production par Dominic Sturm pour la Chine il y a cinq ans, non à l’étranger. Comme le précise pas en qualité de designers mais Remo Frei, le but d’une délocalisad’entrepreneurs à la tête de leurs tion de la production dans les pays marques de sacs Qwstion et de lunettes à montures d’écaille Sire. émergents n’est pas seulement de comprimer les coûts de fabricaUn risque pour une petite entreprise, concèdent-ils. Mais un risque tion, mais aussi de trouver le savoir-faire requis. Une part imporqu’ils ont pris notamment parce qu’ils avaient la prétention de réa­ tante des connaissances et de l’expérience dans la fabrication des liser un design sans concession. « Puisque nous avons la double produits a disparu en Europe en raison justement de ces délocalicasquette de designers et d’entrepreneurs, nous contrôlons à la sations. Aujourd’hui, on va donc chercher cette maîtrise avant tout fois les processus de création et de production, la commercialisa- dans les centres de production asiatiques, en plein essor. tion et la distribution. De cette manière, nous pouvons concrétiser notre idée du bon produit », explique Christian Kaegi. Il est im- Swiss made portant pour eux que tous les moyens engagés visent le même La Suisse demeure toutefois un producteur de biens de consomobjectif, en ce qui concerne la création bien sûr, mais aussi les tech- mation de masse destinés au marché mondial. Un exemple actuel niques de fabrication, la composition des matériaux, l’entreprise tiré de ma propre pratique du design le prouve : Lamprecht, une et l’écologie. Les deux designers s’inscrivent donc typiquement entreprise d’articles pour bébés, fabrique chaque année son noudans la tradition suisse du design industriel. Pragmatiques et très veau modèle de tétines pour sa propre marque Bibi en plusieurs exigeants en matière de qualité, ils cherchent à allier fonction, dizaines de millions d’exemplaires à Regensdorf près de Zurich. ligne et émotion dans un même produit. Parmi les diverses étapes du développement, qui se sont déroulées Leurs sacs Qwstion sont fabriqués en Chine. Ils sont exportés sur plusieurs années, le design devait permettre à ce produit de non seulement en Europe, mais aussi chez le voisin japonais et en se fondre dans la communication globale de la marque. Cette

Face à la concurrence mondiale

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d­ ernière joue sur une histoire longue de 75 ans et sur la confiance dans la qualité suisse. De plus, il fallait concilier les différents ­besoins des bébés et de leurs parents vis-à-vis d’un produit aussi émotionnel et exigeant du point de vue ergonomique avec les contraintes d’une fabrication de masse entièrement automatisée aux techniques très sophistiquées. « La Suisse demeure au-

concepts de couleur, les études ergonomiques ou le prototypage. La notion à la mode de swissness n’est qu’une de ces nombreuses stratégies visant à créer un ancrage identitaire. Elles visent à favoriser une identification locale et globale à travers les produits, les marques ou les services. Le goût des asiatiques pour les lunettes de marque hand-made in Switzerland de Aekae prouve l’apparition d’un nouveau marché attrayant pour celles et ceux qui, parmi les designers ou les Mais cela fait longtemps que ce « swiss design » n’est plus entrepreneurs, sauront appliquer le lanobligatoirement estampillé « swiss made ». gage universel du design à la marque. Les agences Flink et Process aident les entrejourd’hui la place industrielle la plus appropriée pour les proces- prises locales, mais aussi de plus en plus souvent asiatiques, à insus de fabrication complexes sans travail manuel » confirme troduire le « design suisse » en Asie où le marché est énorme. On Curdegn Bandli. accepte alors l’idée qu’il y ait un transfert de connaissances en maComme Aekae, les créateurs de Flink possèdent leur propre tière de design. « Face à la concurrence mondiale, tout le monde griffe avec la marque de sport de montagne Rotauf. C’est à Taiwan joue le jeu », explique Chris Harbeke. À ce propos, tous les desiqu’ils ont trouvé leur fabricant de matériel de sauvetage en cas gners interrogés sont unanimes : la concurrence venant d’Asie est d’avalanche. Mais c’est en Suisse qu’ils font confectionner leurs vê- à prendre au sérieux. tements de sport d’hiver griffés. Malgré des coûts de fabrication élevés, ils peuvent proposer ces vêtements à des prix concurren- Adopter une approche globale tiels au niveau mondial en les vendant directement sur Internet. Selon Christian Kaegi, il n’y a pas lieu de craindre la concurrence Remo Frei en connaît les avantages : « Concevoir ici et produire venue d’Asie: « Penser le design intelligemment, c’est-à-dire en saipour le marché local : nous avons trouvé la formule judicieuse pour sissant les enjeux complexes propres au processus de création et à une marque telle que Rotauf. » En effet, cette marque de niche l’entreprise, sera toujours prisé ». À en croire Peter Wirz, cette cas’adresse aux sportifs qui préfèrent les produits fabriqués locale- pacité à penser et à concevoir selon une stratégie nous assure une ment et dessinés pour durer aux produits de masse venant d’Ex- très petite longueur d’avance face à la concurrence mondiale. Dans trême-Orient. cette optique, les produits ne sont pas considérés isolément, mais Les exemples des marques Bibi, Rotauf, Sire ou Qwstion ils sont intégrés à une recherche de solutions plus globales. Les montrent que les coûts de fabrication ne sont plus le seul critère designers industriels ont d’ailleurs reconnu que le design de proqui détermine le lieu de la production. Il faut désormais tenir duits incluait aussi la conception des prestations de service et decompte de facteurs non quantifiables qui relèvent de la stratégie vait tenir compte des seuils de tolérance, des formes d’organisation de la marque et du design et vont bien au-delà des techniques de et des usages dans une société désormais centrée sur le service et fabrication et des conditions logistiques. l’information. Il faut donc posséder une formation et une expérience solides. Mais la relève fait-elle le poids face à ce processus Ancrage local, impact global qui devient de plus en plus complexe ? Les designers chevronnés « All business is local », répond le designer Chris Harbeke de Nose, que sont Chris Harbeke et Peter Wirz émettent des doutes à ce sul’agence de design et de stratégie de marques, quand on lui de- jet. Ce qui manque aux jeunes designers, c’est surtout une vision mande quelles sont les conséquences de la mondialisation sur le de l’entreprise, une compréhension technique et une maturité, des secteur du design. Il précise que le design industriel n’est efficace capacités qu’ils ne peuvent pas acquérir au cours de trois années que là où le produit est réellement développé. Ce commerce com- de bachelor sans expérience pratique. Les deux designers consiplexe dépend en effet du client, du marché cible, du pôle de com- dèrent pourtant qu’en Suisse le design, la place industrielle et le pétences avec ses centres de recherche et de formation et enfin de pôle de compétences ont un grand potentiel pour les petites et la place industrielle. Il se conçoit toujours en fonction des sensibi- moyennes entreprises, pour autant que les industriels ne s’en lités locales. C’est pourquoi les designers zurichois, mandatés par tiennent pas au concept creux de swissness. Adopter une approche le constructeur ferroviaire thurgovien Stadler, ont recruté plu- globale du design, ce n’est pas perdre son temps ni son argent. C’est sieurs homologues en Hollande pour concevoir le design d’inté- posséder la clé du succès dans le marché actuel, à la fois mondiarieur des trains destinés à ce pays. Le but était de s’adapter aux lisé et toujours plus fragmenté. goûts de leurs futurs usagers. Pour Peter Wirz, copropriétaire et fondateur de Process, agence de design avec des bureaux à Lucerne, Zurich, Shanghai et Taipei, « il n’y a pas de design local aujourd’hui, il n’y a qu’un Dominic Sturm est né à Berne en 1973. Il travaille comme bon et un mauvais design. C’est ainsi dans le monde entier. » Il designer industriel en Suisse depuis 2002 et en 2009, n’empêche, pour concevoir un bon design, il faut que les produits il a obtenu un diplôme postgrade à Bâle. Son propre atelier, et les marques soient solidement ancrés dans un contexte local. le Bureau Sturm Design, est à Zurich. C’est aussi évident pour les designers d’aujourd’hui que les Traduit de l’allemand par Charlotte Gloor

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C

ertaines carrières d’artistes sont soutenues des années pressent pas au portillon. D’une part, les offres s’adressent explicidurant par des subventions. Cela fait sens pour l’encou- tement aux entreprises dont l’innovation se base sur la technoloragement artistique, puisqu’une percée au plan inter- gie et la science. En profitent donc d’abord les start-ups du secteur national peut également avoir lieu à un âge plus de la biochimie ou de la technologique de l’information et de la avancé. Dans le domaine du design, un tel dispositif est communication. D’autre part, les jeunes designers ne connaissent impensable : quiconque veut être considéré comme un designer pas les instruments de la promotion économique. Durant leur doit tôt ou tard s’imposer sur le marché, ou changer de métier. ­formation, ils n’apprennent guère ce qu’est un « business-plan », Les designers sont soit indépendants, soit employés ; les uns et encore moins quels sont les enjeux de la gestion d’entreprise. De leur côté, les acteurs de la promotion économique ont du créent pour différents clients, d’autres octroient des licences sur leurs projets ou lancent une marque – et nombre d’entre eux com- mal à comprendre le mode de travail des designers. Ces derniers binent ces différents modèles. Mais tous ceux qui souhaitent se apprennent au cours du processus de travail et acquièrent le savoir mettre à leur compte doivent disposer d’un savoir-faire entre­ nécessaire en fonction de la situation, un savoir étendu et souvent preneurial. Au cours des quelque trois années que durent les supérieur au know-how entrepreneurial. Les modèles d’encouraétudes de bachelor qui leur permettront ensuite d’exercer le mé- gement qui auront le plus de chances d’aboutir sont ceux qui tier de ­designer, ils se concentrent misent sur le coaching de prosur l’activité de base, suffisamjets concrets et créent un enviment complexe, qu’est le travail de ronnement favorable à l’acquicon­ception. Ce n’est qu’après leur sition des connaissances, dans formation que les designers deune situation donnée. viennent entrepreneurs. Encouragement intégré Comment l’encouragement du design peut-il soutenir cette évo­ Les designers souhaitant se ­positionner comme entrepre­lution ? Jusqu’à présent, les pouvoirs publics suisses ont promu le neurs indépendants ont besoin Pour réussir sa carrière professionnelle, design à l’enseigne de l’encouragedes instruments nécessaires, il est indispensable de posséder même si à leurs yeux, l’entrement de la culture. Les instruments certaines compétences entrepreneuriales. d’encouragement sont ­élaborés en preneuriat n’est guère une fin C’est à ce niveau que l’encouragement conséquence : contributions à fonds en soi. Car ils mesurent le sucperdu pour la création d’une œuvre cès non pas à l’aulne des seuls suisse du design devrait agir. et pour des projets, prix et, plus paramètres économiques, mais ­rarement, bourses de formation et au degré d’autonomie dont ils par Meret Ernst jouissent dans leur métier, à d’atelier ou stages professionnels. Cela suffit-il à renforcer le savoir-­ leurs réseaux professionnels, à faire entrepreneurial ? Oui, si un la possibilité d’endosser simulprix tombe au bon moment et conduit à de nouveaux mandats, eux- tanément différents rôles, ou bien ils l’évaluent à la reconnaissance mêmes formateurs. Oui, si un stage professionnel permet à un de- de leur qualité d’auteur par leurs pairs. Les designers sont maîtres signer de clarifier le rôle qu’il entend endosser à l’avenir. Mais en dans l’art de penser ce qui n’existe pas encore – c’est sur cette partie seulement si l’on pense à leurs qualifications d’entrepreneurs. compétence que se fonde leur succès. Autant d’objectifs qui ne Pour cela, il est indispensable de mettre au point d’autres instru- correspondent pas toujours à ceux que poursuit la promotion écoments d’encouragement, comme ceux thématisés et testés dans ce nomique classique : celle-ci parle de succès lorsqu’une microentrequ’on appelle le cultural entrepreneurship. prise se transforme progressivement en petite, voire moyenne entreprise pour finalement devenir un bon contribuable. Or gérer Objectif : développer l’entrepreneuriat une entreprise grandissante se fait au détriment de la conception Contrairement à l’encouragement public de la culture, la promo- et de l’autonomie créative si chères aux designers. tion économique ne prévoit pas en général d’encourager les acAfin de désamorcer ce conflit d’intérêts, les deux parties teurs par des aides financières directes. Mais les cantons peuvent doivent se rapprocher l’une de l’autre : la pensée entrepreneuriale faciliter la phase initiale ou l’expansion d’une entreprise en met- doit faire partie intégrante de la formation, elle doit être étudiée et tant à sa disposition un terrain à bâtir bon marché ou en lui oc- transmise au titre du cultural entrepreneurship. Et la promotion troyant un allègement fiscal. La Confédération, quant à elle, veille économique doit faire preuve d’initiative afin d’identifier les beà instaurer des conditions-cadres économiques favorables, en pro- soins des acteurs de la scène et de l’économie créatives. posant notamment son soutien lors de procédures administratives et dans les rapports de l’entreprise avec les autorités et les offices. Historienne de l’art, Meret Ernst est responsable, depuis Il va de soi que les designers peuvent également prendre part 2003, des pages Culture et Design de la revue Hochparterre. occupe, depuis 2010, la vice-présidence de la Swiss aux cours de création d’entreprise et aux offres de coaching pro- Elle Design Association SDA et siège au sein de nombreux jurys posées par la promotion économique. Or jusqu’à présent, ils ne se en sa qualité de spécialiste.

S’imposer sur le marché

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A

u bout de trois années d’études professionnelles pour développés. De nombreux designers apprécient de pouvoir confier obtenir, dans l’une des sept hautes écoles de design la commercialisation fastidieuse d’un produit à un négociant ou suisses, leur bachelor, les designers sont confrontés un intermédiaire. Or les recettes résultant de l’octroi de licences à un choix : quel rôle veulent-ils adopter pour gagner sont modestes et couvrent rarement les coûts engagés pour l’élaleur vie en exerçant le métier qu’ils ont appris ? Au- boration du produit. Il s’agit plutôt d’un appoint à l’activité d’une jourd’hui, ils ont quatre options possibles. Certaines sont mieux agence, non d’une source de revenu de base. Les designers qui établies que d’autres, mais en fin de compte, elles requièrent toutes choisissent ce modèle sont tributaires d’autres sources de revenu. de surmonter certains obstacles et d’en évaluer les avantages et les Dans le quatrième modèle, les designers développent leur inconvénients. Un constat qui se confirme si l’on examine de plus propre petite marque et exploitent eux-mêmes leurs produits. Si près ces quatre modèles économiques. la création d’une marque individuelle implique davantage de Dans le premier modèle, les designers commencent à travail- contrôle entrepreneurial, c’est aussi le modèle commercial le ler pour une agence de design, souvent en tant que stagiaire, plus plus exigeant. La vie d’une entreprise créative commence par la tard comme junior designer – ou ils fondent tôt ou tard leur propre recherche de fabricants et la réflexion sur les prix de vente et bureau. Cela se conçoit aisément, les marges. La production et le puisque l’économie du design est marketing vont en outre souun secteur de prestation de servent de pair avec des investissevices. Par leurs offres, les agences ments. Malgré tout, c’est précicontribuent à l’évolution des prosément cette voie qui suscite le plus d’intérêt de nos jours. Les duits, à l’innovation, à l’identité ­visuelle ou à la customer expepossibilités croissantes d’organirience, soit l’expérience des entreser la vente et la commercialisaprises avec leurs clients. Le martion des produits via Internet enché des mandats est très disputé, couragent les jeunes designers à Leur formation terminée, les designers même si le secteur du design a lui expérimenter avec des produits doivent avoir une idée aussi pris de l’ampleur en Suisse de niche ou des micro-brands. claire du rôle qu’ils veulent endosser : au cours des dernières années et Où trouver son bonheur ? indépendants, employés, que les designers ont souvent su Et qu’est-ce que tout cela signifie convaincre leurs clients que le deprestataires de service ou créateurs de pour les designers ? Qu’il n’existe sign constitue une mission perleur propre marque. aucun chemin universel vers le manente dans la stratégie d’une bonheur. Chaque designer devra entreprise. Les agences de petite par Claudia Acklin élaborer sa propre stratégie en taille endossent de gros risques, fonction de sa personnalité, de sa puisqu’elles travaillent souvent situation de vie, de son aptitude pour un nombre restreint de clients. Si l’un d’entre eux se retire, la situation devient précaire. au risque et de son savoir. Pour ce faire, les designers disposent Des études ont démontré que les agences de grande taille se main- d’un avantage de taille: la survie sur le marché ressemble bel et tiennent mieux sur le marché parce qu’elles peuvent acquérir de bien à un processus de design, à une série itérative de décisions vers la solution la meilleure qui soit. Et gérer ce genre de procesnouveaux clients en permanence et se partager les tâches. sus, c’est précisément ce qu’ils ont appris. Indépendant ou salarié ?

Trouver sa voie

Dans le deuxième modèle, les designers travaillent au sein d’une entreprise disposant de son propre département de design. Comme chacun le sait, la Suisse est un pays de petites et moyennes entreprises ; or ces dernières n’ont guère les moyens de s’offrir un département de design. Au contraire, de nombreuses entreprises ignorent la plus-value du design ou ont des a priori à l’encontre du travail des designers. Certes, il existe entre-temps de grandes entreprises suisses qui misent sur le design-thinking, soit des processus d’innovation supportés par le design. Cette nouvelle tendance a toutefois un défaut pour les designers: de plus en plus de non-designers s’établissent en effet comme conseillers, en quête de nouvelles solutions grâce aux processus orientés sur les utilisateurs et empruntés au design. Dans le troisième modèle, les designers accordent une licence à un négociant ou un intermédiaire pour les produits qu’ils ont

Claudia Acklin dirige le Creative Hub – une plateforme pour la promotion de l’économie du design suisse www.creativehub.ch. Les textes de cette double page ont été traduits de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry

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RAPPORTS DE RÉFLEXION Design industriel

Nous ajustons notre comportement dans le but de maintenir une relation claire et sensée avec les artefacts qui nous entourent. Ils déterminent ce que nous pouvons faire ou non, ils nous apprennent à les utiliser et leurs formes nous font savoir à quelle catégorie ils appartiennent. Bref : nous entretenons un rapport intense avec les appareils qui composent notre environnement.


E

n 1987, l’artiste français Ange Leccia exposait, sous le santes de l’art pour l’art. Une nouvelle étape de cette évolution a titre de La Séduction, le dernier modèle d’une Merce- eu lieu dans les années 1990. Qui visitait un musée se voyait assez des 300 CE. L’œuvre était présentée à l’occasion de la fréquemment amené à lire, à discuter, à écouter de la musique ou Documenta VIII dans l’Orangerie du château des même à faire la cuisine à l’intérieur d’installations disposées en princes électeurs de Kassel. La séduction annoncée forme de bar ou de lounge. Dans ces espaces garnis de meubles, dans l’intitulé semblait provenir de la voiture elle-même – ou plu- d’objets utilitaires et d’objets de design, le public était incité à partôt de son caractère de marchandise et de la forme de sa présen- ticiper à l’œuvre d’art. Cette stratégie permettait aux artistes de tation ? En effet, la voiture, juchée sur une plateforme scintillante, renouveler et d’élargir une vision de l’art considérée comme déelle-même réalisée par un concessionnaire automobile, pivotait passée. L’art ne devait plus seulement être contemplé, mais vécu. lentement sous les yeux des spectatrices et spectateurs. La carros- En 1998, le commissaire d’exposition français Nicolas Bourriaud serie bleu nuit métallisé semblait froide et objective, et le design a donné à ce type de démarche le nom d’esthétique relationnelle. dépouillé s’intégrait avec une évidence parfaite dans cette cathé- L’exigence d’une incidence immédiate sur la vie quotidienne drale de l’art. De fait, pourtant, ce travail rompait avec les conven- peut également s’exprimer dans le geste d’accueillir le design du tions en vigueur pour une exposition, et le marché de l’art lui- ­quotidien dans les espaces d’exposition. Toutefois, l’ambition de même, qui considère les œuvres réintroduire l’art devenu autocomme des marchandises, n’a pas nome dans la vie des gens n’est pas manqué d’y voir une provocation. une invention de cette décennie. C’était déjà un enjeu de l’avantLe travail de Leccia donnait à voir garde classique du début du XXe le changement de paradigme qui affectait le rôle du design dans le siècle. On pourrait même aller jusqu’à prétendre que les avantcontexte des expositions. Avec la gardes voyaient dans le design la documenta 8, c’était la première réalisation d’une de leurs exifois, deux ans avant l’ouverture du Vitra Design Museum de Weilgences artistiques. Car le design – am-Rhein et du London Design sous la forme de produits façonnés Museum, qu’une exposition met– agit dans la vie et le quotidien, et tait l’art appliqué sur un pied c’était bien ce que les artistes Qui séduit qui, ici ? L’art et le design d’égalité, ne le distinguant de l’art d’avant-garde attendaient de l’art. partagent une longue histoire. plastique ni dans la scénographie On peut néanmoins parler Si leurs enjeux diffèrent, ces deux de l’exposition ni dans le catadans le design, comme dans l’art, ­disciplines s’empruntent mutuellement d’un phénomène d’aliénation. Du logue. moins si l’on se réfère à cet analeurs formes de présentation et de Une discipline à part entière lyste perspicace de l’époque indus­réception, avec profit. Certes, aux yeux du directeur trielle que fut Karl Marx. Pour artistique Manfred Schnecken­ ­ Marx, les fabriques, en dégradant par Tido von Oppeln burger, une différence subsistait un produit en marchandise, ont fait du travail industriel un bien entre les deux disciplines – mais commercial échangeable, aliéné dans le cadre de son exposition, il avait choisi d’abolir la distinction portant sur leur qualité visuelle de la vie. Les marchandises ont elles aussi subi une aliénation et et conceptuelle. Le design n’était pas présenté comme de l’art ap- sont devenues une inapprochable antithèse de la vie. Dans leur prépliqué, mais comme une discipline à part entière, qui traçait un sence étrangère au contexte de production, ni le processus de fafil rouge thématique à travers toute la documenta 8. Des desi- brication ni le façonnage du matériau ne sont plus visibles. Cette gners connus comme Alessandro Mendini, Andrea Branzi et pureté les transforme en séduisants articles étrangers, dépourvus Andreas Brandolini étaient représentés par des installations, de d’origine et de passé. Le caractère d’une marchandise ne se définit même que le jeune designer Jasper Morrison. Par ailleurs, de nom- ni par son utilisation ni par la satisfaction de besoins quotidiens, breuses prises de position artistiques avaient pour objet l’esthé- mais uniquement par le marché. tique de la marchandise. Et comme l’œuvre citée ci-dessus avait C’est de cette aliénation de la marchandise par rapport à sa été montée par un concessionnaire Mercedes, c’était également le destination et à son producteur que naît, dans le design comme mode de présentation d’une marchandise qui était exposé et qui dans l’art, la soif d’authenticité et d’originalité. Car de même que confrontait en quelque sorte l’art et le design. En même temps, l’art autonome, sur le marché de l’art du XIXe siècle, est devenu Ange Leccia appelait à porter un regard nouveau sur l’objet de de- une marchandise, de même le produit industriel a perdu son rapsign comme objet doué d’une signification propre. port à la vie pour devenir une marchandise autonome. Une autoLe design se référant toujours à des fonctions concrètes ainsi critique comme celle que les avant-gardes avaient formulée pour qu’à des milieux ou à des groupes cibles précis, il est resté, dans le l’art n’a toutefois trouvé sa formulation par rapport au design que contexte des arts, un moyen de faire pièce aux formes autosuffi- dans les années 1970. En Italie surtout, des designers ont opposé

Le design ­séduit par l’art

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au design fonctionnel, qui s’intègre sans résistance dans le circuit économique, une conception qui se voulait « émotionnelle » et « radicale ».

établit des liens avec la vie quotidienne ; et le design, en ce que l’art exemplifie la possibilité de l’autoréflexion. Dorénavant, en proposant des installations, des pièces uniques, des séries limitées et des tirages confidentiels, le design L’importance croissante du design d’auteur recherche moins la proximité de l’art que la possibilité d’un regard Le design moderne classique de Marcel Breuer, Wilhelm Wagen- distancié et réfléchi, et l’évaluation de son propre travail. Le design feld, Max Bill ou Dieter Rams définissait la forme essentiellement développe ainsi un discours sur sa propre discipline et adopte une par la fonction. Le radical design, en revanche, selon la dénomina- position critique par rapport à la pensée positiviste irréfléchie qui était encore constitutive de la modernité. « J’imagine qu’adopter une attitude de criC’est de cette aliénation de la marchandise par rapport à tical design, c’est utiliser le design pour poser des questions plutôt que pour formuler sa destination et à son producteur que naît, dans le design des réponses ». C’est en ces termes qu’Ancomme dans l’art, la soif d’authenticité et d’originalité. thony Dune et Fiona Raby ont élaboré leur programme critical design qui aujourd’hui tion donnée à ce mouvement, se proposait d’intégrer dans le projet ne dérive pas de l’art, mais se veut une pratique esthétique et un lui-même des éléments sociaux ou politiques, des motifs humoris- commentaire du designer sur le design. La question se pose ici de savoir si l’une des deux disciplines tiques ou amusants, ainsi que des nuances émotionnelles. Attitude, cependant, qui doit être comprise moins comme une e­ sthétisation est en train de se fondre dans l’autre. Malgré des fantasmes de que comme un accent porté sur le rôle d’auteur du designer. Car il ­fusion diversement exprimés, les deux champs, art et design, sont s’agissait de rendre visible une nouvelle interprétation de l’objet restés distincts. En fait, il faudrait parler d’une évolution du utilitaire : la forme de l’objet ne prétendait plus être dictée unique- concept d’œuvre dans le design, plutôt que de l’immersion du dement par sa fonction. Et bel et bien, les produits arrivés sur le mar- sign dans l’art. Même des designers tels Jurgen Bey, Jerzy Seymour ché à la suite de cette pratique ont polarisé le monde du design. Ils ou Martino Gamper, dont les objets peuvent être interprétés contredisaient tous les fondements du design fonctionnel, ils fai- comme des « fusions », ou des artistes tels Martin Boyce ou Tobias saient fi de principes aussi essentiels que la congruence du maté- Rehberger, n’ont aucune peine à se situer eux-mêmes et à situer riau ou l’utilisabilité. Malgré tout, ou pour cette raison peut-être, leur travail dans leur propre champ. On observe plutôt la tendance, ils sont devenus, dans leur prétention avant-gardiste, un thème im- chez les uns et les autres, à faire usage du répertoire formel de portant des pages culturelles. La plupart de ces projets ne furent l’autre discipline. Le design reprend des façons de travailler de l’art toutefois réalisés qu’en séries limitées – à quelques rares exceptions et les artistes empruntent des thèmes et des stratégies au design. près, par exemple le presse-agrumes à trois pied Juicy Salif dessiné Les œuvres et le travail sont devenus plus semblables. Formelleen 1987 par Philippe Starck et produit par Alessi. En réponse à la ment, dans certains cas, il est presque impossible de distinguer les critique formulée par les tenants du design fonctionnel, qui objec- objets de design des œuvres d’art, et réciproquement. Le design, taient que ce presse-agrumes n’était pas pratique, Starck lança une désormais, a développé une pratique formelle autoréflexive et les édition de jubilé plaquée or. L’incompatibilité de l’acide citrique et instruments d’un regard critique sur sa propre discipline. Les obde l’or donne à l’identité ce produit une acuité indéniable. Le jets du design seraient-ils tout de même des œuvres d’art ? On peut presse-agrumes est livré avec le mode d’emploi suivant: « Ne l’uti- répondre par l’affirmative dans la mesure où ils sont, de par leur lisez pas comme presse-citron : le contact avec l’acide pourrait être exigence, des œuvres autonomes, tout en restant situés dans leur nocif et endommager la couche dorée ». Starck aurait répondu à discipline. Reste à savoir s’il ne serait pas temps de parler d’œuvres une question portant sur l’inutilisabilité de cet objet courant : « La de design. véritable fonction de mon objet n’est pas de presser des citrons, mais bien de lancer une conversation ». Les attitudes que le designer et l’utilisateur peuvent adopter par rapport à des objets usuels se sont ainsi sensiblement étendues. Si dans les années 1960, un tel design d’auteur, qui ne se limitait pas à correspondre aux tâches qu’on attendait de lui, n’était qu’un sujet de discussion au sein de petits cercles souvent exclusifs, cela changea dans les années 1990. Le design d’auteur se collectionne et se négocie dans des proportions telles que ce sont désormais des galeries qui répondent à la demande. Au- Tido von Oppeln (*1974) a étudié les sciences humaines, jourd’hui, la Design Miami / Basel, en sa qualité de foire de col- la philosophie et la pédagogie des musées à la Humboldt Universität de Berlin. Depuis 2005, il s’occupe de design, lectionneurs pour les ­galeries de design, partage non seulement d’art et d’architecture, en qualité de commissaire le calendrier, mais aussi l’espace de la Art Basel – comme s’il d’exposition. Depuis 2010, il enseigne l’histoire et la théorie s’agissait de démontrer entre les disciplines une proximité dont du design à Potsdam, Lucerne et Zurich. visiblement toutes les deux profitent. L’art, en ce que le design Traduction de l’allemand par Marion Graf

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R E N AT O B AT O , C O N S T R U C T E U R D E B AT E A U X Design de produits

« Tout le monde est designer. Presque tout ce que nous prenons en mains est design, planification, conception. Car le design est à la base de toutes les activités humaines », affirmait le designer américain Victor Papanek, en 1972 déjà – l’année où parut le rapport du Club de Rome, Les limites de la ­croissance. Et c’était une critique qu’il adressait à tous les designers et les architectes dont le savoir professionnel ne faisait ­qu’augmenter l’abondance existante.


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uelque part, non loin du centre nerveux du modernisme le plus sophistiqué, la Suisse conserve son image de temple de la haute précision et de l’esthétique, entre autres. Alors que les gens, les objets, les médias sont de plus en plus mobiles et interconnectés, que se passe-t-il « au cœur de l’ordre » ? Voici une vue en coupe – personnelle – de l’ordre vaste et indissociable du design et du dasein, des choses et des êtres, de l’être. Pour moi, ici et maintenant à Bâle en cet été 2013, qu’est-ce qui peut relier cette affiche publicitaire, cet écran de pixels, cette œuvre d’art public et les immeubles de béton de la ville ? Partant de la notion de grille, je vais simplement mettre en regard quelques objets et situations de notre époque, et quelques idées sur l’espace et l’expérience. Alors, d’une certaine manière, la grille et la culture matérielle qui lui est associée constituent des thèmes clés par lesquels je vais amorcer ma recherche poétique. La ville en grille

sont aptes à générer une structure accueillant des entités disparates : treillage où grimpent des plantes, registre de population distinguant le sexe et l’origine ethnique. En graphisme, une grille peut permettre d’assembler des éléments, de les aligner et de les fixer assez rapidement, tout en les modifiant de manière itérative jusqu’à atteindre l’équilibre recherché de clarté, de coût et de style. Je ne peux pas généraliser en affirmant que les systèmes de grilles du style international de l’architecture moderniste ou du graphisme suisse ont une influence persistante. Ce n’est qu’un point de départ. Conformément au culte moderniste du progrès technologique et de la rationalité scientifique, je postulerai que les systèmes de grilles ont prouvé leur intérêt pratique dans certains emplois tout autant que leur ­rigidité déterministe ou fastidieuse face à d’autres problèmes. Il est clair que les grilles ont des qualités visuelles séduisantes et certains avantages « infrastructurels ». La question n’est pas de savoir si elles fonctionnent mais comment, et quels effets empiriques elles ont sur les gens.

Au cœur de l’ordre

Pour une personne de l’extéFaçade ou armure ? rieur arrivant dans une ville à Spécialiste du design installé à Delhi, l’atmosphère riche comme Bâle, Au cours de mes déambulations Siddhartha Chatterjee a passé les grilles présentes à tous les nidans les rues de Bâle, d’autres l’été 2013 à Bâle, en qualité de chercheur fragments visibles de la vie urveaux de la vie courante sautent associé, grâce au soutien de Pro Helvetia immédiatement aux yeux. Par baine me rappellent les sysexemple, les batteries de pantèmes de grilles : la similitude et à l’accueil fourni par le programme neaux d’affichage électro­niques, ­vitrifiée et transposable de l’ind’échanges iiab. Il partage ici ses premières les empilements de boîtes à térieur d’une salle de fitness impressions de Bâle, assorties lettres (au pied d’immeubles (et dans une certaine mesure, d’éclairages sur son projet culturel de où s’empilent aussi les appartedes corps !), par exemple, ou ments), l’agencement artistique les ­bâtiments jalonnant la ville longue durée, The Art of Order. de carreaux et de pixels, les dracomme la tour du Ramada Plaza peaux omniprésents, une poisur la place des expositions par Siddhartha Chatterjee gnée de sculptures publiques et de Bâle (Messeplatz), qui resmême quelques graffitis. Sousemble aux immeubles de tant vent, l’articulation d’une grille d’autres villes partageant la naît de la succession répétitive d’unités préfabriquées ou produites même typologie mondiale d’appartements, de stades et de giganen masse. Une fois assemblé et en fonction, l’objet transmet des tesques centres commerciaux. On pense bien sûr aux passages coumotifs et des messages programmés de façon à être perceptibles par verts archétypaux de Walter Benjamin : des voûtes d’acier et de un observateur un peu distant (horloge, bandeau électronique dé- verre, signes avant-coureurs des configurations ambivalentes des filant, police de caractères, mosaïque). D’autres formes donnent à espaces intérieurs et extérieurs dans les maisons, les boutiques, la voir une expression (sub)culturelle – des investissements avalisés rue et le monde alentour. Ces passages parisiens étudiés par l’écridans l’esthétique publique aux services urbains ordinaires en pas- vain soulignent les facettes d’un exhibitionnisme moderne allant sant par certaines manifestations provocatrices d’affirmation de soi jusqu’à inclure la rue en elle-même, de sorte à y attirer un nouveau (sculptures, fontaines, blasons, drapeaux, graffitis). D’autres encore citoyen consommateur. Nous pourrions voir des spécimens font office de systèmes mécaniques et manuels, permettant à des contemporains de ce type de choses, de manière sélective, dans la personnes vigoureuses de trier, de stocker ou de récupérer des catégorie optiquement plus plate des façades. Prenez la place des expositions : ses différents niveaux et éléchoses (boîtes à lettres, armoires murales, coffres de banque, et même tour d’appartements, immeubles et zones urbaines). Il est ments sont rehaussés par le grand motif ornant le sol qui couvre tout à fait évident que les systèmes de grilles servent à rapprocher toute la surface de la place, par l’horloge barrant la façade à l’angle des entités similaires, à les disposer en mosaïques, à les imbriquer nord-est et par l’enveloppe architecturale du nouveau bâtiment comme les tuiles d’un toit ou à les superposer de sorte qu’elles accueillant foires et expositions. Cette œuvre toute récente de restent distinctes côte à côte, telles des voisins inconnus. Les grilles ­Herzog et de Meuron miroite et flotte sur toute la longueur sud de DES IG N? DE SIG N! 22


la place. Des alignements de panneaux gris argenté habillent la surface rectiligne de la construction. Pourtant, semblables à des écailles, ces éléments sont légèrement incurvés, l’ensemble étant agencé de sorte à créer des zones de perforation étagées. En approchant, j’ai eu l’impression de les voir onduler et déferler comme des vagues. Alors que de l’intérieur, l’œil perçoit la ville de Bâle à la lumière du jour, à l’extérieur, les ondulations de la vibrante enveloppe ne laissent entrevoir que l’ombre de surfaces opaques et d’éléments structurels. Face aux volumes massifs diagonaux des halles d’exposition, les façades des anciens immeubles du Petit Bâle paraissent naines. Malgré l’échelle monumentale de la nouvelle

présente du drapeau suisse ou l’horloge joliment minimaliste de Hans Hilfiker, emblème des Chemins de fer fédéraux, cette façade horlogère réinvestit un symbolisme visuel collectif tout en se distinguant par un jeu de matières et par son emplacement. Dans un sens, elle allie avec force une double ascendance, l’ordre nationaliste et l’ordre capitaliste. À la fois banale et belle. En marchant autour de la place, j’ai ­réalisé que les motifs, vus du haut des ­bâtiments environnants, formaient les mots « MESSE BASEL ». L’espace d’un instant, j’ai alors eu le sentiment déroutant d’être un minuscule personnage sur une maquette d’architecture. Même la « machine à habiter » moderniste imaginée par Le ­Corbusier accordait davantage de latitude à ses habitants. Les ­graffitis gribouillés La question n’est pas de savoir si les grilles fonctionnent, dans les coins reculés et les ­impasses de cet mais comment, et quels effets empiriques elles ont espace flambant neuf s­ uggèrent une intersur les gens. prétation en ce sens : le ­design peut contrôler et ouvrir certaines possibilités, mais halle, sa façade poreuse confère au mastodonte une note de légè- l’usage qu’on en fait peut aussi être renouvelé par des actes marreté dans son interaction avec l’environnement. La surface mate ginaux d’expression de soi, de recréation et de transformation, réfléchissante de la façade en composite d’aluminium emprunte aboutissant avec le temps à de nouvelles pratiques usuelles. On en au ciel ses couleurs pour les fondre aux teintes minérales d’un bâ- vient à se demander dans quelle mesure le design fonctionnel basé timent voisin en briques. Elle diffuse la lumière crue de l’été plus sur les grilles, qui marque le modernisme vieillissant, a influencé qu’elle ne la reflète comme le font les façades de verre. Outre les le fonctionnement réel des espaces culturels dynamiques de deécailles animales et le vent sur l’eau, cette surface à la matérialité sign, en les traversant, en les contournant, en les contrariant. presque textile m’évoque aussi une armure, une cote de maille. Qui Une intuition anthropologique bien connue rejoint un axiome peut-elle bien protéger ? fondateur des arts appliqués et du design : ce que nous faisons nous La lumière faiblit lorsque mon tram passe sous la structure fait. Autrement dit, il faut apporter une attention particulière aux puis s’intensifie à nouveau lorsqu’il s’arrête sous le gigantesque structures que nous mettons en place : elles serviront de lignes dipuits de lumière circulaire. Cette ouverture s’incurve dans la face rectrices aux créateurs et aux autres, leur permettant d’inventer inférieure du bâtiment, à la façon d’un trou de donut ou d’un bou- de nouvelles formes de vie. Ayant usé et abusé de la grille dans le din, plutôt froide dans son design assisté par ordinateur et sa pré- graphisme, les expositions et les installations, je constate avec soucision d’usine, mais non dépourvue de subtilité et à l’aspect orga- lagement que les grilles ne livrent qu’une sorte de réponses posnique. J’aime la manière dont elle fait tournoyer la lumière du jour sibles du design. J’espère désormais aborder mon activité de design et les reflets tranchants qu’elle donne aux rayons du soleil. Elle me comme une œuvre constructive s’inscrivant dans l’espace vaste et fait presque penser à un cadran solaire ou à une horloge à la rigou- ouvert de la physique et de la métaphysique, de la biologie et de la reuse mécanique mais me rappelle aussi, par la magie de ses tex- philosophie – inspirée aussi par le caractère fortuit et précaire de tures et de ses volumes épurés, certaines coupoles et certains mo- notre existence. tifs alvéolaires. Dans l’attente de mon tram, j’aime la manière dont elle encadre le ciel.

Signaux de communication À l’extérieur, sur la place, mon attention est monopolisée par l’horloge de verre – ce méta-signe de mécanique de précision – transparente et dont les dimensions se voient plus fréquemment au sommet des beffrois. Ici, elle est placée de manière surprenante au niveau d’une mezzanine. Géante, basse, transparente, reflétant son environnement, cette horloge publique n’est visible que de la place ; de l’intérieur du bâtiment de verre, on ne voit qu’une silhouette fragmentée. Loin d’être un service public, ce cadran d’horloge semble n’avoir pour fonction que de faire la publicité de son constructeur – c’est une sorte d’instrument de communication commandité par les consortiums de projets qui organisent ces ­manifestations que sont le Salon mondial de l’horlogerie et de la bijouterie de Bâle et autres foires internationales des arts qui se tiennent dans cette ville. De la même manière que la « + » omni-

Artiste et designer, Siddhartha Chatterjee s’est formé au design muséal au National Institute of Design d’Ahmedabad, et en anthropologie à l’Université SOAS de Londres. De Delhi et de Bangalore, il co-dirige seechange, société de communication artistique. sc@seechange.in Traduit de l’anglais par Catherine Bachellerie

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J U S T G E T I T  !

Design de produits Créer du design, c’est d’abord concevoir. Il s’agit assez souvent d’un processus à l’issue incertaine. Et il n’est pas rare que les idées échouent lors de leur réalisation, dans le passage de l’esquisse à la maquette, au prototype, à la série ou à la vente. Une conception avortée n’a aucune valeur, selon le verdict utilitaire. Faux, répondent les designers: ce genre d’échec prouve l’existence d’une aptitude fondamentale à penser l’inédit.


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i certains designers tentent de se débarrasser de la théorie et de l’histoire de leur discipline pour laisser croire que leur design serait sui generis, d’autres, s’étant ­penchés sur les textes, ont lu l’histoire du design, l’ont pensée, repensée, digérée et sublimée : ils en ont tiré une liberté indéniable. Il suffit de penser aux ready-made d’Achille Castiglioni, au redesign de Gio Ponti ou à la position d’un Andrea Branzi. Histoires du design et fictions originelles

semble de ces versions se vérifie si l’on considère le design uniquement du point de vue de l’essor de l’industrialisation. Il y a autant de versions si on s’éloigne du fonctionnalisme. Andrea Branzi et Reyner Banham avant lui, relisent le futurisme italien pour articuler l’histoire du design dans une nouvelle perspective. En novembre et décembre 1976, Franco Raggi et Sonja Gunther présentent Il Werkbund – 1907 alle origini del design à la Biennale d’architecture de Venise. L’exposition entend démontrer que l’acte de naissance du design s’inscrit dans le pacte à l’origine de la fondation du Deutscher Werkbund et non dans les Arts & Crafts de William Morris. Dénombrer la multiplicité des genèses n’a qu’un but : montrer que la connaissance de l’histoire n’est pas sans incidence sur le futur positionnement du designer et qu’elle lui ouvre la possibilité d’échapper aux formules toutes faites, aux modes et aux lieux-communs, tout en lui permettant de prendre position.

Spéculer sur ces questions ne peut se mener sans revenir sur la construction de l’histoire du design. La genèse de ce dernier semble davantage liée aux contingences techniques qu’à l’expansion de la culture populaire et des médias. Si la paternité du mot design est attribuée à Richard Redgrave et Sir Henry Cole qui en 1849, créent le Journal of Design & Manufactures, le fait que cette naissance s’inscrive dans le champ De Ruskin aux Fablabs de la reproduction mécanique post-Gutenberg constitue un écho Qui n’a pas entendu parler des important de la relation entre deFablabs aujourd’hui, ces entités sign et standardisation. de production alternatives utiliLa dimension fonctionnaliste sant le prototypage rapide et du design relève d’une construcl’open source ? Présentés comme tion plus complexe encore. Elle les nouvelles formes des indus­découle de l’écriture de deux outries du self-design 2.0, ils se révrages, Pioneers of Modern Moveclament des thèses développées ment (Nikolaus Pevsner, 1936) et au cours du XIXe siècle anglais. Seuls les designers connaissant l’histoire Au-delà de la promesse d’une Mechanization Takes Command de leur discipline seront à même standardisation customisée et (Sigfried Giedion, 1948). Ce n’est de tracer leur propre voie et de définir leur d’une production in-house, le pas tant que douze années séparent propre positionnement. les deux publications, mais que, si Fab­lab renoue avec l’idéal de colelles partagent une foi semblable lectivité et de partage défendu par dans le progrès technique, ces deux John Ruskin. Se rapprocher aupar Alexandra Midal thèses s’opposent sur l’origine du jourd’hui de Ruskin, le maître de design et sur sa définition. Giedion Morris, pour fonder une nouvelle l’intègre à une culture technicienne tandis que Pevsner retrace une conception du design n’est pas anodin. Ruskin a émis des critiques histoire fonctionnaliste des pionniers en orchestrant une histoire féroces à l’encontre de l’économie britannique et fait le lien entre économie et esthétique et entre production de biens et conditions individuelle. La coexistence de ces deux versions pousse à s’interroger sur d’existence. Critique et visionnaire, il imagine un État-providence la possibilité d’écrire une histoire du design. Le modernisme a avant l’heure, par lequel il entendait subvenir aux besoins, vitaux transmis les valeurs de l’orthodoxie fonctionnelle comme s’il s’agis- ou culturels, de tous. Taxés d’« éructations hérétiques », ses propos sait de l’unique compagnon de route du design et c’est en cela qu’il furent tellement critiqués qu’il fut renvoyé du Cornhill Magazine peut être intéressant de noter que ces voies ne sont pas uniques. et se retira de la vie intellectuelle. Il en profita pour conduire une Nombreux sont ceux qui estiment que l’éclosion du design revient communauté artisanale idéale reprenant l’organisation des guildes à l’Allemand Peter Behrens, le premier designer industriel à scel- du Moyen Âge. Ruskin adressait de violents reproches au « […] gasler une collaboration avec une société, l’Allgemeine Elektri- pillage cruel et furieux de combustible que l’effort et le souffle sont citäts-Gesellschaft (AEG) entre 1907 et 1914. D’autres, encore plus disposés à accomplir sans générer de coûts ». La reprise actuelle de nombreux, attribuent la naissance du design à la déclaration inau- son projet par les communautés d’ingénieurs et de designers des gurale du Bauhaus par son directeur et fondateur, l’architecte Fablabs n’est pas sans intérêt : elle démontre que se tourner vers ­allemand Walter Gropius en 1919 qui, tout en étant contredit par certaines réalisations historiques ne signifie pas forcément se reles faits, l’associait aux lois du fonctionnalisme. Sans oublier l’im- croqueviller sur les étagères poussiéreuses de l’histoire du design, portance de l’entreprise de meubles en bois Gebrüder Thonet ou mais que cela peut être une source de pratiques audacieuses. C’est selon ce double mode que le Master Design de la Haute ­encore celle des usines Ford, souvent citées comme origines du ­design et montrant l’importance de l’esprit entrepreneurial. L’en- école d’art et de design HEAD de Genève (ré-)concilie la pratique

Sur les épaules des géants

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et la théorie au quotidien. Ici, l’enseignement du design a ceci de particulier qu’il proclame l’absolue nécessité d’une théorie autonome pour la discipline. Défendre l’hypothèse d’un format d’éducation où les designers connaissent les figures du passé afin d’asseoir et de parfaire la contemporanéité de leur approche, est un objectif de premier plan. En ces temps de questionnements et d’inquiétude, notre école de design est sans aucun doute un espace d’invention unique pour une nouvelle génération qui souhaite échapper aux savoirs prémâchés et aux tendances prédigérées qu’on lui sert parfois ailleurs.

sation de vertige habituellement ressentie sur les manèges des parcs d’attraction. La promesse du divertissement facile se trouve soudain ébranlée par l’attention exigée. Car si le spectacle propageait la démocratisation du savoir, il dépassait le seul apprentissage en le transformant en une expérience mentale sans précédent. À partir d’images inédites, le film réalisé pour Re-Think the Eames rejoue les limites de la visualisation et de la compréhension du cerveau dont les Eames avaient fait l’expérience en leur temps. Le résultat est une installation de 120 m2, réalisée par les étudiants sous la direction de Nitzan Cohen et Dominic Robson, dans laL’exemple d’un hommage quelle sont simultanément projetés, sur des écrans inclinés de Pour en mesurer l’actualité, prenons l’exemple de Re-Think the 12 m de part et d’autre de l’espace, deux films impossibles à saisir Eames, l’hommage rendu par la classe de Master design au couple dans leur totalité du même regard. Accompagné par un musicien de designers les plus célèbres du XXe siècle, Charles et Ray Eames, composant une performance instrumentale live chaque soir, le au Salon du meuble de Milan en 2013. Si tout le monde connaît spectateur est immergé dans un espace polysensoriel. L’hommage leur mobilier édité par Herman Miller et par Vitra, leur architec- modeste aux multiples talents de Charles et Ray Eames prend des ture des Case Study House à Pacific Palisades, on oublie que le formes nouvelles, étant donné qu’elles sont liées à la production couple a aussi pratiqué – c’est un fait moins connu – la photogra- d’un espace public engageant une conception totale du design. Cet exemple, parmi d’autres, permet cependant de remettre phie à un niveau tel que leur succession comprend plus de 750 000 clichés. Loin d’être documentaire, c’est à la fois une œuvre excep- les compteurs à zéro en contestant en partie l’affirmation modertionnelle et un exemple paradigmatique pour de futurs designers. niste selon lequel la création et l’innovation ne sont possibles En plongeant mes étudiants dans l’œuvre totale des Eames, dans qu’après avoir fait tabula rasa, affirmation formulée par les moleur puissant univers, je leur permets de faire l’expérience d’une dernes qui, eux, connaissaient bien leur histoire. Les stratégies de aventure pédagogique et de design sans équivalent. rupture sont bénéfiques, mais jamais au prix de l’ignorance. ReLes Eames aimaient à dire qu’une chaise est avant tout un Think the Eames montre aussi que le rapport à notre propre hisconcept se déployant dans une vision holistique. Il en fut ainsi, par toire constitue une pédagogie inventive à mille lieux de la nostalexemple, de leur Think Theater présenté dans l’exposition Univer- gie, puisqu’elle redonne au design la capacité de se réinventer dans selle de New York en 1964. Les Eames conçurent pour IBM, dans la liberté d’action et un espace mental débordant le cadre strictela structure ovoïdale signée Eero Saarinen, un espace immersif de ment fonctionnaliste qui le caricature souvent. visionnage, doté de projecteurs 35 mm synchronisés et mis au serAinsi, l’histoire du design sort des bibliothèques pour être vice d’une performance explicitant la manière dont le cerveau ré- ­revitalisée. Si j’ai insisté sur la double nature « à la fois » pratique sout de la même manière les problèmes complexes ou simples. et théorique du design, c’est qu’il apparaît que seule une approche envisageant les rapports de ses multiples dimensions permet de former des designers La connaissance de l’histoire n’est pas sans conséquences matures, pleinement conscients des oridans le positionnement à venir du designer, elle lui donne gines complexes de leur discipline et capables de les honorer quitte à les détourner la possibilité d’échapper aux formules toutes faites, ou à les dépasser. Par cette prise de posiaux modes et aux lieux-communs, tout en lui permettant tion, je voudrais éviter aux étudiants de de définir sa propre attitude. scinder le design en deux moments distincts, celui où prime la technique et celui Ce projet de vulgarisation repose sur la plongée des sens dans où prime la théorie, afin d’éviter l’écueil d’un dualisme simpliste. un environnement merveilleusement mis en scène. La perfor- Conjuguer ces deux dimensions témoigne de l’ambition du desimance, car c’est ainsi qu’il faut l’appeler, s’accompagne des expli- gner de pratiquer un dialogue – même s’il peut s’avérer complications d’un Monsieur Loyal en queue de pie. Tandis que le public qué. À une époque de confusion des disciplines, le design s’inscrit s’installe sur des gradins, le spectacle a déjà commencé. Face à une dans une continuité historique qu’il peut aisément questionner projection rythmée mêlant films et photographies sur 22 écrans et dont les composantes se lisent non seulement à travers leurs régéométriques de dimensions et de formes variées, le spectateur sonances mutuelles, mais surtout dans une perspective autonome reçoit une cascade d’explications sur la capacité d’abstraction du et individuelle, celle du design. cerveau tandis que démonstration est faite avec le flot d’images ininterrompues. À leur tour, les Eames insistent sur l’importance du spectacle, en reprenant l’idée d’un mouvement opéré par les Alexandra Midal est historienne et chercheuse en design ainsi commissaire indépendante d’expositions. Elle a été fauteuils. Ici les gradins, posés sur des pistons hydrauliques, que l’assistante de Dan Graham et enseigne à l’heure actuelle à la élèvent les spectateurs à 90 pieds du sol et leur procurent la sen- Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève.

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ans un univers mondialisé, il peut être difficile de dé- disposera alors de davantage de ressources pour l’artisanat et le determiner la provenance des objets de design. En dépit sign, et pour les promouvoir au niveau international. Ses critères de l’expansion d’un style international, le design danois les plus importants sont le talent et la qualité de la production arconserve cependant quelque chose de distinctif. L’une tistique, donc la conceptualité et la qualité esthétique, mais aussi des raisons en est que l’État danois accepte de jouer un le professionnalisme et le souci de l’environnement. Ce dernier est rôle important dans la société. Les régions du nord de l’Europe sont d’une importance particulière pour le design industriel, si bien que connues pour le soutien généreux que leurs gouvernements ac- le comité favorise des projets dont les auteurs ont manifestement cordent aux arts et au design. Dans les années 1950, des objets de conscience des conséquences environnementales et sociales. design scandinave ont fait une tournée dans le cadre d’une exposition itinérante financée par l’État, en Amérique du Nord et en Eu- Les classiques du futur rope. Dans son ouvrage paru en 2006, Da danske møbler blev mo- Quels bénéfices les récents lauréats de bourses ont-ils tirés de ce derne (Quand le mobilier danois devint moderne), Per H. Hansen, soutien ? Cette année, Christin Johansson a reçu une bourse de professeur à la Business School de Copenhague, avance l’argument travail de trois ans pour ses céramiques. Entre autres choses, que ce fut essentiellement ce son exposition individuelle Her marketing qui créa le mythe du ­Alter Ego Universe à la Copendesign scandinave à travers le hagen Ceramics (2012) avait suscité l’intérêt du comité. monde. Une exposition actualisée, intitulée Scandinavian DeDans ce travail, elle explorait la sign Beyond the Myth, fut précéramique comme médium arsentée en Europe entre 2003 et tistique, en combinaison avec 2006. Mais au-delà de l’image de le théâtre et les beaux-arts. « La marque, le Danemark, comme bourse me permet de collaboLe Danemark est un petit pays devenu grand toutes les régions nordiques, rer avec d’autres artisans et de dans le monde du design, en partie fournit également un soutien mener à bien des projets que je grâce à une longue tradition de soutien permanent au secteur du design. n’aurais pas eu l’occasion de étatique. Comment le financement national réa­liser autrement », dit-elle. Différents critères Signe Schjøth, également pour l’artisanat et le design est-il Au Danemark, le financement artiste céramiste, a reçu une aujourd’hui structuré ? Et qui en bénéficie ? public des arts est géré par le bourse de voyage, une bourse de travail et un soutien pour Staten Kunstfond, la Fondation par Hanne Cecilie Gulstad des expositions – tout cela l’a danoise pour les arts. Son comité d’experts pour l’artisanat aidée à réaliser les projets et le design est composé de trois qu’elle souhaitait. Elle a partimembres élus pour une durée limitée : deux sont nommés par le cipé à des expositions nationales et internationales, et a remporté conseil de la Fondation, un par le ministère de la Culture. « Les ar- en 2009 le Anni and Otto Johannes Detlefs Award destiné à de tistes siégeant dans ce comité sont parfaitement au courant de ce jeunes artistes en céramique expérimentale. Signe Schjøth croit qui se passe dans le domaine de l’art. Ils contribuent au développe- que la tradition danoise d’artisanat et de design est le fruit de sa ment continuel du fonds, afin qu’il réponde aux besoins réels de ce haute qualité et du soutien financier du gouvernement. domaine », dit Nina Leppänen, conseillère principale auprès de ce Cette solide tradition comporte à la fois des avantages et des comité. Le Kunstfond opère selon le principe de pleine concurrence, inconvénients pour les nouveaux designers, qui doivent entrer en garantissant l’absence d’implication directe du gouvernement. Ses compétition avec leurs prédécesseurs en place. Nina Leppänen, décisions sont définitives et ne peuvent être annulées par un recours pour sa part, estime que son organisation doit soutenir des desià un autre corps administratif ou politique. gners désireux de s’éloigner de cette tradition. « Nous savons que En 2013, le budget de financement du Kunstfond pour l’arti- les consommateurs danois sont très conservateurs. Ils achètent sanat et le design était de 13 millions de couronnes (environ des chaises classiques de designers comme Arne Jacobsen. Mais 2.15 millions de francs suisses). Les artistes reçoivent de l’aide par les jeunes designers travaillent dur. Nous les soutiendrons de male biais de bourses de travail et de voyage. Les bourses de travail nière à ce qu’ils puissent continuer à œuvrer et à concevoir les peuvent se prolonger jusqu’à trois ans et sont destinées à couvrir meilleurs projets possibles. Peut-être nous offriront-ils les clasles besoins fondamentaux. La bourse la plus modeste est d’environ siques du futur. » 50 000 DKK (8300 CHF). « Le fonds ne prévoit pas de distribuer des montants inférieurs, simplement parce qu’il souhaite accorder Hanne Cecilie Gulstad est critique d’art, et vit à Copenhague. Elle a obtenu un B. A. en histoire de l’art à la Norwegian des sommes assez importantes pour changer véritablement la University of Science and Technology (NTNU) de Trondheim, ­situation du bénéficiaire », dit Nina Leppänen. Dès janvier 2014, le et un Master of Arts in Modern Culture à l’Université de Kunstfond va fusionner avec Danish Crafts, un autre organisme Copenhague. fondé par le ministère danois de la culture. La fondation pour l’art Traduit de l’anglais par Étienne Barilier

Au-delà du mythe

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u design danois, quiconque s’intéresse un tant soit certainement contribué, l’appel à tuer le père a probablement eu peu au design se fait une idée claire : fauteuil Œuf un effet plus déterminant. Les nombreux délégués au design que ou Cygne, lampe Artichaut ; Arne Jacobsen, Poul l’État a pourvu de postes et d’études ont défini le design comme Kjaerholm, Verner Panton ; beaucoup de bois, de organisation de la vie – y compris le design écologique et la rebeaux matériaux, des couleurs gaies. Mais cette cherche de solutions aux problèmes sociaux. Avec une telle extenimage précise a un défaut : elle est archidatée, du moins si on s’en sion du champ conceptuel, les quelques stylites du modernisme tient à la chronologie du design. L’âge d’or danois de la création d’après-guerre ne pouvaient plus barrer la route à personne. de mobilier remonte aux années 1950–1960. Et cette tradition au pouvoir écrasant a été pour les jeunes designers « un héritage Nouvelles libertés frustrant », comme l’explique Gitte Just. Cheffe de la Danish De- Cette nouvelle liberté de pensée a incité toute une génération à resign Association, elle lutte contre la malédiction de la marque : penser le monde en grand comme en détail. Les bureaux d’archisi les attentes à l’égard du « design danois » permettent encore à tecture danois qui ont adopté une définition large du design – à quelques producteurs de faire un bon chiffre d’affaires, ce label a l’image de BIG ou de 3XN – comptent au niveau international eu pour effet d’empêcher pendant parmi les inspirateurs les plus origides décennies le style et le contenu naux de projets écologiques, sociaux de se développer. et néanmoins cool. Des dessinaLe gouvernement danois a fini teurs de mode tels Henrik Vibskov, par s’en rendre compte lui aussi. Il a Baum et Pferdgarten ou Lene et adopté en 1997 déjà une politique ­Sören Sand produisent de l’extravaLa promotion danoise du design ­nationale du design, libérant à cette gance plutôt que du convivial typipasse loin à la ronde pour fin 10 millions de couronnes, soit quement scandinave. Et les jeunes exemplaire. Mais que font les jeunes l’équivalent de 1,65 million de francs. firmes danoises comme Hay ou Un document d’action stratégique Muuto se voient certes comme des designers – les héros de l’histoire daté de 2007 aboutissait néanmoins phénix renaissant des cendres de du design leur font-ils de l’ombre ? à cette conclusion décevante : « Le leurs pères, mais s’écartent toujours design danois a raté l’occasion de replus souvent de leur dogme sérieux par Till Briegleb pour expérimenter avec le glamour lever les nouvelles tendances du deet l’humour. sign, comme ont réussi à le faire les Le Danemark semble donc résolu à nations aujourd’hui leaders dans ce domaine : États-Unis, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne et Pays- sortir de sa tradition sociale du design et à arborer une attitude Bas. » L’objectif du gouvernement était par conséquent de rame- contemporaine. Tel a d’ailleurs été le thème des Index Design ner le Danemark dans « l’élite internationale du design ». Awards 2013 : répondre aux grands défis mondiaux actuels avec les Cet intérêt pour les professions créatives, rarement démontré outils des créateurs. Et le gouvernement danois vient de présenter aussi clairement par le monde politique, n’a pas pour seul motif un troisième plan de croissance pour l’industrie créative. Son diaun orgueil national vexé de ne plus être la célèbre « nation du de- gnostic confirme enfin de nouveau : « Le Danemark est particulièsign ». Peter J. Lassen, fondateur de la marque de meubles Mon- rement fort en architecture, en mode et en design. » tana, explique sobrement pourquoi la promotion du secteur a été élevée au rang de tâche nationale : « Nous sommes un petit pays, qui vivait à l’origine de l’agriculture. Nous devons faire fructifier ce que nous avons. Et ce n’est pas beaucoup. » Avec le design, le Danemark tente donc sa chance sur le marché mondial.

Tuer le père

Saisir les opportunités Voilà pourquoi un deuxième train de mesures de promotion a été mis en place en 2007, avec des bourses, des facilités de crédit et des programmes d’échanges internationaux, à hauteur de 23 millions de couronnes, soit à l’époque l’équivalent de 5,1 millions de francs. Pour souligner cette grande ambition de nation leader du design, le gouvernement avait déjà lancé en 2005 le prix de design le mieux doté au monde. Tous les deux ans, un membre de la famille royale décerne cinq Index Design Awards d’un montant de 100 000 euros ; mais aucun Danois n’en a reçu en 2007, l’année du fameux rapport explosif. Les jeunes créateurs danois ne s’en sont pas moins débarrassés de leur héritage frustrant. Si l’encouragement de l’État y a

Journaliste et écrivain allemand, Till Briegleb (né en 1962 à Munich) a étudié les sciences politiques et les lettres allemandes à Hambourg. D’abord musicien, il a été à partir de 1991 rédacteur culturel à la taz de Hambourg et, de 1997 à 2002, à la Woche. Il travaille depuis lors comme auteur indépendant, notamment pour la Süddeutsche Zeitung. Ses principaux centres d’intérêt sont l’architecture, l’art et le théâtre. Traduit de l’allemand par Christian Viredaz

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RÉGIME OPTIQUE, SIMPLES ACCESSOIRES Design d’objets

Suivant un processus incertain, les designers créent de possibles mondes futurs, les affirment, les vérifient et les réalisent. Ce faisant, l’essentiel réside en la capacité de voir le monde non seulement comme il est, mais aussi comme il pourrait être.


PLUS PROCHES DE VOUS Design de service

Un service aussi peut être « design », car il recèle une prestation créatrice et une intention de communication. Même si cette prestation est rarement vue comme du design, sans elle, une société de services serait impensable.


H EU R E L O CA L E

SAN FRANCISCO NEW YORK PARIS ROME VARSOVIE LE CAIRE JOHANNESBURG NEW DELHI SHANGHAI VENISE

La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde entier, dont la tâche est de développer les échanges et les réseaux culturels

Danse en transe LE CAIRE

Le Caire aux mille facettes : les deux chorégraphes Nicolas Cantillon et Laurance Yadi au cours de leur séjour exploratoire.

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par Dalia Chams – Nuit du 3 juin 2013. Laurence Yadi et Nicolas Cantillon arrivent au Caire. La métropole égyptienne les accueille avec une manifestation organisée par les juges contre le régime des Frères musulmans, en plein centre-ville. La résidence d’artistes où ils logeront dans les quinze jours à venir se trouve dans un autre quartier de la ville. Les deux dan-

Photos : Randa Shaath

Laurence Yadi et Nicolas Cantillon ont effectué un voyage de recherche au Caire afin de préparer leur nouvelle chorégraphie, Tarab, dont la première s’est déroulée à Genève en octobre dernier. La journaliste égyptienne Dalia Chams a rencontré le couple lors de son séjour.


seurs-chorégraphes, fondateurs de la compagnie 7273, sont prêts à commencer leur voyage de recherche, parrainé au Caire par la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, afin de préparer leur nouveau spectacle : Tarab – transe musicale, en arabe. Partageant leur vie et leur acti­vité professionnelle entre la Suisse et la France, ils souhaitent s’inspirer de l’énergie de cette capitale trépidante pour créer leur chorégraphie. Le lendemain, ils flânent dans la ville, s’imprègnent du rythme frénétique des rues populeuses. Et prennent leurs propres repères : un endroit pour manger des galettes de falafels à base de fèves, un pâtissier-glacier qui porte le prénom du père de Laurence Yadi, d’origine algérienne. Le couple franco-suisse n’arrête pas de se faire des amis, en se pliant aux politesses usuelles avec le sourire. Ce qui retient leur attention, c’est surtout le mouvement fluide des gens qui se faufilent dans les foules, sans agression aucune. Comment fait-on pour passer au travers du tohu-bohu de la circulation, sans se heurter ? Les mouvements s’inscrivent dans un flux continu, sans ­jamais se répéter. On retrouve un peu, comme par hasard, le style FUITTFUITT, créé par Laurence Yadi et Nicolas Cantillon en 2006, pour donner à leur danse une dimension ornementale, laissant libre cours à la sensibilité. « C’est la musique qui fait bouger nos corps, ensuite cela se transmet au public, ce n’est pas une démarche intellectuelle », rappelle Nicolas Cantillon pour expliquer leur manière de travailler à deux. Le couple, marié depuis six mois, fête les dix ans de sa compagnie de danse 7273, dont le nom reprend leurs années de naissance (Nicolas en 1972, Laurence en 1973, tous deux en France). Ils ont donc choisi de créer une pièce pour dix danseurs, et commandé chez un orfèvre du Caire deux anneaux d’argent gravés du titre de leur nouveau spectacle. Nil, leur précédente chorégraphie couronnée du prix suisse de la danse et de la chorégraphie en 2011, ­donnait l’impression de suivre à merveille le mouvement du long fleuve africain. La danse avait quelque chose de fluide, semblable à l’eau du Nil qui, par ses on­ dulations éthérées, dénuées de saccades abruptes, rappelle le style FUITTFUITT. « Dans Nil, on a voulu créer un ballet contemporain inspiré de la musique du

Moyen-Orient, sans tomber dans les clichés. D’où le choix du Nil et de l’Égypte, berceau de cette musique orientale qui a vu défiler toutes les grandes gloires de la culture arabe comme Oum Kalsoum et Mohamed Abdel Wahab », précise Nicolas Cantillon, comme pour justifier leur arrivée au Caire. Laurence Yadi ajoute quelques détails sur leur démarche : « On dansait et puis, Richard Bishop composait, en nous regardant. On lui avait imposé un rythme issu d’une chanson pop-folk syrienne sur un beat soufi. Pour notre nouveau projet, Tarab, on adopte la même démarche ». État d’hypnose Le mot tarab revient comme un leitmotiv. Il s’agit de cet état indéfinissable de transe, d’extase ou de jubilation collective, que l’on ressent face à certaines créations musiA la recherche d’un mouvement inspiré de la calligraphie arabe. cales, comme c’était le cas par excellence face à la diva Oum ­Kalsoum. « Il existe une complicité entre mélodies du guitariste égyptien Omar les interprètes orientaux, le jeu n’est pas Khorshid, dans un réarrangement des sur les notes, mais entre les notes. Le tarab chansons d’Oum Kalsoum. Les corps onva directement au cœur, prend aux tripes. dulent, le mouvement s’inspire des courbes Et nous, nous aspirons à composer une de la calligraphie arabe et des arabesques écriture du mouvement capable de pro- des mosquées cairotes qu’ils ont visitées, duire cette forme d’hypnose », dit N ­ icolas toutefois on demeure dans les registres de Cantillon. la danse contemporaine occidentale. « À « La première représentation de Nil a Genève, nous allons continuer ce travail eu lieu en janvier 2011 à Genève. On devait avec d’autres danseurs ainsi qu’avec Rise produire à la Bibliothèque d’Alexandrie, chard Bishop qui reste en Suisse pour une en Égypte, le mois d’après, mais le spec- résidence de 7 mois », lance Laurence Yadi. tacle a été annulé à cause des remous po- Le son de la guitare électrique de ce musilitiques », précise Laurence Yadi. Cette cien américain, de mère libanaise, les péfois-ci, leur visite intervient pratiquement nètre, les envoûte, jusqu’à ne faire plus quinze jours avant la deuxième vague qu’un avec eux. La musique de Sir Richard d’insurrection politique. Les marchands Bishop, ils l’ont découverte en 2010, grâce ambulants envahissent les artères cen- au CD The Freak of Araby déniché sur un trales et les vendeurs de drapeaux font de trottoir cairote. bonnes affaires. Dans le studio Emad El-Din, toujours Le secret du tarab au centre-ville, Laurence Yadi et Nicolas Les matinées sont passées en studio, les Cantillon familiarisent avec leur style les après-midis plutôt réservés aux rencontres danseurs égyptiens, qui se montrent en­ et concerts, pour mieux percer les secrets thousiastes. Ensemble, ils reprennent une du tarab. Tantôt ils effectuent une visite phrase chorégraphique, utilisée dans ­Tarab. guidée au musée Oum Kalsoum, tantôt Puis, le couple poursuit sa recherche sur les ils se rendent à la rue Mohamad Ali, celle H E U R E LO CALE 33


Égyptienne vivant au Caire, Dalia Chams est journaliste spécialisée dans les sujets relatifs à la culture, aux médias et à la société. * Ce texte a été rédigé en juillet 2013, peu après le séjour de recherche des deux chorégraphes au Caire.

Le langage de la lumière NEW DELHI

En juin dernier, à Delhi et à Bangalore, Jonathan O’Hear, artiste vivant à Genève, partageait avec des pros du spectacle, ses vues sur l’éclairage comme média artistique.

Avec lui, la lumière devient actrice : Jonathan O‘Hear montre aux participants à ses ateliers les multiples possibilités de cet instrument.

par Elizabeth Kuruvilla – Il ne restait plus à Jonathan O’Hear que quelques heures à passer en Inde. Durant son séjour à Delhi et Bangalore, les répétitions de chorégraphie et les ateliers d’éclairage s’étaient enchaînés. Mais avant de prendre l’avion et de retrouver sa femme et ses enfants en Suisse, il allait enfin pouvoir visiter la ­National ­Gallery of Modern Art de New Delhi. Rien de tel que les tableaux pour apprendre à se servir des ombres et de la lumière, explique-t-il. « Il y a une façon primale, universelle de concevoir la lumière. Passés de la nuit à la lumière à la naissance, nous retournons à la nuit. » Pour lui, la lumière est un langage. Elle est espoir quand elle apparaît, désespoir et peur quand elle décline et crée l’obscurité. Né à Rugby, Angleterre, en 1971, O’Hear a fait des études littéraires à Londres et a étudié le cinéma et la vidéo HEUR E LO CALE 34

à Vancouver. N’ayant jamais été un grand amateur de théâtre, c’est par la performance et de façon organique qu’il est venu à l’éclairage scénique. « Je pensais en faire pendant quelques années et passer ensuite à autre chose. » Eh bien non ! Selon lui, le vrai déclic s’est produit lorsqu’il a commencé à travailler avec le chorégraphe suisse Foofwa d’lmobilité. L’innovation et le design visuel comme moyen de créer du sens ont été un élément clé de leur collaboration. Pour Au Contraire, chorégraphie de l’excentrique Foofwa inspirée du cinéaste Jean-Luc Godard, Jonathan a longtemps réfléchi au moyen de transcrire à la scène l’image cinématographique. « J’ai compris que le cinéma ne proposait qu’une illusion de mouvement, le cerveau comblant les vides entre des images fixes. » Pour recréer un impact psychologique de même intensité, Jonathan O’Hear eut recours à des rafales de lumière rouge, verte

Poto : Rahul Giri (90ml Photography)

des musiciens et des almées, car Nicolas Cantillon suit là-bas des leçons de luth oriental (oud). « J’ai déjà fait de la guitare. Il y a trois mois environ, j’ai acheté un bouzouki en Turquie. Et maintenant, c’est le tour du oud. Jouer de la musique permet de jouer différemment avec le corps », dit Nicolas Cantillon, qui était musicien avant de se lancer dans la danse. Les deux chorégraphes savourent les délices de l’improvisation orientale, en se rendant d’un concert à l’autre. Ahmed Al-Maghrabi leur révèle, dans une partition, les aspects logiques et illogiques du tarab. Il est le propriétaire du centre ­Makan pour l’ethnomusicologie, où les danseurs ont assisté à une séance de zar (exorcisme) transformée en spectacle. « Entre ces musiciens du zar il y a une écoute singulière, très différente des codes des jazzmen », constatent-ils. Une fois de plus, ils retrouvent le concept du tarab dans les cercles mystiques où l’on psalmodie les noms de Dieu, durant une fête foraine destinée à commémorer un saint. De temps à autre, le contexte politique s’impose. Un soir, la danse des derviches tourneurs est annulée, les pannes d’électricité étant devenues trop fréquentes au lendemain des émeutes. Le couple franco-suisse se dirige alors vers le quartier huppé de Zamalek où se déroule le sit-in des intellectuels, devant le ministère de la culture. Danse, musique et politique s’imbriquent dans la rue. Une autre facette rebelle de cette ville qui ne dort jamais.


et bleue, que le spectateur finit par percevoir comme une lumière blanche.

Poto : Soumita Bhattacharya

Sculpter l’espace par la lumière Pour Jonathan O’Hear, éclairer une scène c’est saisir le sens de ce que fait l’acteur ou le danseur. La première fois qu’il est venu en Inde comme mentor de la Gati Summer Dance Residency de 2010, il a conçu l’éclairage d’un spectacle de Lokesh Bhardwaj intitulé Rememory. « Ce spectacle sur la mémoire m’a laissé toute la liberté dont j’avais besoin pour expérimenter et pour expliquer son impact sur moi. » Afin de donner une représentation visuelle de la mémoire, il a suspendu des ampoules électriques à des hauteurs différentes, de façon à stimuler l’activité neurale du cortex. Rares sont apparemment en Inde les artistes utilisant la lumière comme moyen d’expression artistique. « En Inde, la lumière est quelque chose que l’on ajoute à la dernière minute, quelque chose qui est censé faire joli et dont on décide trois heures avant le spectacle », dit Mandeep Raikhy, danseur contemporain et directeur de programme du Gati Dance Forum de Delhi. A Male Ant Has Straight Antennae, sa deuxième chorégraphie « long métrage », a pour sujet la masculinité et le toucher. La première, le 13 juin, a fait salle comble. Un spectacle courageux et ex­ plicite pour un pays où la sexualité alter­ native est encore loin d’être admise, où l’homme non macho est sujet à railleries et le con­formisme très pesant. Avant l’arrivée

d’O’Hear, Mandeep et sa troupe avaient réuni quelques séquences sur la masculinité, mais sans vraiment savoir comment créer de véritable lien entre elles. Mandeep reconnaît que l’architecture du spectacle doit beaucoup à Jonathan O’Hear : « La chorégraphie, dit-il, a profondément changé grâce à lui. » Au début, les danseurs, six hommes et une femme, se tiennent sur scène en sous-vêtements et attendent que le public s’installe. Une scène qu’ils ne quitteront pas de tout le spectacle. Ceux qui sont au repos occupent la partie sombre de l’échafaudage de bambou construit par l’artiste et regardent danser leurs camarades, devenant ainsi une métaphore de la société. Les éléments scéniques suggérés par le concepteur lumières témoignent de ce que Mandeep appelle son « remarquable génie pour créer du sens » : « D’habitude, je sors de scène par les côtés, mais le fait de rencontrer le public comme par à-coups change complètement la relation que l’on a avec lui. Jonathan m’a vraiment aidé à abattre ce mur. » Une bouffée d’air frais L’éclairage imaginé par Jonathan O’Hear faisait ressortir l’opposition entre les désirs privés et la posture publique de masculinité, qui est au cœur du spectacle. Pour Gyandev Singh, diplômé de design scénique de la National School of Drama, qui l’a assisté dans ce spectacle, l’interaction de ­Jonathan O’Hear avec les danseurs a été

comme une bouffée d’air frais. De l’échafaudage construit sur la scène aux pro­ jecteurs suspendus bien en vue « nous n’avons rien ­essayé de dissimuler », ce qui, par le jeu des ombres, a eu pour effet de découper la scène en différents espaces. Pendant son séjour en Inde, l’artiste a donné des ateliers non techniques, auxquels se sont précipités designers, photographes et event managers. Un succès tel que Jayachandran Palazhy, directeur artistique du Attakkalari Centre for Movement Arts, a l’intention de l’inviter l’an prochain pour une série d’ateliers de degré avancé. « Il fait de la lumière un personnage, comme dans les toiles de Vermeer », dit-il. Les écoles d’art dramatique indiennes consacrent peu de ressources à l’éclairage, ce que Palazhy espère corriger en organisant ces ateliers avec Jonathan O’Hear. Quant à ce dernier, qui n’arrête pas de bidouiller l’éclairage de sa cuisine genevoise, il constate avec plaisir que l’on considère enfin la lumière comme un média artistique. Il travaille actuellement à l’élabo­ration d’une interface qui projettera la lumière selon l’effet que les stimuli visuels ont sur le cerveau. Sans doute une de ses idées les plus brillantes, et qui renferme tout ce qu’il pense des émotions que la lumière évoque en nous. Basée à New Delhi, Elizabeth Kuruvilla est rédactrice de la rubrique Books and Arts de l’hebdomadaire indien Open. Traduit de l’anglais par Michel Schnarenberger

Impossible aux danseurs d’échapper aux regards du public. A Male Ant Has Straight Antennae est une chorégraphie qui a pour sujet la conception sociale de la masculinité.

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R EP OR TAGE

Comment traduire la musique d’une langue ? Dans les montagnes valaisannes, un colloque international de traductrices et traducteurs se consacre à Ustrinkata d’Arno Camenisch et doit renoncer, dès le titre, à une traduction littérale de ce livre à succès. par Michael Braun (texte) et Jonas Ludwig Walter (photos)

Comment passer de « Was » à « Wasser » dans une autre langue que l’allemand ? Quel pont conduit d’un interrogatif à un substantif d’une même sonorité ? Six traductrices et traducteurs, venus de Lviv, Ljubljana, Moscou, Göteborg, Glasgow et Lausanne, planchent sur le début d’Ustrinkata, grandiose récit d’Arno Camenisch. Réunis autour d’une table dans la salle de conférence d’un petit hôtel à Loèche-les-Bains, en Valais, ils se fraient lentement et méticuleusement un chemin à travers la singulière mélodie du texte. Le canton alpin, à la croisée du français, de l’allemand et du dialecte haut-valaisan, semble être le lieu idéal pour un projet qui franchisse les frontières linguistiques. D’emblée, les passeurs de langue sont mis à défi : « Was, Wasser, fragt die Tante am Stammtisch in der Helvezia… » (Comment de l’eau, demande la tata à la table

des habitués de l’Helvezia…). Ce sont les ­premiers mots d’Ustrinkata, et les tra­ ducteurs, qui en compagnie de l’auteur creusent au cours d’un colloque de trois jours les multiples strates du récit, dégagent des solutions aussi audacieuses que surprenantes dans leurs langues respectives. Si l’idiome du Grison Arno Camenisch a quelque chose d’étranger même pour des oreilles suisses alémaniques, combien doit-il l’être pour les traducteurs réunis à Loèche ; prenant et reprenant leur élan dans leur approche du texte, ils parlent, comme le Russe Alexej Shipulin, de « bonheur », quand ils réussissent à donner à leur propre traduction un rythme ainsi que des images semblables à ceux de l’original. La « reconstruction du son » joue pour ce faire un rôle essentiel, souligne-t-il. Camenisch le conforte dans son propos en rapportant le processus de création RE PO R TAG E 36


Écrire contre l’oubli : Arno Camenisch à Loèche-les-Bains en juillet 2013.

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Six traductrices et traducteurs, un écrivain (3e en partant de la gauche) et un animateur (avant-dernier à droite) prennent une petite pause durant le colloque international sur la traduction littéraire.

­ ’Ustrinkata : il va jusqu’à lire cinquante d fois chacune des scènes à haute voix afin de trouver la mélodie adéquate. Ustrinkata achève la trilogie grisonne d’Arno Camenisch, qui écrit en allemand et romanche. Le récit a pour point de départ un moment d’adieu : dans un petit bistrot de la vallée de la Surselva, quelques villageois attendent le déluge en ce dernier soir avant la fermeture définitive du Helvezia. Alors que dehors, il pleut interminablement, les habitués se racontent des histoires de vie et de survie, de malheurs et de sauvetages miraculeux dans leur monde rural, tout en s’exerçant à l’art de la boisson ; on savoure ici jusqu’à plus soif la bière et le Caffefertic, café additionné d’eau de vie – qui délient le discours et mobilisent l’esprit de résistance de la communauté villageoise. Le bistrot devient lieu universel

de récit, où les habitués dressent leurs ­histoires contre la fin menaçante de leur culture. Cette prose, captant dans des scènes construites sur le mode dialogué les particularités d’un monde romanche en voie de disparition, est un chef-d’œuvre de langage polyphonique qui a fait sensation bien au-delà des frontières helvétiques. La trilogie de cet écrivain de 35 ans a déjà été traduite, en tout ou partie, en près de 20 langues, dont le hollandais, le chinois et le hongrois. D’autres traductions en slovène, bulgare et suédois sont en préparation. Donal McLaughlin, un « Ecossais irlandais » expérimenté ayant déjà traduit Urs Widmer et Pedro Lenz en anglais, n’est pas sans avoir contribué à la découverte d’Arno Camenisch sur le plan international. Tous deux ont fait connaissance en 2008, et pour mieux plonger dans le monde RE PO R TAG E 38

romanche, ils ont entrepris une expédition commune à ­Tavanasa, village isolé dans la vallée de la Surselva dont Camenisch est originaire. Ainsi Donal McLaughlin a-t-il eu l’occasion d’écouter les voix du lieu et de s’en imprégner, pour ensuite intégrer à son travail les singulières harmonies de la langue. La publication d’un extrait dans la revue américaine Harper’s Magazine a ensuite ouvert la voie à un succès inattendu, qui depuis n’a plus quitté Camenisch. Poésie de l’oralité C’est la huitième fois déjà que le Festival de littérature de Loèche-les-Bains accueille un atelier de traduction, avec le soutien renouvelé de Pro Helvetia (dans le cadre du programme prioritaire de ­traduction ­Moving Words, voir encadré), du Literarisches Colloquium Berlin, du


Centre de traduction littéraire de Lausanne et de Palais Valais. Au cours de ce colloque placé sous la direction de Jürgen Jakob Becker, on a pour ainsi dire passé au crible philologique les particularités d’un style qui mêle les langues et leur musique, où chaque phrase, par sa structure en méandre, renvoie à l’oralité de la culture dans laquelle Arno ­Camenisch a grandi. « Je n’ai pas de mission linguistique », explique à ce propos l’écrivain, « je ne travaille qu’avec des sons, avec des tonalités venant du romanche ». Les origines de Camenisch ont conduit plus d’un critique à le classer au nombre des phénomènes littéraires issus d’une culture régionale. Pourtant, seul le premier volume de la trilogie grisonne, Sez Ner, décrivant de façon virtuose la vie dans l’alpe de Stavonas, met en regard à valeur égale les versions en romanche sursilvan et en allemand du texte. Dans Ustrinkata, explique l’auteur, il a délibérément opté pour l’allemand comme langue littéraire, ce qui lui permet plus de distance face à sa matière. S’approprier le texte L’étude d’Ustrinkata l’a profondément dé­ stabilisée, rapporte la traductrice slovène Amalija Macek, le texte « incroyablement fermé » lui a tout d’abord donné le sentiment de ne plus comprendre l’allemand ; les néologismes de Camenisch, en particulier, nécessitent des solutions inhabituelles lorsqu’il s’agit de recréer le texte dans la langue cible. Le Russe Alexej Shipulin et l’Ukrainienne Chrystyna Nazarkevich, qui traduisent depuis vingt ans des classiques tels que Heinrich Böll et Bertolt Brecht, mais aussi des auteurs contemporains comme Ilma Rakusa ou Arno Camenisch justement, décrivent fort bien les diffi­ cultés rencontrées dans Ustrinkata. « Der Alexi will aufstehen, nichts da, sagt der Luis, oh darf ich nicht mal mehr schiffen gehen, der Cleveri, ist halt mit allen Wassern gewaschen, sagt der Otto, so verschlagen sind wir denn auch » (l’Alexi veut se lever, pas question, dit le Luis, oh j’ai même plus le droit d’aller pisser, le Cleveri [le petit malin], l’a été lavé par toutes les eaux [il a plus d’un tour dans son sac], dit le Otto, mais on est aussi futé que lui) : la savante construction des phrases, où les prénoms sont le plus souvent précédés d’un article défini qui n’existe pas dans les langues slaves, requiert ainsi d’ingénieuses alter­

Fin de Moving Words, programme prioritaire en faveur de la traduction Fin mai 2013, à l’occasion des Journées littéraires de Soleure, Moving Words. Swiss Translation Programme 2009–2012 s’est officiellement clos par une manifestation publique dont les participants, venus du monde entier, ont discuté de la traduction des œuvres de Robert Walser. Ce programme d’encouragement de la traduction lancé par Pro Helvetia n’en disparaît pas pour autant, il sera poursuivi sous une forme éprouvée et optimisée, et intégré dans l’encouragement régulier de la division Littérature et Société. Durant Moving Words, qui d’ailleurs s’est prolongé d’un an par rapport à ce qui était prévu, le nombre des œuvres littéraires traduites en Suisse et à l’étranger a nettement augmenté. En outre, neuf collections d’ouvrages suisses ont vu le jour, portées par des maisons d’édition internationales : en Chine, en Inde, aux États-Unis, en Russie et en Norvège. Grâce à ces collaborations internationales avec les maisons d’édition, les traductrices et traducteurs et les institutions spécialisées dans la traduction, la Fondation bénéficie maintenant d’un solide réseau d’expertes et experts, ce qui, à l’avenir, facilitera son travail et en assurera la qualité. Moving Words a disposé d’un fonds supplémentaire de 2,4 millions de francs. Pour de plus amples informations : www.prohelvetia.ch

natives syntaxiques. Parsemant le texte, les mots teintés de dialecte mais inventés de toutes pièces, tout comme les jurons ­(coffertori ou koffertami par exemple, variantes de l’allemand gottverdammt, littéralement maudit ou damné par Dieu), ­demandent une transcription poétique qui ne peut s’effectuer sans une appropriation radicale du langage. La Lausannoise ­Camille Luscher, fraîche lauréate du prix Terra Nova de la Fondation Schiller Suisse pour la littérature et la traduction littéraire, a déjà traduit les deux premiers livres de Camenisch et parle de la difficulté à transposer son idiome littéraire, ce ­« langage rustique » mêlé d’éléments romanches, au français, de nature élégante et formelle. Le caractère oral de cette prose exige des traducteurs qu’ils acceptent, fondamentalement, de renoncer à une transcription littérale et de recréer en lieu et place sa musique dans leur propre langue. La traduction du titre, déjà, constituait un exercice passionnant : l’expression Ustrinkata (variante de l’allemand Austrinken, le fait de vider son verre) désigne le dernier soir d’un bistrot avant sa fermeture, réunissant les habitués pour d’ultimes libations. De « dernière tournée » à « la dernière chope », on a imaginé les ­solutions les plus diverses, où la marque de R E PO R TAG E 39

la fin, l’adieu à une culture qui va disparaître, trouve un pendant. Malgré toutes les difficultés rencontrées en cours de travail, il est permis de s’imaginer les traducteurs d’Arno Camenisch heureux. Certes, comme des naufragés, ils ont quitté les rivages apparemment sûrs d’une langue sans être certains d’atteindre jamais la terre ferme de l’île dont ils sont en quête, la langue cible. Mais dans ce voyage, ils goûtent simultanément le bonheur de voir les frontières linguistiques se dissoudre. Né en 1958, Michael Braun est critique littéraire et modérateur et vit à Heidelberg. Il a publié en 2011 le recueil d’articles Hugo Ball – Der magische Bischof der Avant­garde aux éditions Wunderhorn, où il a également édité le calendrier de poche 2014 de la poésie. Né en 1984, Jonas Ludwig Walter a étudié la photographie à la Ostkreuzschule de Berlin, ville où il vit et travaille aujourd’hui. En octobre 2013, il a entrepris des études de mise en scène à Potsdam-­Babelsberg. www.jlwalter.de Traduit de l’allemand par Anne Maurer


AC T UA L I T É S PRO H ELV E T I A

Echanges culturels le long du Rhin Les choses bougent dans le tripoint : depuis septembre dernier, les échanges transfrontaliers entre créateurs culturels du Bade-Wurtemberg, d’Alsace et du nord-ouest de la Suisse connaissent un nouvel élan. Dans le cadre de Triptic – Échange culturel dans le Rhin Supérieur, les institutions culturelles de cette région réalisent des projets communs – pour Dance Trip, par exemple, la Kaserne Basel, le Theater Freiburg et les deux théâtres strasbourgeois Le Maillon et Pôle Sud échangeront durant une saison trois productions de danse contemporaine. Quant à l’exposition nomade Grenzgänger / Passe-frontières, elle teste de nouvelles formes de collaboration : trois commissaires et trois artistes réalisent ensemble une sorte d’histoire à

épisodes, composée de trois expositions au développement permanent dans trois villes d’Allemagne, de France et de Suisse. Enfin, le projet Transborder explore, par une série de performances acoustiques, le dépassement des frontières au sens littéral comme au sens figuré. Avec Triptic, Pro Helvetia et la douzaine de ses partenaires locaux souhaitent renforcer la mise en réseau des artistes de la région rhénane. Au total, ce sont 17 projets transfrontaliers dans toutes les disciplines artistiques qu’un jury trinational a sélectionnés il y a un an et que le public découvrira jusqu’en mai 2014. www.triptic-culture.net

Un œil sur la relève artistique L’avenir appartient à la génération montante ! Pro Helvetia soutient dorénavant la présentation d’artistes de la relève aux foires d’art inter­nationales et renommées. Car, sans soutien, de telles présentations constituent un risque ­souvent trop grand pour les galeries. Pour Pro Helvetia, c’est une avancée en terrain inconnu : elle permettra aux ­artistes de moins de 35 ans ayant terminé leur formation depuis moins de 5 ans de prendre pied sur le marché, mais aussi d’entrer en contact avec un public professionnel international. Autre mesure : la Fondation suisse pour la culture soutient maintenant des initiatives d’exposition organisées pour les artistes de la relève, dans des ­espaces d’art autogérés ou des institu­tions artistiques de moyenne et petite dimension. Les espaces d’art ou les commissaires d’exposition indépendants ont ainsi la possibilité de déposer leur candidature pour certains projets ou un programme annuel. Dans le cas de programmes annuels, c’est le concept qui prime, on prend ainsi en compte la nécessité de laisser une marge de manœuvre suffisante pour permettre des décisions rapides.

Dans le cadre de Triptic, les conteneurs d’une exposition numérique feront halte à Bâle, Strasbourg et Karlsruhe.

ACTU ALITÉS PR O H E LV E T IA 40

Photo : Philippe Groslier

www.prohelvetia.ch


Interactif et transmédial

Mobile. In Touch with Digital Creation : le nouveau programme d’impulsion de Pro Helvetia soutiendra plus de 30 initiatives différentes entre 2013 et 2015.

Dans les années 1990, seule une minorité de personnes disposait d’un Natel, l’abréviation de l’expression allemande nationales Autotelefon, c’est-à-dire un téléphone mobile. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population suisse

possède un smartphone. Un fait qui porte la Suisse au sixième rang mondial, tout de suite après des pays comme Singapour, la Suède et les États-Unis. L’usage généralisé des appareils mobiles, la possibilité d’aller sur Internet en

tout lieu et en tout temps, modifient non seulement notre façon de commu­niquer, mais également notre société, notre économie et notre culture. Le potentiel créatif de la numé­ risation est énorme. De nouvelles formes d’expression culturelles surgissent à un rythme accéléré : des livres d’images interactifs aux applications de réalité aug­mentée en passant par les jeux pour les tablettes. Avec son programme d’impulsion Mobile. In Touch with Digital Creation, Pro Helvetia soutient des œuvres numériques satisfaisant à une exigence artistique. Il se concentre sur l’inter­ action et la narration transmédiale. Entre 2013 et 2015, la Fondation suisse pour la culture soutiendra plus de 30 initiatives, dont un appel à projets transmédiaux ainsi que de jeux vidéo, des séjours de recherche au CERN, des congrès, des expositions et des plateformes de promotion à l’étranger pour les développeurs, designers de jeux et artistes média suisses. www.prohelvetia.ch/mobile

Photo : Andreas Hidber

33 nouvelles œuvres orchestrales suisses Le 12 décembre, on pourra entendre au Palazzo dei Congressi de Lugano Vergessene Lieder, une œuvre de Nadir Vassena interprétée par l’Orchestra della Svizzera italiana. La création de cette œuvre donne le coup d’envoi de la série Œuvres Suisses. D’autres créations sont déjà programmées, à Bienne (12 mars 2014), à Soleure (14 mars 2014) et en juin à Bâle, Genève et Lausanne. Ainsi, ces trois prochaines années, un nouveau répertoire, intitulé Œuvres Suisses et rassemblant 33 œuvres contemporaines pour orchestres de chambre et orchestres symphoniques, verra le jour en Suisse – un projet unique. Il s’agit d’une initiative commune de

Pro Helvetia et d’orchester.ch , l’Association suisse des orchestres professionnels : onze orchestres professionnels de toutes les régions se sont engagés à créer, entre 2014 et 2016, chacun trois œuvres de compositrices et compositeurs suisses. En contrepartie, pendant toute la durée du projet, Pro Helvetia soutiendra chacun des orchestres participant à Œuvres Suisses dans leurs tournées à l’étranger et leurs projets de médiation. Œuvres Suisses permet ainsi d’encourager la musique contemporaine et d’établir internationalement les orchestres. A ce projet s’associe également la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SRR) qui enregistrera l’ensemble ACT U ALIT ÉS PR O H E LV E T IA 41

Pro Helvetia soutient la création de nouvelles œuvres orchestrales contemporaines.

des productions. Cette documentation audio permettra de diffuser la création musicale symphonique de Suisse, afin qu’elle ne soit pas réservée au seul public des salles de concert, contribuant ainsi à la promotion internationale des œuvres et des orchestres.


PA R T E N A I R E

Développer plutôt que statufier Lanceurs de drapeau, dentellières et yodleurs : depuis début 2013, les associations de culture populaire peuvent demander au Fonds pour la culture populaire de soutenir leurs projets.

CICP, se trouve en terrain inconnu et doit donc élaborer un catalogue communs de définitions. La culture populaire étant généralement le fait d’amateurs sans formation professionnelle, les critères de subvention de Pro Helvetia dans les autres domaines artistiques ne peuvent pas toujours s’appliquer ici. En particulier, note encore Markus Brülisauer, celui du « développement de la culture populaire », critère posant problème pour bien des domaines de celle-ci et plus facile à respecter pour les associations de musique populaire que pour la Fédération des dentellières suisses, vouée à la ­reconstruction et à l’artisanat. Johannes Schmid-Kunz précise alors que « ce développement ne s’entend pas forcément par rapport au contenu et qu’il peut également prendre la forme d’une collaboration, par exemple entre une association de culture populaire et un autre groupe d’intérêts, décidés à s’unir pour lancer un projet ». Johannes Schmid-Kunz est con­ vaincu que les nouveaux bureaux d’Altdorf et le fonds pour la culture populaire créé par Pro Helvetia vont changer la donne et que des perspectives intéressantes vont s’ouvrir aux associations de culture populaire, dont il espère « qu’elles sauront faire usage ». De façon à ce que la culture populaire suisse reste vivante et ne se transforme pas en mémorial. Ariane von Graffenried est titulaire d’un doctorat en sciences du théâtre, auteure indépendante et interprète de spoken word. Elle fait partie du collectif d’auteurs Bern ist überall ainsi que du duo Fitzgerald & Rimini. Traduit de l’allemand par Michel Schnarenberger

CICP en avait déjà accepté quatre, dont un proposant que les associations de culture populaire profitent de la Journée du même nom qui se déroulera dans le cadre de l’OLMA 2013 pour se présenter ensemble et organiser des stands d’information, des spectacles et des événements interactifs tels que cours intensifs de danse populaire ou de castagnettes schwytzoises. La possibilité de soumettre des demandes de soutien constitue pour les associations une grande nouveauté. De même, d’ailleurs, que pour le jury qui, comme l’explique Markus Brülisauer, directeur de la

PARTENAIRE : CI CU LT U R E PO PU LAIR E 42

Illustration : Raffinerie

par Ariane von Graffenried – Coincé entre les cimes enneigées, les maisons bourgeoises et les cars de touristes, se dresse sur la place du marché d’Altdorf un Guillaume Tell en bronze, le regard perdu dans le lointain. À deux pas de là, se trouve la Maison de la musique populaire où, faisant preuve de clairvoyance l’on soutient la culture populaire suisse. On est ici dans le centre de compétence national de la création musicale populaire. Ce centre abrite depuis 2013 les nouveaux bureaux de la Communauté d’intérêts pour la culture populaire (CICP), à laquelle sont affiliées onze associations ­représentant environ 300 000 actifs, dont l’Association fédérale des yodleurs, l’Association suisse des musiques, la Fédération nationale des costumes suisses et l’Union suisse des chorales. Grandes ou petites, ces organisations sont représentées par la CICP, qui unit structurellement les artistes de théâtre populaire, les pinceurs de cordes, les tambours et les lanceurs de drapeau. Fondée à la fin des années 1980, la CICP a longtemps pâti de son manque ­d’infrastructure et de professionnalisme. « Nous manquions de tout, nous n’avions même pas un secrétariat, une page d’accueil ou un calendrier des fêtes. Chaque association faisait sa petite cuisine dans son coin », rappelle Johannes Schmid-Kunz, directeur sortant de la Maison de la musique populaire et directeur en exercice de la Fédération nationale des costumes suisses. Avec les nouveaux bureaux de la Maison de la musique, les choses vont changer, la CICP va gagner en rayonnement et en efficacité. En février 2013 est entré en fonction son nouveau président, Albert ­Vitali, conseiller national PLR lucernois et membre actif de Heimelig, petite chorale de yodleurs. « Nous devons absolument dynamiser la CICP », dit-il. Il le faut d’autant plus que celle-ci vient de signer une con­vention de prestations avec Pro Helvetia. Au titre d’un projet pilote de trois ans commençant en 2013, Pro Helvetia allouera chaque année une somme de 100 000 francs à un fonds géré par la CICP. Deux fois par an, les associations auront ainsi la possibilité de soumettre des requêtes pour des projets servant à la promotion des talents, aux échanges et au développement de la culture populaire. À la moitié de l’année, le jury de spécialistes indépendant mis en place par la


CA RTE BL A NCHE

Créoliser la Suisse par Pierre Lepori – Tout écrivain devrait être « bâtard », dit l’immense poète franco-algérien Jean Sénac. Ou du moins un « négrillon » ne maîtrisant pas sa langue, comme l’auteur martiniquais Patrick ­Chamoiseau. La Suisse n’est pas créole – son plurilinguisme étant construit sur la séparation territoriale des langues – mais elle nous offre la possibilité d’une infraction, d’une trahison de la langue maternelle et du terroir paternel. Être exilé dans son propre pays, se situer à la marge de soimême, délocalisant la fiction identitaire qui nous plastronne, bref : être au bord du langage « ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côte » (Jacques ­Derrida). Même dans une Confédération tiède et policée, l’écriture a peut-être ce pouvoir – résiduel – de braver la frontière, de concasser les héritages dans la déraison d’un Louis Wolfson, cet « étudiant de langues schizophrénique » qui écrivait en 1970 un roman fuyant la langue de sa mère pour lui opposer « des mots entiers, idéalement indécomposables, à la fois liquides et continus » (Gilles Deleuze). Nous avons la chance de vivre dans un lopin d’Europe où la traduction est une pratique nécessaire, une respiration communautaire, mais il ne faut pas s’y méprendre : « À l’idée d’une traduction égalisatrice – procédant par translation, équivalence latérale – s’oppose la joie d’une traduction respiratoire, idiote et descendant dans le corps idiot, dans la matière incompréhensible de chaque langue (…) : c’est l’expérience du voyage dans un grand puits de mémoire et d’oubli » (Valère Novarina). Dans mon vécu – et dans le vôtre peutêtre également –, plusieurs strates linguistiques : les échos des Marches et de la Vénétie d’où venaient mes grands-parents maternels, le dialecte des vallées tessinoises du côté paternel, puis l’italien de l’école et des études à Florence; à Berne ensuite, l’allemand, et plus encore le français lausannois, depuis quinze ans.

Il m’était donc inévitable, devenant écrivain, de me poser la question de la langue : ni d’ici ni d’ailleurs, à défaut d’être migrant (et d’en souffrir les affres), j’ai pu m’exiler de plus en plus d’une certitude, celle d’une langue monolithique. D’où le besoin de m’auto-traduire, de me trahir, tout en trahissant toujours mes origines (dans les sonorités bâtardes d’un francophone à l’accent italien). Et de ne plus me décider pour une seule langue. Y a-t-il une différence fondamentale entre l’écriture dans sa langue maternelle ou dans une autre ? Entre une traduction et une auto-traduction ? Je ne crois pas, sauf si on s’appuie sur une idée moralisante de la traduction. Le philosophe Arno ­Renken a consacré une étude déterminante à cette idée de traduction « amorale » : Babel heureuse. Il y affirme avec finesse : « L’expérience (de la traduction) n’est pas celle d’une fixation sur laquelle on pourrait prendre appui, mais celle d’une déstabilisation qu’il s’agit de faire valoir. Si autant de discours s’acharnent à grand renfort d’exigence et de morale à rendre la lecture de la traduction indiscernable, si l’on cherche constamment à se l’approprier à grands coups de ‹ justesse ›, de ‹ fidélité › ou ‹ d’adéquation ›, peutêtre n’est-ce que pour juguler l’inquiétude CAR T E B LANCH E 43

que la traduction inscrit dans l’ordre littéraire et philosophique ». Transgresser le monolinguisme affirme le mouvement perpétuel de la langue, la liberté qui trébuche à chaque pas, à chaque mot. Qui déborde pour inventer des mondes balbutiants. Une idée utopique ? Oui, mais … comment oublier que 50 % de la population mondiale est déjà, de facto, bilingue ou plurilingue (comme le rappelle David Bellos) ? Créolisons la Suisse, donc, en nous appuyant sur nos incertitudes et nos transgressions, et sur les multiples ­langues qui traversent et tissent notre espace de vie. Pierre Lepori est né à Lugano et vit à Lausanne, où il travaille pour la radio suisse. Romancier et poète, il traduit et s’auto-traduit. Son dernier livre, Sans peau (d’en bas, 2013), est la version française de son premier roman, Grisù (Casagrande, 2007). Illustration: FLAG Aubry / Broquard


G ALE R IE 44


GA LERIE

Omar Ba Délit de Faciès 1, 2013 Détail. Huile, gouache, encre, crayon sur carton ondulé, 210 × 150 cm Ils sont à la fois tendres et menaçants, les mondes visuels imaginés par l’artiste ge­ nevois Omar Ba. Souvent sur un carton re­ couvert de noir, ils montrent des êtres ­mystérieux, tenant du rêve et de la réalité. L’actualité politique s’allie à la beauté icono­ graphique, les moyens stylistiques européens se mêlent à des symboles africains. Ses pein­ tures sombres parlent d’impuissance, de peur et d’espoir et renvoient à un monde invisible. Par leur énergie archaïque, elles troublent le spectateur, l’obligent à regarder de plus près et le forcent à poursuivre sa réflexion. Détail de l’œuvre Délit de Faciès 1, l’illus­ tration montre au premier plan un per­ sonnage aux yeux fermés. A l’arrière-plan, presque invisbiles dans le paysage ornemen­ tal, se tapissent deux formes – incarnations du pouvoir et de la violence. Elles sont carac­ téristiques du travail d’Omar Ba, où appa­ raissent souvent des soldats et des despotes et où sont associées l’histoire du continent afri­ cain et la réalité sociale du présent. Omar Ba est né en 1977 à Loul Sessène, Sénégal, et vit à Genève. En 2011, il a obtenu un Swiss Art Award. Ses travaux ont été ex­ posés dans toute la Suisse, récemment avec ceux de la Suissesse Claudia Comte au Centre PasquArt de Bienne. A l’étranger, Omar Ba a déjà pris part à des expositions à Paris, Londres, New York et Miami. www.bartschi.ch

La rubrique « Galerie » met en lumière une œuvre d’un ou d’une artiste suisse.

G ALE R IE 45


Passages, le magazine de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, informe sur l’art et la culture de Suisse et sur ses échanges culturels avec le monde. Passages paraît deux fois par an et il est diffusé dans plus de 60 pays – en allemand, français et anglais.


IMPRESSUM Editrice Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture www.prohelvetia.ch

PA S S AG E S

E N L IG N E Passages le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne : www.prohelvetia.ch/passages

Rédaction Rédaction en chef et rédaction de la version allemande : Alexandra von Arx Rédaction et coordination du dossier : Meret Ernst Assistance : Isabel Drews

Actualités Pro Helvetia Projets actuels, concours et programmes de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia : www.prohelvetia.ch Permanences Pro Helvetia Johannesburg/Afrique du Sud www.prohelvetia.org.za

Rédaction et coordination de la version française : Marielle Larré

Le Caire/Egypte www.prohelvetia.org.eg

Le prochain numéro de Passages aura pour thèmes central la culture ­numérique et paraîtra en juin 2014. Derniers numéros parus :

passages

Bouillon de cultures No 60

Bouillon de cultures Arts, migrations et société

New Delhi/Inde www.prohelvetia.in

Rédaction et coordination de la version anglaise : Marcy Goldberg Adresse de la rédaction Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture Rédaction de Passages Hirschengraben 22 CH–8024 Zurich T  +41 44 267 71 71 F  +41 44 267 71 06 passages@prohelvetia.ch

New York/Etats-Unis www.swissinstitute.net

Rome, Milan, Venise/Italie www.istitutosvizzero.it

passages

Artiste : un métier de rêve No 59

Artiste : un métier de rêve La course au succès Chanter pour l’eau : la tournée de Spezialmaterial en Colombie Un enchantement visuel : les installations cinétiques de Pe Lang à San Francisco Une affaire de cœur : les arts de la scène version poche L e m a g a z i n e c u Lt u r e L d e P r o H e Lv e t i a , no 5 9 , 2 / 2 0 1 2

San Francisco/Etats-Unis www.swissnexsanfrancisco.org Shanghai/Chine www.prohelvetia.cn

Impression Druckerei Odermatt AG, Dallenwil

Varsovie/Pologne www.prohelvetia.pl

© Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture – tous droits réservés. Reproduction et duplication uniquement sur autorisation écrite de la rédaction.

L e m ag azi ne c uLtur e L de P r o He Lv e ti a, no 6 0 , 1 /2 0 1 3

Paris/France www.ccsparis.com

Conception graphique Raffinerie AG für Gestaltung, Zurich

Tirage 25 000 exemplaires

Acrobatie, surréalisme et poésie : Daniele Finzi Pasca à Montréal Biennale de Venise : Valentin Carron dans le Pavillon suisse Varsovie : Rébellion scénique contre le contrôle tous azimuts

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Le goût de la liberté No 58

Le goût de la liberté Les artistes égyptiens aux temps de la révolution Une expérience collective : dormir dans une galerie d’art New York : le Swiss Institute s’enracine en terrain difficile Paris : les œuvres du cabinet de curiosités d’Andreas Züst L E M A G A Z I N E C U LT U R E L D E P R O H E LV E T I A , N O 5 8 , 1 / 2 0 1 2

passages

Performance : le corps, le temps, l’espace No 57

Performance Le corps, le temps, l’espace Dan bau et schwyzerörgeli : rencontre douce-amère à Giswil Composition instantanée : Schaerer et Oester à Grahamstown L’écriture : génie ou métier ?

La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde. Elle s’engage pour la diversité de la création culturelle, elle aide à définir les besoins de la culture et concourt à l’existence d’une Suisse culturelle multiple et ouverte.

L e m a g a z i n e c u Lt u r e L d e P r o H e Lv e t i a , no 5 7 , 3 / 2 0 1 1

L’abonnement à Passages est gratuit, de même que le téléchargement de la version électronique à l’adresse www.prohelvetia.ch/passages. Pour toute commande ultérieure d’un unique exemplaire, une somme forfaitaire de 15 francs est perçue (frais d’administration et de port).

Médaille d’argent Non profit / Associations / Institutions

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Pizza et portable = doigts gras et high-tech ; vélo et smartphone = ­circulation routiè­re et ping-pong SMS : cela ne colle pas ensemble, cela s’exclut carrément. Entre pizza et portable Volker Albus, p. 6

Adopter une approche globale du design, ce n’est pas perdre son temps ni son argent. C’est posséder la clé du succès dans le marché actuel, à la fois mondialisé et toujours plus fragmenté. Face à la concurrence mondiale Dominic Sturm, p. 12

L’une des principales qualités du designer, c’est sa ­capacité à tout remettre en question, mais également à tout La conception, un processus complexe penser autrement. Claudia Mareis dans son entretien avec Meret Ernst, p. 8 www.prohelvetia.ch/passages

La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde.


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