Passages n° 63

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passages

Dramatiser l’espace La scénographie dans tous ses états   À Rome : l’art et la science en dialogue À New York : les œuvres de jeunesse de l’artiste David Weiss À Saint-Pétersbourg : une coproduction helvético-russe LE MAGAZINE CU LT U R E L DE PR O H E LV E T IA, NO 6 3 , 2 / 2 0 1 4


4 – 31 DOSSIER

La scénographie dans tous ses états

32 HEURE LOCALE Rome : Studio Roma Un programme transdisciplinaire sonde les liens unissant la science et l’art. par Chiara Vecchiarelli 34 New York : Une exposition ­révélatrice L’œuvre de jeunesse de David Weiss quitte le Bündner Kunstmuseum de Coire pour le Swiss Institute de New York. par Konrad Tobler

14 L’ère du Nuage Qu’est-ce que la scénographie et quelles sont les mutations qui l’attendent ? Un aperçu. par Arnold Aronson 16 Structures éphémères La contribution suisse à la Quadriennale de Prague 2015, vue par ses curateurs. Propos recueillis par Marcy Goldberg 18 La scène et ses lourdeurs Les décors laissent des traces. Un clin d’œil. par Nicolette Kretz 19 Le corps en vitrine L’art de dispenser savoir et plaisir au musée. par Marie-Pierre Genecand 22 Les théâtres du quotidien La scénographie n’est ni décoration ni manipulation. Martin Heller s’entretient avec Till Briegleb

24 La réalité magnifiée Un essai sur la trop grande perfection des façades. par Bernadette Fülscher 25 Le plus grand compliment Reportage sur la copie d’Interlaken dans la ville chinoise de Shenzhen. par Pascal Nufer 27 Ni pierre ni métal L’espace et sa perception explorés par trois mises en scène performatives. par Imanuel Schipper 30 L’économie expérientielle post-politique Sur l’exploitation capitaliste de l’expérience. par Lieven De Cauter 31 Configuer l’infini Comment mettre en scène les mondes virtuels ? par Urs Honegger

S O M M AIR E 2

40 ACTUALITÉS PRO HELVETIA Une biennale d’art en Inde Transfrontalier et transalpin Depuis 75 ans ! Les jeux dans la ville 42 PARTENAIRE Un précieux tremplin par Tiz Schaffer 43 CARTE BLANCHE Un coin de paradis par Wagdy El-Komy 44 GALERIE Une plateforme pour les artistes Hairsaloon par Sarah Haug 47 IMPRESSUM

Photos – Couverture : Dold AG, Wallisellen (www.dold.ch) Cool Down Pink. extrait de « Emotional Color Collection » ; page 2 : Martin Argyroglo / Festival Plastique Danse Flore (Potager du Roi – Versailles) ; page 4 : Remy de la Mauviniere / AP ; page 6 : Peter Michael Dills / Getty ; page 7 : Tobias Frieman / Keystone ; page 8 : Regina Kuehne / Keystone ; page 9 : Georg Soulek / Burgtheater ; page 10 : Robert Hofer ; page 11 : Anadolu Agency / Getty ; page 12 : PhotoAlto / James Hardy / Getty ; page 13 : Nihad Nasupovic et Max Ramirez / Raindrop Studio

Il y a longtemps que le terme « scénographie » ne s’applique plus seulement à ce qu’il se passe sur une scène de théâtre. Ainsi, dans l’intervention de Philippe Quesne Bivouac, un parc municipal se transforme en décor. Quant à la couleur rose des murs de prison en couverture, elle aurait un effet apaisant sur les détenus. Une chose est sûre : la scénographie pénètre un nombre croissant de domaines de vie.

36 REPORTAGE Ornithologues ou révolutionnaires ? Mythes fondateurs et farce villageoise helvétique se mêlent dans une coproduction helvético-russe. par Beatrice Bösiger (texte) et Beat Schweizer (photos)


Que le spectacle commence ! Nous allons au théâtre et plongeons dans un monde inconnu. Comme celui de Situation Rooms, la production plusieurs fois récompensée du groupe Rimini Protokoll. Debout sur une terrasse au-dessus des toits, nous balayons du regard la silhouette d’une ville orientale sur un papier peint tandis que gronde la rumeur de la rue dans nos écouteurs. Un peu plus tard, nous nous retrouvons dans la fournaise de Sierra Leone, allongés dans un hôpital militaire, et sentons la fraîcheur du drap sur notre peau. Puis nous remuons la soupe dans une cantine russe, l’odeur du borchtch nous chatouille le nez et nous en prenons une cuillerée. Le scénographe Dominic Huber a soigneusement recréé quinze lieux différents de travail pour Situation Rooms. En moins de deux heures, tous nos sens nous ont fait faire le tour du monde : voyant, entendant, sentant, touchant et goûtant, nous sommes entrés dans le vif du présent sujet, la scénographie. Car, ainsi que le constate le spécialiste américain du théâtre Arnold Aronson, dans l’article qui ouvre le dossier de Passages, son moteur profond, c’est d’envoûter le spectateur en impliquant tous ses sens. Alors qu’auparavant, la notion de scénographie se référait essentiellement au théâtre ou à la scène, elle va aujourd’hui bien au-delà. Comme l’observe le cutateur Martin Heller, il y a longtemps qu’elle s’est emparée de tous les domaines de la vie publique. Du discours politique aux cellules de prisons en passant par les mondes virtuels des jeux vidéo, tout est mis en scène. La scénographie ne connaît plus de frontières de genres et ne se limite plus à une seule discipline. Les contributions de ce numéro tentent d’éclairer les nombreux champs d’action et aspects de cet art assez peu connu, mais en vérité omniprésent. N’y manquent ni des réflexions d’ordre sociopolitique, comme en témoignent les articles du philosophe de la culture Lieven De Cauter ou de l’architecte Bernadette Fülscher, ni une chronique pleine d’humour de la directrice de festival Nicolette Kretz sur les lourdeurs des décors de scène, ni un article sur les préparatifs de la plus importante manifestation de scénographie – la Quadriennale de Prague. A ce propos, en 2015 et pour la première fois, la contribution suisse à la ­prochaine édition de cette quadriennale sera sous la responsabilité de Pro Helvetia et de l’équipe de quatre experts qu’elle a mandatée. Bonne lecture Andrew Holland Directeur de Pro Helvetia

ÉDIT O R IAL 3


D R A M A T I S E R L’ E S

La scénographie peut se définir comme l’art d’aménager l’espace. Notre dossier tente de percer les secrets de cette discipline aux multiples facettes. Nous avons interrogé des scénographes, des décoratrices ou des architectes, et prié des spécialistes du théâtre et des philosophes de nous fournir quelques éléments d’analyse. Ces articles sont accompagnés d’une série de photographies où se révèle une utilisation réussie des moyens scénographiques. Ouvrant la série, une image de Leviathan, la gigantesque installation d’Anish Kapoor qui, avec ses douze tonnes de tubes de PVC gonflés d’air, a époustouflé les ­visiteurs du Grand ­Palais à Paris, en 2011.

P A C E

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Pour la mode : un soleil inspiré de The weather project, œuvre d’Olafur Eliasson, rehausse la collection automne / hiver 2013 de Marc Jacobs. 6


Pour l’exposition nationale : le nuage créé par Diller + Scofidio dans le cadre d’Expo.02 à Yverdon-les-Bains. 7


Pour l’espace public : Stadtlounge, le salon rouge imaginé à Saint-Gall par Pipilotti Rist et Carlos Martinez.


Pour le théâtre : la pièce Voyage d’hiver d’Elfriede Jelinek, mise en équilibre instable par Olaf Altmann. 9


Pour la montagne : les chalets de Vercorin dans l’intervention temporaire Cercle et suite d’éclats de Felice Varini. 10


Pour les médias : pneus et drapeaux en flammes lors des manifestations sur la Maïdan à Kiev, en février 2014. 11


Pour le centre commercial : à Guangzhou, zones d’achat et de détente s­ ophistiquées à l’intention des 800 000 clients quotidiens.


Pour le monde virtuel : un décor lugubre créé par les concepteurs suisses Nihad Nasupovic et Max Ramirez dans le jeu Raindrop. 13


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ne histoire sur l’art de séduire par l’art de construire, du théâtre, le vide au dessus du plateau et le sol sont à découvert, c’est ce que raconte au XVIIIe siècle Jean-François de non masqués. Un tel espace se révèle pourtant riche, d’un point de Bastide dans la nouvelle La petite maison. Un mar- vue scénique. Tous les éléments visibles ont une couleur et une quis invite une vertueuse jeune femme à visiter sa texture. Par rapport à l’espace du public, le volume spatial de la maison de plaisance aux abords de Paris. Tandis scène prend une importance particulière. Les caractéristiques qu’elle parcourt les jardins savamment aménagés et les pièces aux ­architecturales de l’édifice sont mises en évidence. Et le spectre de proportions élégantes, dont l’architecture exquise ou la lumière chacune des représentations qui se sont déroulées sur cette scène changeante sont décrites dans les moindres détails – tout comme y est en quelque sorte retenu. Même si la représentation se déplace l’est la musique d’un orchestre invisible –, la jeune femme suc- hors du théâtre, sur un terrain à ciel ouvert par exemple, ou dans combe, inévitablement. Tout à la fois traité d’architecture et récit une fabrique abandonnée, ces diverses qualités sont toujours érotique, La petite maison représente plus encore, elle constitue ­présentes. l’exemple ultime de ce que l’on entend par scénographie : l’impliPeut-être faut-il définir la notion même de scène. Dans son cation totale des sens du spectateur ou, si l’on veut, la séduction usage courant, chacun sait bien sûr ce que le mot désigne : une sensorielle de ce même spectateur. plateforme, généralement suréVoilà qui ne doit guère correslevée, sur laquelle se joue un specpondre à l’idée initiale d’Aristote, tacle. Fondamentalement, une lorsqu’il utilise pour la première scène est un espace délimité, cirfois le terme de skenographia dans conscrit par un cadre physique sa Poétique. Au sens littéral, le mot ou métaphorique. Le théâtre avec cadre de scène fixe et proscenium signifie « écriture scénique » et renvoie sans doute à quelque aspect en est l’exemple le plus évident. ­visuel de la production théâtrale, Mais toute scène qui est séparée Il y a longtemps que la scénographie ne se d’une manière ou d’une autre même s’il est peu probable qu’Arislimite plus au classique décor de théâtre. tote se soit référé à un quelconque des spectateurs est en quelque D’où vient cette notion et en quoi le décor illusionniste. Le terme résorte encadrée. Même les artistes champ d’action de la scénographie s’est-il apparaît au XXe siècle dans des de rue créent une scène par leurs ­acceptions variées et imprécises. mouvements et actions, indiquant modifié ? Un aperçu. Dans plusieurs langues, il se limite un espace de représentation en grande partie inviolable, malgré à l’aménagement de la scène, aux par Arnold Aronson son éphémérité. Un cadre est ce décors, le créateur de ces ouvrages étant désigné comme scénographe. qui sépare l’art de la vie. Le spectaPourtant, ceci ne constitue que teur et l’objet de son regard se l’un des aspects d’un vocabulaire scénique beaucoup plus large. confrontent l’un à l’autre. Dans un sens, l’un crée l’autre : désigner L’image scénique inclut les costumes et la lumière – dans la danse, un espace spécifique comme une scène, ou placer un cadre, qu’il ces deux éléments peuvent en fait dominer –, et de manière plus soit propre ou figuré, autour d’une image ou d’un objet, est, en significative peut-être, l’organisation de l’espace tout à la fois sur ­effet, créer un spectateur. La scénographie est l’art de remplir le la scène et dans le bâtiment comme un tout. Mais l’expérience sen- cadre théâtral et, souvent, l’art de créer ce cadre. Au XXe siècle, le théâtre occidental a été témoin d’une lutte sorielle du spectateur n’est pas seulement visuelle. Elle inclut le son, et, bien que rares dans les types de théâtre plus convention- constante entre un théâtre d’images aux éléments graphiques ou nels, certaines formes de représentation font également appel aux même picturaux et une scénographie de l’espace soulignant le vosens tactile et olfactif. Ainsi, dans sa définition la plus large et la lume de la scène. Cependant, nombre de théoriciens et praticiens plus complète, la scénographie peut être comprise comme la modernes ont senti que la dichotomie entre la scène et la salle crée combinaison des composantes visuelles, spatiales et auditives de une relation inévitablement conflictuelle entre l’acteur et le specla production théâtrale, auxquelles peuvent s’ajouter d’autres ré- tateur. Ils ont donc cherché les moyens d’incorporer le spectateur ponses sensorielles encore. Constant et omniprésent dans toute à la scène pour créer un espace qu’acteurs et spectateurs partagent. représentation, l’aspect scénographique est, pourrait-on dire, le Cela a débouché sur le mouvement du théâtre environnemental, plus influent. et plus récemment sur le théâtre in situ et immersif, où les cadres traditionnels sont largement éliminés, subvertissant les notions Faire la part de l’art et de la vie de spectateur et d’acteur. On y trouve des analogies avec les parcs S’il n’est pas indispensable qu’une scénographie exerce un pouvoir à thèmes comme Disneyworld, dont l’agencement soigneusement de séduction érotique aussi intense que la maison du marquis, elle planifié nous conduit à travers un labyrinthe de divertissement doit cependant avoir prise sur le spectateur. Une simple chaise sur et de commerce. Il y a même des comparaisons possibles avec une scène autrement nue est tout autant scénographie qu’un opéra d’autres entreprises commerciales, par exemple les centres à décors multiples. En fait, la notion de « scène nue » est elle-même d’achats, ou les établissements de vente au détail. Ni scène, ni salle, problématique. Elle désigne généralement une scène où les murs dans ce cas, mais un seul lieu pour la représentation et le public y

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participant, unifié par la scénographie. Le monde de l’art a lui aussi évolué dans cette direction, semble-t-il, proposant de plus en plus fréquemment des installations massives qui enveloppent le spectateur et rendent pratiquement impossible la relation traditionnelle à une œuvre d’art : être placé à l’extérieur du cadre et regarder ce qu’il y a à l’intérieur. Les récentes tentatives, dans le théâtre comme dans l’art, de dissoudre le cadre qui les identifie comme tels, suggèrent que ces formes d’expression artistique peinent à se définir au sein de la société contemporaine.

temps réel dans le même lieu que le spectateur. Mais l’image, la vidéo ou le film préenregistrés amènent un autre temps, un autre lieu dans le présent. Quant à ajouter une vidéo en direct d’un emplacement hors-scène, elle est synchrone mais perturbe l’espace. Et une vidéo en direct d’un événement sur scène attire le regard du spectateur dans deux directions, celle de l’événement même et celle de sa transmission, la transmission triomphant souvent ; la vidéo en direct sur scène constitue par ailleurs l’équivalent théâtral du cubisme, en permettant au spectateur de voir une action ou une image sous plusieurs angles simultanément. De même que Dématérialisation de la scène dans le monde réel, où quelqu’un peut être en train d’utiliser son Pour pouvoir déchiffrer une scène, nous devons tout d’abord re- Smartphone ou sa tablette tout en interagissant avec son entouconnaître le cadre qui sépare un espace spécifique du monde alen- rage et d’autres médias, le théâtre nous confronte aujourd’hui à tour, transformant ainsi les images et objets à l’intérieur de cet es- une expérience sensorielle plurivalente, combinant le direct et la pace en un système de signes lisible. Pour permettre le processus transmission, la présence et l’absence. L’aménagement scénique tangible, possédant une continuité physique, n’est plus de mise lorsqu’on parle de Ce que recherche la scénographie, c’est l’implication scénographie. totale des sens du spectacteur ou, si l’on veut, la séduction Dans l’histoire du théâtre, la scénograsensorielle de ce même spectateur. phie a longtemps eu pour fonction de créer une réalité matérielle afin de présenter de traduction, il faut une correspondance entre, d’une part, la l’immatériel : le mythe, l’allégorie, la fiction, ou peut-être l’illusion conception de l’image et de l’espace sur la scène, et de l’autre, la d’un lieu authentique dont la matérialité physique et temporelle perception visuelle et spatiale que le spectateur a du monde est ailleurs. Il y avait un élan inéluctable à faire de la scène un siconcret. La scène ne peut être comprise que si elle est en rapport mulacre de réalité ou – dans la foulée du cinéma et de son absorpavec les codes visuels et spatiaux de la société du moment. Nous tion presque sans effort du naturalisme – un site d’abstraction vivivons dans une culture de l’instantané, du temporaire, fragmenté, suelle, ou encore, à mettre l’accent sur la scène en tant que telle. polyvalent, de l’intangible et de l’éphémère, de la distance et de la Mais dans un monde où tant d’interactions humaines sont transproximité. Une scénographie qui dépeint solidité, linéarité et conti- mises par voie électronique et numérique, où l’information n’existe nuité – une scénographie respectant une cohérence visuelle, phy- pas sous une forme tangible mais dans les limbes du « Nuage », il sique ou narrative – est à maints égards une fausse description du devient de plus en plus difficile pour la scène de demeurer un lieu monde actuel, ainsi que l’évocation nostalgique d’une forme de d’interaction physique et matérielle. Les nouvelles technologies théâtre en voie de disparition. Et elle représente un défi d’autant font ressortir sa dématérialisation : la scène comme un espace perplus grand pour un public contemporain, qui peut la trouver dif- méable et éphémère, qui représente plus précisément notre perficile à appréhender. ception du monde expérientiel et qui, dans le présent, a elle aussi Nous sommes témoins de ce que j’ai appelé « la dématériali- le pouvoir de nous séduire. sation de la scène », qui implique aussi bien la disparition de la scène à l’assise architecturale solide que la désintégration des techniques et pratiques scénographiques traditionnelles, disparition due en grande partie aux nouveaux médias et technologies numériques. Il est par exemple de plus en plus rare d’assister à une représentation qui n’inclurait pas une forme ou une autre de projection visuelle. Pendant des années, ce média n’était souvent que décoratif, ou un moyen de créer une atmosphère, de véhiculer une information, ou encore un substitut à d’autres types de décor. Mais avec le raffinement croissant de la technologie et les compétences accrues des metteurs en scène et des scénographes dans l’utilisation de tels instruments, la scène perd son pouvoir hégémonique d’encadrer ou de focaliser l’événement théâtral et d’opposer un lieu Historien du théâtre et professeur à la Columbia University, Arnold Aronson a été commissaire général de la Praque concret, singulier, au corps des spectateurs. Quadrennial of Performance Design and Space 2007. Il est Les nouveaux médias entraînent une rupture du temps et de l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la scénographie, dont Looking into the Abyss : Essays in Scenography et l’espace. Fondamentalement, le théâtre s’est toujours défini par la Ming Cho Lee : A Life in Design, et a dirigé la publication de présence d’un acteur face à un spectateur. Cette présence physique The Disappearing Stage : Reflections on the 2011 Prague partagée a toujours signifié que le théâtre existait ici et maintenant Quadrennial. – un acteur en chair et en os accomplissant quelque chose en Traduit de l’anglais par Anne Maurer

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L’un des partenaires principaux de ce projet est le musée Haus für Kunst Uri. Est-ce qu’on traite l’espace de la même façon dans une petite ville comme Altdorf et dans une grande ville comme Prague ? Barbara Zürcher : Dans une institution périphérique, on agit autrement que dans une ville, c’est évident. Mais nous avons l’ambition d’attirer un public urbain et national en province. Comme la pluLa Quadriennale de Prague est aujourd’hui l’une des manifesta- part des petites ou moyennes institutions, nous ne pouvons nous tions de scénographie les plus importantes au monde. Quel permettre de faire intervenir des scénographes externes. Je dispose rapport la Suisse entretient-elle avec cette quadriennale, et quel d’un bâtiment et d’un extérieur et, en collaboration avec les artistes, est le rôle de l’équipe de projet pour l’édition 2015 , intitulée j’essaie de renouveler constamment nos interventions dans ces esSharedSpace : Music Weather Politics ? paces, notre préoccupation principale étant de proposer une draClaudia Rüegg : La Quadriennale n’est malheureusement pas maturgie esthétique axée sur les contenus. L’art contemporain ­encore très connue en Suisse. Jusqu’en 1989, le rideau de fer a ayant souvent un côté élitaire, il est particulièrement important de proposer au public quelque chose marqué la perception que nous en avions. Bien sûr, elle a touà se mettre sous la dent. Au mojours été ouverte à tous les pays, ment de la Quadriennale, le duo mais c’était avant tout une vid’artistes Lang/Baumann sera ici, trine majeure pour les États à Uri : ils investiront et transford’Europe de l’est, à forte connomeront entièrement le Haus für tation nationaliste. Un fait qui Kunst. Et dans le salon qui clôtus’explique aussi par le caractère rera SharedSpace, des invités rémême de la manifestation, aufléchiront à la signification de la En juin 2015, la Prague Quadrennial trefois très centrée sur le théâtre. scénographie et de l’art. Ils se deof Performance Design and Space vivra En 2011, il y a eu un changemanderont s’il y a lieu de les distinsa 13e édition. La participation ment de génération à la tête de guer l’un de l’autre. de la Suisse est conçue et gérée par cette manifestation, ce qui a conduit à une ouverture et à une À propos de distinction : quel une équipe interdisciplinaire, qui discute rapport entretiennent la scénonotion élargie de la scénograici des préparatifs en cours. phie. La Suisse a participé à de graphie et l’architecture ? nombreuses éditions de la QuaMarkus Lüscher : Le rapport qui propos recueillis par Marcy Goldberg les lie est plutôt ambivalent, driennale. Auparavant, l’Office fédéral de la culture mandatait peut-être parce qu’il se fonde sur de profonds malentendus. Les arquelqu’un, aujourd’hui c’est Pro Helvetia qui, pour la première fois, assume cette charge. Nous chitectes ont souvent le sentiment que la scénographie se borne à nous occupons de la contribution suisse à la section appelée mettre une exposition en espace ou à ériger quelques construc« Section of Countries and Regions ». tions temporaires. Ce qui m’intéresse dans la scénographie, c’est Markus Lüscher : Mais c’est davantage le surtitre SharedSpace la part qui, plus généralement, traite de la présence d’un édifice et que l’intitulé « Countries and Regions » qui nous a servi de point de la mise en scène de l’espace public. C’est ainsi que je comprends de départ. Nous l’avons pris au sérieux et en avons longuement ma fonction ici, dans ce groupe : assumer cet aspect du projet qui discuté. Dans l’espace germanophone, le mot allemand geteilt a devrait l’amener à s’insérer judicieusement dans l’espace urbain. un sens plus large que le mot anglais shared. Il signifie d’une part « morcelé » et d’autre part « partagé avec quelqu’un » : le fraction- Lorsqu’un architecte construit, il aime le faire « pour l’éternement, à la fois division et inclusion. Cette ambivalence et le nité ». Mais ici, concrètement, le mandat est de créer des strucchamp de tension qui en résulte ont retenu notre attention. Nous tures éphémères. aimerions travailler sur cette base, sur un projet thématisant le Imanuel Schipper : Nous concevons une exposition pour un fesfractionnement autant que le partage. tival qui a un début et une fin. La temporalité est donc un sujet Imanuel Schipper : Je viens des sciences du théâtre et de la culture, important dont nous devons impérativement discuter : que comet la scénographie comporte toujours pour moi un aspect très prenons-nous sous ce terme ? Qu’est-ce qui demeure lorsque la ­performatif, lié au temps et à une fonction sociale. Le thème performance n’est plus et que l’architecture est démolie ? Voilà les SharedSpace ouvre beaucoup de possibilités parce qu’il implique questions essentielles que le thème de la scénographie fait surgir le social et le performatif. Il interroge sur ce que l’art peut faire et dont nous devons débattre ensemble dans notre équipe de pour la société urbaine, sur les fonctions que l’art et les interven- ­projet interdisciplinaire. tions artistiques peuvent assumer à son égard. Voilà une approche Barbara Zürcher : Un architecte réfléchit et travaille autrement qui m’intéresse. qu’un scientifique, une scénographe ou une commissaire d’expon juillet 2014, Passages a rencontré une partie de l’équipe de curateurs pour un entretien. Markus Lüscher, architecte, Imanuel Schipper, théâtrologue, Barbara Zürcher, commissaire d’exposition et Claudia Rüegg, directrice de projet, évoquent les différentes approches de la scénographie qui sont les leurs.

Structures éphémères

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sition. Avec nos collègues de la même discipline, nous parlons le même langage et tout se passe donc rapidement, nous parvenons très vite à développer un projet. Mais ici, c’est différent, nous devons constamment nous expliquer les uns aux autres. Lorsque les membres d’un groupe fonctionnent de façon aussi différente, cela peut parfois bloquer un cheminement de pensée, mais parfois aussi se révéler très fertile. Vous pouvez me donner un exemple ? Claudia Rüegg : Prenons la notion d’éphémère. Pour Markus l’architecte, c’est une structure qui ne subsiste qu’une dizaine de jours, extrêmement passagère. La structure intègre déjà sa dislo-

donc clairement liée à un espace et à l’utilisation de cet espace : le mouvement des personnes dans un lieu ou leur comportement dans et envers ce lieu. Peut-on dire que la scénographie naît de la relation de l’homme à l’espace ? Dans quelle mesure l’œuvre dépend-elle du public ? Barbara Zürcher : Je préfère parler d’intervention plutôt que d’œuvre. Ce que nous devons faire, c’est réaliser cette intervention de façon à ce que l’observateur ou l’observatrice puisse l’occuper, l’investir. C’est le défi auquel nous travaillons. Quant à savoir s’il faut aiguiller le public, nos attitudes divergent forcément. J’ai absolument confiance en mon public et j’ai tendance à laisser certaines choses plutôt ouvertes.

Quelles fonctions l’art et les interventions artistiques peuvent-ils assumer à l’égard de la société urbaine ? cation, dès le départ. Mais pour Imanuel, intéressé par le performatif, tendanciellement, rien de ce qu’on édifie n’est en soi éphémère. Même si nous sommes d’accord de faire quelque chose de passager, d’éphémère, qu’est-ce que cela implique concrètement ? À plusieurs reprises, vous avez parlé d’interdisciplinarité. La scénographie n’est-elle pas en soi toujours interdisciplinaire ? Imanuel Schipper : Cela dépend de qui on interroge. Les hautes écoles déjà ont sur ce sujet des opinions divergentes. Les unes rattachent la scénographie au design, les autres au domaine théâtral, pour les troisièmes, elle fait partie de l’architecture. C’est comme pour la « dramaturgie » : historiquement, la notion est liée au théâtre, mais entretemps, elle est utilisée dans tous les domaines. En ce sens, la scénographie touche à diverses disciplines et interagit avec elles. Claudia Rüegg : Au théâtre, l’activité d’une scénographe ou d’un décorateur de scène s’est toujours située à l’intersection de diverses disciplines – le mot, l’image, le corps, le mouvement – et dans les échanges entre diverses positions. La notion de scénographie est

Dans le cas présent, quel sera le rapport à Prague ? Markus Lüscher : Si déjà, nous sommes à Prague, il va de soi que nous devons tenir compte de la ville – tout en établissant un lien avec le thème général SharedSpace. Nous nous sommes également demandés à qui nous nous adressions finalement. Lors de notre séjour à Prague, nous avons constaté qu’il y avait plusieurs segments de public. Le plus important est celui des touristes, extrêmement présents. Puis, il y a le citoyen de tous les jours, celui qui se rend à son travail, par exemple. Il y a encore, comme dans toutes les villes, une rue principale avec de nombreux magasins. Notre décision de réaliser quelque chose dans l’espace public s’explique par le fait que nous voulons nous adresser à ces trois groupes. Claudia Rüegg : Notre contribution doit se référer à Prague, elle doit être taillée pour ce lieu. Mais elle ne devrait laisser de traces nulle part ailleurs que dans les têtes.

Marcy Goldberg est spécialiste de la culture et des médias, et rédactrice de l’édition anglaise de Passages. Traduit de l’allemand par Marielle Larré

13e Quadriennale de Prague, 18 – 28 juin 2015

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a Quadriennale de Prague a été fondée en 1967 et a eu lieu, depuis, tous les quatre ans. C’est aujourd’hui la manifestation majeure pour la scénographie sous toutes ses formes, du décor traditionnel de théâtre aux installations, aux performances et aux interventions dans l’espace public. L’édition 2015 est placée sous le thème SharedSpace : Music Weather Politics. Nombre de pays organisent, entre 2013 et 2016, des symposiums, des expositions et des événements sur ce thème. En Suisse, SharedSpace Switzerland est réalisé par Pro Helvetia en collaboration avec le festival Antigel de Genève, l’association trans4mator et le Haus für Kunst Uri. La présentation de la Suisse à la Quadriennale de Prague 2015 est conçue et gérée par une équipe interdis-

ciplinaire, sur mandat de la Fondation Pro Helvetia : Eric Linder (musicien, curateur du festival Antigel), Markus Lüscher (architecte), Imanuel Schipper (dramaturge, commissaire d’exposition, spécialiste de performances et de culture) et Barbara Zürcher (directrice et curatrice du Haus für Kunst Uri). Spécialiste de la culture et pianiste, Claudia Rüegg coordonne le projet.

Salons scénographiques: 31 janvier 2015 (Genève), 12 mars 2015 (Zurich), 7 mai 2015 (Zurich), 16 août 2015 (Altdorf) www.sharedspace.ch www.hausfuerkunsturi.ch www.pq.cz

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n dit volontiers du théâtre qu’il est un « art éphé- avait bientôt rempli toute la salle ? »3 Se rappeler le contenu des mère », mais de grâce, ne le dites jamais à un techni- pièces est déjà un peu plus difficile, peut-être tout simplement cien ou une technicienne ! Ils vous répliqueront aus- parce que les éléments matériels impressionnent davantage. sitôt que le théâtre est tout sauf éphémère. Non, il est Nombreux sont les conflits techniques qui naissent de la très souvent lourd, encombrant, et il laisse des traces. ­collaboration entre théâtres municipaux ou nationaux et scène inC’est, la plupart du temps, un art terriblement immobile. Cela ne dépendante. Dans un théâtre avec des cintres et un dispositif d’estient naturellement ni aux acteurs et aux actrices ni à l’intrigue, camotage installé à demeure, cela ne pose aucun problème d’emmais aux décors. baller à la fin de la pièce4 tout le mobilier de scène dans un filet et Les décors peuvent être trop gros, trop hauts, trop larges. Mais de le remonter dans la charpente. Mais si la production tourne et ils peuvent aussi être trop lourds pour le plancher. Ou pour le qu’elle est invitée dans un bâtiment industriel transformé en salle ­plafond, s’ils doivent disparaître par le haut. Les décors peuvent de spectacles, la calculatrice est de mise. Les points d’ancrage des laisser des traces indésirables : trous de perceuse sur la scène ou poulies doivent être bien répartis et la tribune servir de contretaches d’hémoglobine sur les parois en pierre ne sont que deux des poids. Mais comme seule une tribune pleine à craquer offre un ­ ernière choses que les théâtres redoutent, surtout lorsqu’ils invitent des contrepoids suffisant, on ne pourra jamais répéter la d ­spectacles conçus pour une autre scène. Heureusement, toutes les scène. C’est le job des directions places ont été vendues, et le putechniques des compagnies et des blic, qui n’est pas conscient du rôle qu’il doit jouer, trouve géthéâtres que de repérer à temps ces dangers potentiels et de trouver des niale la façon (imprévue) dont solutions. Dans le pire des cas, cela toute la tribune a été secouée. veut même dire renoncer à accueilIl y a naturellement aussi ces lir un spectacle. mises en scène où le travail néLes directions artistiques ne cessité est visible d’emblée. Si veulent en général pas voir ces l’on entre dans une salle dont Les décors sont en général l’élément ­problèmes, ou alors elles les minila grande scène est entièrement le plus immobile du théâtre. ­recouverte de hamburgers, on misent, si elles se sont vraiment Et ce sont eux souvent qui laissent éprises d’une mise en scène. Elles ne peut s’empêcher de penser à le plus de traces, dans les disent à leur équipe : « Mais ce n’est toutes les pauvres assistantes dépas si compliqué ! Il suffira de coratrices qui se sont cassé le dos institutions et dans les souvenirs. mettre un petit coup d’accéléraà disposer méticuleusement les teur. » Et la direction de production petits pains farcis.5 Dans les deux par Nicolette Kretz doit alors s’occuper de l’autorisaheures et demie qui suivent, tion de circuler de nuit pour les ceux-ci s’émiettent sous les pieds deux 40 tonnes qui livrent les dédes cinq acteurs jusqu’à ce que cors. Pendant ce temps, la direction technique étudie toutes les seul un grand désert de chapelure rappelle encore ce travail de prééventualités. La taille et le poids viennent naturellement en pre- cision. Il faudra bien que quelqu’un passe ensuite l’aspirateur pour mier. La question de savoir si le salon de douze mètres entre sur la que, le lendemain, il y ait de la place pour 20 000 nouveaux hamscène large de huit mètres ou peut s’y adapter est relativement vite burgers éphémères. réglée. Cela devient plus difficile avec toutes les particularités de la scénographie, qui peuvent prendre passablement de temps. Que les huit palettes pleines de bois fraîchement tranché, entreposées quelques semaines au lendemain de la première, allaient moisir, on ne s’en est rendu compte qu’au moment de charger le camion pour les livrer au théâtre hôte.1 Au lieu de reconstruire le décor, on a mobilisé tous les stagiaires pour le nettoyer durant la nuit au jet et à la brosse dans la cour, avant de le faire sécher au ­soleil du matin. Mais, la plupart du temps, le jeu en vaut la chandelle. Beau- 1 Andreas Liebmann, Birthday ! coup de spectatrices et de spectateurs ne se rappellent pas grand- 2 Victoria & Lies Pauwels, White Star 3 Balé Da Cidade De São Paulo & Cayetano Soto, Canela Fina chose de la pièce, mais la plupart demanderont : « Ce n’était pas 4 N099, Kuidas seletada pilte surnud jänesele celle avec cette demi-forêt coupée en tranches sur la scène ? » Ou 5 Rodrigo García, Gólgota Picnic alors, on cherche à se souvenir : « Comment s’appelait déjà cette Nicolette Kretz (née en 1977) vit à Berne. Elle dirige le mise en scène belge avec la grande croix sur les perches festival de théâtre AUAWIRLEBEN et travaille comme autrice blanches ? »2 Ou bien : « As-tu vu à l’époque cette pièce de danse et performeuse indépendante. où la scène était recouverte de poudre de cannelle, dont le parfum Traduit de l’allemand par Christian Viredaz

La scène et ses lourdeurs

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xpliquer et impliquer. Pour que l’exposition parle au ­Liebling, ravie que chaque exposition dicte au musée de nouvelles corps autant qu’à l’esprit. Depuis sa fondation par configurations. Claude Verdan, en 1997, le Musée de la main UNILCHUV de Lausanne, a toujours pris soin de réaliser Le devoir d’information et le plaisir des accrochages aussi instructifs qu’interactifs. Des Au cœur de cette cellule arrondie, et toujours dans cette idée rendez-vous où, par le jeu et la mise en situation, la lecture et d’écho visuel, les scénographes ont disposé une table qui figure la l’observation, le visiteur approche une thématique scientifique table de dissection de Vésale. Une table sur laquelle il n’y a évidemà travers de multiples combinaisons. L’initiative est bienvenue ment pas de macchabée, mais dans laquelle un procédé numérique dans la mesure où les sujets peuvent être parfois difficiles d’ac- permet de feuilleter page après page le De humani corporis facès. Mais qu’est-ce que cet impératif muséal suppose pour les brica, la bible anatomique que Vésale a publiée en 1543 à Bâle et constructeurs-mêmes ? Comment ces scénographes passent-ils qui est surnommée plus simplement La Fabrica. Dans cet ouvrage de l’énoncé abstrait à la forme concrète ? Visite guidée d’ANATO- de 700 pages, distribué en sept livres, le maître a recensé toutes MIES, dernière proposition du Musée de la main. À nos côtés, ses découvertes anatomiques qui ont fait sensiblement progresser ses conceptrices, Carolina la discipline. Sa lecture est pas­Liebling, directrice-adjointe sionnante et les plus mordus ont et Roxanne Currat, conservale plaisir de pouvoir la parcourir en entier. trice. Et ses ­ scénographes, Serge Perret et Laurent Junod. « Pour l’aménagement de Le grand défi de cette excette cellule, il a fallu négocier », position ? Évoquer la figure se souvient Laurent Junod. « Au historique d’André Vésale départ, en référence à l’amphi(1514–1564), anatomiste d’exthéâtre de Vésale, on voulait que ception qui a permis une évol’intérieur soit totalement en À Lausanne, le Musée de la main lution spectaculaire de son bois. Pour des raisons techniques réussit le grand écart entre transmission domaine. Et, p ­arallèlement, et visuelles, Carolina et Roxanne de savoir et divertissement interactif. amener le visiteur à s’inter­ ont préféré que seule la table le Un regard en coulisse révèle ce que signifie roger sur son propre corps, soit. Ce que nous avons accepté. depuis son fonctionnement ­ Ce type de discussions et de coml’agencement de ce type d’expositions. jusqu’à sa représentation. promis appartient à toute éla­ boration d’une exposition », exQuand le quatuor précité s’est par Marie-Pierre Genecand mis au travail en octobre 2013, plique-t-il. Dans cette cellule, on il s’agissait donc d’établir une trouve aussi un procédé novateur fluidité entre le passé, ce XVIe qui permet d’avoir des explicasiècle où le célèbre médecin pratiquait la dissection en public tions sur une gravure de La Fabrica, représentant Vésale au trapour l’édification du plus grand nombre, et l’actualité, où l’inté- vail. Grâce à un système appelé Leap motion, un simple déplacerieur du corps est dévoilé, dans l’intimité, par des moyens tech- ment du doigt sur un lecteur horizontal permet au visiteur de nologiques sophistiqués. pointer l’élément de la gravure sur lequel il souhaite des informations. Lesquelles, détaillées, apparaissent à proximité dudit éléÀ chaque exposition sa configuration particulière ment. C’est ludique et addictif. On souhaite très vite tout savoir sur Ce pont, Serge Perret et Laurent Junod l’ont établi en prenant le chacun des personnages et des objets de cette séance d’autopsie… théâtre anatomique de l’Université de Padoue comme base de la La technologie est là au seul service de l’information. Ailleurs, structure générale de l’exposition, tout en truffant l’accrochage elle peut aussi procurer des sensations. Comme ces témoignages d’expériences sensorielles qui évoquent les actuelles radios, écho- audio de médecins qui disent leur ressenti lors des premières disgraphies et autres imageries par résonance magnétique (IRM) des sections. Ou cette toute première installation, avant même d’enexamens médicaux . Le théâtre anatomique de l’Université de trer dans l’exposition, où par un procédé de capteurs, le visiteur ­Padoue ? Il s’agit de l’amphithéâtre dans lequel Vésale procédait à voit se projeter sur sa silhouette diverses visualisations internes du ses autopsies. Cette immense salle de classe avec gradins en rond corps, du squelette aux organes, en passant par une sorte de marse présente comme un œil géant dont la pupille serait la table sur quage thermique du corps. La chose semble amusante, elle est relaquelle gît le corps mort, objet de toutes les observations. La salle lativement oppressante. En effet, qui donc a vraiment envie de sainférieure de l’exposition est construite sur ce modèle : elle pré- voir ce qu’il se passe dans sa carcasse ? « C’était exactement sente en son centre une cellule arrondie qui dialogue avec un es- l’objectif », se réjouit Carolina Liebling. « Plonger immédiatement pace en contrebas où s’affiche la reproduction d’un autre théâtre le visiteur dans cette perception intime du corps qui peut en effet anatomique, celui de Leyde aux Pays-Bas. « Pour permettre cet déranger. » « De notre côté », poursuivent Serge Perret et Laurent écho visuel entre ces deux éléments, les scénographes ont fait Junod, « nous avons placé toutes les pièces dans une relative obsabattre le mur qui se dressait au milieu », explique Carolina curité pour renforcer cette idée de chambre de lecture radiogra-

Le corps en vitrine

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Faire le lien entre hier et aujourd’hui : le théâtre anatomique de l’Université de Padoue et la vidéo de l’artiste contemporaine Mélodie Mousset.

Où placer quel organe ? Dans la salle de classe, on peut tester ses connaissances en jouant.

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Photos : Olga Cafiero

L’art de la scénographie se reconnaît à la disposition harmonieuse des objets et à la richesse des liens qui les unissent.


phique. Beaucoup d’éléments exposés sont d’ailleurs rétro-éclairés comme une radiographie. » C’est le cas de certaines vitrines qui bordent l’extérieur du théâtre en rond où sont présentées diverses acceptions du corps dans l’histoire. Le corps mécanique, dans lequel les scientifiques et artistes comparaient le métabolisme à une machine. Le corps

est projeté dans l’espace consacré à Vésale. On a ainsi mis en rapport le côté cru d’hier et d’aujourd’hui », ponctue le quatuor de concepteurs. Mais ce n’est pas tout. Une autre salle est chère au cœur des scénographes. Une salle moins mystérieuse, moins esthétique, mais qui apporte une touche intéressante, un rien revêche, à l’ensemble. Il s’agit de la pièce dite salle de classe, qui se trouve à l’étage. « Pour les Le grand défi pour nous sera toujours de combiner avec murs, nous avons utilisé le vert dérivé des le plus de tact possible, savoir et plaisir. tableaux noirs et les éclairages sont aux néons. De plus, cet espace est saturé d’inidéal, qui regroupe la statuaire antique. Le corps codifié, plus tech- formations. Nous avions envie de montrer la multitude des reprénique. Le corps cartographié, où le corps est vu comme un conti- sentations dédiées à l’apprentissage de ce domaine », analysent les nent à conquérir. Et encore, le corps souffrant, le corps réseau, le concepteurs. Des planches anatomiques tapissent les parois et, corps morcelé… Chaque fois, des vitrines qui rassemblent des ob- sur un pupitre, trône un corps humain en trois dimensions, dans jets documentant cette catégorie. Tout l’art des scénographes lequel il s’agit de replacer correctement les organes en pièces déconsiste à disposer harmonieusement ces éléments. « Parfois, on tachées. On aperçoit encore un cabinet de curiosités qui recèle se casse la tête sur les légendes. Doit-on les mettre directement à mille merveilles dont le sens reste opaque… sans oublier l’instalcôté de l’objet ou répertorier toutes les légendes dans le coin de la lation de Marc Wettstein, des Ateliers modernes, pour coller les vitrine ? D’autre fois, ce sont les objets qu’on ne parvient pas à dis- moins calés. Grâce à des radiographies et un caisson lumineux, le poser de façon dynamique. On doit toujours veiller à ce que la vi- visiteur peut poser un diagnostic sur un cas d’école et vérifier s’il trine reste digeste », commente Serge Perret. Or, les scénographes est exact. Un exercice qui renvoie à la difficulté à décoder les se heurtent à une autre difficulté. Vu que le nombre des prêteurs images médicales… est colossal – plusieurs dizaines de lieux ou de particuliers – et que « Le grand défi pour nous, dans ce musée à vocation péda­ les objets arrivent au dernier moment, les concepteurs travaillent gogique, sera toujours de combiner avec le plus de tact possible, à partir des cotes communiquées à l’avance, qui ne sont pas toutes savoir et plaisir », résument les scénographes. « Les expositions d’une absolue précision… « Souvent, c’est la course à la fin pour sont toujours très riches en informations. À nous de rendre leur réarranger les vitrines et trouver le bon équilibre entre le devoir approche passionnante et fluide ! » d’information et le plaisir de la dégustation », constatent les scénographes.

Multiplicité des représentations Et puis, comme rien n’est simple dans une institution ambitieuse comme le Musée de la main, les scénographes doivent encore ­intégrer le travail de plasticiens qui apportent une autre vision du corps, plus sensible, plus singulière. Dans la salle du bas, c’est ­Mélodie Mousset qui s’illustre particulièrement. Par un procédé d’IRM, l’artiste a pris une empreinte de ses organes qu’elle a recréés en cire et dans lesquels elle a placé une mèche. Exposés les uns à côté des autres, cœur, foie, rate, poumons, estomac, etc. forment une étrange procession, entre rituel sacré et exhibitionnisme provocateur. « Normalement, l’artiste allume ses organes comme des bougies et les laisse se consumer pour raconter l’inexorable i­ssue de la vie », raconte Carolina Liebling. « Mais ici, dans un ­espace fermé, impossible d’allumer quoi que ce soit sans affoler les alarmes ! ». Les scénographes ont pris le parti de disposer les œuvres d’artistes sur les murs de la salle, relativement en marge du théâtre rond, pour ne pas créer de confusion entre science et fiction. Un autre travail de Mélodie Mousset a nécessité une réflexion quant à son emplacement. Il s’agit d’un film où l’on voit la jeune femme assise sur un plateau tournant, offrant son crâne comme support à la fabrication d’un vase en terre, réalisé en direct par un potier aux doigts agiles. Le film, à déconseiller aux personnes sujettes au mal de mer, suppose d’être vu d’en haut. « Parce qu’il donne par moments l’impression d’une trépanation, le film

www.verdan.ch Une partie de l’exposition ANATOMIES pourra encore être visitée jusqu’en mars 2015 au Musée d’anatomie de Bâle, d’où elle sera ensuite accueillie par le KULTURAMA de Zurich d’avril 2015 à mars 2016. Marie-Pierre Genecand (née en 1967) est critique de théâtre et de danse. Elle a écrit pour Le Courrier de Genève et collabore depuis 2000 avec Espace 2. Depuis 2006, elle écrit pour le quotidien Le Temps. Elle a été membre du jury de la première Rencontre du théâtre suisse à Winterthur en 2014.

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artin Heller, aujourd’hui, chacun se doit de réa- temps ! C’est justement pour la mise en scène des expositions de liser une bonne « performance » ; il va de soi que musées qu’on a beaucoup puisé dans le fonds de la culture du quotoute apparition publique doit être « mise en tidien, mais pour le prendre en quelque sorte à contre-pied. De scène ». Mais surtout, le décorateur est désor- même, en Suisse, les soixante-huitards ont reproché à Expo.02 mais « scénographe » ; il est devenu l’indispen- d’être une fête des formes sans contenu. Ce n’est pas seulement le sable organisateur de toute manifestation publique. Comment « blur building » de Diller + Scofisio, le fameux « nuage », qui a subi expliquer ce triomphe de la scénographie depuis les années ce reproche, tout en ravissant les visiteurs. Les mises en scène, sur 1980 ? les quatre Arteplages, ont montré clairement à quel point la scénoNotre société a besoin d’images, afin de mieux se comprendre graphie peut être ludique et rafraîchissante. Les idéologues voyaient elle-même. On le voit dans tous les domaines de la vie publique. les choses autrement : pour eux, on aurait dû d’abord formuler des Avec cet effet que les langages de la médiation et de la représenta- contenus écrasants, puis les mettre en œuvre d’une manière didaction, parmi lesquels la scénographie, se sont incroyablement dif- tiquement correcte. Quelle bêtise ! Nous avons préféré renoncer à férenciés. Dans la culture aussi, en très peu de temps, de nouveaux des contenus qui ne pouvaient donner lieu à aucune mise en scène standards de traitement des conteconcluante, plutôt que d’organiser nus sont apparus, en deçà desquels une leçon de pédagogie nationale. on ne peut plus revenir. Cela s’est accompagné d’une augmentation Le curateur allemand Kasper König salue dans l’Ermitage sévère des coûts et a participé de la mainmise de l’économie sur toute de Saint-Pétersbourg le musée idéal, parce qu’il refuse de céder la vie culturelle. Soudain la culture à un quelconque penchant pour s’est trouvée en concurrence avec la mise en scène. Là-bas, on ne l’ensemble des scènes que propose serait pas submergé par les la quotidienneté : de la politique à La scénographie est-elle avant tout specmédias d’accompagnement, on ­ la vie publique. tacle et manipulation ? Martin Heller, pourrait encore décider, devant directeur artistique d’Expo.02, explique de chaque tableau, de quelle maPouvez-vous énoncer des règles ? quoi il retourne et pourquoi aujourd’hui, Quand la scénographie améliorenière on s’en approche. t-elle la médiation des contenus ? Ce musée est justement le comble de l’exposition de musée à l’intervention Quand on met quelque chose en du théâtral ! Cette architecture de politique, tout est mis en scène. palais, les orgies d’or de la décoraforme, on voit très bien à partir de quel moment on devient le décotion intérieure, tous ces touristes : propos recueillis par Till Briegleb rateur de ses propres idées. Cela pas question d’une approche peut arriver lorsqu’un récit ne contemplative de l’art. Mais même marche pas et qu’on essaie de le contre-modèle d’une telle opu­ compenser son manque de cohérence par une illustration exces- lence, le White Cube, si sobre, vous contraint à vous agenouiller sive ou une rhétorique contrainte. L’antidote : un processus de tra- devant les œuvres d’art. Il faut toujours prendre en compte tous vail qui, de l’idée à la mise en scène achevée, reste perméable à la les aspects d’une présentation, qui peuvent influencer la percepnouveauté et tente ainsi de fondre le contenu et la forme en images tion. Ou pour le dire avec un clin d’œil à Paul Watzlawick : on ne scénographiques. Mais là, il n’y a pas de règles. Pour le public non peut pas ne pas mettre en scène. plus – il doit lui-même élaborer son jugement, écouter son intuition. Ce qui fait la différence, c’est peut-être quand les impressions Et pourtant, la scénographie est soupçonnée de n’être que specengendrées par une scénographie ne laissent plus place, chez le tacle et manipulation. C’est un soupçon aussi anachronique que celui qui confond le despectateur, à des interrogations ou des impressions de rupture. sign avec le styling. Il refuse d’admettre la disparition de toute hiéLorsque, voilà trente ans, commencèrent les scénographies rarchie entre haut et bas. Originellement, dans le musée, on était d’expositions, l’opposition fut véhémente. La teneur générale de du côté de la haute culture, de l’élite du goût. C’est de cette posila critique, c‘était : la mise en scène trahit l’objet pour le spec- tion que l’on s’adressait au public. Le renversement d’une telle tacle ; le contenu et l’aura de l’original se perdent. Pourquoi perspective a permis au musée de se faire l’avocat du public et de cette réaction a-t-elle cessé de se manifester depuis ? jouer avec les formes et les contenus, dans son intérêt. La scénographie expérimentale, au-delà de la rigueur puriste, fut immédiatement soupçonnée d’encourager la consommation plu- Aujourd’hui, le musée est en concurrence avec les scénogratôt que le travail culturel sur le sens. Et l’esthétique de grands ma- phies beaucoup plus dispendieuses des grands événements et gasins, pour les gardiens du temple de la modernité tardive, était du cinéma. Est-ce que cela modifie l’attente du public, qui veut de toute manière une abomination. Comme si le rapport avec une se voir offrir, au musée comme ailleurs, une scénographie telle culture de la quotidienneté n’avait pas changé depuis long- d’événements à grande échelle ?

Les théâtres du quotidien

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Je crois que c’est le contraire. C’est justement parce qu’il y a une grande diversité de formats que l’on peut se permettre des positions originales. Car le public est intelligent ; il sait très bien faire la part des choses. Le problème est ailleurs. La scénographie investit tous les domaines, mais il y a seulement quelques figures d’auteurs originaux, qui réagissent de manière toujours nouvelle et même non conventionnelle aux tâches qu’on leur propose. Seulement, les commanditaires soutiennent rarement cette position d’auteur, parce qu’ils veulent en général se prémunir de toute mau-

mais cela ne constitue pas un tout. On ne peut pas travailler sur l’identité du monde entier. En revanche, on peut très bien le faire sur l’identité de la Suisse.

La mise en scène de la politique a aujourd’hui aussi mauvaise réputation que naguère celle des grands magasins. Comment s’en défaire ? Au fond, nous soupçonnons toujours que nous allons être manipulés par de telles apparitions publiques ou de telles mises en scène. Cela ne concerne pas uniquement la politique. Si je rencontre, lors d’une audiOn ne peut pas travailler sur l’identité du monde. tion, des représentants du Crédit Suisse ou En revanche, on peut très bien le faire sur l’identité de de l’UBS, je ne crois pas un mot de ce qu’ils me disent. Mais cela ne doit pas me rendre la Suisse. incapable d’agir en tant que scénographe. vaise surprise. Ils exigent donc d’abord des « interprétations » cen- Peut-être devient-on plus exigeant en matière de crédibilité, et sur sées annoncer ce qui va se passer ensuite, ce qui rend l’effet des ex- les conditions de cette crédibilité. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il positions aussi peu prévisible que celui d’une pièce de théâtre dont n’est pas mauvais de garder un certain flegme. Expo.02, par exemple, était très intéressée à travailler sur des je montre le décor. C’est pourquoi, en planifiant le Forum Humboldt à Berlin, nous avons développé dans les musées de Dahlem thèmes chargés de pathos, comme la patrie et l’identité, mais elle un laboratoire expérimental où nous testons des formes de présen- voulait le faire d’une manière détendue, bref, humaine. Ce supplétation innovatrices. On doit réaliser concrètement les nouvelles ment de détente fut un mérite essentiel de la scénographie polichoses pour pouvoir juger de leur fonctionnement. tique de l’exposition nationale – « un patriotisme light », comme l’a dit le sociologue Kurt Imhof. Quel rôle joue l’image du spectateur quand on élabore la scénoMême les mouvements protestataires se servent de la scénogragraphie ? Lors des discussions à propos du Forum Humboldt, il s’est révélé phie. Sur la place Maidan à Kiev, les immenses piles de pneus, que personne, en somme, ne sait comment le public va réagir. surmontées de drapeaux, étaient plus ou moins construites Donc la seule chose utile, c’est de se demander sans cesse ce que pour se défendre, mais tout autant pour leur effet médiatique. je voudrais exiger du visiteur. L’exigence est pour moi un concept Est-ce que cette fixation sur les médias contribue à faire aboupositif. Dans la plupart des mises en scène, on n’exige pas assez du tir des revendications politiques ? public. En rester à la consommation facile ne peut pas être un but. Si je veux vraiment agir sur les hommes, je dois avoir en tête le public des médias, plutôt que les personnes que j’atteins physiqueRétrospectivement, considérez-vous que les aspects provoca- ment. Naturellement le courage, le combat, le risque sont excluteurs d’Expo.02 ont été féconds, comme vous l’espériez ? sivement réservés aux acteurs politiques. Mais il est tout à fait Expo.02 était un jeu à grande échelle. Le résultat : un mélange bien légitime de mettre en scène cet engagement d’une manière télééquilibré d’aspects ponctuellement dérangeants et d’aspects gra- visuelle. Afin de jeter, une fois encore, un pont vers le monde de la tifiants. C’est dans cette démarche que résidait la valeur d’innova- culture, infiniment moins dangereux : à Expo.02, nous voulions tion d’Expo.02, et elle a reçu un très bon accueil, à la surprise gé- des icônes architectoniques qui puissent développer leur valeur nérale. Cette exposition est parvenue, de manière étonnante, à d’usage sur place aussi bien qu’à distance. L’effet médiatique du donner une idée détendue de la nation. « nuage » était formidable, mais ce n’est qu’à Yverdon-les-Bains qu’on pouvait se faire mouiller. Après le fiasco d’EXPO 2000 à Hanovre, on a lu partout que c’était le chant du cygne d’un format « anachronique ». Mais dans la coupe du monde des scénographies, ce format continue malgré tout de jouir d’une très grande popularité. Comment Martin Heller (né en 1952) est curateur ; il monte des expositions ­jugez-vous cette forme de méga-exposition ? et développe des projets. Ses travaux portent avant tout sur la Il y a beaucoup trop d’expositions universelles. Toute originalité culture populaire, l’art, le design, l’urbanisme. Martin Heller a été vient à se perdre, et les intérêts touristiques et économiques directeur du Museum für Gestaltung de Zurich et directeur artistique d’Expo.02, l’Exposition nationale suisse, avant de fonder ­paralysent la créativité des concepteurs. À part la fatigue des sa propre société Heller Enterprises. jambes et un nombre accru de nuitées d’hôtel, cela ne rime pas Till Briegleb (né en 1962) écrit dans la Süddeutsche Zeitung et à grand-chose. dans le magazine art. Il est l’auteur de divers ouvrages et articles Mais on ne peut pas comparer les expositions universelles et de revues sur des thèmes touchant l’art, l’architecture, le théâtre et les expositions nationales. Une exposition universelle est totale- l’histoire de l’art. Il vit à Hambourg. ment non-spécifique, chacun apporte sa petite pièce du puzzle, Traduit de l’allemand par Étienne Barilier

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uiconque se rend en train de Zurich à Lucerne tra- lourd de sens et empli de signification immédiate à un espace verse, à mi-chemin, un charmant paysage composé neutre et esthétisé, caractérisé par des surfaces colorées et des de vastes champs, d’arbres fruitiers en fleurs, de forêts lignes abstraites, et largement vidé de son sens. La simplicité de denses et de vieilles fermes isolées. Tandis que des tou- l’architecture contemporaine suisse, devenue célèbre dans les anristes japonais dégainent leur caméra, nous-mêmes nées 1990 avec ses constructions minimalistes et concentrées sur nous frottons les yeux : cette image familière nous paraît presque la surface et les matériaux, a sensiblement favorisé ce genre d’« attrop parfaite pour être vraie… mosphères fortes », et ceci en éliminant parfois des éléments du Les prés bucoliques et leurs vaches ruminantes, que nous quotidien qui pourraient gêner l’image parfaite. C’est aussi dans nous remémorons avec bonheur à la vue de cette région, ne sont ces années-là que l’on planifie l’Exposition nationale suisse, que les vestiges tenaces de nos souvenirs. Aujourd’hui, c’est plutôt Expo.02, où sont développés, pour la première fois à une aussi large le gazon fraîchement tondu d’un parc de golf qui s’offre à nos yeux. échelle, des espaces scénographiques intérieurs et extérieurs. Sous Des arbres, des bâtisses en bois et un petit étang avec roseaux sont le titre de cette nouvelle discipline artistique appellée scénograarrangés harmonieusement dans ce paysage conçu désormais sur phie, on a conçu à Bienne, Morat, Neuchâtel et Yverdon-les-Bains le mode urbain et forment, avec le ciel bleu clair et ses nuages des univers artificiels composés d’atmosphères intenses, d’images blancs, un univers d’une beauté stéréoscopiques associatives et de époustouflante. Lesquels de ces éléscénarios narratifs : univers de fées, ments sont authentiques et natupays de cocagne, un nuage artificiel, rels, et lesquels ont été programmés une petite ville plongée dans le thème générique « Instant et éteret mis en scène ? Ce que nous avons sous les yeux, c’est l’image d’un nité »… Jamais encore on n’avait as­paysage originel dont l’original a socié des collines fleuries éphémères, disparu. des pavillons aux formes douces et Du point de vue économique, aux couleurs vives, et des chaînes de collines boisées du Jura pour parveen Suisse, le paysage est passé en Notre société serait-elle en quelques décennies seulement du nir à une image aussi cohérente. Et train d­ ’oublier ses spécificités derrière secteur primaire au secteur terjamais encore un univers artificiel sa façade impeccable ? Conjectures sur n’était intervenu aussi fortement tiaire, tandis que l’art scénograune Suisse scénographiée. phique prenait son essor. Depuis, dans les paysages suisses qu’au cours tout ce qui entre dans notre champ de cet été 2002. de vision est recomposé pour deveQuelques années plus tard, par Bernadette Fülscher deux des responsables de projet de nir événement : la campagne, la l’époque – l’artiste Pipilotti Rist et ville, les maisons et leurs entrailles. l’architecte Carlos Martinez – ont Car notre rapport à l’espace et aux choses – à la réalité perceptible – s’est fondamentalement modifié créé à Saint-Gall, avec leur Stadtlounge, un espace urbain repoau cours du siècle dernier. Les valeurs et les références ancrées sant lui aussi sur des principes scénographiques : en plein centredans la société, que nous partagions jadis et qui nous offraient des ville, entre les immeubles de bureaux de la banque Raiffeisen, points de repère, sont devenues négociables. De nos jours, quand s’étend un sol rouge vif suscitant des associations imagées et naron se demande comment mener sa vie ou à quoi doivent ressem- ratives – tapis rouge ou logo de la banque. Ce genre d’espaces vibler les maisons et les villes, on part de l’événement esthétique. dés de leur sens premier, abstraits et géométriques, présente de Dès lors, les créateurs et les prestataires de services ne sont plus grands avantages : leur fascination semble favoriser l’identification les seuls producteurs d’événements, nous-mêmes le devenons de l’individu avec son environnement. En même temps, l’accent aussi. Certes, tout ce qui se produit ne relève pas de la scénogra- reste mis sur le beau, l’esthétique, la surface, tandis que les contephie au sens strict. Pourtant, la voie empruntée a créé les condi- nus et les significations, qui sont davantage que les fictions et astions qui ont permis à la scénographie de devenir un principe fon- sociations suscitées, deviennent caducs. La Suisse scénographiée damental de la perception et de l’organisation de l’espace. C’est est une Suisse globalement belle, soignée et souvent impeccable. justement parce que les significations jadis étroitement liées aux Mais derrière ces surfaces parfaites se trouve une société dont les choses sont devenues passablement arbitraires que la scénogra- caractéristiques, les besoins et les difficultés sombrent de plus en plus dans l’oubli. phie est désormais possible . Sur le plan formel, cette mutation a aussi été influencée par l’évolution de l’architecture. Car c’est précisément chez nous qu’au Bernadette Fülscher (née en 1974 à Lucerne) a fait des études XXe siècle, on s’est mis à construire de plus en plus de maisons sans d’architecture et passé son doctorat sur le thème de la scénographie, prenant pour exemple Expo.02. Elle est ornements ni éléments symboliques : des sculptures cubiques aux journaliste et chercheuse indépendante dans les domaines de façades lissées, dans lesquelles les ouvertures de portes et de fe- l’architecture, de l’art, de l’urbanisme et de la scénographie. nêtres sont traitées comme des surfaces géométriques et placées Elle vit actuellement entre Zurich et Sète. avec rigueur. Notre environnement est passé ainsi d’un espace Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

La réalité magnifiée

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e chauffeur de taxi pousse des jurons de plus en plus comme prévu dans la dépendance en chambre de seconde catégogrossiers à chaque virage. Les routes de montagne, ce rie, il nous donne une chambre avec vue sur le lac. Ainsi qu’il nous n’est pas son truc, il manque manifestement d’entraî- le révèle un peu plus tard, l’hôtel n’est pas du tout la copie d’un bânement. Par à-coups, nous prenons peu à peu de l’al- timent réellement existant, mais comme tout le reste, une imitatitude, tandis que dans le rétroviseur, les gigantesques tion approximative dans l’esprit de l’original. Les architectes se porte-conteneurs du port de fret de Shenzhen finissent par res- sont rendus plusieurs fois à Interlaken, mais en ont ensuite créé sembler à des gondoles vénitiennes. Le moteur de la Volkswagen une version adaptée à la Chine, nous raconte le directeur de l’hôSantana se met à hurler quand le conducteur, une fois de plus, rate tel, qui lui n’est encore jamais allé à Interlaken – l’authentique. son passage de vitesses – une dernière secousse, et la voiture s’ar« Voilà ma grande fierté », dit-il en nous faisant visiter personrête. « Il faut attendre, le moteur est en surchauffe », s’emporte nellement le site, et en ouvrant avec son passe-partout une lourde notre chauffeur, un homme nerveux, qui s’agrippe au volant en porte de bois. Derrière, un chalet avec piscine privée. L’endroit sent ­secouant la tête, et maudit notre desle pin des Alpes. « Le bois vient de tination étrangement baptisée InterSuisse, il a été transporté par balaken sur tous les tons de son diateau pour créer l’atmosphère la lecte cantonais. Je sors mon appareil plus authentique possible », contiphoto de ma poche. Tout touriste qui nue le directeur. Contrairement au mélange doucereux du lobby se respecte se sert des temps morts pour prendre des photos, me dis-je de l’hôtel, ici, la sauce prend : mes en descendant de voiture. Imménerfs olfactifs sont indubitablediatement, la lentille s’embue, mes ment dupés, et dans ma tête, les glandes sudoripares passent en sports d’hiver commencent. À ce mode intensif. Le paysage est valdétail près que le feu dans la chelonné. S’il n’était pas couvert de minée est remplacé par un téléluxuriants bambous, on pourrait se viseur dont l’écran montre des Montres, sacs à main, chaussures flammes généreuses. Mais les croire en Appenzell, à condition toude marque… Aujourd’hui, les faussaires clients chinois n’ont pas l’air de tefois de tourner le dos à la mer et chinois reproduisent des s’en offusquer. « Grosso modo », d’imaginer le ciel bleu vif et non laivilles entières. Interlaken, par exemple. nous explique le directeur, « la teux et couvert, comme il l’est la plupart du temps ici. Nous sommes déjà Suisse est pour les Chinois ce que Pourtant, la copie et l’original n’ont venus à bout de près de 300 mètres le pays des merveilles est pour que de lointaines similitudes. Incursion sur les 400 mètres de dénivelé total, Alice avant qu’elle ne tombe dans au pays des faux-semblants. il nous reste à passer le col, derrière le terrier du lapin ». lequel est censé se trouver l’InterFientes de pigeons et inscriplaken chinois. par Pascal Nufer tions tarabiscotées Vingt minutes plus tard, nous y sommes. Hôtel Interlaken – la meilÀ Chine-terlaken, contrairement leure adresse du coin. Pas grand-chose à voir toutefois avec l’ori- au célèbre roman pour enfants, nulle trace de lapin blanc. En reginal de l’Oberland bernois. L’établissement semble plutôt s’inspi- vanche, il y a des pigeons, et en quantité. Avec force roucoulerer du célèbre Grand Hôtel Victoria-Jungfrau. Mais je ne parviens ments, ils picorent du pop-corn dans les mains d’une jeune femme pas tout à fait à déterminer quel hôtel a véritablement servi de mo- qui se fait photographier en train de nourrir les oiseaux dans toutes dèle à celui-ci. Une idée me traverse l’esprit : « Peut-être que les les poses imaginables. Elle s’appelle Hillary, s’adresse à moi en anplans des maîtres d’ouvrage se sont un peu mélangés ? ». glais, et me demande de la prendre en photo avec son amie, en faiLentement, ma chemise sèche sur ma peau, la climatisation sant bien attention à ce qu’on voie à l’arrière-plan le grand portail tourne à plein régime. Mais le petit nuage de parfum artificiel du surmonté de l’inscription tarabiscotée « Interlaken ». C’est la prelobby reste assez éloigné du bon air frais des montagnes. Interlaken mière fois qu’Hillary vient ici, et l’enthousiasme est immédiat : a une autre odeur. « C’est comme ça que je m’imagine l’Europe, tout est mignon, p­ etit et propre », suppose-t-elle en prenant déjà la pose suivante. Les Le premier Suisse deux heures de vol depuis Shanghai ne l’ont pas effrayée. « Un « C’est un passeport suisse ? », me demande, presque intimidée, la voyage en Europe nécessiterait trop de temps et d’argent », exréceptionniste qui examine mes papiers et brandit le petit livret plique-t-elle, « ici, le rapport qualité-prix est correct, et on peut voir rouge dans les airs en un geste qui aurait plu à Mao Tsé-toung. l’Europe en un week-end ». Je me retiens de la contredire et me « Vous êtes mon tout premier client suisse ! », s’exclame-t-elle avec demande quelle image les millions de visiteurs peuvent bien avoir joie. Quelques minutes plus tard, un homme en costume sur me- de l’Europe si ce parc artificiel est leur seule référence. sure se présente. Pour des visiteurs venus de Suisse, nous fait-il Nous sommes arrivés au cœur du parc de loisirs. Une fontaine comprendre, il est prêt à faire une exception. Au lieu de nous loger clapote, ornée d’exubérants géraniums en plastique couverts de

Le plus grand compliment

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fientes de pigeons. Apparemment, ces volatiles font volontairement partie de l’atmosphère urbaine européenne que l’endroit s’emploie à recréer, comme nous l’apprend quelques minutes plus tard notre guide. Elle en sait long sur Interlaken, mais surtout sur son simulacre chinois. « En Suisse, il y a de vraies fleurs sur les façades, mais ici, elles ont dû être remplacées par des fleurs artificielles à cause du climat. » Le plus grand rêve de cette jeune femme de 23 ans, qui nous dit s’appeler Xiao Chen, serait de voir un jour la Suisse. Xiao Chen est l’une des 3000 employés chargés de présenter ce monde artificiel aux quatre à cinq millions de touristes qui le visitent chaque année. « Interlaken », nous explique-t-elle, « est la grande attraction, mais les autres curiosités du parc valent elles aussi le détour, par exemple le village de thé chinois, et le gigantesque parc de loisirs, avec ses montagnes russes et ses toboggans à eau, également situés sur les neuf kilomètres carrés du site ». « Nous, c’est surtout Interlaken qui nous intéresse », lui répliquons-nous tandis que nous passons devant le Restaurant du Rhin. L’exactitude géographique n’est pas vraiment une priorité ici, me dis-je en étudiant les façades à colombages qui s’alignent des deux côtés de la rue, flanquées des drapeaux multicolores des cantons suisses. « Je n’ai encore jamais vu de crosse de Bâle sur fond jaune », fais-je remarquer à notre guide. Qui trouve que ce n’est pas si grave, l’essentiel étant que la couleur du drapeau s’accorde bien à celle de la maison. Cette même logique explique sans doute aussi pourquoi les couloirs et les chambres de l’Hôtel Interlaken croulent sous les gravures françaises. Il faut croire que les châteaux de la Loire vont mieux avec le kitsch pompeux de l’architecture que les scènes paysannes authentiquement helvétiques. Des nouilles chinoises chez le pâtissier-glacier La ruelle s’ouvre, et devant nous s’étend un lac, lac étant le mot volontairement employé par la guide pour donner à cette étendue d’eau une certaine dimension. Car en réalité, ce qui est censé être le lac de Brienz est à peine plus vaste qu’un grand étang. La guide nous explique qu’il s’agit d’un lac artificiel, créé pour que l’ambiance soit la plus authentique possible. Mais en lieu et place des corégones, des perches ou des truites lacustres, seule une poignée de cygnes noirs font des cercles à la surface de l’eau. Au loin, un bateau pirate est amarré. « Ça, ici, c’est le Pont de Lucerne », dit Xiao Chen. Elle nous raconte que l’original a brûlé un jour, et que cette réplique n’est pas tout à fait exacte. « Il manque la prison. » A-t-elle la moindre idée de l’endroit où se trouve le vrai pont ? Je lui pose la question. Dans une ville qui s’appelle Lucerne, répond-elle du tac au tac, avant d’ajouter que ça ne joue pas un grand rôle. Interlaken ou Lucerne, lac de Brienz ou des Quatre-Cantons… : « Pour les Chinois, tout est quasiment au même endroit. » Vu que les distances en Suisse sont faibles, du moins à l’échelle chinoise. Or le public visé ici est bel et bien le public chinois. Le concept a l’air d’être pertinent, même si en tant que Suisse, j’ai du mal à le reconnaître. De toute évidence, les Chinois aiment beaucoup la copie. Ils jouent volontiers le jeu, d’autant plus qu’ils peuvent eux-mêmes devenir un petit élément de l’illusion suisse en visitant non seulement le village, mais en y habitant aussi pour une ou deux nuits.

Peu à peu, mon estomac se manifeste. J’interroge la guide : « Y a-t-il ici à Interlaken un bon restaurant suisse ? » Xiao Chen se met à rire. « Le Glacier San Marco sert des nouilles chinoises, et le Restaurant du Rhin propose des spécialités cantonaises. » Le seul restaurant occidental est une chaîne internationale de fast-food, Kentucky Fried Chicken. Plusieurs restaurants ont tenté l’aventure en proposant des plats européens, nous explique Xiao Chen. « Mais ils ont

Le paysage est vallonné, s’il n’était pas couvert de luxuriants bambous, on pourrait se croire en Appenzell.

tous fini par revenir aux spécialités chinoises. » Les touristes chinois recherchent rarement l’aventure dans leur assiette, précise-t-elle pour justifier l’absence de fondue, de rösti et de raclette. On peut d’ailleurs s’en rendre compte aussi dans le véritable Interlaken, où la carte des spécialités culinaires nationales se prolonge depuis belle lurette en direction de l’Orient. Adieu, pays des merveilles ! Pour clore notre excursion à Interlaken, je souhaite acheter un souvenir de la Suisse chinoise. La guide me recommande le magasin le plus sélect de la ville, la boutique de souvenirs de notre hôtel. Des vaches miniatures de toutes les couleurs ornent la vitrine. Je demande s’ils ont des couteaux suisses, ou du chocolat suisse. Un brin gênée, la vendeuse me demande ce qu’est exactement un couteau suisse, et attire mon attention sur les vaches peintes : du design américain, précise-t-elle, « made in China ». Elle tire délicatement de l’étagère une vache aux couleurs particulièrement vives. « De l’opéra chinois, sur une vache suisse », explique-t-elle. Je reconnais alors les personnages colorés de l’opéra traditionnel chinois qui décorent le poil de l’animal. « Pourquoi pas ? », me dis-je en acceptant de la tête. Avec précaution, elle pose l’animal sur le comptoir. Elle murmure quelque chose en chinois à une autre vendeuse du magasin, qui retourne aussitôt à la vitrine et en revient avec l’étiquette du prix. Sur laquelle je lis : 12 000 RMB. Je commence par supposer qu’elle a pris la mauvaise étiquette, car 12 000 renminbi équivalent à la coquette somme de 1700 francs suisses, rien que ça. Les deux vendeuses se montrent parfaitement compréhensives lorsque je décide subitement de ne pas faire l’acquisition de ce souvenir pas précisément bon marché. Et c’est ainsi que nous quittons l’Interlaken chinois, forts d’une dernière conclusion : le niveau des prix, au moins, peut parfaitement rivaliser avec l’original de l’Oberland bernois, et même les meilleurs architectes chinois ne sont pas encore capables de déplacer des montagnes. Interlaken sans l’Eiger, le Mönch et la Jungfrau, c’est comme P ­ ékin sans la grande muraille.

Pascal Nufer est depuis mars 2014 correspondant à Shanghaï pour la radio-télévision suisse alémanique SRF (Schweizer Radio und Fernsehen). Auparavant, il était rédacteur à la Tagesschau. Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry

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n juin dernier à Bâle, la Claraplatz a été transformée sur mes pas et sur ceux des gens qui marchent autour de moi. La pendant dix jours. Dans un coin de la place, une voix m’ordonne de m’approcher des autres flâneurs-explorateurs, grappe humaine entourait un cube de verre dans le- de me glisser entre eux, et de suivre la ruelle en marchant au même quel, chaque jour, on présentait un nouveau « tableau pas. Nos pas résonnent militairement, bruyamment, contre les favivant ». Comme dans les foires d’autrefois, des êtres çades, les passants s’arrêtent et examinent notre cortège, intrigués. humains y étaient exposés. Un jour, ce fut un père avec sa fille sur De quoi s’agit-il ? Pour quoi manifeste-t-on ? Une perplexité se fait les genoux, tous les deux en sous-vêtements, un autre jour, un jour par rapport à l’espace modifié par l’intervention optique et homme barbu en gilet pare-balles, qui, à l’appel d’un muezzin, se acoustique. Un bref instant, le Spalenberg n’est plus la charmante prosternait pour prier sur son tapis. Les images semblaient inter- et paisible rue commerçante dans laquelle, même les jours de peller les passants. Ils étaient nombreux à entourer la vitrine, à grande affluence, on trouve un peu de solitude, mais la plateforme l’examiner selon diverses perspectives, et à lire le petit écriteau d’un groupe potentiellement violent. La troupe qui marche à grand avant de passer leur chemin. fracas prend possession de l’espace, L’intervention artistique du repousse les passants sur les bords Hollandais Dries Verhoeven intituet soudain, la ruelle semble étroite. lée Ceci n’est pas… a métamorSurgissent des réminiscences du phosé l’espace public. Au lieu, Morgestraich du Carnaval de Bâle, comme par le passé, de traverser en ou d’un détachement de soldats rehâte la Claraplatz, les passants resgagnant la caserne au pas après taient plantés là, interloqués, esavoir participé à une parade. Je suis sayant de comprendre ce qu’ils au milieu d’eux, j’en fais partie. Moi voyaient, posant des questions et aussi, je contribue à cette transforUn tableau vivant, une déambulation discutant. Soudain, la Claraplatz mation. audio et une pièce de théâtre de guerre ressemblait davantage à une agora participative : Imanuel Schipper présente Cartographie de l’asphalte antique qu’à l’espace fonctionnel trois mises en scène performatives qui ou esthétisant qui avait été planifié Plus tard, je me retrouve seul avec au XXe siècle. Dans l’Antiquité, la voix à mon oreille, qui m’invite montrent différentes possibilités de traiter, l’agora constituait un lieu où les à pratiquer un certain nombre de modeler et de percevoir l’espace. ­citoyens parlaient, discutaient et d’expériences déambulatoires. riaient de toutes les affaires puUne fois de plus, la scénographie par Imanuel Schipper bliques : expression de la démo­ se transforme, la rue devient à la cratie au moins aussi puissante que fois laboratoire et objet d’étude. les votations populaires et les déJe déchiffre l’asphalte et le pavé bats parlementaires. La performance, et surtout les réactions des comme une carte topographique de chemins futurs, et les trous et passants, ont transformé la place, qui représente de toute évidence salissures comme des traces d’activités passées. Je vais, le regard davantage que la somme de ses parties construites. Ou de façon rivé au sol, puis les yeux au ciel, interprétant les nuages, et pour plus générale : c’est l’usage d’un lieu qui fait de lui l’espace unique finir, je marche en fermant les yeux. Au cours de ma déambulation, que nous percevons comme tel. je relie des lieux déjà arpentés – lieux du passé – en un réseau dans En juin 2014, il y eut, à côté des interventions de la Claraplatz, lequel pourraient également figurer des lieux futurs. Je vis cet esdeux autres productions artistiques dans lesquelles les interactions pace et j’éprouve comment le passé, à travers l’instant présent, entre espaces façonnés et espaces préexistants, entre histoires ra- s’écoule dans le futur. Un espace se déploie, avec ses coordonnées contées et participation active des spectateurs, ont été sensibles temporelles et sociales. Dirigés et accompagnés par la voix de la d’une manière particulière. radio, mon corps, mes mouvements, manifestement moins souples et plus lourds qu’il y a quelques années, sont l’instrument de meLa ville comme laboratoire sure de cette expérience de l’espace-temps. Pour finir, la voix me Walking the City est une action de rassemblement, prévue pour un propulse en zigzag d’un côté de la rue à l’autre. Comme une balle lieu spécifique et audio-guidée, organisée par le groupe de perfor- en caoutchouc, je rebondis à travers le monde des rues arpentées mance hambourgeois LIGNA, qui s’est fait connaître par ses ballets durant mon investigation, jusqu’à ce que la voix m’invite à mettre radio, rappelant les mobilisations éclair. Leurs performances sans fin à mon excursion solitaire. Riche d’un nouveau savoir relatif aux protagonistes invitent le spectateur à flâner à travers l’espace urbain détails des ruelles de la colline du Spalenberg, je restitue le rapréexistant, à en jouer d’une autre façon, et par là, à le lire autre- dio-récepteur. ment. Au point de départ, on me tend un petit récepteur radio pourvu Les coulisses de la machine de guerre d’écouteurs. Une voix m’enjoint de marcher en direction du Spalen- C’est un parcours tout à fait différent que j’effectue quelques jours berg, dans la vieille ville. Pendant que je m’y rends, mon accompa- plus tard avec Rimini Protokoll. Le collectif de mise en scène gergnateur sonore ne cesse d’attirer mon attention sur ma démarche, mano-suisse a produit avec le scénographe et décorateur Dominic

Ni pierre ni métal

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Trois mises en scène, trois formes productrices d’espace. Ceci n’est pas… transforme, à travers des « tableaux vivants », un non-lieu de passage en un espace où l’on s’arrête, discute, débat. Avec Walking the City, l’espace urbain connu et préexistant est remodelé par la performance. Le participant devient un flâneur qui écrit, joue et déchiffre sa ville à neuf, selon les instructions d’une intervention radio. Rimini Protokoll invite le spectateur de Situation Rooms à se mouvoir dans une réalité augmentée, en trois dimensions. En jouant dans les copies des espaces, une nouvelle réalité est produite. Dans ces trois exemples, la participation, l’intervention per-

Les espaces sont produits par nos gestes, nos corps, nos histoires et nos souvenirs, les nôtres, mais aussi ceux des autres. sonnelles, sont indispensables à l’expérience de la soirée théâtrale. Je suis le coproducteur des espaces. Si je ne participe pas, la représentation n’aura pas lieu. Si, après la représentation, nous parlons de ces espaces, nous parlons de nos expériences. Une fois de plus, il se confirme que ces espaces (ou plutôt, ces expériences d’espace) ne sont pas faits de pierre et de métal, ils ne sont pas érigés par des planificateurs urbains, des architectes ou des scénographes – et ils n’existeront pas éternellement. Ils sont produits par nos gestes, nos corps, nos histoires et nos souvenirs, les nôtres, mais aussi ceux des autres. Les espaces sont performatifs.

Imanuel Schipper travaille à la Zürcher Hochschule der Künste dans le département du théâtre et de la performance ; il organise de nombreuses manifestations théorico-artistiques relatives à la pertinence sociale des productions artistiques. Son domaine de recherche actuel porte sur la constitution d’un espace public en milieu urbain grâce aux interventions performatives. Il a souvent travaillé comme dramaturge avec Rimini Protokoll. Il est l’un des commissaires désignés par Pro Helvetia pour la prochaine Quadriennale de Prague. Traduit de l’allemand par Marion Graf

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Photos : Ruhrtriennale / Jörg Baumann ; Andy Tobler ; Hans-Jörg Walter

Huber Situation Rooms, un théâtre de guerre qui met le spectateur dans la peau de différents personnages impliqués dans le commerce international de l’armement. En l’espace de deux heures, je serai successivement vingt personnes différentes, issues de treize pays. J’aurai neuf ans, et puis presque septante ans. Je me trouverai dans treize décors différents, tout en suivant toujours ma main qui tient un iPad sur lequel passent de brèves séquences filmées. Les films ont été tournés avec ce même instrument, placé dans la main d’un marchand d’armes et de guerre. En suivant l’écran, je m’efforce de bouger comme bougeait celui qui se trouvait jadis derrière la caméra. Si je vois, dans le film, une main qui ouvre une porte, j’ouvre la porte réelle. Toutes les sept minutes, l’écran devient noir, l’excursion dans la vie du protagoniste absent s’interrompt. Je suis de nouveau moi – submergé par l’autre et sa vie dans laquelle je me trouve encore, et perturbé par le dédoublement transitoire du moment présent. Je prends conscience que je me trouve dans un décor composé de pièces emboîtées les unes dans les autres, et qui constituent toutes ensemble le reflet d’une réalité. En ma qualité d’ex-pilote d’hélicoptère de l’armée indienne, je gravis un point de vue d’où le regard plonge sur toute l’étendue du Cachemire où l’on me montre des drones qui traquent les terroristes. En même temps, ce point d’observation tactique imaginaire me permet de jeter un coup d’œil réel sur la construction scénographique complexe : des projecteurs sont suspendus au plafond et clignotent selon une chorégraphie. Là, je reconnais la photo-tapisserie de la ville orientale, là la toile de tente de l’infirmerie, artistement éclairée de l’extérieur. J’aperçois également les accessoires de scène noirs, fixés les uns aux autres en série, qui sub­ divisent l’espace. D’en haut, je vois les espaces et les mondes qui, en bas, s’encastrent et se superposent, une vue qui évoque ordre et calme, tout en manifestant l’évidence qu’un tel calme n’existe qu’à l’extérieur du système. Pour un regard extérieur à cet engrenage d’armes et de guerre. Je rencontre de potentiels acheteurs d’armes, je vise de possibles terroristes, je serre la main de politiciens, j’examine des blessés et j’enfile un gilet pare-balles. J’éprouve dans mon corps comment une arme produite dans la pacifique Europe me blesse mortellement dans la pièce d’à-côté. Avec à l’oreille la voix des acteurs absents, et leur champ de vision dans l’iPad qui se trouve dans ma main, j’évolue à leur place dans les copies hyperréalistes de leurs espaces de vie. Un espace peut raconter plusieurs histoires à la fois, ce qui, pour tel visiteur, est la cantine d’une fabrique d’armement suisse, sera pour tel autre un appartement en Russie, et pour un troisième, l’unique pièce d’un centre de réfugiés en Allemagne. Les espaces, en effet, ne sont pas définis seulement par leur existence construite, mais par la façon d’y vivre, d’y loger, d’en jouer. Je traverse des pays, des endroits, des pièces et des époques, et pour finir, me voici recraché dans la salle du théâtre. Restent les histoires, les images et les sensations physiques comme une poignée de main, la station à l’infirmerie, le fumet du borchtch – et l’intuition désagréable que tant de choses sont liées à tant de choses, et qu’il existe derrière les espaces de conflits locaux l’espace global des responsabilités et des conséquences.


Réalité dédoublée : iPad et mise en scène montrent le même décor. Dans Situation Rooms, le spectacteur se transforme en homme de guerre.

La rue, objet de recherche : Walking the City, une promenade créée spécifiquement pour le lieu.

Émotions en vitrine : comme autrefois dans les zoos, l’intervention de Dries Verhoeven Ceci n’est pas… expose des humains, suscitant la controverse.

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n avril 2014, j’étais à Prague pour y donner une confé- phique, elle parut tout ce qu’il y de plus apolitique. Ce dont il s’agit rence dans le cadre de SharedSpace : Spatial Curation est de trouver, me dit-on, une conception différente de la politique. Symposium, une rencontre de têtes pensantes orga- L’envie me démangeait d’expliquer ce qu’est vraiment le post-ponisée en avant-programme à la Prague Quadrennial litique, à savoir une politique néolibérale de consensus et de « maof Performance Design and Space 2015. N’ayant ja- nagement » servant de levier économique, et non, comme la vémais entendu parler de cette importante manifestation scénogra- ritable politique, une confrontation sans complaisance de visions phique auparavant, j’étaits plutôt curieux de voir ce qui m’atten- et d’idéologies différentes. Me ravisant, je préférai laisser ces scédait. L’introduction donnée par le curateur en chef m’apprit que nographes en paix et aller faire un tour de ville avec ma femme. les contributeurs à cette 13e quadriennale allaient essaimer dans Après tout, ils étaient là pour préparer une quadriennale et non Prague et se faire les curateurs des espaces publics de la ville. Si on pour subir les ratiocinations d’un philosophe radical (autrement invite un philosophe, c’est pour qu’il pose des questions, ce que j’ai dit hystérique). fait. J’ai demandé à quoi pouvait bien tenir l’explosion de curateurs À dire vrai, je n’étais pas trop mécontent de ma matinée et à laquelle, soudainement, nous assistions. N’avons-nous pas eu des découvertes qu’elle m’avait values. La première étant que les scénographes sont des gens droit, après le curateur proprement dit, à l’artiste curateur, à tout à fait charmants et pas trop l’architecte curateur et même à prétentieux, qui considèrent l’enseignant c­ urateur ? Et voilà leur profession comme une disque le scénographe, lui aussi, en cipline, sinon un art autonome, serait un. et désirent participer à la quaJe dis que cela m’avait tout driennale de 2015 comme cural’air d’un changement de parateurs. Synthèse de culture et digme, que, ayant abandonné le de management, le curateur est théâtre, vase clos de l’illusion, apparu, une fois de plus, comme pour investir l’espace ouvert, la une figure clé du présent. Et je scénographie était en voie de dirais enfin que l’omniprésence devenir une discipline auto­ du capitalisme, se manifestant L’espace public est depuis toujours un enjeu nome, une profession artistique. en l’occurrence sous les traits politique. La scénographie contemporaine À moins que cette autonomie soit de l’économie de l’expérience – serait-elle devenue un instrument au service un trompe-l’œil, que la scénograle theming, le branding et le de l’exploitation capitaliste de l’expérience ? phie soit en train d’être récupérée marketing qui se rejoignent et par la nouvelle instrumentalisaunissent leurs forces à l’ention néolibérale, qui réduit l’art à seigne des « industries créapar Lieven De Cauter l’état d’« industrie créative ». La tives » – ne m’était jamais appasociété de consommation et la rue de façon aussi palpable. publicité ne seraient-elles pas auDeux mois plus tard, une rédacjourd’hui un fabuleux numéro de scénographie : de la ville trans- trice de magazine qui se trouvait à Prague et avait parfaitement formée en parc d’attractions au monde du design et du lifestyle ? saisi le fond de ma pensée m’invite à mettre noir sur blanc mes réQuand suivit une présentation sur l’atmosphère (c’est-à-dire flexions sur la scénographie. Un texte « facile à comprendre », dans le temps météorologique), un des grands thèmes de la future ex- un « style journalistique plutôt qu’académique », et ne dépassant position, je me suis senti comme transporté dans un cours où l’on pas 800 mots. Amusé et même un peu surpris, je n’ai rien trouvé apprendrait à marchandiser une ville ou à concevoir un parc à de mieux pour expliquer ce qui me préoccupe que les lignes qui thème ayant pour métaphore le temps. Et là, nouvelles questions précèdent. Je suis certain que la Quadriennale de Prague 2015 de ma part. Cela ne relève-t-il pas, ai-je demandé, de l’économie connaîtra un grand succès et que mes questions n’ont pas grandexpérientielle, forme la plus sophistiquée du marketing capitaliste chose à voir avec elle. Cela dit, je ne peux toujours pas m’empêcher qui, au lieu d’un produit, consiste à vendre une atmosphère, une de penser que ce symposium a fait apparaître très concrètement, expérience ? C’est à croire, ai-je dit, que la scénographie est en et non de façon abstraite, quelque chose de crucial sur le monde passe de devenir une branche alternative, l’avant-garde en quelque actuel. sorte de cette économie de l’expérience. En se fixant sur l’atmosphère d’un espace public, les scénographes n’imitent-ils pas cette économie de l’expérience ? « Ne pourrait-on pas retirer le micro à cet homme ? », fit alors le speaker avec un humour tout britan- Lieven De Cauter est philosophe, historien de l’art et écrivain. Hollandais, il enseigne dans plusieurs universités et hautes écoles nique, mais sur un ton néanmoins ferme. Il avait raison. J’étais en d’art. Il publie sur l’art contemporain, l’expérience de la modernité, Walter Benjamin et, dernièrement, l’architecture, la ville et la train de tirer sur des moustiques avec un bazooka. La présentation suivante était consacrée à la dimension po- politique. litique de l’espace. À moi qui ignore tout de la pratique scénogra- Traduit de l’anglais par Michel Schnarenberger

L’économie expérientielle post-politique

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u musée, le commissaire se plaint : « La lumière est mauvaise ». « Je n’ai pas assez de place », gémit le scénographe au théâtre. Quelle chance, en revanche, que celle du level designer, le concepteur de niveaux qui crée les décors d’un jeu vidéo : pour lui, tout est possible. L’espace virtuel est infini et les sources de lumière, il en place autant qu’il veut où il veut d’un simple clic de souris. Aucune limite n’est posée à son imagination, du moins tant qu’il conçoit l’univers du jeu de façon à ce qu’il se transforme en aventure. Car c’est là le défi majeur que doit relever ce scénographe. Il doit savoir inciter les joueurs à partir à la découverte d’un monde inconnu. Et il doit bien réfléchir : si les personnages ont trop de liberté, ils risquent de se perdre ; et si le jeu ne propose qu’un seul chemin praticable et que l’on se repère trop facilement, on a tôt fait de s’ennuyer.

de jeu fournit des séquences et des effets préprogrammés. Le scénographe y recourt pour faire avancer le jeu : quand un personnage pose le pied sur la dalle en pierre, la porte s’ouvre. S’il entre, le monstre attaque. Le charme du monde virtuel

Le monde virtuel doit être soumis à des lois physiques. Elles aussi sont attribuées aux personnages et aux objets par le moteur de jeu. Mais le concepteur n’est pas obligé de s’en tenir à la réalité. Dans l’univers fictif, il peut modifier la gravité comme bon lui semble. Il peut, par exemple, faire sauter son personnage de superhéros par-dessus des précipices de plusieurs mètres de long. Ou programmer des blocs de pierre de façon à ce qu’ils se mettent à rouler et libèrent la voie. La physique, associée à la structure de l’univers, à la lumière et au son, indique au joueur comment se comporter C’est le décor qui fait l’histoire dans cet environnement virtuel. La façon dont est construit l’enviUn bon level design va lui explironnement dépend avant tout quer ce qu’il doit faire, mais pas du genre de jeu : un jeu de tir en comment il doit le faire. Il permet vue subjective – le joueur se fraie de tester diverses variantes et, en Dans l’univers des jeux vidéo, le scénoun chemin avec son arme dans un fonction des conséquences, de tigraphe est appelé level designer. C’est lui qui environnement hostile – nécesrer certains enseignements pour doit faire en sorte que le monde virtuel les étapes suivantes. site des bâtiments réalistes avec se change en aventure. Et ce faisant, gérer Une fois les décors et la médes couloirs, des coins et des portes. Il exige des caisses dercanique installés, l’on s’attaque à l’infinie liberté qu’offre l’espace virtuel. rière lesquelles on peut s’abriter, l’esthétique de l’univers du jeu. et des balcons d’où on peut tirer Le scénographe applique des texpar Urs Honegger sur ses ennemis. Un jeu de course tures qu’il a conçues auparavant – le joueur est au volant d’une sur du papier ou à l’ordinateur. voiture de course et veut passer la Les bâtiments sont pourvus de faligne d’arrivée avant les autres – exige des virages relevés, des loo- çades, les paysages s’épanouissent. Pour les grandes productions, pings et des raccourcis. Un jeu d’aventure – le joueur résout des c’est le directeur artistique qui est responsable des surfaces. Le énigmes et finit par trouver un trésor – se déroule sur une île en- concepteur des niveaux, lui, est chargé de coordonner les divers sorcelée avec des chemins tortueux traversant des forêts obscures. éléments entre eux. Il est difficile de savoir à l’avance si ces éléC’est le décor qui fait l’histoire. ments seront suffisamment bien coordonnés pour que le nouvel Lorsque le genre et le but du jeu sont définis – et uniquement univers fascine le joueur. Mais dans son travail, ce designer bénéà ce moment-là – le concepteur de niveaux commence son travail. ficie de l’un des avantages du processus de conception numérique : Son outil : un programme d’ordinateur spécialisé et performant, il peut constamment tester ses idées, les rejeter, les affiner et les le « moteur de jeu ». Avec lui, il va placer des environnements et reprogrammer. des éléments d’architecture dans l’infini de la trame tridimensionnelle. À l’aide de formes et d’objets, il construit l’univers du jeu. Puis il dispose les sources de lumière. Il éclaire par exemple le bon sentier et pose des points de repère : si le joueur voit un château illuminé au sommet d’une montagne lointaine, il prendra automatiquement cette direction. Ensuite, il va faire entendre cet univers en attribuant à chaque élément le son correspondant. Le décor sonore est programmé et se modifie selon l’emplacement du joueur dans l’espace. Le moteur de jeu fonctionne comme une casse d’imprimerie Urs Honegger (né en 1974) est titulaire d’une licence en dans laquelle le concepteur pioche les éléments qui constitueront littérature allemande et d’un Master of Digital Arts. Il écrit son univers. Pas besoin de savoir programmer pour se servir de cet pour la revue Hochparterre des articles sur le design outil. Les programmes disposent d’une interface utilisateur simi- numérique et dirige le portail d’infos Hochparterre.ch. laire à celle d’un logiciel de retouche d’images. De plus, le moteur Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

Configurer l’infini

SCÉNO G R APH IE 31


H EU R E L O CA L E

SAN  FRANCISCO

NEW  YORK

PARIS

ROME

LE  CAIRE

JOHANNESBURG

NEW  DELHI

SHANGHAI

VENISE

La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde, dont la tâche est de développer les échanges et les réseaux culturels

Studio Roma ROME

Un nouveau programme transdisciplinaire explore les rapports entre pratique et recherche. Bilan de la première année de Studio Roma.

par Chiara Vecchiarelli – Fondé il y a 65 ans, l’Istituto Svizzero di Roma a toujours été un lieu privilégié de rencontres, entre art et science. Il renouvelle désormais le défi qui l’a vu naître en lançant Studio Roma : un programme annuel d’échanges et de recherche qui se donne pour objectif d’interroger le rapport entre savoirs et pratiques, tout en enrichissant le travail des jeunes artistes et chercheurs que la Villa Maraini accueille depuis 1949. La conclusion de la première édition de Studio Roma a été célébrée le 11 juillet 2014, dans le jardin et les salles de l’ISR. Au cours d’un grand événement centré sur le vernissage du livre La Linea della palma, les participants ont présenté les objectifs et les résultats de ce projet transdisciplinaire : après avoir assisté à la performance qui ­accompagnait l’exposition Una questione

Le cadre est magnifique : affluence dans les jardins de l’Istituto Svizzero di Roma à l’occasion de la manifestation clôturant la première édition de Studio Roma.

HEUR E LO CALE 32


Photos : OKNO Studio

privata d’Annette Amberg, les visiteurs ont ainsi eu l’occasion de découvrir les œuvres et les publications réalisées pendant ou à l’issue de ce programme de huit semaines.

Un symbole de la crise Studio Roma invite tous les ans des artistes reconnus et des théoriciens travaillant dans les disciplines les plus diverses, telles la philosophie, l’ethnologie ou le droit, à se pencher sur un thème donné : en 2013/14, la question était « Comment affronter la crise ? Règles et pratiques à l’épreuve ». Que ce soit d’un point de vue politique, social, économique ou épistémologique, le concept de crise a donc figuré au centre d’un programme qui visait aussi à inter­roger les participants, et l’institution elle-même, sur leur méthode de travail. L’idée de méthode implique la notion de « parcours », et c’est bien sous la forme d’un parcours, tant géographique que disciplinaire, que Studio Roma entend défricher le champ du savoir. Cette année, il s’agissait moins de constater comment les règles ­définissent des pratiques que d’observer comment les pratiques déterminent de nouvelles règles – car c’est là, à l’inter­ section entre le faire et le savoir, que la recherche et la pratique artistiques peuvent se mettre à l’épreuve l’une de l’autre, en quête de tensions et d’affinités. Ce premier programme s’est déroulé de façon fortement décentrée : rencontres, conférences, séminaires et projections ont eu lieu dans différentes bibliothèques, cinémas, théâtres, univer­sités, parcs et églises de la cité. Mais Studio Roma ne s’est pas limité à l’agglomération romaine, allant jusqu’à investir des lieux tels la ville de L’Aquila ou la vallée du fleuve Belice en Sicile, deux zones frappées par d’importants tremblements de terre, dont les habitants furent contraints d’affronter les réalités de la destruction et de la reconstruction. Image tangible de la crise, le tremblement de terre a donc été adopté comme cas d’étude, mais aussi comme instrument épistémologique, sollicitant le contenu et la méthode de l’enquête – et remettant en question ­l’approche académique et le format traditionnel de l’exposition. L’exploration de L’Aquila a donné lieu à une publication diffusée en supplément de la revue d’art NERO, tandis que le voyage

sont adressées à un public entendu comme un « ensemble de singularités », capable de générer des différences et de produire du savoir. Gunther Teubner a insisté sur le ­potentiel constitutionnel de nos sociétés, y voyant une issue possible à l’autodestruction d’un système économique victime de sa propension effrénée à la croissance, tandis que, proposant une lecture du ­ ­Tremblement de Terre au Chili de Kleist et présentant ses recherches sur le goût des littératures suisses pour le désastre, Peter Utz a analysé les changements de paradigmes qu’implique le thème de la catastrophe. État des lieux : La linea della palma.

dans la vallée du Belice a pris corps dans le livre La Linea della palma, qui illustre la tentative d’appréhender un territoire hors des sentiers battus. En parallèle à la ­recherche sur le terrain, Studio Roma privilégie également la modalité de l’atelier, ­capable de tendre vers l’imprévu parfois dès les prémisses, ainsi que l’exercice de la ­lecture en commun, qui met l’accent sur l’horizontalité de la connaissance et le d­ ébat critique : deux formats qui, à l’instar du voyage, insistent sur une approche nondogmatique du savoir. Cette première édition de Studio Roma a accueilli des personnalités aussi différentes que l’artiste Peter Friedl, le juriste et sociologue Gunther Teubner, le philosophe Paolo Virno ou le professeur de littérature Peter Utz. Leurs contributions se

Les traces imprimées dans les œuvres et la mémoire Paolo Virno a souligné pour sa part la ­nécessité de créer un espace politique et de formuler une réponse éthique à la crise, en proposant une relecture de Das Unheimliche (L’Inquiétante étrangeté) de Freud et de « Erfahrungsraum » und « Erwartungshorizont » – zwei historische Kategorien (Espace d’expérience et horizon d’attente – deux concepts historiques) de Reinhart Koselleck. Considérant la crise comme une opportunité pour la créativité, Peter Friedl a adopté l’esprit de Studio Roma et la forme ouverte du palimpseste en organisant un atelier de deux semaines : intitulé Touch of Joy, d’après The Dream, le poème que Byron composa au cours de « l’année sans été » 1816, cet atelier a convié historiens, artistes, psycholo-

L’atelier conduit par Paolo Virno proposait une lecture collective dans la Biblioteca Angelica.

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Membres de Studio Roma 2014/2015, dont le thème sera « Comment affronter la crise ? Savoirs et instruments à l’épreuve » : Francesco Baroni, lettres modernes et histoire des religions (Lausanne) ; Ivan Foletti, histoire de l’art (Lausanne) ; Gina Folly, arts visuels (Zurich) ; Davide Fornari, sciences du design (Lugano) ; Céline Hänni, musique (La Chauxde-Fonds) ; Anne Le Troter, littérature (Genève) ; Pauline Milani, histoire contemporaine (Fribourg) ; Virginie Nobs, archéologie (Genève) ; Grégoire Oguey, histoire médiévale (Neuchâtel) ; Coralie Rouet, arts visuels (Genève) ; ­Benjamin Valenza, arts visuels (Lausanne) ; Hannah Weinberger et Niku Alex Mucai, arts visuels (Bâle). Pour de plus amples informations, consulter : studioroma.istitutosvizzero.it Chiara Vecchiarelli est critique d’art et ­curatrice. Elle a été collaboratrice scientifique et assistante de Carolyn Christov-Bakargiev, directrice artistique de la dOCUMENTA(13) à Kassel, ainsi que curatrice du programme de la Emily Harvey Foundation à New York. Elle a écrit ou édité de nombreuses publications. Traduit de l’italien par Pascal Janovjak

Une exposition révélatrice NEW YORK

L’exposition des premiers travaux de David Weiss au Bündner Kunstmuseum de Coire remonte aux sources de l’une des signatures artistiques les plus influentes de notre époque. L’exposition se rend à présent au Swiss Institute de New York.

Un mur entier de dessins et d’esquisses. « Nous avons tous été stupéfaits devant l’ampleur de ce corpus », dit Oskar Weiss, fils de l’artiste, qui gère la succession.

par Konrad Tobler – Inventivité, subtilité, curiosité… et mélancolie : mots-clés pour décrire l’œuvre de l’artiste zurichois David Weiss (1946–2012), avant qu’il ne forme avec Peter Fischli, au début des années 1980, le célèbre duo tout aussi inventif, subtil et curieux. Les travaux individuels de Weiss, datant de 1968 à 1979, étaient peu connus jusqu’à présent ; l’artiste lui-même ne s’en est guère préoccupé pendant des années. L’exposition montée début 2014 par ­Stephan Kunz au Bündner Kunstmuseum de Coire en a été d’autant plus surprenante, édifiante même. Kunz discutait depuis longtemps d’une telle exposition avec Weiss, qui s’y est consacré jusque peu avant sa mort. Quelques jours avant son décès, HEUR E LO CALE 34

alors que des amis lui avaient apporté du papier et de l’encre de Chine à l’hôpital, Weiss a peint une série de trois tableaux de fleurs. Noires, ces fleurs font l’effet d’un reflet tardif de l’œuvre de jeunesse. Oskar Weiss, fils de l’artiste qui gère la succession, parle de la préparation de l’exposition comme d’une expérience pour ainsi dire existentielle : « Cela fait deux ans que je me penche sur les débuts artistiques de mon père. Depuis mon enfance, je savais que ces travaux se trouvaient dans les caisses et classeurs de son bureau. Des amis proches, dont la relation à David remonte aux années 1970, en avaient eux aussi connaissance. Nous avons cependant tous été stupéfaits devant l’ampleur du corpus. » Il a passé les travaux en revue avec des amis

Photo de l’installation : Bündner Kunstmuseum

gues et chercheurs en sciences humaines à examiner la possibilité concrète d’un espace de l’imagination capable de trans­ former le réel et de marquer l’histoire. ­L’artiste Miltos Manetas ­enfin a partagé sa tentative de cerner une réalité virtuelle d’ordinaire fragmentée, au moyen du concept de « méta-écran » et d’une pluralité de gestes picturaux qui définissent une nouvelle dimension de la ­Nature, entendue comme fusion du naturel et du technologique. Les résultats de ce dernier ­atelier ont nourri l’exposition Ñewpressionism, présentée au siège milanais de l’ISR. La diversité de ces contributions a inspiré les participants et a marqué les œuvres et les écrits présentés lors de la soirée conclusive de Studio Roma 2013/2014. En plus de ces résultats tangibles, ce programme fondé sur l’hospitalité et le partage a certainement enrichi l’imaginaire de chacun, générant une mémoire commune dont les effets ne seront probablement perceptibles que sur le long terme.


Photos: Sans titre, David Weiss (1946–2012), 1978, aquarelle, encre de Chine sur papier, non encadré: 23,5 × 16,5 cm, Courtesy of The Estate of David Weiss

et des assistants de David Weiss, les a reproduits et inventoriés. « Cela a été un processus important pour moi », dit Oskar Weiss, « qui m’a non seulement aidé à connaître le passé artistique de mon père, mais aussi, d’un point de vue affectif, à assumer sa mort précoce. » Un sens aigu de la composition À présent, l’exposition part sous une forme modifiée au Swiss Institute de New York. « Lorsque j’ai vu l’exposition à Coire en compagnie de Simon Castets, le nouveau directeur du Swiss Institute, et qu’il a montré beaucoup d’intérêt, cela m’a fait immensément plaisir. Et cela fait sens, que l’exposition quitte l’intimité de la merveilleuse Villa Planta à Coire pour voyager dans le vaste monde. Pour nous, c’est un signe que l’œuvre n’a pas perdu de sa pertinence et peut perdurer. » Simon Castets relève l’occasion unique que représente cette ­exposition de remonter aux sources de l’une des signatures artistiques les plus ­influentes de notre époque. Dans l’œuvre des débuts déjà, on reconnaît selon lui des traits caractéristiques des travaux ultérieurs de Fischli/Weiss. Pour l’exposition à New York, d’autres travaux de la succession ont été ajoutés, qui sont présentés pour la première fois au public. « Ces travaux renvoient aux nombreux voyages de David Weiss aux États-Unis, alliant imagerie de la bande dessinée, compositions abstraites et paysages urbains cinématographiques », explique Simon Castets. David Weiss débute sa carrière artistique en des temps troublés. 1968, les émeutes zurichoises, la vie en communauté, « le privé est politique », les turbulences à la Kunstgewerbeschule – l’ancienne Zürcher Hochschule der Künste – et, précisément, de nombreux voyages

aux États-Unis, mais aussi à Cuba et en Afrique du Nord. Après avoir étudié la sculpture à la Kunstgewerbeschule de Bâle, il ne sait pas encore s’il veut vraiment devenir plasticien. Il ouvre un « bureau à tout

Une aquarelle pleine d’humour.

faire », écrit des scripts, fait des propo­ sitions de reportages. Pourtant, il est bel et bien artiste, pur et dur, comme en témoignent les premiers travaux exposés. Weiss se penche sur les courants contemporains, sur le pop art et l’art conceptuel, c’est un dessinateur doué, qui adore expérimenter ; ses créations n’ont rien perdu de leur fraîcheur : en quelques traces de pinceau ou en traits de plume les plus fins, des travaux figuratifs aux grands formats géométriques, une main parfaitement sûre est à l’œuvre, un œil qui a un sens aigu de la composition, quand l’équilibre sans faille le dispute à juste ce qu’il faut de déstabilisation. Techniquement, il semble ne pas y avoir de limites. Les aquarelles de Weiss sont d’une extrême subtilité, il joue en virtuose des craies Neocolor que l’on utilise habituellement à l’école enfantine. Pour mémoire : on remplit la feuille de motifs abstraits avec les craies de couleur et on recouvre le tout de craie noire, pour ensuite dessiner au moyen d’une aiguille. Il en résulte un univers tout à la fois sombre et coloré, dont Weiss tire aussi bien un auDavid Weiss lors d’un voyage aux États-Unis. toportrait en miniature que des H E U R E LO CALE 35

scènes nocturnes dans les bars ou des mondes galactico-psychédéliques. Zurich–New York–Coire et retour Le tout sera à voir à New York, ville avec laquelle Weiss entretenait une relation privilégiée depuis le milieu des années 1980 : le duo Fischli/Weiss était alors hôte de la légendaire Sonnabend Gallery, une exposition au MoMA a suivi en 1986 et dans les années 1990, c’est la Matthew Marks Gallery qui a représenté les deux artistes zurichois. Une grande rétrospective est de plus prévue en 2016 au Musée Guggenheim. Mais tout d’abord, cette exposition au Swiss Institute, dont le concept devra être entièrement remanié, dit Oskar Weiss sur un ton révélant une certaine curiosité. « Je pense que la différence la plus grande et la plus intéressante sera d’ordre spatial. À Coire, l’exposition était conçue pour les locaux d’une villa Art nouveau et les travaux se distribuaient thématiquement dans les différentes pièces, à New York, nous sommes au contraire confrontés à une grande salle haute et blanche. Bien que les œuvres soient pour la plupart les mêmes, il faut revoir toute l’exposition. » Revenons à Coire, où Stephan Kunz, directeur du Bündner Kunst­museum, se réjouit de la présen­tation outre-Atlantique : « Que New York constitue la deuxième étape de l’exposition me fait plaisir pour l’artiste avant tout, mais aussi en tant que res­pon­ sable d’un lieu qui veut se repo­sitionner dans le paysage muséal par un programme original et par la construction d’un nouveau bâtiment. » L’exposition au SINY sera inaugurée le 9 décembre 2014 et visible jusqu’au 22 février 2015. Pour plus d’informations : www.swissinstitute.net Konrad Tobler (né en 1956) a étudié les langue et littérature allemandes ainsi que la philosophie à Berne et Berlin. Il travaille depuis 2007 comme auteur indépendant, journaliste culturel et critique d’art et d’architecture. En 2006, il a été lauréat du prix de médiation culturelle du canton de Berne. Traduit de l’allemand par Anne Maurer


Une idée différente de l’Histoire : la mise au tombeau de Lénine a provoqué des discussions au sein de la troupe helvético-russe.

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R EP OR TAGE

Ornithologues ou révolutionnaires ? À Saint-Pétersbourg, une troupe de théâtre helvético-russe répète une pièce sur la conférence de l’Internationale socialiste réunie à Zimmerwald en 1915. Mythes fondateurs du communisme et farce villageoise helvétique s’y combinent, révélant ainsi différentes manières d’approcher sa propre histoire. par Beatrice Bösiger (texte) et Beat Schweizer (photos)

Des fantômes rôdent : Vladimir Lénine est vivant ! Au même titre que Léon Trotski, Päppu Jäggi, l’aubergiste, et Änneli Acher­ maa, l’institutrice. La pièce, intitulée Alle Vögel sind schon da. Ein Kongress in Zimmerwald, écrite par deux auteurs suisses, Ariane von Graffenried et Matto Kämpf, mêle les mythes fondateurs du commu­ nisme à des farces villageoises helvétiques. En toile de fond, la conférence de l’Inter­ nationale socialiste qui s’est tenue du 5 au 8 septembre 1915 à Zimmerwald, dans l’Oberland bernois. Alors que la Première Guerre mondiale faisait rage en Europe, des représentants de la gauche internationale, soit Léon Trotski et Grigori Zinoviev pour la Russie, Robert Grimm et Fritz Platten pour la Suisse, s’étaient réunis là aux côtés de Lénine. Par crainte de la répression, les congressistes s’étaient inscrits comme or­ nithologues dans le registre de l’hôtel Beau Séjour. La scène de cette coproduction helvé­ tico-russe est dépouillée, presque vide. À l’arrière-plan, un pupitre, quelques rangées R E PO R TAG E 37

de sièges devant. Il suffit de quelques petits changements, d’un ou deux accessoires pour créer de nouvelles images : les fau­ teuils de cinéma se transforment en arbres, les acteurs en décor zimmerwaldien. Sur leurs silhouettes couvertes de draps, un car postal découpé dans du carton gravit la route menant au village. À l’hôtel Beau Séjour se superposent les époques et les ac­ tions, à l’instar des réservations que Päppu Jäggi, l’hôtelier, avait acceptées en son temps pour sa petite salle prise d’assaut. Les révolutionnaires déguisés en ornitho­ logues, l’institutrice de Zimmerwald Änneli Achermaa, qui veut monter sur la scène vil­ lageoise une pièce intitulée Zauberhelvetia écrite par elle-même, et les nostalgiques de la gauche transportant un Lénine encore mort dans leur bagages, doivent ainsi com­ mencer par trouver leur place à l’hôtel. Mais les révolutionnaires ne par­ viennent pas à passer incognito longtemps. Ils ne réussissent pas toujours à troquer les mots décrivant la situation du prolétariat européen contre un vocabulaire ornitholo­


Les répétitions mobilisent l’attention de tous : Simon Ho, Ariane von Graffenried, Eberhard Köhler et l’un des techniciens (de gauche à droite).

gique spécialisé, et rien n’échappe à la cu­ riosité de l’aubergiste. Quand Änneli Acher­ maa, désireuse de combler ses lacunes, demande aux prétendus scientifiques pour­ quoi, dans les environs de Längenberg-­ Gürbetal, le pinson construit son nid ­exclusivement avec des racines et de la mousse, elle commence par essuyer des ­regards exaspérés. « Par nécessité », est la réponse peu convaincante des révolution­ naires après mûre réflexion. Une nouvelle scène, cent ans plus tard, montre des nos­ talgiques de la gauche ayant dérobé la dé­ pouille de Lénine au mausolée de Moscou, désireux de redonner vie à leur ancêtre communiste afin de déclencher un nou­ veau soulèvement contre l’ordre établi d’aujourd’hui. Mais le leader révolution­ naire brièvement réanimé ne porte pas chance aux camarades. Après avoir donné lecture du manifeste de Zimmerwald, Lé­ nine est obligé de creuser sa propre tombe, dans laquelle il descend ensuite de plus ou moins bonne grâce. Du bernois enregistré sur iPhone Lors d’une visite au théâtre Pokoleniy, quelques semaines avant la première, l’œuvre prend lentement corps. On impro­

vise beaucoup pendant les répétitions dans cette ancienne usine située au bord de la Neva, du côté Petrograd de la ville. À l’en­ trée du théâtre, un groupe assis en cercle mémorise le texte. Un peu plus loin, un ac­ teur russe apprend au musicien suisse Si­ mon Ho une chanson antimilitariste russe du temps de la Première Guerre. Dans les combles, le metteur en scène allemand

Fragments de décor en carton.

RE PO R TAG E 38

Eberhard Köhler, qui a travaillé plusieurs fois avec le théâtre russe depuis 2005, donne le thème d’une improvisation à quatre acteurs : deux ornithologues doivent s’annoncer chez Päppu Jäggi à l’hôtel Beau Séjour et préparer leur congrès. Änneli, l’institutrice, fait irruption pour annoncer le début imminent de la répétition de sa pièce, dont la première aura lieu le samedi de la même semaine. Comme tous les ha­ bitants du village qui auraient dû faire les figurants se sont excusés pour des motifs futiles, Änneli se souvient des deux orni­ thologues, flatte leur sens artistique et la grande tradition culturelle de la Russie et leur attribue de but en blanc un rôle dans sa pièce. Puis c’est la critique du metteur en scène : que jeter, que garder ? Texte et personnages s’élaborent petit à petit. Et si quelques épisodes, comme celui de l’arri­ vée des deux ornithologues à l’hôtel seront supprimés pour la première, on y retrou­ vera des détails, des vêtements ou autres objets utilisés lors des improvisations. Pendant les premières semaines de ré­ pétition, les répliques en dialecte bernois émanent encore d’un iPhone. Mais pour permettre leur mémorisation, les deux ­auteurs les enregistreront à l’intention des


acteurs russes. L’obstacle de la langue ne fa­ cilite pas la compréhension. Les auteurs écrivent en allemand, puis leurs textes sont traduits en russe. « Être là et écouter, c’est en fait la seule chose que nous puissions faire pendant les répétitions », dit Matto Kämpf. Mais une langue qui ne vous est pas familière présente aussi des avantages surprenants pour le travail théâ­ tral. Entendre inlassablement son propre texte, comme c’est le cas quand on répète dans la sphère ger­ manophone, est parfois fatiguant, et même pénible, explique Kämpf.

Päppu Jäggi, une Helvetia magicienne de mauvais augure (Zauberhelvetia), Lénine, Trotski ou Marx, autant de figures histo­ riques devenues légendaires depuis long­ temps. La différence d’approche de sa propre histoire d’un pays à l’autre a prêté matière à discussions durant et après les répétitions. La mise au tombeau de Lénine

d­ émoli dans les années 1970, aucun monu­ ment ne rappelle les célèbres visiteurs. Il faut dire que la connaissance de leur propre histoire s’estompe aussi chez les Russes. Les révolutionnaires de la pièce ne sont pas forcément familiers aux spectateurs d’au­ jourd’hui. Et sur Internet on plaisante en se demandant qui peut bien être ce « Mon­ sieur Zimmerwald ».

« Qui d’autre que moi pourrait jouer Lénine ? » Le projet Alle Vögel sind schon da a démarré en juillet 2013. Outre les auteurs, Ariane von Graffenried et Matto Kämpf, deux comédiennes Le traitement de l’Histoire ont fait le voyage jusqu’en Russie, « Les acteurs du théâtre Pokoleniy sont habitués à mettre la main à la ainsi que Simon Ho, responsable de pâte », dit Danila Korogodsky, direc­ la musique. Au terme de trois se­ teur artistique. D’autres théâtres maines de répétition, la pièce a été russes travaillent souvent avec des présentée en avant-première dans directives plus claires, plus rigides. le cadre de la Biennale européenne Danila Korogodsky, qui enseigne la d’art contemporain Manifesta, à scénographie à la State University Saint-Pétersbourg. Mais il s’agissait de Californie, à Long Beach, a pris juste d’un extrait. Après plusieurs la direction de la troupe en 2005, à semaines de répétition en Suisse, la pièce a finalement été créée à Berne la mort de son père. Le collectif se avec une distribution modifiée, en produit dans cette ancienne usine depuis quatre ans. Korogodsky père octobre, puis jouée à Zurich et à Coire. D’autres représentations a d’abord dirigé un théâtre pour la jeunesse devenu célèbre à Saint-Pé­ sont prévues au théâtre Pokoleniy à tersbourg, avant de fonder le théâtre Saint-Pétersbourg, en avril 2015. Pokoleniy en 1990. Bon nombre « Ce serait vraiment bien de jouer d’acteurs faisaient déjà partie de Duplicité et jeu de cache-cache : chacun son secret. la pièce à Zimmerwald pour fêter cette troupe forte de 17 acteurs à ce les cent ans du Congrès », imagine moment-là, certains appartiennent même à Zimmerwald n’aurait guère étonné dans le metteur en scène Eberhard Köhler pour à la seconde génération. La troupe ne dis­ un théâtre suisse. « Mais pour les artistes prolonger l’aventure. Les acteurs seraient pose pas de subventions régulières de l’État russes, c’est apparemment un sujet déli­ prêts à le faire. D’ailleurs : « Qui d’autre russe ou de la ville de Saint-Pétersbourg. cat », raconte Ariane von Graffenried. Au que moi pourrait jouer Lénine ? », demande Le théâtre se finance grâce aux entrées, à début, la partie russe s’est montrée très ré­ ­Artyom Shilov d’un air amusé, en désignant des bourses ou des dons de particuliers. Le servée quand il a fallu aborder des aspects sa barbe et la coiffure qu’il s’est taillée tout spectacle Alle Vögel sind schon da est un politiques. Mais au fil de la collaboration, exprès dans le style du dirigeant révolu­ projet soutenu notamment par Pro Helve­ les échanges entre Russes et Suisses se sont tionnaire. tia. La contribution de la ville de Saint-­ étoffés. La crise en Ukraine a même fini par Informations sur les représentations à Pétersbourg se monte à un demi-million de faire son entrée sur la scène. On y entend Saint-Pétersbourg : www.pokoleniy.com roubles, soit quelque 12 000 francs suisses. des extraits d’un discours datant des débuts Beatrice Bösiger (née en 1976 près de Berne) La précarité financière oblige beaucoup de l’Union soviétique sur l’indépendance de vit et travaille comme correspondante à Moscou d’acteurs à donner des cours et à travailler l’Ukraine – avec des arguments étonnam­ depuis 2012. pour le cinéma ou la télévision. Ils en­ ment proches de ceux que la Russie avance Beat Schweizer (né en 1982) vit à Berne dossent souvent des rôles de policier, de aujourd’hui à propos de ce pays voisin. et ­Moscou, et travaille comme photographe. ­tireuse d’élite ou de soldat, un registre qui Des différences aussi dans les traces Ses œuvres ont été exposées en France, en Angleterre, en Russie et en Suisse. Outre des plaît au public russe. laissées par la conférence en Suisse et en travaux de commande, il développe des Outre les quiproquos autour du Russie. Si dans cet empire géant on trouve projets personnels, surtout dans des régions congrès, la coproduction helvético-russe encore quelques localités affichant une froides et lointaines d’Europe orientale. www.beatschweizer.com fait revivre des figures mythiques et légen­ rue Zimmerwald, la localité elle-même ne daires des deux pays. Par exemple la sor­ se targue guère de son héritage politique Traduit de l’allemand par Ursula Gaillard cière Baba Yaga incarnée par l’aubergiste ­international. L’hôtel Beau Séjour a été R E PO R TAG E 39


AC T UA L I T É S PRO H ELV E T I A

La deuxième édition de la Kochi-Muziris Biennale ouvrira ses portes le 12 décembre, dans l’ancien port. Trois artistes suisses y ont été invités.

Kochi-Muziris Biennale : le nom seul indique déjà l’orientation de la plus grande manifestation d’art en Inde. Muziris était autrefois une importante ville portuaire du sud-ouest indien, elle fut détruite par une déferlante au XIVe siècle, après quoi la ville voisine de Kochi reprit le commerce entre l’Asie et l’Europe. La nouvelle biennale renoue avec ces échanges séculaires. Jitish Kallat, son commissaire actuel, parvient, en choisissant soigneusement des thèmes relevant de la géographie, de l’historiographie ou de l’astronomie, à faire revivre le mythe de la ville portuaire cosmopolite où furent jadis découvertes des constellations et où Vasco

de Gama jeta l’ancre en 1498. Cette année, parmi les artistes invités, figurent trois Suisses : Julian Charrière, Christian Waldvogel et Marie Velardi. De plus, Mirjam Fischer, historienne de l’art suisse, assume la réalisation du catalogue d’exposition. Si la première biennale a comptabilisé quelque 400 000 visiteurs, on en escompte encore bien davantage pour la seconde édition qui aura lieu du 12 décembre 2014 au 29 mars 2015. kochimuzirisbiennale.org

ACTU ALITÉS PR O H E LV E T IA 40

Transfrontalier et transalpin Le programme Viavai – Contrabbando culturale Svizzera–Lombardia a été officiellement inauguré le 7 septembre au Museo Cantonale d’Arte de Lugano. Lancé par Pro Helvetia, il a pour but de renforcer les réseaux transfrontaliers et la collaboration entre les institutions et les artistes de Suisse et de Lombardie. Ces échanges reposent sur deux axes thématiques, l’un transfrontalier, l’autre transalpin. Le premier se penche sur ­l’influence et la portée de la langue italienne dans les régions frontalières suisses, mettant en relief la part de ­l’italianità dans l’identité suisse et européenne. Le second, qui relie principalement Milan et Zurich, examine les ­relations de l’art et de la technique. Dix-neuf projets binationaux de toutes disciplines seront réalisés d’ici avril 2015. Quelques exemples : l’exposition Motion to Space (projet ArTransit) qui sera montrée du 14 janvier au 15 février dans la Galleria Milano et en même temps à l’Istituto Svizzero de Milan. Elle s’attachera à l’influence de l’évolution technologique sur l’art contemporain. Ou encore le projet XiViX Op. 1515 pour Mannequins & ­Ensemble, qui allie la musique et le s­ tylisme. Les images ­sonores qui en ­résulteront pourront être découvertes lors de la première, le 21 janvier à ­Monthey, en Valais. www.viavai-cultura.net

Photo : Andreas Gram / Martin Schmitz

Une biennale d’art en Inde


Depuis 75 ans ! été précédée d’une alliance entre sociaux démocrates et conser­ vateurs catholiques au sein du Parlement. Face à la menace du régime nazi et de ­l’Italie fasciste, la Communauté de travail, dont le secrétariat ­ouvrit début 1940 au numéro 22 du Hirschengraben à Zurich, avait pour but de de faire contrepoids à la « propagande nationale organisée par les États voisins ». C’est ainsi 1939–2014 : depuis 75 ans, Pro Helvetia s’engage en faveur de la culture de Suisse. que Philipp Etter, le conseiller fédéral en charge du dossier, ­esquissa la mission de cette fondation Le 20 octobre 1939, quelques se­financée par l’État dans le « Message du maines après la déclaration de la Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale ­Seconde Guerre mondiale, le Conseil concernant les moyens de maintenir et ­fédéral décida de créer la « Commude faire connaître le patrimoine spirituel nauté de travail pour la défense spiride la Confédération » en date du 9 détuelle du pays ». Cette décision avait

cembre 1938. Mais ce n’est qu’en 1949 que Pro Helvetia fut transformée en fondation de droit public. Au cours de ses 75 ans ­d’histoire, la Fondation s’est régulièrement trouvée au centre des discussions de politique culturelle, comme le montre l’étude Entre culture et politique : Pro Helvetia de 1939 à 2009 des historiens Claude Hauser, Jakob Tanner et Bruno Seger. Depuis sa création, la Fondation Pro ­Helvetia s’engage en faveur de la culture helvétique en Suisse et à l’étranger ; elle contribue ainsi à ce que presque 3000 événements culturels suisses puissent se dérouler annuellement dans plus de 90 pays, auxquels s’ajoutent près de mille projets culturels dans toutes les régions linguistiques de Suisse. L’étude est disponible à l’adresse suivante : www.prohelvetia.ch shop

Photos : Raffinerie ; Ulrich U. Schutz

Les jeux dans la ville À l’automne dernier, Zurich s’est trans­ formée, durant trois jours, en haut lieu du jeu vidéo : sur l’aire de l’ancienne ­caserne, le festival Ludicious a attiré plus de 2200 concepteurs de jeux, étudiants et représentants du secteur. Réalisé à l’initiative de la ville de Zurich et de Pro Helvetia, Ludicious a réuni les jeunes ­talents et les représentants de l’industrie du jeu en proposant des spectacles live, des ateliers et des conférences. Dans ce cadre, Pro Helvetia, l’Office fédéral de la culture, Swissnex San Francisco et la Fondation SUISA ont lancé la troisième édition de l’appel à projets « Swiss Games 2014 / 2015 ». ­Parallèlement, Ludicious a permis au p­ ublic de découvrir des jeux inédits ; même les enfants ont pu participer, dans des ateliers spécialement adaptés à leur groupe d’âge. Les organisateurs en ont dressé un bilan positif, confirmé par le reportage

Le jeu dans la réalité virtuelle conduit à de nouvelles expériences : ici, dans le cadre du festival Ludicious à Zurich.

rétrospectif du quotidien zurichois Neue ­Zürcher Zeitung, qui a constaté : « La création de jeux suisse n’a pas ­besoin de craindre la comparaison internationale ». L’an prochain, le festival devrait connaître une nouvelle édition – et, A CT U ALIT ÉS PR O H E LV E T IA 41

par un encouragement de la ­relève et une promotion économique durables, donner de l’élan à la création de jeux en Suisse. www.ludicious.ch


PA R T E N A I R E

Une précieux tremplin departure, le centre créatif de la ville de Vienne, encourage depuis dix ans des idées prometteuses, à la charnière de l’économie classique et de la culture créative.

nant sur une bicyclette électrique spécialement conçue pour elles. On trouve en ligne non seulement les projets mais également les programmes de soutien lancés par departure, par exemple « pioneer », un programme pour start-ups, ou « experts », qui est destiné aux entreprises abordant des étapes de croissance. Soit encore « focus », un appel à projets annuel sur un thème donné. Celui de l’an dernier s’appelait « New Sales » et concernait le secteur de la distribution. Qui veut décoller avec departure a ­intérêt à éviter les sentiers battus et à ­ présenter des concepts pointus, de même qu’à maîtriser l’anglais. « Social Entre­preneurship », « Urban Manufacturing », « Shared Economies », « Content Award », « Learning Journey », tels sont en effet les domaines d’activité du centre de créativité qu’Elisabeth Noever-Ginthör évoque durant notre entretien. Mais n’est-ce pas après tout un États-Unien, l’économiste Richard Florida, qui, dans les « noughties », les années 2000, a défini le concept de la « classe créative » ? Fait nouveau, departure n’a plus, depuis quelque temps, le statut de sàrl et fait maintenant partie de l’Agence économique de Vienne (Wirtschaftsagentur Wien). À ceux, nombreux, qui craignaient que les prestations ne s’en ressentent, Elisabeth Noever-Ginthör répond que « le volume d’encouragement et le budget opérationnel sont restés les mêmes ». S’il n’y a pas eu d’appel thématique à projets cette année – mais il y en aura de nouveau un l’année prochaine –, c’est, explique-t-elle, que nous avions un travail fou. Par exemple, la publication Something special – Wien, die kreative Stadt, parue à l’occasion du dixième anniversaire du centre. Une publication qui ne se contente pas d’une rétrospective mais montre aussi « quel sera le voyage et où il mènera demain ». Avec, comme il se doit, departure comme accompagnateur de vol. www.departure.at Tiz Schaffer (né en 1974) est rédacteur de l’hebdomadaire autrichien Falter. Traduit de l’allemand par Michel Schnarenberger

PARTENAIR E   : DE PAR T U R E 42

Illustration : Raffinerie

par Tiz Schaffer – La Hörlgasse est une rue en pente douce du 9e arrondissement de la ville de Vienne. C’est là que se trouvent les bureaux de departure, le centre créatif de l’Agence économique de Vienne, devant lequel les voitures passent à vive allure. Indispensable à qui veut relancer l’économie et faire la course en tête en rivalisant d’originalité, la vitesse impose également sa loi à la compétition interville. Au 4e étage d’un immeuble locatif, sept personnes se partagent environ 150 mètres carrés de bureaux. Mais ici, nulle trace du proverbial chaos créatif, on ne fume qu’à la cuisine. L’ordre sied à une institution à l­aquelle la ville attribue chaque année la coquette somme de trois millions d’euros pour soutenir des projets et des concepts économiques créatifs. Elisabeth Noever-Ginthör (39 ans) a pris les commandes du centre il y a six mois. Un centre que, arrivée ici en 2006, elle connaît bien. Un congé sans solde d’un an et demi lui a permis, dit-elle, de prendre la distance dont elle avait besoin pour repartir du bon pied. Ce n’est pas le travail qui manque : departure apporte son soutien à des personnes, des entreprises et des projets du lieu qui, moyennant des idées de préférence visionnaires, cherchent à rapprocher l’une de l’autre la vie économique classique et le secteur créatif. Et qui créent ainsi des synergies débouchant, dans le meilleur des cas, sur des modèles commerciaux fonctionnant à merveille. On aura une bonne idée de ce que fait departure en consultant sur sa page d’accueil la liste, tenue avec méticulosité, des projets qui ont été soutenus – bien au-delà de 400 au cours des dix dernières années. Toute contribution est soumise à l’expertise d’un jury. La dernière en date, d’un montant de 20 000 euros, est allée à Happylab, une société fabriquant des cutters laser et des imprimantes 3D. L’enseigne de mode Bergfabel a même eu droit à 200 000 euros, la contribution la plus élevée des trois dernières années, grâce à laquelle cette ligne de vêtements « avant-gardiste et innovante » a réussi à se faire une place sur le marché. La durabilité ayant bonne presse, la société TOMeBike OG s’est vu ­octroyer 50 000 euros pour rendre le vélo plus attractif pour les personnes à mobilité réduite ; ses ingénieurs travaillent mainte-


CA RTE BL A NCHE

Un coin de paradis par Wagdi El-Koumi – Venu en Suisse dans le cadre d’une résidence littéraire, j’étais porté par une formidable énergie, j’aspirais à découvrir ce pays connu pour sa neutralité politique, son haut degré de civilisation et de culture, conscient de sa position particulière au cœur du continent européen. Nourri de ces idées, je désirais en apprendre tant et plus sur le pays opulent que beaucoup regardent comme l’un des pays riches abritant dans ses banques les fortunes des dictatures, actuelles ou effondrées, tandis que fleurissent les mythes autour des coffres dissimulant ces fortunes sous les rivières suisses. J’avais le sentiment que cette atmosphère fabuleuse conviendrait à la naissance de ma quatrième œuvre littéraire, sentiment qui s’est mué en conviction quand j’ai posé le pied au sol à l’aéroport de Zurich au premier jour d’un séjour de trois mois à la villa Sträuli, à Winterthour. Auparavant, je ne saisissais pas quel sens cela avait pour un écrivain de se con­ sacrer exclusivement à l’écriture d’une œuvre sur l’Égypte et sur ses souffrances en étant dans un pays européen. Mais depuis mon arrivée en Suisse, l’expérience m’a révélé que tout écrivain a besoin d’expérimenter cette situation, de vivre un temps éloigné de sa patrie, libéré de la pression qu’exerce sa vie professionnelle et familiale, afin de faire le point sur son projet littéraire. La question me taraudait : à quoi cela rime-t-il que la Suisse dépense tout cet argent pour moi afin que je réside trois mois sur son sol, passant d’une ville à l’autre, à scruter le visage de ses habitants, à manger dans ses restaurants, à y faire mes achats à l’instar de tout bon citoyen suisse qui, respectueux des règles de la circulation et des longues files aux caisses, ne cherche jamais à les contourner ? Durant mon séjour en Suisse de mai à juillet 2014, j’ai pu constater la vie paisible et calme que vivent les Suisses, sans personne qui fasse la tête à personne, sans disputes. Quelle bizarrerie ! Comment les

Suisses vivent-ils sans se disputer ? En trois mois, je n’ai pas vu une seule dispute ni entendu un seul éclat de voix. Où se livrentils à ces comportements détestables ? Dieu les a-t-il créés dotés de ce pacifisme ? Nous a-t-il réservé l’apanage de tous les comportements agressifs ? Ou peut-être les Suisses disposent-ils de locaux secrets où ils se rendent chaque fois qu’ils veulent laisser éclater une dispute ? De quoi a l’air le citoyen suisse lorsqu’il se fâche ? Sur leurs visages, j’ai vu des sourires, j’ai vu des citoyens suisses me demander la permission de s’asseoir en face de moi dans le train, je n’ai vu personne se disputer avec son prochain ni le bousculer ni le frapper. J’ai vécu de nombreuses expériences. Un jour, je suis entré à la mairie de Winterthour, la ville où je résidais, croyant qu’il s’agissait d’un musée. À l’entrée, deux amoureux s’embrassaient langoureusement. Je suis entré dans le hall, j’ai arpenté les couloirs sans que personne ne m’arrête. Seuls quelques fonctionnaires passaient d’un bureau à l’autre. Aux murs, de ­nombreux tableaux de personnalités qui m’étaient inconnues. J’ai demandé à quelqu’un où était la salle principale du musée. « Ce n’est pas un musée », m’a-t-on répondu avec étonnement, « c’est le bâtiment de la mairie. » Je me suis retiré, très gêné. Un pays dont les habitants pacifiques CAR T E B LANCH E 43

ne harcèlent pas les étrangers, ne les traitent pas avec dureté même s’ils se trompent, et où les bureaux de l’administration ne sont même pas gardés. Mes amis m’ont exhorté à ne pas quitter la Suisse, à rester dans ce pays, à y chercher un travail et à m’y établir, loin de l’Égypte. L’Égypte où, durant mon séjour littéraire en Suisse, se multiplient les évènements affligeants : jugements sévères à l’encontre de journalistes, manifestations contre une loi inique avec arrestations de participants, condamnés ensuite à des peines disproportionnées, augmentation des prix des carburants, pannes d’électricité à répétition faisant du retour du courant l’événement rare et attendu de la journée, coupures d’eau au cœur de l’été torride. Et pas la moindre lueur d’espoir à l’horizon ! Mais même si mes amis me conseillent de rester en Suisse, j’éprouve le même sentiment que mon aïeul Adam, qui lui aussi préféra la Terre au Ciel. La Suisse est un coin de paradis, mais je me dois de rentrer dans mon pays, pour y semer les nuages. Écrivain et journaliste, Wagdi El-Koumi vit au Caire. Il a passé les mois de mai à juillet 2014 comme artiste en résidence dans la villa Sträuli de Winterthur. Traduit de l’arabe par Catherine Bachellerie Illustration: Rodja Galli


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GA LERIE

Sarah Haug Hairsaloon, 2014 Encre de Chine sur papier 200 × 132 cm Sur papier, projetées, en peintures murales ou en dessins animés – les œuvres de Sarah Haug débordent d’imagination. Elles montrent d’extravagantes créatures fantastiques, des hybrides inclassables, qui empruntent leurs traits aux différents règnes – animal, humain et végétal. L’artiste raconte volontiers que le hasard tient une place importante dans ses créations: «En général, je dessine en lignes spontanées et rapides. Souvent les ratages donnent naissance aux figures les plus intéressantes.» Le thème de l’identité ne cesse de réapparaître dans les travaux de Sarah Haug. Dans Hairsaloon, plusieurs formes de l’autoreprésentation sont visibles. Cette œuvre a été créée à l’occasion d’une exposition qui se déroulait dans une galerie située au-dessous d’un salon de coiffure. «Comme ça, j’ai pu associer ma présence au vernissage avec une nouvelle coupe de cheveux. Mes œuvres ont donc aussi servi d’inspiration», se souvient Sarah Haug. De tels rapprochements imprévisibles sont caractéristiques de cette artiste, née à Berne en 1979, qui dit d’elle-même qu’elle a un petit faible pour le grotesque. Sarah Haug a fait des études de communication visuelle, d’illustration et d’animation à Lucerne et Genève, où elle travaille en artiste et illustratrice indépendante. Terrarium N° 1, son film d’animation conçu pour les vitrines, a été présenté en 2014 au festival Fantoche de Baden, au festival international du film d’animation Animatou à Genève et au Croydon IFF à Londres. En outre, Sarah Haug a été invitée au Dokfest de Kassel avec l’un de ses sets VJ narratifs. www.sarahhaug.com

La rubrique « Galerie » met en lumière une œuvre d’un ou d’une artiste suisse.

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Passages, le magazine de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, informe sur l’art et la culture de Suisse et sur ses échanges culturels avec le monde. Passages paraît deux fois par an et il est diffusé dans plus de 60 pays – en allemand, français et anglais.


IMPRESSUM Editrice Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture www.prohelvetia.ch

PA S S AG E S

E N L IG N E Passages le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne  : www.prohelvetia.ch/passages

Rédaction Rédaction en chef et rédaction de la version allemande  : Alexandra von Arx Assistance  : Isabel Drews

Actualités Pro Helvetia Projets actuels, concours et programmes de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia  : www.prohelvetia.ch Antennes Pro Helvetia

Rédaction et coordination de la version française  : Marielle Larré

Johannesburg/Afrique du Sud www.prohelvetia.org.za

Le prochain numéro de Passages aura pour thème central les échanges culturels par-delà les frontières ; il paraîtra en juin 2015. Derniers numéros parus  :

passages

En direct du nuage No 62

Le Caire/Égypte www.prohelvetia.org.eg

Rédaction et coordination de la version anglaise  : Marcy Goldberg

En direct du nuage Art et culture numériques

Adresse de la rédaction Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture Rédaction de Passages Hirschengraben 22 CH–8024 Zurich T  +41 44 267 71 71 F  +41 44 267 71 06 passages@prohelvetia.ch

New Delhi/Inde www.prohelvetia.in New York/États-Unis www.swissinstitute.net

Rome, Milan, Venise/Italie www.istitutosvizzero.it

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Design  ? Design  ! No 61

Design ? Design ! Mettre la vie en formes Traduire à Loèche-les-Bains : la musique des mots Danser au Caire : recherche chorégraphique sur les bords du Nil Briller à New Delhi : les jeux d’ombre et de lumière de Jonathan O’Hear

San Francisco/États-Unis www.swissnexsanfrancisco.org

Impression Druckerei Odermatt AG, Dallenwil

Shanghai/Chine www.prohelvetia.cn

© Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture – tous droits réservés. Reproduction et duplication uniquement sur autorisation écrite de la rédaction.

L E M AG AZI NE C ULTUR E L DE P R O HE LV E TI A, NO 6 2 , 1 /2 0 1 4

Paris/France www.ccsparis.com

Conception graphique Raffinerie AG für Gestaltung, Zurich

Tirage 20 000 exemplaires

Championne de défaite : la performeuse Anthea Moys Voyage aux frontières : le photographe Adrien Missika Une coopération prometteuse : le design suisse en Chine

Newsletter Vous souhaitez tout savoir sur les projets, engagements et thèmes de réflexion de Pro Helvetia  ? Alors abonnez-vous à notre newsletter électronique  : www.prohelvetia.ch.

Les articles nommément signés ne reflètent pas nécessairement la position de l’éditrice. Les droits des photos restent propriété des photographes.

l e m aG aZi Ne C UltUr e l de P r o He lV e ti a, No 6 1 , 2 /2 0 1 3

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Bouillon de cultures Arts, migrations et société Acrobatie, surréalisme et poésie : Daniele Finzi Pasca à Montréal Biennale de Venise : Valentin Carron dans le Pavillon suisse Varsovie : Rébellion scénique contre le contrôle tous azimuts L e m ag azi ne c uLtur e L de P r o He Lv e ti a, no 6 0 , 1 /2 0 1 3

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La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde. Elle s’engage pour la diversité de la création culturelle, elle aide à définir les besoins de la culture et concourt à l’existence d’une Suisse culturelle multiple et ouverte.

Bouillon de cultures No 60

Artiste  : un métier de rêve No 59

Artiste : un métier de rêve La course au succès Chanter pour l’eau : la tournée de Spezialmaterial en Colombie Un enchantement visuel : les installations cinétiques de Pe Lang à San Francisco Une affaire de cœur : les arts de la scène version poche L e m a g a z i n e c u Lt u r e L d e P r o H e Lv e t i a , no 5 9 , 2 / 2 0 1 2

L’abonnement à Passages est gratuit, de même que le téléchargement de la version électronique à l’adresse www.prohelvetia.ch/passages. Pour toute commande ultérieure d’un unique exemplaire, une somme forfaitaire de 15 francs est perçue (frais d’administration et de port inclus).

Médaille d’argent Non profit / Associations / Institutions

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Ce que recherche la scénographie, c’est l’implication totale des sens du spectateur ou, si l’on veut, la séduction sensorielle de ce même spectateur. L’ère du Nuage  Arnold Aronson, p. 14

Pour le dire avec un clin d’œil à Paul Watzlawick : on ne peut pas ne pas mettre en scène. Les théâtres du quotidien Till Briegleb s’entretient avec Martin Heller, p. 22

Les espaces, en effet, ne sont pas définis ­seulement par leur existence construite, mais par la façon d’y vivre, d’y loger, d’en jouer. Ni pierre ni métal Imanuel Schipper, p. 27

La société de consommation et la publicité ne seraient-elles pas aujourd’hui un fabuleux numéro de scénographie : de la ville transformée en parc à thèmes au monde du design L’économie expérientielle post-politique et du lifestyle ?  Lieven De Cauter, p. 30 www.prohelvetia.ch/passages

La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde.


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