Passages n° 65

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passages

Passé, présent, futur 75 ans d’art et de culture en Suisse Deux ateliers de théâtre en Haute-Égypte Une conférence internationale en Inde La mythologie grecque revisitée en Albanie LE MAGAZINE CU LT U R E L DE PR O H E LV E T IA, NO 6 5 , 2 / 2 0 1 5


3 – 31 DOSSIER

Art et culture au fil du temps Ce numéro anniversaire de Passages s’accompagne d’un petit cadeau : une affiche, confectionnée par 22 artistes qui, ces dix dernières années, ont marqué de leurs contributions le magazine culturel. Elle montre leur vision de l’art et de la culture dans 25 ans. 3 Chronologie Une excursion dans l’histoire de Pro Helvetia 7 Regard sur le passé Sur l’époque qui a vu naître la Fondation suisse pour la culture par Daniel Di Falco 10 Un sentiment de nécessité L’écrivain Giovanni Orelli et son œuvre propos recueillis par Yari Bernasconi

32 HEURE LOCALE Le Caire : Deux stages, plusieurs histoires Des ateliers de théâtre aux orientations différentes en Égypte. par Menha el Batraoui 34 New Delhi : Dialogue mondial sur l ’ art public À l’occasion d’une conférence, des collectifs d’artistes discutent de l’art dans l’espace public. par Rosalyn D’Mello 36 REPORTAGE Médée revue et corrigée Une production helvéticoalbanienne revisite le mythe grec. par Isabel Drews (texte) et Tristan Sherifi (photos)

14 Hasard et dessein Portrait de l’artiste, musicien et performeur Christian Marclay par Aoife Rosenmeyer

40 ACTUALITÉS PRO HELVETIA Culture en périphérie Publication anniversaire Biennale d’architecture La Suisse à Brême

18 La vie en mouvement L’artiste La Ribot parle de son parcours propos recueillis par Anne Davier

42 PARTENAIRE L’art dans la caserne par Elsbeth Gugger

22 Guérilla, poésie et électricité statique L’artiste média Valentina Vuksic et ses bobines à induction propos recueillis par Christian Pauli

43 CARTE BLANCHE Lieu de passages par Eric Vautrin

26 Le jodel dans la peau La jodleuse Nadja Räss parle de son rapport à la tradition musicale propos recueillis par Lena Rittmeyer

44 GALERIE Une plateforme pour les artistes Insight #1 et Untitled par Daniel Karrer

29 Aux artistes du futur Un appel de Milo Rau à la jeune génération

47 IMPRESSUM

À propos des photocollages Les portraits des cinq artistes consultés pour ce numéro sont signés Jean-Vincent Simonet. Âgé de 24 ans, il a obtenu, en 2014, son bachelor en photographie avec mention à l’École Cantonale d’Art de Lausanne (ECAL). En 2015, son travail Maldoror s’est vu décerner un Prix suisse du design. Il vit à Lausanne et partage ses activités entre travaux de commande et explorations artistiques libres. www.jeanvincentsimonet.com

S O M M AIR E 2


Chères lectrices, chers lecteurs Cette année, Pro Helvetia fête plusieurs anniversaires : il y a 75 ans, la Fondation suisse pour la culture s’installait dans ses deux premiers bureaux au Hirschengraben de Zurich, où se trouve aujourd’hui encore son siège, et il y a 30 ans était ouvert le Centre Culturel Suisse de Paris en même temps que paraissait le premier numéro de Passages. Autant de raisons de jeter un regard sur le passé. Une chronologie retrace les grandes étapes de l’histoire de la Fondation, de ses débuts au présent. C’est le journaliste et historien Daniel Di Falco qui explore, dans l’article d’ouverture, le contexte politique et social ayant donné naissance à Pro Helvetia en 1939 et qui montre comment les tensions entre culture et politique ont influencé son travail. Depuis toujours, l’encouragement de la création artistique et culturelle est au centre du mandat de Pro Helvetia. Ce numéro se construit donc autour de quatre entretiens et d’un portrait présentant des artistes de diverses générations et disciplines. Né en 1928, l’écrivain Giovanni Orelli prend les devants, la jodleuse Nadja Räss, née en 1978, ferme la marche. Le dossier se clôt sur le discours enflammé du dramaturge Milo Rau aux artistes du futur. À propos de futur, une information à notre sujet : après 30 ans et 65 numéros, il est temps pour Passages de faire une petite retraite et de revoir sa copie. Nous serons de retour fin 2016. D’ici là, nous vous souhaitons bonne lecture et de nombreuses et stimulantes rencontres culturelles.

Culture, du latin « cultura » = action de cultiver la terre, de faire pousser un végétal. Machine Aebi, antérieure aux années 1930.

Défense spirituelle Face à la menace fasciste que font peser les pays voisins sur la Suisse, des parlementaires, des intellectuels et des journalistes s’unissent, ­indépendamment de leur appartenance politique, pour exiger que soit renforcée la « défense spirituelle » du pays.

1933

Premières institutions culturelles de la Confédé­ ration En 1888 est créée la ­Commission fédérale d’art. Le Musée national suisse voit le jour en 1890, la Biblio­ thèque natio­ nale suisse en 1894.

Motion au Conseil fédéral 19 juin : le conseiller national bâlois Fritz Hauser dépose une motion où il somme le Conseil fédéral de protéger l’identité suisse après la prise du pouvoir par Hitler et Mussolini. Une semaine plus tard, la Société suisse des écrivains (SSV) revient à la charge.

1935

Fin du XIXe siècle

La rédaction de Passages

1938

Message de politique culturelle 12 novembre : La Nouvelle société helvétique (NSH) intervient dans la discussion et présente le projet d’une « Fondation helvétique ». 9 décembre : Le Conseil fédéral publie un message sur la politique culturelle « concernant les moyens de ­maintenir et de faire connaître le ­patrimoine spirituel de la Confédération » ; il y propose la création d’une fondation culturelle subventionnée par la Confédération.


annuaire, qui résume les activités de Pro Helvetia et constitue une source d’information pour les parlementaires et le public.

1969

Commission Clottu Le Département fédéral de l’Inté­ rieur instaure une commission, présidée par Gaston Clottu et chargée d’examiner la situation de l’offre culturelle en Suisse.

1952

Loi Pro Helvetia 17 décembre : la Confédération fixe l’organisation et les tâches de Pro Helvetia dans une loi : • maintenir le patrimoine spirituel de la Suisse et préserver les carac­ tères originaux de sa culture ; • encourager en Suisse les créations de l’esprit ; • promouvoir les échanges culturels entre les différentes régions linguis­ tiques et milieux culturels de Suisse ; •e ntretenir les relations culturelles avec l’étranger.

1965

1964

1949

1945

1940

Nouvelles tâches Hirschen­ 21 mars : Pro Helvetia graben 22 se voit confier de En avril, ­nouvelles tâches, qui Pro Helvetia mettent l’accent sur s’installe au Hirschengraben 22, les échanges, le dialogue et les activités à l’étranger. à Zurich. Dès le début, la Commu­ La guerre finie, l’objectif est maintenant de « faire sortir nauté travaille de le pays du réduit spirituel et façon subsidiaire Depuis 1940, le siège de Pro Helvetia se trouve culturel ». aux cantons et à Zurich, au Hirschengraben 22. aux communes et Fondation sur la base de requêtes. Dans les Fonds autonome premières années, le budget accordé national 28 sep­ (CHF 500 000) est partagé entre Création du tembre : un deux groupes : la première moitié Fonds natio­ arrêté fédéral se voit allouée au groupe « Peuple », nal suisse fait de la Commu­ pour la recherche l’autre au groupe « Armée » (plus connu sous le nom « Armée et Foyer »). nauté de travail une scientifique. fondation auto­ nome de droit public. La division er 1 rapport La Fondation publie son premier « Armée » est ­dissoute.

1971

Autour du globe Avec l’exposition « La Suisse pré­ sente la Suisse » à Dakar, au Sénégal, Pro Helvetia soutient pour la ­première fois un grand projet sur le continent africain. Jusque-là, la Fondation a ­ vait surtout encouragé des projets aux États-Unis et en Europe, elle étend désormais son rayon d’action au monde entier. L’art contemporain à Paris, 1972.

Rapport Clottu Pour la première fois dans l’histoire de ses activités à l’étranger, Pro Helvetia met sur pied un cycle de ­manifestations de plusieurs mois intitulé « Espace ». Dans les locaux parisiens mis à disposition par l’Office suisse du tourisme se déroulent des expositions et

1975

1939

Création de Pro Helvetia 5 avril : le projet de fondation culturelle est approuvé par arrêté fédéral, quelques mois avant le début de la guerre. 20 octobre : proje­ tée comme une fondation de droit privé, Pro Helvetia, face aux menaces de guerre, est d’abord instituée en Communauté de travail de droit public. Son pre­ mier président est l’ancien conseiller fédéral Heinrich Häberlin ; Karl Naef en assure la direction pour les 19 années suivantes : secré­ taire de la Société suisse des écri­ vains, il avait fortement influen­ cé la discussion sur la politique culturelle fédé­ rale. Le but de cette Commu­ nauté de travail est de préserver l’indépendance spirituelle de la culture suisse face à la menace de l’Allemagne national-socialiste et de sa propa­ gande fasciste.


1986

1985

À Genève Ouverture de l’Antenne Romande.

1997

En Europe de l’Est Après la chute du rideau de fer, Pro Helvetia reprend les bu­ reaux ouverts par la Direction du développe­ ment et de la coopération DDC en Europe cen­ trale et orientale.

Exposition d’architecture à Bucarest, 1970.

2002 1992

1999

Promotion nationale Création de Présence Suisse, char­gée de promouvoir l’image de la Suisse à l’étranger et de mettre en œuvre la stratégie de communication internatio­ nale du Conseil fédéral.

1998

En ville du Cap Ouverture de l’antenne sud-africaine.

À Berne L’Office des affaires culturelles se voit adjoindre le Musée national suisse et la Biblio­ thèque nationale, et devient OFC. Il a pour tâche de coordonner les activités culturelles jusque-là dirigées par le DFI.

À New York Une votation populaire rejette aussi bien « l’initia­ tive en faveur de la culture » (demandant qu’un pour cent du budget annuel global de la Confédération soit voué à l’en­ couragement de la culture) que le contre-projet du Conseil fédéral. Ouverture du Swiss Institute SINY.

1989

1988

Au Caire Ouverture de la première ­ antenne de Pro Helvetia au Caire en Égypte. Un premier Règlement sur les subventions fixe les activités principales de la Fondation : soutien sur requêtes à des projets culturels individuels et initiatives culturelles propres de la Fondation, les pro­ grammes. À titre d’exemples, citons « Gallerie 57 / 34.6 km » (2001– 2007), centré sur les chantiers des NLFA ou « echos » (2006   –  2008), un programme de deux ans visant à jeter un pont entre innovation et tradition dans la culture populaire.

À Paris Ouverture du Centre Culturel Suisse. Sa création et l’achat du vénérable Hôtel Poussepin, dans le quartier du Marais, sont p ­ récédés d’une longue contro­ verse opposant le Conseil de fonda­ tion et le Conseil fédéral, ou plus exactement le Département fédéral de l’intérieur DFI. Lancée par le ­magazine suisse romand « L’Hebdo », la collecte de signatures qui s’accom­ pagnait d’un appel aux dons finit par en imposer l’acquisition. Lancement de « Passages ». Conçu au départ pour l’étranger, le magazine culturel paraît d’abord en allemand et en français, puis à partir du qua­ trième numéro, également en anglais.

1991

des soirées théâtrales, cinémato­ graphiques ou musicales. C’est également la première fois qu’un grand projet est organisé sans la participation des représentations diplomatiques. La Commission Clottu publie son rapport final : cinq cents pages sur la situation de l’offre culturelle en Suisse. Il recommande d’ancrer un article culturel dans la Constitution fédérale et de répartir les affaires culturelles entre différentes adminis­ trations, ce qui conduit à la création de l’Office des affaires culturelles (aujourd’hui : Office fédéral de la culture OFC) en 1978. Par ailleurs, il suggère d’intensifier les échanges culturels à l’intérieur de la Suisse et avec l’étranger.

À Milan Ouverture du Centro Culturale Svizzero.

Hauteur des subsides 1er janvier : Pro Helvetia engage une réforme de fond ; entre autres, le Secrétariat voit son autonomie élargie et peut désor­ mais décider lui-même des requêtes allant jusqu’à CHF 20 000, contre CHF 5000 auparavant.


« New Friends » de Maja Hürst à Mumbai, 2014.

2010

2007

À New Delhi Ouverture d’une ­antenne en Inde, et fermeture de l’antenne romande de Genève. À Shanghai Ouverture d’une ­antenne chinoise.

2012

1er Message culture Janvier 2012 : entrée en vigueur de la Loi sur l’encouragement de la culture et du premier Message culture. Prenant le relais de l’OFC, Pro Helvetia assume de nouvelles tâches : encouragement de la relève, médiation cultu­ relle, biennales d’art et présentations suisses aux foires internationales du livre. En contrepartie, elle se retire de la promotion du cinéma suisse et du s ­ outien à l’édition, qui vont à l’OFC. Février : l’antenne sud-africaine déménage du Cap à Johannesburg.

Consultez notre chrono­ logie multimédia en ligne dès le printemps 2016 : www.prohelvetia.ch

2005

Première loi sur l’encouragement de la culture 11 décembre : le Parlement adopte la première loi de Suisse sur la culture. Tous les quatre ans un « message relatif à l’en­ semble de l’encouragement de la culture par la Confédération » (Message culture) sera soumis à l’Assemblée fédérale : il fixera la politique culturelle de la Confédération et les moyens financiers qui lui sont alloués. Pro Helvetia en fait partie. Simultanément, une réforme de la Fondation lui confie des tâches supplémentaires. Mise en ligne cette année-là du portail électronique « myprohelvetia ».

2013

Adieu à Varsovie Fermeture de l’antenne polo­ naise. Comme pour d’autres membres de l’Union européenne, e Pro Helvetia traitera les projets 2 Message culture culturels provenant d’Europe centrale Le Parlement adopte un nou­veau Message culture pour la période et orientale directement de son secré­ tariat de Zurich. 2016 – 2020. Dans les cinq an­ nées qui viennent, Pro Helvetia Eric Hattan et Julian Sartorius avec « Les Chaises Musicales », 2014. veut renforcer, entre autres, la création artistique de Suisse, la cohé­ sion nationale et la présence de la culture suisse à l’étranger. Il est éga­ lement prévu d’encourager de façon co­or­donnée le design et les médias ­numériques interactifs, sous l’intitulé « Culture et économie ».

2015

2014

Bilan actuel Cette an­ née-là, 4880 manifesta­ tions cultu­ relles ont eu lieu autour du globe, avec l’aide de la Fondation.

À Rome L’Istituto Svizze­ ro obtient le statut d’institut partenaire de Pro Helvetia. Au terme de dix an­ nées de développe­ ment des échanges culturels en Europe centrale et orientale, l’antenne de Cracovie est déplacée à Varsovie ; Bratislava, Prague et Budapest sont fermées.

2009

2004

L’affaire Hirschhorn Déclenchée par l’exposition « Swiss-Swiss D ­ emo­cracy » de l’artiste Thomas Hirschhorn au Centre Culturel Suisse de Paris, l’affaire Hirsch­ horn a certes pour effet de réduire d’un million le budget 2004 de ­ Pro Helvetia, mais l’évaluation du Contrôle parlementaire de l’adminis­ tration à laquelle elle donne lieu conclut en faveur de la Fondation. Par sa nouvelle stratégie de l’étranger, Pro Helvetia se conforme au principe des espaces culturels : Russie  / Sibérie ; Chine ; Inde et Asie du S ­ ud-Est ; Océanie ; Afrique ; espace arabe   / nord-africain ; Amérique du Nord ; Amérique latine. À l’exception de l’Océanie, elle projette, sur le long terme, d’ouvrir une antenne dans chacun des espaces nommés.


Regard sur le passé Mais oui, c’est bien lui, le fameux perroquet aux pantalons à carreaux, ce personnage de bande dessinée typiquement suisse, l’ami des petits Alémaniques, une icône de la nation. Mais que fait-il perché sur ce balcon, un océan humain à ses pieds, le microphone dans la main gauche, la droite tendue énergiquement pour « rassembler les masses », comme le dit l’épisode de l’album de 1939 ? Or cette mise en scène avec Führer fonctionne, et Globi avance en tête : « Animé d’un patriotique entrain / un cortège se met en train / et déjà ils sont légions / à visiter la grande Exposition. » La Landi, donc. La légendaire Exposition nationale suisse de 1939 à Zurich : un pèlerinage patriotique à la veille de la guerre – Les Globi (père et fils) galvanisent ici les fidèles. Bel et bien, l’oiseau adopte une posture si mussolinienne dans sa marche sur Zurich que, quarante ans plus tard, c’est sur cette scène que l’historien Georg Kreis appuiera sa thèse du « totalitarisme helvétique ». La Suisse, dans sa volonté de s’imposer face aux systèmes totalitaires, s’est servie de « moyens similaires » à ceux de ces dictatures. Globi, qui, selon Kreis, se présente « dans la posture d’un Duce » – en est un symptôme, et cela, à plusieurs égards. Premièrement, il démontre comment une démocratie, dans sa propagande patriotique, se laisse infecter par la fascination de l’iconographie fasciste. Deuxièmement, en sa qualité de personnage de B.D., il révèle jusqu’où cette propagande va se nicher. Et troisièmement, il témoigne de la tentative d’instrumentaliser la culture à des fins étatiques. C’est à ce

Comment la Suisse tenta d’inventer une culture ­nationale et comment un paradoxe en résulta, qui commença par donner du fil à retordre à la Fondation pour la culture. Un aperçu des origines de Pro Helvetia. par Daniel Di Falco projet que Pro Helvetia doit son existence, sa tâche – et bientôt aussi, ses problèmes. Il s’agit de la « défense spirituelle du pays », ce mouvement culturel et politique des années 1930 que le Conseil fédéral, peu avant la Seconde Guerre mondiale, élève au rang de programme national. Elle est censée fournir un fondement existentiel à une nation qui ne constitue pas une entité ethnique, géographique ou linguistique : un esprit commun, selon la terminologie de l’époque. C’est-à-dire, une culture. Dans des proportions qui devaient rester inégalées dans ce pays, la culture se voit ainsi attribuer une fonction politique décisive. En contrepartie, elle est tenue, si elle ne veut pas mettre en cause sa propre raison d’être, de se soumettre à la raison d’État. Un oiseau très politique Globi a-t-il reçu des subventions de Pro Helvetia ? On n’en sait rien. Mais « l’esprit » que la Fondation culturelle, dès 1939, doit encourager et propager, et l’intricaCU LT U R E 7

tion de la culture et de l’État, les aventures de ce Suisse de B.D. les illustrent très concrètement. En 1940, après la mobilisation générale, paraît l’album Globi ­soldat : l’oiseau brille au service actif. Et un an plus tard, il met son gros bec au ­service d’un autre combat national, le plan Wahlen. Comment Globi devint paysan traduit en vers de mirliton la vision que l’agriculture suisse avait d’elle même : « Enfants, dites merci / aux paysans de ce pays. / Nous leur devons le pain / Sans eux nous aurions faim. » Pourtant, jusque-là, l’oiseau ne s’était jamais distingué par des prises de position politiques. En 1932, il avait vu le jour dans le département marketing d’un grand magasin, comme mascotte publicitaire pour des événements touchant les enfants. ­Toujours est-il qu’Ignatius Schiele, son créateur, n’est pas seulement chef de la publicité chez Globus, mais également cofondateur de la « communauté d’action de la jeunesse suisse », une organisation de défense contre la propagande fasciste et communiste. Ainsi en 1939, le Journal de Globi avait annoncé à ses jeunes lecteurs que Globi fournirait lui aussi sa contribution à la défense de la patrie. Il assume donc le rôle de l’homme d’État qui dirige la défense spirituelle. Déjà dans le volume de la Landi, Globi intervient comme orateur, juste après le président de la Confédération ­Philipp Etter. Et lorsque pendant les années de guerre l’homme oiseau, dans ses albums, veille à ce que règne un bon esprit dans les chambres d’enfants, il le fait en toute conformité avec les règles régissant à


l’époque le fonctionnement de l’État, et il reprend presque à la lettre les propos d’Etter qui, dans une allocution radiophonique, rappelait à la jeunesse le sérieux de la vie : « Vous les garçons, êtes les hommes et les soldats de demain. Vous serez les gardiens fidèles de notre patrie. Et vous, les filles serez les femmes et mères qui accomplissent leur devoir en silence et avec abnégation. » Philipp Etter passera longtemps encore pour un père de la patrie sagace, ­garant de l’unité nationale. Le politicien catholique conservateur, cependant, n’a aucune affinité avec la démocratie moderne et le libéralisme : son idéal est le Moyen-Âge, la société hiérarchisée selon les préceptes divins de l’ancienne Confédération. Il rêve d’un État autoritaire, l’Italie fasciste lui est sympathique, et au sein du Conseil fédéral, il s’engage pour davantage de compréhension à l’égard du national-­ socialisme. Spécificité helvétique C’est surtout à Etter que la Suisse doit la fondation de Pro Helvetia – mais pas seulement. Elle lui doit également la première affirmation du principe de culture nationale depuis l’instauration de la Confédé­ ration en 1848. Le document de cinquante pages porte la date du 9 décembre 1938, et s’intitule « Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant les moyens de maintenir et de faire connaître le patrimoine spirituel de la Confédération » ; il entre dans l’histoire comme l’Évangile de la défense spirituelle. Ratifié par le Parlement en avril 1939, le Message déclare que la culture a pour devoir de ­réfléchir sur « le caractère de notre pays et de notre État ». C’est ainsi que le Conseil fédéral entend répondre à « la propagande des États qui nous entourent » ; l’encouragement culturel est l’instrument « destiné à mobiliser [nos] forces intellectuelles et morales, qui doivent s’employer à lutter pour l’indépendance de notre État. » Mais qu’est-ce qui est suisse  ? Qu’est-ce que la Suisse ? « Un pays », c’est Globi qui le dit, « que Dieu a choisi pour prouver à tous les peuples qu’il est possible de vivre en paix les uns avec les autres et les uns pour les autres. » Auparavant, le Conseil fédéral l’avait formulé dans son message dans les termes suivants, un peu

plus solennels : « L’idée suisse n’est pas un produit de la race, c’est-à-dire de la chair, mais une œuvre de l’esprit. C’est un fait ­admirable qu’autour du Gothard, montagne qui sépare et col qui unit, une grande idée, une idée européenne, universelle, ait pu prendre naissance et devenir une réalité politique : l’idée d’une communauté spirituelle des peuples et des cultures occidentales. Cette idée, qui exprime le sens et la

relle de la Suisse s’impose. Ainsi, en 1922, Robert Faesi, germaniste et écrivain, affirme que la littérature alémanique a une « saveur bien à elle » ; qu’elle l’a développée à la faveur de l’« indépendance politique » de la Suisse et des « puissances du cœur et de l’émotion ». Et effectivement, les hommes de lettres seront bel et bien le fer de lance du consensus sur la culture nationale insti-

« La différence avec les cinquantes pages du message ­culturel de 1938 pourrait correspondre à l’espace de liberté que la culture a gagné par rapport à la raison d’État. » mission de notre État fédératif, n’est au fond pas autre chose que la victoire, sur le plan politique, de la pensée sur la matière, de l’esprit sur la chair. » Chair ? Esprit ? Communauté spirituelle ? C’est un catholique qui parle ici. Ou plutôt, deux catholiques : Etter a rédigé son message sous la conduite de Gonzague de Reynold, l’intellectuel majeur de la droite catholique à cette époque. Plus décisif que Dieu – pour la politique culturelle en tout cas – est le refus de la « race ». La Suisse, ici, s’oppose au Troisième Reich et à sa doctrine d’État. Si elle est un État, alors c’est précisément en raison de sa « diversité linguistique, religieuse et spirituelle » : c’est elle qui constitue, selon Etter, la « communauté spirituelle suisse ». Le paradoxe originel La Willensnation trouve son unité dans sa diversité : un lieu commun, depuis lors. En réalité, la défense spirituelle canonise une identité culturelle qui pendant longtemps, était loin d’être une évidence ; la spécialiste en littérature Ursula Amrein l’a montré. La Suisse possède-t-elle une littérature nationale ? Des auteurs comme Conrad ­ Ferdinand Meyer et Gottfried ­Keller s’accordaient à dire que la chose était impossible : plus importante que l’appartenance à la Suisse était l’appartenance aux grandes entités linguistiques : l’Allemagne, la France et l’Italie. Ce n’est que face aux nationalismes montants, à l’époque de la Première Guerre mondiale, que l’idée de la singularité cultuAR T 8

tutionnalisée par le message culturel de 1938. Le prix à payer : une esthétique nationale rétrograde et, de surcroît, selon ­Ursula Amrein, influencée par cette dictature contre laquelle la Suisse voulait se protéger. Ainsi, les associations d’écrivains suisses, engagées depuis les années 1920 contre tout ce qui est « étranger » et « nonsuisse », observent avec un « mélange d’euphorie, d’approbation et de rejet » (Amrein) la mise au pas des arts dans le Troisième Reich. L’Association des écrivains suisses exige de la Confédération un engagement en faveur de la culture nationale conforme à l’exemple allemand. Elle obtient gain de cause, persuade Philipp Etter et esquisse avec lui les lignes directrices d’une politique culturelle nationale. Le Message qui en résulte sera aussi l’acte de naissance de Pro Helvetia. D’autres contradictions inhérentes à la défense spirituelle sont perceptibles dans l’ADN de la Fondation. La désignation de l’objet qu’elle a pour mission de servir est lourde de conséquence : la culture nationale suisse. L’unité, donc, qui grandit dans la diversité, ce qui signifie aussi que plus la volonté d’unité s’affirme – la tentative de dessiner le profil culturel de la Suisse –, plus s’affirment les forces centrifuges, les « éléments fédéralistes et anti-centralisateurs », selon les termes des historiens Claude Hauser et Jakob Tanner. Ils appellent ce phénomène le « paradoxe originel » de la politique culturelle helvétique, le « principe d’incertitude de l’auto-définition nationale ». Et encore : « Pendant le


premier quart de siècle de son existence, l’influence et le succès de Pro Helvetia reposent sur le fait qu’elle trouve moyen d’éluder efficacement ce problème. » Le corset de la défense spirituelle Pourtant, cette élusion ne pourra pas se perpétuer éternellement. Un beau jour, la Fondation culturelle ira même jusqu’à apporter son soutien à un événement qui fera de ce problème son slogan officiel : « La culture suisse n’existe pas », tel est le titre des Journées culturelles suisses en Thuringe en 1994. Dans un premier temps, pourtant, le corset étroit de la défense spirituelle empêche ce « principe d’incertitude » de déployer ses effets : de droite à gauche, on envisage la culture comme un prolongement de l’idéologie étatique conservatrice que proclame le Message de 1938. Un auteur comme Carl Albert Loosli peut bien mettre en doute la pertinence de la dénomination « défense spirituelle » : « Si vous voulez réellement sauvegarder l’esprit de ce pays », écrit-il en 1943, « commencez par le laisser souffler où il veut ! » Mais il s’agit là d’une voix isolée. Le 1er novembre 1939, Pro Helvetia devient opérationnelle, non pas encore, comme prévu, en tant que Fondation indépendante, mais jusqu’en 1949, provisoirement, comme groupe de travail au sein de la Confédération. Le personnel nommé par le Conseil fédéral veille à une compréhension de la culture rigoureusement restrictive ; Karl Naef est nommé secrétaire ­général ; en sa qualité de président de l’Association des écrivains, il s’était déjà engagé pour le Message et il avait également dirigé le programme des manifestations culturelles de la Landi en 1939. Membre du Conseil de Fondation, Gonzage de Reynold, le mentor de Philipp Etter, marque les débuts de Pro Helvetia de son empreinte. C’est ainsi que la Fondation s’engage en faveur du romanche, en faveur des dialectes et en faveur de l’échange entre les ­régions. En 1942, elle refuse en revanche de soutenir le projet d’une Histoire du judaïsme en Suisse, « du moment que l’histoire et l’identité du judaïsme ne sont guère en mesure d’approfondir l’amour de la patrie et de renforcer la cohésion fédérale ». Le Message de politique cuturelle de 1938 souligne bien la diversité confessionnelle,

mais il ne pense en fait qu’au christianisme : dans cette « patrie », les Suisses de religion israëlite n’ont pas de place. Et ce n’est là que l’une des « faces cachées du ­discours de l’unité nationale » (Amrein). Exclus, eux aussi, les intellectuels qui observent une distance critique par rapport à la société, à l’État et aux normes esthétiques de la défense spirituelle. En 1946, Pro Helvetia doit surmonter ses réticences pour soutenir la reprise de L’Histoire du soldat de Charles Ferdinand Ramuz sur une musique d’Igor Stravinsky – du moment que des musiciens étrangers y participent. Elle connaît d’égales difficultés à reconnaître en Paul Klee un représentant de la création artistique suisse – un Allemand né à Münchenbuchsee, en fait, au cœur du canton de Berne ! Il ne figure pas dans une exposition de peinture suisse contemporaine organisée par Pro Helvetia à Stockholm en 1950. Pas d’argent non plus pour La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt, que le Schauspielhaus de Zurich veut montrer à Paris en 1956. La pièce est « non-suisse », selon les termes de l’analyse : « macabre », « décadente » et « nihiliste ». Pour l’historien ­Thomas Kadelbach, ce cas montre que « ‹ l’élément étranger ›, dans la défense spirituelle, ne se situe pas nécessairement à l’extérieur des frontières, mais caractérise également une création qui soumet la ­définition officielle de l’identité nationale à un regard critique ». L ’affirmation d ’autonomie La guerre est pourtant terminée depuis longtemps. Ce n’est qu’en 1960 que le consensus sur l’unité de la culture et de l’État, forgé par la Confédération sous la direction de Philipp Etter, se lézarde. Il faudra longtemps à Pro Helvetia pour réaliser l’ouverture sociale et l’élargissement de la notion de culture, mais elle finira par se ­libérer du carcan de 1938, elle renoncera à servir la raison d’État et se ralliera toujours plus nettement à l’autonomie de la culture. Et par là, à la sienne propre. Pendant la Guerre froide, la défense spirituelle est remise à l’ordre du jour, au nom de l’anticommunisme. Mais Pro ­Helvetia n’y participe plus. En 1972, à l’exposition mondiale de Montréal, elle met au programme une série de films, dont celui CU LT U R E 9

d’Alexander J. Seiler, Siamo Italiani, qui montre la misère des immigrés italiens dans cette Suisse soi-disant hospitalière. Ce qui ne va pas sans heurts avec l’Ambassade de Suisse. Tout comme l’année suivante, à Moscou, à cause de deux autres films ­critiques ; la première protestataire est l’épouse de l’ambassadeur, qui quitte la salle de projection, le second est le Département des affaires étrangères à Berne. Des heurts, des conflits, des controverses : ce pourrait bien être le courant ­normal d’un encouragement national de la culture, qui ne peut que faire faux quand il veut faire juste – car « dans ce pays », selon Hauser et Tanner « on cherche en vain quelque chose qui ressemble à une culture nationale ». Du moins, en dehors de la ­pression normative que peuvent exercer des ­années de guerre ou de crise. La loi sur l’encouragement de la culture de 2009 donne toujours pour mission à la Confédération « de renforcer la cohésion et la ­diversité culturelle de la Suisse ». C’est la ­formule bien connue. Mais ces onze mots sont pourtant tout ce que la loi est capable de formuler sur le rapport entre politique culturelle et identité nationale. La différence avec les cinquante pages du message culturel de 1938 pourrait correspondre exactement à l’espace de liberté que la culture a gagné par rapport à la raison d’État. Globi, du reste, le champion de la défense spirituelle dans la chambre des enfants, s’est débarrassé bien plus tôt de cet esprit. En 1946 déjà, dans ses premières aventures d’après-guerre, il s’est rendu à Paris. Et là, au Grand-Palais, il professe une vision de la culture plutôt légère : « Globi voit avec bonheur / Ce musée plein de splendeurs / Et son jeune cœur frémit : / l’art l’exalte et le séduit. » Sources bibliographiques importantes: Ursula Amrein: «Los von Berlin!» Die Literatur- und Theaterpolitik der Schweiz und das Dritte Reich. Zurich 2004. Claude Hauser/Bruno Seger/Jakob Tanner (éd.): Entre culture et politique. Pro Helvetia de 1939 à 2009. Zurich 2010 (en particulier Thomas Kadelbach). Georg Kreis: Vorgeschichten zur Gegenwart. Ausgewählte Aufsätze, Band 2. Basel 2004. Daniel Di Falco est historien et journaliste auprès du quotidien bernois Der Bund. Traduit de l’allemand par Marion Graf


Giovanni Orelli, *1928

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L’écrivain Giovanni Orelli dans sa maison de vacances à Bedretto.


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iovanni Orelli, votre œuvre jouit d’un remarquable consensus critique et plusieurs de vos livres sont déjà considérés comme des classiques de la littérature suisse. Quelle influence tout cela a-t-il sur votre travail d’écriture ? Je ne pourrais pas en jurer, mais j’avoue qu’un certain succès, compris comme l’approbation, l’estime de quelques lecteurs, oui, ce succès-là a une influence. Sur le succès économique, par contre, je n’ai jamais fait de calculs, ni eu d’attentes ou quoi que ce soit de similaire : carmina non dant panem, disaient déjà les Romains. Mais est-ce qu’une approbation répétée et presque unanime ne peut pas être dangereuse ? En ce qui me concerne au moins, peu ou pas du tout ! C’est une drôle d’histoire que celle du succès, elle a trait à la différence entre être et paraître. Au fond, ce qui se dit n’a aucune importance, tu auras toujours conscience de ce que tu as fait et de ce que tu fais.

Et pourtant le contexte socio-politique a beaucoup changé ces dernières décennies, et le contexte culturel aussi … Je ne voudrais pas paraître pessimiste, mais si je regarde autour de moi, je vois aujourd’hui barbarisation, triomphe du bavardage et opportunisme. Des politiciens qui, avant de s’occuper des personnes, recherchent obédience et opportunités. Cela affecte aussi la langue, qui est de plus en plus pauvre. Il faudrait arrêter de faire l’éloge du présent et penser à regarder aussi le passé, de temps en temps : l’écriture, par exemple, n’est guère exercée aujourd’hui. Le résultat est une invasion inquiétante de l’à peu près. Les intérêts économiques ou politiques semblent avoir plus de poids que les intérêts humains. Quand j’étais jeune, par chez moi, les paysans étaient toujours pragmatiques et sérieux quand il en allait des intérêts de la communauté, indépendamment de leur credo politique ou de leurs implications personnelles : on tolérait et même on récompensait celui qui faisait du bien.

Un ­sentiment de nécessité

Serait-ce donc le moment d’une nouvelle « rupture », pourquoi pas à travers les générations plus jeunes ? Difficilement. Quand, jeune encore, je suis passé du conser­ vatisme au socialisme, me nourrissant entre autres de Gramsci, j’en avais éprouvé la nécessité. ­Aujourd’hui, je perçois un certain je-m’en-foutisme. Les plus jeunes ont l’air de traverser les années d’école surtout avec un œil sur l’économie et sur leur future bourse.

Votre premier roman – L’année de l’avalanche de 1965 – peut être considéré comme le point de rupture le plus emblématique avec les écrivains qui dominaient alors la scène littéraire suisse italienne, à commencer par Francesco Giovanni Orelli, l’un des écrivains suisses Chiesa et Giuseppe Zoppi. Avec de langue italienne les plus renommés, d’autres auteurs (pour la prose, parle de succès, d’opportunisme et des entre autres, Felice Filippini, Giorencontres qui l’ont marqué. vanni Bonalumi, Plinio Martini, Alice Ceresa, Anna Felder ; pour la poésie il suffit de citer le nom de propos recueillis par Yari Bernasconi Giorgio Orelli), vous avez secoué la torpeur d’un certain goût, peutRevenons à la littérature. Le lieu être provincial, pour l’idylle, avec ce que l’on peut définir a pos- commun voudrait que l’écrivain suisse de langue italienne soit teriori comme les « choix d’une génération », pour reprendre le suspendu entre deux réalités distinctes : celle du pays où il vit, titre d’un numéro de la revue Quarto en 2013. Quelles étaient, la Suisse, et celle du pays dépositaire de sa langue et de la culture à laquelle il appartient, l’Italie. Mais cette considéraalors, les exigences qui ont poussé à ces expériences ? L’année de l’avalanche est né presque comme un journal. Une ma- tion fait-t-elle encore sens aujourd’hui, pour autant qu’elle en nière d’essayer de dire et de comprendre ce qui était en train de se ait jamais fait ? passer à ce moment-là. Un acte d’adhésion à la réalité : regarder les Bien sûr qu’elle a encore un sens. L’Italie m’a attiré et m’attire pour visages des personnes qui m’entouraient, écouter leurs propos. beaucoup de raisons. En premier lieu pour la civilisation qui est Ceci dit, il est réjouissant qu’une certaine « rupture » ait valu aussi née et s’est développée dans ce pays. Je parle pour moi mais pas pour d’autres, et pour la société, c’est-à-dire, dans notre cas, une seulement, avec les œuvres des grands de la littérature ; disons, petite partie de la Suisse italienne ainsi qu’une partie encore plus emblématiquement, Dante et Montale. Et il y a l’art, mettons de petite d’Italie et du reste de la Suisse. En ce qui me concerne, je Giotto à Morandi. Et encore : sculpture, musique, etc. Et puis il y laisse à d’autres le plaisir de dire que les choses sont ainsi ou celui a le peuple italien, avec le bon (la majorité ?) et le moins bon (la – peut-être plus grand encore – de dire qu’elles ne sont pas ainsi. minorité ?). Le peuple italien des Bergamasques qui, du temps de mon enfance et de ma jeunesse, venaient l’été faire les foins avec Après la vôtre, d’autres « générations » ont-elles imprimé ou es- nous. Des années qui ont suivi, je me rappelle les Italiens connus à l’université, et aussi après. Je pourrais citer beaucoup de noms. sayé d’imprimer de nouveaux changements de cap ? Je ne crois pas. Et en disant cela, je ne me laisse pas éblouir par Mais moi aussi, si on m’interroge sur ma biographie, je pourrais certains velléitarismes linguistiques visant à épater les bourgeois, répondre, comme Mandelstam : ma biographie peut se déduire des à provoquer les applaudissements de ceux qui se satisfont de peu. livres que j’ai lus, et ils ne sont pas peu. AR T 12


Et j’ajouterais : des livres que vous avez écrits, qui ne sont pas peu non plus. Par rapport aux années 1950 et 1960, théâtre de plusieurs de vos récits, comment les rapports avec l’Italie ontils changé ? Je ne saurais dire. Beaucoup d’Italiens qui en Suisse font l’éloge de notre pays nous oublient ou nous ignorent très vite une fois rentrés en Italie. Souvent ce sont aussi là des formes d’opportunisme. Malgré tout, la probité de quelques personnes parvient encore à créer des ponts entre l’Italie et la Suisse, aujourd’hui comme hier. Et le rapport entre la Suisse italienne et le reste du pays ? Je pense à la décision symbolique de déposer vos manuscrits aux Archives littéraires suisses, à Berne. Cela a été un geste politique, pour dire : nous aussi nous existons. Mais l’inverse est également vrai : il est important que les mouvements se fassent dans les deux sens.

Vous avez écrit et écrivez en prose comme en vers, sans parler des essais ni des traductions. De quelle manière et à quel moment un genre s’impose-t-il plutôt que l’autre ? Ou est-ce chaque fois un choix délibéré, planifié ? C’est chaque fois un hasard, au gré des circonstances : parfois j’interromps un travail pour en commencer un autre, oubliant le premier pour un bon bout de temps. Mais c’est toujours par nécessité expressive. J’ai fait une fois cette comparaison entre écriture et épreuves sportives : écrire un sonnet, c’est un peu comme, pour un athlète, courir un 100 mètres ; écrire un roman, c’est comme faire un 50 kilomètres. Et le choix, pour l’écrivain, dépend aussi de la richesse ou de l’exiguïté du thème.

On parle d’« érudition » et d’écriture cultivée, mais cela n’a évidemment rien à voir avec un goût chic d’aligner notions et citations : votre rapport avec la tradition littéraire, des classiques aux modernes, est bien plus enraciné et actif qu’on peut l’imaQuel genre de relations avez-vous avec les écrivains plus giner. Comment est né et s’est développé ce dialogue continu ? jeunes ? Et de votre temps, comme jeune auteur, quelles étaient Pour quelles raisons ? Disons les choses ainsi : à un débutant, il faut recommander d’apvos ­relations avec les écrivains affirmés ? À quelques petites exceptions près, je n’ai pas et n’ai pas eu de re- prendre son métier avec sérieux. À un jeune écrivain, d’apprendre lations importantes avec les jeunes écrivains. Ni même avec les à écrire « bien », même si les équivoques sur ce « bien écrire » sont nombreuses. Dans tous les cas, il faut écrire avec beaucoup d’attention et, au besoin, réAu fond, ce qui se dit n’a aucune importance, tu auras crire plusieurs fois. Voilà – il vaut aussi la peine de lire les bons écrivains du passé. toujours conscience de ce que tu as fait et de ce que tu fais. Pour moi, c’est Dante le numéro un. écrivains « affirmés ». Mais si quelqu’un m’envoie quelque chose, je lis toujours et je réponds honnêtement, disant ce que je pense. Pour ma part, plutôt que de citer des écrivains qui tout de même m’ont beaucoup aidé, comme Vittorio Sereni, je voudrais rappeler les enseignants rencontrés. Je n’en citerai qu’un, à titre d’exemple : Albino Garzetti, historien. Quand je suis allé à Milan étudier à l’université, après quelques années passées à enseigner, je suis parti avec en tête, pour mon futur mémoire de licence, le nom d’un écrivain que j’aimais, Italo Svevo. Mais le prof d’histoire m’a converti à la philologie et, pour mon mémoire, à un sujet qui appelait en cause quelques auteurs chrétiens, des Pères de l’Église (Cyprien, Cassien, Hilaire, Grégoire) et leurs vulgarisateurs des XIVe et XVe siècles. C’est un choix qui m’a soustrait – mais pas totalement – au XXe siècle et qui m’a plongé dans des thèmes qui se sont révélés fructueux pour ma culture. Quand on parle de votre œuvre et de votre écriture, on met régulièrement en évidence des aspects comme l’érudition, l’engagement civique, la richesse thématique, l’ironie, l’expérimentation linguistique. Est-ce que cela vous semble un bon portrait ? Y a-t-il des aspects de votre œuvre qui vous tiennent particulièrement à cœur et qui ne sont que rarement évoqués ? Oui, cela me paraît un portrait succinct, mais acceptable. Je soulignerais peut-être l’ironie. Pour la dernière partie de la question, j’ai toujours craint d’ennuyer le lecteur. L’ennui est peut-être l’ennemi numéro un pour qui écrit. Je parle ici de préoccupations, pas du résultat, que je laisse à d’autres de juger éventuellement.

Nous avons fait allusion tout à l’heure à l’ironie. Une ironie qui souvent s’accompagne d’un certain ludisme littéraire, surtout dans la poésie. Pourquoi ce choix ? Pouvons-nous considérer l’ironie comme un instrument de lecture de la réalité ? Assurément. Virgile dit à Dante : « parla, e sii breve e arguto » (« parle, et sois de bonne sentence et brève ») ; eh bien, dans l’ironie, il y a précisément l’arguzia, la subtilité. Le paysan aussi s’en sert quand, dans une conversation, il veut donner un ton particulier, mordant, démolisseur, amusant. Il me vient à l’esprit l’anecdote d’un citadin qui cherchait à s’attirer les bonnes grâces d’un paysan de par chez moi. « Monsieur, docteur, maître, comment dois-je vous appeler ? », avait demandé le premier. « Appelle-moi comme tu veux, mais ne m’appelle pas tard pour le souper », avait répondu le second.

Giovanni Orelli, né à Bedretto en 1928 est écrivain, narrateur, poète, traducteur et critique littéraire. Parmi les nombreuses distinctions qui lui ont été remises, citons le Prix Gottfried Keller en 1997 et le Grand Prix Schiller en 2012. Plusieurs de ses œuvres ont été traduites, notamment en français et en allemand. Il a publié récemment le recueil de nouvelles I mirtilli del Moléson (2014) et le recueil de poèmes Un labirinto (2015). Il vit à Lugano. Yari Bernasconi, né à Sorengo (TI) en 1982, est critique littéraire et poète. Son dernier recueil s’intitule Nuovi giorni di polvere (2015). Il vit en Suisse alémanique. Traduit de l’italien par Christian Viredaz

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e retrouve Christian Marclay au Musée d’art d’Aarau alors pouvaient jouir de leur indépendance. Occupé à tracer sa voie, qu’il met la dernière main à son exposition Action. C’est la Christian Marclay savait qu’il y avait d’autres artistes suisses à New première fois depuis plusieurs années qu’il expose en Suisse York, tel Not Vital qui y résidait également, mais c’est plus tard qu’il et il fait face à l’avalanche de requêtes de journalistes avec s’est engagé dans des organisations telles que le Swiss Institute. diplomatie et bonne humeur. Action est silencieuse, ce qui « Je suis Suisse et je suis Américain. Pas mal de gens pensent à moi n’a rien d’inhabituel pour une exposition d’art, mais contraste avec comme à un artiste américain ; aux États-Unis, ils pensent que je The Clock (2010), l’œuvre gigantesque qui a établi la renommée suis Suisse. Aujourd’hui, c’est plus facile de faire face à cette situainternationale de Christian Marclay. Pour ce tour de force, vingt- tion parce que l’art est tellement international. » Christian Marclay quatre heures de séquences cinématographiques et télévisuelles, est resté à New York jusqu’en 2007, année où il a déménagé à sélectionnées parce qu’elles contenaient des représentations Londres. « Peu importe où je suis … J’utilise beaucoup mon end’horloges ou des références à l’heure, ont été assemblées pour vironnement dans mon travail. Et j’aime voyager. J’aime la ville, former un extraordinaire collage d’images et de sons correspon- et je me plais aussi à la campagne. » Néanmoins, sa demeure amédant toujours exactement à l’heure ricaine reste une source d’inspide la journée où il est diffusé. Pourration particulière : « L’intensité de New York me manque et j’ai tant même avant The Clock, l’ar­besoin de temps à autre de m’y tiste n’était pas un inconnu ; une rétrospective, organisée à l’origine rendre et d’y recharger mes battepour le UCLA Hammer Museum ries. Mais New York a beaucoup de Los Angeles en 2003, a circulé changé. Quand j’y vivais au début jusqu’au Seattle Art Museum, au des années 1980, tout était bon Kunstmuseum de Thoune et à la marché. Je n’avais pas vraiment À l’occasion de son exposition au Collection Lambert en Avignon. besoin d’un véritable boulot pour Aargauer Kunsthaus, l’artiste Mais après avoir été montrée à payer le loyer. Nous vivions tous Christian Marclay évoque ses origines, l’Arsenale, lors de la Biennale de assez simplement. Maintenant, si ses intérêts et son désir de faire Venise 2011 où elle a obtenu le vous êtes un jeune artiste, vous Lion d’or, The Clock a continué à avez besoin de Pro Helvetia, sinon place à l’imprévu. vous ne vous en sortez pas ! » attirer des publics incroyablement nombreux dans le monde entier, Ces trois dernières décenpar Aoife Rosenmeyer captivant plus de 40 000 visiteurs nies, les grandes villes ont offert à en un seul mois en 2013 au MoMA ­Christian Marclay l’occasion de déde New York. J’ai l’impression que velopper son travail dans les doChristian Marclay est heureux de parler d’autre chose après toute maines de l’art et de la musique. Si dans leur couverture de l’œuvre l’attention focalisée sur The Clock. L’œuvre, dit-il, « a eu un de l’artiste, les médias se sont attachés aux réalisations et aux exénorme succès, mais elle a occulté certaines de mes œuvres anté- positions majeures, lui-même pointe Record Without A Cover, rieures et a détourné l’attention des nouvelles ». œuvre réalisée en 1985, comme un moment clé de son parcours. Tout est dit dans le titre : l’enregistrement sur vinyle de Marclay Do-it-yourself et tabous aux platines était distribué sans aucun emballage de protection. Il Le phénomène des superproductions et l’actuelle frénésie d’atten- était inévitable que la surface du disque et partant, le son qu’il protion ne sont que deux aspects de la vie urbaine qui ont changé duisait, soient endommagés, chaque version devenant ainsi ­depuis que Christian Marclay a fait de New York sa résidence à la unique, un concept incorporant les dommages infligés au vinyle, fin des années 1970. Après ses études à l’École des Beaux-Arts de que tant de collectionneurs tentaient d’éviter. « Même ici, j’ai le Genève, il a déménagé aux États-Unis pour passer un Bachelor of sentiment que la présente exposition plonge quelques-unes de ses Fine Arts au Massachusetts College of Art. Un semestre d’échanges racines dans ce disque. Accepter les éléments du hasard et peravec la Cooper Union de New York, sous la houlette d’enseignants mettre l’évolution, ne pas penser à une œuvre d’art comme à comme Hans Haacke, a été décisif. Il y a élargi ses horizons et sa quelque chose de fini et de limité, mais comme à quelque chose conception de ce que pouvait être l’art. « Cela a été un moment qui peut évoluer et se transformer. » charnière, j’ai découvert tant de choses cette année-là. » Aussi ne faut-il pas s’étonner que, son diplôme en poche, Christian Marclay Collaborations transversales soit revenu vers la Grosse Pomme. « À cette époque, New York Marclay ne s’est jamais défini par rapport à une seule discipline ; ­débordait de créativité, il se passait tellement de choses. » Simul- empruntant à divers médias, ses œuvres ont devancé la pratique tanément, il en profitait pour apprendre l’anglais. L’ère du punk et muséale contemporaine. « On m’a heureusement laissé travailler de la musique « à faire soi-même », avec ses artistes explorant de dans les deux domaines. Peut-être moins en musique, parce que je nouvelles voies, différait complètement de la Suisse relativement ne suis pas un compositeur ou un musicien au sens conventionnel homogène qu’il laissait derrière lui. C’était une époque où les du terme et que le monde de la musique est plus conservateur que ­artistes ne croulaient pas sous le poids des dettes d’études et où ils celui de l’art. Aujourd’hui, les gens apprécient la transversalité …

Hasard et dessein

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Christian Marclay, *1955

L’artiste Christian Marclay lors du montage de son exposition au Aargauer Kunsthaus.

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Moi, j’ai toujours fait ça, mais maintenant c’est devenu plus acceptable de faire de la musique dans un espace d’art. » D’après lui, l’essor de l’art vidéo a joué un rôle déterminant dans cette évolution. « Brusquement, on n’entendait pas seulement le silence dans les galeries, et c’était acceptable. C’est ce qui a ouvert les portes à l’art sonore. » De même que le son est entré dans l’espace de l’art, de même des plasticiens se sont de plus en plus souvent impliqués dans des collaborations musicales et théâtrales. Le festival Ether organisé au Southbank Centre de Londres est l’une des plateformes qui encourage aujourd’hui le brassage des disciplines ; en 2012, elle a présenté Everyday, une œuvre de Christian Marclay dans laquelle des musiciens expérimentaux et une fanfare interprétaient une musique de film. Lorsqu’on parle des œuvres de Christian Marclay, on évoque souvent l’influence de Marcel Duchamp, et effectivement, il est possible de discerner certains parallèles. Duchamp est le père des

votre travail finira par se limiter au médium lui-même. Or celui-ci doit être au service des idées. Cela vaut en particulier pour les ­médias numériques, on peut se faire piéger par le charme d’un nouveau médium. Je préfère les œuvres qui ne vous obligent pas à penser à leur mode de fabrication. On peut en jouir pour la façon dont elles vous émeuvent et vous poussent à la réflexion. » Il décrit comment il a créé le morceau Surround Sounds (2014 – 2015), quatre projections synchronisées de films d’animation, où des énoncés onomatopéiques, découpés dans des bandes dessinées et scannées, semblent être lancés contre les murs. L’œuvre est silencieuse, mais possède une dynamique tapageuse à mesure que le volume visuel s’amplifie puis reflue en un mouvement de vague généré à partir du logiciel After Effects. Son jeune assistant voulait créer des animations sophistiquées, mais lui ­préfère la simplicité. « C’est trop fantaisiste ! Je veux du simple, du stupide, le truc de base … pour qu’on voie que ce sont juste des fragments découpés. » S’investir dans un médium peut également conduire à de Peu importe où je suis … J’utilise beaucoup mon environnouvelles œuvres : « On en tire de nouvelles nement dans mon travail. Et j’aime voyager. idées susceptibles de s’adapter au processus. » Christian Marclay s’est intéressé à la ready-made, et Marclay, qui avoue son admiration pour lui, allie sérigraphie pour la première fois alors qu’il travaillait sur un les multiples facettes et traditions de travail liées aux objets trou- échantillonnage d’une partie d’Electric Chair, la série d’Andy vés et aux collages. Il ne tire pas ses références de l’art seulement : ­Warhol. Celui-ci a utilisé deux versions de la même image, l’une il utilise l’échantillonnage, tel que le cultive la musique pop, ou au cadrage serré, l’autre à la perspective plus large où on voit, dans dans le domaine cinématographique, le found footage. On peut la chambre des exécutions, un panonceau indiquant « SILENCE » : considérer Christian Marclay comme un précurseur, tant est Christian Marclay s’est focalisé sur ce dernier pour créer une nougrande l’habileté dont il fait preuve dans l’assemblage de divers velle série de sérigraphies. Six ans plus tard, il a eu l’occasion de ­éléments – au cinéma, mais aussi dans ses travaux sur papier, revenir à cette technique avec la série des Actions (2012 – 2014) ses films d’animation, ses œuvres sur toile associant peinture et qui associe gestes picturaux – qui peuvent être effectivement impression, et ses performances dans lesquelles les musiciens in- bruyants – et onomatopées de bandes dessinées imprimées par-desterprètent ses œuvres musicales. On ne saisit d’abord que la sur- sus les traces de peinture. « Les expressionnistes abstraits d’une face de l’œuvre, mais Marclay fait résonner ses collages. La série part et la reproduction (art pop) mécanique de la sérigraphie. Ab-stract Music (1988 – 90), par exemple, présente des peintures Prendre deux mouvements artistiques que l’histoire oppose et les sur des pochettes de disques. Christian Marclay a trouvé des po- rassembler de force, l’un sur l’autre. » On pourrait voir dans la façon dont la culture est communichettes reproduisant des tableaux, il les a alors travaillées jusqu’à ce qu’elles redeviennent peinture. On ne voit tout d’abord que quée et digérée la subtile ironie des rencontres entre imprévu et l’abstraction, mais elle fait surgir des questions sur la possibilité planifié. Lorsque The Clock a été montrée à la Biennale de Venise, d’exprimer la musique en peinture, sur la musique et le commerce, le système d’étiquetage proclamait « Christian Marclay, Amériet sur la façon dont les compagnies de disques positionnent leurs cain » bien qu’il ait représenté la Suisse lors du même événement artistes en référence aux autres expressions artistiques. en 1995. Résultat : dans un premier temps, sa deuxième participation à cette exposition internationale a peu retenu l’attention des Médium et processus médias suisses. « Les gens ont la m ­ émoire tellement courte ! Toute Pourtant, si on a aujourd’hui l’impression que tout le monde peut cette histoire de nationalités – à Venise, ils en font tout un plat alors se dire DJ, éditer ou composer, sans connaissance préalable de que ça n’a plus aucun sens. » la technique, Christian Marclay se fait l’avocat inattendu d’une ­formation professionnelle, numérique ou analogique. Même s’il occupe une position d’outsider puisqu’il n’a jamais appris à lire ou à écrire la musique, par exemple, il s’informe à fond sur les procé- Christian Marclay est né en 1955, il a grandi à Genève et a fait des études d’art à Genève, Boston et New York. dés avant de les subvertir ou de les déformer. « C’est un cliché, mais Il vit actuellement à Londres, en Angleterre. dans le punk, le do-it-yourself est important. Si vous faites les Jusqu’au 20 mars 2016, la Staatsgalerie Stuttgart accueille l’exposition Christian Marclay – Shake Rattle and Roll. choses par vous-même, vous obtenez un résultat différent. J’aime savoir ce qu’un processus implique. Je sais que si je le décortique, Aoife Rosenmeyer est nord-irlandaise. Critique d’art et je vais trouver des moyens de le détourner. Si vous vous intéressez traductrice, elle vit à Zurich. de trop près à un médium et qu’il occupe vos pensées dès le matin, Traduit de l’anglais par Marielle Larré

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L’artiste La Ribot dans son studio de Genève.

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La Ribot, *1962

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ue vouliez-vous faire quand vous aviez quinze ans ? Je voulais être danseuse à trois ans déjà ! J’ai commencé à quatorze ans dans l’école de mon quartier, à Madrid, avec un professeur de classique qui faisait des spectacles hallucinants. À dix-huit ans, je suis partie à Cannes pour suivre l’enseignement de Rosella Hightower. À ce moment-là, ce n’était plus une envie enfantine, mais une décision très mature : je voulais sérieusement devenir danseuse.

manques pour que ça puisse exister et se développer dans la durée. Manque de volonté politique d’abord, mais aussi de réseaux, de ­festivals, de chercheurs, de journalistes, de formations.

Vous avez alors décidé de travailler en solo. Pour des raisons économiques ? Pas seulement. J’ai pris un virage radical en quittant ma compagnie. J’avais surtout envie de développer mon propre travail. Le solo, pour réfléchir, est une forme idéale. Avec les Pièces distinDans les années 1980, il fallait partir de Madrid pour devenir guées, j’ai proposé un territoire artistique et chorégraphique plus danseuse ? large, autant plastique que poétique et politique, et une forme de À part le folklore espagnol, la danse n’était pas une priorité en Es- pensée plus juste par rapport aux relations interdisciplinaires. pagne. J’aime beaucoup la danse espagnole, mais ce n’est pas mon Les objets que je créais étaient techniquement simples. La danse truc … et je voulais surtout partir était un moyen d’expression parmi d’autres. Je suis véritablement de­ de chez moi ! Je suis allée prendre venue à cette époque une artiste aussi des cours en Allemagne, à New contemporaine. J’ai développé un York, Paris, puis je suis revenue à Madrid et j’ai commencé à dévelopdiscours sans linéarité, j’ai travaillé per mon propre travail le cadre, la durée, la notion de fragments. La relation auteur-acteur-­ spectateur. J’ai aussi choisi mon nom Les conditions en Espagne étaient-­elles bonnes pour dévelopd’artiste : La Ribot. L’article devant Toujours dans le non conventionnel per un travail chorégraphique ? le nom de famille fait un peu diva, et le surprenant : telle se présente J’étais très jeune quand, en 1982, mais La Ribot, je trouvais ça concepl’artiste et chorégraphe madrilène La les socialistes ont pris le pouvoir tuel et baroque, punk et en même Ribot. Séduite par la Genève des en ­Espagne, pour la première fois. temps cultivé. Après la transition démocratique, la années 1980, elle en a fait son port vie, l’art, la culture, les jeunes, tout Quand êtes-vous venue la toute d’attache et c’est ici qu’elle invente première fois à Genève ? a ­explosé. Il y avait beaucoup de fesaujourd’hui une pensée chorégraphique tivals, officiels et underground et En 1995, j’ai été invitée par Gilles qu’elle rêve contagieuse. on rencontrait des artistes venus ­Jobin et Yann Marussich, les codid’ailleurs. Isabel González, la reprérecteurs du Théâtre de l’Usine. Ils sentante de Pina Bausch, Carolyn m’avaient repérée à Girona avec 13 propos recueillis par Anne Davier Carlson, Trisha Brown, a invité à Pièces distinguées que je commenMadrid des compagnies françaises, çais à présenter en tournée. Ils moncomme Bouvier-Obadia ou Mathilde Monnier. Chaque fois taient une programmation en invitant la génération de choréqu’Isabel invitait des chorégraphes français à dîner chez elle, elle graphes un peu rejetée, considérée à l’époque comme ne faisant nous invitait aussi, nous, les danseurs espagnols. C’est comme ça pas de la « danse ». que j’ai rencontré Jérôme Bel (il dansait avec Bouvier-Obadia) et Mathilde Monnier. Est-ce qu’on vous identifiait déjà au courant de la performance ? Nous avons élargi le champ chorégraphique, et j’ai toujours pensé C’est à ce moment que vous avez monté une compagnie ? que c’était ça, la danse contemporaine : emprunter des stratégies J’ai fondé en 1986 la compagnie Bocanada Danza avec la danseuse à d’autres disciplines, en faire autre chose. Les lieux qui reconet chorégraphe Blanca Calvo. On travaillait avec des écrivains, des naissaient notre travail n’étaient pas si nombreux au début des musiciens, des danseurs – Olga Mesa et Juan Dominguez, entre ­années 1990. Il y avait Girona avec Ana Rovira, l’Institute of autres. Nous expérimentions et nous profitions de cette explosion Contemporary Arts(ICA) à Londres avec Lois Keidan, à Glasgow vitale et culturelle magnifique du Madrid et de l’Espagne des Nikki ­Millikan, à Salzbourg, Cis Bierinckx, à Louvain et Lisbonne ­années 1980. Tout était encore à faire : inventer, essayer, changer. avec Mark Deputter et Gil Mendo, et Berlin plus tard. C’était un Mais le modèle des compagnies françaises, à savoir les compagnies petit réseau jeune, très actif. Quand Gilles et Yann ont pris la tête ­établies autour d’un chorégraphe avec un langage artistique re- de l’Usine, ils étaient au cœur d’un mouvement européen. Ici, à connaissable qu’on s’efforce de développer, et soutenues par des Genève, il se passait beaucoup de choses ! subventions de l’État, ne fonctionnait pas en Espagne. Il y avait des artistes magnifiques, des modes de gestions de compagnies isolés, Comment votre travail a-t-il été reçu à Genève ? mais ça ne prenait pas comme mouvement artistique identifiable C’était génial, le public était jeune, enthousiaste, il riait. L’humour ou comme politique culturelle marquante. Il y avait trop de m’a toujours permis de dépasser les codes, les conventions et

La vie en mouvement

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d­ ’aller plus loin. Moi, j’étais avec des gens de mon âge, la programmation était incroyablement excitante, nous parlions le même langage. J’ai toujours aimé la sensation d’être étrangère quelque part, mais là, je me sentais appartenir à une famille. Cela changeait tellement la façon de voir la danse ! Il y avait quelque chose de l’ordre d’une génération qui était concrètement là, active, politisée, réunie pour porter les projets, les faire avancer et connaître. Gilles et moi sommes aussi tombés amoureux à cette époque.

Depuis Londres, vous avez créé avec Blanca Calvo le festival Desviaciones ? À Madrid, oui. On était ici et là, tout à la fois. En cinq ans, on a invité tous les artistes qui ont marqué la décennie suivante : les Espagnoles Olga Mesa, Monica Valenciano, Ion Munduate, mais aussi Gary Stevens, Claudia Triozzi, Raimund Hogue, Javier de Frutos, Jérôme Bel, Marco Berrettini, Boby Baker, Xavier Le Roy, ­Christian Rizzo, et bien sûr Jobin et moi. Et puis on a épuisé le pool des gens qui nous intéressaient. En 2001, ça s’est terminé.

Et malgré cet enthousiasme genevois, vous êtes partie à Londres ? Gilles est venu vivre à Madrid, il cherchait l’Espagne des années 1980 et ne l’a pas retrouvée. Nous sommes partis à Londres où j’avais déjà été invitée. Mais je suis passée par la Suisse des milliers de fois pendant ces neuf années londoniennes ! J’ai beaucoup tourné, à Zurich, Fribourg, Lucerne, Lausanne à l’Arsenic et Ge-

Et vous arrivez à Genève, en 2004 … C’est Gilles Jobin, surtout, qui a voulu quitter Londres. Il rêvait d’avoir une compagnie fixe, et ça, c’était exclu à Londres. Gilles aime faire la politique « à la Suisse », autrement dit la politique sur un territoire donné, sur lequel l’artiste peut se faire entendre. À Londres, c’est immense, il y a des milliers de paroles dispersées. Moi, le souvenir que je gardais de Genève était celui des années de l’Usine. Or, Genève Avec les Pièces distinguées, j’ai proposé un territoire avait changé, et moi aussi peut-être. J’ai ­artistique et chorégraphique autant plastique que poétique commencé à donner des cours à la Haute et politique. école d’art et de design (HEAD) et créé un département lié aux arts vivants. Ce channève, où j’ai présenté tout au long de cette décennie les séries de gement de cap était intéressant. Jusque-là, j’avais été un oiseau Pièces distinguées et d’autres travaux. Pourtant, mon travail était libre. Tout à coup, j’entrais dans des relations avec l’institution, toujours jugé trop radical. En France, dans les années 1990, per- l’académie. Ça ne m’a pas m’empêchée de grandir, au contraire. Je sonne ne s’intéressait à ce type de danse qui s’appuyait sur les stra- me suis étalée librement dans les disciplines, les lieux (musées, tégies de la performance ou des arts visuels. J’étais plutôt invitée ­galeries, cinémas, théâtres). Cela, c’est la Suisse qui me l’a permis, dans les festivals de mime ! C’est seulement à la fin de la décennie, en soutenant le développement de mon travail. en 1999, que Montpellier Danse nous a invités, Jobin, Bel, Le Roy, moi, et les autres de cette génération délaissée auparavant. Le Qu’est-ce que vous voulez défendre dans les prochaines années ? Théâtre de la Ville de Paris, avec Gérard Violette, nous a présentés, La pensée chorégraphique. Une pratique et une réflexion qui se coproduits et suivis. L’année 2000, tout a commencé à changer : nourrissent de la danse et du théâtre contemporains, qui utinous commencions à être visibles, critiqués, publiés, théorisés, lisent certaines stratégies de la culture visuelle, qui se basent sur par les Français aussi. Dans les mêmes années, la galeriste Sole- des réflexions esthétiques, philosophiques et politiques, et qui dad Lorenzo de Madrid, une femme exceptionnelle, m’a prise au maintiennent un vif intérêt pour les corps, les arts vivants et leur nombre de ses artistes en légitimant mon travail plastique et vi- relation intrinsèque à l’espace et au temps. Mes nouveaux prosuel. Les pièces sont aujourd’hui dans des collections publiques jets m’excitent aussi et me replacent comme une étrangère dans et privées. le cinéma, par exemple. Je vais également poursuivre le Projet distingué, qui est très ample ! Je vais rester à Genève, j’y suis À Londres, il y avait une scène alternative dynamique qui vous bien. Le cadet de mes fils est intégré à l’école, l’aîné suit des accueillait ? études d’horticulture. Et je vais recommencer à donner des cours Lois Keidan était la marraine d’une impulsion importante pour à la HEAD. le Live Art à Londres. Alors oui, à Londres, il y avait une scène émergente et dynamique. La première année, les conditions étaient précaires, c’était dur. On s’est dit : « On rentre en Espagne, on ne va pas tenir ». Et c’est là que Lois Keidan nous a présentés à Judith Night, la directrice de Artsadmin. Dans cette structure, la production et le management d’artistes travaillaient en réseau. L’artiste et chorégraphe Maria Ribot, alias La Ribot, est née à Ils avaient sept ou huit managers pour une quinzaine d’artistes. Madrid en 1962. Elle a fait des études de ballet classique, puis de danse moderne et contemporaine. Aujourd’hui, elle est basée à Ils nous ont beaucoup soutenus, Gilles Jobin et moi-même. Genève où elle enseigne la danse et la performance. Eduardo Bonito était notre producteur. C’était une période de ma Anne Davier est née en 1968 à Genève. Elle est collaboratrice vie géniale ! Peu à peu, on est rentrés dans les réseaux anglais. artistique à l’ADC (association pour la danse contemporaine à Pour moi, ça a commencé à marcher fort ! J’ai un humour très Genève), responsable du Journal de l’ADC et auteure avec la et historienne de la danse Annie Suquet d’un anglo-saxon, et les Pièces distinguées rencontraient un beau suc- chercheuse ouvrage sur l’histoire de l’émergence de la danse contemporaine en Suisse (à paraître en septembre 2016). cès international.

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n logement ancien en ville de Zurich. Par les fenêtres ouvertes monte de la rue une rumeur de plein été. ­Valentina Vuksic joue un extrait de la dernière version de Tripping Through Runtime. Sur une étagère, quatre laptops, une table de mixage, des bobines à induction, un lecteur de disquettes complètement obsolète, quelques câbles. Valentina Vuksic lance les laptops, puis se saisit de microphones pour en effleurer les claviers, et règle sur la table de mixage le ­niveau des signaux qu’elle capte. Les enceintes crachent des grésillements, des stridulations, des grincements arrachés aux ­tréfonds d’appareils numériques. Sur un écran noir et blanc glissent des instructions de programmation d’un autre âge. À quelques jours de là, Valentina ­Vuksic se produira, avec ces mêmes appareils, à l’Institut Strelka de ­ ­Moscou, dans le cadre du festival Disnovation pop-up.

tils du système d’exploitation Linux, un morceau de logiciel pour mémoires vives. Mon premier concert ne date que de 2007. Et si j’ai donné des concerts, ce n’était pas tant par choix que faute d’installation à présenter. Depuis cette époque, j’archive ce que je produis dans Tripping Through Runtime. Je m’intéresse de plus en plus au software existant et plus particulièrement aux systèmes d’exploitation, que je collectionne et associe et dont je restitue l’activité électromagnétique sous forme de sons. Vous considérez-vous comme une musicienne ? Non, bien que je me produise dans le domaine de la musique ­expérimentale. Au début, je n’osais pas trop. Aujourd’hui, je trouve très important d’aller à la musique par des chemins inusités. J’essaie de me sentir l’esprit tout aussi libre quand j’ai pour instruments des ordinateurs. Un concert est un bilan intermédiaire d’un processus en cours, pas un produit fini. C’est pourquoi je préfère les petites scènes, les lieux confidentiels.

Guérilla, poésie et électricité statique

Harddisko, une installation de disques durs activés, que font résonner des bobines à induction, est le premier travail qui vous a fait connaître. Comment vous est venue l’idée de faire de la musique Comment appelez-vous ce que avec cet instrument inhabituel ? vous faites ? De la musique ? De l’art numérique ? J’ai commencé à étudier les nouMon travail a d’abord été associé à veaux médias en 2001, à la Haute l’art numérique, puis à la musique école d’art de Zurich. Intitulé ModInformaticienne diplômée et artiste ding, le projet du semestre consistait expérimentale ; cela s’est fait tout média, Valentina Vuksic ne se seul, sans que je l’aie voulu. Quoi à manipuler des logiciels et des madit pas m ­ usicienne, mais n’en multiplie qu’il en soit, les bruits sont mon tériels dans un esprit artistique. Je pas moins les concerts. suis tombée sur des disques durs qui ­médium ; c’est avec des bruits que je veux toucher le public. Mon matraînaient là, sans boîtier, que j’ai mis sous tension pour étudier les tériau artistique est l’espace entre le propos recueillis par Christian Pauli mouvements de la tête de lecture, hardware et le software, un espace mon intention étant d’amplifier les physique. Et en même temps, je bruits mécaniques produits par celle-ci. J’ai trouvé dans un com- voudrais développer un rapport à la technologie numérique qui merce d’électronique zurichois ce qu’on appelle des bobines à in- me soit propre. duction. Ces pick-ups, dont je me sers toujours, datent des années 1950 et enregistrent non pas des ondes acoustiques mais des Que peut-on dire de votre approche artistique de la technologie tensions ­électriques générées par des champs électromagnétiques. numérique ? On les utilisait dans le temps pour épier des conversations télépho- Les ordinateurs ne sont pas des mécaniques anonymes. Ceux qui niques. Ce qu’ils ont enregistré dans mon cas, ce sont des signaux les ont conçus, entreprises et développeurs, y ont laissé leur pro­venant de programmes qui se trouvaient sur mes disques durs, ­empreinte. Ils ont, là où ils se trouvent, une existence physique et c’est ainsi qu’est né ce chœur de disques durs. J’ai fait très at- et sont utilisés par des hommes et des femmes ayant eux-mêmes tention à toucher le moins possible au mode de fonctionnement une présence physique. C’est ce que je reproduis par mon travail. et aux particularités des disques durs, que j’ai seulement mis en Un travail commençant au niveau des logiciels et n’ayant, à ce marche et arrêtés, sans accéder aux données. stade, aucun lien avec la réalité physique des machines. Lorsque j’exécute un logiciel, c’est également dans une réalité spécifique, Vous avez étudié l’informatique appliquée à Stuttgart, après rendue audible par l’univers électromagnétique. D’où mon inquoi l’étude des arts numériques vous a amenée à la musique. térêt pour les expériences issues de l’analyse par canal auxiliaire, Quand avez-vous donné votre premier concert ? branche de la cryptanalyse consistant à extraire des signaux C’est vrai, je n’ai pas étudié la musique. Au travail que j’ai fait avec utiles de ceux qu’émettent les appareils électroniques. L’analyse des disques durs pour Harddisko a succédé, en 2006, Sei Perso- des v­ ariations de masse des parties conductrices d’un boîtier naggi Part 2, une installation pour laquelle j’ai écrit, avec des ou- d’or­dinateur renseigne par exemple sur le mode de traitement AR T 22


Valentina Vuksic, *1974

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L’artiste média Valentina Vuksic en répétition dans un atelier, à Zurich.


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de ­celui-ci. Les révélations d’Edward Snowden font apparaître ces expériences plutôt académiques sous un jour entièrement nouveau. Les appareils avec lesquels vous travaillez ont-ils un caractère ? Caractère n’est peut-être pas le mot qui convient, mais ils ont des propriétés spécifiques, qui se modifient à l’usage. Existe-t-il de bons et de mauvais ordinateurs, qui, je le rappelle, sont pour vous des instruments ?

Intéressant. Je connais Norbert Möslang, mais pas le duo. Si je devais citer une source d’inspiration qui a beaucoup compté pour moi, ce serait Martin Howse et son œuvre dans laquelle un système d’exploitation s’affranchit de tous ses mécanismes de contrôle. Le fait de détourner des logiciels, des outils, des instruments de leur objet primitif, des fins auxquelles ils ont été conçus, est-il une sorte de tactique de guérilla ? J’aime bien le mélange de guérilla et de poésie.

Est-ce de votre part le signe d’un cer­tain rapport sociétal à la technologie en Les ordinateurs ne sont pas des mécaniques anonymes. général ? Ceux qui les ont conçus, entreprises et développeurs, Ma position n’a rien de dogmatique, mais y ont laissé leur empreinte. C’est ce que je reproduis par pour ce qui est d’opposer mon travail artistique au marché consumériste de l’électromon travail. nique et des applications, ça oui. Je ne Il est hors de question pour moi de travailler avec des ordinateurs calque pas mes besoins sur ce que l’industrie m’impose comme directement branchés sur le secteur. À 230 V, les modifications sub- appareils ou systèmes d’exploitation et préfère essayer de déveloptiles de la consommation d’électricité qu’engendre l’exécution des per ma propre façon de faire. logiciels sont à peine audibles. Le courant statique qui sort de la prise les recouvre entièrement. Ne sommes-nous pas toutes et tous esclaves de ces gadgets électroniques ? Et vous ? Il y un an, je n’avais toujours pas de smartphone. Finalement j’ai Le hasard ne jouerait-il pas un certain rôle dans votre travail ? Il y a sans doute de cela si l’on se réfère à l’écoute, mais pas dans acheté un Jolla, un des rares à avoir un système d’exploitation open mon travail, dont le point de départ est toujours clairement défini. source et à être vendu sans applis préinstallées. Pour la programLe concert de Moscou a par exemple pour point de départ la dis- mation, j’ai une préférence pour Linux, qui est la transparence quette Tinfoil Hat Linux, un petit système d’exploitation développé même et d’un accès sans chichi. Mais je suis bien obligée de en 1998 par des gens qui voulaient se protéger contre le contrôle m’adapter. Quant aux réseaux sociaux, je m’en tiens à bonne disdu cerveau et l’espionnage par rayonnement électromagnétique. tance. Une artiste qui, comme moi, a pour l’instant deux jobs Partant de cette disquette, dont le mobile redevient étrangement ­rémunérés peut se le permettre. actuel, je développe un thème – en l’occurrence celui de la sécurité et de l’insécurité – et cherche ensuite d’autres systèmes d’ex- Si vous souhaitiez vivre à cent pour cent de votre activité artisploitation appropriés. Et c’est alors seulement que je transfère les tique, ce ne serait plus possible ? outils qu’ils m’offrent sur les ordinateurs de mon propre arsenal, Non, en aucun cas. en choisissant ceux qui sonnent bien, dont les sonorités sont multiples. Je joue alors de ces outils et du mouvement des bobines à induction comme on jouerait d’un instrument.

Il y a une trentaine d’années, la musique punk faisait connaître le principe subversif du do-it-yourself : au diable les profils de métier et les structures de marché convenus, faisons à notre façon notre truc à nous. C’est un peu ce que fais. Je désire donner aux ordinateurs une nouvelle fonction, de manière à ce que s’en dégage un autre type d’expérience. Quel changement et quelle libération par rapport à mon métier traditionnel de programmatrice ! Mes études à la haute école d’art m’ont mise sur la voie d’une appréhension différente, à la fois plus ouverte et plus critique, de la technologie. Connaissez-vous le duo expérimental saint-gallois Voice Crack ? Leur concept – l’électronique tout-venant craquée – en a fait une célébrité mondiale de la scène électronique. Le trajet de Norbert Möslang et Andy Guhl est toutefois différent du vôtre : c’est par la musique improvisée libre qu’ils sont venus à l’art numérique.

Valentina Vuksic (*1974) a étudié l’informatique à Stuttgart et, plus tard, l’art numérique à la Haute école d’art de Zurich. Établie depuis 2006 à Zurich, elle travaille comme développeuse et artiste (trippingthroughruntime.net). Christian Pauli est responsable de la communication et des publications à la Haute école d’art de Berne HKB. Traduit de l’allemand par Michel Schnarenberger

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uel est le préjugé envers le jodel auquel vous êtesparticulièrement sensible ? Beaucoup de gens associent le jodel au courant politique de droite. Et cela me gêne beaucoup. Mais les choses ont changé, il y a dix ans c’était pire. La politique et la culture sont nécessaires. Mais cela devient dangereux quand les milieux politiques instrumentalisent la culture, comme au temps où le jodel était l’otage de la défense spirituelle du pays. J’essaie de ne pas mélanger les deux domaines. Le jodel c’est pour les vieux, non ? Plus aujourd’hui. Je suis souvent entourée de jeunes. Cet été, j’ai dirigé un camp de jodel qui a réuni beaucoup d’enfants de la ville. A priori, les parents ne s’intéressaient pas au jodel, mais c’est justement cela qui a suscité la curiosité de leurs ­enfants. Et puis, beaucoup de mes élèves ont à peu près mon âge. Nous assistons effectivement à un changement que l’on ne perçoit peut-être pas bien de l’extérieur. D’autres traditions comme la fête fédérale de lutte suisse ou les tournois de yass aussi sont de plus en plus prisées par les jeunes. Est-ce que vous percevez cette évolution ? Bien sûr. Il faut dire que les médias en parlent volontiers et donnent une nouvelle image, décontractée, de ces manifestations. Une émission musicale comme Potzmusig, par exemple, a fait l’objet d’un lifting et c’est un jeune qui l’anime. Les médias ont beaucoup contribué au changement d’optique sur la musique populaire.

est connecté de partout et on se retrouve à sept endroits en même temps. Quand on chante, on est entièrement avec soi-même. C’est une sorte de méditation et ça fait du bien. Les gens le confirment. C’est une sorte de séminaire de recentrage. Oui, c’est un peu ça. On ne peut pas chanter quand on est sous pression. Vous proposez aussi des ateliers aux entreprises. Le jodel développe-t-il l’esprit d’équipe ? Quand une équipe apprend à jodler, c’est nouveau pour tout le monde. Le chef se situe au même niveau que l’apprenti, la hiérarchie n’existe plus. Ainsi, un groupe hétérogène au départ se fond rapidement dans un tout. Et puis, il ne faut pas longtemps pour produire un son mélodieux, si bien que les participants font l’expérience de la réussite.

Le jodel dans la peau

Elle porte le costume traditionnel et n’en apprécie pas moins la musique ­expérimentale : la jodleuse Nadja Räss parle d’un nouveau rapport au pays, ­d’autopromotion artistique et de l’avenir de la musique populaire.

Mélanie Oesch, 27 ans, a aussi contribué au rajeunissement du jodel, en gagnant un prix dans l’émission Die grössten Schwei­zer Hits. Que pensez-vous d’elle ? Elle est très douée, mais son style ne me parle pas vraiment. En tant que genre musical, le Schlager ne me plaît pas. Mais Mélanie Oesch a les pieds sur terre et elle est très naturelle. C’est ce qu’il faut au jodel : des personnes authentiques.

Est-ce que vous vous démarquez d’autres registres de la musique populaire ? Non, il n’ y a que le Schlager qui ne me corresponde vraiment pas. Mais je vais volontiers à une manifestation du terroir où on youtze et joue de l’accordéon.

propos recueillis par Lena Rittmeyer

Le jodel a-t-il vraiment besoin d’une nouvelle image ? Je ne dirai jamais que nous devons à tout prix toucher les jeunes. Si changement il y a, c’est parce qu’il a été voulu par les gens et qu’il y a une demande. Mais dès qu’il n’y aura plus d’inscriptions pour le camp de jodel, nous ne l’organiserons plus. Comment expliquez-vous ce retour aux traditions ? Les pattes d’éléphant aussi ont été une fois à la mode, puis elles ont disparu, et un beau jour on en reverra. Pour la musique populaire, c’est un peu la même chose. Le désir de renouer avec ses racines a certainement un rapport avec la mondialisation. Les gens qui participent à mes cours racontent souvent qu’à l’étranger on leur demande s’ils savent jodler. Ils réalisent alors qu’ils ne connaissent pas leurs coutumes. C’est pour cela qu’on fait du jodel aujourd’hui. Pourquoi justement le jodel ? De manière générale, chanter est une activité qui vous rapproche de votre sensibilité. Dans notre monde tout va tellement vite, on

Vous combinez le jodel au jazz ou à la musique classique, ou vous vous produisez avec des chanteurs qui viennent d’Asie ou d’Afrique. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces expériences ? Surtout le fait qu’elles me stimulent sur le plan vocal. Et comment réagit le milieu du jodel ? Au début on m’a regardée de travers. Mais beaucoup de gens savent que le jodel traditionnel me tient aussi très à cœur. Les traditionnalistes ne sont pas bornés, ils m’ont fait comprendre qu’ils respectaient mon travail. Il y a aussi ceux qui disent admirer tout ce que je sais faire de ma voix tout en ne l’appréciant pas vraiment. Est-ce qu’on a le droit de tout faire dans le domaine de la nouvelle musique populaire ? La liberté artistique est une chose merveilleuse. Mais on ne peut pas évoluer sur le plan musical si on ne se frotte pas d’abord à ses

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Nadja Räss, *1979

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La musicienne Nadja Räss, avant et pendant un concert à Saint-Gall.


racines. C’est vrai pour moi aussi. Retourner au jodel naturel traditionnel m’a donné des idées pour de nouveaux morceaux. Est-ce que les milieux musicaux vous ont toujours prise au sérieux, en tant que jodleuse ? Je n’ai jamais eu le sentiment de ne pas être prise au sérieux. Peutêtre que cela aurait été différent il y a quinze ans. Les musiciens sont très tolérants les uns envers les autres. Quand on est jodleuse, il faut faire les choses bien, comme lorsqu’on joue d’un instrument. Après tout, lorsque je me produis avec un orchestre classique, j’attends aussi du premier violon qu’il maîtrise son instrument. En tant que responsable de l’institution KlangWelt Toggenburg vous vous occupez aussi de traditions musicales étrangères. Quel intérêt y trouvez-vous ? Je suis responsable du programme et du contenu de nos quatre ­activités principales : les cours de son, la fabrique du son, le festival d’harmonie vocale et le chemin des sons. Sur le plan artistique, j’ai beaucoup de liberté. Mais les thèmes sont toujours ancrés dans la tradition. Ça devient vraiment passionnant à partir du moment où les frontières entre les pays disparaissent. Ainsi, pendant le dernier festival du son, un chœur d’enfants de Madagascar a chanté toute une semaine avec des écoliers de Alt St. Johann. Les enfants se comprenaient à peine. Mais au moment de se quitter, ils pleuraient. Le jodel rapproche-t-il les peuples ? La manière de chanter, de travailler avec les registres de la voix, se retrouve partout. Les chants traditionnels cherchent tous la pureté du son. Personnellement, je crois que chanter est une sorte de besoin fondamental de l’humanité et c’est cela qui nous rapproche. Quel rôle la promotion culturelle suisse a-t-elle joué dans votre carrière ? Au début, je ne vivais que de l’enseignement et de mes apparitions publiques. Le soutien de fondations est venu plus tard et il était surtout lié à des projets. J’ai appris qu’il faut aussi penser à l’aspect financier quand on est artiste ; je l’ai toujours fait pour mes projets. Je suis musicienne, mais je suis aussi femme d’affaires. Que voulez-vous dire ? J’enseigne, j’édite des cahiers de notes et je fais ma promotion de manière à ce que mon activité demeure saine. Il ne faut pas tomber dans la surcommercialisation et perdre de vue le travail artistique. Penser à la gestion signifie aussi préciser l’agenda lors de la planification d’un projet. Ce n’est pas toujours simple, car les bonnes idées viennent souvent de manière inattendue. En tout cas, je n’ai jamais rien fait pour plaire à quelqu’un ou pour avoir davantage de succès, j’ai toujours fait ce qui m’intéressait personnellement. Parfois cela a donné des choses un peu déjantées. En juin, vous avez gagné le prix Walo et vous l’avez dédié à la scène du jodel. Vous n’aimez pas être applaudie ? J’aime bien qu’on apprécie ce que je fais, bien sûr. Mais je ne tiens pas tellement à recevoir des prix. Quand je monte sur scène, je ­préfère que ce soit pour jodler.

Quand on fait de la musique populaire, on a souvent un lien étroit avec le public. Et vous ? Je crois que je suis parfois perçue comme distante et donc un peu arrogante. Mais ce n’est pas ce que je suis. J’aime vraiment les gens, même si je suis un peu timide. Les gens croient que je devrais tous les connaître parce qu’ils m’ont vue sur scène. Mais c’est impossible. Quel avenir souhaitez vous au jodel ? J’aimerais bien que l’on crée une filière d’études académique dans ce domaine. À quoi cela servirait-elle ? Trop souvent ce sont des amatrices qui forment des amateurs. La demande est là, mais il n’y a pas assez d’enseignants formés. Mais dans le milieu, on craint qu’une formation transforme le jodel en un genre académique. C’est une crainte que je ne partage pas. Au contraire, cela contribue à la conservation du jodel et à son développement. Je déplore cette attitude timorée. Que craignent exactement ces milieux ? Que le jodel devienne un genre classique. Aujourd’hui, lors des fêtes de jodel, on entend de temps en temps des chanteuses qui ont une voix formée et dont le timbre n’est plus aussi authentique. Je comprends ce souci, mais le chant archaïque peut aussi s’enseigner. Le but de cette formation serait qu’un étudiant puisse chanter aussi bien une youtze bizarre du Muotathal qu’un jodel contemporain. Les jodleurs craignent-ils de ne plus être à la hauteur sur le plan de la technique vocale ? Peut-être. À l’époque où j’enseignais encore l’accordéon schwytzois, j’ai vécu une situation analogue. Nous étions un groupe d’enseignants qui voulions introduire le système de notation normal et l’inscrire dans la méthode. Nous avons organisé une grande séance d’information pour tous ceux qui enseignaient cet instrument, et nous nous sommes heurtés à un mur. Ils avaient peur qu’on leur prenne quelque chose, car ils vivent de l’enseignement après tout. Avez-vous aussi un souhait pour la société dans son ensemble ? Je souhaite à chacun de pouvoir intégrer le chant à sa vie. Nul ­besoin de faire partie d’un chœur, on peut aussi chanter chez soi. Chanter rend tout simplement heureux. Cela libère des endorphines.

Nadja Räss (*1979) a étudié la didactique du chant à la Haute école de musique et de théâtre de Zurich. Elle assume la direction artistique et opérationnelle du festival Klangwelt Toggenburg et elle a mis sur pied le symposium international de jodel. www.nadjaraess.ch Lena Rittmeyer (*1985) vit à Berne, elle est journaliste indépendante, spécialisée dans la musique, le théâtre et la culture pop. Elle publie notamment dans les quotidiens Der Bund et Tages-Anzeiger. Traduit de l’allemand par Ursula Gaillard

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Aux artistes ­ du futur Dire des choses pertinentes sur l’avenir est une tâche difficile. Pour la simple raison que les visions d’avenir vieillissent extrêmement vite, car elles sont en premier lieu une transposition du présent. Un exemple : le roman Soumission de Michel Houellebecq. Sa vision de l’affrontement du salafisme et d’un mouvement identitaire, donc islamophobe, était déjà dépassée au moment de sa publication. L’actualité avait pris une autre direction et la problématique socioculturelle s’était déplacée. La seule chose qui se confirme plus ou moins dans les romans d’anticipation, ce sont les énoncés qui se réfèrent au progrès technique. Les romans de science-fiction de la fin du XIXe siècle avaient prévu le vol lunaire et l’expansion de l’automobile ; dans les années 1920, les futuristes russes ont imaginé l’ordinateur et les biotechnologies actuelles. Enfin, George Orwell a prévu l’État policier total. Mais pour tout le reste, ils se sont trompés. L’être humain et la société ne sont pas prévisibles, seul le progrès technique l’est. L’envers de l’Europe Actuellement, je crains un peu que l’art se limite au rôle de décorum. Quand je consulte mon compte Facebook, je vois que depuis quelques mois, tout le monde est occupé à poster des photos des horreurs qui se déroulent aux frontières extérieures de l’Europe. Ils élaborent des projets traitant de l’afflux de réfugiés et se consacrent

Milo Rau, un des metteurs en scène les plus importants du moment dans l’espace ­germanophone, s’adresse aux artistes du futur. Compte-rendu d’une conversation téléphonique avec Alexandra von Arx

à plein temps au dénigrement des populistes. Mais dans les cercles d’artistes, rares sont ceux qui plébiscitent la xénophobie et l’intolérance. Il règne en ce moment une manière d’hystérie collective, tous s’assurant mutuellement qu’ils sont des êtres bons et qu’ils sont du « bon » côté. Mais ils se gardent bien de montrer que la réal­ politique de cette Europe qu’ils souhaitent – une Europe de la prospérité, de la tolérance, de la sécurité, de l’État fort et de la liberté d’opinion – a justement pour condition l’existence d’un régime de frontières sans nuances. Car la richesse de l’Europe est basée sur une déconstruction du Proche-Orient et de l’Afrique, les États qui se désintègrent et les flux de réfugiés ne sont pas un effet collatéral, ils sont le vrai visage, oui, la condition même de notre richesse et de notre liberté. Et c’est là le véritable problème : ce continent qui veut s’affirmer comme humaniste est responCU LT U R E 29

sable, précisément à cause de cette bonne intention, de ce que l’humanisme n’a plus cours dans le monde entier. Je pense que la catastrophe climatique va encore renforcer cette contradiction dans les décennies à ­venir. Elle va devenir intenable. Je considère qu’il est du devoir de l’artiste de mettre en lumière cette contradiction : le fait que la prospérité et la liberté chez nous signifient l’esclavage, la guerre civile et la répression en Afrique et au Proche-Orient (et ailleurs encore, bien sûr). Car c’est là la loi du capitalisme global : l’importation et l’exportation de tout. De marchandises, d’êtres humains et de guerres. Parmi les artistes progressistes et libéraux, il a été de bon ton pendant longtemps de voir l’UE comme une bonne chose, surtout en Suisse. Une attitude supposant de soutenir la contradiction que l’UE n’était de toute évidence pas « une bonne chose », mais plutôt une forteresse d’intérêts économiques. L’UE existe parce qu’individuellement, les nations ne parviennent plus à imposer les intérêts de notre continent. L’Europe est un colosse, too big to fail, c’est du moins ce qu’espèrent les fonctionnaires de l’UE. Il s’agit donc d’apprendre de nouvelles pratiques de pensée dialectique concernant l’Europe et le monde aussi. Les artistes doivent redevenir des voyageurs. Ils doivent se mouvoir dans le monde et acquérir une certaine distance vis-à-vis de leur pays, de leur continent. Une distance


temporelle et spatiale, car c’est souvent la même chose. Dans une étude de la Nasa, la catastrophe climatique par exemple est annoncée pour 2075. Nous ne pouvons pas nous l’imaginer, parce qu’elle est éloignée de 60 ans. Mais tant que je ne peux pas me la représenter, physiquement et intellectuellement, elle ne me touche pas non plus. La même chose vaut pour l’Afrique. Le génocide économique dans l’est du Congo avec ses six millions de morts – le symbole de notre époque – ne me concerne pas tant que je n’y suis pas allé, tant que je n’y ai pas vécu et travaillé, comme nous l’avons fait avec Das Kongo Tribunal. C’est cela que je veux dire : l’artiste doit se mettre à voyager, dans son imaginaire et dans la réalité. Dans le passé, dans le futur et sur d’autres continents. Il doit – et c’est peutêtre là la dialectique d’un art global – créer de la proximité par le biais de la distance. Il doit élaborer des formes de connaissance pour un monde qui est totalement globalisé sur le plan économique et où la proximité n’existe plus que dans le privé. S’impliquer pour comprendre Brecht disait que lorsqu’on photographie une usine de l’extérieur, on n’a encore rien dit sur le fonctionnement de cette usine. Pour cela, il faut entrer dans l’usine, se promener à l’intérieur, parler avec les travailleurs. Alors seulement, on apprendra quelque chose sur le grand drame de l’ouvrier d’usine ou sur le drame de notre temps. Et c’est précisément cela, le devoir de l’artiste : pénétrer dans les salles des machines de notre temps et créer quelque chose à partir de ce que l’on y a vu. Nous devons rendre imaginable la catastrophe qui se déroule sous nos yeux, au-delà de la pitié et de la peur. Ce faisant, l’artiste peut se concevoir comme un chroniqueur ou devenir véritablement actif. Il peut décrire l’utopie ou la dystopie, c’est une question de caractère. Dans tous les cas, il s’agit de comprendre dans quelle époque de transition nous vivons. Je le dis sans cesse : la véritable Europe se trouve en Afrique centrale, en Ukraine, en Syrie et en Irak du nord. Si l’on veut savoir quelque chose de l’Europe, il vaut mieux se rendre à Moscou, à Bukavu ou à Alep qu’à Bruxelles. À Bruxelles, je ne trouverai que des bâtiments administratifs et

je me heurterai à un discours mensonger sur la faisabilité, la tolérance, la réciprocité et la camaraderie intra-européennes. En Afrique centrale en revanche, je verrai cette Europe toute nue, car ce n’est que là-bas qu’apparaît dans sa vérité la politique des matières premières. Et de nos jours, les ­matières premières sont l’élément décisif :

submerger ces pavillons de réalité, d’horreur et de beauté, d’êtres humains, de choses et de pensées ! D’utopie ! Mais il suffit de travailler quelques années dans une entreprise pour voir ses espoirs s’envoler. On ne sait plus pourquoi au juste on a commencé à faire ce travail – on se contente de travailler. Moi aussi, je me rends compte

« L’artiste doit se mettre à voyager, dans son imaginaire et dans la réalité. » le coltan, l’étain, l’or, le biodiesel. C’est d’eux que dépend l’avenir de l’Europe, de la Chine, des États-Unis. En Afrique centrale, on voit le vrai visage des ONGs, de l’UE et même de l’ONU. On voit le vrai visage de ce continent qui se complaît actuellement dans son ivresse de miséricorde. Oui, il n’y a qu’en dehors de l’Europe que l’on peut ­devenir un ethnologue de la pensée et des pratiques européennes. Tout comme on doit sortir aussi de Suisse et y revenir pour pouvoir dire vraiment quelque chose d’elle. À chaque fois, je trouve incroyable de voir à quel point les choses paraissent grossies et déformées quand on les regarde de près. Les artistes se comportent souvent dans leur propre pays comme un fils qui n’a jamais quitté le domicile familial : ils sont suffisants, cyniques, concentrés sur des ­détails sans importance. Mais on n’apprend à connaître ses parents qu’une fois qu’on les a quittés, qu’on les recroise ensuite et que l’on fait la paix avec eux. À ce moment-là seulement, on peut les découvrir et simultanément se découvrir soi-même et ses propres limites. Là où cette problématique me frappe le plus, c’est quand je me confronte à l’art en tant qu’enseignant, comme dernièrement dans le cadre d’un atelier à la ­Biennale de Venise. Beaucoup d’artistes s’égarent dans des différences minimes, les petits détails formels deviennent alors incroyablement importants. Nous avons visité les pavillons nationaux où étaient exposés, presque sans exception, des travaux qui n’avaient d’intérêt que sur le plan artisanal, et nous nous sommes dit : « On vous offre une chance politique pareille et c’est tout ce que vous en faites ? » On devrait AR T 30

que je m’égare dans des débats accessoires, je perds mon temps à discuter du réalisme au théâtre, j’interviens avec passion dans le ­désaccord éternel qui oppose le théâtre institutionnel et la scène indépendante ou je participe à des tables rondes sur la proportion adéquate de vidéo sur scène. Si l’on n’est pas super attentif, on passe du statut d’artiste à celui d’acteur culturel, de consommateur raffiné dont les seules préoccupations sont : « Qu’est-ce qui vaut le mieux, deux ou trois écrans vidéo sur scène ? Et si je prends un acteur de plus, vais-je devoir faire une nouvelle demande de subvention ? » Le but de l’art Bien sûr, tout cela fait aussi partie de l’art, c’est même son pain quotidien. Comme toute pratique humaine, l’histoire de l’art reflète automatiquement et inconsciemment ses fondements économiques. Si l’on vit dans un pays riche, on aura un art riche, et si l’on vit dans un pays pauvre, on aura un art pauvre. Et cela s’étend jusque dans les ramifications formelles les plus fines. Il y a neuf mois de cela, j’ai eu une conversation intéressante avec une artiste iranienne. C’était à l’époque où l’activisme était le truc en vogue sur la scène culturelle. La beauté et l’autoréférence étaient dépassées, chacun voulait organiser des manifs, introduire clandestinement des réfugiés en Europe, être actif, quoi. L’Iranienne m’a dit : « Chez nous, la beauté est politique ; en Iran, la ­poésie est une arme ». Pour elle, l’activisme était démodé, un vestige des années 1970 et 1980. Bref, on fait toujours partie de quelque chose, on réagit toujours à une ­situation, mais généralement, on ne le sait


pas. Le devoir principal de l’art est donc celui-là : faire d’un savoir et d’un agissement inconscients quelque chose de conscient que l’on puisse, du coup, questionner sur le plan moral et politique. Il fut un temps où cette tâche était accomplie par le journalisme et par la science, et même par la politique. Imaginez-vous : il y a 40 ans de cela, il existait encore des partis qui voulaient renverser le système, qui voulaient un tout autre monde ! Mais comme il n’existe pratiquement plus de journalistes d’investigation, comme les politiciens sont devenus des fonctionnaires et que les sciences peinent à respirer sous le joug de Bologne, ce voyage permanent dans l’espace et le temps, cette façon de rendre étranger ce qui nous est propre, est devenu une tâche primordiale de l’art. J’ai lu une jolie phrase sur la « crise des migrants », comme on appelle le mouvement migratoire actuel. Elle disait : « Votre pitié est belle et la culture de bienvenue une bonne chose. Mais peu importe les mots que vous inventez et ce que vous ressentez. Car tout cela a lieu, tout à fait ­indépendamment de vous et de votre volonté ». Les catastrophes vont avoir lieu, les catastrophes écologiques, humaines, philosophiques. Si notre culture sombre, « le monde » s’en souciera autant que de la dis-

à partir de la possibilité de l’Histoire tout court. Car la question à présent, c’est de savoir ce qu’il va advenir de cette humanité. Agir pour une utopie globale Je pense donc qu’en tant qu’artiste, on doit quitter une fois pour toutes la préoccupation dominante du détail et se confronter aux grandes questions. La scène culturelle est très centrée sur le niveau national. Souvent je remarque que des choses qui se passent en Allemagne n’intéressent déjà plus en Suisse et vice-versa. C’est significatif si l’on songe au fait que l’ouverture vers l’Europe est le premier pas. La pensée européenne aussi est provinciale, de bien des points de vue, elle est même encore plus provinciale. Comme je l’ai dit déjà, l’UE est une construction administrative, pas une vérité sociale. Il n’y a qu’un seul espace intérieur du monde, et c’est là que l’artiste doit se mouvoir. Car lorsque l’économie devient globale et que la politique, elle aussi, ne consiste plus qu’à gérer la globalisation, l’art doit aussi agir à ce niveau. Aux XVIIIe et XIXe siècles, lorsqu’est née l’idée de nation, les écrivains étaient pris dans le localisme. Dans bien des pays, il n’existait même pas de langue standard. Goethe écrivait encore dans la langue locale de Francfort. Puis surgit l’idée grandiose de la na-

« Les artistes se comportent souvent dans leur propre pays comme un fils qui n’a jamais quitté le domicile familial : ils sont suffisants, cyniques, concentrés sur des détails sans importance. » parition d’une espèce d’araignées. Non, nos sentiments ne comptent plus, l’Homme ne compte plus. Il n’importe plus de savoir qui regarde et ce qu’il pense subjectivement, ce qui importe, c’est ce qui se passe objectivement. C’est un renversement de la perspective réaliste qui était la nôtre jusqu’ici. Peut-être faudra-t-il une nouvelle génération pour parachever ce que j’appelle « le réalisme global ». Une génération qui ne se cramponne pas aux vieux modes de pensée. Qui ne pense plus le monde à partir de la Seconde Guerre mondiale, de 1989, du 11 septembre 2001, mais

tion et soudain, on s’est senti Français ou Polonais, Italien ou Suisse. Aujourd’hui, nous entrons dans l’ère des empires. Le nationalisme doit se transformer en quelque chose qui y corresponde et l’artiste doit accomplir lui aussi ce pas. L’antinationalisme, l’antipopulisme de ces dernières décennies ne suffisent plus. Le nationalisme négatif aussi est un nationalisme. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas une utopie européenne, mais une utopie globale. Pourtant, l’art ne sera jamais un pouvoir d’hégémonie. La question « Que faut-il faire pour que les choses changent ? » est CU LT U R E 31

une question de pouvoir hégémonique. L’art ne peut y répondre que sur le plan symbolique. L’artiste est celui qui ouvre les yeux aux gens, quelqu’un qui les prépare, pas un politicien. L’art et le pouvoir ne peuvent pas s’unir, c’est la banale vérité. Je peux imaginer tout ce que l’on pourrait faire pour traiter l’Afrique équitablement. Et je peux même commencer à le faire. Justement parce que j’ai eu la possibilité, comme artiste, de voyager toute une année en Afrique et de me confronter à des problèmes incroyablement complexes. Justement parce que j’ai pu, en pleine guerre civile, organiser un tribunal qui représentait les tribunaux tels qu’ils devraient exister. Et pas avec des comédiens, mais avec ceux qui en font partie, les « véritables » protagonistes. J’ai pu créer une réalité surréelle, impossible, et je n’ai pu le faire qu’en tant qu’artiste, pas en tant que politicien. Si j’avais été politicien ou journaliste, on m’aurait dégagé au bout de quelques ­semaines. Au lieu de cela, nous avons traîné en justice des généraux d’armée. Nous avons démasqué les crimes des plus grandes entreprises de ce monde. C’est pourquoi le seul souhait que j’émettrai à l’attention des artistes du futur, c’est qu’ils ne se laissent en aucun cas limiter par leurs peurs. Qu’ils mettent leur vie en jeu pour comprendre ce monde, cette humanité. Pour comprendre pourquoi nous a­ llons droit dans le mur les yeux grand ouverts, et comment nous sauverons notre peau. Car si nous ne le faisons pas, nous sommes perdus et nous l’aurons bien mérité. Faites donc ce qui est nécessaire, même si c’est dangereux. Faites ce qui doit être fait. Nous n’avons aucune idée de l’époque dans laquelle nous vivons, en fait nous ne savons pas ce que nous faisons. Oubliez le marché de l’art. Ne faites que des choses qui sont vraiment nécessaires.

Milo Rau, né en 1977 à Berne, est directeur artistique de l’International Institute of Political Murder (IIPM). En tant qu’auteur et metteur en scène, il élabore des travaux politiques, dont la dernière pièce narrative The Dark Ages, le recueil d’essais Althüssers Hände et le projet cinématographique Das Kongo Tribunal. En 2014, il a reçu le Prix suisse de théâtre. Alexandra von Arx est rédactrice en chef du magazine Passages. Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher


H EU R E L O CA L E

SAN  FRANCISCO

NEW  YORK

PARIS

ROME

LE  CAIRE

JOHANNESBURG

NEW  DELHI

SHANGHAI

VENISE

La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde, dont la tâche est de développer les échanges et les réseaux culturels.

Deux stages, plusieurs histoires LE CAIRE

par Menha el Batraoui – Au théâtre, les répétitions sont souvent plus stimulantes que leur résultat final, le spectacle, de même que la trajectoire d’une œuvre artistique au cours d’un stage peut être aussi intéressante que sa présentation finale. Car tout au long du processus de création, se font jour des motivations, des intentions, des choix et leurs contraires avant la prise de décision, des choix qui font naître d’autres choix ; on peut même revenir sur ce que l’on vient d’entreprendre, on répète les textes en variant les intonations, on découvre une gestuelle qui illustre le verbe ou au contraire le contredit intentionnellement. En somme, on suit pas à pas la construction graduelle de la pièce comme un camaïeu de couleurs sur la palette. C’est le point de vue adopté pour parler de deux projets décentralisés, réalisés en Égypte.

Premier projet : Lies L’histoire commence quand le bureau de Pro Helvetia au Caire innove en créant une formule de stage de deux ans (2012 – 2013) :

un expert est invité à se rendre en Suisse pour rencontrer et choisir des animateurs de stages adéquats, c’est-à-dire des personnalités dont la méthode de travail sera en accord avec le niveau d’expérience des stagiaires. Zurich, Lausanne, Genève, trois stations du parcours qui déterminent le choix de trois spécialistes : Peter Schelling, Marco Cantalupo et Philippe Olza. L’innovation ne se limite pas à cette étape. Ces spécialistes sont invités à observer durant cinq jours plusieurs lieux de travail théâtral représentatifs – à Alexandrie, car au Caire, les manifestations culturelles et artistiques abondent déjà : filiale de l’Académie des arts, section art dramatique, Faculté des Lettres, section études théâtrales, Palais de la culture, Centre Rézodanse (où le stage s’effectue sous la direction logistique de l’association IACT, Association internationale pour la création et la for­ mation). Ainsi les spécialistes pourront imaginer et forger des exercices faits main, à l’opposé du prêt-à-pratiquer proposé par les intervenants de stages qui durent à peine une semaine et qui n’ont donc aucun HEUR E LO CALE 32

Photo ci-contre  : Mahmoud Abou Zeid  ; photo p. 33  : Marco Cantalupo

Deux ateliers de théâtre, uniques dans leur conception, leur déroulement et leur portée.

La pièce d’Urs Widmer a été adaptée par Adel Adawy, dans


impact sur les participants, lesquels se contentent de singer les mouvements comme de simples exercices physiques sans comprendre le but de ce qui leur est présenté. Dernière innovation : le stage s’étend sur deux ans, à raison de trois sessions de trois semaines chacune. Comme le problème majeur des comédiens est le rapport à leur corps (tabou social pesant), la décision de le libérer de ce lourd fardeau est vite prise. C’est ainsi que s’est constitué le stage complémentaire qui a pris pour thème « le corps en mouvement » : Peter Schelling, jeu gestuel, chanté et improvisé ; Marco Cantalupo, jeu chorégraphié ; Philippe Olza, jeu masqué. Tous ces « jeux » vont re-

mettre en question le « je » des acteurs. Chacun va prendre conscience de son propre corps, de son anatomie, de ses muscles, de ses articulations… de son corps dans l’espace, de son corps vis-à-vis des autres corps qui l’accompagnent. Non pas le corps en soi mais le corps dans son élan, son rythme, le corps et la voix, le corps et la parole. Le corps quand il respire, quand il s’apaise, les réflexes innés quand le corps bouge et les réflexes acquis. Et même l’inertie quand le corps est inanimé, quand il dort. Le corps quand il s’exprime individuellement mais aussi en symbiose avec un groupe où se crée un esprit collectif. D’ailleurs, au terme de ce long stage, les partici-

pants ont fondé le collectif Lies (le mensonge étant le premier attrait du théâtre). L’année suivante, le collectif a présenté Lies and Songs and other Commodities, spectacle basé sur des improvisations guidées par Peter Schelling. Et en octobre 2015, avec Marco Cantalupo, il commencera

Atelier de chorégraphie de Marco Cantalupo avec le collectif Lies.

à ­répéter La conférence des oiseaux de ­Farid-al-Din Attar, poète mystique persan, l’occasion pour l’artiste suisse de découvrir un texte oriental.

une mise en scène haute en couleurs, au Palais de la culture de Qûs en Haute-Égypte.

H E U R E LO CALE 33

Deuxième projet : Saïdturge En 2014, à Assiout en Haute-Égypte, dans la région culturellement très défavorisée du Saïd, le centre culturel indépendant ­Ahmed Bahaa Eddin reçoit pour la deuxième édition de son festival de théâtre la pièce La preuve du contraire d’Olivier Chiacchiari, mise en scène par Abir Ali, qui anime en parallèle un stage de dramaturgie (intitulé Saïdturge et fondé sur l’œuvre dramatique du Suisse). Il s’agit non seulement de s’initier à l’écriture mais surtout d’apprendre à analyser un texte venu d’Occident, de comprendre son articulation pour en faire une synthèse dialectique avec ce qui semble « différer » de la culture orientale. S’y ajoute également l’idée de lire le texte selon différentes méthodes et de le relire selon différents points de vue. Ceci pour expliciter le rôle du dramaturge dans sa position de médiateur entre le texte écrit et l’écriture scénique. À l’issue de ce stage de quelques jours, un stage plus long a été proposé pour travailler Das Ende vom Geld [La fin


de l’argent] d’Urs Widmer. À ­nouveau, on ne prendra pas ce texte comme un idéal à suivre mais comme un matériau susceptible d’être travaillé pareillement à une pâte qui, une fois pétrie, peut prendre des formes différentes. Transposée au théâtre, l’idée serait de raconter la même histoire sous de multiples angles : possibilité d’annuler une scène, de soustraire un personnage, de recomposer l’alternance des événements … à condition de savoir défendre la nouvelle logique avancée. Tout ceci est un exercice mental extrêmement rigoureux et efficace, auquel les jeunes professionnels du théâtre égyptiens ne sont pas accoutumés. Il ne faut pas non plus oublier, comme le précise Abir Ali, que le texte est issu d’un monde fortement capitaliste et qu’il doit être transposé dans un pays en voie de développement. Une façon d’appréhender les idées de « l’autre », de les comprendre et de les accepter sans pour autant les suivre aveuglément. En octobre prochain, Abir Ali réalisera la mise en scène de Der Bus (Lukas Bärfuss) avec de nouveaux venus. Les « anciens » joueront les assistants, et la dramaturge sera accompagnée par la scénographe Frieda Schneider. Elle invitera également Marco Cantalupo pour un stage de chorégraphie, espérant ainsi mettre sur pied le programme le mieux adapté au potentiel des participants. Le plus important dans ces deux stages est leur aspect cumulatif. Comme des strates, les sessions s’ajoutent les unes aux autres de manière à former une base fondatrice aussi bien verticale qu’horizontale pour ces jeunes professionnels du théâtre, souvent dépourvus en Égypte de connaissances générales dans les domaines de l’art dramatique et de l’écriture. Par ailleurs, le partenaire suisse gagne à faire découvrir ses textes traduits à l’étranger et à confronter ses propres artistes à de nouvelles expériences qui enrichiront certainement leur création. Menha el Batraoui est née en 1946. Elle est critique de théâtre à El Ahram Hebdo et journaliste pour le magazine El Beit (La maison) où ses articles traitent d’architecture et de décor intérieur. Elle est traductrice et interprète.

Dialogue mondial sur l’art public NEW DELHI

Lancé en juin dernier par une conférence internationale réunie à Bombay, Draft est un projet d’échanges d’une année consacré à l’art dans l’espace public. par Rosalyn D’Mello – Le soleil avait déjà plongé dans les eaux de la mer d’Arabie tandis que nous marchions dans les rues de Chuim, un village historique niché au cœur de Bandra, une banlieue de Bombay. Se faufilant dans la cohue des heures de pointe, un autocar privé nous avait amenés de Colaba, tout au sud de la ville. Nous étions arrivés de tous les coins du monde, réunis là pour les trois jours de la conférence d’ouverture de Draft – International Network for Research and Practice in Public Art. Porté par Gitanjali Dang, fondatrice de la pépinière d’arts itinérants Khanabadosh à Bombay, et par Christoph Schenker, professeur et directeur de l’institut de recherche en art contemporain (Institute for Contemporary Art Research, IFCAR) de la Haute école d’art de Zurich (ZHdK), le projet Draft a été conçu comme une entreprise d’une année rassemblant des collectifs artistiques installés dans neuf villes de par le monde : Bombay, Hambourg, Hong Kong, Le Caire, Le Cap, Mexico, Saint-Pétersbourg, Shanghai, Zurich. À terme, il est prévu que chacun des collectifs lancera des projets dans sa ville, par des scénarios d’ateliers et avec une multitude de participants incluant des conservateurs de musée et des praticiens interdisciplinaires. La conférence d’ouverture de Bombay visait à explorer ensemble la manière dont l’art contemporain peut amorcer et enrichir les pratiques d­ iscursives sur la sphère publique et la construction de la ville dans l’imaginaire. À notre arrivée à destination, sur la terrasse attenante au studio du collectif artistique multimédia CAMP, le ciel était lourd. Au fil de la soirée, dans l’ébriété croissante, l’ordinateur portable utilisé comme console HEUR E LO CALE 34

devint le pôle stratégique où se développa une controverse internationale. Une passion commune pour l’art nous avait bien réunis durant les deux jours précédents et leurs multiples séances, mais dans la touffeur d’avant-mousson qui baignait la fête, les spécificités vers lesquelles chacun des collectifs artistiques d’une ville pouvait et voulait orienter son travail alimentèrent des dissenssions latentes virant à l’agressivité, jusqu’à ce que Shaina Anand, cofondatrice de CAMP, passe Choli Ke Peeche (Sous ton chemisier) une chanson bollywoodienne culte des années 1990, qui a traversé toutes les cultures. Durant huit minutes, tout le monde dansa dans la même langue. L’impact de l’art Un précieux moment de communion qui a renforcé la cohésion de cette assemblée disparate de collectifs gérés par des artistes. Dans son discours d’ouverture, Gijantali Dang avait insisté sur une question : « À quel point l’art contemporain peut-il être radical ? » Reprise par chacun des participants tout au long des trois jours, la question incitait à examiner plus en profondeur la pertinence d’une pratique artistique fixée dans la structure du collectif travaillant à la création d’œuvres qui interviennent dans l’environnement sociopolitique et historique des neuf « villes créatives » choisies comme sites de discussion. « Draft propose des détours », dit G. Dang, « et l’un d’eux consistait à se forger une compréhension plus profonde et plus diversifiée de la place que prend l’art dans le discours sociopolitique au sein de contextes très différents, mais comportant des similitudes. » En ce sens, la conférence offrait un terrain de rencontre pour les collectifs


Des collectifs d’artistes venus de Hambourg, Hong Kong, Le Caire, Le Cap, Mexico, Mumbai, Saint-Pétersbourg, Shanghai et Zurich se sont retrouvés à New Delhi pour la conférence d’ouverture de Draft.

Photo : Draft

d’artistes des neuf villes. Les architectes et urbanistes Prasad Shetty et Rupali Gupt pensent que « le domaine urbain est incohérent, indéfini, instable, et [que] son fonctionnement répond à de multiples logiques embrouillées. » Leur approche pratique, qui consiste d’abord à dresser la carte des villes pour en comprendre les problèmes et y apporter des solutions, emprunte diverses voies : dessins, œuvres multimédias, textes, enseignement, promenades, conversations. Le collectif Chto Delat, fondé en 2003 à Saint-Pétersbourg et réunissant artistes, critiques, philosophes et écrivains, se voit comme « une plateforme autogérée d’activités culturelles variées, soucieuse de ­politiser la ‹ production de savoir › pour la ­pratique culturelle d’aujourd’hui. » C’est précisément ce qu’ils ont fait dans de nombreux projets et campagnes, et dans leur journal anglo-russe What is to be Done : mêler théorie politique, art et activisme. Échange international d’idées Les artistes qui participaient à la conférence s’intéressaient aussi à l’exploration des conséquences persistantes du colonialisme dans la pratique artistique. Samson

Young, artiste de Hong Kong, a exprimé poétiquement cet aspect dans sa présentation sur la constitution d’un orchestre, vue comme expérience communautaire, et sur le rôle qu’il a joué dans sa documentation. Il pose des questions précises : « Que signifie le fait de reproduire les institutions de musique classique hors du champ occidental aujourd’hui ? Quel sens a pour un compositeur asiatique d’écrire un ‹opéra›, une ‹symphonie› ou un ‹ divertissement › ? Comment mérite-t-on d’entrer dans l’histoire très pointue de la composition, et à quel prix ? ». L’orientation très largement « urbaine » des débats a été tempérée par le bref exposé du journaliste indien P. Sainath sur le déclin tragique de la ruralité en Inde, ainsi que des moyens d’existence traditionnels dont elle favorisait le maintien et qui faisaient partie de l’écosystème. Il e­ spère contrer cette évolution à travers son initiative sur les archives populaires indiennes  : The People’s Archive of Rural India. Sans porter sur la ville, le projet Draft a été pensé, selon G. Dang et Ch. Schenker, pour « mobiliser cet écosystème compliqué et en faire un tremplin permettant d’examiner en détail une série de sujets artistiques H E U R E LO CALE 35

et philosophiques – l’histoire, l’urbanisme et l’organisation politique ». Vers la fin de la conférence, l’accent est revenu sur sa motivation première : passer de l’interaction créatrice à la création d’œuvres d’art collaboratives en phase avec le lieu, à réaliser pour le milieu de 2016, quand les ­participants se retrouveront à Zurich. La manière d’y parvenir a été la source d’un intense débat. Draft souligne le caractère expérimental des idées artistiques et leur myriade de possibilités, puisqu’elles aident à créer une œuvre d’inspiration croisée, résultat d’une intense collaboration durant un temps limité. www.connectingspaces.ch Ancienne rédactrice en chef de BLOUIN ARTINFO Inde, Rosalyn D’Mello est une écrivaine et journaliste indépendante installée à New Delhi. Son prochain ouvrage, à paraître bientôt sous le titre A Handbook For My Lover, sera publié en Inde aux éditions Harper Collins. Traduit de l’anglais par Catherine Bachellerie


Les performeurs et les membres de la troupe mettent au point les divers éléments de leur spectacle durant les répétitions dans le Palais de la culture, à Durrës.

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R EP OR TAGE

Médée revue et corrigée Dans la pièce Thinking about Medea, une production de théâtre albano-suisse, il est question des rapports de force dans les relations ainsi que de la confiance, de la ­domination et de la soumission dans l’amour. Une répétition à Durrës, en Albanie. par Isabel Drews (texte) et Tristan Sherifi (photos)

Le nom de Médée vous rappelle quelque chose ? N’était-ce pas cette épouse vengeresse qui a tué ses propres enfants ? Mais pourquoi justement Médée ? Pourquoi une production de théâtre albano-suisse choisit-elle cet ange de la mort tiré des tragédies grecques pour réfléchir sur les rôles des sexes et les rapports de forces dans les relations entre hommes et femmes ? Thinking about Medea – Duke Menduar Medean est le nom du tout dernier projet de scène de la Bâloise Beatrice Fleischlin, qui l’a élaboré avec le chorégraphe albanais Gjergj Prevazi, figure de proue de la danse contemporaine dans son pays. Le désespoir comme déclic « Le thème de Médée, c’était mon idée », nous confie Gjergj Prevazi durant la pause d’une répétition à Durrës, ville albanaise située au bord de l’Adriatique. Assis dans un café du centre-ville au décor résolument occidental, nous nous entretenons avec la troupe de théâtre. Le chorégraphe nous fait part de son inquiétude face à la violence domestique croissante en Albanie : lors de R E PO R TAG E 37

l’ouverture de ce pays isolé pendant des ­décennies, le rôle traditionnel des sexes a quelque peu changé ; les femmes restent cependant fortement dépendantes de leur mari et de leur famille. Récemment, la presse a d’ailleurs repris le thème de Médée après qu’une Albanaise a tué son enfant parce qu’elle était quittée par son époux et soutien de famille. Dans le sud des Balkans, ce thème est encore et toujours bien ancré dans la conscience collective. « En Suisse, on ne peut pas faire ce parallèle », objecte Beatrice Fleischlin, qui a grandi dans le canton de Lucerne au sein d’une famille paysanne nombreuse. « Que les femmes se sentent prisonnières de leur mari au point de se libérer à travers un acte aussi extrême ne correspond pas à nos conditions de vie », précise l’artiste établie aujourd’hui à Bâle et à Berlin. Ne voulant pas montrer cette réalité étrangère, elle a refusé de reproduire l’histoire de Médée à la lettre : « Lors de la scène où je dois tuer mes enfants, j’apparais à la place dans un costume d’obèse. Le geste de destruction de Médée est radical, irrévocable. Or nous vou-


lons raconter la possibilité d’une transformation : je quitte la scène folle de rage pour aussitôt réapparaître en princesse obèse dans un costume gonflable et grotesque, ouvrant ainsi un espace théâtral neutre. » Sur scène règne une ambiance dynamique, entre tradition et modernité. Les actes s’enchaînent en séquences rapides. Le récit ne suit pas un cours rigoureux, mais est composé de fragments, passages, thèses et antithèses issus de deux sources différentes : de l’ouvrage classique de l’auteur grec Euripide datant de 431 av. J.-C., d’une part, et du roman de Christa Wolf, écrivaine de l’ex-RDA, d’autre part. Les comédiens récitent les textes en anglais, en albanais et en allemand. Patriarcat, vendetta et machisme, les stéréotypes albanais tranchent avec les valeurs de Suisse où de nombreuses normes ont perdu leur caractère impératif. La pièce créée en commun Thinking about Medea se situe au cœur de ces tensions. Le mythe de Médée sert de toile de fond permettant une réflexion sur ce que sont la morale, la liberté et la libération. Les metteurs en scène parviennent avec une certaine fraîcheur à briser la gravité du sujet sur le ton de l’ironie. Le danseur kosovar Labinot Rexhepi y est pour beaucoup. Son jeu subtil, empreint tour à tour de douceur et de domination, atténue le cliché selon lequel l’homme des Balkans est un macho. Multifonction sur scène Les différents stéréotypes ne sont pas le seul élément qui marque la pièce. Le travail dans une ambiance interculturelle exige de toute la troupe beaucoup d’énergie et un authentique esprit d’ouverture pour oser s’aventurer en terrain inconnu. Pour Gjergj Prevazi, il s’agit d’un processus de recherche, et Beatrice Fleischlin de constater : « Nous sommes en train de nous rapprocher, mais cela prend beaucoup de temps ». Gjergj Prevazi et elle sont tous deux chargés de la direction artistique. « Nous voulons comprendre l’esthétique culturelle de l’autre, c’est-à-dire savoir comment il fonctionne. » Alors que Gjergj Prevazi opère uniquement depuis le bas de la scène, Beatrice Fleischlin monte sur les planches et assume différentes fonctions. Et ce, par conviction : « Je crois qu’un projet est plus ambigu, plus hybride et donc

plus passionnant lorsque les rôles et les hiérarchies ne sont pas clairement définis ». Les répétitions se muent ainsi en lieu d’inspiration mutuelle. Une paranoïa coulée dans du béton Labinot Rexhepi apprécie énormément cette méthode de travail libre, où peu de choses sont prédéfinies, ce qui permet à

chacun de donner libre cours à sa créativité. Ce danseur de 29 ans qui, nous raconte-t-il sourire en coin, aurait voulu devenir footballeur professionnel, comme Shakiri, Xhaka et cie, a démissionné du ballet national de Pristina, car il y avait peu de place pour l’initiative propre et que tout y était dicté. « Comme à Moscou », ajoutet-il brièvement. Outre Labinot Rexhepi, Gjergj Prevazi et Beatrice Fleischlin, deux musiciens lucernois, Stefan Haas et Jesco Tscholitsch du duo Heligonka, participent à cette production interculturelle. Labinot Rexhepi et Gjergj Prevazi soulignent que cet échange culturel est essentiel pour leur création artistique. En effet, ni en Albanie ni au Kosovo, il n’existe de scène indépendante ; la danse contemporaine s’y résume aux danses folkloriques. Ils déplorent le fait que les institutions culturelles albanaises soient si figées et peu ouvertes au reste du monde. Les répercussions de l’isolation sous le régime communiste sont encore très sensibles aujourd’hui. L’Occident a vu dans l’Albanie une sorte de Corée du Nord européenne. Elle était dirigée par le chef d’État communiste Enver Hoxha qui, en raison de sa paranoïa, a fait construire au

cours des quarante ans de sa dictature quelque 750 000 bunkers dans son pays. Le théâtre utilisé à des fins de propagande Gjergj Prevazi a grandi à Durrës, une destination appréciée des Albanais vivant en Suisse, des Macédoniens et des Kosovares pour les vacances balnéaires. La reprise économique après le communisme y a laissé ses traces : de nombreuses constructions en béton, tous styles confondus, dessinent le panorama urbain de la ville. À l’ombre de ce front imposant se cachent des immeubles datant de l’ère communiste et voués à la ruine. Lorsque le régime de plomb tomba en 1991, Gjergj Prevazi venait de terminer ses études chorégraphiques et il a d’abord dû retrouver ses marques. Aujourd’hui, il enseigne la chorégraphie à l’Académie des Beaux-Arts de Tirana. Chaque année, il met sur pied l’Albania Dance Meeting avec un budget extrêmement serré. Dans ce cadre, il est prévu d’interpréter la pièce Thinking about Medea – Duke Menduar Medea à Tirana. Ayant fait joué ses connexions, vitales en Albanie, le chorégraphe a obtenu l’autorisation de répéter la pièce au Pallati i Kulturës,

«  Nous voulons comprendre l’esthétique culturelle de l’autre, comment il fonctionne.  » Beatrice Fleischlin RE PO R TAG E 38


a­ lbano-suisse répète dans les murs du palais culturel empreint d’histoire envoie un signe fort aux autorités municipales. Le bouche à oreille Le climat de terreur qui a régné durant les décennies de l’isolation a aussi marqué le milieu artistique. Le chorégraphe travaille souvent avec la force des symboles, qui revêtent une grande importance au sein d’une société dans laquelle certains thèmes, tels que l’homosexualité, sont encore tabous. Il évoque ainsi souvent l’espace métaphorique et l’ambiguïté. Chose à laquelle Beatrice Fleischlin a d’abord dû s’habituer. Mais en matière d’adaptation elle s’y connaît : il y a deux ans, elle est partie avec la réalisatrice Antje Schupp à la découverte du plus jeune état d’Europe. Ce qui a donné naissance à la pièce Love.State.Kosovo, une approche drôle et très personnelle d’un pays proche mais méconnu de nombreux Européens occidentaux. Le danseur Labinot Rexhepi a aussi participé à ce projet. Grâce au bouche à oreille dans les cafés fréquentés par les kosovars et à la publicité sur les plateformes Internet suisses, l’équipe a réussi avec son échange culturel Kosovo-­ Suisse à enthousiasmer le public. « La salle était bondée. La moitié des spectateurs étaient des immigrants du sud des Balkans », raconte la productrice Larissa Bizer. Il reste à souhaiter pareil succès à la pièce de théâtre actuelle, qui tournera en Suisse de Bâle à Lucerne en passant par Aarau. Dates des représentations en Suisse : 13 –17.1.2016, Caserne de Bâle ; 6 – 9.4.2016, Théâtre Tuchlaube Aarau ; d’autres ­représentations sont prévues au Südpol, ­Lucerne, et à Pristina, Kosovo. http ://produktionswerkstatt.ch/projekte/ thinking-about-medea/

Le danseur Labinot Rexhepi ironise sur les stéréotypes machistes.

le palais des cultures, au cœur de Durrës. Le théâtre municipal a été construit en 1963. Les sièges en peluche sont d’un rouge lie-de-vin fané, l’éclairage est quelque peu défectueux, et à l’entrée, se tient un vigile à moitié endormi. L’institution végète dans l’ombre : seules 20 représentations y sont données annuellement. Le théâtre a déjà vu des jours meilleurs. Mais aujourd’hui, l’argent de sponsors potentiels est investi ailleurs. Juste à côté de l’édifice se trouve une grande mosquée, dont la reconstruction a été financée par

un magnat de l’immobilier. À moitié détruite sous le régime de Hoxha, elle a été utilisée comme théâtre pour la jeunesse, nous explique Tristan Sherifi, qui vit à ­Durrës. Il travaille pour la compagnie et porte plusieurs casquettes : en plus d’être son photographe, il fait office de chauffeur. Il nous raconte que l’autocrate a combattu la religion d’une main de fer. En revanche, le théâtre était son instrument de pro­ pagande, ce qui a encore des répercussions aujourd’hui. Gjergj Prevazi ajoute que le simple fait qu’un projet de théâtre R E PO R TAG E 39

Isabel Drews est responsable des médias à Pro Helvetia. Auparavant journaliste politique, elle a travaillé comme correspondante parlementaire pour le quotidien lucernois Neue Luzerner Zeitung. Tristan Sherifi est né en 1968 à Durrës, en Albanie. Il a fait une formation de caméraman et de réalisateur. Depuis 2000, il travaille en caméraman et photographe indépendant. Il est directeur technique du festival international de danse Albania Dance Meeting depuis 2006. Traduit de l’allemand par Sybille Stampfli


AC T UA L I T É S PRO H ELV E T I A

Tous en périphérie ! ou à favoriser une réflexion féconde sur les traditions locales. Les projets de réseautage suprarégionaux et les programmes de résidence peuvent également affermir et diffuser la ­création culturelle dans les régions. ­Sélectionnés par Pro Helvetia, les ­cantons et les villes, douze projets seront réalisés entre 2015 et 2019. Le programme a démarré cette année avec des résidences d’artiste au festival Verzasca Foto, avec des manifestations sur la culture architecturale de ­l’Engadine, l’élaboration de stratégies pour le développement du festival de bandes dessinées de Delémont et un projet de réseautage pour les arts de la scène dans le Jura bernois. www.prohelvetia.ch

Une publication pour le CCSP.

30 ans de Centre culturel À l’occasion de son trentième anni­ versaire, le Centre culturel suisse de Paris, le plus ancien ouvert par Pro Helvetia à l’étranger, publie un ouvrage ambitieux sur son histoire. Préfacé par Charles Beer, actuel président de Pro Helvetia, le livre s’articule en deux axes temporels  : le passé et le présent. Le CCS est raconté et commenté dans un large entretien entre Jean-Paul Felley et O ­ livier Kaeser, et deux anciens ­directeurs, Daniel Jeannet et Werner Düggelin, ainsi que par une chronologie illustrée de la très riche programmation de 1985 à 2015. En parallèle, trente textes inédits d’auteurs suisses et français sur trente artistes rythment cette histoire au présent. Ce corpus est ­accompagné d’un projet photographique du graphiste Ludovic Balland et de la photographe Mathilde Agius, qui propose un voyage à la rencontre de ces ­personnalités. www.ccsparis.com

Une habitante de Sonogno jette un œil dans l’une des salles d’exposition du festival Verzasca Foto.

ACTU ALITÉS PR O H E LV E T IA 40

Photo ci-contre : Christian Lutz ; photo ci-dessus : Ludovic Balland, CCS Paris

Lorsqu’on compare les avantages de la ville par rapport à la campagne, il arrive souvent que soit évoqué une offre ­culturelle ­importante. Opéras, théâtres, cinémas, salles de concerts et autres se concentrent dans les métropoles urbaines. Mais penser que ce sont les seuls endroits où se déroule la culture serait une grande erreur. Dans les vallées, les villages ou en périphérie, on trouve partout des manifestations culturelles novatrices de haute qualité. Lancée par Pro Helvetia, l’initiative Diversité culturelle dans les régions intervient là où il est possible de ren­forcer la visibilité d’excellents projets, de contribuer à leur mise en ­réseau ou d’amé­ liorer leurs conditions financières. Hors des centres urbains, elle soutient les mesures destinées à ­encourager les conditions de la production culturelle régionale, à augmenter sa visibilité


Christian Kerez investit le pavillon suisse Christian Kerez, un architecte zurichois qui s’est fait connaître, entre autres, par la construction d’un immeuble de bureaux dans la ville chinoise de Zhengzhou ou l’ample complexe d’appartements sociaux qu’il a conçu au Brésil, investira le pavillon suisse l’an prochain, pour la 15e édition de la biennale d’architecture de Venise. Ainsi en ont décidé les membres du jury d’architecture de Pro Helvetia en raison du passionnant projet qu’il se propose de réaliser. Christian Kerez est professeur ­d’architecture et de conception de plans à l’EPF de Zurich, où il a également fait ses études. Créé à l’initiative de Pro Helvetia, le Salon Suisse, programme d’accompagnement officiel, se déroulera l’an prochain aussi dans le Palazzo Trevisan. La salonnière de cette édition sera Leïla el-Wakil, enseignante à l’Université de Genève, dont les recherches ont pour thème les espaces de vie historiques en Orient et en Occident. La biennale d’architecture aura lieu du 28 mai au 27 novembre 2016. www.biennials.ch

Un des projets suisses les plus connus de Christian Kerez : l’école de Leutschenbach, avec sa salle de gymnastique située au dernier étage.

Photo ci-dessus : Dario Pfammatter ; photo ci-contre : Frank Pusch

La Suisse sous les projecteurs à Brême

En 2016, la Suisse présentera sa musique non seulement à son stand du salon jazzahead! de Brême, mais encore durant tout le festival où elle est invitée d’honneur.

Du 21 au 24 avril 2016 et pour la onzième fois, le ­gotha du jazz se retrouvera à Brême. Le salon jazzahead !, un festival aux allures de ­vitrine, passe pour le rendez-vous international le plus important du jazz. Agences, labels, artistes, journalistes, producteurs et ­organisateurs s’y retrouvent pour échanger leurs vues et nouer de nouveaux contacts. Après avoir mis la France à l’honneur cette année, il ACT U ALIT ÉS PR O H E LV E T IA 41

consacrera l’édition 2016 à la Suisse, son prochain pays partenaire. Le copieux programme ouvrira par une Swiss Night : les huit groupes suisses sélectionnés témoigneront de la diversité de la musique en Suisse. Outre sa présentation spéciale lors du salon, l’ensemble du milieu culturel suisse disposera d’une exceptionnelle plateforme de trois semaines. S’étendant à toutes les disciplines artistiques, le programme est conçu en étroite collaboration avec de nombreuses institutions culturelles de Brême. Ce festival culturel suisse aura lieu du 7 au 24 avril 2016. www.jazzahead.de


PA R T E N A I R E

L’art dans la caserne Aux quatre coins du monde, les offres de résidences pour artistes abondent, qui leur permettent de changer de lieu de vie pour un certain temps. Mais aucune ne dure aussi long­ temps ni n’est aussi promet­ teuse que celle de la Rijksakade­ mie van beeldende kunsten, à Amsterdam.

collage de photos et d’articles de journaux de la taille d’un mur. Quand elle a besoin d’un agrandissement couleur, elle va au la­ boratoire et l’imprime. La jeune artiste de 32 ans en est convaincue : la facilité d’accès aux matériaux et aux techniques rend le processus créatif plus intense. Des résidents triés sur le volet Chaque année, plus de 1000 personnes du monde entier postulent pour l’une des 25 places offertes. Une sélection stricte, en trois phases, réduit le nombre des candidats

PARTENAIRE   : R IJK SAK ADE M IE 42

à 37. La dernière étape du processus les amène à exposer oralement leurs aptitudes devant un jury composé d’artistes de re­ nommée internationale. Pour réussir l’épreuve, explique Susan Gloudemans, il est impératif de pouvoir présenter des tra­ vaux de grande qualité et d’avoir un poten­ tiel d’évolution. Le jury se trompe rare­ ment, comme on peut s’en rendre compte chaque année au mois de novembre lors de la présentation des travaux, qui attire des di­ recteurs de musée, des commissaires d’ex­ position et des galeristes du monde entier. Une place de résidence coûte 65 000 euros par an, essentiellement financés sur le budget de l’Académie royale. L’artiste n’a plus qu’à réunir 12 000 euros dans son pays pour assurer sa subsistance. Compte tenu de ces coûts, certains pays ont mis en place une collaboration structurelle avec des par­ tenaires permanents. Pour les Suisses par­ ticipant au projet, il s’agit de Pro Helvetia. Quand un artiste originaire par exemple d’un pays du tiers monde peine à trouver les fonds nécessaires, l’Académie lui vient en aide en dégageant d’autres ressources. Au terme de leur séjour, les résidents sont mieux armés pour affronter le monde de l’art, dit Susan Gloudemans. Ils ont ren­ forcé leur position artistique, étoffé leur ­réseau, et élargi leur champ d’activités. Ma­ rianne Flotron, artiste suisse en résidence à Amsterdam en 2007 / 2008, approuve : ces deux années sans soucis financiers ont été très importantes pour elle. « La concentra­ tion qu’offre cette situation a été détermi­ nante et m’a permis de donner une assise théorique à mon travail. » www.rijksakademie.nl/ENG/residency Dans le cadre de son encouragement à la relève, Pro Helvetia travaille également avec les ­partenaires de résidences suivants : Gasworks, Londres ; AIR Berlin Alexanderplatz – ABA, Berlin ; A-I-R Laboratory, Center for Contempo­ rary Art Ujazdowski Castle, Varsovie ; WIELS, Bruxelles. Elsbeth Gugger est née en 1958 à Berne ; elle vit à Amsterdam depuis 1992. Correspondante de la Radio Suisse SRF et de la NZZ am Sonntag pour les Pays-Bas et la Belgique, elle couvre l’actualité des cours (pénales) internationales de La Haye et traite des sujets politiques, culturels et sociétaux. Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry La rubrique Partenaires présente des orga­ nismes de promotion culturelle, nationaux et internationaux, publics et privés.

Illustration : Raffinerie

par Elsbeth Gugger – Une haute clôture, avec portail à ouverture électronique, marque la frontière entre l’art et le quoti­ dien. À l’intérieur, retranchés dans cette ­ancienne caserne de cavalerie reconvertie en refuge pour artistes, 50 créateurs tra­ vaillent dans le calme de leur atelier, tandis qu’au dehors, dans la rue centrale Sarpha­ tistraat, la vie amstellodamoise bat son plein. Pour qui n’est pas autorisé à pénétrer dans ce bâtiment de style classique, aux di­ mensions imposantes – 85 mètres de long pour 56 mètres de large –, impossible de de­ viner la future élite artistique est à l’œuvre. 35 de ses « résidents » ont exposés leurs travaux à la foire Art Basel de cette année, ils étaient 11 à la Biennale de Ve­ nise, et 33 à Art Brussels. Leurs œuvres sont exposées au Centre Pompidou de Pa­ ris, au MoMA de New York, ou au Migros Museum de Zurich. Le bilan est donc plus qu’honorable. Pour autant, l’enjeu n’est pas de préparer les participants à l’entrée sur le marché de l’art, dit Susan Gloudemans. Directrice du fonds spécial, elle s’occupe du financement de cette résidence de deux ans à la Rijks­ akademie van beeldende kunsten. Les can­ didats retenus, âgés en moyenne de 30 ans, doivent tirer le meilleur parti de leur pas­ sage dans les lieux, pour développer et ­approfondir leur art, faire des expériences sur d’autres matériaux, échanger avec leurs collègues d’études et avec l’équipe des conseillers artistiques. À cet effet, l’Acadé­ mie royale des beaux-arts met un atelier à la disposition de chacun, mais aussi dix postes supplémentaires où les résidents, sous la conduite de spécialistes, peuvent s’essayer à des techniques qu’ils ne connais­ sent pas, et qui vont de la peinture, de la cé­ ramique et de la mécanique de précision au travail du bois et du métal en passant par les tout récents procédés de gravure, de photo ou de création audio. Grâce à cette offre généreuse, l’artiste allemand Johann Arens fait des essais de ­déformation de plexiglas par la chaleur. Le matériau est coûteux. « Je ne pourrais même pas me permettre de faire quelques tentatives », dit-il dans son atelier haut de plafond situé dans l’ancien manège de la ca­ serne, où il crée de colossales installations. Un étage au-dessus de lui, c’est une Argen­ tine, Aimée Zito Lemma, qui travaille à un


CA RTE BL A NCHE

Lieu de ­passages par Eric Vautrin – Le continent européen semble entré ces dernières années dans une tourmente qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Nous lui avons donné le nom de crise, ce qui signifie essentiellement une période de changements. Et en effet, le grandissant écart entre les revenus des plus riches et ceux des plus pauvres ou la lente prise de conscience de la responsabilité de chacun dans l’épuise­ ment des ressources de la planète annon­ çaient depuis quelques temps que nos ma­ nières de vivre ensemble faisaient question. Mais la crise économique, le sort que la ­réponse politique a réservé aux peuples et aux plus fragiles alors qu’elle sauvait les banques et « rassurait les investisseurs » a montré comment le politique, c’est-à-dire l’élaboration collective des principes de vie commune, s’effaçait désormais devant l’économie – ou plutôt celle, tout à fait ­spécifique, qui garantit aux plus riches de le rester. Parallèlement, le sort de dizaines de milliers de migrants fait froid dans le dos. On les appelait auparavant émigrés lors­ qu’il s’agissait d’Européens en quête de vie meilleure il n’y a pas si longtemps – du passé comme de l’ailleurs on ignore ce qu’on veut bien. Ils fuient des guerres dont l’Europe n’est pas innocente ou des condi­ tions de vie délétères. La mer Méditerranée, berceau de notre culture, est devenu un sordide tombeau à ciel ouvert. Ici et là, on institue des camps, on construit des murs, on repousse des embarcations dans les eaux internationales, où l’on meurt en silence. Que peut l’art face à une telle crise, puisque c’est le mot que nous avons choisi ? La question n’est pas nouvelle. Une œuvre est un trouble à l’ordre public plus ou moins déguisé, pour autant qu’elle soit le surgissement d’une parole étrangère, diffé­ rente, dissemblable, dans le continuum de nos vies. Mais l’art offre en même temps un cadre qui peut accueillir et formaliser les dissentiments les plus problématiques parce qu’il est pacifié et offert à l’écoute col­ lective et qu’il se livre à la discussion, tiers

nécessaire qui permet d’objectiver les an­ goisses et les frénésies. L’art de notre temps est notre contemporain lorsqu’il donne à penser des complexités, des mélanges inat­ tendus, à l’image du monde qui vient. Un artiste français, François Tanguy, parle de « rendre commun le dissemblable ». Ce printemps, à Bukavu au Congo puis à Berlin, le Zurichois Milo Rau a mis en procès l’effarante guerre du Congo. Le Lau­ sannois Andrea Marioni a proposé au Far° à Nyon une Guerre des mondes dans la­ quelle la recherche d’une vie extraterrestre relève d’une confrontation effrénée à l’in­ connu qui ne se résoudra que dans la mé­ fiance généralisée ou, à l’inverse, dans la poésie. Michel Schröder, avec Human Resources pour le Theater Hora, compagnie professionnelle zurichoise d’acteurs en si­ tuation de handicap mental, parvient ce printemps à instituer un lieu où ses acteurs et ceux d’Hora ne se distinguaient pas, tous singuliers dans leur excentricité joyeuse. À Vidy cette saison, nous accueillons l’Anglais Simon McBurney qui mêle jusqu’à les confondre un voyage en Amazonie et l’ex­ périence de chacun explorant sa propre conscience ; l’Italien Roméo Castellucci qui nous renvoie à la possibilité d’une compas­ sion contemporaine, y compris pour le plus dégradant et le plus violent ; ou Daria De­ CAR T E B LANCH E 43

florian et Antonio Tagliarini rapportant le récit de quatre retraités grecs décidés à se suicider puisqu’on n’a plus besoin d’eux ; ou encore le jeune plasticien Augustin Rebetez qui se saisit de ce qui traverse sa vie d’au­ jourd’hui pour en élaborer d’autres méca­ niques, en révéler d’autres logiques. Autant de façon de faire vivre la scène tout en in­ terrogeant les cadres dans lesquels nous sommes pris et nous rappeler que nous avons le choix, que le monde à venir n’est ni figé ni prédéterminé. Ces œuvres ne sont pas des solu­ tions mais des propositions qui préfèrent, comme l’écrit le compositeur Helmut Lachenmann, l’incertitude sûre à l’assu­ rance incertaine. Elles contribuent à faire de ce territoire au centre de l’Europe moins un îlot sauvegardé tourné vers le passé qu’un carrefour, un lieu de passages qui tire sa richesse et sa puissance des rencontres et des échanges qu’il stimule, ouvert sur le monde à venir. Eric Vautrin est dramaturge au Théâtre de Vidy à Lausanne. Par ailleurs, il est ensei­ gnant-chercheur associé au CNRS (laboratoire Thalim) et co-responsable du programme de recherche Nouvelles Théâtralités (nothx.org). Photo : Loan Nguyen. www.madameloan.com


GA LERIE

Daniel Karrer est né en 1983 à Binningen, dans le canton de Bâle-Campagne, il vit et travaille à Bâle. Il a passé en 2010 son « Master in Fine Arts » à la Haute École d’art et de design de Bâle (Hochschule für Gestaltung und Kunst HGK). En 2011, il a obtenu un subside de création d’œuvre du « Crédit d’art » du canton de Bâle-Ville, en 2015, il a été sélectionné par Pro ­Helvetia pour la Collection Cahiers d’Artistes. De l’Atelier Mondial de la Fondation Christoph Merian, il a obtenu une bourse d’atelier pour Berlin en 2016. Ses tableaux ont fait l’objet de plusieurs expositions en Suisse et à l’étranger. www.herrmanngermann.com

À retenir : Exposition individuelle : Herrmann Germann ­Contemporary à Zurich, automne 2016. Expositions collectives : CCHA, Cultuurcentrum Hasselt, Belgique, avec Virginie Bailley, janvier 2016. Kunstmuseum Olten, février 2016.

Insight #1, 2013 huile sur coton, 120 × 120 cm Untitled, 2013 huile, gouache, bois, 32 × 26 cm

Photos : avec l’aimable autorisation de Herrmann Germann Contemporary, de l’artiste et de la Credit Suisse Collection

Daniel Karrer



2016: le temps d’une pause de ­réflexion

Passages, le magazine de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, informe sur l’art et la culture de Suisse et sur ses échanges culturels avec le monde. Passages paraît deux fois par an et il est diffusé dans plus de 60 pays – en allemand, français et anglais.


IMPRESSUM Editrice Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture www.prohelvetia.ch Rédaction Rédaction en chef et rédaction de la version allemande : Alexandra von Arx Assistance : Isabel Drews, Lirim Etemi, Eva Stensrud Rédaction et coordination de la version française : Marielle Larré Rédaction et coordination de la version anglaise : Marcy Goldberg Adresse de la rédaction Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture Rédaction de Passages Hirschengraben 22 CH–8024 Zurich T  +41 44 267 71 71 F  +41 44 267 71 06 passages@prohelvetia.ch Conception graphique Raffinerie AG für Gestaltung, Zurich Impression Druckerei Odermatt AG, Dallenwil Tirage 20 000 exemplaires © Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture – tous droits réservés. Reproduction et duplication uniquement sur autorisation écrite de la rédaction.

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E N L IG N E Passages Le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne : www.prohelvetia.ch/passages Actualités Pro Helvetia Projets actuels, concours et programmes de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia : www.prohelvetia.ch Antennes Pro Helvetia

Derniers numéros parus :

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Hors limites No 63

Hors limites Frontières mouvantes, perméables, invisibles L’art de Suisse à Kochi : à la Biennale indienne L’âge de la maturité en Afrique du sud : le projet de mémoire de Mats Staub Opération Iceberg : une initiative en faveur des jeunes musiciens L E M AG AZI NE C ULTUR E L DE P R O HE LV E TI A, NO 6 4 , 1 /2 0 1 5

Johannesburg/Afrique du Sud www.prohelvetia.org.za Le Caire/Égypte www.prohelvetia.org.eg

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Dramatiser l’espace No 63

New Delhi/Inde www.prohelvetia.in New York/États-Unis www.swissinstitute.net Paris/France www.ccsparis.com Rome, Milan, Venise/Italie www.istitutosvizzero.it

Dramatiser l’espace La scénographie dans tous ses états À Rome : l’art et la science en dialogue À New York : les œuvres de jeunesse de l’artiste David Weiss À Saint-Pétersbourg : une coproduction helvético-russe L E M AG AZI NE C ULTUR E L DE P R O HE LV E TI A, NO 6 3 , 2 /2 0 1 4

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En direct du nuage No 62

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En direct du nuage Art et culture numériques Championne de défaite : la performeuse Anthea Moys Voyage aux frontières : le photographe Adrien Missika Une coopération prometteuse : le design suisse en Chine L E M AG AZI NE C ULTUR E L DE P R O HE LV E TI A, NO 6 2 , 1 /2 0 1 4

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Design ? Design ! No 61

Design ? Design ! Mettre la vie en formes Traduire à Loèche-les-Bains : la musique des mots Danser au Caire : recherche chorégraphique sur les bords du Nil Briller à New Delhi : les jeux d’ombre et de lumière de Jonathan O’Hear

Les articles nommément signés ne reflètent pas nécessairement la position de l’éditrice. Les droits des photos restent propriété des photographes.

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La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde. Elle s’engage pour la diversité de la création culturelle, elle aide à définir les besoins de la culture et concourt à l’existence d’une Suisse culturelle multiple et ouverte.

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Si vous vous intéressez de trop près à un médium et qu’il occupe vos pensées dès le matin, votre travail finira par se ­limiter au médium lui-même. Or celui-ci doit être au service des idées. Hasard et dessein Christian Marclay, p. 14

On ne peut pas évoluer sur le plan musical si on ne se frotte pas d’abord à ses racines. Le jodel dans la peau Nadja Räss, p. 26

Le devoir principal de l’art est donc celui-là : faire d’un savoir et d’un agissement inconscients quelque chose de conscient que l’on puisse, du coup, questionner sur le plan moral et politique.

Aux artistes du futur Milo Rau, p. 29

www.prohelvetia.ch/passages

La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde.


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