Sous le Saint-Laurent
Livre 3 de la série des Un rebelle en sous-marin de Philip Roy
Chapitre un
ÇA COMMENCÉ PAR une conversation. J’étais assis sur le plancher du chalet de Saba. J’étais entouré de livres ouverts et de cartes de navigation. Il y avait une perruche perchée sur mon épaule, un chat sur mes genoux, une douzaine de chiens et de chats par terre ou sur le sofa derrière moi. Il y avait aussi une tortue qui avançait tout doucement sous un des livres et une chèvre qui essayait de manger un autre livre. Je préparais mon plus long voyage, vers l’océan Pacifique, lorsque Saba est apparue sur le seuil de la porte de la cuisine. Elle portait une robe blanche parsemée de minuscules fleurs vertes, jaunes et roses. Ses longs cheveux roux tombaient en tresses sur le devant de sa robe,
comme des colliers de coquillages, dessinant deux rivières d’or rouge. Au printemps, Saba s’habillait comme la reine de mai. «Alfred!»
J’ai leve les yeux. Saba était la voix de la compassion envers toutes les creatures, vivantes et autres. Elle était aussi la voix des presages, bons et mauvais, et il était sage de l’écouter. Dans l’Antiquité, on l’aurait appelée oracle. «Oui?»
Elle m’a lance les mots suivants comme s’il s’agissait d’une mission: «il faut que tu retrouves ton père!» «Quoi?»
La perruche s’est envolée en haut des étagères. La tortue a sorti la tête de sous l’atlas, puis l’a rentrée dans sa carapace. Saba est retournée dans la cuisine.
J’étais tellement étonné que je ne savais pas trop quoi penser. Je me suis levé, j’ai enlevé les poils de chat qui étaient sur mes genoux et je suis allé à la cuisine. Hollie était couché sur un petit tapis près de la porte, prêt au cas où je sortirais
dehors. Edgar, la chèvre de cuisine, était debout près de la cuisinière. Il avait l’air triste, comme si quelqu’un venait de mourir, mais Edgar avait toujours cet air-là. Saba était retournée s’asseoir à la table de la cuisine, avait mis son tablier et épluchait des oignons et de l’ail. Elle pelait les legumes lentement et avait les larmes aux yeux.
«Je me prepare pour un voyage dans l’océan Pacifique.»
«Je sais, Alfred.»
«Je n’ai jamais vu mon père.»
«Je sais.»
«Il est parti quand ma mère est morte, lorsque je suis né.»
Elle a levé les yeux avec un sourire affectueux à travers ses larmes provoquées par les oignons.
Ses yeux étaient verts comme ceux d’un chat et étincelaient lorsqu’ils étaient humides.
«Je sais, Alfred.»
Je me suis assis. Elle remplissait deux bols de gousses d’ail et d’oignons. Son ail était gros et ses oignons, petits. Les deux avaient poussé puis avaient été cueillis ici-même dans sa cuisine,
dans le jardin hydroponique de Saba, où c’était toujours l’été. Dehors, la brume enveloppait les fenêtres. Ziegfried disait que Saba aurait pu faire sortir une tomate d’une pierre. Je voulais bien le croire. J’ai regardé Saba éplucher et j’ai attendu. Mes deux endroits préférés au monde étaient la cuisine de Saba et mon sous-marin
«J’ai rêvé de toi la nuit dernière», a-t-elle dit finalement.
Maintenant, je savais qu’elle en aurait long à dire. Quand Saba rêvait de toi, ce n’était pas pour rien.
«Il y avait une grosse tempête», a-t-elle commence.
Je me suis assis tout droit et j’ai écouté attentivement. Une tempête n’était pas une grosse affaire; j’en avais vu beaucoup.
«Il y avait un monstre marin.»
Oh, ça ce n’était pas bon.
«De quoi il avait l’air, ce monstre?»
«Je ne pouvais pas le voir, mais je savais qu’il était là. Ton sous-marin coulait.»
Zut alors!
«Est-ce que le monstre le tirait vers le fond?»
«Oui, je crois. Je ne suis pas sûre. C’est juste que...»
«Quoi?»
«Eh bien...»
«Quoi? Qu’est-ce qu’il y a?»
«Je pense que ce monstre marin est peut-être ton père.»
«Mon père? Comment est-ce que ça pouvait
être mon père? Pourquoi mon père voudrait-il faire couler mon sous-marin? Il ne me connaît même pas.»
«Je sais, Alfred. Je ne sais pas pourquoi il voudrait faire couler ton sous-marin. C’était lui et ce n’était pas lui.»
Je n’aimais pas la tournure que prenait la discussion.
«Il y avait aussi un ange dans mon rêve.»
«Un ange? À quoi ressemblait-il? L’as-tu vu?»
«Non, j’étais sur le point de me réveiller. Il a
crié: Alfred!»
Les yeux de Saba se sont tournés vers l’oignon qu’elle épluchait, mais je pouvais
deviner à quoi elle pensait. Elle avait douze ans la dernière fois qu’elle avait vu son propre père. Elle s’est retournée et m’a regardé.
«Puis il a dit: Pardonner. Cependant, je ne savais pas s’il voulait dire que tu étais suppose pardonner à quelqu’un d’autre ou demander pardon à toi-même.»
«Lequel penses-tu que c’était?»
«Je ne sais pas.»
«Tu n’as pas vu à quoi il ressemblait?»
«Non.»
«Comment était sa voix?»
«Douce.»
«Pourquoi est-ce que je devrais demander pardon? Qu’est-ce que j’ai fait, moi?»
«Je ne sais pas. Peut-être que ce n’est pas ça qu’il voulait dire. Peut-être que tu es supposé pardonner à quelqu’un d’autre.»
«À qui? À mon père?»
«Peut-être. La chose la plus importante maintenant est que tu dois le trouver. Alors, tu sauras.»
«Mais pourquoi?»
«Je ne sais pas, Alfred, mais je ne rêve pas d’anges et de monstres marins toutes les nuits. C’est un rêve important.»
Je n’aimais pas contredire Saba, mais je ne la contredisais pas vraiment. J’essayais tout simplement de comprendre.
«Mais je suis heureux.»
«Oui, tu es heureux maintenant.»
«Oui.»
«Mais, ce rêve me dit que quelque chose va se passer dans ta vie. Tu dois apprendre ce que c’est. Tu peux aller à sa rencontre ou bien tu peux attendre qu’il te trouve, mais quelque chose me dit que tu seras plus heureux si tu le trouves en premier.»
«Mon père?»
«Peut-être. Ou peut-être quelque chose d’autre.»
«Comme quoi?»
«Je ne sais pas.»
J’ai vu Edgar baisser la tête sur l’épaule de Saba et attendre qu’elle la gratte. Même pendant qu’elle lui grattait la tête, il avait l’air misérable,
comme si c’était la fin du monde. C’était dans sa nature. C’était une chèvre, après tout.
Je n’avais pas l’intention d’aller à la recherche de monpère.
Cette nuit-là, je me suis faufilé dans mon sac de couchage sur le plancher, près de la baie vitrée. Hollie s’est creusé un trou entre mes pieds pour se mettre aussi à l’aise que possible, entouré par tous les autres chiens et par la plupart des chats. Au cours de la nuit, d’autres petits corps chauds se sont posés sur mon sac de couchage, m'empêchant ainsi de me tourner. Je ne pouvais pas dormir de toute façon.
Mes pensées les plus sombres me venaient toujours la nuit. C’est ce que j’aimais dans le sous-marin: on voyageait de nuit et on dormait pendant la journée.
Je ne voulais pas chercher mon père. Pourquoi, puisque de toute évidence, il ne voulait pas me trouver? Sinon, il l’aurait déjà fait. Cependant, il ne m’avait jamais chercheé. Si je partais à sa recherche, et que je le trouvais, où qu’il soit, il ne serait sûrement pas très content. Probablement
qu’il ne m’apprécierait pas trop. En fait, peut-être même qu’il me détesterait. Pourquoi devrais-je aller à la recherche de quelqu’un qui me déteste peut-être?
Néanmoins, une pensée me tenaillait. Si mon père avait vraiment voulu me trouver, mais qu’il n’avait pas pu? Si mon père était malade ou handicapé, qu’il était au lit depuis toutes ces années et voulait revoir son seul et unique fils?
Ce serait terrible, n’est-ce pas? Non. C’était fou ça. J’avais seulement ces pensées la nuit quand je ne pouvais pas dormir. Mon père était juste occupé à mener sa vie et il ne pensait jamais à moi. D’abord, probablement qu’il ne se rappelait même pas qu’il avait un fils.
Il fallait que je retourne dans mon sac de couchage, mais je ne voulais pas déranger les animaux. J’ai donc doucement retiré mes jambes du sac de couchage, je me suis retourné et j’ai remis mes jambes dans le sac de couchage. J’ai respiré profondément et j’ai poussé un soupir. Puis j’ai senti qu’on me touchait l’épaule. J’ai ouvert les yeux. C’était Saba. D’une voix toute
douce, comme s’il s’agissait de la chose la plus naturelle au monde, elle m’a annoncé: «Alfred, il y a un fantôme sur la pointe de l’île.»
J’ai sauté sur mes pieds. J’attendais ce moment depuis deux ans. Saba voyait des fantômes, des sirènes, des navires en flammes et des créatures bizarres du fond des mers depuis longtemps. Je n’avais jamais rien vu moi-même, en tout cas pas clairement, mais je la respectais trop pour la contredire. Ses observations du surnaturel me fascinaient depuis le jour de notre première recontre. Est-ce que j’allais finalement voir un fantôme de mes propres yeux?
Je me suis habillé en vitesse et suis allé la rejoindre dans la cuisine. Elle a dit qu’on devait y aller sans lumière et laisser tous les animaux dans la maison. On ne voulait pas effrayer le fantôme.
«Ils sont très nerveux», m’a-t-elle expliqué en fermant la porte de la cuisine, puis elle a descendu en silence le chermin qui menait à la pointe. «Il ne restera pas longtemps.»
J’étais très nerveux moi-même. Est-ce qu’on allait vraiment voir un fantôme?
«Comment sais-tu qu’il y a un fantôme ici?», lui ai-je demandé.
«Je le sais tout simplement. Je les sens. Ça me réveille.»
L’île de Saba était probablement l’une des plus petites de Terre-Neuve. Elle s’élevait à quinze mètres à peine au-dessus de la marée à sa partie la plus haute et sa surface était un tout petit peu plus grande qu’un terrain de soccer. Cependant, son chalet était bien protégé par les rochers et sa fondation venait tout juste d’être fortifiée par Ziegfried. La «pointe» était dans le coin le plus à l'est de l’île, là où les rochers descendaient comme des marches dans l’océan. Saba disait que c’était un lieu de prédilection pour les phoques, les oiseaux marins, les sirènes et les fantômes.
Je l’ai suivie sur le chemin. La brume avait presque disparu. C’était une bonne chose que je marchais avec Saba au lieu de tomber sur elle par hasard. Elle mesurait une tête de plus que moi et, avec ses longs cheveux qui tombaient en cascades sur ses épaules, ses jupes amples et sa
démarche un peu étrange, elle aurait été un peu effrayante à croiser dans le noir.
À un coin de rocher, elle a attrapé mon coude. Je me suis arrêté.
«Là» a-t-elle chuchoté.
J’ai regardé et je l’ai vu!
Le fantôme était plus petit que moi. D’abord, j’ai pensé que c’était seulement une boule lumineuse, comme le reflet de fragments du lumière dans la brume, mais plus je regardais, plus la lumière avait la forme d’un homme. Je ne voyais ni bras, ni visage, mais la silhouette avait la posture d’une personne, comme si elle était perdue dans ses pensées. Mon pied a fait un bruit sur les roches et la silhouette s’est retournée. Elle semblait nous regarder et cela me faisait peur. Qui savait ce que ferait un fantôme?
«Ne nous quitte pas» a dit doucement Saba.
Ce n’était pas à moi qu’elle s’adressait. Le fantôme s’est penché vers l’eau. Est-ce qu’il était blesse? Je voulais demander à Saba si elle pensait qu’il était blesse, mais elle a mis son doigt devant sa bouche. Le fantôme tremblait. Est-ce qu’il
était blesse? Est-ce qu’il pleurait? Je me suis
tourné vers Saba et j’ai vu une larme couler sur sa joue. J’ai regardé le fantôme. C’était juste une boule de lumière, et pourtant, on aurait dit qu’il pleurait. J’ai de nouveau regardé Saba et j’ai vu ses yeux se gonfler de larmes. Quand je me suis retourné pour regarder le fantôme, il était parti. Je ne l’ai jamais vu entrer dans l’eau. Je ne l’ai pas vu partir non plus. Il était là et puis, une seconde plus tard, il était parti. J’ai senti une boule dans ma gorge. L’air était si lourd.
«Reviendra-t-il?» ai-je demandé.
«Non», a dit Saba. «Pas cette nuit. »