Psychotropes / Tropique Psychologique

Page 1

trung phong nguyen

psychotropes t r o p i q u e psychologique les effets psychotropes comme remèdes à l’architecture

2 0 1 4



Trung Phong NGUYEN

psychotropes / tropique psychologique

Mémoire de Master 2 d’Architecture Domaine B Architecture - Ville - Territoire Enseignant titulaire : Jacques ROBERT ENSAPBx - 2014



trung phong NGUYEN

psychotropes t r o p i q u e psychologique les effets psychotropes comme remèdes à l’architecture

Couverture : “ L’Europe astronomique - Toi l’univers quand tu mourras - Retour à la lune ” (1987, sept.). Revue CIEL ET ESPACE, n°219

2 0 1 4



introduction



Introduction

7

introduction L’homme d’aujourd’hui, gourmand et boulimique, s’offre simultanément les avantages de deux situations opposées, le confort du sédentarisme et le plaisir du nomadisme, deux manières différentes d’être au monde qui constituent un équilibre pour son bien-être. Il est un voyageur qui évolue dans une sédentarité invasive où les transports deviennent toujours plus rapides, où la culture se globalise et les techniques d’informations et de communications créent de plus en plus un monde libéré des distances et, de facto, de la temporalité. L’homme est passé de la pierre au fer, signe d’une évolution et non d’un manque de matière première. C’est dans ce même cadre que l’architecture, qui s’affirme comme être le révélateur des potentialités oubliées des corps dans la perception du monde, ne change pas mais progresse en accumulant de nouvelles définitions.


8

psychotropes / tropique psychologique Les utopies urbaines, ainsi que les contre-utopies, font partie de la richesse de l’histoire des villes, depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du siècle dernier, villes fantasmées qui rassemblent de nombreuses disciplines, des philosophes, des penseurs, des romanciers, des peintres, des architectes, la ville comme source de créativité et d’évasion. Ce sont des projets fictifs, sur fond d’entertainment, de divertissement, qui cherchent à nourrir une nouvelle manière de penser l’architecture, et par extension, la vie. La ville est devenue une societé sans délai, sans attente, où l’instantané est devenu le maître-mot d’une population de plus en plus non-indulgente et pressée. C’est à travers ces contraintes que l’environnement non-physique semble être la réponse favorable pour les avant-gardes en quête de nouvelles expériences. Ils se lancent dans une traversée pour tenter d’entr’apercevoir de nouvelles îles se dessiner au large, de nouveaux éléments de comparaison pour définir la manière d’habiter autrement le monde ou plutôt de l’apprivoiser.

L’aventure commence ici.

L’immatériel, l’impalpable, le fantomatique, la nonconstruction. Peuvent t-ils être une réponse efficace, voire exclusive, à une problématique d’architecture ? C’est plutôt dans l’étymologie du mot psychotrope que la problématique trouvera une réponse en partant des recherches manifestes proposés par les avant-gardes autrichiens des années 60, passant ensuite par la mise en oeuvre de villes ou de bâtiments dédiés uniquement au divertissement de masse et les conséquences retenues, jusqu’à la ville d’aujourd’hui, terre mère d’un nouveau type d’habitant, l’Homo Numéricus.


Introduction

9

“ Wir müssen die Architektur vom Bauen befreien ! Nous devons libérer l’architecture de la construction ! ” 1 Hans Hollein

____________________________________________________________________ 1 Hans Hollein, Architektur, work in progress, traduction par Reverso, Vienne, Galerie St. Stephan, 1963, http://www.hollein.com/ger/Schriften/Texte/Architektur



Sommaire Introduction Vers une réponse immatérielle à l’architecture

Psychotropes et stupéfiants

Architekturpillen. Une architecture pilule

Masque et expansion de l’esprit

Une urbanité psychotrope

Las Vegas

L’architecture du divertissement: la discothèque

Le pavillon Pepsi

New Babylon: le divertissement libre

La ville intelligente L’Homo-Numéricus

Les déplacements urbains à travers le numérique

Les espaces publics immatériels

7 14 19 23 31 34 39 41 49 52 54

Alles Ist Architektur

63

Conclusion

71

Annexes

Constant Nieuwenhuys

76 81 85

Bibliographie

91

Hans Hollein

Haus-Rucker-Co



Vers une réponse immatérielle à l’architecture


14

psychotropes / tropique psychologique

4e stade de la méditation: le centre au milieu des conditions1

____________________________________________________________________ 1 Lu Tsou, Le secret de la fleur d’or, Paris, Médicis Entrelacs, 1998


Psychotropes et stupéfiants

15

Psychotropes et Stupéfiants Le terme psychotrope résulte de l’addition du préfixe “psycho-” dont l’étymologie grec psukhe évoque l’“esprit” avec le mot “trope” qui vient de tropus en latin, le “changement”. Il signifie ainsi littéralement “qui donne une direction, un changement à l’esprit”. à la fin du 19ème siècle, ce qui s’est avéré être un antidouleur miraculeux est devenu un fléau. Des soldats envoyés sur le champs de bataille sont traités à la morphine __ trouvaille médicale d’un analgésique grâce à la synthèse à partir du pavot à opium __ ignorant qu’en arrière-plan, elle colonise le corps et le système nerveux. Tapie dans l’ombre, la dépendance à celle-ci entre au foyer en même temps que les anciens combattants. La morphinomanie se dresse, revers d’un progrès pharmacologique. Le mot psychotrope est utilisé ici pour la première fois bien que ses effets ont fait partie


16

psychotropes / tropique psychologique

intégrante de nombreuses disciplines ancestrales. Depuis la nuit des temps, l’Homme évolue sous les étoiles des croyances religieuses et spirituelles, en quête d’un paradigme sur le monde. à bord des navires de la méditation et de la prière, il navigue entre la clareté et la confusion prenant le large vers les sciences occultes. C’est dans la brume océanique de l’esprit que les îles apparaissent le mieux. Dans certaine tribu, la consommation de champignon hallucinogène est un voyage initiatique vers le chamanisme, apprentissage privilégié dans la communauté. Ces enthéogènes __ substances psychotropes __ induisent des états modifiés de conscience à vocation divine qui franchissent les limites de la transe. Par le biais de ses perceptions extra-sensorielles, le chaman, sorte de matelot de l’esprit, est la toile tendue entre l’au-delà et le monde des vivants. En Amazonie, afin de guérir un malade, il invite son patient à absorber un breuvage psychotrope appellé ayahuasca1. C’est un diagnostique médical en deux temps. D’une part, tous deux tombent dans un état de second pendant lequel le chaman affirme qu’il prend connaissance des causes de la maladie. D’autre part, il rentre en communication avec la nature pour reconnaître les plantes de la forêt qui vont pouvoir guérir le malade. Loin des utilisations récréative de ces drogues ou de l’apparition d’une forme de junkie version béta, le chaman est l’homme des connaissances. Il élabore et dirige les rituels, mais il possède également le rôle de conseiller, d’enseignant et de guérisseur pour sa tribu. Chez les Hommes ordinaires, le voyage de l’âme se fait pendant le rêve, l’ivresse ou bien la maladie. Il n’est pas contrôlé. Réaliser ici-bas et autant de fois qu’on le désire la décorporation relève du chamanisme. Véritable couteau suisse de

____________________________________________________________________ 1 L’ayahuasca est un breuvage à base de liane utilisé en Amazonie pour sa capacité curative associée aux croyances et aux pratiques locales.


Psychotropes et stupéfiants

17

l’esprit, le chaman est fantasmé par les sociétés modernes. Ernst Jünger nomme ces voyageurs de l’astral, les psychonautes1 qui signifie en grec “celui qui navigue dans l’esprit”, terme savant pour désigner le mouvement hippie des années 70. La prise de substance psychotrope est très largement répandue dans les mouvements d’avant-garde ainsi que dans les écoles d’architecture. On cherche à compenser une angoisse existentielle par le divertissement en pilule, mais aussi à favoriser sa libido projectuelle. Triste réalité d’une jeunesse en panne d’inspiration ? Ou simples inepties de jeunes étudiants en manque de reconnaissance qui essayent de profiter du véritable culte des psychotropes ? Face à la montée d’une nouvelle culture sine qua none de l’immédiat, le culte de la différence donne naissance à de nouveaux mouvements politiques, idéologiques, sexuels, etc. L’individu prend une place importante dans le groupe où le Moi nihiliste s’immisce progressivement dans le Nous de la communauté. C’est dans ces ambitions de recherche identitaire que le divertissement se lève au rang de révolution. Guy Debord, de l’International Lettriste a énoncé les fondations d’une révolution basée sur les loisirs en 1954.

“Le vrai problème révolutionnaire est celui des loisirs. Les interdits économiques et leurs corollaires moraux seront de toute façon détruits et dépassés bientôt. [...] Une seule entreprise nous paraît digne de considération : c’est la mise au point d’un divertissement intégral.”2

____________________________________________________________________ 1 Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse, Paris, Gallimard, 1991 (1er ed. 1970) 2 Guy Debord, “...Une idée neuve en Europe”, Potlatch, n° 7, 3 août 1954


18

psychotropes / tropique psychologique

Les effets psychotropes se retrouvent au premier rang de certains auteurs, représentant une génération fatiguée de la société. La Beat génération1 __ mouvement littéraire et artistique américain des années 60 __ est une jeunesse “cassée”. Elle trouve satisfaction dans la libération du corps sexuel et de l’esprit, fantasmant les grands espaces et la communion avec la nature. Le chaman est devenu révolutionnaire. Dans un anti-conformisme idéologique et réactionnaire, un nouveau mode d’écriture guide l’écrivain. Les stupéfiants portent le récit comme une sorte de nostalgie baudelairienne. Les Beatniks2 prônent l’usage de ces drogues pour ouvrir les Portes de la perception, titre du livre d’Aldous Huxley paru en 1954. Il expose sous forme de récit initiatique son expérience sous contrôle médical de la mescaline, drogue hallucinogène synthétisé à partir d’un cactus indien qui procure des visions colorées. L’usage de celle-ci est définie comme le préliminaire à un sentiment de plénitude et de communion avec le cosmos. Elle est la clef vers une perception du monde voilée d’une esthétique psychédélique. Ce no man’s land est une extension du monde des créature, monde limité et imparfaitement réel. Aldous Huxley parle d’une expérience où l’homme ne peut qu’en sortir meilleur, mais plutôt qu’une forme d’obligation, il caractérise la mescaline comme un remède au blocage artistique et intellectuel.3 Le rêve s’accouple avec la réalité et le divertissement avec la créativité. ____________________________________________________________________ 1 Beat génération, traduit littéralement: la génération fatigué 2 Beatniks apparaît pour la première fois le 2 avril 1955 sous la plume de Herb Caen dans le journal San Francisco Chronicle. Le mot beat désignait depuis le XIXe siècle un vagabond du rail voyageant clandestinement à bord des wagons de marchandises. Peu à peu ce mot a pris le sens que lui ont donné les jazzmen noirs : beat en vint à signifier une manière de traverser la vie. Être beat devint « être foutu, à bout de souffle, exténué » 3 Aldous Huxley, Les portes de la perception, Paris, 10/18, 2001


19

Architekturpillen. Une architecture pilule

Toile normale

Marijuana

Mescaline

Caféine

LSD

Somnifère

La toile bioindicatrice: les effets psychotropes sur les araignées1

Architekturpillen. Une Architecture Pilule Pour certains architectes, les effets psychotropes concilient l’instantané avec le plaisir personnel. La transformation de la réalité se fait de façon ludique. Arrive ainsi dans les années 60 une pléthore de théories à valeur de manifeste, de provocation, destinées à critiquer plus qu’à proposer. Des architectes autrichiens, pays de Sigmund Freud, inventeur de la psycho-thérapie, nous livrent d’étranges machines architecturales en ayant pour certain, la science-fiction comme vecteur de leurs critiques, reflet des prodigieuses avancées technologiques liées à la conquête des étoiles. ____________________________________________________________________ 1 Toile bioindicatrice: Dans les années 1960, des chercheurs ont exposé des araignées à de la caféine, pour voir si elles tissent leurs toiles en soirée plutôt qu’à l’aube. Ces araignées ont tissés une toile tout à fait anormale. Des scientifiques de la NASA ont émis l’hypothèse en 1995 qu’une analyse des toiles peut produire un indice bioindicateur du niveau d’exposition des araignées à certains produits chimiques et évaluer la toxicité de certaines molécules. Plus la toxicité du produit est élevée, plus l’araignée laisse de manques dans sa toile.


20

psychotropes / tropique psychologique Hans Hollein publie dans la revue avant-gardiste autrichienne Bau, numéro 1-2, “Nous sommes tous des architectes. Tout est architecture.”. Son manifeste annonce une architecture immatériel, impalpable, presque fantomatique, où la problématique psycho-corporelle s’élève au même piédestal que celle de l’espace. La qualité du dessin spatial se couple avec les conditions artificielles créées par l’architecture. En plus de ses propriétés esthétiques, liées à sa composition et à notre vue, elle touche nos émotions et nous communique des informations sensationnelles, la lumière nous chauffe tandis que l’odeur des matériaux nous guide. Pour cela le domaine de l’architecture doit étendre ses moyens. Ses qualités spatiales et psychologiques s’intensifient aux services des sensations. L’optimisme de Hollein enlace la pluridisciplinarité et propose le patron d’une architecture de demain qui n’attend qu’à se faire coudre. “Finalement, l’emploi de produits pharmaceutiques et de substances chimiques pour contrôler la température et les fonctions corporelles et pour créer des environnements artificiels vient à peine de commencer. Nous, architectes, devons arrêter de penser en termes de matérialité.”1

Durant l’année précédant la publication de ce manifeste, Hollein expose son projet emblématique intitulé Architekturpillen, traduit littéralement “architecture pilule”. Cet objet infime renferme des propriétés pharmacologiques permettant de contrôler les fonctions corporelles, sorte de “kit de contrôle de l’environnement non-physique”. L’architecture apparaît ici comme la source de différentes pathologies physiologiques qui a trouvée son remède dans un autre domaine, la médecine. L’architecture pilule panse les symptômes, les signes pathologiques de l’occupant

____________________________________________________________________ 1 Hans Hollein, “Tout est architecture”, Bau, n° 1-2, 1967


Architekturpillen. Une architecture pilule

21

dans son environnement. Réponse pertinente à cette génération de l’immédiat et de l’instantanéité, cet antidépresseur architectural dépasse les constructions grâce à son économie et sa vitesse d’exécution, la pilule contre le bâtiment, l’ordonnance contre le permis de construire. Dans le scénario proposé par Hollein, les progrès de la médecine auraient pu railler la mission thérapeutique de l’architecture si ils avaient été plus rapide dans leurs avancements. Cette réflexion ouvre les portes sur la perception du monde d’aujourd’hui. Sans questionner la hiérarchie des disciplines, l’architecture est une étoile satellite qui gravite avec la science et la technologie autour des corps. L’Architekturpillen est un psychotrope qui modifie la conscience à des fins curatives. L’agoraphobie1 et la claustrophobie2 sont des troubles anxieux soignable, liés étroitement avec les espaces. Hollein nous invite à croire à une alliance architectes et scientifiques pour une réponse commune a des problématiques d’architecture. Les années 60 portent en elles une demande croissante de stimulation des sens, et l’architecture, “l’art de la réconciliation entre nous-mêmes et le monde”3, est attendu comme le vecteur d’une découverte d’univers aux sensations nouvelles ou encore cachées. Face aux propositions utopiques de la ville à échelle internationale __ Le groupe Archigram en Angleterre, Metabolism au Japon, Archizoom en Italie ou encore Yona Friedman en France __ la pilule a pour mission de transporter le “malade” ou le “consommateur” bien au-delà des émotions fournies par les espaces architecturaux. ____________________________________________________________________ 1 Agoraphobie, nom féminin: peur des lieux publics, des espaces ouverts, et par extension, de la foule. 2Claustrophobie, nom féminin: peur des espaces confinés, des lieux clos, des petites pièces et de l’enfermement. 3 Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, Paris, Éd. du Linteau, 2010, p.81


22

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Hans Hollein, “Environnement immatériel”, Architekturpillen, 1967


Masques et expansion de l’esprit

23

L’Architekturpillen de Hans Hollein est à l’architecture ce qu’est le bidet de Marcel Duchamp dans le domaine de l’art. Minimale et extrême dans la radicalité de son manifeste, elle anéantit les espoirs des architectes, tentant de rendre à l’architecture sa capacité à rassembler la cité humaine à partir de ses espaces publics. Mais bien qu’elle arrive à ses fins, elle ne reste qu’une pratique essentiellement individuelle. L’homme-pilule, partiellement guérie de ses symptômes architecturaux, déambule dans la ville guidé par ses perceptions subjectives jusqu’à ce que les effets psychotropes s’estompent. La réalité ne lui satisfait plus, il prend le temps de s’échapper juste un instant. Ce manifeste provocateur et radical abandonne toute construction architectural au service d’une psycho-pharmacologie. MasqueS et ExpAnsion de l’esprit Le scaphandre1 est une structure itinérante. Sorte de nouvelle armure environnementale, il transporte les technologies et les besoins nécessaires pour la survie du -naute2 dans son évolution en milieu hostile. Reflet des nouvelles expéditions vers l’inconnu, la pratique du scaphandre donne naissance à de nouveaux genres de voyageurs, tel que les cosmonautes en quête de l’espace, ou encore les aquanautes en quête des fonds marins. Hans Hollein définit l’architecture comme une “enveloppe protectrice”.Dans un rapprochement avec le corps, les architectes

____________________________________________________________________ 1 Scaphandre: L’invention de l’Abbé de la Chapelle en 1775 consistait en un costume réalisé en liège de faire flotter les soldats permettant la traverser des cours d’eau. Il nomma son invention en créant le mot scaphandre. 2 -naute: Suffixe servant à former des noms associés aux navigateurs.


24

psychotropes / tropique psychologique radicaux des années 60, aventuriers de l’esprit, s’intéressent également à la technologisation du vêtement. Les “prolongements du logis” du Corbusier se fait remplacer par les “prolongements de l’homme” tandis que la ville est un milieu hostile où les psychonautes doivent survivre.

La psycho-architecture, portée à la perfection par le groupe Haus-Rucker-Co __ Laurids Ortner, Günter Zamp Kelp et Klaus Pinter __ et leurs casques environnementaux, donne à sa forme, le rôle de provoquer artificiellement les effets psychotropes. Les états modifiés de conscience deviennent des vibrations cérébrales réceptionnées à travers la tête, laissant le corps libre dans son environnement urbain. La vue, l’odorat, l’ouïe; la perception pose ses fondations au premier plan mais elle n’est qu’une simple simulation, mirage au service d’un désir récréatif. Cette affabulation contrôlée par le casque, donne une expérience strictement individuelle. On ne regarde plus, on reçoit des images. On ne subit plus les bruits ou les odeurs, on les filtre. L’homme casqué est un récepteur d’informations. Il porte sur ses épaules un living-room itinérant, un séjour portatif qui l’adapte à percevoir un nouveau point de vue sur le monde. Le groupe Haus-Rucker-Co fabrique des casques aux matériaux transparents. Le Drizzler possède différents filtres visuels circulaires et rotatifs qui troublent la vue directement, à la manière d’une spirale hypnotique. Le Flyhead permet de s’évader par le biais auditif et visuel. Sa morphologie rappelle la tête d’un insecte volant grâce à son globe oculaire restituant l’effet de facettes et de la vision en multi-plan. L’individu déambule dans la ville en portant un casque qui lui délivre une expérience personnelle s’apparentant à celle des drogue psychotropes. Tandis que ces deux projets proposent une interaction entre


Masques et expansion de l’esprit

25

l’individu et son environnement extérieur, le Mind-Expander est entièrement psychonautique. Il anime la perception individuelle uniquement vers le monde intérieur, la conscience. L’espace de la domesticité n’est plus physique mais devient mental. Sa forme s’apparente à celle du confessionnal religieux. Deux individus s’imbriquent à l’intérieur d’un casque géant. Les usagers se pluggent ainsi dans un espace de partage intime où ils expérimentent ensemble leur état second grâce à un dispositif audio-visuel. Cette machine stimule et libère la conscience de l’individu à travers le collectif. Le Mind-Expander permet ainsi de faire surgir des potentialités sensitives inexploitées du sujet et sa capacité à agir sur son environnement. L’individu n’est pas en position d’autodéfense face à la ville, il est au contraire actif. Ces casques nous invitent à mettre notre esprit dans une bulle psychotrope, mais ils expriment avant tout une critique du monde réel. La ville n’est plus visible, respirable ou audible, il faut faire pulser nos sens pour la vivre autrement. Ces projets contreutopiques reflètent le désir radical d’oublier la technicité et le fonctionnel dans la façon de faire la ville au détriment de l’affectif, du symbole et de la poésie. Ces architectes radicaux prônent leur rôle d’archéologue. Ils cherchent à dépoussiérer les sens qu’ils jugent, trop longtemps enterrés avec les fondations de la ville. Pour cela, ils proposent des espace immatériels permettant à partir d’un dispositif simple de laisser l’esprit vagabonder. Il est question ici de la ville des sens.


26

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Haus-Rucker-Co, FlyHead,1967


Masque et expansion de l’esprit

27

____________________________________________________________________ Haus-Rucker-Co, Mind Expander,1969



une urbanitĂŠ psychotrope


30

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Gaspard NoĂŠ, Enter the void,2009


Las Vegas

31

Las vegas Las Vegas est une ville-lumière, une cité loin de tout où les néons des enseignes embrassent une architecture de pastiche. C’est au milieu du désert des Mojaves que cette cité hétérotopique pulse au rythme de sa superficialité, de son inconsistance mémorielle. Les empreintes des Indiens païutes ainsi que des fermiers espagnols ont été aspirées par le tourbillon des roulettes, fantasme de l’homme en quête d’un divertissement licite. La nuit, les éclairages semblent répulser le sommeil, comme si la ville rivalisait avec les étoiles par l’addition de ses étendards lumineux et colorés, repoussant toute personne susceptible d’avoir une crise d’épilepsie. Las Vegas s’oppose aux règles de la nature et combat la nuit par des faisceaux lumineux stroboscopiques, le spectacle ne ferme jamais ses rideaux. Tels des zombies affamés en pleine nuit, les consommateurs s’entassent devant les spectacles haut en couleurs de la ville. La chair


32

psychotropes / tropique psychologique fraîche est lumineuse. Le divertissement se rapproche plus d’un festin divin à répétition qu’un simple show de sons et d’images. La horde dépossédée d’une once de sa conscience, attend sagement son tour pour être au premier rang du bombardement sensoriel, unicité de la cité qui réunit. La ville, dans sa profusion de couleur, devient immatérielle tandis que ces nouveaux êtres du divertissement psychédélique suivent en communions les lanternes. Leurs ailes brûlent au contact de la chaleur des néons multicolores avant de se retrouver de l’autre côté de la façade, du décor, le casino, l’ombre sur la ville lumière.

Dans Zéropolis, Bruce Bégout nous livre un chapitre intitulé Urbanité Psychotrope où il nous expose un Las Vegas qui a réussi là où la génération hippie a échoué. Un divertissement hallucinatoire obtenu par des moyens légaux, sûrs et inoffensifs. “Un trip sur le strip, mais dans les bornes du licite”1. La ville leadeuse de l’entertainment nous ouvre les portes de la perception en laissant derrière elle, s’envoler une poussière de néon. La réalité semble perdue dans une hallucination lumineuse. Bruce Bégout expérimente physiquement la ville. Il passe de l’irradiation artificielle de la nuit à une immersion profonde de l’obscurité des casinos. Dans ce changement brutal, le regard trop longtemps habitué à l’éblouissement, met un certain temps à s’adapter au contraste. Néanmoins, dans ces temples des jeux, où l’air conditionnée semble nous transporter dans une dimension parallèle, le monstre urbain nous contrôle toujours autant. C’est dans cette confusion que des milliers de signes brillent comme des phares guidant le naufragé à travers les flots. Une sorte de réanimation dans la dimension de l’état second. La machine à sous est un équivalent du Mind-Expander du groupe Haus-RuckerCo. Cette machine électro-visuelle bruyante nous happe dans son

____________________________________________________________________ 1 Bruce Bégout, Zéropolis, Paris, Allia, 2002, p. 60


Las Vegas

33

fauteuil tandis que la sensation d’échapper aux regards des autres se propage dans notre esprit. La solitude devient physique et surtout psychique. Comme une bouée sociale, le jeton gagnant a l’air de briller dans l’obscurité. Le joueur n’hésite plus à introduire le coin dans la machine à sous. Ici on ne rêve pas de réussite mais on cherche la réussite du rêve. Les soucis financiers et matériels s’échappent lorsque le levier est enclenché. Ce n’est plus qu’un dialogue entre soi et le caisson mécanique aux cliquetis incessants. L’Autre n’existe plus, il a disparu dans la pénombre, derrière cet écran lumineux, les signes clignotants. Dans ce chapitre Urbanité Psychotrope, Las Vegas provoque chez le consommateur des visions hallucinogènes plus intense que l’usage d’une drogue psychotrope mais aussi plus bénignes et légales, une pilule architecturale et lumineuse à l’échelle de la ville, l’expérience des limites dans les limites de l’expérience. C’est une ville thérapeute qui propose des séances de fun1, seul recours au bonheur dans cet entertainment total, des moments uniques qui redonnent du sens à la vie de tous les jours. Fabricant de fantasmes, cité où tout part de zéro, cette île de néon en plein milieu d’un océan de sable a compris que la lumière est tout. Elle rassure l’homme face à l’obscurité comme une veilleuse lumineuse d’une chambre d’enfant. La nuit et sa part de réflexion semble avoir perdu ses droits. L’expansion de l’esprit possède une forme urbaine régie par une architecture d’adrénaline.

____________________________________________________________________ 1 Fun: Ce mot difficilement définissable selon Bégout, et qui est employé de différentes manières, désigne en fait une « exagération hystérique et [une] mollesse affective » Bruce Bégout, Zéropolis, Paris, Allia, 2002, p. 65


34

psychotropes / tropique psychologique

“Les portes de la perception s’ouvrent bien plus largement sur des Montagnes Russes, à trois cent cinquante mètres du sol, bombardées de Hard-Rock et d’effets pyrotechnique à couper le souffle, qu’avec une simple prise de mescaline ou de LSD.”1 l’architecture du divertissement: la discothèque L’architecture dépasse les frontières physique de l’objet. Il est apprivoisé pour devenir une construction de l’environnement, une expérience multisensorielle par extension. C’est l’idée d’un conteneur d’effets atmosphériques __ de son, de lumière, d’air __ fermée de l’extérieur, un lieu de stimulations par des machines de contrôle environnementales totalitaires. Il existe en plus de ____________________________________________________________________ 1 Bruce Bégout, Zéropolis, Paris, Allia, 2002, p. 63


L’architecture du divertissement: la discothèque

35

l’architecture des structures, une architecture d’énergies où la masse marque son passage aux fluides. Le jeu est le fondement des casinos, la musique, celui des discothèques, en français appelées aussi “boîtes de nuit” ou “boîtes”. La musique Techno1 rappelle les clignotements rythmés des néons de Las Vegas, fusionne les corps, provoque une transe collective absolument parfaite, synchronisée au rythme répétitif des boucles sonores appuyée par des spots et autres lasers colorés. Elle ne prétend porter aucun message qui tend à rassembler une société de plus en plus individualiste, mais elle permet de faire profiter pleinement et temporairement une expérience collective dans un excès physique. La Techno apporte avec la fête, une réponse immédiate à un vivre ensemble, même si elle ne reste que spontanée. C’est dans ces temples de la musique électronique que les mouvements se libèrent. Les corps se mettent à s’allumer sous les éclairs des stroboscopes de la piste de danse, montrant une communauté dansante qui s’approprie et inscrit la musique dans l’espace. Les ambiances artificielles __ à thèmes __ remplissent leur devoir d’illusion en délivrant le danseur du regard de l’autre, comme le joueur face à sa machine à sous, le psychonaute dans son Mind-Expander, le laissant évoluer en transe parmi ses semblables sans prendre conscience de sa perte d’identité, de l’infantilisation à laquelle on le soumet. Dans les années 60, la “boîte” fait partie des programmes à la mode pour les architectes, artistes, techniciens, en recherche d’un nouveau laboratoire d’expérimentation et de création d’environnements artificiels. Dans ce programme où règne les flux ____________________________________________________________________ 1 Techno: genre de musique électronique apparu aux États-Unis dans les années 1980. Le plus souvent composée en home studio et réinterprétée par des disc jockeys lors de pratiques festives, la techno est avant tout une musique de danse, par essence répétitive.


36

psychotropes / tropique psychologique intérieurs, l’aspect formel et le langage stylistique du bâtiment se retrouve propulsé en arrière plan. L’espace est en constante mutation, sans cesse brisé et modifié par ses effets chorégraphiques, c’est un espace illusoire créé à partir des nouvelles technologies audiovisuelles qui existe uniquement en action. Ce nouveau programme architectural repose sur l’interaction entre l’individu et le lieu. Lieu de concentration de réseaux et d’infrastructures techniques, le night-club est le représentant des avancées technologiques, il alimente l’imaginaire de cette nouvelle génération qui succède à la grande vague internationale du Mouvement Moderne. C’est dans cette industrie du plaisir qu’elle s’évade des préceptes antérieurs qu’elle juge trop rigide. Elle se construit le sentiment d’un ailleurs, en rupture avec le temps et l’espace de la ville, à travers une nouvelle forme de centralité éphémère.

C’est en 1966 à Saint-Tropez que Nicolas Schöffer réalise à l’aide de l’architecte Paul Bertrand, la discothèque nommée le Voom Voom. A l’intérieur, Ils combinent la lumière artificielle avec la matière translucide des prismes géants qui décorent l’intérieur, afin de créer des effets psychotropes pour le public, des “massages neuronaux”. Mais le Voom Voom n’est qu’une expérimentation à petite échelle de l’utopie urbaine de Nicolas Schöffer. Il publie en 1969 le projet1 d’une tour cybernétique qui surplomb la ville, une extension du principe de contrôle de l’environnement et du conditionnement des citoyens à l’aide de multiples diffusions lumineuses à grande échelle. L’individu circule dans la ville en bénéficiant constamment d’une luminothérapie provenant d’une tour-fontaine pharaonique aux ressources inépuisables.

____________________________________________________________________ 1 Nicolas Schöffer, La ville cybernétique, Paris, Éditions Tchou, 1969


L’architecture du divertissement: la discothèque

____________________________________________________________________ Nicolas Schöffer, Tour cybernétique, 1969

37


38

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ John Pearce, Le Pavillon Pepsi, 1970


Le pavillon Pepsi

39

Le pavillon pepsi John Pearce, architecte américain, conçoit pour l’Exposition universelle d’Osaka de 1970, le Pavillon Pepsi, véritable héritier des recherches autours des boîtes de nuits. En résulte une chimère1 architecturale où de nombreux artistes et ingénieurs expérimentent et couplent les nouvelles technologies avec le domaine de l’architecture, le but étant de créer des expériences multiples à travers l’invisible, un bâtiment pluridisciplinaire au service d’une expérience totalisante pour les spectateurs, un non-pavillon en guise de pavillon. John Pearce a une liberté de conception totale si ce n’est de ne pas perturber les intentions des artistes qui, par addition forment cette environnement spécifique. Au loin, le pavillon semble glacial et en choc thermique avec son environnement extérieur, un iceberg technologique échoué sur une plage d’architecture qu’est l’exposition universelle. L’architecture finie s’efface peu au profit de: La Fog Sculpture __ sculpture de vapeur __ de Fujiko Nakaya, enveloppe le pavillon à l’aide de brumisateurs, créant une seconde peau de brouillard. Le Suntrack __ traceur du soleil __ de Forrest Myers est la projection d’une image triangulaire sur le toit du bâtiment qui suit la trajectoire du soleil. Les Floats __ flotteurs __ de Robert Breer sont des sculptures itinérantes à taille humaine qui se déplacent sur le parvis du pavillon, à travers le brouillard de la Fog Sculpture en émettant des sons. Le Light Frame cadre lumineux __ de Forrest Myers est composé de 4 perches verticales délimitant les quatre coins de la ____________________________________________________________________ 1 Chimère: Dans la mythologie grecque, la chimère est une créature fantastique malfaisante. Elle est généralement décrite comme un hybride avec une tête de lion, un corps (ou une autre tête) de chèvre, et une queue de serpent.


40

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ John Pearce, Le Pavillon Pepsi, 1970


New Babylon: le divertissement libre

41

place, au bout desquelles des faisceaux lumineux de xénon créent des jeux de lumière. Un dôme de 90 m de diamètre reçoit la projection d’images des spectateurs et des lieux, restituant l’effet d’un miroir et de flottement. David Tudor, en collaboration avec Robert Whitman, créent un univers sonore constitué de 37 hauts parleurs, ainsi qu’un dispositif d’écoute fourni à chaque spectateur. C’est dans cet océan de technologies que les visiteurs prennent le large pour un voyage initiatique où ils se retrouvent confrontés à de nombreuses vagues de sensations simultanées et à une série d’expériences, à la fois évolutives et éphémères. Le bâtiment apparaît comme une entité vivante qui évolue avec son temps. Le Pavillon Pepsi manifeste la conjonction entre architecture et environnement contrôlé où les nouvelles technologies peuvent ainsi être génératrice de projet, dans la forme comme dans l’usage, véritable face d’un nouveau type d’architecture. new babylon: le divertissement libre Dans le projet New Babylon de Constant Nieuwenhuys, la ville en elle-même se révèle par certains aspects comme une sorte de “boîte de nuit” à grande échelle. Constant part d’une position politique pour travailler de 1956 à 1974 sur une société ludique où toutes interactions entre les habitants et la ville se font de façon libres et imprévisibles, à la différence du danseur qui, dans le night-club reste sous-contrôle du Disc-Jockey. Les interfaces proposés par Constant offre la possibilité aux New-Babyloniens de vivre la ville à travers un divertissement à la carte où le choix


42

psychotropes / tropique psychologique est offert. Les chemins sont multiples et imaginatifs. Elles brillent une fois actionnés par l’Homo-ludens1, habitant nomade qui doit impérativement se libérer des contraintes physiques et psychiques de la société actuelle. Constant dessine une idéologie souple, une grille continue et ouverte qui tend à recouvrir la totalité de la surface de la terre, un cadavre exquis mis à disposition pour les occupants, une colonisation d’échafaudages qui s’allonge à l’horizon. Constant imagine une ville fondée à partir d’un système urbain fonctionnel aux profits des sensations et de la liberté, où l’esthétique des structures se suffisent à elles-même. New Babylon se compose d’une mégastructure gigantesque en acier suspendue au-dessus du sol, permettant la construction de modules potentiellement extensibles à l’infini. À l’intérieur de la grille se loge une multitude de “boites” agencées de manière aléatoire qui contiennent les micro-structures, les secteurs, lieux de création et de variation provoqués, manipulés, changés par le passage des usagers. L’Homo-ludens dessine son environnement, choisit de tamiser, vaporiser, malaxer sa “boîte” isolées de l’atmosphère extérieure, autant de fois qu’il le désire à l’aide d’un système de contrôle, laissant derrière lui une empreinte de sa création. La technologie livre les outils permettant de provoquer son propre “big-bang”. La maîtrise est totale et indépendante des facteurs extérieures. Le leitmotiv est le même. L’environnement est source de conditionnement psychique par des effets psychotropes. Elle agit de manière plus intense sur le bien-être que les aménagements spatiaux. Les secteurs sont aux services d’activités ludiques sous formes de jeux. Mais Constant ajoute un facteur important dans son projet de New Babylon pour que l’expérimentation soit

____________________________________________________________________ 1 Homo-ludens: habitant de New Babylon


New Babylon: le divertissement libre

43

pleine, la liberté de décision. La technologie reste la source de ce collectivisme expérimental, monde où tous le monde est architecte. Les espaces se dessinent à l’aide des nouvelles capacités de contrôle d’ambiances mises à disposition pour tous les habitants. Comme des sortes de Juke-Box1 à échelle urbaine, les secteurs, une fois habités, conditionnent et stimulent les habitants nomades, auteurs de leurs propres environnements. Les secteurs libèrent les espaces et les lieux de la notion public versus privé, les individus de leurs rapports de propriétés avec les biens matériels et immobiliers. La hiérarchie des groupes se décime là où se dressent les désirs compulsifs de divertissements, où l’environnement devient à la fois moyen et fin d’un processus ininterrompu de création collective, un monde libéré des contraintes de frontières physiques et psychiques. Dans New Babylon, le seul travail imposé est le renouvellement constant de nouvelles situations, amenant à une activité globale où toute la population est engagé dans un rapport dynamique avec son milieu, un ensemble kaléidoscopique à échelle planétaire. La mégastructure New Babyloniene provoque la disparition des distinctions typologiques par le principe de superposition tandis que la climatisation est créatrice d’ambiances et transforme le territoire en un intérieur aménagé à partir des désirs et des sensations de l’individu. La ville est interactive. Elle est un camp de nomade à échelle planétaire où les espaces intérieurs sont évolutifs à volontés, un parc de loisirs existentiel. Constant résume New Babylon comme un: “Rêve fantaisiste réalisable du point de vue technique, souhaitable du point de vue humain et indispensable du point de vue social ”2 ____________________________________________________________________ 1 Juke-Box: machine payante où l’on sélectionne le morceau à jouer après avoir inséré une pièce de monnaie. 2 Constant Nieuwenhuys, “Une autre ville pour une autre vie”, Internationale Situationniste, n°3, 1959


44

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Constant Nieuwenhuys, New Babylon, 1956-1974


New Babylon: le divertissement libre

____________________________________________________________________ Constant Nieuwenhuys, Plan de Paris, 1963 Constant Nieuwenhuys, Plan du secteur jaune, 1960

45



la ville intelligente


48

psychotropes / tropique psychologique


L’Homo Numericus

49

L’homo numericus L’Homo Numericus __ l’homme numérique __ est l’image subliminale du nouveau citoyen d’aujourd’hui. Il est la matière grise d’une ville intelligente qui tend à devenir entièrement numérique, sorte d’ère glacière 2.0 pour l’homo sapiens en voie d’extinction. Cette ville est le fruit d’une double réalité où l’espace public et le cyber-espace se superposent comme des calques, ainsi se chevauchent l’adresse postale avec l’adresse électronique, le mur Facebook1 avec la clôture, la voirie avec le GPS2, le monument avec l’encyclopédie virtuelle wikipedia, le coffre fort avec le compte courant, l’amour avec le moteur de recherche. Cette réalité hybride résulte de la combinaison entre le matériel et l’immatériel, le moi réel avec le moi numérique, le physique avec le fantomatique. Via ____________________________________________________________________ à gauche: Shintaro Kago, kagomaniacs, 2008 1 Facebook: service en ligne de réseautage social 2 GPS: système de géolocalisation fonctionnant au niveau mondial


50

psychotropes / tropique psychologique les Techniques d’Informations et de Communications, les TIC, l’Homo Numericus développe de nouvelles facultés sensorielles et intellectuelles qui le sensibilisent à des interactions plus riches avec son écosystème. C’est à travers un nouveau langage et des nouvelles règles de communication avec l’autre que le sans-fil et la géolocalisation repoussent de plus en plus les limites de la géographie. Le temps des lettres à plûmes semble s’éloigner depuis que l’email dactylographié bas de l’aile plus rapidement qu’un pigeon voyageur. Et c’est pendant que le nouvel habitant de la ville numérique s’ouvre à de nouvelles expériences urbaines qu’il semble s’enfermer un peu plus dans une bulle individualiste. Paul Goldberger, critique d’architecture américain et lauréat du prix Pulitzer en 1984, publie “Disconnected Urbanism”, un texte qui dénonce la montée de ce diktat numérique, les effets néfastes sur l’espace public et le début d’une forme de dissolution des lien sociaux et des lieux. Il pense que: “Le téléphone rend l’espace public moins public, il transforme le piéton en un homme isolé ou séquestré et il fait du flâneur une figure de la sphère privée”1. Ici, les liens entre les hommes s’affaiblissent au profit d’une nouvelle forme de pratique, exclusive à un espace-temps inédit. Cependant l’homme numérique évolue simultanément dans son environnement physique et dans celui des réseaux, symbole d’un retour possible du don d’ubiquité, constituant une invitation, un élan, une base, pour multiplier de nouvelles interactions humaines et par conséquence, de nouvelles pratiques des espaces

____________________________________________________________________ 1 Paul Goldberger, “Disconnected Urbanism”, Metropolis Magazine, 1999, p. 66


L’Homo Numericus

51

urbains. L’exemple du développement de la livraison nous montre que le nouveau consommateur n’a plus besoin de se déplacer pour s’informer et/ou acheter. Une nouvelle société de consommation virtuelle se dresse à coups de cliques, de bannières publicitaires impalpables et stroboscopiques annonçant des fausses promotions et de paiements Paypal1. L’acheteur 2.0, assis sur son fauteuil en face de son écran oublie les risques d’accidents dues aux déplacements, les maux de dos à cause du poids des cabas et le stress du stationnement grâce aux numéros de suivis de leurs colis qui lui annoncent l’arrivée de ses commandes à son domicile. Les télécommunications ont remplacées le déplacement du consommateur au profit de nouveaux modes de transports et de services, de nouvelles formes de stockages de biens et d’informations, ainsi que des nouveaux emplois. Se forment ainsi un changement des pratiques urbaines, des programmes architecturaux, d’infrastructures. L’environnement tend à devenir une société de vitesse et d’immédiateté. Or l’immédiateté semble s’accompagner bien souvent d’une forme de passivité, voir d’immobilité. C’est dans ces nouvelles techniques que l’homme apparaît comme défait de ses limites temporelles et spatiales. Mais l’Homo Numericus est en quête de moyens qui lui permettent de choisir, d’être maître de son espace-temps même si esclave des techniques d’informations et de communications. “Ce que je veux, où je veux, quand je veux, comme je le veux et avec qui je veux” est ainsi une exigence de plus en plus prégnante dans sa vie quotidienne. C’est dans un jeu de va-et-vient, d’aller-retour, de déplacement et de replacement, de désynchronisation et de resynchronisation, de plug-in et d’unplug2 que les individus arrivent ____________________________________________________________________ 1 Paypal: site de paiement en ligne sécurisé 2 Plug-in: brancher 3 Un-plug: débrancher


52

psychotropes / tropique psychologique à leurs fins tout en les projetant dans des cercles sociaux multiples. Là où le moi physique ne peut qu’être singulier, le moi virtuel peut se conjuguer au pluriel. Cette navigation entre le virtuel et le matériel peut conduire à un état de schizophrénie, auquel cas la fusion des deux natures permet d’atteindre un état d’équilibre pour le bien être.

En résumé, L’Homo Numericus “souhaite s’adonner à des pratiques qui l’ancrent physiquement dans la réalité. Il ne doit pas renier sa qualité de “mammifère” même si la figure du cyborg plane au-dessus de sa tête et constitue un horizon possible de son évolution future ou de son destin.”1 Les déplacements numérique

urbains

à

travers

le

Aujourd’hui, la mobilité est devenue une nécessité et le droit d’accéder à la plupart des biens, des services et des relations sociales. Le déplacement conditionne de fait l’accès au logement, au travail, à l’éducation, à la culture, à la santé, mais aussi à l’amour, à l’amitié, à la politique. Pour l’Homo Numericus, le déplacement dans la ville tend à devenir de plus en plus écologique grâce aux nouveaux systèmes d’informations. Dans une tentative de ponctualité, les itinéraires deviennent multiples et les temps de déplacements estimables à l’aide des représentations en temps réel de la ville, tel que les caméras, les cartes des trafics, les horaires des transports publics. Les infrastructures ont crées la forme urbaine et le numérique ____________________________________________________________________ 1 Serge Wachter, La ville interactive : L’architecture et l’urbanisme au risque du numérique et de l’écologie, Paris, L’Harmattan, 2010, p.106


Les déplacement urbains à travers le numérique

53

permet de mieux la pratiquer, favorisant une dispersion territoriale à l’aide de cette complémentarité. La mobilité est facilité grâce à la bonne communication mais reste inévitablement dépendante des infrastructures physiques qui est la structure primaire de la vie urbaine. L’avenir du déplacement urbain repose sur un travail en parallèle entre les connexions en lignes, qui permettent de recevoir les bonnes informations sur les services de mobilité, et les améliorations des réseaux physiques, voies routières, ferroviaire... L’enjeu réside ainsi dans l’élaboration de ces voies et des moyens virtuels pour permettre aux habitants, même périphériques, d’accéder équitablement aux ressources de la ville, entité matérielle et système de communication à la fois. Il n’est pas question d’un duel entre les nouvelles techniques de communications et la géographie, mais plutôt d’une recomposition des pratiques sociales qui semblent difficiles dans leurs inscriptions spatiales. Les réseaux cherchent à remplacer la proximité, la densité et la diversité au profit d’une extension de la ville vers sa périphérie. Le statut d’urbanaute semble accessible aux habitants excentrés et aux communauté dispersée unies par les réseaux, nouvelle condition urbaine reposant sur l’interaction sociale qui peut être dématérialisée. Certains programmes d’architectures se déconstruisent depuis l’arrivée des technologies d’informations et de communications. Ainsi, un bâtiment qui contient plusieurs fonctions se retrouve à en être amputées pour les voir se faire greffer sur un autre bâtiment tout en restant connectées à l’aide des flux. Ces mutations touchent les espaces internes de l’édifice ainsi que l’apparence externe, la ville par extension. Nous prenons l’exemple des guichets de retraits et des banques où certaines fonctions ont été dématérialisées, rendant indispensable de repenser leurs


54

psychotropes / tropique psychologique architectures pour tenir compte des nouveaux liens entre les fonctions réelles et virtuelles. L’architecture occupe à la fois un site physique, mais il peut être relié à un réseau immatériel, nouvelle donnée à prendre en compte lors de sa conception. Mais, pendant que la prolifération massive des techniques d’informations et de communications influence fortement les modes de vies, elle ne touche que très peu à la morphologie générale de la ville. Les infrastructures numériques tel que les bornes wifi1, à part quelques unes, restent essentiellement invisibles. Les téléphones portables ont remplacés des dispositifs plus important tel que les cabines téléphoniques, époque qui marque une forte relation entre l’individu et les dispositifs physiques et technologiques. L’homme peut maintenant s’évader sans avoir à ce plugger à une machine. Les espaces publics immatériels “La question est alors de savoir comment il est possible d’associer l’espace primitif lié à la nature avec l’espace virtuel lié aux réseaux mondiaux des télécommunications”2

Les espaces publics ne changent pas mais des flux fantomatiques coexistent avec les habitants. C’est une couche d’informations numériques qui créer, parallèlement une réalité augmentée et virtuelle. La communication avec “l’au-delà” passe par l’utilisation des téléphones, outils d’inscriptions urbaines et de géolocalisations. La ville physique semble vaporiser une couche numérique qui plane au dessus d’elle et qui offre un lieu de dialogue

____________________________________________________________________ 1 Wifi: permet de relier sans fil plusieurs appareils informatiques 2 Toyo Ito, “image of architecture in the electronic age”, Teameyes files word press, 2007


Les espaces publics immatériels

55

____________________________________________________________________ Google, Google Glass: superposition d’un modèle virtuel 3D ou 2D à la perception que nous avons naturellement de la réalité et ceci en temps réel, en cours de développement


56

psychotropes / tropique psychologique via des applications. Le fantôme semble nous prendre par la main pour percevoir l’environnement que nous traversons de façon plus riche.

Chikara Ohno, architecte japonais, propose avec son projet “River runs through city” en 2011, une rivière électronique qui circule à travers la ville, un nuage d’information qui permet aux individus de naviguer physiquement en échangeant des informations avec ceux qui les voisinent. C’est un forum d’échange qui s’échappe des ordinateurs. Les terrains de jeux se trouvent dans la ville. Les rues deviennent des plates-formes où circulent des informations susceptibles à être perçues et appropriées par les individus qui s’y approchent. Ils s’échangent des programmations cinématographiques, des musiques, des avis sur des restaurations, se donnent rendez-vous pour des manifestations, en temps réel lorsqu’ils circulent sur ce flux. L’espace public se dédouble grâce à ce cyberespace, un espace public augmenté en somme. Des lieux sont taggués virtuellement __ des explications des expériences, des commentaires __ par ceux qui les visitent laissant derrière eux, à la manière d’un New Babylon numérique, une empreinte pour les visiteurs suivants. Les passants communiquent ensemble et interagissent avec les objets qui sont aussi reliés. Dans une idée d’économie et d’instantanéité, le projet de Chikara Ohno propose un nuage de données, un espace de vibration ouvert au collectif, sans travaux de génie civile. L’installation d’une application remplace les coups du bulldozer pour la mise en place de cette rivière d’information qui suffit pour créer une interaction entre les passants à travers un espace public totalement virtuel, le vivant avant la construction, un plaisir immédiat, sans coût ni attente.


Les espaces publics immatĂŠriels

____________________________________________________________________ Chikara Ohno, River runs through city, 2011

57


58

psychotropes / tropique psychologique “De facto, les qualités physiques et hospitalières traditionnelles de la rue peuvent - et pourront de plus en plus dans le futur- être rehaussées ou augmentées par une “offre numérique” apte à élever encore plus son degré d’urbanité.”1

____________________________________________________________________ 1 Serge Wachter, La ville interactive : L’architecture et l’urbanisme au risque du numérique et de l’écologie, Paris, L’Harmattan, 2010, p.119


Les espaces publics immatĂŠriels

____________________________________________________________________ Nokia, Lumia 920 City-Lens, en cours de dĂŠveloppement

59



alles ist architektur


62

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Hans Hollein, Mobile office, 1969


Alles Ist Architektur

63

Tout est architecture Dans le manifeste Alles Ist Architektur1 d’Hans Hollein publié en 1967 dans la revue Bau, il n’est pas réellement question de dire que chaque production est une architecture, mais plutôt que l’homme vie des architectures en tant que situation totale. La production architectural englobe le dessin d’un objets formel jusqu’à l’écriture d’un protocole d’interaction, un scénario qui invite les individus à être les protagonistes du projet. Le vivant fait partie intégrante de la structure du bâtiment. Les relations entre l’homme et son environnement se tisse de la conception jusqu’à l’activation. L’architecture est une ampoule en attente d’être allumée par l’homme interrupteur. En quelque sorte, Alles Ist Architektur veut plutôt dire “Tous le monde est architecte” de près ou de loin à travers l’action, mais surtout les rites festifs, les symboles et la magie. ____________________________________________________________________

1 Alles Ist Architektur: traduit, tout est architecture


64

psychotropes / tropique psychologique

Mais c’est à la fin de son manifeste que Hans Hollein évoque différents scénarios liés aux techniques d’informations et de communications. L’éducation et l’apprentissage se dématérialisent peu à peu au profit d’un accès illimité et gratuit pour tous. Internet devient une bibliothèque à échelle gigantesque où Youtube1 est une vidéothèque boulimique tandis que Google Maps2 offre la faculté d’explorer le monde avec un tour d’hélicoptère virtuel. La télévision a permis d’aller au cinéma en restant à domicile, de se sentir connecté au monde via le journal télévisé, d’apprendre à faire la cuisine, de faire du fitness et de consommer des objets inutiles. Enfin, le téléphone a crée le dialogue à longue distance, les prémisses du partage instantané. Hans Hollein va jusqu’à proposer une télévision en guise d’extension pour l’université de Vienne en 1967. Le majestueux édifice est relié au poste télévisé avec une banale prise électrique achetée dans le commerce. “Actuellement, un musée ou une école peuvent être parfaitement remplacés par ces moyens.” Les architectes se retrouve face à la mutation incessantes des programmes qui se lient à des nouveaux facteurs. Les techniques d’informations et de communications semblent éloignés de l’architecture mais la combinaison des deux ouvre des perceptions exclusives et évolutives sur le monde. Hans Hollein insiste à plusieurs reprises dans son manifeste que les architectes ont pour devoir de cesser de penser exclusivement leurs projets en terme de construction, mais d’information allant jusqu’à dire qu’un “édifice pourrait être une simple simulation”. ____________________________________________________________________ 1 Youtube: site web d’hébergement de vidéos sur lequel les utilisateurs peuvent envoyer, regarder et partager des séquences vidéo. 2 Google Maps: service gratuit de cartographie en ligne


Alles Ist Architektur

65

“étant donné que la plupart des gens connaît l’Acropole d’Athènes ou les pyramides d’égypte par des moyens autres que l’expérience directe, le fait qu’ils existent comme des réalités physiques en devient presque insignifiant. De fait, son importance réside dans l’effet de son information.” Les espaces sont des donnés comme des “occasions”, des lieux virtuels qui peuvent exister en fonction des événements qui s’y déroule. Les informations et les désirs vont activer un réseau, le former et faire ressentir une trame bâtie à travers l’esprit. Hollein déplace ainsi l’accent du bâti vers l’environnement non-physique où l’immatériel est un matériau à part entière de l’architecture. Elle est la géométrie de l’absence. Il y a du vivant dans ce “néant”. C’est en s’appropriant et en saisissant l’objet qu’il acquiert du sens, ici “objet” peut être synonyme “d’information”. L’individu peut alors vivre une architecture à travers un écran, une image, un son, une odeur, il est une antenne réceptrice d’émotions. La communication réveil les sens et établie une relation avec une multitude de lieux. Un appel téléphonique peut faire voyager les interlocuteurs à travers les sons ambiants tandis qu’un film peut transporter les spectateurs dans une ville post-apocalyptique résultant d’effets spéciaux. Ce n’est pas dans le béton que le changement d’échelle opère, mais de manière invisible dans la fibre optique et les câbles sous-marins. C’est une échelle impalpable étendue à une échelle globale et réelle. C’est à travers ses statements __ ses déclarations __ qu’Hans Hollein dépeint la clef: c’est autour de l’interaction que l’homme peut rouvrir la porte d’une mémoire oubliée. Celle des relations qui se sont construites entre les conditions psychiques, les corps et le bâti.


66

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Hans Hollein, Highrise Building: Sparkplug project, 1964


Alles Ist Architektur

____________________________________________________________________ Hans Hollein, Highrise Building: Aircraft project, 1964

67



conclusion


70

psychotropes / tropique psychologique


Conclusion

71

conclusion L’architecture questionne sans cesse le futur, signe d’un désir de pérennité. Elle trouve ainsi ses réponses à travers les usages, les réseaux, les effets chimiques et technologiques, les performances artistiques, les objets de consommations, l’entertainment et l’interaction. L’architecture ne change et ne changera pas littéralement. Elle évolue et aspire à devenir de plus en plus plurielle, reveillant par le biais du phénomène de revenance, des réponses qui ont semblées être beaucoup trop rêveurs. Les utopies, ou les contreutopies, prennent place naturellement. Les google glass rappellent les masques d’expansions de l’esprit de Haus-Rucker-Co, les espaces publics immatériels superposent la ville sur la ville un peu comme les mégastructures proposées par Constant Nieuwenhuys et l’importance de la lumière et des enseignes d’informations dans les villes reproduisent les effets des pilules architecturales d’Hans Hollein.


72

psychotropes / tropique psychologique La ville du futur ne peut plus être planifiée ou conçue dans sa globalité par les urbanistes et les architectes qui ne maîtrisent plus la complexité de la société urbaine d’aujourd’hui. Rejoignant ici les thèses des Situationnistes, de Guy Debord ou Constant Nieuwenhuys, il ne s’agit plus de formaliser ou de réglementer la ville, mais d’établir un nouveau cadre structurel, sans nier ni raser la ville historique et en laissant l’individus être aussi l’auteur de son environnement. “Nous sommes tous des architectes. Tout est architecture.”1

La forme idéale d’une société parfaite n’est plus la réponse exclusive à la problématique de faire la ville. Les nouveaux champs d’expressions des futures villes ou des futures utopies sont ceux de la ville-réseau à l’échelle planétaire et ceux de la ville numérique à l’échelle locale, architecturée par les réseaux d’information et notamment Internet, par les réseaux de télécommunication, par la mondialisation de l’économie et de la culture. Le pont se fait naturellement avec le projet New Babylon de Constant avec son système en deux unités, la macrostructure infrastructurelle et la microstructure qui sont les secteurs dont les manipulations n’affectent pas l’ordre premier. L’architecture de la construction n’est pas le seul thérapeute d’une société soi-disante malade car la ville-réseau réanime le fantasme d’une utopie sociale grâce à ses espoirs de communication universelle. La liberté individuelle au sein d’un organisme collectif formé par la masse des internautes, court-circuitent les organisations politiques, les institutions culturelles et les médias traditionnels. Le rêve de certains précurseurs au cours des siècles passés qui ont cherchés à recréer une société urbaine sur de nouvelles bases paraît prendre forme.

____________________________________________________________________ 1 Hans Hollein, “Tout est architecture”, Bau, n° 1-2, 1967


Conclusion

____________________________________________________________________ Shinya Tsukamoto, Tetsuo, 1989

73



annexes


76

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Hans Hollein, Portrait


Hans Hollein

77

hans hollein (1934 - 2014) Considéré comme l’un des précurseurs de l’architecture radicale et du mouvement postmoderne, Hans Hollein est une figure essentielle de l’histoire de l’architecture de la deuxième moitié du XXe siècle. Envisageant l’architecture à la fois comme un système de signes et un medium de communication, il développe dès la fin des années 1950 une démarche reposant sur le collage et le détournement d’images et de références. Marqué par la Endless House de Frederick Kiesler, les jeux d’échelles de Claes Oldenburg et le pouvoir envoûtant des objets sacrés amérindiens, il imagine sous forme de dessins et de photomontages des projets sculpturaux en rupture avec le fonctionnalisme (Überbauung Wien, 1960 ; Projekt für eine Stadt, 1960) : la charge symbolique et poétique de leurs formes archétypales doit permettre selon lui l’émergence d’une nouvelle spiritualité. Cette volonté de retour à une monumentalité archaïque


78

psychotropes / tropique psychologique s’accompagne d’une fascination critique pour la technologie, dont l’architecte veut à la fois démonter les mécanismes et libérer le potentiel magique en en recyclant les icônes. Dans un contexte international marqué par la guerre froide, le photomontage Flugzeugträger in der Landschaft (1964) réalise un chassé croisé avec le modèle architectural moderniste du paquebot en montrant un porte-avion implanté au sein de la campagne autrichienne. Dès 1965, Hollein va s’attacher à transposer la puissance évocatrice et l’étrangeté de ces « imageschocs » dans l’espace physique, en réalisant des édifices alliant hightech et minéralité qui s’adresseront tant aux sens qu’aux émotions (Retti, Vienne, 1966 ; Schullin I et II, Vienne, 1972-74 et 198182). Parallèlement, son intérêt pour la dimension psychologique de l’architecture le conduit à en étendre le champ (il déclare “tout est architecture” en 1967) jusqu’à la dématérialisation. Il développe la notion d’environnement (Umwelt) et imagine plusieurs dispositifs d’altération de la perception spatiale : pilules (Architekturpillen, 1967), spray (Svobodair, 1968). Diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, de l’Illinois Institute of Technology et de l’Université de Californie, Hans Hollein séjourne en Suède et aux Etats-Unis avant de fonder sa propre agence à Vienne en 1964. La même année, il fonde la revue Bau, qu’il dirigera jusqu’en 1970. Auteur de nombreux textes manifestes, de projets architecturaux d’ampleur à travers le monde, mais aussi scénographe de théâtre, commissaire d’expositions et designer réputé, Hans Hollein a également marqué l’architecture par son enseignement, dispensé dans les plus prestigieuses universités. Il a reçu le Pritzker Prize en 1985 pour l’ensemble de son œuvre.


Hans Hollein

____________________________________________________________________ Hans Hollein, Vulcania, Saint-Ours, France, 2002

79


80

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Haus Rucker Co, Casques Environnementaux, 1967-1969


Haus-Rucker-Co

81

haus-rucker-co (1967 - 1992) Groupe radical emblématique de la scène viennoise des années 1960 et 1970, Haus-Rucker-Co se concentre dès ses débuts sur l’expérience du corps, développant des espaces cognitifs et sensibles qu’ils pratiquent lors de performances dans l’espace urbain. Ces événements doivent stimuler et libérer la conscience, permettant à l’esprit de s’ouvrir à une autre dimension. Après Pneumocosm en 1967, Laurids Ortner et son équipe créent le Mind Expander I , véritable “instrument pour percevoir le monde interne”. En 1969, le groupe imagine un environnement totalement artificiel, doté d’un équipement électronique, un “Divan d’amour“ gonflable, muni d’un casque et destiné à deux personnes, qui permet d’atteindre un état d’extase psychique au moyen de stimuli électro-tactiles.


82

psychotropes / tropique psychologique À Vienne en 1970, au Musée du XXe siècle, ils présentent leur Riesenbillard (billard géant), un énorme environnement pneumatique pour 100 personnes, qu’ils installeront plus tard au milieu d’une rue de New York. Leur critique de la notion de progrès, de l’industrialisation et de ses conséquences sur l’environnement devient plus virulente au début des années 1970. Ils imaginent alors des projets d’exposition comme Cover : Shell around Haus Lange Museum (1971). Une structure gonflable enveloppe la maison de Mies van der Rohe à Krefeld afin de la préserver de la pollution ambiante. Oase nr.7, une cellule gonflable accrochée à la façade du bâtiment de la documenta V en 1972, reste une image iconique de ce rapport critique et spectaculaire à la ville, toujours à la recherche de nouveaux modes d’habiter. En 1967, Haus-Rucker-Co est fondé à Vienne par de jeunes architectes et artistes, Laurids Ortner (1941), Günter Zamp Kelp (1941) et Klaus Pinter (1940). En 1970-71, rejoint par Manfred Ortner (1943), Haus-Rucker-Co ouvre des ateliers à Düsseldorf et New York, qui deviendront indépendants l’année suivante (HausRucker-Co et Haus-Rucker Inc.). Après la séparation de HausRucker-Inc en 1977, Klaus Pinter débute une activité d’artiste et Caroll Michels une activité d’écrivain. En 1987, des agences indépendantes sont créées par Laurids Ortner, Manfred Ortner à Vienne et Günter Zamp Kelp à Düsseldorf. La dissolution de Haus-Rucker-Co est prononcée officiellement en 1992 à Düsseldorf.


Haus-Rucker-Co

____________________________________________________________________ Haus-Rucker-Co, Oase nr.7, Vienne, Autrice, 1972

83


84

psychotropes / tropique psychologique

____________________________________________________________________ Constant Nieuwenhuys, Capture d’écran


Constant Nieuwenhuys

85

constant nieuwenhuys (1920 - 2005) Peintre de formation, Constant est une figure majeure de la scène artistique néerlandaise de la seconde moitié du XXe siècle. En 1948, il fonde le mouvement international COBRA avec des dissidents surréalistes danois, belges et néerlandais, et défend un art libre, spontané et joyeux qui renoue avec l’universel par la recherche de formes archétypales. Au début des années 1950, il participe aux réunions des membres hollandais du Congrès International d’Architecture Moderne et se rapproche du groupe dissident Team X, notamment d’Aldo Van Eyck avec lequel il collabore dès 1952. Ensemble, ils en appellent à un colorisme spatial qui, après De Stijl, réaffirme l’importance de la couleur en architecture. À partir de 1953, Constant s’oriente vers la construction et expérimente ces principes dans des sculptures d’inspiration néoplasticiste puis néo-constructiviste. L’artiste réalise aussi


86

psychotropes / tropique psychologique plusieurs projets spatiodynamiques (1953-56) avec Nicolas Schöffer, qui l’introduit au groupe Espace, créé par André Bloc et Felix Del Marle et qui défend en France une nouvelle synthèse des arts. Dès cette époque, Constant entame une réflexion sur la réalité urbaine, incitant à la nomadisation et à la généralisation d’un comportement ludique. En 1956, il intègre le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste créé par Asger Jorn en réaction au Style International. La même année, il abandonne la peinture pour se consacrer exclusivement pendant dix-huit ans à New Babylon, illustration radicale de “l’urbanisme unitaire” de Guy Debord, et participe à la fondation de l’Internationale Situationniste en 1957, avant de démissionner trois ans plus tard. Son projet utopique de cité planétaire, anticipant les recherches de Yona Friedman et des groupes radicaux comme Archigram, deviendra une référence iconique de l’imaginaire architectural du XXe siècle. Peintre et architecte, Constant Nieuwenhuys, dit Constant, est également l’auteur de plusieurs livres d’artistes (Voor een Spatiaal Colorisme, avec Aldo Van Eyck ; New Babylon, 1963), de nombreux manifestes (La cause était entendue, 1948, avec Christian Dotremont, Eph Noiret, Corneille, Karel Appel et Asger Jorn ; De la collaboration à l’unité des arts plastiques, 1955) ainsi que d’articles dans la revue L’Internationale Situationniste. Son œuvre a été présentée lors de plusieurs expositions historiques (Architecture mobile, Amsterdam, 1962) et rétrospectives (Witte de With, Rotterdam, 1998 ; Documenta de Kassel, 2002 ; Gemeentemuseum, La Haye, 2005). New Babylon a été l’objet de très nombreuses publications et de colloques internationaux (The Value of Dreaming the City of Tomorrow, Delft, 2000). La plupart des maquettes du projet sont aujourd’hui conservées par le Gemeentemuseum à La Haye.


Constant Nieuwenhuys

____________________________________________________________________ Constant Nieuwenhuys, Concert Hall for Electronic Music, New Babylon, 1958 - 1961

87



bibliographie



Bibliographie

91

Bruce Bégout, Zéropolis, Paris, Allia, 2002 Guy Debord, “...Une idée neuve en Europe”, Potlatch, n° 7, 3 août 1954 Collection du Frac, Architecture Experimentales 1950-200, Catalogue de l’exposition à Paris, 2003 Paul Goldberger, “Disconnected Urbanism”, Metropolis Magazine, 1999 Hans Hollein, Architektur, work in progress, Vienne, Galerie St. Stephan, 1963 Idem, “Tout est architecture”, Bau, n° 1-2, 1967 Aldous Huxley, Les portes de la perception, Paris, 10/18, 2001 Toyo Ito, “image of architecture in the electronic age”, Teameyes files word press, 2007 Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse, Paris, Gallimard, 1991 (1er ed. 1970) Constant Nieuwenhuys, “Une autre ville pour une autre vie”, Internationale Situationniste, n°3, 1959 Juhani Pallasmaa, Le regard des sens, Paris, Éditions du Linteau, 2010 Centre Pompidou, Dreamlands: des parcs d’attractions aux cités du futur, Catalogue de l’exposition à Paris, 2010 Dominique Rouillard, Superarchitecture: le futur de l’architecture 1950-1970, de la Villette, 2004 John Savage, Machine soul: Une histoire de la techno, Paris, Allia, 2011 Nicolas Schöffer, La ville cybernétique, Paris, Éditions Tchou, 1969 Serge Wachter, La ville interactive : L’architecture et l’urbanisme au risque du numérique et de l’écologie, Paris, L’Harmattan, 2010



Remerciements: Corps professoral du domaine B Camille Saussol Dispersion (RIP) QPC crew mon entourage lecteurs


Trung Phong NGUYEN psychotropes / tropique psychologique Mémoire de Master 2 d’Architecture Domaine B Architecture - Ville - Territoire Enseignant titulaire : Jacques ROBERT ENSAPBx - 2014

2 0 1 4


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.