En quoi ce numéro est-il un exercice de sociologie filmique ?

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En quoi ce numéro est-il un exercice de sociologie filmique ?

Fraser, P. (2023), « En quoi ce numéro est-il un exercice de sociologie filmique ? », Sociologie Visuelle, n° 4, François Routhier et Pierre Fraser (éds.), Québec : Photo|Société, pp. 9-12

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1 Directeur de la Revue Sociologie Visuelle. 2 Producteur et réalisateur chez Photo|Société.

Edgar Morin, après avoir visionné le film Masculin féminin de Jean-Luc Godard, disait à son sujet : « Jusque-là, on pensait que l’au-delà de la fiction était le documentaire, et que l’au-delà du documentaire était le film de fiction. Ici, avec Masculin féminin, nous sommes en même temps au-delà du réalisme de fiction et du cinéma-vérité documentaire. C’est pour moi la première réussite de ce cinéma-essai qui, depuis des années, se cherche1 . » Italo Calvino, quant à lui, dira de ce film de Godard : « Le film enquête-sociologique n’a de sens que s’il est autre chose qu’une illustration filmée d’une vérité que la sociologie ou l’historiographie ont déjà établie. Il doit intervenir pour contester de quelque façon ce que la sociologie et l’historiographie disent. J’envisage pour ce vrai ‘film-essai’ une attitude non pédagogique, mais d’interrogation2 . » Contrairement à Jean-Luc Godard, François Truffaut considérait le cinéma de fiction comme « le mensonge organisé ». Voulait-il ainsi, « par opposition au documentaire qu’il haïssait, faire une fiction qui était pour lui un mensonge organisé ?3 ».

Comment s’y retrouver ? Le documentaire a-t-il réellement cette capacité à capturer la réalité et à offrir un regard authentique sur le monde ? Est-il vraiment un outil permettant de documenter et de témoigner de la vie réelle ? Auquel cas, si le documentaire est une forme d’expression artistique légitime, distincte de la fiction, mais tout aussi importante, il devient forcément nécessaire d’évaluer dans quelle mesure il peut apporterdesinformationspertinentessurdessujetsvariés,explorer certaines réalitéssociales

1 Edgar, M. (1989), cité dans Anatole Dauman, Argos films : souvenir-écran, Paris : Centre Georges Pompidou, p. 194.

2 Calvino, I. (1966), Cahiers du cinéma, n° 185.

3 Frappat, H. (2022, 17 mai), « La Nuit américaine : Les films sont comme des trains dans la nuit », Philosopher avec François Truffaut, Épisode 6/8, France Culture, URL : https://tinyurl.com/4s42cj2w

et permettre une compréhension plus profonde de la condition humaine. En ce sens, l’objectif principal du documentaire ne serait-il pas de rendre compte de la réalité de manière honnête et sincère, en évitant les artifices de la mise en scène et du scénario fictionnel ? Donc, si nous valorisons cette approche directe et authentique, pouvonsnous pour autant garantir aux spectateurs une immersion dans des histoires et des expériences sociales réelles ? Rien n’est moins certain.

D’un côté, Godard remettait en question la notion même de vérité dans le cinéma documentaire et croyait que tout film, qu’il soit documentaire ou fictionnel, était avant tout une construction subjective. Selon lui, la caméra serait tout à fait incapable de capturer la réalité telle qu’elle est et serait plutôt uneinterprétation tout à fait subjective de celle-ci Et au risque de nous répéter, « Truffaut s’est toujours réclamé de ce qu’il appelait ‘le mensonge organisé’, sa définition de la fiction [car] Il voulait, par opposition au documentaire, qu’il haïssait, faire une fiction qui était pour lui un mensonge organisé4 ». Et il importe ici de souligner à nouveau cette position, car elle met bien en exergue le fossé qui séparait, non seulement les deux cinéastes, mais comment il est aussi possible de faire aussi le pont entre ces deux positions.

De l’autre côté, « Truffaut s’est toujours réclamé de ce qu’il appelait ‘le mensonge organisé’, sa définition de la fiction. Il voulait, par opposition au documentaire, qu’il haïssait, faire une fiction qui était pour lui un mensonge organisé5 »

Tentant de concilier ces deux positions diamétralement opposées, les sociologues

Jean-Pierre Durand et Joyce Sebag avancent l’idée d’une sociologie filmique où le cinéma, avec ses méthodes, ses formats et ses techniques, peut servir de médium à la sociologie. Ainsi, l’idée d’une sociologie filmique consisterait à produire des documentaires qui se suffisent à eux-mêmes, capables de rendre compte de la réalité sans recourir à la description écrite. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que l’écriture-papier doive perdre toute sa pertinence, car elle reste essentielle pour soutenir les débats, les critiques et les difficultés liés à la réalisation de ces documentaires sociologiques6 . Pourtant, malgré cette proposition de sociologie filmique, il est important de reconnaître que le documentaire a souvent tendance à glisser vers l’essai personnel, la propagande déguisée ou une certaine distorsion de la réalité7. Certains documentaires adoptent un point de vue préconçu, utilisant le médium pour promouvoir des idées spécifiques, tandis que d’autres manipulent délibérément la réalité pour servir un objectif

4 Frappat, H. (2022, 17 mai), op. cit.

5 Frappat, H. (2022, 17 mai), op. cit

6 Durand, J.-P., Sebag, J. (2015), « La sociologie filmique : écrire la sociologie par le cinéma ? », L’Année sociologique, n° 65, DOI : https://doi.org/10.3917/anso.151.0071, pp. 71-96.

7 Le documentaire a cette fâcheuse tendance à être soit un essai personnel qui adopte un point de vue déjà convenu (Super Size Me, Morgan Spurlock, 2004), soit une propagande déguisée en documentaire (An Inconvenient Truth, Davis Guggenheim, 2006), soit une distorsion de la réalité (Fahrenheit 911, Michael More).

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particulier. Cette réalité, à elle seule, souligne les défis auxquels sont confrontés les sociologueslorsqu’ilsutilisentlesoutilscinématographiquespourreprésentercertaines réalités sociales.

Si l’on considère que la sociologie a pour rôle de susciter une réflexion critique sur différents enjeux sociaux, il est légitime de se demander si la sociologie filmique, en utilisant le langage cinématographique, peut représenter légitimement les phénomènes sociaux, les contextes culturels, les conflits et les contradictions de la vie sociale. Bien que le langage cinématographique puisse raconter des histoires en utilisant des images, des sons, des musiques, des dialogues et des effets spéciaux, il est important de se demander si ces techniques de représentation peuvent réellement stimuler une réflexion critique chez le public. L’utilisation de techniques de montage, par exemple, permet de créer des effets de sens, de rythme et d’émotion, mais cela garantit-il pour autant une réflexion critique de la part du spectateur ?

Il est crucial de reconnaître que la manipulation des éléments cinématographiques peut influencer la perception du public et orienter son interprétation. Les choix de plans, la durée des séquences, les transitions entre les séquences, la musique, les effets sonores et les effets visuels sont autant d’outils qui peuvent être utilisés pour orienter l’expérience visuelle. Cela soulève forcément la question de savoir si la sociologie filmique peut réellement atteindre son objectif de susciter une réflexion critique si ces techniques sont exploitées de manière à diriger le public vers une interprétation spécifique, sans compter que le documentaire est souvent confronté à des dilemmes de nature éthique. Les choix de ce qui est inclus ou exclu du cadre, les décisions éditoriales sur la narration et la sélection des témoignages, peuvent tous avoir un impact sur la représentation ou la « déformation » de la réalité. La partialité inhérente à la perspective du réalisateur, ainsi que les contraintes de temps et de format, peuvent également influencer la manière dont la réalité est présentée et représentée. Il est donc important de garder cela à l’esprit lors de l’évaluation de la capacité du documentaire à capturer fidèlement la réalité et à offrir un regard le moindrement authentique sur le monde.

En fait, la question de savoir si le médium cinématographique peut réellement être utilisé de manière efficace pour faire de la sociologie reste ouverte. Pour notre part, nous considérons que, en matière de sociologie filmique, il est essentiel d’adopter une approche réflexive et éthique dans la création de documentaires à dimension sociale et sociétale. Toutefois, le sociologue doit être conscient de ses propres biais et motivations, tout en s’efforçant de représenter adéquatement la réalité sociale avec honnêteté et intégrité. Ce faisant, le public sera plus susceptible de développer une certaine vigilance critique et une capacité à questionner la représentation qui lui est proposée afin de nepas accepter passivement ce qui lui est présenté comme unevérité absolue. Donc, si l’une des principales difficultés réside dans la tension entre la nécessité de

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représenter fidèlement la réalité sociale et les contraintes artistiques et narratives du cinéma, il faut également prendre en considération que le cinéma, en tant qu’art, est souvent guidé par des considérations esthétiques, des structures narratives et des conventions qui peuvent différer de l’objectif de rigueur et d’exactitude scientifique de la sociologie. Deplus,la complexitédesphénomènes sociaux et des enjeux sociologiques peut rendre difficile leur représentation exhaustive et nuancée dans un format cinématographique, ce qui implique de faire des choix sélectifs pour raconter une histoire cohérente et captivante, tout en évitant une simplification excessive, une réduction des nuances et une perte de contexte. Il est donc essentiel de trouver un équilibre entre la forme artistique et la fidélité à la réalité sociologique.

L’autre défi majeur de l’utilisation des méthodes et procédés du cinéma réside avant tout dans la nécessité de garantir l’éthique et l’intégrité de la recherche sociologique. Cela implique d’obtenir le consentement éclairé des participants, de respecter leur confidentialité et de prendre en compte les éventuelles répercussions sociales ou individuelles de la diffusion du documentaire. Le sociologue doit être conscient de sa responsabilité envers les personnes et les communautés qu’il représente et éviter toute exploitation ou sensationnalisme. En ce sens, il convient de noter que la sociologie filmique ne remplace pas les autres formes de recherche sociologique, mais qu’elle peut les compléter et offrir une perspective différente et accessible à propos de différents enjeux sociaux, tout en donnant une voix aux personnes marginalisées ou sousreprésentées, mettant ainsi en lumière des réalités invisibles en mesure d’engager un plus large public dans des débats sociaux d’importance.

Partant de ces réflexions, et dans le cadre de la démarche de sociologie filmique du projet Penser l’accessibilité, nous avons privilégié l’utilisation de brèves capsules vidéo afin de représenter des situations concrètes liées à différentes situations de handicap. Toutes les capsules vidéo en lien avec les articles de ce numéro appuient et enrichissent les contenus présentés, et pas autrement. Chaque montage réalisé se veut minimaliste, se limitant principalement à améliorer la qualité de l’audio et de la vidéo. De cette manière, nous parvenons à une représentation relativement fidèle de la réalité, sans manipulation excessive. Par exemple, la mise en scène de personnes en situation de handicap dans différents contextes devient ainsi une contribution qui soutient la recherche scientifique plutôt qu’une tentative de la concurrencer. Dans cette optique, la rigueur scientifique demeure la priorité, tandis que les capsules vidéo viennent l’appuyer, ce qui permet ainsi d’élargir l’accès à la connaissance.

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