Soft & Hard dichotomy

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3.1 Des masculinités en crise : nerd, sissy et homme de bureau 3.1.1 Anti-intellectualisme et primitivisme Rooseveltien Pour mieux comprendre la place marginale des nerds dans le contexte plus large de la masculinité blanche américaine, ou le rôle de contre modèle que ces personnages peuvent jouer, il faut non seulement expliquer les fondements du culte du corps, notamment au cinéma (ce que nous avons tenté en parlant du film d'Action), mais aussi expliquer les raisons du rejet des intellectuels aux États-Unis. Même si la réflexion des personnages a sa place dans les films de divertissement américains, nous avons expliqué que celle-ci devait apparaître comme une qualité physique pour présenter une aura positive. Sans cela, cette intelligence connote nécessairement une atrophie du corps, un délaissement des activités physiques qui fondent les représentations positives du corps véritablement masculin. Ce régime d'oppositions, cependant, ne doit pas être interprété comme un phénomène récent : il a présidé à la caractérisation de héros d'Action dès le début du XXe siècle. Dans ce cadre, ce sont les rôles de Douglas Fairbanks, tels qu'ils sont analysés par Gaylyn Studlar, qui font figure de modèle. Dans les films muets qui constituent la carrière de l'acteur de 1915 à 1920, Fairbanks s'est construit une persona de héros à la fois vigoureux et décontracté, aussi puissant que souriant. Cette masculinité forte, apparemment sans brèche, repose sur un équilibre qui apparaîtra sans doute comme une contradiction, au regard de nos interprétations précédentes. Studlar décompose la figure de Fairbanks (dans des films comme Double Trouble (1915), The Lamb (1915) ou encore The Molly Coddle (1920)) comme celle d'une masculinité idéale, à la fois mature et juvénile - pour mieux comprendre cette analyse et ses implications, nous devons poser quelques jalons historiques. Au début du XXe siècle, les femmes américaines commencent à intégrer des domaines jusque-là réservés aux hommes ; leurs activités, encore rarement professionnelles, les emmènent cependant en dehors de la maison, lors de visites ou après-midis en clubs1. Réciproquement, les hommes commencent à davantage s'investir dans la vie domestique, notamment par une implication grandissante dans l'éducation de leurs enfants. Les familles quittent les villes gagnées lors de l'exode rural pour les

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MARSH Margaret. "Suburban Men and Masculine Domesticity". 1990, p. 111-122.


banlieues (suburbs), les loisirs devenant par la même occasion un des piliers de la cellule familiale. Cette redistribution des rôles va, comme l'explique Studlar, amener une redéfinition de la masculinité : une angoisse de féminisation, notamment en ce qui concerne les jeunes garçons, va donner lieu à la formation de modèles contraires, valorisant une masculinité physique, tournée vers le développement du corps. La logique de ce discours, plutôt binaire malgré ses contradictions, est incarnée par Teddy Roosevelt, et à sa suite les multiples réseaux sociaux pour garçons qui vont naître aux États-Unis (YMCA, Boys-scouts, etc.)2. La domesticité des hommes, encore naissante, s'ancre dans une participation accrue à l'éducation des enfants, mais tout de même principalement des jeunes garçons : il est alors affirmé, dans les guides d'aide aux parents, que la proximité des pères avec leurs fils garantit la masculinité (manhood) de ces derniers. Face à l'homme idéal, masculin, un modèle antithétique est posé : ce n'est pas encore le nerd, pas même le "square", mais le (nous serions plutôt tentée de dire la) "sissy". Sissy pourrait se traduire par "femmelette", il peut également suggérer le terme "tante" qui évoque une forme de féminisation, une masculinité en déficit, mais aussi, nous le verrons, une personne trop cultivée, qui a perdu contact avec sa nature initialement primitive. Dans le discours alors répandu dans les années 10, la sissy est le résultat d'une trop grande exposition à la gent féminine, notamment aux enseignantes (les Sunday schools, majoritairement tenues par des femmes, sont particulièrement visées). Douglas Fairbanks interprète dans ses films ces deux pans de la masculinité américaine redéfinie : la première personnalité, maniérée et douillette (l'homosexualité, jamais nommée, vient immédiatement à l'esprit d'un spectateur contemporain) est opposée à celle, conquérante, d'un homme accompli, qui a su garder en lui son âme - et son énergie - de petit garçon. Cette fusion de la masculinité adulte et enfantine relève d'un mélange complexe : cette part de juvénilité que les Américains des années 10-20 sont appelés à conserver ne relève bien entendu pas du physique anachronique du nerd, que nous avons évoqué plus haut, relativement aux questions d'âge. Ce que Fairbanks conserve de l'enfance, c'est l'esprit du jeu : alors que le corps musclé va progressivement devenir un objet de fantasme, les activités recommandées consistent plutôt à grimper aux arbres qu'à soulever des poids3. L'opposition entre féminité et masculinité n'est pas la seule à réguler ce modèle. La "sissy" a non seulement, selon le cliché qui la définit, pâti de la compagnie

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STUDLAR Gaylyn. This Mad Masquerade. Stardom and Masculinity in the Jazz Age. 1996, p. 31. Ibid., p. 48-54.


des femmes, mais aussi de sa sédentarisation, principalement en milieu urbain et dans le contexte des classes aisées. Les récits qui mettent alors en scène Fairbanks racontent fréquemment le trajet d'une sissy vers la réformation : grâce à une expérience de la nature, et de l'exercice physique (parfois sous des formes héroïques), chaque alter ego de l'acteur retrouve la voie de la masculinité. Cette expérience implique de quitter la ville pour retrouver des milieux plus sauvages, susceptibles de raviver une masculinité américaine primitive, liée au mythe de la Frontière. Comme le remarque Studlar, la Frontière ne se présente plus, dans les années 10, que sous sa forme mythique ; comme repère géographique, elle a cessé d'exister depuis 1890 4. Cependant, les espaces sauvages, principalement ceux associés à l'Ouest, ont gardé toute leur force de suggestion : c'est dans ces milieux, plus sauvages, moins soumis aux contraintes de la vie urbaine, que les hommes sont invités à aller puiser leur masculinité - par les films de Fairbanks, mais aussi par d'autres contenus, telles les œuvres picturales de Remington. L'origine du héros est une fois de plus connectée aux grands espaces et à la conquête de l'Ouest, comme nous avons pu l'évoquer dans notre premier chapitre. Mais ici, il est clair que l'héroïsme n'existe que par contraste avec un contre-modèle : cette place de la masculinité déficiente, occupée au début du siècle par la sissy trop féminine, va ensuite être déclinée pour correspondre aux altérités que la masculinité blanche refuse d'intégrer. L'envers de l'héroïsme se déclinera ainsi dans une forme d'orientalisme en qualifiant de façon similaire les Juifs et les Asiatiques, perçus comme trop doux, trop sensuels.

3.1.2 "Soft & Hard" : le cœur problématique de la masculinité L'opposition entre la sissy et le héros reprend un codage occidental largement répandu, qui place la masculinité du côté de la dureté et de l'impénétrabilité (hardness, en anglais), par opposition à une féminité douce, fluide, voire molle (softness) 5. La dichotomie qui nous occupe est ici exprimée en termes plus généraux encore, et dépasse la seule définition de la masculinité américaine. Cette distinction provient en grande

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Ibid., p. 62. 1890 correspond à la date retenue par Frederick Jackson Turner dans son ouvrage The Significance of the Frontier in American History publié en 1893. 5 Cette partie doit beaucoup au cours d'Éric Maigret, cf. MAIGRET Éric. La représentation du corps masculin dans la bande dessinée de super-héros. Cours présenté à l'Université Paris III Sorbonne Nouvelle, février 2010.


partie des travaux de Klaus Theweleit sur les FreiKorps en Allemagne. Masculinité et féminité, dans le discours fasciste, sont rigoureusement séparés et fonctionnent autour de ces concepts respectifs, définissant le corps masculin comme une machine, un solide, par opposition à la femme, mais aussi à tout ce qui n'est pas lui. Susan Bordo, dans une étude qui a déjà alimenté notre propos, resitue plus largement ces observations dans le contexte de la culture occidentale. En suivant Jeffrey Brown, lui aussi lecteur de Theweleit, nous voulons éviter de déduire de ces transferts culturels une fascisation de l'Occident. Alors que ces modèles coexistent mais ne se mélangent pas dans la culture allemande du début du siècle, les concepts de dureté et de mollesse (hardness and softness) font l'objet de redistributions et d'échanges permanents

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dans leurs

manifestations américaines. Ainsi, si héros et sissy sont des figures opposées quasiment en tous points, Fairbanks les réunit et les fait communiquer : ses personnages sont systématiquement affectés par la problématique du double. Le corps de Fairbanks est ainsi amené à naviguer entre masculinité et féminité (ou plutôt un masculin trop féminin, puisqu'il ne s'agit pas de travestissement), dureté et mollesse, Ouest et Est, et enfin primitif et civilisé. Si le primitif, lorsqu'il est associé aux Afro-Américains, est codé négativement en raison de son excès, c'est un excès de civilisation qui menace la sissy, et par extension le nerd qui occupera une place similaire.

L'éducation des jeunes garçons dans les années 10 est donc vecteur d'angoisse : celle-ci s'inscrit cependant dans le contexte plus large d'une "crise" de la masculinité, dont nous avons déjà pointé l'origine, en évoquant les repères de plus en plus flous qui gouvernent la définition de la masculinité7. Alors que les familles de la classe moyenne se déplacent vers les banlieues, c'est un autre type de travail qui va occuper les hommes. Le travail manuel, qui garantissait jusqu'alors une affirmation de la masculinité par le corps, va de plus en plus être remplacé par un travail de bureau, lui aussi vecteur de sédentarisation, et donc, symboliquement, d'une mise à distance de l'espace physique de

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BROWN Jeffrey A. Comic Book Masculinity. op. cit., p. 28. L'intégration des femmes dans des sphères précédemment réservées aux hommes, telle que nous l'avons décrite, s'effectue au tournant du XXe siècle, mais résulte d'un mouvement amorcé à la moitié du XIXe siècle : la Guerre de Sécession a participé à la redistribution des rôles (cf. MARSH Margaret. op. cit., p. 113). Il n'est pas donc pas surprenant que ce mouvement s'amplifie, ou se confirme après les Première et Seconde Guerres Mondiales. Dans les années cinquante, cette crise de la masculinité, et la féminisation qui la caractérise sera clairement exprimée et critiquée par des observateurs masculins (cf. BORDO Susan. op. cit., p. 118.). 7


la masculinité8. L'espace du bureau est non seulement plus féminin en raison de sa fixité, de son aspect sédentaire, mais aussi parce qu'il suggère un type de travail aux structures plus immatérielles, plus insaisissables - en un mot, plus molles, plus fluides, plus "soft". Connoté comme inadéquat pour les hommes, le travail sédentaire de l'homme de bureau verra ces associations à l'espace du féminin confirmées tout au long du XXe siècle. La féminisation sera même très littérale, lorsque les femmes commenceront à investir le monde professionnel après-guerre, et de façon exponentielle dans les années 609, mais elle s'exprimera également de façon métaphorique, sous la forme de la mollesse précédemment évoquée, notamment lorsque le travail poursuivra sa dématérialisation grâce aux développements de l'informatique. Ron Eglash rappelle ainsi : Dans la logique culturelle de l'Amérique de la fin du vingtième siècle, la masculinité entretient une relation particulière à la technologie. Être "un homme, un vrai" revient à revendiquer sa physicalité par le muscle et la testostérone ; les technologies codées comme masculines tendent à impliquer des efforts physiques (tondeuses et autres perceuses), à soumettre la nature par la force (camions et tracteurs), et la violence physique (tanks et armes). Les technologies les plus masculines sont généralement perçues comme concrètes, massives, et comme ayant des effets physiques directs. La science et ses artifices, plus abstraits, ne semblent pas tant irriguées par la testostérone ; on voit facilement comment

les

espaces

artificiels

des

mathématiques

et

de

l'informatique peuvent être codés en opposition à l'identité masculine10.

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Gaylyn Studlar avance ainsi : "la peur de perdre les fondements traditionnels de l'identité masculine, comme la validation du genre par le travail semble avoir agité une recherche identitaire angoissée et de nature multiple chez l'homme de classe moyenne, dans le contexte d'une Amérique de plus en plus bureaucrate, de plus en plus industrialisée, en un mot, de plus en plus féminisée" ("the fear of losing traditional masculine anchors of identity, such as the gender-role validation provided by work, seemed to spur a multifaceted, nervous search for middle-class male identity in an increasingly bureaucratized, industrialized, and, therefore, "feminized" America"), in STUDLAR Gaylyn. op. cit., p. 25. 9 Les études culturelles, ou "gender studies" américaines rapportent le plus souvent la "crise de la masculinité" à cette intégration croissante des femmes dans l'espace du travail, qui induirait sa féminisation. Du côté des études filmiques, cette angoisse masculine relative à la concurrence des femmes en milieu professionnel est souvent repérée dans les thrillers érotiques de la fin des années 80 et du début des années 90, comme Fatal Attraction (Adrian Lyne, 1987) et Disclosure (Barry Levinson,1994), entre autres, cf. TASKER Yvonne. Working Girls. op. cit., p. 134. 10 "In the cultural logic of late-twentieth century America, masculinity bears a particular relation to technology. Being a "real man" is to claim one's physiology in muscle and testosterone; maleassociated technologies tend to involve physical labor (lawnmowers and power drills), subduing nature


C'est ici que se rejoignent l'homme de bureau et le nerd. Les deux figures ne sont pas seulement en proximité de par leur incarnation d'une masculinité féminisée, mais plus largement, au regard de cette opposition entre dureté masculine, mais aussi ouvrière (les travaux manuels des blue collars) et la fluidité féminine, mais aussi middle class (les tâches dématérialisées des white collars). Le nerd constitue donc, au début de notre étude, l'incarnation ethnique de l'Autre opposé à la masculinité blanche. Le bureaucrate occupe une place similaire, au niveau de la classe. Par ce régime d'oppositions, tout ce qui est rapporté à la mollesse, opposée à la masculinité, est disqualifié : les activités d'intérieur, plus précisément intellectuelles, seront vues comme des occupations trop déconnectées du corps. Si bureaucrate et nerd ont des significations différentes dans la culture américaine, ils sont souvent visuellement proches. Clark Kent, alter ego de Superman, en est l'exemple le plus criant : son corps exprime, par son port du costume, les entraves de la sédentarité au travail (libérée, lorsque la chemise révèle le costume), tandis que son visage est de façon similaire enchâssé par d'épaisses lunettes. Ensemble, les deux signes (costume et lunettes) redoublent leur identification d'un corps faible, inapte à l'action. L'exemple de Clark Kent / Superman n'est pas fortuit : il va nous servir de guide dans les développements suivants, puisqu'il permet de reconnecter les deux modèles.

Même si les analyses dont nous avons tiré notre cadre théorique (de Theweleit à Bordo) peuvent sembler binaires dans leur définition de deux masculinités radicalement opposées, il faut nous rappeler qu'elles ne sont justement qu'un cadre : comme le suggère Browne, la culture américaine se distingue à cet égard du fascisme par la multiplicité des lectures qu'elle offre à partir de ce modèle. En d'autres termes, les représentations parfois extrêmes de la masculinité par Hollywood (les personnages de Schwarzenegger et Stallone étant le plus souvent convoqués pour illustrer cette tendance, par Yvonne Tasker ou Chris Holmlund, notamment) sont extrêmes précisément pour compenser l'affaiblissement perçu de la masculinité mythique américaine. Margaret Marsh contribue à ancrer cette tendance dans les premières années du XXe siècle quand elle rapproche les représentations imaginaires des hommes de cette

through force (trucks and tractors), and physical violence (tanks and guns). More masculine technologies tend to be seen as concrete, massive, and having direct physical effects. The more abstract artifice of science does not seem nearly so testosterone-drenched; it is easy to see how artificial spaces of mathematics and computing can be framed in opposition to manly identity", in EGLASH Ron. op. cit., p. 51-52.


période, plus violentes, de leur domestication progressive 11 . En somme, dans cette perspective, l'homme "actif", héroïque, n'existe que dans sa relation avec son antithèse, globalement féminisé, et parfois particularisé sous la forme du nerd ou du bureaucrate. C'est au fond ce que Woody Allen met en scène dans Play it Again, Sam : mais dans ce cas, la distance qui sépare le héros de son Autre (ou vice versa, le nerd de son Autre, selon le point de vue) est celle du désir : elle reste traitée sur le plan du regard, et l'homme démasculinisé a rarement l'occasion de se mettre à la place du héros qu'il envie. Dans un mouvement qui n'est pas sans rappeler les récits de "réformation" qui maillent la carrière de Douglas Fairbanks, les récits hollywoodiens vont proposer des trajectoires de retour vers le primitif.

3.1.3 La figure de l'homme de bureau Dans leur étude des masculinités "white collar", Karen Ashcraft et Lisa Flores isolent notamment les films Fight Club, American Beauty et In the Company of Men qui mettent en scène des hommes de bureau contraints par leur environnement, et qui vont mettre au point des stratégies de retour à une masculinité originelle12. Dans Fight Club (David Fincher, 1999), un employé de bureau (Edward Norton) fonde un club réservé aux hommes, dont le seul but est une pratique sauvage de la lutte, sans chemise, sans chaussures, sans même de gants, et surtout sans règles : ce faisant, il se libère d'une vie perçue comme aliénante, et retrouve son identité d'homme - par le biais d'une expression brute des énergies physiques. Dans American Beauty, c'est un autre employé

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"Les concepts de la domesticité masculine et de la masculinité étaient plus complémentaires qu'ils n'étaient antithétiques ; on pourrait même faire l'hypothèse que les hommes, à mesure que leur attitude au sein de leur famille s'est faite moins distante (ou patriarcale), et plus généreuse, plus proche, ont développé un imaginaire plus agressif" ("The concepts of masculine domesticity and "manliness" were in many ways more complementary than antithetical: one might hypothesize that men, as their behavior within the family became less aloof (or patriarchal) and more nurturing and companionable, would develop a fantasy life that was more aggressive"), in MARSH Margaret. op. cit., p. 123. 12 "Le discours qui maille ces exemples pleure le renversement imminent de l'homme corporate, trop civilisé et émasculé par sa collaboration forcée au travail et aux femmes. Pour reconstruire cette créature défaite, les films reviennent à ce que l'on peut appeler une masculinité "civilisée / primitive", incarnée par l'homme blanc endurci dont la masculinité guérit à mesure que son corps reçoit des blessures" ("The discourse that weaves across these texts mourns the imminent collapse of the corporate man, over-civilized and emasculated by allied obligations to work and women. To rebuild this haggard creature, the films (re)turn to what we call a “civilized/primitive” masculinity, embodied by the hardened white man who finds healing in wounds"), in ASHCRAFT Karen Lee, FLORES Lisa A. "Slaves With White Collars": Persistent Performances of Masculinity in Crisis. Text and Performance Quarterly. 2000, p. 2.


(Kevin Spacey), assez similaire à celui de notre exemple précédent (si ce n'est son âge), qui va quitter la vie de bureau pour revenir à des emplois précaires, notamment dans un fast-food. Enfin, dans Office Space (certes un film plus mineur que les deux premiers), un trajet similaire est accompli : d'abord comptable, Peter Gibbons se réconciliera avec le travail et sa vie personnelle, en travaillant sur un chantier de travaux publics. Dans les trois cas, le corps change, se fait plus primitif, mais semble aussi descendre quelques échelons sur l'échelle sociale. En effet, ces parcours de remasculinisation impliquent, comme dans ceux déjà mis en place par Fairbanks, de se séparer d'une masculinité affaiblie car féminisée. Ashcraft et Flores résument ainsi : Les formes publiques du travail ont longtemps été codées en terme d'un rapprochement entre la masculinité et des aspects à la fois primitifs et civilisés. Par exemple, certains chercheurs ont montré comment le travail manuel de la classe ouvrière produit une masculinité primitive, construite par des images d'une physicalité brute - du travail dur, manuel, réalisé par des corps suants et sales [...] De la même manière, les sujets associés à la classe ouvrière profitent (ou souffrent ?) d'une connection privilégiée avec une nature sauvage, primale, presque bestiale et avec la sexualité [...] Un tel codage annonce les dilemmes qui entourent la masculinité. Par exemple, la masculinité primitive de la classe ouvrière peut dominer l'espace intime plus "doux" (soft) et même adoucir (c'est-à-dire féminiser, rendre impuissant) ses supérieurs hiérarchiques. En même temps, cette masculinité primale peut être accusée de ne pas être assez civilisée, et les hommes de la classe ouvrière apparaissent alors comme de grandes brutes bêtes et juvéniles13. Malgré ce risque d'excès, les récits que nous avons évoqués penchent tous en faveur de ce corps à l'énergie brute, sauvage : le véritable danger se situe du côté de la domestication et de la sédentarité de l'employé de bureau. Il est vrai que ces films "de

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"Forms of public labor have long been coded in terms of how they blend masculinity with the primitive-civilized. For example, organizational scholars have begun to explore how blue-collar labor produces a primitive masculinity replete with images of raw physicality – hard, hands-on work performed by dirty, sweaty bodies [...] Accordingly, working-class subjects enjoy (suffer?) closer ties to primal, near-bestial savagery and sexuality [...] Such coding will likely shape the way in which masculinity dilemmas manifest themselves. For example, primitive blue-collar masculinity can dominate the “soft” private and even “soften” (i.e., feminize, make impotent) its white-collar superiors. Simultaneously, it is prone to charges of being uncivilized, which depict working-class men as dumb, juvenile, or overgrown brutes", ibid., p. 5.


bureau" constituent un corpus plutôt restreint, un peu en marge des genres cinématographiques que nous avons parcourus. Les personnages de Fight Club, American Beauty et Office Space sont quelque peu héroïsés par leur parcours ; cependant ils ne sauraient être perçus comme des héros dans le cadre de la définition (centrée sur la question de la prise en charge par le corps) que nous avons proposée. Cependant, ces bureaux, comme espaces de la domestication masculine réapparaissent en dehors de ce micro-genre, dans les films d'Action - là où on les attend peut-être le moins. Dans First Blood: Part II et Die Hard, les bureaux subissent des destructions radicales par la main du héros (dans le premier cas) ou comme conséquence plus large de ses combats contre les méchants (fig. 101, 102).

fig. 101.1

fig. 101.2

fig. 102.1

fig. 102.2

fig. 102.3

fig. 102.4

fig. 102.5

fig. 102.6

fig. 101, 102 : Des bureaux sont mis en pièces dans Die Hard et Rambo: First Blood Part II.


Dans le premier cas, Rambo, trahi par le chef des opérations Marshall Murdock, revient de sa mission et détruit par des tirs nourris les ordinateurs qui devaient garantir sa victoire. Son geste participe, comme la libération des prisonniers de guerre vietnamiens, d'une réécriture de l'histoire. Celle-ci se fonde sur un discours dominant dans les années 80, qui suggère que la guerre du Vietnam aurait pu être gagnée par les soldats : c'est la frilosité des bureaucrates, des dirigeants, leur distance d'avec le terrain qui a coûté aux États-Unis sa victoire14. Murdock incarne cette figure du bureaucrate trop confiant et mal informé, conformément au motif de "trahison des élites" qui maille le cinéma d'Action américain dans les années 80. Lors de la scène de destruction du bureau par Rambo, un champcontrechamp montre tour à tour le buste musclé du héros, équipé de son arme à feu, et les ordinateurs qui explosent et fument sous le coup de l'assaut. La dichotomie entre "dureté" et "mollesse" fait ici l'objet d'une mise en image limpide : la chair du héros n'est pas opposée à son arme, qui la complète, mais à la technologie désincarnée, froide, que représente l'informatique15. Die Hard se rapproche de ce traitement, mais fait preuve d'une référentialité accrue lorsque les ordinateurs et autres postes de travail de la tour Nakatomi, détruits, cèdent en effet la place à une jungle reconstituée. En somme, même lorsqu'un personnage semble loin du travail de bureau, il doit, comme par précaution, détruire cet espace pour affirmer sa masculinité. Ce refus de la vie d'employé participe donc d'un rejet de la classe dirigeante, dont la gestion de la guerre du Vietnam a été perçue comme une trahison. Mais pour nous, c'est la deuxième signification qui est cruciale : dans ce cadre, la destruction du bureau prend la forme d'un manifeste héroïque, d'une affirmation de l'identité masculine par rapport à un modèle inadéquat, trop civilisé, et du coup pas assez américain. Plus récemment, les films d'Action ont proposé des modèles de négociation (plutôt que de destruction) avec l'espace du bureau. Plus souvent, les talents en informatique se révèlent être utiles, et pas seulement dans des fictions marginales s'intéressant à la sousculture cybernétique (Hackers, 1995). Matrix et Wanted empruntent au sous-genre des hommes de bureau la caractérisation de leurs personnages en employés frustrés et aliénés. Tous deux vont connaître un destin extraordinaire en découvrant leur véritable nature ("Élu" destiné à sauver les derniers humains dans un cas, héritier d'une lignée

14

Cf. JEFFORDS Susan. The Remasculinization of America. op. cit., p. 4. Notons au passage qu'un codage similaire permet de faire basculer la place du personnage de Terminator dans la série du même nom. D'abord perçu comme une machine sans âme lorsqu'il est méchant, il devient plus humain, plus charnel lorsque son ennemi, dans le deuxième épisode, se trouve être une machine sans rouages, formée d'un seul bloc par un métal qui semble fondre et se solidifier à volonté. 15


d'assassins dans l'autre). Les récits, assez différents, frappent par la proximité de leurs approches de l'homme de bureau. Dans Matrix, le personnage de Neo quitte avec peine son lieu de travail dans lequel ses adversaires l'ont piégé, pour enfin quitter le monde virtuel de la Matrice. Les membres de la résistance humaine sont rassemblés dans un vaisseau dont la carcasse métallique composite expose vis, écrous et fils électriques (fig. 103). De cette façon, la technologie "soft" de l'informatique est requalifiée en technologie "hard", mécanique. Wanted propose un trajet similaire : Wesley Gibson joint une ligue d'assassins à laquelle appartenait son père - mais ces assassins se trouvent également être des tisserands. Au cours de son entraînement, Gibson découvre une machine de filature gigantesque, qui transmet les ordres de mission grâce au code dissimulé dans son tissage. Ce codage n'est autre qu'un langage binaire composé de zéros et de uns, comme le langage informatique : parti loin de son bureau et de son ordinateur, Gibson retrouve au cœur de son programme d'Action une technologie informatique déguisée, recodée en machine primitive (fig. 104).

fig. 103.1

fig. 103.2

fig. 103.3

fig. 103.4

fig. 104.1

fig. 104.2


fig. 104.3 fig. 103, 104 : Les ordinateurs peuvent être matérialisés dans le cinéma hollywoodien, mais très souvent, ils ne sont héroïques qu'à la condition d'être requalifiés en hardware. fig. 103 : Le vaisseau Nebuchadnezzar dans la franchise Matrix. fig. 104 : La machine à tisser dissimule un code binaire dans Wanted.

Dans les deux cas, le bureau n'a pas à subir de destruction radicale (même s'il est encore le théâtre d'événements destructeurs) de la part du héros, puisque ce dernier héroïse des objets et accessoires habituellement perçus comme non-héroïques (pour ne pas dire anti-héroïques, dans certains cas).

Ce détour par la place symbolique du bureau dans le film d'Action nous permet ainsi de clarifier ce schéma binaire séparant les hommes "primitifs", héroïques, des hommes inadéquats, ayant perdu contact avec leur masculinité suite à une domestication excessive. Dans les cas que nous avons cités, ce n'est pas seulement le bureau, parangon de la sédentarité, qui est mis à mal par les héros : les technologies informatiques, parfois objets de fascination dans certains genres (la science-fiction de façon générale, et le thriller plus récemment) sont ici opposées à l'épanouissement de la masculinité. De nombreuses stratégies sont mises en place pour signifier l'héroïsme des personnages d'Action : parmi elles, la substitution d'une arme primitive à une technologie dématérialisée permet de situer le héros en termes de genre (une masculinité forte) et de classe (cette masculinité n'étant pas mise à mal par un excès de civilisation). Cependant, nous allons, éclairée par notre analyse des hommes de bureau au cinéma, revenir aux nerds. Nous avons précisé les connotations qui entourent l'outil informatique dans l'imaginaire américain. À présent, nous allons envisager que ce codage négatif n'est pas seulement le résultat d'une angoisse de féminisation, mais au contraire d'une peur d'un héroïsme possible reposant sur ces technologies - le nerd, ostracisé au lycée, aurait la possibilité de devenir un héros une fois sorti de ce contexte.


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