paysage sous influence

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PAYSAGE SOUS INFLUENCE la contribution d’Ingmar Bergman à l’étude paysagère


« The light in Norway is very horizontal (...) It doesn’t tell the all story. It’s something mysterious in the shadows» Sverre Fehn, lauréat du prix Pritzker d’Architecture 1997.


Les études sur le paysage se portent bien, recueils thématiques, colloques, réflexions théoriques se multiplient. Longtemps dominée par la géographie, la réflexion paysagère convoque aujourd’hui de nombreuses disciplines : histoire de l’art, sociologie, esthétique, urbanisme, études littéraires…Qu’en est-il du cinéma ? Les plans de paysages sont rarement étudiés, alors que le cinéma, depuis ses débuts, a su évoquer les éléments naturels. La dimension esthétique du paysage cinématographique peut intéresser les théoriciens du paysage, qui étudient précisément la variété des modèles et des formes artistiques qui médiatisent notre rapport à la nature. Les ressemblances entre le cinéaste et l’architecte ont été maintes fois mises en valeur et étudiées. Il existe effectivement entre ces deux disciplines, un point commun fondamental, puisque l’un comme l’autre, travaille à (re)créer un espace temps. Le rôle d’architecte, de l’urbaniste ou paysagiste est bien de tenter de rassembler, connecter et unir les territoires contemporains qui ne cessent de s’étendre, tout comme le cinéaste le propose par l’image. En réalité, le cinéma a largement contribué à construire l’image collective que nous nous faisons de nos villes et des territoires dans lesquels nous vivons. En somme, il a répondu à nos préoccupations d’aménagement du territoire en mettant en scène un grand nombre de possibles. Mais qu’en est-il du paysage et de la représentation de la nature ?

A la faveur de mon année passée en Suède, il m’a semblé intéressant de confronter la vison d’un créateur d’images, sur son territoire et ses paysages. Ingmar Bergman, permet cette intrusion dans le territoire suédois, puisqu’au travers de ces films, il aura une attention particulière à filmer le paysage, ce paysage qui supporte la fiction de ces films. D’une certaine manière, il réussit à bâtir des fictions paysagères et finalement au sein de son œuvre, à réunir des paysages différents pour recréer un grand territoire? Certains paysages et hauts lieux de l’architecture suédoise m’ont particulièrement interpellé par la lecture que j’en ai faite, à la lumière de certaines scènes des films de Bergman. La danse macabre du Septième Sceau d’Ingmar Bergman m ‘évoquait les amas de pierres élevés par les premiers hommes scandinaves ; le cimetière de Stockholm de Gunnar Asplund m’évoquait les sous bois où Isak Borg dans les Fraises Sauvages pénétrait dans son passé.

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Le cinéma suédois a communément exalté ce sens unique de la nature, de la lumière, comme ayant un rôle au même titre que les personnages. S’inscrivant dans cette tradition, le cas d’Ingmar Bergman me semble intéressant puisqu’il s’agit d’un créateur d’image qui filme dans son pays, dans son contexte. Les moments paysagers de ses films revêtent un intérêt particulier puisqu’ils permettent de comprendre ce lien, cette vision, ce regard entre un homme et son territoire.

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Par ailleurs, la terre et la culture suédoises sont fascinantes par ce qu’elles recèlent de mythologie. Aux forêts, lac, îles et falaises escarpés, nous associons volontiers un corpus d’images, images collectives, dans lesquelles Vikings, dieux païens apparaissent. Cette mythologie que le territoire a longtemps abritée n’est pas simplement enfouie dans l’inconscient collectif des Suédois. Elle est bien plus vive que dans d’autres pays pour des raisons que nous évoquerons et sciemment entretenue, notamment par la littérature et le design. L’objectif de cette étude est de comprendre les connexions et les liens qui s’établissent entre une représentation du paysage (celle de la mythologie scandinave) et celle d’un créateur d’image Ingmar Bergman. Un territoire chargé de mythes et d’histoires voilà le fil qui persiste entre ces deux temps. De quel héritage Ingmar Bergman est il le metteur en scène ? nous l’évoquerons au cours de la première partie, afin de véritablement approfondir et prendre conscience de ce terreau collectif où gisent Ymir, Thor et Odin. Puis, nous étudierons comment Bergman perçoit et travaille ce paysage, et pour lui donner quel sens ? Comment cette vision peut elle nous guider dans nos futures études pour mieux comprendre et traiter ces territoires.

Enfin, un montage illustrera cette étude, mettant en perspective un paysage de mon choix, mis en scène selon les grands principes récurrents de l’œuvre de I.Bergman lorsqu’il s’attache à filmer le paysage, à le regarder, à le faire jouer.




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Des mythes au conte : « un paysage suédois sous influence »


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Si Ingmar Bergman est un homme qui appartient à son territoire, il s’agit d’étudier ici ce territoire. Et comment des premiers scandinaves à ceux d’aujourd’hui, peut on observer un lien permanent et indéfectible qui les unit dans cette représentation du territoire. Qui sont ces hommes, fondateurs de ces mythes? Quelles étaient leurs croyances et leur manière d’appréhender leur environnement?

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Pour tenter de cerner cette mythologie scandinave, nous allons nous attacher à étudier dans un premier temps, le paysage suédois dans sa topographie qui précède son interprétation mythologique. Nous appuyer sur les Eddas et l’arbre cosmogonique, Yggdrasill, charpente du monde selon les anciens scandinaves. Puis en étudiant le cas de Selma Lagerlöf, conteuse géographe, illustrer notre propos par les images icônes de certains empires comme Ikea, pour y lire ces influences profondes sur les scandinaves. Ces questionnements sont de véritables piliers dans les sociétés scandinaves puisque du design à la littérature, ils n’auront de cesse d’exprimer les rapports qui les lient à leur environnement.


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À chaque région, chaque grand peuple, sa mythologie. Celle de la Scandinavie est à décrypter par rapport au monde environnant. Si le but est le même partout, construire un système de croyances qui explique et commente l’origine du monde, les éléments qui constituent ces histoires diffèrent et varient selon les spécificités régionales. Pour les scandinaves, il aura bien fallu expliquer les raisons de cet environnement si hostile.

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Une mythologie née du paysage

Sur ce grand territoire désertique, au sol ingrat, rocheux, aride, travaillé par le gel et les glaciers, s’hérisse des obstacles difficilement franchissables pour l’homme. Il est composé de forêts épaisses, de grands lacs, de torrents et de marécages dangereux. Phénomènes géologiques propres à cette région du monde, les Fjords, vallées créées par la glace, souvent très profonds, sont remplis d’eau salée, formants des couloirs sombres. Les Raukars, autres constructions géologiques, peuplent le Gotland d’une manière quasi surnaturelle. En effet, ces piliers de roches, sculptés par la mer, évoquent des formes surprenantes. Les côtes quant à elle, escarpées, dessinent des criques et des îlots, à la dérive, qui ont réussi à s’échapper de cette terre. L’eau de la mer du Nord, d’un noir profond, est constamment balayée par les vents froids, tantôt déchaîné, tantôt aussi lisse qu’une flaque d’huile. À sa topographie particulière s’ajoute un climat sous l’influence des hautes latitudes. L’interminable hiver ou à l’inverse l’impitoyable lumière comme celle des longs jours d’été sont propices à la terreur. Quant au soleil toujours doux et bienvenu, il n’a rien de la puissance cruelle, voire mortelle des régions les plus au sud de l’Europe. Le phénomène le plus caractéristique en ces hautes latitudes est la variation de l’ensoleillement. Dans le nord, au-delà du cercle polaire, on voit encore à minuit le soleil briller à l’horizon et, dans la plus grande


partie de la Scandinavie, les courtes nuits d’été restent claires tandis que l’obscurité restreint les journées d’hiver ; de toute façon, le soleil s’élève peu au-dessus de l’horizon et projette des rayons horizontaux étirant les ombres, comme celles des géants qui peuplent leur mythologie. L’installation des premiers scandinaves fut assez tardive au regard du reste de l’Europe. Elle intervient, à l’âge de pierre et l’on comprend aisément les raisons de ce retard du principalement à l’hostilité des lieux, tant au niveau climatique que naturel. Les premiers hommes de ces contrées nordiques furent des chasseurs des rennes. Ces premiers peuplements se concentrèrent sur les rivages, gravant dans le roc, des signes géométriques caractéristiques qui semblent évoquer certains rituels destinés à favoriser la chasse et à communier avec la nature.cf ill. L’agriculture quasi impossible convertit le peuple aux grandes explorations, construisant cette nation de viking conquérant. L’eau omniprésente et inévitable, de la mer, des lacs, des rivières, souvent hostiles du reste, fait partie intime de l’univers quotidien. C’est en 800, qu’apparaissent dans l’Histoire, les vikings, dont les récits épiques appartiennent à la postérité. Contournant et exploitant les configurations de leur territoire, ils deviennent des navigateurs hors pair, commerçant avec le reste de l’Europe ou occasionnellement pillards. Le phénomène viking qui a laissé une empreinte indélébile en Scandinavie s’éteint au XIe siècle, enrichissant ainsi la mythologie nordique d’un rapport privilégié aux éléments naturels. L’homme scandinave a ainsi façonné son territoire en développant grâce à lui les visons et techniques lui permettant sa survie. Il a développé une mentalité pragmatique animée d’une mobilité extrême, traits qui ne sont jamais démentis jusqu’à ce jour.


Cet environnement si particulier qui a construit les Hommes scandinaves a forgé leur manière de penser, de percevoir ce qui les entourait. À ces conditions si particulières s’est ainsi développé un culte des grandes forces naturelles plutôt que celui des entités individuelles. Trois thèmes constants ordonnent la religion nordique, le soleil, l’eau et la terre, loin des grands principes abstraits, comme les eddas en témoignent. Les Eddas poétiques islandaises constituent le texte fondamental pour connaître et apprécier la mythologie scandinave. Écrits au XIIIème siècle en Islande, par Snorri Sturluson, ces poèmes épiques retracent la cosmogonie du monde et le « panthéon » des divinités. De la création à la fin du monde, elles suivent en quelques sortes les grandes périodes de l’histoire de 14 l’Europe du Nord. Des croyances des anciens scandinaves, jusqu’à la mise en scène de la mort de leurs dieux, les Eddas permettent de se plonger dans une lecture historicisée du Nord au travers de poèmes épiques comme celui de la création. À l’instar de l’Islande, la Scandinavie a été tardivement christianisé, fossilisant en quelque sorte une culture qui a subit peu d’acculturation.

« De la chair d’Ymir La terre fut façonnée Et ses os, les montagnes, Le ciel, du crâne Du géant froid comme givre Et de son sang, la mer »

les Eddas Poétiques, Völuspa 21


Le monde est créé à partir du corps du géant Ymir, qu’Odin et ses comparses ont décharné. La suite de ce poème évoquant la création du monde, explique le sort du géant de givre, Ymir après sa mort. Telles les pierres qui serviraient au maçon afin de bâtir un abri, son corps tout entier sera dépecé et constituera montagnes et lacs, fjords et rivières : le grand paysage scandinave, tel qu’il est encore aujourd’hui. Odin, Vili et Vel, jetèrent le cadavre d’Ymir dans le Ginnungagap, le gouffre béant, et le façonnèrent de sorte à créer le Midgard, la demeure du milieu, celle des hommes. Sa chair devint la terre, ses os, non brisés, se changèrent en montagne, ses mâchoires et ses dents devinrent des pierres et des rochers, ses cheveux furent les arbres et son sang emplit le lit des rivières et forma les lacs et les mers. Son crâne soutenu par quatre nains disposés à chaque point cardinal (Austri à l’Est, Vestris à l’Ouest, Nordri au Nord et Sudri au Sud), devint le ciel sur lequel on accrocha des étincelles pour le soleil, la lune et les étoiles. Les deux premier astres furent chacun placés sur un char tiré par des chevaux. Des mors du cheval qui tire la lune tombe de l’écume qui, arrivée sur terre forme la rosée. Les chars sont poursuivis par deux loups géants : Hati (la haine) et Skoll (la répulsion) qui chasseront ainsi leurs proies jusqu’au jour du Ragnarok où Skoll dévorera le soleil. De cette mythologie naît un territoire formé par le corps d’un géant de glace. Puis, lorsque le temps des hommes sera venu, et que les dieux mourront, de ce monde que les dieux ont bâtit de leurs corps, ne resteront que les monts et les lacs, les rivières et les forets. A ce cycle de création destruction, régénération (avènement du monde des hommes), s’associe une image cruciale et permanente, jusque dans les éditos des catalogues Ikea, qui tend à représenter le monde sous la forme d’un arbre : Yggdrasill.

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Yggdrasill est sans doute la création la plus saisissante du monde mythologique germano nordique: ce grand frêne éternellement vert, embrasse de ses racines , jusqu’à sa cîme, tous les mondes créés , qu’il supporte et tient en vie. Principe unificateur et distributeur, il tient sa force de suggestion avant tout de son caractère d’idéogramme de la mythologie scandinave . Il est en effet, l’axis mundi qui en même temps répète et symbolise l’univers, avec ses trois racines qui plongent, respectivement, dans les sources d‘Uror, de Mimir et de Hvergelmir, dans le monde des géants et aux enfers. Une activité désordonnée, une énergie débordante l‘animent : serpents, dragon, cervidés, aigle, faucon, écureuil parcourent sans trève ses immenses rameaux. Peut-être est-il la projection dans l‘idéal de cet arbre sacré qui, avoisinait le temple, ou encore de cet arbre tutélaire qui ombrait de sa frondaison le pré clos de toute ferme nordique. Peut-être, dans une perspective chamaniste, préfigue-t-il le poteau central de la yourte qu‘escalade le chaman pour investir le monde des esprits . Cet arbre fondamental est l’essence même de la représentation du monde scandinave. De là à voir un parallèle avec la dévotion militante des suédois pour l’environnement, il n’y a qu’un pas que l’on pourrait aisément franchir. Quoiqu’il en soit le paysage a suscité chez les scandinaves une fascination certaine jusqu’à nos jours, servant leur culture.


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Il ne reste aujourd’hui de cette mythologie, que ce grand récit écrit au moyen age, auquel on associe généralement les fresques rupestres gravées dans la pierre par les premiers habitants de ce grand territoire. De ces terres ancestrales, le génie scandinave a alimenté son imaginaire et la tentative de Selma Lagerlöf au début du 20e de créer un conte géographique vient alimenter cette manière de percevoir le paysage scandinave, ce paysage sous influences :

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Un paysage culturel

« La montagne de Kullaberg n’est ni haute ni importante mais basse et toute en longueur. Sur le sommet s’étendent des champs et quelques landes avec, par-ci par-là, des mamelons couverts de bruyère et des rochers nus. Le sommet n’a donc rien de magnifique et ressemble à n’importe quelle colline de Scanie. De ce fait, le voyageur qui suit la route du sommet ne peut s’empêcher de ressentir une vague déception. Alors, on le voit parfois quitter la route, s’approcher des bords de la montagne et regarder en bas des falaises, et brusquement il découvre un tel spectacle qu’il se demande comment il pourra en apprécier tous les détails. Car Kullaberg ne se dresse pas au milieu des terres, entourée de plaines et de vallées, non, elle s’est élancée aussi loin que possible dans la mer. En bas, pas une seule petite frange de terre n’isole des vagues les parois que la mer façonne à sa guise. Les falaises ont ainsi été richement sculptées par la mer et son partenaire le vent. Des crevasses abruptes entaillent profondément les bords de la montagne tandis qu’ailleurs les perpétuels coups de fouet du vent ont poli des promontoires rocailleux. Des rocs se dressent hors de l’eau en colonnes solitaires et des grottes sombres aux entrées resserrées trouent la roche. Là, ce sont des falaises nues tombant verticalement et là, des pentes douces couvertes d’arbres. Il y a de petits promontoires et de petites criques couvertes de galets que les vagues, avec le cliquetis, amènent et emportent. Des arches rocheuses se courbent


au-dessus de l’eau, des pierres tranchantes sont sans cesse aspergées d’écume blanche tandis que d’autres se reflètent dans une eau vert sombre perpétuellement calme. L’eau a creusé dans le roc des marmites de géant et d’énormes crevasses qui incitent le promeneur à s’aventurer dans les profondeurs de la montagne jusqu’à la grotte du Génie de Kullen. Et au long de toutes ces crevasses et tous ces rochers, s’accrochent et grimpent des ronces et des plantes rampantes. Des arbres y poussent aussi, mais le vent est si fort que les arbres eux-mêmes doivent ramper pour survivre sur les escarpements. Les chênes se coulent à ras du sol et ouvrent chichement la voûte de leur feuillage, des hêtres au tronc court déploient au fond des fissures comme de grandes tentes de feuilles. Ces falaises superbes, dressées face à une étendue de mer bleue dans un air vif et scintillant, sont si appréciées des gens que de véritables foules s’y rendent chaque jour durant tout l’été. Il est plus difficile, par contre, de savoir ce qui attire ici les animaux qui, chaque année, s’y réunissent en une vaste assemblée. Mais la coutume remonte à la nuit des temps et il aurait fallu être présent le jour où la première vague, dans une gerbe d’écume, s’écrasa sur la rive pour expliquer pour quoi Kullaberg, de préférence à tout autre lieu, fut choisie comme site de l’assemblée. »

Selma Lagerlöf. Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, Paris: Le Livre de Poche, 1906. pp. 82 - 84

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C’est ainsi qu’au début du XXème siècle Selma Lagerlöf enseigna aux écoliers suédois et à ses lecteurs, les paysages méridionaux de son pays natal. C’est après une requête du ministère suédois de l’Education nationale que Selma Lagerlöf conçue sous la forme d’un conte, un récit qui devait permettre l’enseignement de la géographie aux écoliers de son pays. Pour réaliser son ouvrage, elle voyagea à travers la Suède pour étudier la géographie des régions mais aussi pour collecter les nombreuses histoires et légendes locales enrichissant son récit. Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède mêle aux descriptions géographiques très précises, l’imaginaire collectif hérité des premières peuplades Scandinaves qui ont su tapissées leur territoire de mythes bien célèbres où les forces naturelles s’incarnèrent en dieux. 20


Ces mythes et ces légendes foisonnent ainsi dans une multitude de description du paysage, comme un filtre qui nous ferai voir rochers ou maisons, villes et morceau de territoire, comme des trolls et des géants menant combat, sur des îles enflammées dans un désordre sans fin. C’est ainsi que Nils Holgersson punit pour sa méchanceté et transformé par conséquent en tomte (lutin scandinave), perçoit les paysages qu’il survole sur le dos d’une oie sauvage. Ces oies qui migrent vers la Laponie emmènent Nils Holgersson malgré lui. Aux travers son regard, ce sont donc des générations de Scandinaves qui liront, percevront leur territoire. Cette vision du territoire influencera certainement les Scandinaves, ceux qui des milliers d’années auparavant avaient bâti leur religion avec les mêmes aspirations, comme si leur paysage, leur environnement était le logis des dieux. Du livre de Selma Lagerlöf, on retiendra ce passage, décrivant allégoriquement le Småland (région méridionale de la Suède, terre « natale » d’Ikea), qui probablement reflète au mieux la vision commune des scandinaves sur leur territoire, celle qui influencera Victor Sjöström, Mauritz Stiller ou Ingmar Bergman dans leurs films, lorsque leurs images percutent le grand paysage.

Selma Lagerlöf. Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, Paris: Le Livre de Poche, 1906. pp. 100 - 102

« Le Småland est une maison haute avec des sapins sur le toit et devant elle s’étend un large escalier fait de trois marches, et cet escalier s’appelle le Blekinge. Les proportions de cet escalier sont parfaites. Il s ‘étend sur quatre-vingts kilomètres de long de la façade de la maison du Småland et quiconque veut cet escalier pour rejoindre la mer Baltique devra parcourir quarante kilomètres […] Pourtant tout n’est pas dit encore sur le pays des trois marches. Il fau savoir que dans la maison du Småland vivait autrefois un géant. Devenu très vieux, ce géant maudissait son âge qui l’obligeait à emprunter l’escalier pour aller pêcher le saumon dans la mer. Il aurait préféré que le saumon remontât chez lui. Il grimpa donc sur le toit de sa grande maison et se mit à lancer de grosses pierres

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dans la mer Baltique. Il les lança si fort qu’elles traversèrent tout le Blekinge et tombèrent dans la mer. Alors, effrayé par ces chutes de pierres, le saumon sortit de la mer, s’enfuit en remontant les fleuves et les torrents, fit d’énormes bonds pour franchir les chutes et ne s’arrêta qu’une fois arrivée loin à l’intérieur du Småland, là où vivait le vieux géant. Les nombreuses îles et écueils disséminés sur la côte du Blekinge prouvent que l’histoire est vraie. Ils ne sont rien d’autre que les pierres lancées par le géant. Une autre preuve de cette vérité, c’est qu’aujourd’hui encore le saumon remonte les fleuves du Blekinge et, par les torrents et les eaux calmes, se fraie un chemin jusqu’au Småland. » Le jeu d’échelle nous fait perdre toute idée de proportion. Les cinéastes suédois cités précédemment ont su évoquer au travers de leurs images ces sensations de 22 grandeur où plus rien n’a d’échelle et où le temps semble long et lent, à l’image de ces géants se cachant derrière les montagnes et vivant sur les collines. Bien que le conte de Selma Lagerlöf évoque une description enfantine, il n’en demeure pas moins que le pragmatisme scandinave hérité de leurs ancêtres leur donne à voire et à décrire un territoire abscons en faisant appel aux mythes fondateurs, traduisant ainsi cette vision spécifique, ce filtre au regard des Scandinaves sur leur territoire, qui même aujourd’hui ne peut être démenti. Comprendre le paysage dans lequel on vit, leur environnement, fut un défi pour les peuplades primitives. À défaut d’explication rationnelle, la mythologie a souvent été invoquée. Les premiers Hommes ont été confrontés inlassablement à cette incompréhension qu’ils ont tenté d’expliquer par le mythe et la personnification des éléments. L’anthropomorphisation de leur territoire est une spécificité bien scandinave qui sert leur imagination féconde, propre à la création.


Voici, l’héritage sur lequel des générations de scandinaves ont battit leur histoire commune, leur valeur, et leur sentiment d’exception qui a conduit à l’émergence d’une industrie féconde et d’un design si riche. Il est d’ailleurs très significatif, lorsque l’on va dans un magasin Ikea, fleuron des entreprises suédoises, ou que l’on feuillette leur catalogue d’y trouver des paysages de la Suède et qui nous donne à penser que leur territoire les a façonnés. L’image est encore plus saisissante, lorsqu’en introduction de leur catalogue, un grand frêne, qui n’est pas sans rappeler Yggdrasill vient là planter le décor de cette entreprise fleurissante qui fait la fierté de sa population. « Voilà qui nous sommes, IKEA ». N’est-ce pas là une exploitation, plutôt une appropriation très spécifique de leur paysage, qui certes hostile a néanmoins fécondé les idées suédoises et donnée naissance à de nombreuses entreprises prospères. Le paradoxe est ici intéressant, puisqu’ au lieu de renier leur terre ingrate, ils la placent au coeur de leurs valeurs et activités, proposant ainsi une vision poétique et symbolique de ce berceau commun, qui fait leur force. Si certaines connexions se dessinent facilement entre les poèmes, les scènes ou écrits d’autres scandinaves contemporains, c’est qu’il persiste un ciment, un trait d’union entre toutes ses créations. Une transmission qui se serait perpétuée depuis les premiers pas des Hommes sur ce territoire aux grandes créations scandinaves qu’elles touchent à la littérature au cinéma voire même au design. Un autre exemple très à propos, vient là rencontrer l’univers scandinave et plus précisément celui d’Ingmar Bergman. Le créateur et designer Philippa K, met en avant cette année pour sa collection automne hiver, des paysages et des sons qui ne sont pas sans évoquer directement, pour l’oeil averti, la grève de Fårö ou bien, encore les escaliers de géants si bien décrits par Selma Lagerlöf.


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L’Êtude du paysage chez Ingmar Bergman


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Une mythologie qui appelle des images fortes, évocatrices d’un grand nombre d’histoires sourdes et de visions épiques du territoire, c’est bien dans ce contexte culturel que les scandinaves grandissent depuis leur enfance. S’ils apprennent toujours à l’école les grands mythes d’Yggdrasill et lisent encore Selma Lagerlöf, ils développent des rapports spécifiques avec leur environnement, les amenant à le voir et le penser d’une manière unique. Mon objectif étant d’exprimer ces visons, il m’a semblé évident de porter mon attention à ceux qui ont su exprimer ces regards au travers de l’image et plus particulièrement ceux d’Ingmar Bergman au cinéma. Le paysage culturel, sous influence, tel que nous l’avons précédemment étudié, et admis comme lie commune aux suédois, a fortement inspiré Ingmar Bergman, dans la lignée de la tradition naturaliste suédoise. Le travail du réalisateur est proche à bien des égards de celui de l’architecte ou du paysagiste. En effet, l’action guidant la mise en scène, le réalisateur n’aura de cesse de modeler le paysage avec ses propres qualités spatiales. Afin de comprendre en quoi le cinéma d’I.Bergman peut nous amener à une redéfinition de nos représentations du paysage, nous allons étudier quelles sont les postures du héros Bergmanien face au paysage? Comment Bergman les met-elles en scène ? Nous avons retenu quatre actions de l’homme dans le paysage : parcourir, écouter, se souvenir et contempler. Bergman les a exprimées grâce à une série d’éléments de mise en scène. Nous étudierons comment la lumière, le montage, l’horizon, la musique et le décor servent ces actions et quel est le(s) sens du paysage qui s’en dégage.

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L’étendue de paysage que l’œil peut embrasser dans son ensemble est une définition classique, mais n’est pas le paysage filmique. Regard, recul, frontalité : tout est là pour faire paysage, mais, ce n’est paysage que lorsque nos sens y découvrent les détails et les sons qui le définissent. Le cinéma n’embrasse pas, il n’a pas pour visée de cerner. L’étendue se disloque, l’ensemble se fragmente. Le paysage ne vibre qu’une fois la barrière du parc franchie, lorsqu’il s’éparpille et se défait en herbes et feuilles mortes piétinées … Tendu entre l’infini hors champ et le détail, il se déploie à travers un éventail d’échelles instables. Il gagne la dimension d’un monde, tout en misant sur la proximité, l’entente intime des corps et de la nature. Visant l’inatteignable, ne prolonge t-il pas les tumultes de l’âme ?

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Ingmar Bergman et la tradition naturaliste suédoise

En Scandinavie, le cinéma naît véritablement avec l’essor de la Svensk film Industri en 1907. Sous l’impulsion de Carl Magnusson, la compagnie permettra à plusieurs réalisateurs d’insuffler un langage bien spécifique à ce cinéma. Victor Sjöström, Mauritz Stiller et leurs acteurs fétiches, au rang desquels Greta Garbo figure d’icône, ont introduit le sens de la mesure dans l’interprétation, la signifiance de la lumière naturelle, le rôle de la nature comme personnage (la montagne, la mer, la neige, la forêt, la glace, le fleuve). Le départ pour les Etats-Unis des réalisateurs d’Ingeborg Holm (1913) et Des Masques Noirs (1912) ont plongé le cinéma suédois dans une certaine léthargie qui ne prendra fin que dans les années 1940, avec l’avènement du naturalisme au cinéma. Ce naturalisme qu’inaugurera Arne Sucksdorff dans Rhapsodie d’Août (1939) et Une Légende d’Eté (1941) culminera avec Ingmar Bergman qui, depuis Tourments (1944) de Sjöberg, dont il a écrit le scénario, jusqu’à Fanny et Alexandre (1982) a dominé le cinéma suédois, sinon mondial. Plus qu’un simple cadre de l’action, le paysage, est dans cette tradition naturaliste, initiée dans la littérature par Emile Zola, comme le tempérament à travers lequel est vu la nature. Dans le cinéma d’Ingmar Bergman, le naturalisme donne l’écho à un hyper réalisme.


Dieu, l‘Art, le Bien, le Mal, la conscience, l’inconscient, l‘angoisse de la mort; autant de questions autour desquelles Ingmar Bergman a construit, depuis plus de 50 ans, entre cinéma, théâtre et télévision, une oeuvre tout en verticalité et en dualité. Une oeuvre qui ressemble à une quête ; perpétuel questionnement sur la nature humaine en forme de désespoir. Cette dualité s‘inscrit dans une double thématique philosophique qui parcourt tous ses films. D‘un côté la réflexion méditative sur la place de l ’homme dans l‘univers, son rapport à Dieu, à la Nature, à la société, de l‘autre un regard critique, lucide et satirique sur les rapports humains et sur l‘incommunicabilité dans le couple. Il a su construire des fables romanesques mariant le documentaire au fantastique, et inventer des images qui marquent l’esprit. Son cinéma regorge de symboles, sans pour autant verser dans le seul expressionnisme, puisque toujours inscrit dans un hyper réalisme. Il marie alors d’une manière tout à fait singulière, le réel et l’expressif, la nature et la métaphore. Et c’est bien là toute son originalité. Parmi son importante filmographie, mon choix s’est porté sur trois films : Le Septième Sceau (Det Sjunde Inseglet – 1957 noir et blanc), Les Fraises Sauvages (Smultronstållet – 1960 noir et blanc) et Une Passion (En Passion – 1969 couleur). Une passion nous révèlera l’emblématique décor insulaire de Fårö, et cette manière si particulière qu’a Bergman de nous le faire contempler. Quant au Septième Sceau et aux Fraises Sauvages, il s’agit d’un décor que l’on parcourt, d’un point A à un point B, à la manière d’une coupe paysagère, jusqu’à la mort des personnages et qui nous met face à un paysage métaphysique, propre à la réflexion de l’homme sur sa vie (se souvenir) et sur son destin.


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PARCOURIR Le Septième Sceau


Le chevalier Antonius Block revient des croisades en compagnie de Jöns, son écuyer. À peine a-t-il fini sa prière sur le rivage qu’il rencontre la Mort venue le chercher ; il engage une partie d’échecs avec elle, espérant ainsi obtenir un sursis. Le film retrace ainsi le voyage de ces deux hommes effondrés de voir à leur retour ce pays rongé par la peste dont tout le monde meurt. Au fil de leurs rencontres, les deux hommes chercheront les réponses à leurs questions les plus métaphysiques : véritable quête vers leur destin. Le film commence sur une aube pour s’achever au crépuscule, le temps court de cette narration est celui de l’apocalypse. Le Septième Sceau a bien pour objet de nous faire suivre le parcours du chevalier et de son écuyer au travers la Suède. L’action principale du film pour son personnage est celle de parcourir, traverser un paysage tout entier dédié à l’apocalypse. Les lieux du film s’inscrivent dans une topographie réelle et symbolique. Il s’agit en réalité d’un voyage qui conduira les personnages principaux du film, le chevalier et son écuyer, d’un bord de mer à l’autre, depuis la plage bordée de rochers au château perché sur un bord escarpé du rivage, pour s’achever sur une colline en bord de mer.. Ce voyage est marqué par certaines haltes pendant lesquelles le chevalier et son acolyte vivront différentes rencontres. La plage, la campagne, une chapelle, des villages, une grange, une auberge, des places désertes ou fréquentées, la forêt, un château, voici ce qui constitue principalement la géographie de ce paysage. Ces lieux emblématiques du film sont comme autant de vecteurs qui dirigent le déplacement des deux cavaliers, animés par les rencontres attendues ou non. Ces rencontres, comme l’apparition de la mort défiant le chevalier aux échecs, rythment le film et exposent à chaque fois des points de vue paysagers singuliers : la mort coupant un arbre dans une forêt, le chevalier endormi sur la plage agitée mais silencieuse. L’ensemble de la fiction semble être évoqué au travers de l’apparition sporadique de la musique et


l’évocation de paysages plus ou moins symboliques ; tous les éléments scéniques tendent à renforcer le caractère inexorable de cette marche des personnages vers leur destin. Bergman, recrée un paysage. Ainsi le paysage que l’on parcourt n’offre jamais au regard un panorama exhaustif. Ce paysage fragmenté que Bergman nous donne à voir est recréé par ses montages. Une fois ces fragments recomposés, le paysage qui nous ait donné à voir est tout autre. Son montage est au service de cette vision qu’il en a et qui est guidé par les états d’âmes de son personnage, et de sa marche vers la mort. La plupart des plans paysagers offrent au spectateur une image discontinue et plutôt fragmentaire des espaces filmés ; et quand ils en proposent une vision plus globale, c’est parfois au prix d’un artifice de montage qui donne l’impression d’une unité spatiale obtenue à partir de lieux et de points de vue hétérogènes : on a affaire alors à une composition de lieux. La manière qu’aura Bergman de fragmenter le paysage et sa géographie à quelques lieux-clé 32 (le château, la forêt etc.) nous permet de penser sa discontinuité et sa mobilité. Ce paysage qui est distance, évolue tout au long de la progression narrative et accompagne l’évolution des personnages. Il naît une véritable synergie entre le paysage et ses protagonistes qu’évoque la symbolique exacerbée de Bergman lorsque par exemple, lors de la scène finale, le chevalier se retrouve au sommet d’une colline, entraîné dans une danse macabre (symbolique de la peste), vers le hors champ. Il n’est plus dans cette scène finale le sujet, mais devient l’objet, que l’on contemple. Le paysage et son hors champ ont servi ici de passage vers l’autre monde. Des cadrages et des travellings, dont le point de vue est à hauteur humaine, ont en partie pour effet de rendre aisé l’entrée dans la fiction et par là même dans le paysage. Le long mouvement d’appareil accompagnant la procession qui se rend au cimetière ente-


rrer les morts de la peste est le modèle de nombreuses autres démonstrations du même ordre. À chaque fois nous sommes pris, mené par cette caméra insinuante et qui ne semble pas connaître d’obstacles, tout comme la scène finale de la danse macabre. Pénétrer, partout où il lui ait donné de voir, c’est aussi rendre sensible un trajet, celui de notre regard et par conséquent tout ce que cela nous empêche définitivement de voir. L’horizon constitue un point clé de ces cadrages et travellings, à hauteur humaine. Ligne de fuite qui accompagne nos déplacements et qui propose un cadre mais peut être au-delà, une invitation aux songes et à l’imagination. L’horizon, qui trace la frontière entre le visible et l’invisible. Or cet horizon, qui est un obstacle à la vue, est une puissante invitation au paysage, qui en déplace les limites, et en appelle à l’imagination, qui complète la vue par la vision. C’est cet horizon fabuleux qu’explorent l’art et la littérature modernes, qui cherchent moins à reproduire ce que nous donne à voir le paysage, qu’à recréer en y associant ce qu’il nous donne à imaginer et à ressentir. C’est ainsi qu’il devient une image mouvement mais aussi une image émotion. L’attitude de parcourir est un rapport au paysage auquel nous sommes tous confrontés dans nos déplacements. Bergman en a fait l’action principale du Septième Sceau. C’est celle qui nous lie à la nature de premier abord. L’invitation au paysage ne se fait pas sans nos autres sens. Car lorsque nous sommes dans un paysage nous y sommes entièrement.


D’une aube à l’autre, la chronologie du Septième Sceau est très limpide : l’itinéraire du chevalier et de son écuyer débute avec le réveil sur la plage à l’aube et s’achève un jour plus tard avec le spectacle de la Mort menant la danse macabre sur le flanc d’une colline qui a gardé une part de l’obscurité de la nuit d’orage écoulée. Ce jour est celui de l’Apocalypse, le Grand Jour qui apporte la révélation selon la formule du texte original en voix-off : « Lorsque l’Agneau ouvrit le septième sceau, il se fit dans le ciel un silence d’environ une demi-heure. ». Le Septième Sceau, parle de ce silence qui donne son cadre majestueux à la représentation visuelle et sonore du vol silencieux de l’aigle de l’Apocalypse (plan du début du film) et s’achève par le spectacle de la danse macabre sur la crête d’une colline, pur spectacle visuel. 34

ÉCOUTER Le Septième Sceau

La musique joue une importance capitale dans le film, puisqu’en effet, sa présence est ponctuelle et qu’elle renforce ainsi les dispositifs visuels, comme celui de l’aigle, du réveil sur la plage ou de la scène finale de la danse macabre. De cette parcimonie musicale, semée sur certains paysages, devant une toute puissance de la nature, on pourrait être tenté de croire que la présence divine se révèle. Le début du film voit l’aigle de l’apocalypse planer sur un rivage accompagné du thème musical du Dies Irae de Verdi. Le thème est lancé par timbales et cuivres sur le plan en noir qui s’ouvre sur un ciel fortement contrasté. La musique vocale est portée par un chœur d’hommes mettant en valeur la vision d’un ciel biblique et mythique traversé par l’aigle de l’apocalypse. Aussitôt suit un silence qui laisse place au spectacle du rivage sur lequel est étendu Antonius Block, le chevalier. Aucun thème musical n’apparaîtra plus dès lors, puisque comme l’explique la prophétie, lorsque l’agneau ouvrit le septième sceau, il se fit un silence d’environ une demi-heure.Un silence absolu règnera alors jusqu’à l’arrivée du premier dialogue entre la mort et le chevalier argumentant à propos du temps restant avant l’échéance de sa mort. De ce silence, seuls subsistent le


chant des vagues sur le rivages, le vent, le son des pierres se frottant entre elles. Bergman a sa part de chant du monde, de rochers et d’arbres, de mer, de réalité brute, et son territoire, la Suède, lui a donné le signifiant définitif de cette musique. Cependant, la musique dans ses films et plus particulièrement dans Le Septième Sceau, emprunte d’autres voies. Ni le chant, ni vraiment la musique, ni la lumière, mais un peu de tout cela est traversé par autre chose de plus fondamental pour son art, qui est tout simplement le silence. Les figures de silence ont donc une place importante dans ses films, qu’elles soient incarnées par des personnages silencieux, rêveurs ou par des paysages. Rien d’étonnant d’ailleurs que sa terre de prédilection, son paysage, l’île de Fårö sur laquelle il vivra et tournera plusieurs de ces films, soit un bout de terre battu des vents et quasiment oublié de la société. Le silence ici est celui de la nature, de la vastitude du monde sans l’homme. Le théoricien de cinéma hongrois Béla Balázs expliquera ce silence comme une expérience de l’espace, puisque ce qui est à perte de vue est à perte d’ouïe. Pour Bergman, ce silence qui est celui des lieux nous donne à sentir le temps qui se suspend. Par la même Bergman exprime au travers sa caméra l’essence mythique du paysage Scandinave.

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SE SOUVENIR Les Fraises Sauvages

À 78 ans, le Professeur Isak Borg va être nommé docteur jubilaire à l’université du Lund. Il devait effectuer le voyage en avion, mais un rêve étrange lui a donné, la veille du départ, la crainte de la mort. Il décide donc d’aller à Lund en voiture et accepte que sa belle-fille, Marianne, l’accompagne. Lors de ce trajet, Isak s’arrête à l’entrée d’un parc où se dresse la maison de son enfance. Il y reconnaît le coin aux fraises des bois de sa jeunesse, et en les mangeant, telle la madeleine de Proust, ses souvenirs remontent. Les Fraises Sauvages, plus qu’un simple road movie nostalgique, mêlent les rêves et souvenirs de ce vieux professeur, en le questionnant là encore sur le sens de sa vie, à l’approche de sa mort. Ce film précisément est celui du souvenir. Le héros, à l’heure des bilans, est happé par ses souvenirs, et le paysage est toujours là, comme introduction à la rêverie, nous ramenant vers une sensation, un sentiment lié à notre passé. Deux éléments sont largement utilisés pour introduire ces deux réalités qui cohabitent, le passé et le présent : la lumière ici fortement contrastée, et le cadre dans le cadre.


Le traitement spécifique de la lumière À plusieurs reprises dans le film, Isak Borg est amené à faire le point sur sa vie. Lorsqu’il croise sur son itinéraire son ancienne maison de jeunesse, lui vient alors l’irrésistible envie de s’en approcher, ouvrant ainsi la porte de son passé. Pour y accéder, il lui faudra traverser un bois qui tamise la lumière de la scène. Seule se distingue au loin la maison. À ses pieds se trouvent les fraises sauvages qu’il cueille puis mange. Elles ont un effet hallucinatoire, le bousculant dans le monde de ses souvenirs, dans ce même paysage qui quelques instants auparavant l’ont introduit dans ce temps passé, ravivant sa mémoire. Dès lors, il navigue dans le jardin et la maison comme un rêve qui lui paraît pourtant si réel. Les Fraises Sauvages marquent un aboutissement de l’expression cinématographique d’Ingmar Bergman. La photographie de Gunnar Fischer n’a jamais été aussi riche. Bergman reste fidèle au procédé du mélange des genres, ce qui nous vaut une originale et passionnante mosaïque de rêves, d’évocations et d’événements présents. On retient surtout un impressionnant cauchemar dont les images grises et sèches semblent être un hommage à l’expressionnisme de Murnau (Nosferatu). Toutefois, les meilleurs moments du film sont peut-être l’évocation de l’adolescence, dans des paysages inondés de lumière, à la recherche de l’amour et des fraises des bois. La lumière revêt à la fois la couleur du cauchemar, du rêve, et parfois elle donne au plan un aspect quasi irréel. L’artificier de la lumière donne à ce film une palette chromatique en noir et blanc qui sans cesse donne aux époques, aux rêves et aux souvenirs des tonalités propres, et aussi complexes que l’étendue d’une vie. Pour ce film en noir et blanc, la lumière tantôt surexposée évoque les rêves et les souvenirs, tantôt naturelle pour reprendre le cours de la fiction, du trajet menant les protagonistes vers leur point d’arrivée.


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La lumière revêt à la fois la couleur du cauchemar, du rêve, et parfois elle donne au plan un aspect quasi irréel. L’artificier de la lumière donne à ce film une palette chromatique en noir et blanc qui sans cesse donne aux époques, aux rêves et aux souvenirs des tonalités propres, et aussi complexes que l’étendue d’une vie. Pour ce film en noir et blanc, la lumière tantôt surexposée évoque les rêves et les souvenirs, tantôt naturelle pour reprendre le cours de la fiction, du trajet menant les protagonistes vers leur point d’arrivée. Tout comme le Septième Sceau, il s’agit bien là d’un parcours métaphysique qui utilise la perception du paysage mais de manière différente. Il ne s’agit plus de sélectionner, fragmenter le paysage mais bien de le révéler à la lueur de la fin de vie du professeur qui rentre (tout comme le spectateur) dans les paysages de son enfance grâce à l’apparition quasi divine d’une lumière transcendant le paysage.

« Faire un film, c’est pour moi planifier une illusion dans le moindre détail, c’est le reflet d’une réalité… (…) Aucun art ne traverse, comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments… » Ingmar Bergman, Lanterna Magica, 1987.



Le cadre dans le Cadre Lors d’un certain flash-back, Isak Borg, le professeur, revoit sa femme avec son amant, dans la forêt. Il se souvient alors de cette scène, dont il a été témoin et qui se rejoue sous ses yeux. Le professeur se situe dans la forêt et aperçoit dans la clairière qu’il discerne au travers des branchages, cet épisode douloureux de son passé. Ce trou dans la clairière, où se déroule l’adultère, est un cadre dans le cadre. Le couloir, que les feuillages composent, est une focale sur cet événement clé de sa vie. La scène puissante est ainsi mise en valeur par cet écrin de la nature, qui ici symbolise le regard sur le passé, l’enfouissement de cet épisode dans ses souvenirs. Passer brusquement de la scène vue de près à la même scène vue de loin, c’est quelque part en 40 donner, la distance, le recul du temps, nous permettant de saisir le paysage de son souvenir. C’est en même temps, obliger le spectateur à prendre conscience de l’existence d’un point de regard plutôt qu’un simple point de vue. À ces raccords, Bergman, y a toujours imprégné des affects, sans cesse attentif aux aspects esthétiques qui pouvaient lui permettre de rapprocher son cinéma entre rêve et réalité. Le recul donné par ce cadre, fait appartenir cette scène du passé au présent, à la conscience d’Isaak, et ne nous permet pas d’en avoir une vision précise. Comme un souvenir, on a d’abord un flou de la scène pour ensuite accéder au souvenir des sensations, ce à quoi correspond la distance entre le sujet et l’objet. Ce n’est que cette mise en perspective spatiale du sujet à l’objet, qui confère à ce paysage la qualité de souvenir. En interrogeant la capacité que le paysage, ou un lieu précis comme celui de cette clairière, possède de renfermer une histoire, des mémoires, Bergman dépasse la


simple fiction et engage ce qui pourrait être un discours sur les paysages oubliés. Cette réflexion subsidiaire est en réalité un questionnement qu’il est possible d’entreprendre quant à nos territoires à transformer, à reconvertir :on pensera notamment aux friches industrielles, à tous ces lieux qui ont gravé dans nos mémoires le souvenir d’une activité passée. Ces lieux réveillent une histoire sourde, image collective, ce que l’on ne voit plus et dont quelques vestiges peuvent subsister.


Andreas Winkelman est un sculpteur qui s’est retiré sur l’île de Fårö. Solitaire, il fait la connaissance d’une voisine, Anna, qui a perdu son mari et son enfant dans un tragique accident de voiture. Tandis que les fils se nouent et se dénouent entre les protagonistes, une série de meurtres d’animaux, sur l’île, vient semer le trouble dans la population. Le principal souci de Winkelman est qu’il rencontre une jeune femme, belle et veuve, dont le mari mort atrocement, dans un accident de voiture, se prénommant aussi Andreas. Homme sans qualités, il n’a même pas l’exclusivité de son nom. La femme qu’il aime l’appellera toujours du nom d’un autre, qu’en outre, nous le découvrons plus tard, elle a peut-être assassiné. Par ailleurs, le film ne révèlera pas qui était l’assassin des bêtes. Il y a dans ce monde d’éleveurs de moutons, vivant dans des conditions très dures, subissant un climat féroce, devant faire face à l’isolement, un sentiment d’être les oubliés de la société moderne, ainsi que le montre très bien le documentaire que réalisa Bergman sur Fårö. Bergman vit à Fårö, et ce n’est pas un hasard si la quasi-totalité des derniers films qu’il réalise sont les fictions dont l’île est le théâtre. Il s’agit bien de montrer un lieu réel, un même paysage qui, sous différents angles, peut être le support d’une variété de fictions.

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COMTEMPLER Une Passion


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Lumières Cela commence très discrètement, comme une incertitude sur le visible. Perché sur son toit, Andreas regarde le soleil qui se voile de nuages. La lumière sur son visage, de chaude et claire devient froide et terne. Mais à cette météorologie, le film ajoute une touche fantastique. Le soleil vu par Andreas est entouré d’un halo circulaire, et flanqué d’un second soleil plus petit, dû à la diffraction dans l’objectif, mais qui semble une apparition mystérieuse. Ensuite, ce soleil semble tout bonnement disparaître du ciel. L’étrangeté est augmentée par le silence soudain, même les clochettes des moutons se taisent durant ce plan. On perçoit seulement le souffle du héros, trop fort, telle la respiration de l’astronaute à la fin de 2001 de Stanley Kubrick. Que voit-on avec Andreas ? le soleil qui se cache, les nuages qui arrivent, des pluies probables qui vont encore traverser le toit qu’il répare. Mais aussi une chose innommable, lumineuse, un astre énigmatique qui finit par s’effacer du ciel. Après cette vision, tout est pareil, rien n’est plus pareil : les moutons sont toujours là, indifférents, à un léger affolement près. Bergman dira à ce sujet : « déjà les faux soleils menaçants du début, donnent le la et indiquent l’atmosphère ». Formé par le cinéma muet, Bergman en a gardé jusqu’à ses tout derniers films le goût spontané des symboles. Ce goût pour les symboles se manifeste chez Bergman autour de la lumière et de ses corollaires : l’ombre, la couleur, le soleil, qui illumine la mort de Ravar dans le Septième Sceau et celui du début d’Une Passion. Lumières étranges, faiseuses d’atmosphères ou les rêves sont en surexpositions. Quant aux ombres, leurs présences continues, défient la mémoire. Il y en a partout, ombres de personnages, d’objets, ombres sur le décor, ombres sans support, prêtes à se détacher pour vivre leur vie. Ce style d’ombre, de lumières, de couleurs trahit un désir : symboliser, mais sans violer le drame, désir s’il


en est, d’homme de théâtre habitué à ajouter des effets et à les doser. Le théâtre aura ainsi marqué significativement l’œuvre de Bergman et notamment le regard qu’il portera aux scènes filmées notamment à l’extérieur. Il amène quelque part le spectateur à contempler ce qu’il regarde, qu’il s’agisse des plans très théâtralisés du Septième Sceau ou encore ceux d’Une Passion. Un paysage comme décor donc qui ne se suffit pas à lui-même mais qui interagit véritablement avec la fiction, tout comme ces faux soleils du début du film ;un décor symbolisé qui construit l’univers de chacune des fictions des films de Bergman.

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Le décor spatialisé Les plans paysagers s’introduisent souvent à la faveur d’une pause narrative, qui détourne l’attention du spectateur de l’intrigue, des personnages et de leur propos, souvent remplacés par la musique, chargée d’exprimer une émotion qui excède les pouvoirs du langage et de l’image action. Ils relèvent de l’image émotion, composée de percepts et d’affects qui ne sont pas « déterritorialisés » mais spatialisés. Ils portent l’empreinte d’une subjectivité, d’une situation et d’une signification, que Bergman transforme en les projetant dans l’espace. Ce paysagedécor du début du film nous détache véritablement de la fiction. Son apparition soudaine nous donne a voir dès le début du film ce grand territoire vu en surplomb puisque vu du toit d’Andreas. Bergman 46 réussit en quelque sorte à planter le décor qui sera celui du film jusqu’à sa fin, puisque rappelons le, Une Passion est une fiction insulaire. Ainsi les parhélies du début du film impriment sur le paysage l’état d’âme d’Andreas. Quelque chose d’étrange est pressenti, voire, se situe au plus profond de lui. Il ne s’agit donc plus de parcourir un paysage, mais bien de construire dès le commencement du film, les limites de la fiction :rien ne se déroulera au-delà de cette barrière d’arbre à l’horizon. Le paysage est ici le lieu de l’enfermement, de l’isolement insulaire. La scène où Andréas, frappe le sol et tourne en rond, comme un animal dans une cage, après le départ de son amante, est saisissante dans sa brutalité. Elle agit comme l’allégorie de cet emprisonnement que vit le personnage et qu’il transpose sur le paysage. Ce huis-clos paysager sera celui qui dès lors amènera le réalisateur a saisir Fårö comme son île tournage. Mais Fårö, cette île sur laquelle Bergman a vécu et réalisa ses films a été bien plus qu’un décor, bien plus que toutes les reconstitutions même méticuleuses de


l’enfance : ce coin de terre improbable a joué comme une terre natale. Elle est, dans l’ensemble de l’œuvre de Bergman, sa terre au même titre que la Dalécarlie de ses grands parents. Un lieu d’où l’on vient mais dont on ne se défait jamais. Au fil des années, Fårö est devenu pour Bergman, plus authentiquement autobiographique, plus profondément propice à l’enracinement, véritable sol mythique, qu’il construit avec ses souvenirs.

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À travers sa filmographie, Bergman, nous a invité à parcourir son paysage et nous a montré comment il était possible à partir de ces lieux d’écouter, de se souvenir et de contempler. La manière dont il a spatialisé son point de vue nous a permis de réviser nos représentations du paysage. Il a su le mettre en perspective au regard de ce qu’il évoque en nous de plus métaphysique. Comme le disait Godard, « le paysage est un état d’âme » et dans le cinéma de Bergman, ce sentiment particulier, devient l’un des éléments essentiel de l’univers figuratif. Le rapport de l’homme au paysage que Bergman met en scène, qu’il s’agisse d’enfermement (Une Passion), d’une quête (Le Septième Sceau) ou d’un retour sur le passé (Les Fraises Sauvages), est riche d’enseignement pour aborder et redéfinir les paysages de demains. Les paysages de Bergman sont dans ces cas précis, davantage liés à l’enfermement, particulièrement Fårö lieu du huis clos paysager. Ces héros sont bien souvent prisonniers de ces paysages, parfois angoissants et 48 dont on ne peut s’échapper. De ce fait, il exprime une nature totale, des paysages détachés de tout contexte et ne s’adonne qu’à la description paysagère pure. Faut-il y voir les solutions aux paysages urbains et naturels contemporains? Bergman a le mérite de nous ouvrir les portes. Lorsqu’il parcourt le paysage côtier du Septième Sceau, les attitudes scénographiques, que Bergman adopte, sont riches de leçons. Ne pourrions-nous pas voir un moyen de lier nos territoires fragmentés, de connecter les paysages oubliés? De même, écouter, se souvenir et contempler le paysage ne seraient-ils pas les attitudes propices à la redéfinition de nos paysages ? En réalité, il s’agit bien là de rendre visible nos paysages, d’en révéler ses histoires sourdes, de les valoriser. Dans cette perspective phénoménologique du paysage, où tout est ressenti, Bergman rompt clai-

rement avec les visions positivistes de l’étude paysagère qui traitent le paysage dans sa réalité, de manière très objective. Le travail du réalisateur s’apparente fortement à celui du paysagiste et de l’architecte puisqu’il modélise le paysage au service d’une action. À chaque action correspond un contexte paysager particulier. Le cycle de vie du monde mythologique scandinave : création, destruction, régénération, est celui que Bergman utilise pour sa dramaturgie. Qu’il s’agisse du Septième Sceau, où le monde ne survit pas à la peste de l’apocalypse, mais qui à la mort du chevalier Antonius Block, symbolisé par cette danse macabre, nous offre un horizon qui semble nous promettre le renouveau du monde ; le scénario est à chaque fois le même. La mort d’Isaak ou le départ de l’amour d’Andréas signent cette promesse qu’un monde doit disparaître pour faire place à un autre. Appliquer au paysage ce cycle qui est l’essence de la nature est à prendre en compte pour que l’intervention urbaine et paysagère puisse constamment nous le rappeler.



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Paysage en images


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Bergman vit dans l’image, et ses très grands films sont ceux qui nous laissent entrevoir le monde de ses images. Toutes les scènes que l’on a pu étudier dévoilent des images maîtresses de ses films, et les révèlent comme des icônes : la danse macabre, les visions d’Isak Borg ou les parhélies d’Une Passion. Les paysages de Bergman, qu’ils soient décors, lumières, mémoires, musiques ou simples topographies, révèlent à chaque fois un peu plus de Bergman, un peu plus du lieu. Chez Bergman, le paysage n’est jamais politique, ni social mais il est bien plus, il est avant tout le représentant même de la nature et du lieu. On n’oubliera pas Fårö, l’île tournage, sur laquelle il vivait, qui a inscrit dans ses films l’essence même de ce que l’on connaît du réalisateur et de ses thèmes fétiches. À cette approche très naturaliste du lieu, très poétique, n’oublions pas non plus la charge de la culture Scandinave et l’appréhension quasiment divine des lieux qu’elle suggère. Les forces de la nature sont en jeu, le paysage perçu est le résultat du conflit de ces divinités. Le regard que porte le cinéma sur le paysage renvoie à une série de modèles culturels, artistiques, sociaux qui ne sont pas statiques, mais en évolution constante. Au cinéma, le paysage est constamment réinventé. Le regard particulier que porte Ingmar Bergman, au travers de son cinéma sur le paysage, est celui qui a motivé mon mémoire. Lorsqu’il met le paysage en scène, nous avons pu le voir, Bergman nous propose un autre regard, principalement dirigé sur la capacité du paysage à s’offrir comme un état d’âme dans lequel, la géographie, la musique, le souvenir, la lumière et le décor ont un rôle primordial. Ces cinq points qui font le paysage chez Bergman nous permettent, lorsqu’ils apparaissent à l’image, de penser à une redéfinition du paysage. Sans pour autant calquer ces cinq points à un paysage lambda, il m’a semblé important de


mettre cette vision à l’épreuve et de la confronter à un paysage de mon choix, d’examiner à l’image la valeur de ces points et quelle autre vision du paysage peut en ressortir. Tous les éléments constitutifs du paysage ressortent et se commentent les uns aux autres. C’est un paysage global, l’expression d’un regard.


Le lieu d’étude Le lieu choisi est celui du parc des buttes Chaumont. Ma contrainte, quant au choix du lieu, était de trouver un espace paysager qui possédait une profondeur de champs suffisante me permettant de se faire rencontrer les cinq points développé par Bergman. Le peu d’installation urbaine alentour me permettait de rassembler des images décontextualisées et suffisamment abstraites pour pouvoir représenter une nature totale. Ce paysage m’offre tous les moyens d’y apprécier les cinq points d’études et le mettre en écho avec le paysage Bergmanien. Quant au terrain choisi, à l’intérieur des buttes, il ne révèle aucune 54 distinction particulière, à l’exception de sa pente et de la profondeur de champs. Ce paysage revêt différents usages et offre une grande variété : un chemin, une étendue de verdure, un banc et des bois. Il est sonore et peut être parcouru, contempler et propice à la mémoire. La première fois que je l’ai filmé, les qualités esthétiques m’ont semblé ciné géniques. Ce paysage est un plan fixe, sous différents angles, avec une focale changeante. Il s’agit de quatre écrans qui jouent en même temps les scènes où Bergman a eu l’attention particulière de filmer le paysage. A ces écrans s’associent une bande son qui change au cours du montage que j’ai réalisé. Ces écrans et la bande son se transforment, apparaissent puis disparaissent, ont l‘effet de révéler l’aspect fragmenté du paysage tel que nous avions décrit pour le Septième Sceau. La question du montage m’a semblé décisive. Aux plans paysagers extraits des films de Bergman, une série d’autres plans issus d’un autre paysage viennent les com-


menter. La musique qui constitue un des thème d’étude du paysage chez Bergman, alterne entre la bande son originale des films et le son provenant du paysage filmé. Elle se retrouve ainsi parfois plaquée sur une autre scène, en décalage. De même le repas sur l’herbe des protagonistes du Septième Sceau est une scène qui commente l’image d’une colline sur laquelle d’autres groupes de personnes imitent la même action. Créant ainsi une incohérence significativehfrg, les différents écrans qui apparaissent puis disparaissent, se complètent et le jeu de décalage entre eux ou leur correspondance, expliquent parfois le hors champ. Il s’agit toujours de former, à partir de deux images ou plus, une série porteuse de sens. Par le fort degré d’hétérogénéité et d’indépendance des différents plans, mais aussi par l’usage spécifique de certaines images visuellement marquantes, cette méthode s’inscrit dans la tradition du montage des attractions de Sergueï Eisenstein. Eisenstein théorisa un nouveau langage cinématographique, l’enchaînement des images a désormais un sens ; c’est ce qu’il qualifia comme le montage des attractionslivre. Ici, ce ne sont pas des phénomènes que l’on confronte, mais des enchaînements d’associations. Il ne s’agit donc pas de la signification d’un plan particulier, mais de la manière dont cette signification se transforme à mesure que progresse le film ou la bande-vidéo : il s’agit du contexte dans lequel le plan opère.




« J’ai trouvé mon paysage. Ma vraie demeure. » Ingmar Bergman, Laterna magica 2001


Le montage que vous avez vu a été pour moi l’occasion d’aborder la multitude de possible d’un seul paysage. Nous avons ainsi pu vérifier que ce « carrefour où se rencontrent des éléments venus de la nature et de la culture, de la géographie et de l’histoire, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’individu et de la collectivité, du réel et du symbolique» (Collot, 1997, p. 5), est celui du paysage. Ce montage achève l’étude de ce traitement spécifique du paysage. Un même paysage travaillé avec ces multitudes de regards et croisés avec tous les éléments privilégiés de mise en scène de Bergman, ne nous donne plus à voir les mêmes choses. L’enseignement de Bergman nous a permis d’illustrer comment un paysage, travaillé avec ses techniques de mise en scène, peut nous raconter plusieurs histoires, et se voir différemment. Une véritable redéfinition du paysage est ainsi possible. Il n’est plus simplement regardé pour ce qu’il est, un arbre, une forêt, mais pour ses évolutions données par les signifiants de la lumière, du son, du décor… Ce n’est plus le paysage que l’on regarde mais l’homme face au paysage. Il n’est plus là pour être l’expression du beau, mais pour être le regard de l’homme face à lui, pour être ce qu’il ressent. Un même paysage, à des heures différentes, pris à contre champs, envisageant les hors champs, s’étend au-delà de ses limites. Il n’est plus un espace clos et fermé sur lui même, mais l’enclos infini des visions et regards de l’homme. Bergman n’a travaillé le paysage que dans ce sens, ayant trouvé dans Fårö cet enclos qu’il baptisera ainsi : « …mon paysage, ma vraie demeure ».

Les films de Bergman et la spécificité des mises en scène de ses paysages constituent implicitement un lieu d’observation et de simulation architecturale et paysagère inespéré. Le Septième Sceau, les Fraises Sauvages et une Passion soulèvent de vraies pistes potentielles afin de répondre aux enjeux contemporains du traitement du Paysage. Ces fictions scandinaves sont celles d’un territoire marqué par un imaginaire collectif, ferment de l’identité nationale. Un espace qui lie les villes, et le construit, voilà comment on pourrait concevoir ce paysage et comment le projet du Grand Pari(s) entend le faire. Comment lier nos territoires et considérer cette nature, qui est au centre des préoccupations contemporaines d’aménagement et de protection de l’environnement ? Comment engager une réflexion de l’homme face à elle, sans n’être qu’esthétique, politique ou social ? En effet, qu’il s’agisse d’un paysage, fenêtre sur le dehors, d’un bâtiment dans lequel nous vivons, ou dans les paysages auxquels nous faisons face dans notre environnement urbain, y faire l’expérience de nos déplacements, de nos contemplations, de notre mémoire ou de notre enfermement est ce qui le définit. Le paysage n’est plus un simple hors champs de la ville, mais un espace en soit, particulier et particularisant l’individu.

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Sommaire


Des mythes au conte : « un paysage suédois sous influence »

pp. 8 - 23

pp. 12 - 17 pp. 18 - 23

Une mythologie née du paysage Un paysage culturel

Le paysage chez Ingmar Bergman, un paysage scandinave

pp. 24 - 49

pp. 28 - 29 pp. 30 - 33 pp. 34 - 35 pp. 36 - 41 pp. 42 - 47

Ingmar Bergman dans la tradition naturaliste suédoise Parcourir - Le Septième Sceau Écouter - Le Septième Sceau Se souvenir - Les Fraises Sauvages Contempler - Une Passion

Paysage en images

pp. 50 - 57

63


Table des illustrations

ill. p. 2 photo, côte du Böhuslan, Suède

ill. p. 7 photo, les raukar à Fårö, Suède

ill. p. 16 photo, village côtier du Gotland, Suède

ill. p. 5 photo, Les mégalithes de Ale à Kåseberga, Suède

ill. p. 11 magazine Ikea 2009 - 2010, pp. 3 - 4

ill. p. 19 site internet FilippaK, www.filippa-k.com

ill. p. 5 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 13 les gravures rupestres du site de Tanum, Suède

ill. p. 22 photo, le cimetière de Stockholm de Gunnar Asplund, Suède

ill. p. 6 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 15 photo, le cimetière de Stockholm de Gunnar Asplund, Suède

ill. p. 23 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957


ill. p. 26 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 32 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 39 extrait des Fraises Sauvages, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 43 extrait Une Passion, Ingmar Bergman, 1960

ill. p. 49 photo, côte de la mer du Nord, Smogen, Suède

ill. p. 29 extrait du La Source, Ingmar Bergman, 1960

ill. p. 33 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. pp. 44 - 54 extrait Une Passion, Ingmar Bergman, 1960

ill. p. 30 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. pp. 35 - 52 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 39 extrait des Fraises Sauvages, Ingmar Bergman, 1957 ill. p. 40 extrait des Fraises Sauvages, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 49 extrait des Fraises Sauvages, Ingmar Bergman, 1957 ill. p. 53 extrait des Fraises Sauvages, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 31 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 37 extrait des Fraises Sauvages, Ingmar Bergman, 1957

ill. pp. 41 - 55 extrait des Fraises Sauvages, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 46 extrait Une Passion, Ingmar Bergman, 1960

ill. pp. 45 - 56 extrait Une Passion, Ingmar Bergman, 1960

ill. p. 57 extrait du Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957

ill. p. 58 extrait du Fårö Dukument, Ingmar Bergman, 1979


Bibliographie


Revue : COLLOT Michel, COSTA Fabienne. Paysages en mouvement, VERTIGO, Juillet 2007, n°31, pp. 6-12. Ouvrages Spécialisés : AUMONT Jacques. Ingmar Bergman, mes films sont l’explication de mes images. Paris : Les cahiers du cinéma / auteurs, 2003. BOYER Régis. Yggdrasill, La religion des anciens Scandinaves. Paris : Payot, 1992. GILI Marta et al. HR | RG. Paris : Jeu de Paume, BLACK JACK éditions, 2009. COLLOT Michel. Les enjeux du paysage. Paris : Vrin, 2000. MOTTET Jean. Les paysages du cinéma. Paris : Vrin, Champ Vallon, 1999. GRANDGEORGE Edmond. Le Septième Sceau INGMAR BERGMAN. Paris : Nathan, 1992. Ouvrages Généraux : Selma Lagerlöf. Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède. Paris: Le Livre de Poche, 1906. Filmographie :

Le Septième Sceau, Ingmar Bergman, 1957. Les Fraises Sauvages, Ingmar Bergman, 1957. Une Passion, Ingmar Bergman, 1969.




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