Objets Sensibles

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Mémoire écrit et mis en page par Pierre-Félix So Promotion 2015 DSAA LAAB Rennes Mention Design de Produit Imprimé chez Script Laser à Paris Le 26 Janvier 2015 Tirage 09 ex. Typographies Corps de texte, Avenir Titrage, Prisma Pro


OBJETS SENSIBLES [re]percevoir la notification au quotidien

Comment le designer peut proposer une autre perception des objets qui se sont vu modifier par les technologies numériques et l’apparition des données ?

Mémoire de fin d’études Pierre-Félix So


SOMMAIRE Introduction

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I. L’homme et l’objet, vers une évolution de la relation 1. Histoire de l’objet et de son rapport à l’Homme 2. De la fonction à l’interaction 3. L’évolution de l’objet à l’ère du numérique

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II. Les bouleversements amenés par la dimension numérique 1. L’invasion technologique 2. Quand le virtuel défie la matière 3. La dualité entre le monde virtuel et le monde physique

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III. L’omniprésence des données : une présence invisible mais quotidienne 1. Le caractère immatériel et invisible des données 2. La prolifération des données 3. Matérialiser pour mieux comprendre

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IV. Vers une autre perception de l’objet 1. La place des sens dans la perception quotidienne 2. Vers un monde sensoriel où l’immatériel prend sens 3. Symbiose numérique : données, sens et objet en harmonie

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Conclusion

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Bibliographie

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Iconographie

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Le 9 septembre 2014, Apple dévoile en grande pompe l’Apple Watch. La montre connectée d’Apple est présentée comme révolutionnaire. Chargée de capteurs, elle permet de tracer sa santé et se connecte avec les téléphones de la marque en retransmettant notifications, emails, SMS… Apple n’est pas la première entreprise à entrer dans ce nouveau marché, des géants de l’industrie comme Samsung et Google ont lancé leurs propres montres connectées bien avant elle. Et la montre n’est pas le seul objet qui se soit vu « augmenter » par les technologies numériques : lunettes, bracelets, réveils, lampes, horloges… sont petit à petit raccordés à internet. Les objets sont ainsi devenus « bavards » et communiquent désormais entre eux ; ils produisent et consomment des données. Notre rapport aux objets quotidiens est alors bouleversé, puisque de simples objets utilitaires, ils passent au statut d’objets intelligents. C’est sous le terme d’internet des objets que l’on désigne désormais le raccordement de nos objets à internet. Et ces objets ne cessent de se propager, ils devraient atteindre les 80 milliards en 20201. L’émergence de cette nouvelle typologie d’objet est en grande partie due au développement d’internet : « En seulement vingt ans, la plus grande partie des activités humaines s’est déplacée dans les mondes numériques, et le développement des ordinateurs personnels, l’internet et la téléphonie mobile ont radicalement changé notre relation avec le monde »2. Cette citation de Bernard Darras reprise 1 Étude « Internet of Things », Idate, 26 aout 2013, (publication sur : http://www.idate.org/en/ News/Internet-of-Things_820.html) 2 Citation Bernard Darras, Aesthetics and Semiotics of Digital Design : The Case of Web Interface Design, Actes du colloque The First INDAF International Conference, Corée, Incheon, 2009, p. 11, cité à partir de Stéphane Vial, L’être et l’écran « Comment le numérique change la perception », Paris, PUF, 2013, p. 24

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introduction


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par Stéphane Vial est révélatrice du bouleversement amené par ce que l’on appelle la « révolution numérique ». Dernièrement les technologies numériques se sont ouvertes au grand public ; les découpeuses laser, imprimantes 3D, le matériel libre et les microcontrôleurs sont venus offrir une énergie créatrice aux makers1. Profitant de cet engouement, les designers ont eux aussi cherché à s’approprier ces technologies, qui leur offrent de nouvelles possibilités de conception et de création. Pourtant les objets produits jusqu’à ce jour ne semblent pas tirer pleinement parti des opportunités numériques. Et les objets connectés ne semblent pas encore vraiment intéresser le public. Pour reprendre le cas des montres connectées, selon une étude du bureau d’analyse Jackdaw2, le public ne s’y intéresse pas. Deux raisons à cela : « les fonctionnalités proposées ne sont pas assez utiles et les appareils ne relèvent pas tous les défis technologiques qu’ils suscitent. »3 La multiplication des objets connectés est aussi en partie responsable de la prolifération des données. Les objets, qui sont désormais des objets « parlants », communiquent sans cesse avec internet, ce qui crée une masse considérable de données à traiter. L’utilisateur se retrouve alors constamment en confrontation avec des données, qui émergent désormais de ses propres objets quotidiens, et non plus seulement de ses dispositifs numériques (ordinateurs, smartphones…). C’est ce constat, et ma fascination naissante pour les technologies numériques qui ont orienté mes recherches sur ce sujet. 1 « Nous sommes tous des makers [du verbe anglais to make, faire, fabriquer]. Nous sommes nés makers (il suffit de voir la fascination des enfants pour le dessin, les jeux de construction, les Lego ou les travaux manuels) et beaucoup d’entre nous en gardent quelque chose dans leurs passe-temps ou leurs passions. Ce n’est pas seulement affaire d’ateliers, de garages et autres lieux masculins. Si vous aimez cuisiner, vous êtes un ou une maker de cuisine et votre fourneau vaut un établi (les plats maison sont meilleurs, n’est-ce pas ?). Si vous aimez planter, vous êtes un maker de jardin. Coudre et tricoter, enfiler des perles, broder, c’est toujours du travail de maker. » Chris Anderson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Montreuil, Pearson, 2012, p. 23 2 Karyl Ait Kaci Ali, « Le marché des montres connectées : “Au mieux, une opportunité de niche” », Clubic, 14 août 2014 [en ligne], (disponible sur : http://pro.clubic.com/it-business/ actualite-721383-smartwatch-opportunite-niche.html) 3 Ibid.


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Ce mémoire va donc s’intéresser aux objets et aux données qui y sont liés, en cherchant à savoir comment le designer peut proposer une autre perception des objets qui se sont vu modifier par les technologies numériques et l’apparition des données. Par perception, j’entends ainsi proposer une nouvelle expérience aussi bien sensorielle — l’utilisation des cinq sens humains — que sensible — par les matériaux et la relation que l’on entretient avec ses objets. Ce questionnement oblige tout d’abord à une rétrospective de l’histoire de l’objet et de l’évolution du rapport que l’homme entretient avec celui-ci. Cette évolution est directement liée aux bouleversements amenés par la dimension numérique. Il s’agira ensuite d’aborder la question de l’omniprésence des données. Après cet état des lieux, il sera alors possible de proposer un regard nouveau sur l’objet, en allant vers une autre perception de ce dernier.



L’homme et l’objet, vers une évolution de LA RELATION I


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Histoire de l’objet et de son rapport à l’homme Qu’est-ce que l’objet ?

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« Si l’on s’en tient aux acceptions courantes, telles qu’elles ressortent d’enquêtes : est objet pour un public de consommateurs ce qui peut être saisi et manipulé, qu’il s’agisse d’objets décoratifs ou utilitaires. Cette définition s’inspire évidemment d’un environnement où les objets matériels produits industriellement en grand nombre sont proposés à la consommation dans les rayons et vitrines des magasins ou dans les catalogues de ventes ; non sans incohérence, elle englobe à la limite une maison, une voiture automobile ou un bateau de plaisance pour la raison qu’ils sont commercialisés comme des objets. Pour des spécialistes de la production ou de la vente, les objets de leur univers sont des produits, quelle qu’en soit la dimension : un composant. Un sous-ensemble ou un ensemble complexe ou volumineux comme une turbine, un avion, une locomotive ou un cargo sont des produits. Quant aux acteurs d’un acte technique, qu’ils soient des professionnels ou non, l’objet est outil, instrument, ustensile ou machine suivant le mode d’utilisation. »1

Définir l’objet est une tâche ardue, chaque théoricien, designer, philosophe ou sociologue donne sa propre définition, bien souvent étroitement liée à son domaine de recherche. La définition d’Yves Deforge s’attache à orienter la question selon trois catégories de personnes : le 1 Yves Deforge, Technologie et génétique de l’objet industriel, Paris, Maloine S.A Éditeur, 1985, p. 17


L’objet est abordé — dans la théorie — selon plusieurs approches, certains le considérant comme porteur de signe, d’autres comme œuvre d’art ou comme outil. La vision de l’objet outil est assez courante, archéologues et ethnologues s’accordant bien souvent sur ce point lors de la découverte d’objets antiques. L’objet outil est un objet entièrement utilitaire : son seul but serait ainsi d’accomplir une tâche donnée. Deforge parle ainsi des objets prothèses, des « outils qui prolongent le geste de l’homme »3 L’outil est ici abordé comme une extension du corps humain. Il est vrai que l’outil 2 Abraham A. Moles, « Objet et communication », Communications, n° 13 : « Les objets », 1969, p. 5 3 Yves Deforge, op. cit., p. 19

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consommateur, le spécialiste de la vente et le technicien. Cette séparation permet de distinguer ce qui relève de l’acceptation courante des définitions plus techniques et spécialisées propres aux acteurs de l’objet. Selon Deforge, le consommateur perçoit l’objet dans son acceptation la plus large (car nous sommes tous des consommateurs, mais pas tous des techniciens ou des vendeurs), c’est-à-dire presque tous les biens de consommation, de l’objet qui tient dans la main jusqu’à la voiture voire même « à la limite une maison ». Il définit l’objet comme étant « ce qui peut être saisi et manipulé », et rejoint en ce point les propos de Abraham A. Moles : « En bref, qu’est-ce qu’un objet ? C’est un élément du monde extérieur fabriqué par l’homme et que celui-ci peut prendre ou manipuler. »2 L’objet est donc une matière qui est manipulée, saisie, triturée, torturée, éprouvée par l’Homme. Ce rapport au corps est révélateur d’une autre facette de l’objet. Si Moles et Deforge ont défini l’objet comme étant quelque chose que l’Homme manipule, il ne faut pas oublier la dimension utile de l’objet. Un objet n’est rien s’il n’a pas de visées. Que ce soit une visée d’ordre utilitaire, comme avec les outils, ou d’ordre symbolique, comme le sont les nombreux témoins matériels de la foi ou des civilisations.


« Le paradoxe que je voudrais signaler, c’est que ces objets qui ont toujours, en principe, une utilité, un usage, nous croyons les vivre comme des instruments purs, alors qu’en réalité ils véhiculent d’autres choses, ils sont aussi autre chose : ils véhiculent du sens. » Roland Barthes


« Le paradoxe que je voudrais signaler, c’est que ces objets qui ont toujours, en principe, une utilité, un usage, nous croyons les vivre comme des instruments purs, alors qu’en réalité ils véhiculent d’autres choses, ils sont aussi autre chose : ils véhiculent du sens. »3 Ainsi Roland Barthes voit-il dans l’objet autre chose qu’une simple utilité. Le stade de l’objet outil est en effet aujourd’hui presque effacé par une autre valeur de l’objet, celle de l’objet signe, l’objet communication. Barthes prend ainsi l’exemple du téléphone, objet hautement fonctionnel et vient y trouver un véhicule du sens. Le téléphone reflète ainsi — à l’époque — l’idée d’une certaine position sociale ; la couleur du téléphone et sa forme peuvent indiquer une époque, le niveau de vie ou même le sexe de son détenteur. Ce que François de Saussure a nommé « sémiologie ou l’étude des signes dans la société »4 1 E. Kapp., Esquisses d’une philosophie de la technique (1877), cité à partir de Jean-Yves Goffi, La philosophie de la technique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1988, p. 77 2 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), cité à partir de JeanYves Goffi, op. cit., p. 85 3 Roland Barthes, L’Aventure sémiologique, Paris, Éditions du Seuil, 1985 4 Danielle Quarante, Éléments de design industriel, Paris, Polytechnica, 1994 [1984], p. 208

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par sa dimension proche de la main (manipulation) est en quelque sorte une augmentation des fonctions de la main. Et beaucoup d’autres s’accordent sur ce point, « l’outil est une projection et une prolongation de la partie terminale du membre (par exemple le marteau est une projection du poing) »1 selon E. Kapp ou encore Henri Bergson qui affirme que « Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps »2. La dimension utile de l’objet est ainsi étroitement liée au corps humain et à l’usage que l’on va ensuite faire de cet objet. Ne peut-on pas affirmer que les objets outils sont les premiers objets conçus par l’homme (l’exemple des silex pour l’homme préhistorique) ?


se rapporte aussi à l’objet : « La dimension sémantique est la dimension de l’objet lui-même et de la chose signifiée. C’est la signification de l’objet. »1 La place de plus en plus importante du marketing au sein de l’objet a grandement contribué à l’attribution de signes plus ou moins forts à celui-ci, parfois au travers de médiums annexes comme la publicité. L’objet devient alors de plus en plus complexe dans sa structure et son analyse, il porte de nombreux signes qui dépendent ensuite de nombreux sous critères comme le milieu social ou la culture. Pourtant, Danielle Quarante affirme qu’« il ne peut en effet y avoir de design industriel ou conception de produit sans une intention de communiquer. »2

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Au-delà de ces deux composantes essentielles de l’objet que sont l’utilité et le signe, l’homme se construit une relation avec et au travers de ses objets. L’objet s’apprend, il s’apprivoise. Lorsqu’on évoquait les objets « comme des prothèses, à la fois intégrées au corps et le prolongeant »3, il faut alors penser à la façon dont nous évoluons quotidiennement entourés de ces objets : « Pour utiliser quotidiennement un objet, je dois littéralement l’incorporer, c’est-à-dire faire en sorte qu’il fasse partie intégrante de mon corps. »4 Ce qu’étudie ici Céline Rosselin est l’incorporation de nos objets de manière à se les approprier. Apprendre l’objet, c’est alors en prendre conscience et développer des habitudes aussi bien d’usage que de perception autour de ce dernier. L’objet est un corps étranger, et il peut parfois être perçu comme un danger, c’est donc en l’intégrant que nous allons pouvoir l’appréhender quotidiennement.

1 Ibid., p. 215 2 Ibid., p. 207 3 Céline Rosselin, « Si tu vas un peu brusquement, tu te cognes contre l’armoire ! », in Marie-Pierre Julien, Jean-Pierre Warnier (dir.), Approches de la culture matérielle, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 108 4 Ibid., p. 107


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Les définitions et les principes vus précédemment concernent la théorie, la recherche et peu la pratique. Dans l’histoire du design, ces principes ont souvent donné naissance à des courants ou des mouvements. C’est le cas de la dimension utilitaire de l’objet, qui se rapproche de la vision de l’objet outil. On parle souvent de fonctionnalisme lorsque l’on tend à s’attacher essentiellement à la fonction de l’objet. On oublie cependant que le fonctionnalisme est une doctrine née au début du XXe siècle, le texte d’Adolf Loos, Ornement et Crime (1908) illustrant parfaitement le propos de l’époque. Le fonctionnalisme résumait alors l’objet à sa seule fonction. Propos qui peut sembler évident aujourd’hui face à un consommateur qui recherche de l’efficience dans ses objets, espérant un usage quotidien agréable et sans encombre. Mais il a longtemps été question d’ornements et de décoration dans l’histoire des objets. Plus tard, la célèbre citation « Form follow function » (la forme suit la fonction) attribuée à l’architecte Louis Sullivan cherche à éviter ces superflus que l’on peut trouver dans l’architecture comme dans le design. Cette citation illustre parfaitement les rapports ténus qui s’opèrent entre forme et fonction dans l’objet. En respectant ce principe, l’objet serait donc théoriquement réussi, la forme indiquant à l’usager la fonction, et celle-ci rappelant à l’usager le pourquoi de la forme. En 1970, le designer Dieter Rams édictera les dix principes du « Gute Design », qui s’inscrivent dans la lignée de la citation de Sullivan. Il y a trois principes à retenir qui vont dans le sens de la citation de Sullivan : « Tout bon design est esthétique. Tout bon design rend un produit compréhensible. Tout

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De la fonction à l’interaction


bon design fournit une utilité à chaque produit. »1 Pour Rams, associer utilité et esthétique est la ligne de conduite à suivre, et comme il aime le souligner, « le moins c’est mieux » faisant référence au fameux « Less is more » de Ludwig Mies van der Rohe. L’approche fonctionnaliste de l’objet est étroitement liée à l’apparition de l’électroménager. En effet cette catégorie de produits est largement augmentée dans son usage par l’utilisation du courant électrique. La dimension fonctionnelle de l’objet est donc totalement visible et elle est perçue par le consommateur comme le signe premier de l’objet. Acheter un lave-linge, c’est acheter sa fonction. Personne n’achète un lave-linge pour sa dimension esthétique ou symbolique, ce qui explique peut-être son étonnante constante formelle à travers le temps.

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Outre la réponse fonctionnaliste, il existe d’autres appro­ ches moins portées sur la technique. C’est le cas des objets symboliques qui font appel à l’intellect, la connaissance ou la culture. La dimension symbolique s’est par exemple exprimée avec Raymond Loewy qui, avec ses paquets de cigarettes Lucky Strike ou ses locomotives pour le mouvement Streamline, créera des objets à valeur hautement symbolique. Des lignes et des formes porteuses de sens faisant référence au principe d’aérodynamisme fortement présent dans le Streamline. Plus tard, le mouvement Memphis — on pense évidemment à la bibliothèque Carlton de Ettore Sottsass — qui réagit entre autres aux « prétentions du Bon Design »2, va créer des objets usants de formes et de couleurs extravagantes qui sont ainsi devenus, à la manière des œuvres d’art, de véritables objets porteurs de symboles. Cette portée symbolique est souvent propre aux mouvements artistiques comme le Dadaïsme qui ont aussi réfléchi 1 « Gutes Design ist asthetisch. Gutes Design macht ein Produkt verständlich. Gutes Design macht ein Produkt brauchbar. » Dieter Rams Klaus Klemp et Keiko Ueki-Polet, « Ten Principles of Good Design », in Less and More: The Design Ethos of Dieter Rams, Berlin, Gestalten, 2011, p. 585-586 2 Charlotte et Peter Fiell, Design du XXe siècle, Paris, Taschen, 2011 [2000], p. 462


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Ronnefeldt, Tilting Teapot, porcelaine blanche, contenance, 0,4 L, 2004

Bubble Calendar LLC, Bubble Caldendar, calendrier en papier bulle, polyéthylène et papier, 122 cm x 39cm, 2015


sur le statut de l’objet. Ainsi la symbolique cherche à dépasser l’usage pour évoquer plus dans l’objet, faire passer un message ou faire un rappel historique culturel.

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En parallèle des objets dits symboliques, on peut retrouver les objets émotionnels. Ces objets font appel aux sentiments et possèdent alors une forte charge émotionnelle. L’exemple du Tilting Teapot (IMG_1) de Ronnefeldt est souvent évoqué à ce sujet. Cette théière met en place une gestuelle à travers l’objet, proposant une nouvelle façon de préparer et servir le thé. Ce rituel ajouté à l’objet est directement visible sur la forme non conventionnelle de la théière et c’est sa manipulation qui va susciter l’émotion chez l’utilisateur. La simple utilisation de matériaux particuliers peut créer une forte stimulation émotionnelle, comme avec le Bubble Calendar (IMG_2). Ce calendrier réalisé en papier bulle permet d’éclater chaque journée ; il associe ainsi le plaisir enfantin et jouissif d’éclatement des bulles avec la notion du temps qui passe. Dans le même esprit, le Ink Calendar (IMG_3) d’Oscar Diaz utilise le principe de capillarité pour représenter le temps qui passe de manière poétique et sensible, à l’aide d’un matériau simple (le papier buvard) et d’encre colorée, celle-ci permettant d’observer la dilution de la couleur. Ces objets émotionnels sont souvent associés aux sens, en les stimulant ils provoquent en nous des sentiments et des sensations affectant nos émotions. Ils se rapprochent de ce que l’on appelle le « design sensoriel ». La lampe Halo (IMG_4) de Sule Koc Design fait ainsi appel au sens du toucher en proposant de glisser ses mains sur le pourtour circulaire de la lampe afin de l’activer. La gestuelle dans cet objet fait alors appel aux émotions par la stimulation des sens, en l’occurrence ici le toucher par le geste et la texture du matériau. Cette stimulation sensorielle fait parfois appel à la mémoire sensorielle telle l’expérience de la madeleine de Proust qui fait allusion à des événements, odeurs ou sensations faisant ressurgir de notre mémoire des souvenirs anciens créant


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Oscar Diaz, Ink Calendar, calendrier, encre sur papier, 42 x 59,5 cm, « Gradual » 5, Crownwell Place, London Design Festival, 2007


alors un lien personnel et durable entre l’objet et l’usager, allant au-delà de sa simple utilisation.

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Si les objets fonctionnels, symboliques et émotionnels sont encore aujourd’hui dominants dans notre quotidien, il existe une notion qui a fait surface il y a peu et qui semble vouloir s’imposer dans les objets futurs. La notion d’interactivité, d’abord liée aux dispositifs numériques, en raison des interfaces notamment, est en train de s’extraire de cette composante virtuelle pour atteindre le cœur de l’objet. Les objets interactifs se placent dans la continuité des objets mécaniques et sont en quelque sorte une évolution des objets électriques — ce que l’on aime appeler l’électroménager. C’est avec l’intégration de l’électronique dans les objets qu’est apparue la notion d’interactivité. Ces objets se sont peu à peu vu doter d’écrans, qui — contrairement aux boutons qui règlent chacun une variable — contiennent tous les éléments de réglage. L’exposition Néomerce qui s’est tenue au centre Georges Pompidou en 1984 sous la direction de Denis Santachiara explorait les possibilités offertes par la rencontre entre les nouvelles technologies de l’époque et les objets. Santachiara affirmait déjà à l’époque : « Ces nouveaux immatériaux changent la nature des rapports entre l’utilisateur et le produit. Aussi le concepteur doit-il se mesurer à la difficulté de distiller par la technologie des émotions esthétiques transmissibles non seulement au moyen d’une forme plastique matérielle, mais aussi et surtout grâce à la qualité d’un toucher, d’une sensibilité. »1 Il soulevait à l’époque un problème qui touche encore grandement les objets interactifs actuels, le manque de qualités sensorielles dans les objets technologiques. La notion d’interactivité est étroitement liée à la technologie, et les technologies numériques actuelles ont fait bondir la présence des objets interactifs dans nos intérieurs. 1 Denis Santachiara, « Neomerce » (1986), in Alexandra Midal, Design, l’anthologie 18412007, Genève, HEAD ; Saint-Étienne, Cité du Design ESADSE, 2013, p. 365


Sule Koc Design, Halo, lampe réagissant au toucher, 2010

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In-Flexions, Responsive Mirror, surface composée de multiples miroirs orientés par les mouvements des mains, 2012

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Le Responsive Mirror (IMG_5) d’In-Flexions est un miroir dont les facettes s’orientent en fonction des mouvements de la main. Avec cet exemple, un simple miroir est devenu interactif par l’ajout d’un usage — augmenté grâce à la technologie — ainsi que la mise en place de comportements nouveaux — la mise en mouvement des miroirs se fait par le geste dans l’espace. On observe ici une interactivité qui affecte directement l’usage, contrôle par le mouvement des mains dans l’espace dans le cas présent qui s’oppose à un habituel contrôle via des boutons, interrupteurs, etc. Le cas des écrans tactiles est peut-être encore plus parlant : nous interagissons entièrement avec l’objet, et une grande partie de nos sens se concentrent sur cet écran. Cette capacité qu’ont les objets interactifs de nous immerger se retrouve difficilement voire rarement dans des objets « inertes » : on ne peut rester captivé par une chaise, on est conscient de sa présence puisqu’assis dessus, mais en aucun cas nous n’interagissons de manière aussi intense avec elle. Sophie Lavaud-Forest évoque ainsi à propos de l’évolution de la recherche dans l’art : « La recherche en art, en effet, depuis le début du XXe siècle a fait évoluer la manipulation de la matière solide et la création de formes closes et fixes vers des œuvres “ouvertes”, informationnelles, communicationnelles, systémiques, relationnelles et variables. »1 Et l’on peut rapprocher ce constat avec l’apport de la notion d’interactivité sur l’objet, qui devient lui aussi communicant et informatif. Au travers des objets technologiques, « le concept même de fonction devient désuet ; il est par trop coupé du progrès que représentent ces objets méta ou multi-fonctionnels, pour ne pas dire fonctionnoïdes. »2 évoquait Denis Santachiara en 1986 à propos des possibilités offertes par les nouveaux matériaux issus des technologies de l’époque. Ce constat 1 Sophie Lavaud-Forest, « Perspectives numériques. Variabilités, interactions, univers distribués, À la découverte de perspectives renouvelées ? », Communications, n° 85 : « L’homme a-t-il encore une perspective ? », 2009, p. 56 2 Denis Santachiara, op. cit., p. 366


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s’applique parfaitement aux objets interactifs d’aujourd’hui, la fonction semble en effet s’effacer tant celle-ci occupe une place importante et presque évidente au sein de l’objet.


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L’évolution de l’objet à l’ère du numérique

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Les objets interactifs s’expriment aujourd’hui sous une typologie naissante, celle qu’on regroupe sous le nom d’« objets connectés ». Ces objets ont la particularité d’être connectés sans fil à un ordinateur ou de manière générale à un réseau qui permet l’échange de données. Leur vocation n’est pas d’être des périphériques informatiques ou des objets interface, la connexion au web permet une augmentation de leur usage, que ce soit dans la fonction, l’interaction ou l’information. Le simple fait de raccorder un objet à internet suffirait dès lors à le qualifier d’objet connecté. C’est par exemple le cas de certains objets courants comme les ampoules qui en étant reliées au réseau internet et donc contrôlables via un smartphone, sont devenues connectées. On trouve aujourd’hui pléthore d’objets connectés sur le marché, allant de la montre connectée — la Apple Watch d’Apple ou encore la Moto 360 de Google — aux réfrigérateurs en passant par les horloges, lunettes, thermomètres… Bref, tout objet peut se voir raccordé à internet et voir ainsi ses fonctions augmenter. Il faut cependant constater que la plupart du temps on augmente l’usage d’objets déjà existants ; il y a peu voire pas d’objets nouveaux entièrement conçus avec pour seule contrainte la connexion à internet. La démarche de conception s’apparente plutôt à celle-ci : identifier un objet, chercher les fonctions qui pourraient lui être ajoutées, puis modifier ou reconstruire l’objet avec cette nouvelle contrainte. Il faut aussi souligner qu’outre les objets


Mais à quoi sert vraiment un objet connecté ? Pour expliquer cela, prenons l’exemple d’une montre connectée, la Moto 360 de Motorola et Google. Il faut tout d’abord considérer sa fonction initiale qui est de donner l’heure, même si dans le cas des montres connectées, cette fonction devient presque anecdotique aux côtés des autres fonctions proposées. La montre fonctionne comme un smartphone et reçoit par conséquent des notifications en temps réel auxquelles il est possible de répondre par la voix. L’analogie avec un smartphone est évidente puisque la montre possède son propre processeur et son système d’exploitation ; elle embarque donc des applications qui proposent — théoriquement — toutes une augmentation de l’usage (météo, GPS, musique…). Enfin la montre possède deux capteurs, un podomètre et un moniteur de fréquence cardiaque optique, permettant de tracer la santé du porteur. Ce dernier point est à souligner puisque l’on retrouve un fort intérêt de la part de l’industrie dans le domaine de la santé, proposant de multiples capteurs dans chaque objet afin de permettre à l’usager de suivre sa santé à la trace. Je ferais cependant deux reproches à ces « nouveaux objets ». Tout d’abord, ils proposent une relation essentiellement visuelle, par le biais d’écrans. Il n’y a donc aucune relation forme/fonction, mais seulement une interface graphique. La forme semble avoir abandonné depuis longtemps sa poursuite de la fonction, et ce dès l’apparition des écrans et de l’électronique embarquée. C’est ainsi que sont nés les rectangles de taille variable que sont les ordinateurs, les tablettes et les smartphones. Le cas de la tablette est particulier : on atteint presque un « non-objet », puisque tout ce

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proposés sur le marché traditionnel, il existe une économie parallèle où prolifèrent des objets connectés « amateurs », celle du financement participatif et des communautés makers.


qui est construit autour de l’écran ne fait que le desservir, l’écran regroupe en son sein toutes les fonctions de l’objet. Si ces objets sont particulièrement hermétiques, c’est en partie parce que tout est caché sous une coque en plastique ou en métal où rien ne transparaît. Mark Brutton avait vu juste en 1981 lorsqu’il annonçait qu’« aucun profane ne pourra[it] comprendre les produits futurs comme il comprend aujourd’hui, disons, une automobile. »1 Nous ne sommes plus capables de comprendre la construction des objets tant la miniaturisation les a rendus complexes.

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Le second reproche s’attache à leur plasticité qui est « obsolète ». En effet, une montre reste une montre même connectée, il ne semble pas y avoir de réelles interrogations sur la reconstruction formelle de l’objet augmenté. La Moto 360 a par exemple opté pour un cadran rond, et essaye de se rapprocher le plus possible d’une montre classique. Que ce soit une montre, un réfrigérateur ou un réveil connecté, il est souvent difficile de déceler l’ajout de connectivité tant la forme reste identique à son analogue non connecté. Néanmoins il faut considérer que ces objets sont relativement nouveaux et n’ont pas encore conquis tout leur public. L’industrie essaie peut-être alors de cacher la nouveauté dans des objets existants. On peut rapprocher cette démarche de ce que Raymond Loewy appelait « le stade MAYA (majuscules de la phrase américaine : Most Advanced Yet Acceptable, qui peut se traduire par “Très Osé Mais Acceptable”). »2 Stade qui serait le juste équilibre entre innovation et acceptation du public, une trop grande innovation aura alors plus de mal à se faire accepter par la majorité. L’arrivée de l’écran et la transposition des fonctions dans une interface ont aussi vu naître les icônes qui remplacent les 1 Mark Brutton, « Après le modernisme » (1981), in Midal Alexandra, Design, l’anthologie 1841-2007, Genève, HEAD ; Saint-Etienne, Cité du Design ESADSE, 2013, p. 347 2 Loewy Raymond, La laideur se vend mal, Paris, Gallimard, 1953


Carrie Bale, Doug Hindson et Jooyoung Riyu, Skew, vidĂŠo, 43 secs, 2013

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Maquettes en papier faites par les designers de Google pour comprendre les ombres et les diffĂŠrentes couches, Google, 2014

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objets « virtualisés ». On pense à l’appareil photo ou au téléphone encore matérialisés graphiquement sur les icônes des applications smartphone. Skew (IMG_6) est une vidéo de Carrie Bale, Doug Hindson et Jooyoung Riyu qui retranscrit matériellement des éléments numériques au moyen de matériaux bien réels (papier, carton…) et les met en action de façon à reproduire les effets produits à l’écran. Elle questionne l’utilisation du « skeuomorphisme »1 dans les interfaces, en cherchant à déceler les mécaniques du réel dans le virtuel ; les rapprochements logiques avec le réel permettant de mieux appréhender les interfaces. Même si, dernièrement la tendance est au « flat design » ou design plat en français, soit des interfaces épurées de tous artifices issus du réel, ce projet nous rappelle les liens subtils qui peuvent subsister entre les interfaces virtuelles et des objets bien réels. En effet, la conception de ces interfaces et de leurs éléments s’inspire encore largement d’éléments physiques ou graphiques sans oublier qu’ils sont souvent conçus à partir de maquettes bien réelles2 (IMG_7). Pour reprendre le propos de Céline Rosselin : « Dans la relation à l’objet, l’Homme joue avec les contraintes matérielles. La matière le structure — pour prendre un terme moins connoté que contraindre — et il peut la manipuler. »3 Cette conception de la relation Homme-Objet est aujourd’hui bouleversée par le numérique qui a apporté son lot de technologies modifiant fortement les objets.

1 « Le skeuomorphisme (en anglais skeuomorphism) ou skeuomorphe est un terme formé à partir du grec skeuos (l’équipement militaire, mais aussi le costume, l’ornement, la décoration) et définissant un élément de design dont la forme n’est pas directement liée à la fonction, mais qui reproduit de manière ornementale un élément qui était nécessaire dans l’objet d’origine. Plus précisément, il peut être défini comme « un élément de design ou une structure qui ne sert aucun but dans l’objet formé à partir du nouveau matériau, mais qui était essentiel dans l’objet fait à partir du matériau original. » Article sur le « Skeuomorphisme », Wikipédia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Skeuomorphisme) 2 Kyle Vanhemert, « Google’s Quest to Write the Rulebook for Interactive Design », Wired, 11 avril 2014 [en ligne], (disponible sur: http://www.wired.com/2014/11/googles-quest-write -rulebook-interactive-design/) 3 Céline Rosselin, op. cit., p.116




Les bouleversements amenĂŠs par la dimension numĂŠrique II


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L’invasion technologique

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L’évolution fulgurante de la technologie a plongé l’Homme dans une relation forcée avec celle-ci. L’Homme du XXIe siècle est constamment exposé à la technologie. Que ce soit dans sa vie personnelle, dans ses loisirs ou dans sa vie professionnelle, les dispositifs numériques font désormais partie intégrante de son quotidien : « Certes, les dispositifs existent depuis que l’homo sapiens est apparu, mais il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif. »1 Comme le souligne ici Giorgio Agamben, nos vies sont dorénavant entièrement dépendantes des dispositifs technologiques. The Evolution of the Desk (IMG_8) par le Harvard Innovation Lab est une vidéo qui illustre ce phénomène en montrant l’évolution du bureau de 1980 à aujourd’hui. On observe ainsi un bureau en 1981 rempli d’objets — ordinateurs, livres, téléphone, etc. — puis, au fur et à mesure que les années passent, les objets se transforment en icônes d’applications et se transfèrent sur l’écran de l’ordinateur. On se retrouve alors avec un bureau vide à l’exception de l’ordinateur et d’un smartphone. Cette vidéo vient montrer à quel point la technologie est venue changer nos habitudes de vie jusqu’à transposer certains de nos objets réels en applications virtuelles. En s’intégrant ainsi dans nos vies, les rapports entretenus avec la technologie sont devenus presque naturels. Nous allons même jusqu’à entretenir des relations au travers d’écrans. Car ce sont bien les écrans les premiers tourmenteurs de nos vies numériques. Ils n’ont de cesse de nous appeler et de nous happer. Une sollicitation 1 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Éditions Payot et Rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2006, p. 34


« Certes, les dispositifs existent depuis que l’homo sapiens est apparu, mais il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif. » Giorgio Agamben


constante et éprouvante à laquelle nous ne prêtons plus vraiment attention.

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La confrontation à la technologie fait naître en nous des attitudes parfois contradictoires, entre méfiance, habitude et fascination. La question de la fascination est facilement visible au quotidien. Il suffit d’observer avec quelle aisance et quelle rapidité les enfants — et surtout les plus jeunes — appréhendent les dispositifs tactiles et combien il est parfois difficile de les arracher à l’emprise de ces écrans. Il en va de même pour les adultes, captivés par leurs smartphones, ne regardant même plus l’espace qui les entoure. En Chine, dans certaines villes, un trottoir spécial a même été créé pour les utilisateurs de smartphones1. Cette initiative, isolée certes, montre à quel point nos comportements ont été amenés à changer. Cette fascination que nous entretenons avec les dispositifs qui nous entourent peut aussi tourner à la dépendance, car ces habitudes sont dorénavant ancrées dans nos modes de vie. La place plus ou moins importante occupée par la technologie dans nos existences a fortement inquiété un grand nombre de personnes. Et si penseurs et chercheurs continuent à se battre autour de la question, les technophobes sont bien réels. Ces peurs peuvent être justifiées par l’ampleur qu’ont prise les technologies dans notre quotidien, qui semblent parfois échapper à notre contrôle et prendre ainsi les devants dans nos vies. John Thackara l’a bien remarqué, « à New York, Tokyo ou Londres, on est en moyenne cent cinquante fois par jour en présence de systèmes embarqués. »2 Une confrontation quotidienne qui engendre forcément des questions de la part de ceux qui utilisent ces technologies. De plus, « une grande partie des objets que nous utilisons 1 Rishi Iyengar, « Chinese City Sets Up ‘No Cell Phone’ Pedestrian Lanes », Time, 15 sept­ embre 2014 [en ligne], (disponible sur: http://time.com/3376782/chongqing-smartphone -sidewalk-meixin-group/) 2 John Thackara, In the bubble, Saint-Étienne, Cité du Design éditions, 2008, p. 155


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Harvard Innovation Lab, The Evolution of the Desk, animation interactive retranscrite en vidĂŠo (55 sec), 2014

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Timo Arnall, Jorn Knutsen & Einar Sneve Martinussen, Light Painting Wifi, dispositif de capture de la puissance du signal WiFi, barre de 400Â cm avec 80 LEDs, 2011


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aujourd’hui ne fonctionnent plus seuls, normalement, mais sont tributaires d’un service fourni par des réseaux dont les capacités à détecter les anomalies et à faire fonctionner ces objets vont encore s’étendre. »1 Ne plus avoir le contrôle semble être l’une des grandes frayeurs du technophobe. Bouleversé dans sa façon de vivre, il décide alors de rejeter la technologie. « Nos machines sont d’une vivacité dérangeante et nous-mêmes sommes d’une inertie effrayante. »2 écrit Donna Haraway en 1992. Ce constat qui s’applique encore aujourd’hui résume assez bien les raisons qui peuvent nous pousser à avoir peur. S’ajoute à cela une des caractéristiques même liée au numérique, la notion d’invisibilité — qui s’exprime aussi bien au travers des ondes (WiFi, champs électromagnétiques…) que des données qui transitent via internet et qui ne sont pas appréhendables physiquement. En effet, les dispositifs physiques que nous utilisons ne sont en réalité qu’un intermédiaire avec ce qui est virtuel et invisible. Timo Arnall, Jorn Knutsen et Einar Sneve Martinussen ont cherché à mettre en image ces ondes invisibles via le projet Light Painting Wifi (IMG_9), un dispositif lumineux qui permet de visualiser via des photographies en pause longue la puissance d’un signal WiFi. Chercher à visualiser et à matérialiser ce qui est invisible n’est pas anodin, le besoin de contrôler et maîtriser notre environnement est signe de sérénité. C’était déjà le cas au début du XIXe siècle quand la photographie est apparue. En effet, la photo a dès ses débuts été vue comme un traitement de l’invisible, ce qui aujourd’hui peut paraître paradoxal. Ce rapport à l’invisible a fait naître des croyances — les photographies spirites par exemple —, justifiant peut-être la peur pour beaucoup de se faire prendre en photo3. C’est peut-être face à ces craintes 1 John Thackara, op. cit., p. 155 2 Donna Haraway, Le Manifeste cyborg : la science, la technologie et le féminisme socialiste vers la fin du XXe siècle, 1992, cité à partir de John Thackara, op. cit., p. 156 3 Balzac refusait de se faire prendre en photo, craignant que « la photographie ne vienne lui voler son âme, son être ou son avoir. » Philipe Dubois, L’Acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, coll. « Fac image », 1990, p. 212, cité à partir de Christian Chelebourg, « Poétiques à l’épreuve. Balzac, Nerval, Hugo », Romantisme, n° 105, 1999, p. 58


Industriels, designers et fabricants ont ainsi (re) commencé à cacher la technologie sous des capots. Finie l’ère des voitures que l’on pouvait — avec un minimum de connaissances en mécanique — réparer dans son garage. Les objets technologiques sont en effet d’une complexité qui dépasse bien souvent la connaissance des usagers. Aujourd’hui les ordinateurs sont des rectangles de plus en plus fins, à l’image des tablettes et des smartphones. Dean Sudjic le souligne à propos d’Apple : « ils sont également devenus des pros de l’obsolescence visuelle. »4 faisant ainsi référence à la rigueur minimaliste des objets de l’entreprise. On chercherait ainsi à cacher la technologie. Sous ces coques de verre, métal et plastique, se cachent des circuits dont la miniaturisation est telle qu’il est impossible pour l’œil humain d’en saisir l’architecture. Il est évident que ces technologies, en se miniaturisant sans cesse, échappent de plus en plus à nos capacités cognitives. Nous n’avons plus besoin de vraiment comprendre ce que font ces circuits puisque nous les appréhendons sur nos écrans, par le biais d’interfaces. C’est pourquoi nos smartphones possèdent des écrans de plus en plus grands : l’utilisateur n’est pas fasciné par ce qui se cache dessous, mais par les possibilités offertes par le tactile. Et ces possibilités sont immenses, à tel point que nous semblons avoir oublié comment nous les avons apprises. Multitouch iPhone Gestures (IMG_10) est une production de Gabriele Meldaikyte qui questionne l’origine de ces gestuelles. L’œuvre, constituée de cinq pièces, cherche à reproduire les gestuelles au doigt désormais populaires du smartphone via des dispositifs mécaniques. Chaque objet met l’accent sur la fonction, en l’occurrence les gestuelles issues du numérique. Cette production vient mettre en avant un constat étonnant : ces dispositifs mécaniques sont « nouveaux » et pourtant les gestes qu’ils reproduisent, nous les utilisons au quotidien sur 4 Deyan Sudjic, Le langage des objets, Paris, Pyramyd, 2012, p. 21

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que les industriels ont cherché à simplifier les objets de façon à faire oublier la technologie.


nos dispositifs. Ces gestuelles que nous avons ainsi acquises au fil de nos confrontations au tactile nous semblent désormais tout à fait naturelles. Nous les avons ainsi intégrées dans nos esprits et elles nous semblent désormais totalement normales et logiques. Inconsciemment, face aux technologies, nous avons développé de nouvelles formes de perception.

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Gabriele Meldaikyte, Multitouch iPhone Gestures, sĂŠrie de cinq objets en bois mĂŠtal et plexiglas, 2013

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quand le virtuel défie la matière

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Lorsque Stéphane Vial évoque la révolution liée au numérique, il parle d’« une révolution de la perception : elle ébranle nos habitudes perceptives de la matière et, corrélativement, l’idée même que nous nous faisons de la réalité. »1 Quand on évoque le virtuel, il est facile de faire le lien avec l’informatique. Pourtant le virtuel est une notion bien plus ancienne. Du latin virtualis, elle serait apparue au Moyen-Age. Et contrairement à l’amalgame que l’on a l’habitude de faire, le virtuel n’est pas ce qui est irréel. Quant au virtuel informatique, c’est en quelque sorte une simulation. Pour reprendre Philippe Quéau, « le virtuel n’est pas en dehors du réel, mais lié au réel, pour rendre possible ce qui est en puissance dans le réel, et le faire advenir. Le virtuel permet d’accoucher du réel. »2 Virtuel et réel ne sont donc pas opposés, mais complémentaires. L’idée générale que l’on se fait du virtuel est biaisée par les dispositifs informatiques et internet qui ont associés le virtuel avec ce qui est dans l’écran : « Percevoir à l’ère numérique, c’est être contraint de renégocier l’acte de perception lui-même, au sens où les êtres numériques nous obligent à forger des perceptions nouvelles, c’est-à-dire 1 Stéphane Vial, op. cit., p. 97 2 Citation de Philippe Quéau, « La pensée virtuelle », Réseaux, n° 61, 1993, p. 71, cité à partir de Stéphane Vial, op. cit., p. 174


Face à de nouvelles perceptions, nous devons aussi faire face à une nouvelle expérience de la matière. Le caractère volatil du numérique propose des éléments qui ne sont pas figés. Ils sont duplicables, annulables, effaçables, transférables… La perception que nous avions auparavant de la matière, élément tangible, palpable et physique est ébranlée. « Il suffit d’une panne de courant électrique pour que tout ce qui n’avait pas été enregistré en mémoire disparaisse littéralement du champ de la réalité et irréversiblement. »4 Cette situation à laquelle Vial fait écho, nous l’avons tous plus ou moins vécue ; nous sommes conscients de la vulnérabilité de nos productions. La vidéo Error 404 : File Not Found (IMG_11) de Claire Dubosc illustre parfaitement ce propos. Un algorithme va piocher des vidéos au hasard sur le web à l’aide de mots clés, et au fur et à mesure de l’avancement dans la vidéo, les images se dégradent et la notion « Error 404 : File Not Found » apparaît sur certains fichiers. Cette erreur, bien connue des internautes, signifie que le contenu n’existe plus (ou pas). Ainsi au travers de cette vidéo, la relation au monde matériel nous revient à l’esprit : les données, quelles qu’elles soient sont enregistrées sur des supports physiques, les disques durs. Et ces derniers sont tout aussi vulnérables 3 Stéphane Vial, op. cit., p. 97 4 Ibid., p. 233

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d’objets pour lesquels nous n’avons aucune habitude perceptive. »3 Les appareils numériques — tablettes, ordinateurs, smartphones, etc. — sont ainsi devenus des dispositifs par lesquels nous percevons le monde. C’est en effet au travers de ces dispositifs que les choses et les êtres nous apparaissent, ce que Vial appelle « l’ontophanie numérique », une autre expérience du monde. Nous voici désormais confrontés à des êtres nouveaux, des êtres virtuels, mais aussi des « choses », que ce soit des images, des concepts : tout nous apparaît au travers des écrans. Nous devons alors nous projeter dans un univers perceptif nouveau et nous y adapter.


que n’importe quel autre élément physique. Par conséquent, et contrairement à la matière qui est présente et qui laisse des traces, nous ne pouvons plus revenir sur un élément virtuel disparu. La célèbre maxime attribuée à Lavoisier, « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » ne semble pas s’appliquer aux éléments virtuels. Ainsi, une fois oublié, un élément virtuel disparaît totalement du monde réel. Ce qui appartient au virtuel ne relève pas de la matière telle que nous la concevons, ce ne sont pas des éléments palpables : « Notre représentation de la matière est la mesure de notre action possible sur les corps, elle résulte de l’élimination de ce qui n’intéresse pas nos besoins et plus généralement nos fonctions. »1 Cette citation de Bergson écrite en 1939 prouve que nous ne percevons plus la matière de la même manière, puisque nous n’envisageons plus des actions sur des corps physiques, mais sur des éléments virtuels. Or ces derniers ne se comportent pas de la même façon que les corps physiques.

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Ce qui semble ainsi manquer dans notre relation au virtuel c’est le manque de matérialité. « Nous avons appris à voir les choses sous l’angle des interfaces c’est-à-dire à considérer comme des choses les choses qui apparaissent sur nos écrans. »2 Car l’interface est en effet le seul élément qui fait le lien entre ce qui se passe dans la machine et notre corps. C’est d’ailleurs en transposant graphiquement des éléments appartenant au monde physique dans nos dispositifs que nous avons pu développer des comportements et des habitudes « numériques », l’exemple de la corbeille ou du bureau parlant d’eux-mêmes. Les interfaces seraient donc les prémices d’une recherche de matérialité. Cependant, celles-ci sont limitées dans leur dimension — 2D uniquement — et leur support, les interfaces n’apparaissant en effet que sur les écrans. L’objet ne peut-il pas chercher à donner une 1 Henri Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1939, p. 35 2 « We have learned to take things at interface value » citation de Sherry Turkle traduite par Stéphane Vial, cité à partir de Stéphane Vial, op. cit., p. 181


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Claire Dubosc, Error 404 : File Not Found, vidéo, 5 min, 2013

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Vitamin, Bit Planner, calendrier en briques Lego, ABS, 2013


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matérialité au virtuel ? L’objet est en effet déjà présent dans la sphère du virtuel, il sert de support — la coque d’un ordinateur —, mais aussi de dispositif de liaison et d’interface. La souris et le clavier sont ainsi des dispositifs qui permettent de projeter nos actions physiques dans le virtuel. Il est cependant possible d’aller plus loin dans cette matérialité, comme l’idée de transposer les interfaces graphiques en éléments physiques. C’est ce que propose le projet Bit Planner (IMG_12) de Vitamin, un planificateur réalisé à l’aide de briques Lego. Il est destiné à des équipes souhaitant s’organiser facilement à plusieurs. Chaque brique représente une demi-journée et chaque couleur un événement. Faisant face à un calendrier classique, on vient placer les briques sur celui-ci, permettant ainsi une visualisation globale du calendrier grâce à son organisation en blocs identiques colorés. Puis à l’aide d’un smartphone il est possible de venir prendre en photo le calendrier qui se synchronisera alors automatiquement sur l’ordinateur. Ce projet fait ainsi le lien entre réel et physique en transposant un calendrier physique en éléments virtuels. La transposition se fait ici uniquement dans un sens, du physique vers le virtuel. Face à la déferlante numérique qui a ébranlé nos perceptions, nous avons alors dû faire face à l’apparition d’une matière virtuelle qui s’oppose à la matière physique et palpable à laquelle nous étions habitués. C’est donc naturellement que nous est venu le besoin de chercher à matérialiser ces éléments virtuels.


La dualité entre le monde virtuel et le monde physique

La confrontation qui existe entre le monde physique et le monde virtuel est quotidienne et les changements perceptifs sont parfois difficilement percevables. Nous verrons ainsi par la suite trois expériences perceptives qui bouleversent nos perceptions et nos sensations. Il y a en effet dans nos vies et nos usages une constante confrontation entre ces deux entités qui semblent fonctionner indépendamment. La réalité augmentée en est l’exemple le plus parlant. « Ce que l’on appelle désormais la “réalité augmentée” regroupe un ensemble de technologies visant à accroître la performance de nos sens tout en cherchant à convaincre de la réalité introduite par les artefacts. »1 Selon Anne Sauvageon, la réalité augmentée permettrait donc — par le biais du virtuel — au réel de proposer un événement hors du commun. Il est par exemple possible de se projeter dans des situations comme le font les simulations de véhicules (hélicoptères, voiture, etc.). Cet outil ou phénomène peut alors venir transposer le virtuel dans le monde physique, avec par exemple une image tridimensionnelle placée 1 Anne Sauvageon, L’épreuve des sens, De l’action sociale à la réalité virtuelle, Paris, PUF, 2003, p. 214

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Oculus VR, Oculus Rift, casque de réalité virtuelle, 379 g, 2012

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Si l’Oculus Rift immerge dans le virtuel, il est aussi possible de réaliser l’inverse, c’est à dire de projeter le virtuel dans le réel. L’hologramme répond ainsi aux tentatives de « faire sortir le virtuel » de l’écran. Et c’est aujourd’hui une réalité et non plus un fantasme de science-fiction. L’hologramme est la transposition dans le monde physique d’un objet virtuel. Il est transposé dans notre monde physique par sa capacité à se mouvoir dans notre espace et par sa représentation tridimensionnelle et non plus bidimensionnelle. Avec ce dispositif, on sort effectivement le virtuel de l’écran. Prouesse technique qui n’en est qu’à ses balbutiements,

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dans un décor. Pourtant elle se limite à l’écran : l’exemple de la 3D ne fonctionne ainsi que sur un écran qui reproduit lui-même ce qu’il voit par le biais d’un appareil photo. La réalité augmentée touche ainsi notre perception, mais pas celle que nous pouvons avoir de la matière, car nous restons malgré tout dans du virtuel, le concept ne faisant que s’appuyer sur des éléments réels pour venir les combiner avec des éléments virtuels. Il est pourtant possible d’aller plus loin que la réalité augmentée. C’est le cas de l’Occlus Rift (IMG_13), projet qui a beaucoup fait parler de lui tant il a révolutionné les manières de percevoir dans les jeux-vidéos. Ce dispositif est qualifié de périphérique de « réalité virtuelle » qui est en quelque sorte une évolution du concept de réalité augmentée. Puisque dans le cas de la réalité virtuelle, c’est notre corps qui est utilisé pour évoluer dans un environnement virtuel. Dans le cas de l’Oculus Rift, on peut ainsi s’immerger dans un jeu vidéo par le biais de nos sens. Nos mouvements sont reconnus et l’on perçoit ainsi l’environnement virtuel de la même manière que l’on expérimenterait un environnement réel. Ce concept cherche donc à appliquer les phénomènes et les comportements du monde physique dans un environnement virtuel de telle sorte qu’il crée une confusion puisque nos perceptions numériques habituelles sont ébranlées.


l’hologramme ne nous permet cependant pas de percevoir la matière puisque l’image volumique qui nous apparaît n’est qu’une projection — on passe donc au travers.

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L’analyse de ces trois expériences amène au constat suivant : l’objet y est rarement requestionné. Ces concepts s’appuient toujours sur des dispositifs numériques et si les sens et nos perceptions sont ébranlés, la matière n’est jamais éprouvée, la notion d’immatériel étant caractéristique des trois concepts. « le réseau téléphonique avec ses câbles, ses centrals [sic], l’ordinateur, l’écran, le clavier, la souris, la table sur laquelle ces objets sont posés, le siège qui permet au corps de s’installer, ne semblent pas avoir de pertinence pour comprendre les nouvelles technologies. »1 Le questionnement que soulèvent ici Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin est étonnamment clair : nous avons apprivoisé les interfaces, et les dispositifs qui les affichent s’effacent à nos yeux. Nous les oublions presque, et pourtant c’est par ces objets environnants que nous pouvons réellement interagir. À nos yeux, les interfaces virtuelles semblent sortir de nulle part et font désormais de nos habitudes de comportement. Un pointeur de souris ou une icône d’application nous apparaissent comme des éléments interactifs évidents à l’esprit. Le projet de Christopher Woebken, New Sensuel Interfaces (IMG_14), essaie d’aller à contresens des usages que nous pouvons avoir de ces objets interfaces. Le projet présente une vision prospective d’une nouvelle forme d’interaction. Il imagine ainsi une interface à l’aide d’éléments organiques — en l’occurrence des graines — qui remplaceraient la souris et le clavier. Il propose ainsi une interface changeante, qui peut se diviser, se jeter ou être partagée. Ce sont à la fois des nouveaux comportements qui se dessinent, mais aussi un autre regard sur notre relation aux objets interface via une approche sensuelle et poétique. En modifiant radicalement 1 Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin, La culture matérielle, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005, p. 67


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Christopher Woebken, New Sensual Interfaces, vidéo, 1 min 26 s, 2007


ces objets, la relation homme-objet est complètement redéfinie ainsi que l’expérience et la perception que nous pouvons en avoir. Le choix d’utiliser des graines — élément multiple et indénombrable — peut se rapprocher d’une représentation imagée des données. En effet celles-ci sont, à la manière des graines multiples et difficilement appréhendables dans leur ensemble.




III

L’omniprés­ence des données : une présence invisible, mais quotidienne


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Le caractère immatériel et invisible des données

Comment se caractérise la donnée ?

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Donnée : Représentation conventionnelle d’une information (fait, notion, ordre d’exécution) sous une forme (analogique ou digitale) permettant d’en faire le traitement automatique. Base*, banque de données. Adresse* d’une donnée dans la mémoire. Le Petit Robert 2014

Selon la définition du Petit Robert, la donnée est la « représentation conventionnelle d’une information ». Elle s’exprime alors sous la forme « analogique ou digitale », soit sous forme physique ou sous forme numérique et virtuelle. La donnée peut être traitée pour en obtenir des informations et renseignements qui seront ensuite réinjectés, analysés, interprétés… dans des dispositifs extrêmement variés. Potentiellement, et d’après cette définition, tout élément appartenant au monde et pouvant être relevé, mesuré, analysé ou classé est une donnée. Il est donc capital pour la suite de la réflexion de définir précisément sur quelles données


Dans la cartographie ci-jointe (IMG_15), le classement a été effectué selon trois principes. D’abord un regroupement selon les domaines auxquelles elles s’appliquent — la santé, l’économie, etc. — puis selon leur type, c’est-à-dire sous quelle forme elles s’expriment — textes, cartes, images, etc. — et leurs qualifications — quantité, flux, distances, etc. Elles ont ensuite été catégorisées de manière non exhaustive de façon à se faire une idée de ce que peuvent être concrètement les données liées à chaque domaine. Cette classification permet de se rendre compte de leur extrême variété au sein même d’un domaine, remarquons aussi que la plupart sont des mesures de quantité. Ce dernier point n’est pas anodin : en effet, la donnée est essentiellement un rapport à la mesure. C’est alors un outil pour échantillonner le monde. En mesurant ainsi chaque parcelle du monde, on obtient des paramètres que l’Homme analyse et réinjecte dans la science, la société, la création… Si potentiellement tout peut devenir donnée, tant que celle-ci n’a pas été extraite et traitée, elle n’existe que dans une vision prospective. Les données ont commencé à occuper une place importante dès lors que l’Homme a été capable de s’équiper de dispositifs capables de mesurer son environnement, cette idée rejoint la pensée d’Heidegger, pour qui cette capacité était signe de l’entrée des hommes dans le monde moderne1. Si l’on considère les statistiques 1 « Re-présenter – dit Heidegger – signifie ici : faire venir devant soi, en tant qu’ob-stant […] ce qui est là-devant […], le rapporter à soi, qui le représente, et le ré-fléchir dans ce rapport à soi en tant que région d’où échoit toute mesure » Martin Heidegger, « L’époque des “conceptions du monde” », in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 119

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s’appuyer. Cependant, et comme le suggère la définition, les données peuvent être présentes dans tous les domaines et à tous les niveaux, et il est impossible de qualifier la nature de ces données tant elles sont diverses et nombreuses. Il est alors nécessaire de les classer.


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Cartographie type de donnĂŠes


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par exemple, ces données étaient auparavant traitées uniquement par l’Homme. L’arrivée des machines au siècle industriel a changé la donne et proposé un traitement plus efficace de la donnée. Parmi ces machines, il en est une qui est venue ébranler la place qu’occupent les données dans le monde : l’ordinateur. Cet outil surpuissant capable de rivaliser avec un cerveau humain a permis un traitement bien plus colossal des données. Dans un monde où l’ordinateur et l’intelligence artificielle sont présents à tous les niveaux, il est alors primordial de se questionner sur la place qu’occupent ces données. Ainsi selon Sylvie Leleu-Merviel : « Ce que nous désignons par l’ère du numérique se caractérise, au niveau d’observation le plus trivialement dénué d’interprétation, par un phénomène néanmoins majeur : l’irruption d’un ordinateur dans des opérations de l’ordre de la cognition, de la manipulation de données, de la connaissance, de l’information et de la communication. »1

1 Sylvie Leleu-Merviel, « Les désarrois des “Maîtres du sens” à l’ère du numérique », in Hypertextes, hypermédias. Créer du sens à l’ère numérique, Paris, Hermès Science Publications, 2003, p. 19, cité à partir de Stéphane Vial, op. cit., p. 83


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La prolifération des données

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En devenant des êtres connectés, nous nous retrouvons confrontés aux données quotidiennement, celles-ci occupant désormais une place conséquente dans nos vies. Mais c’est surtout au travers des dispositifs numériques que la donnée a pu s’infiltrer dans notre quotidien. Les dispositifs numériques communiquent entre eux via internet ; or le principe d’internet est d’être connecté en permanence au monde entier1. Dès lors, le partage de chacune des informations que l’on dépose sur notre ordinateur est susceptible de transiter à travers le monde et de se retrouver à l’autre bout de la planète. Il existe de nombreux cas concrets où nous laissons nos données s’échapper sur le web, des exemples qui font débat comme Facebook2 ou Google, qui disposent de toutes nos informations garanties « protégées » derrière des conditions d’utilisations indigestes pour les utilisateurs. À l’heure où le partage sur les réseaux sociaux est presque devenu une norme, il est difficile d’imaginer l’ampleur que peuvent prendre ces données échangées et partagées. Murmur Study (IMG_16) est une œuvre réalisée en 2009 par l’artiste Christopher Baker. L’installation éphémère prend la 1 « L’Internet serait donc l’analogue informationnel de la machine à vapeur et nous aurait apporté un surcroît de puissance cognitive tout en étendant l’horizon de nos pratiques sociales et culturelles. » Paul Mathias, Qu’est ce que l’Internet ?, Paris, Vrin, 2009, p. 61, cité à partir de Stéphane Vial, op. cit., p. 91 2 Gwynn Guilford, « Facebook data know you better than your own mother », Quartz, 12 janvier 2015 [en ligne], consulté le 17 janvier 2015 (disponible sur : http://qz.com/325129/ facebook-data-know-you-better-than-your-own-mother/)


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Christopher Baker, Murmur Study, installation utilisant 30 imprimantes connectĂŠes au rĂŠseau social Twitter, 2009

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forme d’une trentaine de micro-imprimantes imprimant en continu et en temps réel des tweets émotionnels postés sur internet. Les tickets impriment donc à l’infini et le papier s’accumule au sol créant ainsi des montagnes de papier. Cette installation invite à se questionner sur l’archivage numérique et sur la place occupée par ces données dans le monde physique. L’artiste cherche à nous faire prendre conscience de la place des données dans notre quotidien, même si elles ne nous concernent pas forcément, elles transitent dans nos appareils, elles sont présentes sous nos yeux à chaque instant sans que nous y accordions vraiment de l’importance. Cette omniprésence des données dans notre environnement s’est encore plus accentuée avec l’expansion d’internet à tous les domaines et notamment les objets connectés, ce que l’on appelle aujourd’hui « the internet of things » ou l’internet des objets1 en français. D’après Wikipédia2, « l’internet des objets est en partie responsable de l’accroissement du volume de données générées sur le réseau, à l’origine du Big Data. » Avec la prolifération actuelle des objets connectés sur le marché, la donnée sera bientôt un élément qui fera partie intégrante de notre vie. Pourtant, elles sont déjà bien ancrées au cœur de nos sociétés et de nos comportements. Internet en est le premier exemple. Son expansion phénoménale est à l’origine de l’expansion des Big Data3, ces lots de données tellement massifs que l’on a du mal à les traiter. Ces mégadonnées qui sont aujourd’hui traitées par des géants comme Google ou Facebook nous concernent tous plus ou moins. Ce que l’on nomme les données utilisateurs commence déjà 1 « Réseau de réseaux qui permet, via des systèmes d’identification électronique normalisés et unifiés, et des dispositifs mobiles sans fil, d’identifier directement et sans ambiguïté des entités numériques et des objets physiques et ainsi de pouvoir récupérer, stocker, transférer et traiter, sans discontinuité entre les mondes physiques et virtuels, les données s’y rattachant. » Pierre-Jean Benghozi, Sylvain Bureau et Françoise Massit-Folléa, The Internet of Things | What Challenges for Europe ?, Paris, praTICs, 2009 2 Article sur l’« Internet des objets », Wikipédia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Internet_des_objets) 3 Mathieu Vidard , « Big data : quand les données servent à prédire », La tête au carré, émission diffusée sur France Inter le 13 janvier 2015 à 14 h


Selon une étude de l’IDATE4 datée de 2013, le nombre d’objets connectés devrait atteindre les 80 milliards en 2020. Cette montée en puissance d’un marché déjà en pleine expansion montre à quel point ces données vont devenir des enjeux économiques majeurs. Bien que nous y soyons accoutumés, il est nécessaire de ne pas oublier la place qu’elles occupent, surtout lorsqu’elles nous concernent directement. C’est pourquoi j’ai choisi de travailler avec des données qui nous touchent quotidiennement. La donnée digitale ou donnée numérique concernerait ainsi toutes les données liées aux dispositifs numériques, j’entends par là, l’ordinateur, les smartphones, tablettes et tous les autres objets numériques — les objets connectés de manière générale. Pourtant, même après cette restriction, la masse de données reste conséquente et très hétérogène. En outre, travailler avec des données numériques implique bien souvent du contenu uniquement visuel ou factuel — les notifications textuelles d’une application de smartphone par exemple. Comment alors changer la façon dont elles sont traitées et nous apparaissent ?

4 Étude « Internet of Things », Idate, op. cit.

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à échapper à notre propre contrôle. Nous sommes pourtant complètement libres de ne pas fournir ces données, mais les conditions et la place si importante de ces services dans nos vies nous rendent dépendants de ces systèmes qui vivent de l’exploitation de nos données personnelles. En outre, la bataille pour le respect de la vie privée ou la neutralité du net menée par de nombreuses associations ou collectifs — la Quadrature du net, le parti pirate, etc. — prouvent que ces données préoccupent les citoyens.


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Matérialiser pour mieux comprendre

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Si la donnée est si présente et pourtant peu comprise, perçue ou assimilée, c’est en raison des différentes formes sous lesquelles elle nous parvient. La plupart du temps la donnée est abstraite. Notre ordinateur par exemple, traite à chacune de nos utilisations des quantités massives de données. Si nous avons conscience de sa liaison au réseau électrique — la charge de la batterie est une donnée —, nous ignorons totalement ce qui se passe sous le capot. Chaque mouvement de souris, chaque touche tapée, chaque application utilisée génèrent des données qui sont traitées par la machine. Ces données se présentent sous la forme de code, et sous sa forme la plus abstraite, en langage binaire — des 0 et des 1. Bien que présentes dans notre quotidien, elles ne nous touchent pas et il y a peu d’intérêt à en être constamment informé. Il existe en cependant des données qui nous touchent de manière bien plus directe et auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement : les notifications. Dans un contexte de connexion permanente au monde extérieur, c’est naturellement que les notifications sont apparues. Elles ont cependant par la suite pris une place considérable dans notre quotidien. Elles sont censées être un outil facilitant l’assimilation des données et des informations


Les dispositifs numériques sont en grande partie responsables de la banalisation de la donnée. Celle-ci se retrouvant à tous les niveaux, elle souffre d’un nivellement de son traitement. C’est le cas des notifications. Comme vu précédemment dans sa définition, la donnée est une représentation conventionnelle, il n’y a pas nécessairement de différence à faire entre deux données du même ordre, un mail est traité comme un mail, peu importe son contenu et son destinataire. Or c’est exactement le problème qui s’applique aux notifications. Elles nous informent certes, mais elles sont toutes traitées au même niveau. Les seuls éléments qui vont nous permettre de les différencier sont en général le son et le texte ou l’image. Cela n’est pas un problème en soi si l’on se cantonne à une petite quantité de notifications reçues. Seulement ce n’est absolument plus le cas aujourd’hui ; tout utilisateur lambda de smartphone reçoit une multitude de notifications par jours. Nous sommes désormais habitués à ce mode de vie qui consiste à être notifié en permanence, il est souvent tentant d’en faire une critique acerbe, regrettant les temps ou « nous étions réellement libres ». Le monde et la société ont évolué et intégré ces changements, et un retour en arrière semble utopique. Et si le problème n’était pas tant la place de ces données que la façon dont nous les recevons et percevons ?

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quotidiennes. Aujourd’hui bien intégrées dans nos modes de vie, elles sont pourtant par moment intrusives et il est difficile de s’en passer ; que ce soit les mails, SMS ou les applications, pratiquement tous les systèmes intelligents sont capables de nous envoyer des notifications, et ce à n’importe quel moment de la journée. Ce sont aussi des données qui sont personnelles, qui sont susceptibles d’être communiquées, et, par conséquent, il est plus facile de nous faire prendre conscience de leur place et de changer la façon dont nous les percevons. C’est ce constat qui a orienté ma volonté de travailler sur les notifications


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Différents types de notifications sur des dispositifs numériques

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User Studio, Refact, service revisitant la facture d’électricité, 2012


Que ce soit pour les notifications ou pour les données en général, la transposition visuelle est le moyen le plus utilisé pour toucher l’usager. Il apparaît naturel de se voir communiquer toutes ces informations sur nos dispositifs, pourtant des démarches pour simplifier ou changer ces représentations uniquement visuelles existent. Refact (IMG_18) est ainsi un projet de User Studio qui propose de repenser les factures téléphoniques. Face à des factures remplies d’informations, de chiffres et de statistiques de consommations, il est parfois difficile de s’y retrouver. Ce projet est donc une refonte visuelle des interfaces graphiques et interactives déjà proposées. Si la démarche de clarification fonctionne, l’usager se retrouve en effet face à une facture plus simple à comprendre, la perception reste néanmoins toujours la même : c’est le visuel qui prime au détriment des autres sens. Il existe cependant d’autres manières d’aborder la donnée. La transposition 1 Étude « Best Practices: The Right Way To Implement Mobile CRM », Forrester, 16 septembre 2011, (publication sur : https://www.forrester.com/Best+Practices+The+Right+Way+To+Im ple­ment+Mobile+CRM/-/E-WEB8059)

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Les notifications sont désormais banalisées, l’utilisateur peut être notifié de tout changement, nouveauté, événement… D’après un rapport de Forrester daté de 2011, « 76 % des utilisateurs d’applications pour smartphones reçoivent, et donc acceptent, les push notifications sur leur mobile. »1. Le rapport peut aussi s’appliquer à l’ordinateur, aux tablettes ainsi qu’aux objets connectés — certaines montres sont par exemple uniquement destinées à la notification. Ces notifications sont très variées, elles concernent aussi bien notre vie privée (les messages et SMS), notre vie sociale (applications liées aux réseaux sociaux) ou professionnelle (emails) que des éléments futiles (événements, soldes et autres notifications liées à des applications tierces). Cette variété et leur nombre rendent nos écrans surchargés, car c’est uniquement sur l’écran que ces notifications s’expriment (IMG_17).


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physique est parfois utilisée, souvent dans une démarche de clarification. L’œuvre Mori (IMG_19) réalisée par Ken Goldberg, Randall Packer, Gregory Kuhn et Wojciech Matusik est un dispositif qui retransmet les mouvements de la faille de Hayward en Californie dans une installation visuelle et sonore, les sons étant une interprétation directe des mouvements de la faille. Cette installation met le spectateur dans une situation où ses sens sont sollicités afin de percevoir un élément imperceptible — en l’occurrence ici des mouvements sismiques — à l’aide du traitement de la donnée. Celle-ci est ainsi analysée puis retranscrite sous forme lumineuse et sonore, permettant une perception plus sensible et moins mathématique — un sismographe ne fait que retranscrire sur un graphe des pics plus ou moins intenses. Dans un contexte plus récent, le projet Feeltact propose de transmettre des informations à l’aide de vibrations, créant ainsi une autre façon de communiquer. Il se pose comme une solution pour la communication dans des milieux bruyants — ou la notification sonore est inutile. Ici la démarche efface toutes les notions de communication textuelle ou vocale pour proposer une nouvelle expérience par la vibration. Ces deux projets illustrent parfaitement les multiples façons dont peuvent être utilisées les données et surtout comment elles peuvent être transmises aux usagers. Mark Rolston affirmait récemment dans un article sur Wired : « Le nouveau défi du design est de mettre à profit ces données avec les mêmes apports humains que ceux qui émergent de la conception produit au travers de l’interface utilisateur ou de la forme en elle même. »1

1 « The new design challenge is to use this data for the same humanistic outcomes that we have in mind when we shape products through the user interface or physical form. » Mark Rolston, «The Next Era of Designers Will Use Data as Their Medium», Wired, 27 novembre 2014 [en ligne], consulté le 18 décembre 2014 (disponible sur : www.wired. com/2014/11/rise-of-data-artists/)


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Ken Goldberg, Randall Packer, Gregory Kuhn, Wojciech Matusik, Mori, installation retransmettant des ondes sismiques, 1999

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Vers une autre perception de l’objet IV


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La place des sens dans la perception quotidienne

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Utiliser les sens pour communiquer des données semble être une possibilité plausible, puisque déjà envisagée bien souvent dans des contextes et des projets artistiques. Solliciter les sens est peut-être même le propre de l’art. Les sens ont depuis longtemps été l’apanage des représentations artistiques, comme le théâtre antique. Ainsi, Ana Maria Misdolea, dans le contexte du théâtre de Plaute (~254-184 av. J.-C.) confirme la place importante des sens dans les représentations théâtrales de l’époque : « Voir et entendre sur la scène théâtrale mettent ainsi en question l’existence des choses, tandis que l’odorat et le goût renvoient à la sensualité du monde et du corps, et ce de manière paradoxale puisque le spectateur n’y a pas accès de manière immédiate. »1 La place des sens et leur considération est un questionnement très ancien. Les Grecs ont ainsi du mal à définir précisément le nombre de sens et s’ils sont à considérer de manière isolée ou en groupe2. « L’héritage de la phusis grecque va alors peser sur une diabolisation des sens. »3 Et 1 Ana Maria Misdoela, « Les cinq sens dans le théâtre de Plaute », Eidôlon, n° 109 : « Le Débat des cinq sens de l’Antiquité à nos jours », 2013, p.88 2 Marie-Luce Gélard et Olivier Sirost, « Corps et langages des sens », Communications, n° 86, 2010, p. 8 3 Ibid.


Ce court état des lieux étant posé, il s’agira désormais d’aborder la question des sens de manière à qualifier chacune de leurs particularités. Car même si les différentes tentatives de hiérarchies sensorielles sont discutables d’un point de vue objectif, tous les sens ne peuvent être placés au même niveau : « Nos sens ont besoin d’éducation. Ni la vue ni le toucher n’arrivent tout de suite à localiser leurs impressions. Une série de rapprochements et d’inductions est nécessaire, par laquelle nous coordonnons peu à peu nos impressions les unes aux autres. »7 Henri Bergson souligne ici la nécessité d’éduquer les sens, et quoi de mieux pour illustrer ce 4 Ibid. 5 L’iconographie d’une œuvre comme La Dame à la Licorne illustre cette idée. Elisabeth Taburet-Delahaye, « Faut-il cinq ou six sens ? À propos de la tenture La Dame à la Licorne », in Géraldine Puccini, op. cit., p. 237 6 Voir par exemple : Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 1781 et Denis Diderot, Lettres sur les sourds et les muets à l’usage de ceux qui entendent et parlent, 1751 7 Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 47

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cette diabolisation va persister puisque les sociétés chrétiennes utiliseront les messages sensoriels « élevés au rang de morale à une époque où l’accès à la lecture reste un privilège. »4 Au Moyen-Âge, le corps est associé à l’animal, les sens qui y sont alors associés sont réprimés. Seule la vue semble se démarquer, elle est alors affiliée à l’esprit.5 Puis au XVIIIe siècle, les philosophes de l’époque — Rousseau, Diderot, Hume entre autres — en écrivant sur les sens, prouvent l’intérêt porté sur ces derniers et sur leur considération. Pour ces émotivistes, les sens étaient notre mode d’accès au monde6. L’ouïe était ainsi beaucoup appréciée par Rousseau « car directement connectée à l’âme et au sentiment par le corps, sans médiation de l’intellect ». Il faudra ensuite attendre l’apparition de la phénoménologie au XXe siècle pour que les sens soient véritablement étudiés sans considérations religieuses ou archaïques, comme une donnée qui rend notre rapport au monde indissociable de la perception que notre corps en a.


« Nos sens ont besoin d’éducation. Ni la vue ni le toucher n’arrivent tout de suite à localiser leurs impressions. Une série de rapprochements et d’inductions est nécessaire, par laquelle nous coordonnons peu à peu nos impressions les unes aux autres. » Henri Bergson


Si le sens du toucher occupe une place majeure dans la communication, l’ouïe par sa capacité d’écoute, est selon Sauvageon « le fondement de la relation, du lien social et du communautaire »3. L’oreille possède aussi une capacité sélective. Dans un chaos et une confusion sonore permanente, l’oreille fait le choix et la mise au point sur l’information. L’oreille, on l’oublie parfois, est indispensable dans la perception de l’espace, souvent reléguée au second plan derrière la vue, c’est pourtant elle qui nous permet entre autres d’apprécier les distances. L’ouïe est un sens émotionnel, outre les nombreux stimuli sensoriels que nous pouvons ressentir à 1 Anne Sauvageon, op. cit., p. 49 2 Ibid., p. 53 3 Ibid., p. 45

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propos que le sens du toucher. Ce sens qui permet de percevoir les formes est prépondérant dans l’appréciation des objets qui nous entourent et la construction de nos fonctions cognitives. C’est aussi le sens qui permet le contact humain, par la communication du corps et le geste, d’où la place importante de l’éducation des sens quant à la construction sociale de l’individu. Il est le « Sens de la proximité, le toucher est inséparable du corps et de la matière, lié davantage au corporel qu’à l’idée, à la matière qu’à l’esprit »1. Pour le designer, le sens du toucher est peut-être même le sens premier, en concevant des objets et donc en approchant de très près la matière, le designer prend en considération — dans sa démarche de recherche et de conception — les répercussions matérielles et formelles sur le sens du toucher. Toucher et design semblent ainsi être totalement liés, et Anne Sauvageon d’ajouter que « le toucher est de tous les sens celui qui nous permet le mieux de croire à la réalité des choses. »2 Pourtant, ce sens est peu présent dans la démarche d’exploration du designer. Souvent approché et exploité, il est rarement sollicité au travers des objets. Il y a donc une réelle opportunité quant à sa stimulation au sein de l’objet.


travers l’écoute musicale, la parole est aussi une action émotionnelle. Ainsi, selon Sauvageon, « La parole endigue en effet difficilement l’émotion que pourra réprimer l’écriture. »1 En ce qui concerne le design, le bruit des objets, les sons émis par les dispositifs numériques, tous ces phénomènes acoustiques sont bien présents, mais sont-ils réellement pensés ? Pourtant, selon John Tackara, « un nouveau champ du design est en train d’émerger celui de la sonification »2. Si au premier abord, audition et design ne semblent pas être une évidence, il existe pourtant bien un métier que l’on nomme designer sonore. Le son occupe en effet une place de choix quand il s’agit de concevoir un objet émotionnel, certains s’attachant à produire le son parfait du claquage de porte d’une berline haut de gamme.

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Le goût est un sens peu traité dans le design, ce sens étroitement lié à une fonction essentielle, celle de manger peut difficilement se détourner de sa fonction initiale. C’est un sens très personnel et unique à chacun : « La sensibilité gustative ne peut être absolue, elle est imprévisible d’un individu à l’autre parce que liée au profil génétique de chacun. »3. Tout comme l’odorat, auquel il est étroitement lié, c’est un sens difficile à matérialiser et à retranscrire : « c’est le contexte psychologique qui est mémorisé plus que le goût et son rappel aide à mémoriser à son tour le goût. »4 Le goût et l’odorat sont en effet difficiles à se remémorer sans y associer une image ou un souvenir. L’exemple de la madeleine de Proust évoqué précédemment prend ici tout son sens. Quant à l’odorat, ce sens est souvent perçu comme négatif : « Les odeurs “touchent” trop en effet à l’animalité que répriment les bonnes manières au point de devenir des 1 2 3 4

Ibid., p. 45 John Thackara, op. cit., p. 143 Anne Sauvageon, op. cit., p. 55 Ibid.


Le dernier sens restant est la vue. Sens qui fait partie des plus sollicités avec l’ouïe, il est aujourd’hui et depuis longtemps largement surexploité. Outre son rapport historique avec l’intellect, la vision permet le jugement, elle dévoile la personnalité de chacun. Mais ce qui nous intéressera dans la vision c’est son étroite liaison avec les images : « Si la vue et l’oreille ont de toute évidence colonisé la plus grande part du champ perceptif de nos systèmes culturels, sans doute ne peut-on dissocier ce phénomène de leur propre performance, mais aussi doit-on également considérer les dispositifs qui les ont formidablement privilégiés — l’imprimerie, les enregistrements sonores, etc. »8 Sauvageon évoque ici l’imprimerie, mais qu’en est-il de la télévision ou encore plus récemment de l’ordinateur. Ces dispositifs et leurs écrans ont imposé une culture de l’image et il est aujourd’hui difficile de s’en détacher tant ces écrans tendent à occuper une place importante 5 6 7 8

Ibid. p. 57 Ibid. p. 59 John Thackara, op. cit., p. 143 Anne Sauvageon, op. cit., p. 65

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objets de sélection ou de sanction. »5 Lié à l’intimité corporelle, ce sens est aujourd’hui maltraité, on cache les odeurs corporelles sous des parfums et des eaux de toilette. Tout comme pour le goût, il faut avoir recours à d’autres attributs sensoriels pour arriver à se représenter ce sens ; c’est ainsi que les maisons de parfumerie fonctionnent à l’aide de notes, tout comme les œnologues essayent de placer des mots sur des odeurs. « La gamme infinie des odeurs tient ainsi la langue en échec : seule la source d’une odeur est véritablement appréhendée comme un objet, à telle enseigne que nous ne savons nommer celle-ci que d’après celle-là. »6 L’odorat est probablement le sens le plus sous-évalué7 et sous estimé dans l’objet, et pourtant les odeurs particulières d’un matériau sont hautement porteuses d’émotions — les odeurs caractéristiques des essences de bois par exemple.


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dans nos quotidiens. Les philosophes les plus anciens ont longtemps mis en garde contre le « potentiel fictionnel et illusoire de l’image »1 au risque de substituer le « “croire” par le “faire croire” »2. C’est pourtant aujourd’hui une réalité, les images qui nous parviennent ne sont plus réelles, parfois même lorsqu’elles sont issues de dispositifs de transposition du réel comme la photographie, les informations et les visuels que nous observons sont manipulés et détournés sous des intentions plus ou moins louables. Selon Serge Tisseron « aucune image n’a jamais été un pur reflet du monde, malgré l’idéologie qui a accompagné le développement de la photographie, prise ensuite en relais par une télévision présentée abusivement comme une “fenêtre ouverte sur le monde” »3. La menace et le risque de modification de nos perceptions cognitives par l’utilisation intensive d’images biaisées sont déjà bien présents. Et comme le souligne Tackara, « trop de représentations visuelles amputent la capacité que nous avons en tant qu’êtres incarnés à faire fonctionner nos cinq sens […] si nous apprenons à utiliser nos cinq sens, et pas seulement la vue, nous pourrons développer au mieux notre sensibilité aux modifications constantes de notre environnement. »4 Le designer produit ne manipule pas des images, son intervention se fait sur la matière et sur l’objet. Les images ont cependant tendance à envahir l’objet, notamment si l’on se repenche sur les objets connectés et les objets intelligents, les images substituent la plupart du temps des fonctions jusqu’alors mécaniques — ou inexistantes — au sein de dispositifs numériques à base d’écrans. Et ces écrans sont des supports d’interfaces et d’images. Il y a donc un véritable enjeu à rétablir l’équilibre entre les sens, car comme Tisseron l’a aussi remarqué, « notre culture ne nous prépare guère à prendre en compte la matérialité des images. »5 1 Ibid., p. 43 2 Ibid. 3 Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Paris, Éditions Aubier Montaigne, coll. « Psychologie ps », 1999, p. 111 4 John Thackara, op. cit., p. 141 5 Serge Tisseron, op. cit., p. 106


« Trop de représentations visuelles amputent la capacité que nous avons en tant qu’êtres incarnés à faire fonctionner nos cinq sens [...] si nous apprenons à utiliser nos cinq sens, et pas seulement la vue, nous pourrons développer au mieux notre sensibilité aux modifications constantes de notre environnement. » John Tackara


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Vers un monde sensoriel où l’immatériel prend sens

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« Selon les théoriciens de l’écologie, il est tout à fait fondamental d’utiliser nos cinq sens, le goût, l’odorat, la vue, l’ouïe et le toucher, pour entretenir, entre soi et le monde, une relation subtile et nuancée. »1

Le design sensoriel est une des composantes du design qui s’appuie sur le développement des sensations au travers d’un produit. L’essentiel du travail est alors basé sur la perception de l’objet de façon à ce qu’elles aient une place importante au cœur de l’objet. Aujourd’hui le design sensoriel est surtout utilisé comme argument marketing pour « appâter » le client : « les services se transforment en des expériences engageantes quand ils sont combinés avec des aspects sensoriels. »2 On pense aux boulangeries qui diffusent une odeur factice de pain chaud pour séduire les passants. La place des sens semble évidente dans l’objet, puisque nous le manipulons, et il est facile de penser que 1 John Thackara, op. cit., p. 142 2 Pine J.-B, Gilmore J-H, (1999), The experience economy : work is theatre and every business a stage, Cambridge, Harvard Business School, p. 59, cité à partir de Nicolas Minvielle et Jean-Paul Minvielle, « L’expérience est multidimensionnelle », chp. n° 4, in Design d’expérience : un outil de valorisation des biens et services, Bruxelles, De Boeck, coll. « Design et Innovation », 2010, p. 40


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la dimension tactile occupe une place prépondérante dans l’objet. Pourtant même s’il est beaucoup utilisé, ce sens n’est pas forcément correctement exploité : il faut ainsi distinguer l’exploitation d’un sens de sa stimulation. L’exploitation s’attachera à utiliser un matériau pour ses qualités techniques alors que la stimulation cherchera à véritablement utiliser les qualités plastiques du matériau de façon à toucher l’usage de l’objet. Le Seaboard Keyboard (IMG_20) de Roli illustre parfaitement la stimulation des sens. Seaboard est un clavier de piano qui en modifie la perception et l’usage en reconsidérant les touches. Celles-ci prennent la forme d’une surface continue parsemée de vagues, elles sont réalisées en silicone et recouvertes d’une surface douce. Le changement par rapport aux touches d’un piano est brutal, et la formalisation en vagues continues change non seulement la façon dont on joue, mais aussi le ressenti pour celui qui l’utilise. L’accent a donc été porté sur le sens du toucher qui est hautement stimulé, et ce grâce à une nouvelle approche dans l’utilisation du clavier induit par un changement radical de matériau. À côté, le piano traditionnel passerait presque pour un instrument froid et insensible. Pourtant le piano possède un rapport à la main extrêmement présent, mais il n’a étonnamment que très peu évolué dans sa forme et ses matériaux pendant des siècles. Le projet de Louise Knoppert explore une autre dimension sensible, celle du goût. Proef (IMG_21) est à l’origine un projet destiné aux personnes incapables de goûter. Il se présente sous la forme de neuf ustensiles, chacun étant destiné à procurer une expérience différente. Chaque objet est donc conçu non plus uniquement pour porter un aliment à la bouche, mais aussi pour provoquer des sensations gustatives, augmentant ainsi l’expérience sensorielle du goût. Un des outils est par exemple équipé d’une mousse, ce matériau inattendu permet d’apprécier autrement un aliment grâce à sa texture particulière. Dans ce projet, la conception des


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Roli, Seaboard Grand Stage, clavier, 2,57 x 93,7 x 33,8 cm, 9 kg, 2014

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Louise Knoppert, Proef, ensemble de neuf ustensiles destinés à augmenter la perception du goût, 2014


Si ces deux projets illustrent parfaitement l’usage des sens dans l’objet, ils abordent tous les deux une approche physique de l’utilisation des sens. Or le numérique a amené une composante assez inédite dans notre expérience sensorielle : l’immatériel. La notion d’immatérialité prend une ampleur sans précédent dans la dimension numérique. Nous sommes ainsi confrontés quotidiennement au WiFi, au Bluetooth, aux champs électromagnétiques… Ces derniers, nous l’avons vu, étant souvent la source d’inquiétudes, en raison de leur invisibilité. Des écrans tactiles aux capteurs de mouvements, ce sont des dizaines de dispositifs qui ont vu le jour, proposant à chaque fois une nouvelle expérience perceptive. Le projet Responsive Light (IMG_22) de In-Flexions propose de prendre le contrôle de la lumière par le mouvement. On peut ainsi « modeler » la lumière par nos gestes. Il est difficile de deviner dans ce cas de figure quel est le sens dominant utilisé, est-ce le toucher ? Pourtant on ne touche rien de matériel. Ce sont ainsi nos capacités haptiques1 et proprioceptives2 qui semblent touchées. L’expérience pose un rapport particulier à l’objet en permettant son utilisation sans le toucher, et surtout sans interface — ici pas de télécommande qui déporte les fonctions. L’usage est ainsi grandement modifié voire augmenté et l’expérience, nouvelle, est plutôt troublante. Avec The Magical Wooden Stick (IMG_23), Laureline Galliot et Disney Research proposent une approche encore plus troublante dans la modification de la perception. Dans un environnement rempli d’objets aux formes simples et lisses, nous sommes invités à revisiter le sens du toucher. Tout en tenant un « bâton magique » — qui sert en réalité de contact électrique avec le sol —, on 1 Haptique : Étude scientifique du toucher. Larousse en ligne 2 Proprioceptif : Se dit de la sensibilité du système nerveux aux informations sur les postures et les mouvements, venant des muscles et des articulations. Larousse en ligne

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objets a été guidée par la volonté d’augmenter les sens. Ces derniers occupant alors un rôle central dans l’objet.


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In-Flexions, Responsive Light, applique murale composĂŠe de 76 LEDs, 2012

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Laureline Galliot & Disney Research, The Magical Wooden Stick, installation, 2012


Cette vision prospective de ce que peuvent apporter les technologies sur la perception et les sens vient rappeler la tension paradoxale qui règne entre l’immatériel et les sens dans nos objets quotidiens. C’est par exemple au travers des écrans tactiles que nous pouvons observer l’inhibition du sens du toucher. Le tactile est en effet venu complètement effacer la relation que l’on peut avoir avec des objets physiques puisque ces derniers ont tous été remplacés par des objets virtuels dans les interfaces. La matérialisation des gestuelles tactiles nous montre à quel point le virtuel a rendu presque innées ces gestuelles. Lorsque nous interagissons avec des objets immatériels telles les interfaces tactiles, nos sens sont inhibés dans la mesure où nous abordons chacun des objets sans différenciation sensorielle. Ce sont uniquement les visuels qui nous guident et nous suggèrent des changements d’objet. L’idée d’une négation du toucher se dessine dans ces dispositifs. Évoquer l’immatériel c’est parler de quelque chose de non perceptible puisqu’invisible. Pourtant il existe des moyens de concrétiser et de matérialiser l’immatériel. Cette démarche souvent utilisée par le designer, le chercheur ou l’artiste consiste à créer des dispositifs qui nous permettent d’éprouver l’immatériel par l’association de données et de

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vient toucher les objets, malgré leur aspect lisse, on ressent des qualités matérielles plus ou moins surprenantes selon les objets touchés. On peut ainsi ressentir la texture d’insectes pourtant placés derrière une vitre en touchant directement la vitre. Ici la notion d’immatériel est ténue, la matière est bien présente, mais notre ressenti est biaisé par l’ajout de « matériaux virtuels ». Ce ne sont pas les surfaces réelles touchées que nous ressentons, mais des aspects de textures proposés par la technologie. Face à une falsification des sens, faire douter notre perception de la matière ne mène-t-il pas à une perte de confiance de notre système perceptif ?


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sens. Les projets de Pierre Charrié, Aérobie (IMG_24) et Ferae Naturae vont exactement dans ce sens. Aérobie est une lampe composée de petites lamelles de bois qui détecte les changements dans la qualité de l’air — une composante que l’on peut difficilement ressentir en temps normal —, lorsque cette qualité devient critique, la lampe se met à vibrer et à frémir. Les mobiles en papiers Ferae Naturae fonctionnent dans la même idée, détectant qualité de l’air, température ou encore champs électromagnétiques, ils réagissent en se recourbant sur eux-mêmes, en bruissant ou en craquetant. Ces objets communiquent donc au sein de leur environnement en fonctionnant comme des organismes indépendants. En communiquant ainsi, ils permettent aux usagers de prendre conscience de ces éléments invisibles. La prise de conscience se fait par l’objet et non plus par le biais d’interfaces, les sens sont mis en jeu, et la perception de ces phénomènes se fait ainsi de façon beaucoup moins brutale. Face à des notifications omniprésentes, uniformes, répétitives et imprévisibles, il est nécessaire d’y apporter une hiérarchie, et ce grâce à une approche sensorielle. Ces deux projets ont la particularité d’associer des technologies avancées avec des matériaux traditionnels et ancestraux, en l’occurrence le bois et le papier ici. Ces choix délibérés vont à contresens de l’industrie, qui propose des objets technologiques aux matériaux souvent récurrents — métal, plastique, verre… Certains constructeurs ont peut-être saisi l’importance de ces matériaux délaissés puisque Motorola propose avec son Moto X des panneaux arrière en bois ou en cuir. Le smartphone étant un objet que l’on tient dans la main, donner une qualité au toucher de l’objet semble être une réponse plutôt logique. Le smartphone étant déjà un compagnon omniprésent, l’attachement à ce dernier est d’autant plus important si ses qualités matérielles sont soignées et travaillées. L’achat est alors motivé par l’émotion apportée par les matériaux et non plus uniquement en regard des


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Pierre Charrié, Aérobie, lampe réagissant à la qualité de l’air, lamelles de bois, 2013

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qualités techniques de l’appareil. En 2012, le projet ADZero1 a aussi beaucoup fait parler de lui en proposant un smartphone construit dans un matériau improbable, le bambou. Et certaines compagnies ont même fait de ce cette composante matérielle un fonds de commerce. C’est le cas d’Orée Artisans (IMG_25), qui produit une collection d’objets numériques (trackpad, clavier, chargeurs…) réalisés à partir de matériaux naturels et nobles, tels le bois ou le marbre. L’entreprise se définit comme des « artisans de technologie émotionnelle »2. Elle semble avoir saisi l’importance pour certaines personnes d’un retour aux sources dans les matières en revalorisant des matériaux aujourd’hui absents du paysage de l’industrie numérique et technologique. Dernièrement, la firme Bang & Olufsen a présenté une tablette numérique (IMG_26) dont la surface arrière entièrement en bois est tactile. L’entreprise a mis l’accent sur les qualités visuelles et tactiles du bois, délaissant l’écran et les contrôles au second plan.

92 1 Aaron Souppouris, « Crafting a bamboo phone: ADzero’s journey from concept to crowd-funding reality », The Verge, 25 octobre 2012 [en ligne], (disponible sur : http://www.theverge. com/2012/10/25/3353350/adzero-ad-bamboo-phone-kieron-scott-woodhouse-jerry-lao) 2 Page à propos, Orée Artisans, (disponible sur : http://oreeartisans.com/#about)


IMG_25

rée Artisans, Pebble, chargeur à induction en marbre O blanc de Carrare, 4 x 9.8 x 9.8 cm, 250 g, 2014

IMG_26

Bang & Olufsen, BeoSound Moment, tablette à dos tactile en bois, 2015


Symbiose numérique : données, sens et objet en harmonie

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Au-delà du choix des matériaux, mettre en relation sens et données demande un réel travail sur l’utilisation et le choix des sens en fonction des données. Le designer faisant appel aux sens ne peut les utiliser sans une contextualisation particulière. La hiérarchisation de l’information par les sens est un facteur à prendre en compte, il faut savoir faire appel à certains sens selon l’importance ou la nature de l’information par exemple. « En d’autres termes, toute tentative de recourir à des sens pour soutenir ou créer une expérience doit obligatoirement faire sens »1, disent ainsi Nicolas et Jean-Paul Minivelle à propos du design sensoriel. Stimuler intensément un sens peut complètement capter l’attention d’un sujet. Le cumul des sens propose alors une expérience qui peut facilement tourner en déception voire en agacement si la stimulation est trop importante. La construction d’une stimulation sensorielle relève de l’empirisme et de subtilité. De plus, les sens tactiles et visuels sont bien plus facilement appréhendables que le goût ou l’odorat rarement présents au sein des objets. En stimulant ainsi les sens, le rapport créé avec l’information est beaucoup plus direct, amenant à une prise de conscience logiquement plus forte. Stimuler efficacement un sens peut aussi permettre une assimilation 1 Nicolas Minvielle et Jean-Paul Minvielle, op. cit., p. 43


La prolifération des données est désormais une réalité, et notre confrontation quotidienne aux données pousse à un réel questionnement sur la perception que nous pouvons avoir de ces informations. La notification m’a semblé être une bonne matière de travail, par sa présence quotidienne et parfois envahissante, et parce qu’elle est présente sur la plupart des dispositifs numériques. Il s’agira de proposer des objets capables de communiquer efficacement une donnée, de notifier l’usager via la stimulation des sens. C’est dans cette volonté que les technologies numériques vont entrer

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de l’information bien moins contraignante qu’une notification sonore ou visuelle. Le travail sur les notifications est alors subtil : chercher un équilibre entre informer l’usager et ne pas envahir son espace sensoriel trop brutalement. Le travail sur un renouvellement de la notification sensorielle n’est pas nouveau, il est en effet déjà présent dans quelques projets qui ont suscité un engouement particulier de la part de la presse ou du grand public en raison de leur caractère innovant et excitant. C’est notamment le cas de SensorWake, le réveil olfactif de Guillaume Rolland qui a conquis toute l’industrie technologique, Google y compris. Ce réveil « révolutionnaire » propose simplement de vous réveiller avec des odeurs, une alternative aux réveils classiques sonores ou lumineux. Le sens de l’odorat semble avoir « le vent en poupe », le oPhone (IMG_27) a lui aussi beaucoup fait parler de lui et fait couler beaucoup d’encre. Présenté comme le premier téléphone olfactif au monde, il se base sur l’utilisation de 32 capsules sensorielles pour recréer des odeurs et les envoyer à distance. Ces quelques projets représentent les prémices de la stimulation des sens au travers de l’objet. C’est dans cette optique et ce contexte que je propose mon projet de diplôme : Objets Sensibles. Ce projet se base sur deux constats, la prolifération des données et une réflexion sur les objets connectés.


IMG_27

Vapor Communications, oPhone, téléphone olfactif, 2014

IMG_28

Eunhee Jo, New Tangible Interfaces, enceinte tactile, 2012


La réflexion se portera également sur les objets connectés, ces derniers étant les premiers responsables de cette augmentation du volume de données. Il ne s’agira pas de produire des objets connectés tels que la typologie d’objets actuelle les définit, mais plus de proposer une relation tangible et lisible entre l’objet et ce qu’il va être amené à communiquer. L’objet communique alors intrinsèquement les données, elles font désormais corps avec l’objet. La typologie d’objets créés s’inscrit dans la continuité des recherches déjà menées par certains designers, tel Pierre Charrié avec ses projets Aérobie et Ferae Naturae évoqués précédemment ou encore Eunhee Jo avec son projet New Tangible Interfaces (IMG_28), un système sonore qui embarque une surface tactile et interactive en tissu. Il explore les possibilités offertes par les nouvelles technologies en proposant une surface interactive, active et réactive. Le projet cherchera à savoir comment le designer peut utiliser les technologies numériques afin de permettre une perception sensible des données factuelles. La recherche s’organisera autour de moyens techniques et plastiques permettant d’augmenter l’usage des objets pour ainsi permettre à l’utilisateur d’être informé sensiblement par le biais de ces objets. C’est ainsi une double réflexion qui est menée. Atteindre l’usager en lui faisant prendre conscience de ce que sont les données, cela en leur donnant une matérialité. Et enfin questionner une nouvelle typologie d’objets qui commencent à nous entourer et qui vont probablement nous côtoyer dans un futur proche.

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en jeu. En explorant leurs possibilités multiples et variées, elles permettront de faire le lien entre l’objet, les données et les stimulations sensorielles (au travers de capteurs par exemple).



Proposer une autre perception des objets qui se sont vu modifier par les technologies numériques et l’apparition des données, tel est le questionnement auquel il a été tenté de répondre dans ce mémoire. Il s’agissait de requestionner l’objet, devenu objet numérique, objet connecté, objet intelligent. Après avoir abordé la question des relations entre l’homme et l’objet, il a été possible d’évaluer les différentes valeurs de l’objet, aussi bien historiques — symbolique, signe, fonction — que nouvelles — émotions, interactivité ; puis, dans un deuxième temps de définir les objets connectés, ces objets hybrides augmentés par leur connectivité à internet. Ce constat a ensuite permis d’identifier le responsable de ce bouleversement : le numérique. En pleine une invasion technologique, nos comportements ont été affectés, entre méfiance et fascination. Entre mondes virtuels et composantes immatérielles et face à une matière volatile et impalpable, les perceptions de l’Homme ont radicalement changé ; l’objet permettrait alors de faire le lien entre le virtuel et le réel. En parallèle avec ces bouleversements, il a été fait le point sur l’omniprésence des données, en choisissant de les matérialiser, il sera alors possible d’en prendre réellement conscience et de changer notre façon de les percevoir. Enfin en tout dernier lieu, nous avons pu étudier la hiérarchisation des cinq sens et ainsi constituer les champs d’actions possibles concernant la mise en relation des sens et des données au travers de l’objet. En proposant des objets qui font appel à tous nos sens, le designer peut capter l’attention de l’usager et ainsi proposer une notification efficace et sans superflue. Le but étant non seulement de s’éloigner de la suprématie de l’écran

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conclusion


qui, associé à l’obsolescence visuelle, choisit la facilité de l’affichage factuel et visuel des données ; mais aussi de questionner la relation quotidienne aux notifications par l’usage des sens. Ces derniers sont considérés dans la phase de conception et s’expriment pleinement au sein de l’objet créé de façon à toucher l’utilisateur. Par cet usage des sens, les objets voient leurs qualités matérielles décuplées, et c’est aussi une revalorisation des matériaux au sein de l’objet qui s’opère.

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La réflexion proposée dans ce mémoire laisse à penser à un nouveau designer, le designer numérique. Ce dernier devra prendre en compte le contexte et les enjeux actuels posés par la révolution numérique et s’emparer des technologies accessibles et ouvertes pour penser les objets de demain. Si la prolifération de données peut être problématique, c’est aussi une source immense en terme de matière de recherche et un élément auquel il faut donner forme. Le designer numérique devra alors penser les objets en intégrant les données dans leur conception. C’est de cette intégration maîtrisée que naîtront des objets intelligents efficaces et sensibles. Si la recherche menée relève actuellement du domaine prospectif, à terme cette réflexion pourra s’appliquer à de grands domaines tels que la santé ou l’urbanisme. Car si les écrans sont encore présents dans ces domaines, la multiplication des données à traiter peut vite devenir un réel problème. Communiquer ces données efficacement au sein d’objets informatifs est peut-être l’un des futurs enjeux du designer numérique.




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User Studio, Refact, service revisitant la facture d’électricité, 2012


À ma mère pour sa relecture. À Émilie Piton-Foucault et Émilie Lemaître pour leur précieux suivi. À toute l’équipe enseignante du LAAB et tout particulièrement Lilian Froger et Emeline Belliot pour leur aide et leurs conseils. Et enfin à tous mes camarades graphistes qui ont su répondre à mes questions. Merci !






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