Le Phare

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2 LE PHARE - Revue et points de vue - février 2010


LE PHARE

Revue et points de vue


Rédacteur en chef : Patrick LE CERF - Coordination : Hélène BRIERE - Comité de rédaction : Bernard PETIT - Vincent LETAC Jean-Claude MAMEAUX - Christophe VATINEL - Dominique MOLES - Pierre-François BREUNEVAL Rédacteurs : Alain Simon - Philippe Louis-Dreyfus - Jean-Bernard Raoust - Géraud Fontanié - Jean KASPAR Simon Elliott - Michel LEVIONNOIS - Rémi Engelbrecht - Ludovic WOETS - Eric JULIEN - François DUPONT - Yves Lagane Conception graphique : PIXELL - Impression : Corlet • IMPRIMÉ SUR PAPIER CERTIFIÉ PEFC - N° ISSN : 1292-5705 Dépôt légal : février 2010 - Crédit photographique : Vincent Rustuel - www.angelssea.com, Philippe James, Lee Torrens, Enens, Cicak, Mikhail Tolstoy, Safak Oguz, Maxime LEFORT, Tombaky, DX, Alex Ishchenko, Murgen, Fotolia, DR. Ce numéro du Phare est dédié à notre ami Patrick Houmard (1952/2009), journaliste havrais dont le souvenir est indissociable du Phare depuis sa création en 1997.

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SOMMAIRE

6 - Editorial

24 - Le manager innovant et la prise de risque

8 - Etre ou not to be ?

26 - Prendre un risque

Par Patrick LE CERF

Par Alain Simon

9 - Hommage à ceux par qui la réflexion est arrivée Par Alain Simon

10 - Panem et circenses Par Alain Simon

12 - Ces risques qui viennent jusque dans nos assiettes… Par Alain Simon

14 - Prendre un risque, prendre une chance Hier, aujourd’hui et demain Par Philippe Louis-Dreyfus

16 - Le pire n’est jamais certain Par Jean-Bernard Raoust

18 - Chienne de vie

Par Alain Simon

20 - De l’imprévu à l’impensable

et leurs conséquences en matière de ressources humaines Par Géraud Fontanié

22 - Prendre un risque? Prendre une chance ?

Par Simon Elliott

Prendre une chance Le semi formalisme Par Rémi Engelbrecht

28 - Classe tous risques chez Groupama Transport ou... Le pari insensé du rapprochement entre l’Art et le Management Par Michel LEVIONNOIS

30 - Les Bourses ou la vie Par Alain Simon

32 - Pigeons et faisans Par Alain Simon

34 - La surprise stratégique

et l’avenir géopolitique du monde Par Ludovic WOETS

36 - Prendre un risque, prendre une chance ? Par Eric JULIEN

38 - Commandant de sous-marin nucléaire

Mer d’Iroise - A bord d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins Par l’Amiral François DUPONT

40 - Prendre un risque ?... ou « apprivoiser » ? Par l’Amiral Yves Lagane

Hier, aujourd’hui... après-demain Par Jean KASPAR

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Le syndrome « Playtime » EDITO Par Patrick LE CERF Directeur Exécutif - Secrétaire Général

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Amis lecteurs, nous sommes heureux de vous présenter l’édition 2010 de notre revue « interne tournée vers l’externe » Le Phare qui, cette année s’enrichit en devenant « Le Phare d’un monde qui change », ce que personne ne contestera, et qui saisit l’occasion d’adopter une nouvelle formule. Jusqu’alors unique en son genre au sein de l’assurance maritime et transport, le Phare était devenue une référence appréciée et un rendezvous « complice », attendu entre professionnels d’une même filière. Alors pourquoi prendre le risque d’en modifier la présentation et le contenu ? Parce que nous nous évertuons à limiter le risque de lassitude et d’essoufflement. Nous préservons cependant l’essentiel des principes et valeurs qui ont fait le succès de notre publication depuis son origine : parler moins de soi que des autres, constituer une mosaïque d’éclairages et de points de vue, et honorer la diversité des points de vue. Le Phare n’a pas vocation à devenir un publi-reportage déguisé, il aura toujours l’ambition d’offrir à ses lecteurs l’opportunité d’échanges virtuels ou à distance via un dénominateur commun. Cette année, nous proposons que nous prenions tous un peu de hauteur de vue en approchant la notion de risque par un biais tout à fait éclectique. Aussi, pour professionnaliser notre démarche, nous avons fait appel au regard expert et décalé d’Alain Simon, Conférencier et Essayiste, Spécialiste en géopolitique, qui a la lourde tâche de faire office de « fil rouge » mais surtout de grand inspirateur. Si l’optique de la pluralité des témoignages s’est vérifié dès la première édition du Phare (décembre 1997 déjà ! avec pour thème central : “Les commissionnaires face aux fraudeurs”, 8 pages au total !), il évolue aujourd’hui sous l’impulsion de notre choix éditorial mais surtout de l’actualité économique récente qui a souligné souvent cruellement l’interdépendance et les interactions entre branches et secteurs d’activités, ainsi que l’extrême brutalité des retournements de cycles dont certains font aujourd’hui partie des « marronniers » de la presse économique : cours du pétrole, parité US $ / Euro, sous-capacité vs sur-capacité du tonnage maritime en exploitation et/ou commande, variation des taux de fret et remplissages, etc.

chiffres d’affaires souscrits. La qualité du contrôle interne, l’efficacité de la gouvernance, et, bien sûr, la compétence générale des équipes constituent des critères de valorisation de plus en plus incontournables. Dans une entreprise comme Groupama Transport, la détermination des tendances de l’avenir, à court et moyen terme, n’a jamais été la résultante d’une alchimie tendance « boule de cristal » mais de calculs de plus en plus complexes et nombreux, vérifiés, croisés et contrôlés par des organismes différents. Par ailleurs, la prospective et la prévision sont des responsabilités trop cruciales chez un assureur pour les confier à un tiers. Ces dernières années, Groupama Transport s’est évertué (a pris le risque ?) à investir dans les Ressources Humaines internes, tant par le recrutement que par un investissement substantiel dans la formation de nos collaborateurs, y compris via des expériences novatrices. « L’avenir se professionnalise », et nous continuerons d’être au rendez-vous. La diversité des regards et des points de vue (qualité du partenariat avec les clients et apporteurs, valeurs, éthique, bien-être des salariés…), c’est un peu ce que nous avons voulu illustrer dans ce nouveau numéro. Tous ceux qui nous ont fait l’honneur de contribuer à cette édition agissent en quelque sorte comme les « actuaires » de notre futur commun, chacun dans un domaine d’expertise très particulier et parfois éloigné, certes à première vue, de nos métiers liés au transport. Aussi, toujours humbles et actifs, nous aurons évité le syndrome « Playtime » du nom d’un film culte de Jacques Tati (1967) : construire un chef d’œuvre monumental avec beaucoup de moyens, beaucoup d’effets apparents mais aux fondations insuffisamment travaillées, préparées sinon provisionnées, provoquant la ruine de l’entreprise à la fin du film, et ironie du sort, la ruine de l’auteur dans la vraie vie. Bonne lecture à toutes et à tous…

De plus en plus d’économistes renommés n’hésitent plus à confier que leur valeur ajoutée consiste à analyser le passé et uniquement le passé, ce qui n’est déjà pas rien. Paradoxalement, le métier d’actuaire connaît (outre le phénomène traditionnel « ce qui est rare, est cher ») une embellie durable et un avenir a priori triomphant car ce qui a toujours été un vieux rêve, à savoir estimer l’avenir ou plutôt ses grandes tendances, devient aujourd’hui une nouvelle obligation. L’assurance, activité particulièrement encadrée sur les plans réglementaire et financier doit faire preuve d’encore plus de rigueur dans sa gestion, dans son contrôle interne, dans ses process, dans sa maîtrise des risques souscrits, au-delà des seuls critères de solidité financière. Autrement dit, cette profession va accentuer le phénomène de sélection naturelle déjà entamé ces dernières années afin que sur le marché ne subsistent que les acteurs les plus fiables y compris, sinon avant tout, pour ce qui concerne leur maîtrise de l’activité. Le classement des assureurs sur ce marché mondial ne pourra plus consister en un seul classement des

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Etre ou not to be ? Par Alain Simon, Conférencier et Essayiste, Spécialiste en géopolitique

Il y a les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. Platon Alain SIMON Quelques éléments biographiques

« Encourir un risque » se dit « I will chance it » en anglais.

« Cent pour cent des gagnants »… avaient-ils pris un risque ou une chance ?

Faut-il vraiment que nos regards sur la vie, de part et d’autre d’une même mer, soient si différents pour que, chacun roulant de son côté des routes, nous ne respections pas les mêmes priorités ? Les uns désignent sous le nom de « nature morte » ce que d’autres appellent « still life », la vie tranquille. Question de point, de vue dira-t-on, en rappelant que cette expression désigne à la fois une opinion exprimée et le lieu d’où l’on parle. Prenons le risque, tentons donc la chance de la pluralité des regards. Sur les dangers dont nous croyons qu’ils nous menacent et les espoirs dont nous rêvons qu’ils se réalisent.

“ 8

Il faut avoir un chaos en soi même pour accoucher d’une étoile qui danse Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

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Consultant et conférencier spécialiste de géopolitique, il intervient, en France et dans le monde entier, auprès des équipes de Direction de grandes sociétés françaises ou étrangères et d’organisations professionnelles. Maître de Conférences associé à l’Université de Rennes 1, expert APM, à côté de nombreux articles, il a publié aux Editions Descartes et Cie un premier livre intitulé « Géopolitique et Stratégie d’entreprises - Créances et croyances - » ouvrage, illustré par Plantu, qui a obtenu en 1994 le Prix du Meilleur Livre d’Economie Financière. Un second ouvrage ayant pour titre “Le Sens des Cartes”, est paru en 1997 chez le même Editeur. Un troisième livre, « Géopolitique d’un monde mélancolique » est paru en 2006 aux Editions Eyrolles. Il est désormais téléchargeable sur : izibook@eyrolles.com Un quatrième livre est publié sous forme de e book en décembre 2008 « Le temps du discrédit. Crise des créances, crise des croyances » également téléchargeable sur : izibook@eyrolles.com


Hommage à ceux par qui la réflexion est arrivée Par Alain Simon

Qu’on songe d’abord aux gardiens de phare. Leur langage classait les phares en trois catégories qui hiérarchisaient les risques qu’ils encouraient eux-mêmes afin que les navigateurs en prennent moins. Ils désignaient sous le nom de « paradis », ceux qui situés à terre étaient sécures. Ils parlaient de « purgatoires » pour parler de ceux qui se situaient sur des îles, îlots de tranquillité relative dans des océans de dangers. Et, on l’aura deviné, les « enfers » renvoyaient aux phares de pleine mer exposés à tous les risques et leurs gardiens aussi.

La carrière des gardiens suivait un parcours qui fait écho à celui que les dieux proposent aux hommes. Chacun sait que si le purgatoire peut être un lieu de transition, il n’est cependant pas prévu d’échapper à l’enfer. Gardons alors en mémoire le souvenir de ces gardiens qui ne sont pas parvenus à quitter leur enfer, aux dangers qu’ils avaient pour vocation de signaler leur ayant été fatals à eux-mêmes, notamment dans les moments de relève.

Nous aussi, au fil des pages, nous parlerons de risques infernaux, ils ne sont pas si fréquents et, à vrai dire, on sait spontanément s’en garder. Rencontrerons-nous des chances paradisiaques, elles sont bien rares si tant est qu’elles existent ? Nous visiterons plus souvent le territoire autrement plus étendu, celui de l’incertain.

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Panem et circenses Par Alain Simon

Il en est des couples historiques, on a parlé du couple franco-allemand, on va évoquer France – Amérique, comme de tous les autres. On peut dormir dans le même lit et ne pas faire les mêmes rêves ou les mêmes cauchemars. De chacun selon sa conception des risques et des chances. Des français, par exemple, sont bien incapables de comprendre spontanément pour quelles raisons certains parmi les principaux milliardaires américains, notamment Bill Gates et Warren Buffet, ont pu prendre l’initiative de signer une pétition contre une modification des dispositions concernant les droits de succession aux EtatsUnis… Incompréhensible ? Un lecteur français s’étonne sans doute lui qui aurait été prêt, quoique non américain et quand bien même il ne serait pas milliardaire, à ajouter son propre nom à la pétition… Un instant toutefois. Les milliardaires US protestaient contre un projet de réduction des droits de succession. Nous n’étions donc pas en présence d’Oncles Picsou venus d’Amérique. Masochistes les protestataires ? Que nenni. Car dans leur référentiel, en transformant leurs enfants en héritiers, on tuait chez eux le goût d’entreprendre, de prendre eux-mêmes des risques, comme leurs parents « self made men » qui ont su saisir leurs chances, les provoquer. Les fondements de cette culture du risque sont à rechercher dans plusieurs directions, on se contentera d’entreouvrir deux portes… A n’en pas douter, on peut commencer par proposer une première réponse qui inscrit le comportement des hommes d’affaires américains dans l’influence d’une éthique religieuse, qu’ils soient croyants ou non, et plus précisément de la morale protestante, qu’ils soient de cette obédience ou pas. La réussite matérielle est une illustration de la prédestination dans laquelle se reconnaissent les Réformés, on est sur cette terre pour accomplir son destin et non pas pour hériter de celui de ses parents. On peut suggérer une autre piste, on laissera de plus savants en suggérer d’autres encore et approfondir celles-ci : Les Etats-Unis ont été peuplés par des immigrants qui sont venus dans ce pays afin d’y relancer les dés, de surmonter sinon un premier échec

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du moins des difficultés à s’accomplir dans l’environnement, jadis surtout européen, désormais plus uniquement, d’où ils étaient issus. Ce pays est donc celui d’une culture du rebond, de l’échec, ne serait-ce que l’obligation de fuir, d’émigrer, vécue comme un trampolino sur lequel on prend appui. Quand la prise de risque est synonyme de deuxième chance, on comprend mieux pourquoi il ne faut pas prendre le risque que les enfants des milliardaires s’endorment sur leur héritage. Il n’est pas anodin que l’une des attractions les plus prisées dans les parcs de loisirs aux Etats-Unis soient les « roller coasters », que nous désignons curieusement sous le nom de montagnes russes. On commence par monter, puis on plonge, on grimpe à nouveau, on retombe encore pour remonter plus haut… Que la roulette soit russe, admettons-le et certains y retrouveront un goût du jouer la vie et la mort au hasard et évoqueront Dostoïevski. Mais les trains d’enfer et de paradis des loisirs américains renvoient à une autre culture. Mais quelles sont donc les attractions, le mot désigne à la fois une distraction et ce qui attire, de nos jardins publics ? On y trouve presque toujours des balançoires, plus ça change et plus c’est pareil, et les manèges, on tourne en rond, on accomplit des révolutions, c’està-dire qu’on revient à son point de départ. Sur les manèges de mon enfance, il fallait au passage tenter d’attraper un pompon ou un anneau qui attendait d’être saisi, c’était là le signe de la réussite. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions que les enfants français, et leurs parents qui ont eux-mêmes été des enfants, privilégient ce que l’on reçoit à ce que l’on gagne, soient prompts à s’insurger contre le fisc qui prélève sa part. Pour comprendre mieux les raisons qui font de la fraude fiscale un sport national français, il faut sans doute regarder mieux les jeux de notre enfance. Nous conseillerons donc aux austères professeurs qui souhaitent expliquer les différences entre les systèmes fiscaux des différents pays d’emmener leurs étudiants dans les jardins publics. Panem et circenses, tel était le titre des quelques lignes qui aboutissent à cette suggestion. Du pain et des jeux. C’est en jouant qu’on commence à apprendre à gagner son pain, qu’on découvre une conception du risque et des chances.


(...) Que la roulette soit russe, admettons-le et certains y retrouveront un goût du jouer la vie et la mort au hasard et évoqueront Dostoïevski.

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Ces risques qui viennent jusque dans nos assiettes… Par Alain Simon

Passons à table quelques instants. A la carte figureront d’autres inquiétudes, de quoi composer un menu plein de risques et de chances, on le verra. Déclenchons le chronomètre au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les risques inscrits dans les mémoires étaient ceux de la pénurie et tout particulièrement en Europe occidentale. Le choix fut donc fait, priorité entre les priorités, de garantir une autosuffisance alimentaire. Tel était l’enjeu de la Politique Agricole Commune. On garantira aux producteurs un prix plancher qui rendrait possible leur maintien à la terre, prix beaucoup plus élevé que ceux qui se pratiquaient dans le vaste monde lesquels n’auraient pas permis des revenus suffisants aux producteurs du vieux monde. Le consommateur ne le sut pas forcément, ou bien il l’oublia, mais il surpayait son alimentation par rapport à ce qu’auraient coûtées des importations. C’était le prix à payer pour la sécurité quantitative, comme une invisible prime d’assurance contre les inquiétudes héritées des restrictions de l’époque antérieure. Quand on disait qu’un prix était garanti, il ne s’agissait pas d’une clause de style puisque l’Europe s’engageait à acheter les productions elle-même, à ce prix, s’il devait tendre, sur les marchés à être inférieur. Les producteurs avaient donc un débouché sécurisé, ce serait, au pire, les frigos et entrepôts de la PAC. Les assiettes furent rapidement et durablement pleines mais les lieux de stockage également. Car garantis de pouvoir écouler leurs produits, les agriculteurs et éleveurs se mirent à pousser les rendements et on passa en quelques années d’une autosuffisance désirée à une surproduction systémique. De nouvelles variétés furent introduites qui privilégiaient la productivité… au grand dam parfois de la qualité. On en arriva même, paroxysme, à rendre carnivores des herbivores. Qu’importe la qualité pourvu qu’on ait la quantité. Soumises à ce régime, des vaches devinrent folles. La manière dont on avait répondu à un risque, trop bien pourrait-on dire, faisait naître un nouveau. Les consommateurs rassasiés et ne

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craignant plus la pénurie, dont la mémoire s’estompait avec le temps et ceux qui l’avaient vécue, se retrouvèrent confrontés à une nouvelle inquiétude, qualitative celle là. Un risque s’était transmuté en chance qui accoucha d’un nouveau risque ! Les producteurs trouvèrent une nouvelle réponse : la traçabilité. Il fallut garantir l’origine, la provenance et des modes de productions sécurisants. En allant faire leurs courses, les acheteurs de la nouvelle génération payèrent à nouveau beaucoup plus qu’un produit, ils acquittaient une nouvelle prime d’assurance qui pouvait être apportée par une marque ou une AOC sécurisante. On en vint même à assister au développement des « alicaments », ces produits qu’on achète non plus seulement pour se nourrir mais pour la santé. Le yaourt au bifidus actif en serait un bon exemple, les produits aux Oméga 3 un second.

demeurant, dans sa finalité, identique. Nous ne doutons pas que d’autres professionnels, qu’ils soient rats des villes ou des champs, ou même loups des mers, puissent trouver dans ce récit de quoi s’interroger sur leur propre métier. Les industriels de l’automobile, de la téléphonie, entre autres nombreux exemples, vivent quotidiennement cette évolution. Quand les risques « quantitatifs » s’estompent, l’avenir est à ceux qui proposent une réponse aux inquiétudes, qu’elles soient qualitatives ou éthiques. Les risques, leur perception, deviennent un gisement d’activités, on ose dire une chance, pour ceux qui acceptent de voir qu’un décideur d’entreprise ne peut pas faire l’économie d’être aussi et un peu sociologue. A l’affût des signaux qui, tels des phares, renseignent non seulement sur les évolutions des risques mais surtout de leur perception.

Cette deuxième génération d’inquiétude semble désormais dépassée, le risque qualitatif qu’avait fait naître le productivisme semble à son tour exorcisé. Certains consommateurs qui ne craignent plus de manquer, ne doutent plus trop de la qualité sanitaire des produits, expriment de nouvelles préoccupations, liées à la prise de conscience d’un nouveau risque jusqu’alors négligé : l’équité du commerce, l’avenir de la planète. Et pour des produits bénéficiant de labels Max Havelaar, entre autres, et qui proviennent de l’agriculture biologique, ils sont à nouveau disposés à surpayer leurs achats, une nouvelle prime d’assurance contre la mauvaise conscience cette fois, comme jadis on achetait des indulgences pour gagner son paradis. On mesure que l’histoire des risques et des réponses qui leur sont successivement apportées conduit à redéfinir le métier des agriculteurs. Contrairement aux apparences, à leur perception même parfois, leur activité ne saurait se résumer, à transformer et vendre. Leur vrai métier s’apparente à celui des assureurs : apporter des réponses aux inquiétudes, à leur évolution.

Quand les inquiétudes se renouvellent sans cesse, et constituent un marché solvable qui lui-même se régénère en permanence, les producteurs deviennent des prestataires de service, des « rassureurs ».

Dès lors que l’histoire des risques, comme d’autres histoires, a horreur du vide, l’histoire des métiers se renouvelle sans arrêt tout en


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Prendre un risque, prendre une chance hier, aujourd’hui et demain

Par Philippe Louis-Dreyfus, Président du groupe Louis Dreyfus Armateurs

Prendre un risque, aujourd’hui ? C’est une question qui interpelle tout entrepreneur, plus particulièrement lorsque son entreprise s’exerce sur les mers. Voilà près de 160 ans que le groupe Louis Dreyfus Armateurs existe. Nous avons pris bien des risques et traversé de nombreuses crises. La question de la prise de risque est véritablement au cœur de notre stratégie. A mes yeux, cette culture du risque est le produit de deux composantes essentielles qui structurent aujourd’hui notre groupe : la dimension maritime de nos métiers et notre longévité depuis cinq générations.

Souvent, lors des accidents, s’attache-t-on très tôt à mesurer les dommages écologiques en résultant. On oublie trop souvent de remercier les sauveteurs pour leur professionnalisme, ayant conduit au sauvetage de l’équipage dans des conditions souvent très difficiles. Parfois même oublie-t-on de mentionner les victimes humaines d’un drame de la mer, certains étant plus préoccupés par l’environnement que par la sauvegarde de la vie humaine. Je le rappelle souvent : la gestion du risque en mer c’est d’abord prendre toutes les mesures qui s’imposent pour protéger nos équipages.

1. Prendre un risque : l’aventure maritime

b. Les évolutions des risques pesant sur les entreprises maritimes.

a. L’entrepreneur maritime est un peu fou. La Mer est un environnement à part. En mer, la nature ne connait aucune limite. Les moyens à la disposition des hommes sont encore dérisoires pour faire face à certaines tempêtes ou certains évènements de mer. Cette dimension aventureuse, dès lors que l’homme se risque en mer, existe depuis l’aube des temps. Pour en donner un bon exemple je voudrais, et cela parlera certainement aux lecteurs du Phare, m’appuyer sur la notion d’avarie commune. Cette disposition juridique, propre au droit maritime, reflète bien les dangers de la mer et les sacrifices que le propriétaire du navire et le propriétaire de la cargaison peuvent avoir à supporter ensemble pour que le navire arrive à bon port. Au-delà de ses clients, le risque maritime s’impose aussi à ceux qui accompagnent traditionnellement l’armateur, ceux sans qui il ne pourrait entreprendre : assureurs, banquiers, … Mesurer le risque en mer est un exercice à part, souvent très différent des pratiques couramment utilisées pour les actifs terrestres.

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Le caractère imprévisible et insurmontable des caprices du temps rend les hommes plus humbles et développe entre eux une solidarité souvent à nulle autre pareille. Au-delà de l’hommage légitime que l’on doit rendre à nos marins, nous mesurons chaque jour ce qu’implique la notion de risque, lorsqu’on prend la mer. La sauvegarde de la vie humaine n’est pas un vain mot, en mer.

Souvent, par méconnaissance des spécificités de l’environnement maritime ou par urgence politique pour calmer des populations outragées par une pollution, des lois sont votées afin de « rendre le transport maritime plus sûr ». C’est être contreproductif que de penser que le risque zéro existe, surtout en mer. Les lois ont permis de nombreux progrès ces dernières années, notamment en ce qui concerne les sanctions qui doivent toucher les armateurs négligents, mais ces lois ont aussi des effets pervers. Prenons l’exemple des sanctions pour pollutions dites « involontaires » : le risque financier et judiciaire est tel pour les armateurs consciencieux et respectueux de l’environnement qu’ils peuvent légitimement se demander s’ils doivent continuer à pratiquer ce métier, les risques allant croissants. Alors que pour les armateurs qui ne se conformaient déjà pas aux règles en vigueur, le durcissement des règles n’implique évidemment aucun changement de comportement : il ne changera en rien ses pratiques. Ainsi, le mauvais armateur chasse le bon, sorte de Loi de Gresham maritime. Trop de contraintes tuent l’esprit d’entreprise. Il est fondamental de se garder d’empêcher toute prise de risque raisonnable. Une économie qui empêche la prise de risque et la juste rétribution de cette dernière, se sclérose de l’intérieur comme l’avait montré Joseph Schumpeter. Innover sans prendre de risques ? Impossible ! La création de valeur ne peut avoir lieu dans un univers exempt de risque.


Le futur appartient à celui qui a la plus longue mémoire. F. Nietzsche

2. Prendre un risque : les leçons d’un passé récent au service de notre futur. a. L’analyse du risque : la mémoire du passé Cette question de la « prise de risque » n’aurait sans doute pas été imaginée voici deux années lorsque tous les fondamentaux de l’économie étaient au vert, quand les analystes nous promettaient que les arbres montaient au ciel… La crise a fait son œuvre et je suis obligé de constater que je fus le premier, dans l’industrie maritime, à m’élever contre des taux de frets déconnectés de la réalité, contre l’importance des volumes générés sur les marchés dérivés, contre la frénésie des commandes de navires neufs. Nous étions en 2007 et personne ne voulait voir l’évidence qui se profilait. C’est vrai, je dois confesser un avantage sur beaucoup d’autres armateurs : nous existons depuis 160 ans et nous gardons précieusement la mémoire de ce siècle et demi d’existence. Nietzsche écrivait que « le futur appartient à

ceux qui ont la plus longue mémoire ». Je ne saurai que trop faire mienne cette maxime : l’économie est faite de cycles et plus on s’éloigne de la dernière crise, plus on se rapproche de la suivante. Tout autant aujourd’hui, nous devons savoir que la crise que nous connaissons prendra fin et que nous devons nous intéresser beaucoup plus aux conditions de la sortie de la crise plutôt qu’à la date exacte du retour de la croissance. Ce retour sera d’autant plus durable que nous aurons reconstruit sur des fondations solides. b. Prendre un risque, c’est saisir une chance : les conditions du succès. Pour bâtir les conditions du retour de la croissance il faut restaurer la confiance. Bien entendu, il est important que le consommateur retrouve la confiance, que les chefs d’entreprise affichent un moral retrouvé. Mais, il est beaucoup plus important de restaurer cette confiance en respectant, aujourd’hui et maintenant, les engagements pris dans le passé. Pour la pérennité de notre système, rien n’est plus destructeur pour l’économie, rien n’est plus

dommageable au renouveau de la croissance que l’abandon des engagements passés, que les promesses non tenues. La crise sert de prétexte à de nombreux entrepreneurs pour ne plus honorer leurs engagements. Ils ont fait des paris, certains les ont perdus, ils doivent l’assumer pleinement. Comment peut-on justifier de rémunérer le risque lorsqu’on a eu raison et saisir toutes les opportunités pour ne pas en payer le prix lorsqu’on s’est trompé ? Comment légitimer la rémunération du capital par une soi–disant prise de risque s’il n’y a plus de conséquences au pari perdu ? Respectons nos engagements, c’est le plus grand service qu’un chef d’entreprise responsable peut rendre à la communauté. Enfin, je voudrais rappeler qu’il est possible de réduire les conséquences négatives des paris perdus. La flexibilité, la capacité d’adaptation de nos entreprises sont les moyens les plus efficaces pour affronter une crise. Si vous placez l’innovation et la réactivité au cœur de votre stratégie d’entreprise, vous saurez affronter les risques avec les moyens de faire face à un retournement de conjoncture ou bien à des évènements imprévus.

Confronté tous les jours aux dangers de la mer, le groupe Louis Dreyfus Armateurs s’est forgé un esprit d’équipe à toute épreuve, capable de motiver et de mobiliser les énergies pour faire face à toutes les situations. La formation des hommes, leur adhésion à cette culture d’entreprise sont les conditions de notre succès, synonyme d’innovation et de risques maîtrisés.

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LE PIRE N’EST JAMAIS CERTAIN Par Jean-Bernard Raoust, Président du Groupe BRS

Les rédacteurs du « PHARE » nous proposent de penser l’impensable et de prévoir l’imprévisible, et c’est bien l’impensable que les marchés maritimes ont vécu au cours du dernier trimestre 2008 avec des frets maritimes s’effondrant dans toutes les tailles et sur l’ensemble des secteurs (vrac, pétrole, conteneurs) et un marché devenant soudain totalement atone, sans commandes, ventes ou achats de navires. Cependant, cette correction violente se produisait après cinq ans de hausses consécutives et neuf mois records et, sauf pour les porte-conteneurs où la correction avait commencé plus tôt, dès 2007, l’ensemble des acteurs pouvait publier des comptes encore très enviables pour l’exercice 2008. Plus grande fut donc l’angoisse quand, au début de 2009, dans un marché de l’affrètement en chute libre, certains découvraient avec horreur qu’il faudrait absorber dans les trois prochaines années un carnet de commandes de 380 millions de grt dans un monde en pleine récession, où le commerce mondial, pour la première fois depuis la guerre affichait une décroissance de plus de 10%. Ce carnet a tranquillement quadruplé en 5 ans (80 millions grt en 2003) et doublé en deux ans… et rares sont ceux qui ont tiré la sonnette d’alarme. Nous en étions, mais les porteurs de mauvaises nouvelles ne sont jamais les bienvenus, surtout dans un monde en pleine euphorie financière et commerciale. Finalement, l’année 2009 n’a pas été aussi mauvaise que l’on pouvait le craindre. Le marché du vrac a été très soutenu par la sidérurgie chinoise et la reconstitution des stocks de minerais, et le pétrole, bénéficiant d’un prix du baril raisonnable et acceptable par les consommateurs et l’industrie, a continué à être consommé et donc transporté. Seuls les porte-conteneurs ont continué à subir un marché déclinant, lié à la baisse de la consommation mondiale de produits manufacturés. Certes, les taux de fret ont été divisés par 10 sur certaines tailles par rapport à certains records peu compréhensibles, de 220.000 USD/jour pour un vraquier de 180.000 T, à moins de 20.000 USD/ jour, et nous sommes revenus de fait aux taux des années 2000/2002. Ces taux sont insuffisants pour rentabiliser l’achat de navires effectué au plus haut du marché au cours du premier semestre 2008, quand un vraquier de 180.000 tpl, de cinq ans d’âge, se négociait à plus de 130 millions de USD,

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mais suffisants pour exploiter économiquement la grande majorité de la flotte existante. Si en 2009 les armateurs ont pu négocier des reports de livraison et des aménagements dans leurs engagements, seuls 570 navires (dont 45 % de vraquiers) ont pu être annulés sur un total de plus de 10.000 navires en commande au 1er septembre 2008 et cet énorme carnet de commandes pèse lourdement sur l’avenir. Au 30 septembre 2009, près de 6.100.000 tpl de pétroliers et près de 9.400.000 tpl de vraquiers ont eu leurs livraisons reportées et n’ont donc pas pesé sur le marché au cours de l’année, comme anticipé. Ces reports de livraison, tout à fait bénéfiques, ne font que reculer le problème de l’abondance de l’offre de tonnage et risquent de l’amplifier pour 2010. Il est donc fortement à craindre, alors que l’économie semble mieux s’orienter et les pays développés commencent à sortir de la récession, que la crise maritime soit plus longue et se prolonge jusqu’à un retour de l’équilibre offre/demande qui pourrait se situer au plus tôt en 2012. Le pire n’étant jamais certain, surtout en économie maritime, souhaitons que la hausse de la démolition, la négociation d’annulations de commandes de navires non encore commencés à construire, le « slow steaming » écologiquement bénéfique et le retour de la croissance mondiale permettent d’anticiper le retour à une situation de flotte équilibrée. Jamais le monde maritime n’aura eu autant de navires à absorber dans un contexte économique difficile. Nombreux sont les chantiers qui devront fermer, faute de commandes nouvelles pendant de nombreux mois, et certains armements vont devoir chercher des partenaires financiers et commerciaux pour les aider à traverser cette mauvaise passe. Nous devrions donc assister à un mouvement important de concentration, fusions et acquisitions. Mais contrairement à d’autres secteurs, le transport maritime est assuré de son avenir, il n’est menacé par aucune révolution technologique, il reste la colonne vertébrale du commerce international ; il doit seulement digérer les conséquences d’une boulimie mal contrôlée, amplifiée par des financements faciles et l’appât du gain.


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Chienne de vie Par Alain Simon

Il est des existences qui semblent des destins. Lorsque s’y mêlent la petite et la grande histoire. En 1885, un jeune alsacien fut mordu par un chien. L’animal enragé lui transmit aussitôt sa maladie. La rage, en ce temps là, était toujours mortelle. Et l’Alsace, à cette époque, était encore allemande. Les parents du gamin se mirent alors en quête d’un médecin. Hors de question de confier l’enfant à un docteur issu des occupants. Parents et fils malade rentrent donc en France, filent vers Paris. Le temps pressait, un compte à rebours était engagé avant l’issue fatale. Un chercheur français travaillait alors sur un vaccin contre la rage. Les recherches étaient avancées mais non encore testées. Que risquait-on, devant l’urgence, à tenter l’expérience sur le gamin ? Il survécut, guérit, Louis Pasteur venait de sauver une vie. Le savant, et son patient, avaient fait progresser la science. Deux bonheurs n’arrivent jamais seuls. Le jeune survivant fut embauché comme gardien de l’Institut Pasteur. On lui devait bien cette sinécure. Les années passèrent, l’homme vieillit. En 1940, les troupes allemandes occupèrent Paris. La Wehrmacht voulut pénétrer dans la crypte où reposait Pasteur. Le gardien avait quelques raisons de se méfier des enragés, chiens ou nazis. Il refusa d’ouvrir, rentra chez lui. Et choisit de se suicider. Il avait gardé son pistolet depuis 1918. Il eût été impardonnable de l’oublier dans ce numéro de Phare : Joseph Meister 21 février 1876 - 16 juin 1940

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de l’imprévu à l’impensable

et leurs conséquences en matière de ressources humaines

Par Géraud Fontanié, Associé Eurosearch & Associés

Au cœur du métier du transport se trouvent les aléas. Les tempêtes et les catastrophes naturelles sont une source inépuisable d’avaries, d’accidents et de disparitions, des marchandises comme des voyageurs, depuis que l’homme bouge. Tout au long de la chaîne du transport qui mobilise tant d’acteurs, le facteur humain est la deuxième cause constamment renouvelée de défaillances : accident de manutention, grève bloquant un port ou des dépôts de carburants, incendie bloquant un tunnel. Les professionnels du transport, de la commission de transport international à la tournée de messagerie, ont développé des trésors de compétences, unissant paradoxalement la rigueur et la réactivité. D’une part, le transport est une activité organisée autour de processus qui sont respectés et répétés avec une rigueur militaire ; d’autre part, les hommes y bénéficient d’une délégation importante pour s’adapter aux circonstances et réagir à l’imprévu. La présence constante de l’imprévu fait reposer cette activité plus qu’ailleurs sur des hommes clefs. La disparition soudaine de plusieurs d’entre eux est un risque majeur pour l’entreprise. Il n’est pourtant pas invraisemblable : il suffit presque de s’enrhumer. Le virus H1N1 peut décimer un état major pendant quelques semaines. Plus traditionnellement, le déplacement du comité de direction en séminaire peut le faire disparaître dans un crash ; plus fréquemment, un leader peut entrainer dans son départ une équipe entière à la concurrence. L’organigramme de remplacement constitue une réponse opérationnelle à ce type de risque majeur. Il est peu appliqué dans les entreprises de taille moyenne qui sont pourtant plus fragiles que les grandes entreprises. Sans doute exiget-il d’évaluer correctement les hommes avec un regard impartial et de réaliser à cette fin un diagnostic du management. Cet exercice pose beaucoup de questions qui restent sans réponse immédiate. Mais il permet également d’identifier les potentiels, de leur fournir des perspectives d’évolution et de prévoir leur développement.

Ce risque ignoré n’est pas le plus insidieux ; audelà de l’imprévisible, il y a des choses qui sont simplement impensables. Par exemple, le marché du transport, en hausse ininterrompue depuis 1945, ne pourrait-il pas durablement régresser. Le réchauffement climatique et la prise de conscience écologique peuvent développer un appareil de taxes carbone qui favorise la production locale et change la pratique de consommation des pays développés. Associé aux difficultés financières des Etats à l’issue de la crise, le protectionnisme pourrait triompher face à une OMC impuissante. S’il faut faire face à un changement de paradigme lié au développement durable, de nouvelles compétences sont clairement requises. Le transport doit gérer la consommation de quotas de CO2 qu’il engage pour ses clients. Les directeurs du développement durable sont susceptibles de jouer un rôle opérationnel dans la définition de l’offre. Il faudra aller chercher à l’extérieur de telles ressources. Pour s’adapter à des changements aussi profonds, qui, impensables hier, s’imposent aujourd’hui, les entreprises ont besoin de favoriser la diversité des origines de leurs collaborateurs. Le clonage des profils représente un vrai danger à long terme car s’il favorise l’alignement et la puissance, il appauvrit le vivier de ressources internes dans lequel puiser pour s’adapter à une logique radicalement nouvelle. N’est-ce pas une des causes de l’incapacité de General Motors à changer son modèle de voiture. Cette diversité de profils doit commencer dans les conseils d’administration, dans le recrutement de cadres dirigeants et de responsables de centre de profits. Elle impose un investissement en termes de formation et une prise de risque supérieure sur les hommes. Mais ceux qui sauront l’intégrer, seront mieux armés pour traverser les crises et les âges.

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Prendre un risque ? prendre une chance ? Hier, aujourd’hui... après-demain

Par Jean KASPAR, Consultant en Stratégies Sociales

Pour répondre à ces interrogations, je choisis de parler de la vie parce que vivre c’est à la fois assumer des risques et de multiples chances. Prendre sa chance, c’est voir et écouter le monde qui nous entoure… Voir les mille opportunités et combats qui s’offrent à nous… Voir et entendre les mille messages que la vie et le monde nous adressent pour le rendre plus juste, plus fraternel, plus humain tout simplement… Vivre, c’est aussi toute une série de risques, celui de tomber malade, d’être handicapé, d’être exclu, d’être victime de cataclysme naturel ou de l’intolérance. Risque de rater sa vie parce que l’on préfère conjuguer le verbe avoir plutôt que le verbe être… Vivre, c’est aussi penser à hier pour tirer les leçons du passé. C’est voir le présent, les multiples souffrances humaines, la pauvreté, les inégalités, toutes les formes d’exclusion ou encore la nature que l’on saccage… C’est enfin penser à demain et à après-demain, au monde que nous laisserons en héritage.

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Faire le lien entre hier, aujourd’hui, demain et après-demain pour croire qu’un monde meilleur est possible, que l’injustice ou la pauvreté ne sont pas une fatalité… Alors oui, sachons vivre c’est-à-dire prendre des risques en se trompant peut-être car il n ‘y a pas de réussite ou d’échec mais des sources d’apprentissage tout simplement. Saisissons les chances qui s’offrent à nous pour être bâtisseur d’avenir... Parce que la vie est tout cela, elle est donc mouvement. Elle nous oblige à construire des pensées économiques, sociales, politiques et culturelles qui se fondent sur l’évolution en rejetant les pensées figées et les certitudes absolues… Sachons prendre des risques et saisir des chances qui s’offrent à nous pour en faire un maillon de l’aventure humaine.


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Le manager innovant et la prise de risque Par Simon Elliott - Directeur Exécutif de Link Up Traduit de l’Anglais

Et si on vous posait la question basique relative à l’innovation : « La dernière fois que vous avez fait quelque chose de nouveau pour la première fois, ça remonte à quand ? » Pour Groupama Transport, la réponse actuelle générale évidente serait « la réussite de la construction du nouveau siège ». Formidable, certes ! Mais quel serait la réponse si la question visait le domaine du management au quotidien ? Le « manager innovant » doit bouger et produire une énergie et des process nouveaux afin de décliner l’innovation à tous les niveaux de l’organisation. Pour les entreprises, leurs survies dans l’environnement d’aujourd’hui sont conditionnées à la pratique quotidienne de l’innovation dans toutes les strates de l’entreprise depuis la communication institutionnelle, depuis le premier contact client, en passant par la performance des process internes, par les tâches administratives jusqu’à la satisfaction finale du client . En plus de sélectionner les bonnes idées innovantes pour développer l’efficacité, faire « quelque chose de nouveau » implique une dimension particulière, celle de la prise de risque. Chacun d’entre nous présente une relation particulière et donc différente face à la prise de risque. Certains sont plus formatés pour la prise de risque, d’autres présentent plus d’aversion à son endroit. C’est également vrai dans le domaine interculturel et organisationnel. Dans certains pays comme la Nouvelle Zélande par exemple, la culture dans le travail présente une réelle appétence pour la prise de risques alors que dans d’autres pays, comme l’Allemagne par exemple, on est « traditionnellement » plus prudent.

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L’innovation consiste à prendre des risques mesurés. Aussi le manager innovant doit développer au sein de ses équipes un climat incitant à l’innovation afin que les risques qu’elles prennent soient minimisés grâce à des processus d’innovation fiables et structurés, ce qui a aussi pour effet que les équipes concernées puissent se sentir autorisées à connaître un échec sans craindre la sanction. Dans beaucoup de corporations, ceci naturellement implique la mise en œuvre d’un « changement » dans l’attitude des managers face à leurs acceptations de la minimisation du risque d’échec chez les collaborateurs. Le risque et l’innovation vivent la main dans la main. Les plus grandes réussites d’entreprise à différentes générations : General Motors dans les années 20, IBM dans les années 50 et 60, Microsoft et Intel dans les années 80 et 90 et Google aujourd’hui présentent au moins une caractéristique commune. Elles ont triomphé sans rechercher à éviter les risques mais en les traquant. Le contraire de ses principes pourrait être démontré comme suit : dans une organisation si vous posez la question « pourquoi faite vous comme ça ? » et qu’on répond « parce que on a toujours fait de cette manière » vous pouvez dire que vous côtoyez une culture anti innovante et anti prise de risques. Quand on prend des risques par l’innovation, on sort de sa zone de confort. La mission du manager est d’aider ses équipes à franchir ce pas en contrôlant les limites de la prise de risques. Un des outils qui peut être utilisé dans cette perspective est de développer la notion de « camp de base » c’est-à-dire permette à des


équipes d’évoluer en progressant par étapes mesurées et maîtrisables, successives, vers un but qui leur aurait semblé impossible d’atteindre en une seule fois. Un camp de base est un refuge d’étape en haute-montagne qui favorise l’acclimatation au nouvel environnement jusqu’à ce qu’on se trouve en mesure de continuer l’ascension de la montagne. Chacun dans l’entreprise peut et devrait rejoindre la philosophie de la promotion de l’innovation. C’est juste une question de bien définir les frontières, les limites, les domaines d’action. Chacun d’entre nous, au sein d’une organisation, peut influencer ce qu’on peut appeler son propre « espace d’innovation ». « L’espace d’innovation », c’est l’environnement proche de travail autour de nous tous où on peut avoir une vraie influence, voire un impact direct, créant une forme d’innovation continue au sein de l’organisation. Bien entendu « l’espace d’innovation » d’un PDG sera toujours beaucoup plus large que celui d’un collaborateur junior mais imaginez l’impact global dans l’entreprise si chacun optimise et exploite de façon concomitante son propre espace d’innovation. L’organisation deviendrait très vite notoirement connue et reconnue, tant en interne qu’en externe, comme un (le) modèle de l’entreprise innovante. Et ceci aurait une conséquence directe sur les résultats… qui constitue finalement le thème central de ce petit article. Promouvoir l’efficacité d’une entreprise via la force d’innovation développée par ses managers.

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Prendre un risque prendre une chance Le semi formalisme

Par Rémi Engelbrecht, Maître es science, diplômé ESSEC, guide de haute montagne et professeur à Grenoble Ecole de Management. Il a créé la société ALAIKA et a écrit le livre FAIRE LA TRACE aux Editions Pearson. Il est aussi conférencier.

Soyez responsable !

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Telle est l’injonction paradoxale assénée, consciemment ou non, à l’ensemble de l’encadrement et des collaborateurs de l’entreprise. Injonction paradoxale car, par définition, une personne responsable n’a pas besoin qu’on lui dise d’être responsable ! Injonction paradoxale aussi car l’entreprise souhaite, dans le même temps, des personnes qui se conforment aux plans, procédures et fiches de poste et aussi des personnes qui prennent des libertés, des initiatives et des risques. Prendre un risque nécessite alors de se rebeller contre le principe de précaution qui envahit de plus en plus nos vies de salarié, de citoyen ou de consommateur. En tant que guide de haute montagne, j’ai parfois l’impression de vivre (et de faire vivre) dans l’illégalité, tellement la formalisation des lois, règles et prescriptions freinent la prise de risque. On préfère écouter un conférencier et visionner des images qui nous parlent de risque. Cela nous rappelle notre jeunesse adolescente (où paraît-il la prise de risque est constructrice) et la belle époque où « tout était tellement plus facile ». Deux pôles semblent donc s’opposer. Le formalisme d’une part, avec ses procédures qui apportent de la conformité, de la sécurité, de la robustesse, de la prévisibilité. Grâce à lui, les grandes organisations se donnent la chance d’une bonne gestion des affaires et d’une productivité croissante. Le deuxième pôle, celui du non formalisme, procure de la souplesse et de la liberté d’agir et permet de s’adapter vite et de faire du sur-mesure. Le formalisme poussé à l’extrême, par sa rigidité et par sa lenteur de vérification, freine la prise de risque et l’initiative face à une situation nouvelle qui nécessite une décision nouvelle. On perd des chances d’innover et de s’adapter. Le non formalisme, lui, permet de saisir des opportunités, de prendre des chances. Mais il instaure du flou, du risque d’accident et l’impossibilité d’une amélioration continue, faute de formalisation.

Comme c’est le cas dans mon métier de guide de haute montagne je vous propose de prendre le risque de tracer une nouvelle voie, une troisième voie en complément du formalisme et du non formalisme : le semi formalisme. Si nous prenons ce risque ensemble, je vous promets que nous aurons la chance de découvrir de nouveaux paysages et de vivre des moments forts ! Le semi formalisme consiste à partager des règles du jeu locales avec ses proches partenaires de travail, pour des situations récurrentes où le processus de décision collective est mal défini. Le semi formalisme complète les normes formalisées par l’organisation mais qui sont forcément trop générales, très souvent peu lisibles et pratiques pour une utilisation sur le terrain et régulièrement en retard par rapport à l’actualité changeante. Le semi formalisme complète aussi le non formalisme en rendant plus explicites des pratiques floues porteuses de conflit et d’inefficacité. Les règles du semi formalisme constitueront une éthique de management, plus pratique que la morale incarnée par l’organisation et plus constructive que le chaos associé au non formalisme et à l’individualisme. Les partenaires qui auront semi formalisé leurs règles de décision communes (avec les outils associés) se donneront ainsi la chance de très bien décider ensemble. Très bien décider ensemble, cela signifie de prendre des risques ensemble de manière responsable. Très bien décider ensemble cela signifie alors prendre des chances ensemble pour innover, s’adapter, devenir agiles et pérenniser les organisations pour lesquelles on travaille.

Alaika 58, chemin des Ratz F-38330 Saint-Nazaire-les-Eymes phone ·: +33 (0) 4 76 52 28 24 e.mail : engelbrecht@alaika.com


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CLASSE TOUS RISQUES CHEZ GROUPAMA TRANSPORT

ou... Le pari insensé du rapprochement entre l’Art et le Management Par Michel LEVIONNOIS

Le pari était osé. Le résultat est là et tous peuvent aujourd’hui s’en réjouir…L’histoire a commencé il y a tout juste un an, au détours d’un échange avec Bernard PETIT et Patrick LE CERF sur la façon d’adapter rapidement l’organisation et le management de l’entreprise confrontée à l’exigence d’une plus grande attention portée aux clients. Il fallait de la créativité face au changement, de la cohésion pour ensemble apprendre à travailler autrement et de la fierté d’appartenance autour d’une identité nouvelle qui allait s’affirmer par l’installation des 180 collaborateurs de Groupama Transport dans le nouveau siège national construit quai Lamandé au Havre. Alors, l’idée s’est imposée et avec elle, bien sûr, les questions liées à sa réalisation : comment convaincre une partie des collaborateurs qu’en jouant aux artistes, ils allaient contribuer à la valorisation de leur entreprise confrontée à une croissance qu’il fallait à tout prix maintenir ? Comment créer une œuvre picturale avec des spécialistes de l’assurance, qui pour la plupart connaissaient peu de choses de l’art abstrait ? Comment susciter

Interview de Michel LEVIONNOIS : Au vu de votre parcours professionnel assez atypique, on peut se poser la question sur la motivation et la logique qui vous ont conduit jusqu’à cette récente activité pour le moins originale ? Une formation à la fois artistique, psychosociologique et marketing et une nature assez intuitive m’ont permis de pressentir souvent avant les autres - ce n’est pas forcément un avantage - les difficultés économiques et sociales que nous vivons aujourd’hui. J’ai cent fois regretté que le réalisme, la rigueur et le sens commercial des dirigeants ne rencontrent jamais la créativité et la capacité de l’artiste à fabriquer du beau, à inventer du fonctionnel, lorsqu’il le

le volontariat pour obtenir un groupe suffisamment étoffé qui naturellement diminuerait sous la pression du temps professionnel : il y a toujours des impératifs commerciaux que l’on ne peut pas prévoir. Autour de quel thème unique se retrouver et une fois choisi ce dernier, comment reléguer le « chacun pour soi » au profit du collectif, comment passer du crayon, au fusain, du fusain aux encres, des encres à l’acrylique ? Comment commencer la recherche au fusain sur des formats 21 x 29, 7 cm pour finir à l’acrylique par couvrir une toile de 420 x 330 cm ? Comment en respectant le parti pris de la transparence de l’architecture, accrocher le triptyque de façon à ce qu’il puisse être vu côté hall, côté rue ? Je vous le dis : il y a de la magie autour de Groupama Transport et foi de consultant, cette entreprise la mérite. Tout a fonctionné dans les délais prévus, avec un résultat que personne ne pouvait espérer. L’aventure et le goût du risque, la confiance de la direction générale spontanément accordée, l’envie de communiquer et de séduire en exposant publiquement

faut, à se projeter dans l’inconnu, d’une certaine façon dans l’avenir. Confronté aux résistances culturelles de l’entreprise, j’en suis arrivé à penser que cette combinaisonlà était sans doute l’une des meilleures réponses aux contre-performances de la plupart de nos organisations. Voilà pourquoi je me suis toujours battu pour y introduire cette potion magique, au départ peu crédible aux yeux des grands experts de notre économie….qui va si mal. Face au changement, la psychologie et le comportement se retrouvent souvent en première ligne dans l’analyse des causes de nos dysfonctionnements managériaux. Pour faire évoluer nos perceptions et notre rapport au monde qui nous entoure, il m’a toujours semblé que la connaissance et la pratique des processus de création permettaient à la fois l’élargissement de notre culture générale et l’élévation

une création collective, les capacités individuelles et collectives à faire face aux moments d’incertitudes et de frustrations, la réactivation et le don de sa créativité au profit de l’entreprise , le partage des énergies et des enthousiasmes pour créer dans un registre d’expression aux repères et aux savoirs inconnus, aucun des ingrédients de la réussite n’a manqué. Quelle leçon pour les managers de demain, quel enrichissement pour celles et ceux qui sauront transformer et prolonger ces défis relevés par un petit nombre qu’il faut ici et encore une fois remercier ! En neuf mois, le temps de la création, nous avons ensemble réussi à démontrer qu’il existait bien des passerelles, des synergies entre le management des équipes, des qualités humaines trop souvent ignorées et l’impératif de la performance. Performance au sens anglosaxon lorsqu’il s’agit de l’interprétation ou de la création d’un artiste, performance aussi au sens économique et commercial, car cette œuvre, ne l’oublions pas a aussi aujourd’hui une valeur marchande qui probablement se valorisera dans le temps.

de notre capacité à produire mieux vite et bien, avec si possible une longueur d’avance sur les autres. Pendant ces presque trente dernières années de conseil d’entreprise, j’ai été peu de fois compris. Nous le savons, la psychologie par son côté irrationnel et parfois mystérieux déroute ; quant à l’art, n’en parlons pas ! L’idée d’une place qu’il pourrait occuper dans les esprits d’un comité de direction, relève encore et pour longtemps de la plus pure fantaisie. Mais voilà : les résultats obtenus récemment ont été suffisamment encourageants pour que je maintienne le cap et finisse un jour par sonner à la porte de Groupama Transport au n°1 du quai George V… juste avant le déménagement…

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Les Bourses ou la vie Par Alain Simon

Pour se protéger d’un risque, une première méthode consiste à tenter de ne pas le prendre. Certes. Mais il faut alors rappeler à La Palice que bien souvent on se contente de croire ne pas le prendre. Ou bien en l’évitant on en fait naître un autre comme une rustine peut colmater tout en provoquant une fuite ailleurs. Une seconde méthode consiste à échanger un risque contre un coût, on aura reconnu le principe des assurances. Face à un risque, une bonne prime vaut mieux que tu l’auras. Mais on se sera alors contenté de confier le risque à un autre, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transfert. Une troisième méthode peut également être envisagée, qui s’appuie sur les logiques paradoxales que nous avons déjà rencontrées. On peut sortir d’un risque en le prenant une seconde fois ! Mais en sens inverse. Il s’agit pour un joueur qui mise pile de jouer simultanément face sur le même lancer de pièce. On objectera que l’on n’est alors pas en présence d’un joueur. On rétorquera que c’est précisément ce qu’on voulait dire : deux risques de même nature, concomitants mais qui n’ont pas le même signe (+ ou -) ne font pas stricto sensu disparaître les risques mais en neutralisent les conséquences. Si je gagne d’un côté, je perds de l’autre, vice et vertu. C’est de ce constat que sont nés les marchés ou se traitent matières premières, devises, valeurs mobilières, entre autres, toutes valeurs fluctuantes et donc porteuses de risque pour des acteurs économiques. Ma mécanique vaut d’être examinée soigneusement au risque d’une description que les spécialistes jugeront certainement simplificatrice. Choisissons un seul exemple, mais si possible représentatif. Prenons l’hypothèse d’une entreprise qui, un 1er janvier, attendrait un paiement de 100.000 US dollars à recevoir 6 mois plus tard, au titre d’un règlement par un client américain par exemple. Elle ignore évidemment quelle sera la contre valeur en euros de cette somme lorsqu’elle sera réglée. Car le dollar est un yo-yo et personne ne connaît sa valeur à terme, ni même le sens de son évolution. On ne saurait trop dissuader l’entreprise de s’en

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remettre à ceux qui croient savoir, les conseilleurs eux-mêmes n’en savent rien et on sait qu’ils ne sont pas les payeurs. Le risque peut être naturellement analysé de la manière suivante : si dans le semestre qui suit le dollar baisse, il en résulterait une perte dite de change. Si le dollar montait, à l’inverse, on pourrait avoir les yeux pétillants dans l’espoir d’un gain. Mais une activité d’entreprise ne consiste pas à jouer la rentabilité d’une opération commerciale, voire la survie financière, à la roulette russe, ou américaine dans le cas précis, de fluctuations qui seront certainement explicables a posteriori mais ne sont pas prévisibles a priori. Voici donc un entrepreneur titulaire d’un risque au titre d’une créance. On peut lui suggérer de reprendre le listing des solutions possibles envisagées dans les premières lignes : ne pas prendre le risque en signant ses contrats en euros, souscrire une assurance. Dans le premier cas, c’est son partenaire étranger qui prend le risque, dans le second c’est un assureur. Le problème est cependant, de son point de vue, réglé, ou du moins transféré, comme dans ces parties de pouilleux ou le but est de repasser le valet de pique. On peut aussi lui faire observer que si il était simultanément en situation de devoir des dollars, 100.000 également, à la même échéance, les évolutions du dollar lui deviendraient indifférentes. Pile ou face, le destin de la pièce ne le concernerait plus, ses gains et ses pertes s’équilibrant. Qui vend à la fois des tétines et des préservatifs ne se préoccupe pas des pratiques sexuelles de ses contemporains. Mais, dira-t-on, on ne peut pas ainsi être débiteur en dollar d’un coup de baguette magique ! Erreur. Les marchés, les marchés vous dis-je. Il est parfaitement possible d’y emprunter tout de suite 100.000 dollars pour 6 mois. Aussitôt dit, aussitôt fait. L’entreprise dispose de ce magot… dont elle n’a pas l’usage. Elle vend donc instantanément les dollars contre des euros au cours du 1er janvier, elle connaît donc précisément la contre valeur qu’ils représentent au cours du jour. En continuant à admettre que les marchés soient ouverts en ce jour férié, ce qui m’arrange, elle pourra alors placer ces euros pour 6 mois.


Le jour de l’échéance, quand elle recevra 100.000 dollars de son client, elle ne cherchera même pas à savoir ce qu’ils valent, puisqu’elle les doit, elle s’en servira pour rembourser son propre emprunt. Elle s’est ainsi protégée du risque de change sur le dollar. (On remarquera incidemment qu’elle a dû payer des intérêts sur son emprunt de dollars et qu’elle en touche au titre de son placement en euros. Le risque sur les monnaies est remplacé par une certitude sur la différence des taux d’intérêt. Et si la hiérarchie de ces taux d’intérêt fait apparaître que l’emprunt coûte plus cher que le placement,

il en résulte un coût certes, mais certain. Et si emprunter des dollars coûte moins cher que de placer l’euro, on se saura protégé en gagnant le différentiel des taux. Echanger un risque contre un gain certain, on croit rêver. Que nenni, telle est la situation à l’heure où nous écrivons. Le risque est devenu une chance, n’est-elle pas belle la vie ?). Les initiés savent que nous venons de décrire les marchés à terme de monnaies en faisant apparaître ce qu’ils appellent des « déports » et des « reports ».

La même possibilité, rappelons-le, peut être utilisée pour se protéger des fluctuations d’autres valeurs fluctuantes comme les cours des matières premières, des actions, les taux d’intérêt, entre autres. En tous cas la même logique. Mais, on va bientôt voir qu’il n’est pas facile de rester logique longtemps. Le ver est dans le fruit, le diable va sortir de la bouteille. Et bien continuons…

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Pigeons et faisans Par Alain Simon

Les Marchés sont donc pavés de bonnes intentions : permettre à des professionnels qui savent que les risques sont imprévisibles et inacceptables de se protéger, en prenant un risque inverse de celui qui les rend insomniaque dans leur vie professionnelle. Mais il faut donc qu’une contrepartie existe, quelqu’un qui, dans l’exemple précédent, accepte de prêter des dollars. Il peut s’agir de quelqu’un qui a le risque inverse auquel cas les deux professionnels, celui qui craint la baisse, comme celui qui craint la hausse, font la paire. Les inquiétudes symétriques s’emboîtent. Mais il n’est pas évident de trouver ainsi, à chaque instant, pour les bons montants et mêmes délais, des âmes sœurs aux risques en miroir. Le marché manque de liquidité, de contreparties. Heureusement, lisant entre les lignes de la précédente explication, des lecteurs attentifs ont retenu un bout de phrase : « si on a une dette dans une monnaie et qu’elle perd de la valeur, on empoche la baisse ». Et la lumière vient, petit à petit. S’ils croient qu’une monnaie pourrait baisser, ils vont se mettre délibérément en situation de dette. Ils vont donc emprunter dans l’espoir de la baisse… et incidemment devenir contrepartie de l’entreprise. Ils vont assurer la liquidité du marché. Ce sont des « spéculateurs ». Si les professionnels ne sont pas très nombreux, les spéculateurs eux sont innombrables permettant aux premiers de trouver aisément une interface. Les marchés prennent alors une autre dimension que l’on peut résumer ainsi : afin qu’un petit nombre de professionnels qui savent que les évolutions sont imprévisibles puissent se protéger de leurs risques, il est indispensable qu’une multitude d’amateurs croient au contraire pouvoir prévoir les évolutions. On pourrait même dire que les marchés deviennent de gigantesques hôpitaux

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de jours ou la folie d’un grand nombre est recyclée pour la plus grande tranquillité des gens sérieux. Les fous sont désormais dans la bergerie Poursuivons la visite. Imaginons qu’une multitude d’amateurs persuadés que le dollar pourrait baisser se lancent simultanément dans des emprunts de dollars dans cet espoir. On sait que plus ils sont nombreux à partager la même opinion et plus ils se convainquent mutuellement. Comme ils n’ont pas besoin de leurs dollars (ils ont juste besoin d’en devoir en croisant les doigts pour que la devise américaine baisse), ils vont les vendre aussitôt pour acheter… de l’euro, monnaie dont ils croient qu’elle va au contraire s’apprécier. Mais on observera que si, comme un seul homme, un grand nombre d’acteurs se livrent simultanément au même jeu, ils vont provoquer la baisse dans l’espoir qu’elle ait lieu ! Plus nombreux sont les fous qui croient en la baisse, moins il s’agit de folie ! Car leur comportement grégaire provoque la vérification de ce qu’ils croyaient n’être qu’un espoir, une opinion. A l’inverse si l’opinion s’instaure qu’une devise pourrait monter, les acteurs adopteront la position qui provoquera la hausse. Les opinions créent les réalités. Dans la fameuse dialectique de la fumée et du feu, la fumée devient pyromane. Fascinés par la vérification de leurs opinions, les acteurs sont comme des Narcisses qui se régaleraient de leur image. C’est d’ailleurs l’étymologie du mot spéculation qui fait irruption, spéculation vient de speculum, le miroir. Et c’est ainsi que le jeu sur des produits financiers qui ne sont pas adossés à des réalités économiques, on les appelle des produits dérivés, fait échapper la machine à leurs créateurs. Les marchés avaient pour vocation de protéger des acteurs du monde réel contre des fluctuations mais ils deviennent la cause même de l’accentuation de la volatilité. Les outils financiers sont des « chances » pour éviter les risques, mais, avec perversion, lesdites chances aggravent les risques. On conçoit même que les spéculateurs puissent eux-mêmes ne plus avoir besoin de professionnels. Ils vont se mettre à jouer entre eux. La créature a échappé à ses créateurs, le Golem et Pinocchio ont coupé le cordon, comme une réaction de fission nucléaire qui s’auto alimenterait sans contrôle. Le Tchernobyl financier n’est pas loin.


Vanitas vanitatum, omnia vanitas et sic transit gloria mundi… (L’Ecclésiaste)

On pourrait même imaginer que les spéculateurs parient ainsi sur la valeur des prix de l’immobilier, ou la solvabilité d’une entreprise ou sur l’évolution de la cote de popularité d’un homme politique. Où va-t-on chercher tout ça ? Mais dans l’actualité, bien entendu ! On renverra le lecteur vers les subprimes ou les Credit Default Swap, des instruments financiers dérivés qui sont à l’origine des

crises que l’on connaît. Car dans ce récit, il faut l’avouer désormais, toute ressemblance avec des explosions ayant existé serait tout simplement délibérée. Les hommes demeurent humains, c’est après tout une bonne nouvelle. Les risques qu’ils observent, qu’ils veulent éviter, ne sont rien en regard des dangers dont ils sont eux-mêmes porteurs. Quand ils croient prendre la chance de

connaître l’avenir, ils prennent le risque d’être délestés au présent. L’enfer, c’est nous-mêmes. Le purgatoire aussi avec ses espoirs et ses craintes, ses chances et ses risques.

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La surprise stratégique et l’avenir géopolitique du monde Par Ludovic WOETS GEO-K / Cabinet Conseil en Risques Géopolitiques www.geo-k.fr • geo-k@geo-k.com

La surprise stratégique, l’un des leitmotiv les plus usuels de l’art de la guerre ; peut être entendue comme la production d’un événement intentionnel, visant comme son nom l’indique à surprendre, frapper un espace peu ou mal anticipé et désarmer l’adversaire. Cette notion aussi ancienne que l’art de la guerre connaît ces dernières années un net regain d’intérêt, mais recoupe des réalités aussi diverses et variées que l’économie, le corps social, voire pour certains l’écologie ; mêlant les notions de vulnérabilité, de risque, et de menace. Pour produire une surprise stratégique, Clausewitz insiste sur la vitesse et la discrétion. Mais qu’en est-il de la capacité à encaisser une surprise stratégique adverse ou de celle de l’anticiper ? C’est de cette capacité d’anticipation face à la surprise, c’est-à-dire celle de détecter les signaux faibles et celle de les analyser, dont est l’objet ce (très) court essai. Par définition, plus le signal est précoce, plus il est faible. Plus le temps avance, plus la vraisemblance de ce qu’il tend à indiquer se précise, et plus la concordance se fera jour avec la multiplication des signaux, devenus alors explicites. En réalité, le signal n’est faible qu’au regard d’une attention distraite ou inexistante, d’une interprétation légère ou dilatoire. Parler de l’avenir du monde suppose aussi de garder à l’esprit que nous vivons une fin de période de transition historique couplée à la fin d’un âge historique, ce qui implique une accélération, un « saut » de l’histoire. De fait, l’Histoire, c’est une dynamique, pas une logique. Dans ces périodes de « saut », l’histoire est imprévisible, elle bascule de fracture en fracture. Or, nous apprenons et analysons exclusivement par répétition, sans vouloir aborder ce qui n’est jamais arrivé. D’où aussi, les effets de surestimation de certains événements, à l’instar du 11 septembre. En réalité, en géopolitique, ce que l’on ne sait pas compte plus que ce que l’on sait. Les guerres sont imprévisibles, nous le savons tous. Et nous agissons comme si nous ne le savions pas…

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Face au déroulement des faits, nous devons donc mesurer la complexité des faits. D’une part, il nous faut garder l’esprit critique envers à la fois la surinformation factuelle de notre époque et l’expertise d’autorité. D’autre part, il faut nous prémunir face à la prétention de tout savoir, de tout comprendre ; face à l’illusion de savoir qui évalue l’avenir en fonction de l’illusion précédente. Trop souvent, le problème ne réside pas dans la nature des événements, mais dans la façon dont on les perçoit. Ce que nous savons, non seulement ne reflète pas l’entière réalité, mais, nous pousse à nous focaliser sur de simples segments que nous généralisons à ce que nous ignorons, facilité par l’urgence entretenue des médias obstruant toute vision… De plus, nous observons toute suite d’événements de manière explicative et logique, attribuant à chaque événement un lien de cause, de fait, de conséquences, permettant de donner un sens et donc d’augmenter notre sentiment (bien réconfortant) de compréhension de l’ordonnancement du monde. Nous pensons le monde logique alors qu’il semble de plus en plus aléatoire… Nous préférons avoir tort avec précision qu’avoir raison de manière approximative. Bref, il nous faut admettre, face à l’opacité des événements à venir, que non seulement nous ne savons que peu ce qui va se produire, mais aussi, que personne ne sait réellement ce qui se passe aujourd’hui. La crise financière en étant, malheureusement, la plus parfaite et implacable illustration. De fait, je ne peux parvenir à connaître avec précision l’inconnu par définition. Néanmoins, je peux, et je dois, m’efforcer de tenter de prévoir comment cet inconnu pourrait m’affecter afin d’être en mesure d’anticiper mes décisions. Je sais donc, avec une absolue certitude, que l’histoire prochaine va être marquée par un événement hautement improbable ; mais il faut alors aussi avouer que j’ignore précisément lequel !!! Dés lors, anticiper la surprise stratégique et prévenir les risques de nature stratégique consiste d’abord et avant tout à surveiller de manière précise et fine les évolutions géopolitiques, de recourir à l’analyse prospective afin d’appréhender


les menaces potentielles. Pour ce faire, il convient de mettre en place des cellules de veille géostratégique capables d’évaluer en permanence, 24h/24, par pays et zones géographiques, par menaces et thématiques stratégiques, les tendances à venir. Eclairer le présent, pour éclairer l’avenir et donc éclairer la décision ce qui implique un processus long et expert. On le voit aisément, dans l’environnement actuel la gestion de l’imprévu doit devenir une politique active des dirigeants comme des entreprises. Et face à l’illusion de la connaissance précise et fine du futur, pour pallier la surprise stratégique, il convient d’abord de ne jamais écarter une hypothèse, aussi dérangeante soit-elle. En 2001, qui envisageait un déploiement de forces occidentales en Afghanistan ? Aucun rapport parlementaire français ou américain entre 1991 et 2001 n’envisageait un tel théâtre de déploiement. Plus encore, Colin Powel, alors futur Secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères de la Présidence Bush ; lors de son audition devant le Congrès, ne cite pas une seule fois ce pays comme source de problèmes éventuels. Naïveté américaine ? La Direction du Renseignement Militaire française ferme son bureau affaires Afghanes la veille du 11 septembre 2001… De fait, comme le disait Pierre DAC : « il ne faut pas se fier aux choses qui ne peuvent pas arriver, car c’est justement celles-là qui arrivent… ».

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Prendre un risque, prendre une chance ? Par Eric JULIEN, Consultant - Géographe. Président de l’ONG Ici et Ailleurs (accompagnement des sociétés autochtones)

Si l’on admet que vivre, c’est prendre le risque de mourir, on comprendra aisément que le risque, est inhérent à la vie, qu’il en est une composante indissociable, comme l’inspiration à l’expiration, le jour à la nuit, le féminin au masculin, l’un à l’autre. Comment trouver un équilibre, son équilibre, psychique, psychologique, voir physiologique, sans le risque du déséquilibre ? Sans son expérimentation physique ?

ERIC JULIEN ET MURIEL FIFILS Les Indiens kogis La mémoire des possibles (ACTES SUD)

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Sans doute le savoir-faire de l’homme dans son « humanité », consiste t-il donc, soit à savoir tenir ce risque à distance lorsque il se fait trop présent, chaotique, soit à le convoquer, le « taquiner », (sports dits « à risques ») lorsque, immobile, figée, la société s’engourdit dans une dangereuse torpeur. Equilibre toujours. Dans les deux cas, pour que la prise de risque, reste une chance, une opportunité d’apprentissage, il est souhaitable qu’elle s’appuie sur des valeurs, un sens partagé et une culture qui autorise et accompagne ce « risque ». Qui lui donne son sens en permettant son expérimentation. Dans le cas contraire, le risque devient rapidement destructeur. (Cf le fonctionnement des mara au Salvador, ces bandes de jeunes qui sèment la terreur dans les grandes villes du pays. Pour être accepté comme membre de ces bandes, il faut être capable de tuer, au hasard, une personne dans la rue et ce dès le plus jeune âge. Si les jeunes ne s’exécutent pas, ils risquent d’être exclus, et donc de devenir des proies faciles pour les bandes adverses).

En la matière, les sociétés « traditionnelles », racines, autochtones, premières, auraient sans doute beaucoup à nous apprendre, pour peu que l’on se donne la peine de les écouter, elles qui ont toujours su apprivoiser le risque, s’en faire un allié, un support éducatif, là ou les sociétés « modernes » auxquelles nous appartenons privilégient la peur, l’ignorance ou le rejet. Initiation, éducation, transmission, vie quotidienne, il n’est pas une étape, un instant de leur vie, ou le risque ne soit pas présent, y compris et surtout, le risque de soi même, de ses peurs et de ses démons. Survivre aux risques du désert ou à ceux de la forêt tropicale, passer des « rituels », souvent dangereux, pour ne pas dire douloureux en Amazonie ou à Bornéo, se confronter à ses démons intérieurs en posant des mots sur les maux sous le regards des autres, sont des situations que connaissent bien ces sociétés, car elles savent qu’une communauté ne peut grandir et vivre en harmonie sans s’y confronter pour mieux les tenir à distance. Le plus grand risque pour elle est celui du déséquilibre, source de maladie et de mort. Une posture d’autant plus juste, que le risque étant inhérent à la vie, mieux vaut l’apprivoiser, afin d’en faire une chance de vie et de créativité pour le groupe et l’individu, plutôt que de le rejeter comme nous le faisons le plus souvent au risque de le voir revenir avec plus de force, de violence et donc, en définitive de risques d’éclatement et de destruction pour nos sociétés modernes. N’est ce pas au bord du précipice, que l’on ressent avec le plus de force, la tension et le souffle de la vie ?


Sauvé d’un œdème pulmonaire par les Indiens kogis*, Eric Julien a vécu plusieurs années auprès des derniers héritiers des sociétés précolombiennes du continent sud-américain. Président de l’Association française “Tchendukua. Ici et Ailleurs”, il a rencontré Gentil Cruz en 1992. Ensemble, ils ont travaillé pendant plus de dix ans au service de cette communauté, afin de les aider à retrouver leurs terres ancestrales. Aujourd’hui, près de 1500 ha de terres qui ont été rachetés et restitués aux membres de la communauté kogi. Sur ces terres, plus de 300 personnes se sont réinstallées, faisant revivre leur culture. Il est l’auteur de deux ouvrages : Le Chemin des neuf mondes (Albin Michel, 2001) et Kogis, le réveil d’une société précolombienne (Albin Michel, 2004). * La société des indiens Kogis est à la fois ancienne et moderne, étonnement évoluée dans des domaines essentiels à la compréhension du monde. TC McLuhan, l’esprit de la terre.

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Commandant de sous-marin nucléaire

Mer d’Iroise - A bord d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins Par l’Amiral François DUPONT *

Nous sommes à l’immersion de 250 mètres, à 5 nœuds. Le bateau s’est beaucoup donné aujourd’hui, vitesse maximale en plongée, essais multiples, tests des missiles, dans une mer d’Iroise hivernale. La nuit venue il récupère. Et les hommes aussi. A peine sent-on un roulis très faible, signe que la houle, elle, ne se repose pas. Dans quelques jours la patrouille opérationnelle va commencer. 70 jours au service de la dissuasion nucléaire. A bord aussi pendant ces quelques jours, Stéphane Deligeorges, journaliste de France Culture. Grand scientifique, il est peu averti des choses de la mer et de la défense nationale mais il est cultivé et curieux. En faisant connaissance avec les sousmariniers, il a découvert que nous étions différents de lui mais intéressants et, comme lui, passionnés. Comme la rencontre à terre ne suffisait pas, il a souhaité nous connaître ici, à 250 mètres sous la mer. Il est minuit. La nuit a allumé les lumières rouges dans les coursives et le bruit régulier de la ventilation est le signe que tout va bien. L’officier de quart prenant vient de quitter le carré après s’être rassasié. C’est lui qui va tenir la barre de ces 14 000 tonnes pendant les quatre heures qui suivent. Le carré est à nous, le micro enclenché et la voix sourde et chaleureuse de Stéphane aide à la confidence. Stéphane Deligeorges. Bonsoir Commandant Commandant. Bonsoir Stéphane Merci Commandant de me permettre cet entretien nocturne après une si rude journée. J’aimerais ce soir mieux comprendre votre métier et ce qui vous a conduit ici. Une journée rude mais passionnante et à l’heure qu’il est, très apaisée. Si j’avais à raconter un jour pourquoi j’aime tant cette vie de sous-marinier, je crois que je dirais ces moments. Le bateau dans son élément, à la fois exposé, puisqu’à quelques mètres de nous la pression est de 25 fois

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la pression atmosphérique et à l’abri, loin de la surface et de la tempête. Comme ces symphonies qui font se succéder les mouvements rapides, furieux, violents et les adagios. Le bateau avec sa technologie, les risquent potentiels qu’elle véhicule mais aussi sa force, le réacteur nucléaire, la coque épaisse, des usines pour l’eau et pour l’oxygène, la mer et les hommes, tous et chacun d’eux, a sa place avec sa personnalité et formant équipage. Vous dites « le bateau » ? Oui, en effet, le bateau, jamais le « sous-marin ». C’est un signe très fort de l’attachement qui nous lie à ce qui est plus qu’un moyen de transport, l’abri, le refuge, la coque qui ne peut rien sans l’homme mais sans qui l’homme ne peut rien non plus lorsqu’il a pris la mer. Le bateau et son équipage, un contrat, un engagement très fort. Un engagement face à la mer ? Oui à la fois, face à la mer et avec la mer. En lutte avec les éléments mais aussi en communion avec eux. Ni le bateau ni l’équipage ne peut dominer la mer. Il faut tout à la fois la force du bateau et l’intelligence de l’homme pour faire de la mer l’alliée qui permettra la mission et non pas l’adversaire qui vous brisera. Être en mer c’est rechercher, en permanence ce subtil équilibre. Cela conduit-il à une forme de philosophie de la vie ? En tout cas à une attitude, même lorsque nous ne sommes plus en mer. Vous parlez de l’affection que vous portez à votre bateau mais c’est quand même un bateau pour faire la guerre… Pour faire la guerre ou plutôt pour faire la paix. La mission très spécifique du sous-marin nucléaire lanceur d’engins est précisément non pas de faire la guerre mais d’éviter l’affrontement. Cela me semble intéressant mais un peu subtil. La dissuasion nucléaire repose sur une menace, une menace de très grande ampleur. Pour ce qui concerne le SNLE, seize missiles porteurs chacun d’une puissance de destruction équivalente à plusieurs dizaines de bombes Hiroshima, une puissance capable d’anéantir en quelques minutes des milliers de vies et aussi un potentiel

économique très conséquent. Et, fort de cette capacité, l’échange, la dialectique est la suivante : « à toi, potentiel agresseur de mon pays, je lance la mise en garde suivante : tu peux t’en prendre à moi, espérer me rayer de la carte mais j’ai les moyens de faire chez toi des dégâts d’une telle ampleur que tu dois réfléchir au gain réel de ton action ». En somme la dissuasion nucléaire repose sur un pari ? Exactement. Il ne s’agit en effet pas de dire « partons en guerre et nous verrons bien, au cours de l’affrontement qui prend l’ascendant », il s’agit de bloquer cet affrontement militaire et de contraindre les États à régler autrement leurs différends et d’éviter ainsi des milliers de morts. L’histoire de la dissuasion nucléaire a véritablement débuté au crépuscule de la deuxième guerre mondiale, mais je me suis souvent interrogé sur notre destin si nous avions disposé en 40 d’une telle arme… Comment être sûr que ce pari soit un pari gagnant ? Si l’affrontement Est-ouest, dont l’éventualité du déclenchement a menacé le monde, sans interruption au cours de la deuxième partie du vingtième siècle ne s’est pas produit, c’est aussi parce que ce pari a été gagné. Et aujourd’hui ? Aujourd’hui le monde reste dangereux et si l’Union soviétique a disparu, nul ne sait quelles menaces nouvelles peuvent demain se lever. C’est la raison pour laquelle il nous faut maintenir cette capacité à un niveau raisonnable - on parle du niveau de suffisance. Mais assurément les gains en sont trop importants pour notre sécurité mais aussi pour la paix et la sécurité de l’Europe et même du monde pour que nous puissions en faire l’économie. Alors, la mission continue... Au plan conceptuel et en termes politiques, nous pourrions parler encore de longues heures de tout cela mais ce qui m’intéresse ce soir c’est de savoir comment l’on vit cette responsabilité de commandant d’une unité de ce type. Et d’abord comment devient-on commandant, comment s’y prépare-t-on ?

* Interview de Stéphane Deligeorges - Journaliste de France-Culture


Progressivement, presque insensiblement, en faisant ses preuves à partir du bas de l’échelle et en prouvant une aptitude générale à la maîtrise d’une machine complexe et au commandement des hommes qui la servent. La dernière marche avant l’onction est celle de commandant en second. Contrairement à ce que l’on entend souvent, ce n’est pas un métier ingrat : le commandant en second est d’abord celui qui dit : « Commandant on est paré à appareiller », ce qui suppose un bateau et un équipage en posture, celui qui permet au commandant à la mer de consacrer toute son intelligence à la mission, celui enfin qui doit être à même de suppléer le commandant, si jamais… Un très long cheminement... En effet au cours duquel on apprend beaucoup aussi en termes de comportement individuel. L’art bien sûr du contrôle de soi en milieu confiné. L’art de l’écoute : un sous-marin ne voit pas ; son appréhension de l’environnement se fait par l’analyse de ce qu’il entend, bâtiment de pêche, pétrolier ou sous-marin hostile. L’art de la discrimination : un officier de quart doit être à même de faire siennes des informations de natures différentes qui lui parviennent de sources différenciées mais qui peuvent toutes être importantes pour la mission. L’art de la délégation

et donc de la confiance. L’art aussi de la modestie et de l’humilité : sans le reste de l’équipe de quart, l’officier de quart ne peut rien et c’est un plus modeste que lui souvent qui détient l’information dont il a le plus besoin. L’art enfin de la décision au mieux en fonction de la situation du moment. Mais comment peut-on vivre, sans état d’âme, cette responsabilité exorbitante de déclencher le feu nucléaire et donc de faire des milliers de morts ? Nous sommes ici au cœur même de ce qui constitue le métier militaire. Je commence par vous rassurer en vous confirmant que l’on n’assure pas cette responsabilité sans état d’âme ou plutôt sans prendre toute la mesure de la force dont on nous confie l’usage éventuel. Car cette responsabilité nous est confiée par le Président de la République et donc par l’État et donc par le peuple français, confiée pour que sa vie, quelque fois sa survie soit préservée. Nous arrivons aux portes de la philosophie… Oui car ce métier des armes ne peut être assumé sans une part très forte de références avec l’aide de la philosophie, à la place de l’homme dans l’univers et aux causes même modestes qui sont confiées à chacun d’entre nous. Le commandant

de SNLE est chargé d’une responsabilité précise, parfaitement définie et qu’il ne peut contester sans mettre en péril la confiance qui lui est accordée par la nation, qui est elle-même une cause sacrée. Il est très tard ou très tôt Commandant. Quel est le programme de la journée qui commence ? Poursuivre les essais pour être assuré que tout à bord est disponible, faire surface quelques minutes afin de permettre à un hélicoptère de vous recueillir et de vous conduire vers Brest, puis replonger et commencer notre longue route vers notre zone de patrouille. Dernière question commandant: comment définiriez-vous la force morale? Au regard de mon métier et pour la mission qui m’est confiée, la force morale est ce qui naît tout à la fois du sens de l’engagement, de convictions profondes mais aussi de l’humilité que vous apprend la vie. Cette force là vous permet à la fois d’affronter le risque, le risque de la mer, le risque de la technologie, le risque lié à toute mission, mais aussi d’assumer pleinement ce risque car il est aussi la chance de la paix.

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Prendre un risque ? ... ou « apprivoiser » ? Par l’Amiral Yves Lagane, Président de la SNSM

La notion de risque fait bien sûr partie de l’univers intime de l’assureur. Il l’analyse, l’évalue, la met en équation. Il la chérit, car son traitement est son gagne pain. Elle fonde naturellement son action. Je ne suis pas certain, en revanche, que la prise de risque soit vraiment considérée comme un facteur de chance par les marins plaisanciers, professionnels ou sportifs et, plus généralement des responsables que j’ai pu rencontrer dans ma vie. J’en dirais de même des sauveteurs en mer bénévoles que j’ai la fierté d’accompagner depuis quelques années. Elle suggère en effet qu’une part significative du contrôle de l’action soit délibérément confiée au hasard ou au destin. Dans une telle perspective, la prise de risque paraît difficilement envisageable par celui qui engage sa responsabilité sur un résultat. Je dirais plutôt qu’il « assume un risque d’aléa qu’il s’attache en permanence à anticiper, prévenir et, dans tous les cas, à réduire au maximum». Mais on touche ici au cœur du domaine très personnel de la motivation de tout responsable pour l’action. Je vous propose ici une réponse en quatre verbes et une image poétique.

Ecouter...

écouter au-delà des limites de l’audible : « Le chant des fleurs qui s’ouvrent, le chuchotement du soleil qui caresse la pierre ou le murmure de la rosée qui se dépose au petit matin ». Comme le dit le sage d’une légende coréenne chargé d’enseigner au jeune prince l’art de gouverner : « Entendre l’inaudible est une discipline nécessaire au bon dirigeant. Lorsqu’il sait écouter au plus près du cœur des peuples, prêter attention aux sentiments qu’ils n’avouent pas, à leurs douleurs inexprimées et à leurs griefs enfouis, alors il peut espérer leur inspirer confiance, comprendre quand quelque chose ne va pas, découvrir leurs vrais besoins et les gouverner efficacement ». Le marin écoute la mer et son environnement, son équipage, son navire et tous les experts qui les entourent. A force d’écouter chez eux l’inaudible, il apprend à les respecter et à mieux les comprendre.

Mettre en confiance...

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C’est avant tout expliquer, partager les objectifs de l’action commune et permettre à chacun de comprendre son rôle pour les atteindre. C’est également former, entraîner et sanctionner l’échec ou la réussite. La politique de sanction est un élément déterminant de la confiance. Elle peut être indulgente ou dure, mais elle doit être formellement expliquée et appliquée avec rigueur. Le « droit à l’erreur » est un principe éculé : l’erreur

fait partie de notre quotidien, mais elle doit être considérée comme un aléa néfaste à éviter à tout prix. Ce qui est important, c’est le principe de son traitement systématique : analyser et prendre en toute transparence les mesures pour éviter qu’elle ne se reproduise. Dans une telle perspective, l’échec doit être rapide et utile. Mettre en confiance, c’est enfin écouter, communiquer, écouter, communiquer, toujours et encore, écouter, communiquer...

S’engager...

Avec obstination et toute son énergie quand la décision est prise et surtout quand tout s’oppose à la réalisation de l’objectif. Il y a un terme du vocabulaire maritime que j’aime beaucoup. C’est « Endurer ». « Le capitaine du navire est confronté à de nombreuses forces, souvent infiniment plus fortes que lui, qui peuvent à tout moment contrarier sa mission : les vagues, le vent, les courants, les faiblesses de son équipage, les défaillances structurelles de son navire, l’avis des nombreux experts, techniciens, médecins, juristes, scientifiques… Ensemble, ils sont bien plus forts que lui. Individuellement, chacun d’eux est à tout moment en mesure de lui opposer une justification d’interrompre sa mission »… et pourtant, comme le dit André Maurois dans une belle réflexion sur le commandement, « c’est lui qui, le plus souvent, triomphe pour arriver à bon port ».

Pourquoi ?

C’est là que mon explication aborde le domaine de l’irrationnel ou - c’est un peu prétentieux de ma part - de la poésie. A force d’écoute de l’inaudible, de respect, d’orientation, de mise en confiance et d’engagement, notre marin apprend à dépasser le fameux « principe de précaution ». Il tisse avec son environnement quotidien un réseau de relations qui lui permet de libérer de son sein les forces subtiles et insoupçonnées qui vont le mobiliser pour arriver à bon port. Ainsi, l’équipage, la mer, les vents et les courants contraires, le navire, la machine rebelle, les experts eux-mêmes vont progressivement accepter de porter son projet. On peut dire alors qu’il les a tous « apprivoisés » au sens que lui donne le renard du « Petit Prince » de Saint-Exupéry, c’est-à-dire « créer des liens ». C’est peut-être cela qu’on appelle la chance ! Quoiqu’il en soit, il me semble que c’est le sel de tout engagement responsable d’hier et d’aujourd’hui. Ensemble, mobilisons-nous pour qu’il le reste après-demain !


Entendre l’inaudible est une discipline nécessaire au bon dirigeant. Y. Lagane

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crise

danger

opportunitĂŠ


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