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Et le verbe était Dieu �������������������������������������������� 2 de Hans Delrue
Interview - Ruof ������������������������������������������������������������ 20 menée par Enaelle
Le monde sous silence ��������������������������������������� 22 de Gabrielle Duncan
Obsolète ������������������������������������������������������������� 40 de Bénédicte Coudiere
Expectative ��������������������������������������������������������� 54 de Natacha Quentin
Patrick Rhezal. Applecore, Auddrel, Avorpal, Bald, Cala, Enaelle, Ephylie. Cala, Ephylie. Patrick Rhézal, Applecore. Ruof Patrick Rhézal. Voir dernière page
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Et le Verbe ét
Hans Delrue est un auteur bruxellois de nouvelles fantastiques et de science-fiction. Il a participé à diverses anthologies et publié des textes dans les revues Station Fiction , Katapulpe et Piments & Muscade . Les marchands de talents est son dernier recueil de nouvelles. Son site internet : http://www.hansdelrue.com
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tait Dieu
de Hans Delrue
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Plume Rouge - Le Silence Le maigre soleil s’étiola au passage de lambeaux épars de nuages gris, plongeant la ville dans la pénombre. Alec leva les yeux vers le ciel : fallait-il voir un signe dans ce brusque changement de temps ? Non, le jeune homme était encore par trop éloigné de sa destination finale. Il poussa la porte de la taverne. À l’intérieur du tripot mal famé, une faune hétéroclite riait, jacassait, s’enivrait : prostituées, trafiquants et autres tire-laine fêtaient sans vergogne leurs derniers succès sur la voie du crime. Alec attira aussitôt l’attention des buveurs attablés dans son voisinage. Ceux-ci interrompirent leurs conversations pour l’épier, cherchant à deviner ses intentions. Sous son manteau, le nouveau venu portait une tunique de pourpre tressée de symboles cabalistiques dont ils ignoraient la signification. Un prêtre ? Un magicien ? Ses mains fines, sa démarche hésitante, le capuchon rabattu sur sa tête pour dissimuler les traits de son visage, tout indiquait que le visiteur n’avait guère l’habitude de fréquenter ce genre d’endroit. Une femme entre deux âges, grossièrement maquillée pour paraître plus jeune, s’avança en minaudant. Après tout, une fois dévêtus, les hommes n’étaient-ils pas tous la même masse de chair ? — Un peu de détente, voyageur ? s’enquit-elle. Le jeune homme fit non de la tête. Cela ne découragea toutefois pas la prostituée qui se rapprocha encore de lui. Outre son capuchon, le nouveau venu portait un foulard devant la bouche. Eh bien, en voilà un qui ne veut vraiment pas être reconnu ! pensa la fille de joie. Elle tendit pourtant la main afin de caresser le visage du voyageur, espérant émoustiller ses sens par ce geste lascif. Le jeune homme, surpris, ne se recula pas à temps : les doigts de la courtisane s’accrochèrent à son foulard, dévoilant son menton. Celle-ci poussa alors un petit cri horrifié. Les lèvres du garçon présentaient d’horribles cicatrices. Alec remit le tissu en place d’un geste vif. Les autres clients n’avaient heureusement rien remarqué. — Je cherche Erik Deckaert, précisa-t-il. Les buveurs autour de lui se jetèrent des regards entendus. Ce genre de visiteur ne pouvait bien sûr avoir affaire qu’avec le maître-assassin. Comme la prostituée n’osait plus réagir, l’un des hommes indiqua la volée de marches au fond de la taverne. — Maître Deckaert loge à l’étage, étranger, grommela-t-il. Alec le remercia d’un signe de la tête et s’engagea dans l’escalier. Lorsqu’il atteignit le palier supérieur, un homme de forte stature, vêtu d’un costume noir, surgit de l’ombre. Sans doute avait-il été alerté par le bruit des pas du jeune homme sur les marches de bois. — Je suis Maître Deckaert, laissa-t-il tomber.
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Et le verbe était Dieu - Hans Delrue Alec opina de la tête d’un air entendu et suivit son interlocuteur à l’intérieur d’une petite pièce mal éclairée. Le maître-assassin désigna un tabouret à son visiteur et prit place en face de lui. Il examina la mise du garçon, puis lui lança d’un ton inquisiteur : — Que vient faire un moine du Silence si loin de chez lui ? Alec eut un mouvement de recul. Deckaert reprit amusé : — J’ai passé ma jeunesse dans les Fragmentaires, ces territoires perdus au Nord du continent, avant de venir m’établir ici. Je reconnais les symboles sur la tunique. Un de mes cousins a été confié par ses parents aux prêtres du Silence pour devenir l’un des leurs. L’assassin sentit le jeune homme gagné par la nervosité. Celui-ci devait sans doute se demander quels sentiments Deckaert entretenait à l’encontre des moines qu’il avait connus par le passé. — N’aie aucune crainte, garçon, le rassura-t-il. C’est de l’histoire ancienne. Tu peux enlever ton masque. Alec retira son foulard, laissant voir à son interlocuteur ses lèvres tuméfiées. Le long de sa lippe, des traces rouges indiquaient les endroits où s’étaient trouvés les points de suture. — Tu as retiré la couture ? demanda Deckaert intéressé. Tu t’es échappé du monastère ? Le jeune homme ne répondit pas. * Le dieu s’éveilla avec un terrible mal de crâne. Pourtant, tout était silencieux autour de lui comme à l’accoutumée. Sans doute la douleur était-elle le signe de la vieillesse, de la maladie ou de l’ennui qui finirait par l’emporter. Enfin. À peine avait-il ouvert les yeux que des moines s’étaient précipités à son chevet. Pour l’aider à se lever, faire ses ablutions, s’habiller, coiffer ses longs cheveux blancs. Comme chaque jour, le dieu se prêta à ce manège. Il se laissait faire, sans plus prêter attention aux formes qui s’agitaient autour de lui dans leurs robes pourpres. Il ne voyait même plus leurs bouches cousues qui les condamnaient à jamais au silence. Leurs révérences, leurs marques de respect, leurs simagrées, tout cela le fatiguait. Un prêtre avança un miroir, sans doute un des rares que le monastère possédait, pour que le dieu puisse se contempler. Celui-ci jeta un œil distrait à son image. Son aube blanche au tissu brodé de signes hermétiques. Par-dessus, sa dalmatique d’écarlate à passementerie d’or. Sa crinière immaculée tombant sur ses épaules. Les rides de ses mains et de son visage. Chaque jour la même scène. D’une main lasse, il fit un geste d’approbation à ses suivants : son corps se trouvait à nouveau paré selon la tradition séculaire.
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Plume Rouge - Le Silence Un des moines lui présenta le bras afin de le soutenir. Où voulait-il le mener ? Sur le balcon ? Ah oui, la cérémonie durant laquelle les novices faisaient vœu de silence. C’était aujourd’hui. La mémoire du dieu lui faisait parfois défaut. Son guide ouvrit les portes et le mena à l’extérieur jusqu’à la balustrade. La vaste structure du monastère du Silence s’étalait devant leurs yeux. Niché dans les montagnes, à l’extrémité septentrionale du grand continent, l’édifice se trouvait isolé du reste de la civilisation. À l’entour, s’étendaient des territoires laissés à l’anarchie, les Fragmentaires, où des tribus arriérées acceptaient de procurer aux moines leur nourriture. Ces derniers restaient en général à l’abri de leur cloître. À quoi leur servait-il de frayer avec d’autres humains puisqu’il leur était impossible de s’exprimer ? Quelques prêtres s’extirpaient parfois malgré tout du monastère pour vaquer à leurs devoirs. Afin de s’assurer de la bonne santé des montagnards dont ils dépendaient. Ou encore pour recruter des enfants qu’ils initieraient à leurs rites. Justement, en cette solennelle journée, une demi-douzaine de novices allaient subir l’épreuve finale. Un de leurs aînés s’apprêtaient à leur coudre les lèvres, afin de les faire taire à jamais : l’unique moyen de s’assurer qu’ils respectent leur vœu impératif de silence. Seule une petite ouverture serait laissée, afin d’introduire la paille permettant d’aspirer la bouillie dont ils se nourriraient désormais. Dans la cour, les prêtres et novices remarquèrent le dieu qui les fixait depuis son balcon. Il daignait honorer de sa présence tutélaire la terrible cérémonie. Une extase particulière emplit le cœur des participants. Les jeunes gens s’armèrent de courage : non, ils ne défailliraient pas sous les yeux de leur divinité ! Alec serra les dents, l’esprit à moitié endormi en raison du narcotique que ses aînés lui avaient fait absorber pour réduire la douleur. Le prêtre leva la main, la longue aiguille sacrée entre les doigts. Bientôt le fil fermerait ses lèvres. Le jeune homme deviendrait alors muet. Comme tous les autres prêtres. * Curieux, pensa Deckaert. Les moines du Silence ne faisaient-ils pas vœu de se taire pour le restant de leurs jours ? Son jeune visiteur avait-il été relevé de ses engagements ? Peu probable. Les cicatrices grossières autour de ses lèvres indiquaient qu’il avait dû arracher les fils lui-même. — Comment t’appelles-tu, mon garçon ? questionna le colosse. — Alec. — Que viens-tu faire ici ? — Je suis envoyé en mission par ma communauté. Le maître-assassin plissa les yeux, soupçonneux. Si jeune ? — Tout seul ? préféra-t-il demander. — Au départ, nous étions bien plus nombreux. Un grand-prêtre dirigeait
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Plume Rouge - Le Silence l’expédition. Plusieurs gardes et serviteurs nous accompagnaient. — Que s’est-il passé ? — Notre troupe a été attaquée alors que nous longions les Terres Infernales. Je suis le seul survivant. — Pourquoi n’es-tu pas alors rentré au monastère ? — Le grand-prêtre, juste avant de mourir, m’a ordonné de poursuivre la mission. — Quelle est-elle ? Le garçon resta silencieux. — Bien sûr, grinça Deckaert avec humeur, tu ne diras pas plus que le nécessaire. Il fixa le jeune homme dans les yeux. Celui-ci se trouvait à plusieurs centaines de lieues de chez lui. Quel terrible objectif pouvait-il bien poursuivre ? La mission était-elle si impérieuse pour parcourir une telle distance au travers de régions hostiles ? — Une tâche difficile, j’imagine, lâcha l’assassin pensif. Tu ne peux l’accomplir seul, n’est-ce pas ? — C’est exact, souffla Alec, je n’en suis pas capable. Il me faut votre aide, Maître Deckaert. Le colosse resta interloqué. Le jeune homme se proposait-il de louer ses services ? Savait-il seulement la nature de ses activités ? — Mes émoluments sont d’habitude élevés, fit l’assassin avec prudence. Je doute que tu aies de quoi m’engager… — Je n’ai pas d’argent, avoua Alec. J’ai dû mendier pour arriver jusqu’ici. — Pourquoi penses-tu que je t’aiderais alors ? — Le grand-prêtre m’a confié votre nom avant de mourir, ainsi que celui de la ville où vous habitiez. — Comment s’appelait-il ? — Nactor. Un long silence s’ensuivit. De lointains souvenirs se bousculaient dans la mémoire du colosse. Ce nom, il l’avait conservé dans sa mémoire. Celui du prêtre qui avait sauvé sa mère d’une maladie jugée incurable. Deckaert lui avait conservé sa reconnaissance. — Hum, marmonna l’assassin. Comment savait-il que je logeais à Spartem ? Le garçon ne répondit pas. Un sort ? Peut-être. Les moines du Silence connaissaient d’étranges arcanes. Ils avaient la réputation de pouvoir percer les esprits. — Que t’a-t-il dit d’autre sur moi ? demanda Deckaert. — Il était mourant, répondit le jeune homme d’un ton sombre, mais j’ai compris que je pouvais compter sur vous. — Alec, je suis un assassin, laissa tomber le colosse. Je tue des gens pour de
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Et le verbe était Dieu - Hans Delrue l’argent, ou je les torture, je les mutile, comme le souhaite mon commanditaire. Un blanc s’ensuivit. Le jeune prêtre semblait accuser le choc. — Nactor a donc eu raison de m’envoyer vers vous, laissa-t-il tomber finalement. — Quoi ? — Je crains que ma main ne tremble, le moment venu, avoua Alec. Vous êtes bien celui le plus à même de m’aider. Deckaert regarda son visiteur, interloqué. Ce dernier se proposait-il d’occire quelqu’un ? Allons ! Un prêtre ! — Alec, ce n’est pas une plaisanterie, fit le maître-assassin. D’un geste vif, il sortit un stylet de sa manche et saisit le jeune homme par la nuque. — Si l’on me payait pour le faire, gronda-t-il en approchant la lame du visage du garçon, je ferais sauter tes jolis petits yeux bleus hors de leurs orbites. Alec déglutit mais resta calme. Le colosse le relâcha tout à coup et se recula, toisant le jeune homme : — Comprends-tu que nous n’avons rien à faire ensemble ? Il te faut rentrer dans ton monastère. Cela vaudra mieux pour toi. L’assassin fit disparaître l’arme sous un pan de son vêtement, aussi rapidement qu’il s’en était saisi. — Je dois continuer, Maître Deckaert, fit le jeune moine. Peu importe que vous m’accompagniez ou non. — Sais-tu seulement que tu risques ici ta vie à chaque pas ? Qu’on t’égorgera pour quelques pistoles ? — Je n’ai pas d’argent, je vous l’ai dit. — Qu’on t’enlèvera pour te forcer à te prostituer ? — Les blessures de mon visage… — … n’arrêteront pas les vieux lubriques, compléta Deckaert, crois-moi ! Alec ne répondit pas, mais son regard restait déterminé. — Tu ne manques pas de courage, mon garçon, fit observer l’assassin, mais je ne te vois pas tuer quelqu’un, ni lui faire du mal. — C’est pour ça que j’ai besoin de vous. — Hum… L’assassin marqua une pause avant de reprendre d’un tout autre ton : — Quelle est ma cible ? — Il faudra m’accompagner, et je vous la désignerai en temps opportun. Ensuite, je vous révélerai ce que vous devrez en faire. — Tout ceci est fort inhabituel, grogna Deckaert. — Je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. Qui donc les prêtres du Silence voulaient-ils éliminer ? Le maître-assassin savait qu’il ne servait à rien de presser Alec de questions. Le garçon n’en dirait pas plus.
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Plume Rouge - Le Silence Il devait donc se décider sur ces maigres renseignements. Soit ! il aiderait le jeune homme dans sa quête, afin d’éponger cette vieille dette. — Où nous faut-il aller ? demanda-t-il. — Vers le Sud, dans un village près de la frontière de Toura. — La Tétrarchie de Toura ? C’est fort loin d’ici ! — Ne perdons donc pas de temps, Maître Deckaert ! s’exclama le garçon satisfait. * Le dieu venait de mourir. Il s’était éteint comme il avait vécu, dans le silence. Un matin, alors que les pâles rayons du soleil habillaient de teintes jaunes les murs du monastère, les moines trouvèrent son corps glacé dans sa couche. Son visage respirait la sérénité. Plus que cela même. La libération. Après avoir constaté le décès, le plus âgé des religieux présents intima à ses compagnons l’ordre de se charger de la dépouille sacrée. Il se concentra ensuite afin d’entrer en contact avec le grand-prêtre. Le sacrifice de la parole, ainsi que les initiations secrètes, permettaient aux moines de développer peu à peu une forme de télépathie pour communiquer entre eux. Je sais. Ces deux mots furent la seule réponse qui émana de l’esprit du grand-prêtre Nactor. Sa conscience vibrait en effet avec celle du dieu, si bien que l’homme avait senti ces liens privilégiés se dénouer peu avant l’aube. Il s’était alors retranché dans la chapelle sainte pour s’abîmer en prières et méditations. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre à travers toute la communauté. D’esprit en esprit, elle se transmit des anciens jusqu’aux plus jeunes. Même les récentes recrues, aux pouvoirs télépathiques balbutiants, prirent très vite la mesure du drame qui se jouait. Au travers des cloisons de bois, Nactor percevait le curieux bruissement qui gagnait le monastère. Même si aucune parole n’était échangée, il entendait les pas précipités des moines dans le couloir. Le grand-prêtre recevait aussi les sentiments d’angoisse et de surprise émis par leurs esprits. Qui donc parmi eux avait déjà vécu pareille tragédie ? Le dieu avait vécu si longtemps ! Seuls quelques vieillards avaient connu son prédécesseur et attendaient sans se troubler les instructions que ne manquerait pas de donner Nactor. Celui-ci continuait sa méditation. Comme à chaque fois que le dieu délaissait son enveloppe charnelle, son âme errait quelques heures dans les éons avant de se réincarner dans un enfant en gestation. Il revenait alors au grand-prêtre d’identifier le réceptacle humain de la divinité, afin de le ramener au monastère. Nactor passa des doigts fébriles sur son front. Il ne parvenait pas à retrouver la
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Et le verbe était Dieu - Hans Delrue trace du dieu. La douleur perturbait-elle sa concentration ? Ses membres atteints de rhumatisme, son corps fragilisé par la vie ascétique, puis ses lèvres desséchées, scellées voilà plusieurs décennies et pourtant parcourues depuis peu par des élancements violents. La nervosité sans doute. Le grand-prêtre, à genoux, s’inclina front contre terre, s’abîmant en prières silencieuses. Où donc évoluait à présent la divinité ? Ne s’était-elle pas encore réincarnée ? Ou Nactor, déficient, ne parvenait-il plus à la retrouver ? En ce cas, ce serait une véritable catastrophe ! Pas seulement pour le monastère, mais pour le monde entier ! Les calamités, les tribulations, l’Apocalypse ! Les autres moines, sous la férule bienveillante de leurs aînés, paraissaient avoir retrouvé le calme, confiants dans les futures décisions de leur supérieur. Ils ne se doutaient pas que celui-ci était à présent gagné par l’inquiétude. Il ne parvenait pas à… Si ! s’exclama brutalement son esprit, avec une telle force que plusieurs de ses acolytes en ressentirent le choc. La lumière sacrée. L’éclat séraphique qui perturbait la trame de l’existence. Oui, il venait enfin d’en retrouver la trace. Le grand-prêtre se concentra sur l’étincelle divine, qui se révélait presque imperceptible. Pourquoi ? L’éloignement ! À travers les dimensions spirituelles, Nactor se rendit compte que le dieu renaissait à l’autre bout du monde, au Sud du grand continent ! La tradition rapportait que les réincarnations avaient toujours eu lieu dans le pays avoisinant, afin de permettre aux moines de récupérer au plus vite l’enfant. Pourquoi le dieu choisissait-il de s’écarter à ce point du monastère ? Voulait-il échapper à ses propres adorateurs ? Une catastrophe. Il faudrait des mois de voyage, peut-être des années. Parcourir des milliers de lieues en territoire ennemi. Longer les Terres Infernales. Traverser le Royaume du Ponant, aux mains du clergé de la Lumière, notoirement hostile au vieux culte du Silence. Des moines pouvaient-ils réaliser pareille quête ? Pourtant, il le fallait. Que deviendrait le monde si le dieu grandissait hors du monastère ? Nactor se redressa et sortit de la chapelle. Dans le couloir, des moines rassemblés attendaient ses ordres. Le grand-prêtre désigna alors ceux qui l’accompagneraient au cours de ce périlleux voyage. Quand son doigt s’arrêta sur Alec, celui-ci fut parcouru d’un frisson : il ne s’était pas attendu à ce qu’un tel honneur lui fût accordé. * Deckaert plaqua une main sur la bouche du jeune moine, afin de l’empêcher de crier. — Silence ! ordonna-t-il dans un murmure.
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Plume Rouge - Le Silence Si Alec restait souvent taciturne, il faillit pourtant laisser échapper un hurlement de frayeur. Les deux compagnons de voyage s’étaient réfugiés dans une excavation rocheuse pour échapper à la violence de l’orage. Le pire danger ne résidait toutefois pas dans la férocité des éléments déchaînés. Par l’ouverture, les deux hommes pouvaient distinguer une créature virevoltant le long de la falaise, battant des ailes à rythme irrégulier. Ombre noire et rapide sur le basalte, ils la devinaient plus qu’ils ne la distinguaient véritablement. Parfois un léger halo argenté l’habillait quand des éclairs déchiraient le ciel. Un dragon. Que faisait-il là à chercher sa pitance si loin des Terres Infernales ? Profitait-il de la tempête pour se camoufler avant de fondre sur ses proies ? Deckaert n’en finissait pas de s’étonner de l’étrangeté de la quête dans laquelle il s’était lancé pour payer sa dette de jeunesse. Certes, longue était la route entre Spartem et Toura. Celle-ci n’avait toutefois pas la réputation d’être périlleuse. En outre, la belle saison était arrivée. Pourtant, contre toute attente, les conditions météorologiques se dégradaient à l’approche de leur destination. Le soleil éclatant laissait place plusieurs fois par jour à des tempêtes de pluie et de grêle aussi violentes qu’inattendues. Parfois, des créatures dangereuses rôdaient autour d’eux, paraissant surgir du néant avant d’y retourner. Ils avaient été attaqués deux jours plus tôt par une meute de loups aux mâchoires improbables, ce qui les avait contraints de fuir en laissant leurs chevaux se faire dévorer les terribles carnassiers. Que se passait-il donc ? Une malédiction frappait-elle le pays ? Alec persistait à taire l’objectif final de la mission. Pouvait-il y avoir un lien avec ces événements étranges ? — Tout ceci n’est pas normal, fit le maître-assassin une fois le dragon éloigné. J’ai voyagé dans la région à plusieurs reprises, je n’ai jamais rien connu de pareil. Il secoua le jeune moine pour le sortir de sa torpeur. — Dis-moi de quoi il retourne ! lui ordonna-t-il. — C’est le dieu, marmonna le garçon. — Le dieu ? s’étonna son compagnon. Alec n’ajouta rien. L’assassin sentit la colère le gagner face à ce mutisme. Alors qu’il s’apprêtait à pester contre le jeune moine, des cliquetis et des bruits de sabots se firent entendre tout à coup. Un groupe de cavaliers s’était engagé malgré la pluie dans le sentier qui longeait la montagne. Deckaert se recroquevilla pour échapper à leurs regards. Que venaient-ils faire dans cette zone dépeuplée ? Une lumière hâve éclairait la scène. Le retour du soleil ? Non ! L’assassin s’aperçut avec effroi qu’un globe translucide flottait dans les airs au-dessus des cavaliers. En son centre brillait une vive lueur. Un œil-lumière ! L’assassin fixa la sphère étincelante. Elle se déplaçait lentement, paraissant surveiller la zone. Cela voulait dire que des prêtres-lumière dirigeaient les opérations et observaient les actions de la troupe par l’intermédiaire de ce globe magique. Les insignes des militaires ne laissaient d’ailleurs guère de doute : il s’agissait de
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Et le verbe était Dieu - Hans Delrue soldats de l’armée royale. Que faisaient-ils là ? Le Royaume du Ponant et la Tétrarchie de Toura étaient en paix depuis des décennies. Si prêtres et soldats parcouraient malgré tout la région, cela signifiait qu’eux aussi entretenaient des soupçons quant au chaos climatique qui s’y était abattu. Un des cavaliers se détacha du groupe et s’approcha de la falaise, cherchant une piste. Deckaert et le jeune homme retinrent leur souffle. Le reître ne se trouvait qu’à quelques mètres en contrebas : s’il lui venait à l’idée de lever les yeux, il pourrait sans doute les apercevoir. — Reviens ! lança l’officier qui commandait le détachement. Le soldat abandonna alors les recherches. L’assassin observa avec soulagement la petite troupe s’éloigner sur le sentier. Puis il se retourna vers le garçon : — Les prêtres-lumière, à présent. Si tu ne m’en dis pas plus, je t’abandonne ici et je rentre à Spartem ! — Je dois retrouver le dieu… Pour avoir habité les Fragmentaires, Deckaert savait que les moines du Silence adorait un être qu’ils paraient du titre de dieu. Celui-ci avait-il été enlevé ? Le garçon cherchait-il ses ravisseurs ? — Il s’est réincarné, expliqua le jeune moine. Il faut le retrouver avant qu’il ne soit trop tard. Avant les prêtres-lumière sans doute, qui ne seraient que trop heureux de se saisir, voire d’éliminer une divinité rivale. — Tu veux le sauver ? questionna l’assassin. — Nous sauver, rétorqua Alec d’un ton mystérieux. Que signifiait donc cette réponse ? — Depuis combien de temps le recherches-tu ? reprit Deckaert. — Quatre ans. * Au Royaume du Ponant. Dans la ville de Spartem. Erik Deckaert. Il te viendra en aide. Continue la mission. Ramène le dieu au monastère. Fais vite. Ce furent les derniers mots du grand-prêtre Nactor avant de rendre l’âme. Il ne les avait pas prononcés, mais ceux-ci s’étaient imprimés avec une force prodigieuse dans l’esprit d’Alec. Le jeune homme se revoyait, avec ses compagnons, traverser les Marais Livides qui séparaient les Fragmentaires du Royaume du Ponant. Une féroce hydre avait surgi du marécage, déchiquetant les moines sans merci. Seul Alec avait réussi à lui échapper, son esprit recevant les dernières instructions du grand-prêtre agonisant. Peut-être le jeune homme aurait-il dû fuir dans une autre direction. Ou prêter plus
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Plume Rouge - Le Silence attention aux formes sombres qui circulaient entre les branchages. À moins que tout ne fût déjà écrit par la main cruelle du destin. Voilà qu’après avoir échappé par miracle au carnassier des marais, Alec venait de tomber aux mains d’une bande de trafiquants de cadavres. Récupérant les corps des pauvres hères morts dans les marécages, ils marchandaient leurs dépouilles auprès de nécromants installés dans cette région inhospitalière. Quant aux voyageurs égarés que ces brigands découvraient, ils étaient bien souvent passés au fil de l’épée. Parfois les criminels faisaient une exception : — Non, gronda le chef des malfaiteurs, laisse-le en vie. Il retint le bras de son acolyte qui s’apprêtait à abattre Alec de son épée. — Il est jeune, bien de sa personne, ajouta son supérieur, on en tirera plus en le vendant comme esclave que comme cadavre. L’homme se rapprocha d’Alec et examina les fils qui ligaturaient sa bouche. — Curieuse pratique, marmonna-t-il. Les Marais Livides se trouvaient bien loin du monastère, et sans doute le brigand n’avait-il jamais entendu parler des moines du Silence, retirés tout au Nord du continent. Il sortit sa dague et d’un coup sec arracha les fils qui fermaient les lèvres d’Alec. Celui-ci poussa un hurlement. — Remercie-moi, se moqua le bandit. Tu va pouvoir crier de douleur, désormais ! Alec sentait le sang lui couler dans la bouche, se mêlant à la salive. Il toussa, crachant des glaires au sol. Le brigand attrapa le garçon par le col : — Tu m’obéis ou tu meurs, compris ? — Oui, marmonna le jeune homme avec difficulté. — Après tout, je t’ai rendu la parole, non ? s’esclaffa son agresseur. Les autres brigands partirent d’un rire grossier. Alec les fixait, terrorisé. Que pouvait-il faire ? Ils étaient nombreux et savaient se battre. Pourtant, il fallait leur échapper ! Il devait accomplir sa quête ! * — Quatre ans ? s’étonna Deckaert. Le monastère du Silence est bien loin, mais… — J’ai perdu beaucoup de temps en route. Il ne conta pas au maître-assassin les terribles saisons passées enchaîné auprès du baronnet de Verga, après lui avoir été vendu comme esclave. Ni comment il avait enfin réussi à s’échapper et à reprendre le chemin vers le sud. — Je dois retrouver le dieu, confirma le jeune homme, c’est la seule chose qui compte. Le maître-assassin fit la grimace. L’homme se voyait à présent engagé dans une quête dangereuse, dont il ne maîtrisait pas les tenants et les aboutissants. Un
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Plume Rouge - Le Silence dieu, de la magie, des prêtres ! Vivement que cette maudite affaire se termine ! Qu’il rentre enfin à Spartem ! — Nous sommes bientôt arrivés, lâcha Alec qui semblait avoir lu dans l’esprit de Deckaert. Le jour suivant, le voyage se déroula de manière plus tranquille. Aucun nuage à l’horizon, aucune brume glaciale, aucun monstre surgissant du néant. — Le dieu doit être endormi, constata le jeune homme. — Hum, se contenta de répondre le maître-assassin. Que fallait-il conclure de ce genre de réflexion ? pensa-t-il. La divinité adorée par les moines du Silence pouvait-elle commander aux éléments ? Deckaert tenta de rassembler ses souvenirs de jeunesse passée dans les Fragmentaires. Oui, comme tous les habitants de la région, il avait entendu parler de cet étrange dieu enfermé dans le monastère, mais sans jamais lui prêter une véritable puissance transcendante. Le soir venu, les deux hommes arrivèrent à Halde, dernier village du Royaume du Ponant avant d’atteindre la Tétrarchie de Toura. — C’est ici, fit Alec d’une voix fébrile. L’assassin fixa son compagnon : le jeune homme paraissait en état de transe. Comme guidé par une force supérieure, ce dernier mena son aîné jusqu’à une petite masure située en bordure du hameau. Le soleil couchant n’offrait plus que quelques langues de lumière orangée pour éclairer la scène. Était-ce là le but du voyage ? se demanda le maître-assassin. Alec opina du chef en silence. La porte de l’habitation misérable ne présentait aucune serrure. Sans doute ses occupants pouvaient-ils la barrer pour la nuit, mais la pénombre n’avait pas encore englouti le village. Deckaert poussa la porte en silence et découvrit une pièce unique où s’entassaient quelques chaises, du linge et des paillasses. Les membres de la famille n’étaient pas encore tous rentrés, puisqu’il ne s’y trouvait qu’une femme veillant un marmot qui somnolait sur sa couche. — Qui êtes-vous ? demanda l’habitante, étonnée. Les nouveaux venus lui étaient inconnus. Des étrangers ? Des voleurs, peutêtre ? Mais qu’y avait-il à dérober dans sa pauvre masure ? — C’est lui ? demanda Deckaert en désignant le bambin couché sur sa paillasse. — Oui, fit Alec. Le maître-assassin s’approcha de la mère et de son fils. Il fixa ce dernier avec circonspection. Était-ce là le dieu vénéré par les moines du Silence ? Il ne payait vraiment pas de mine. — Que voulez-vous ? répéta la femme. Découvrant le visage dur de Deckaert, elle finit par prendre peur. — À l’aide ! s’écria-t-elle.
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Et le verbe était Dieu - Hans Delrue — Par la malepeste ! jura le maître-assassin. D’un bond il fut sur elle et d’une prise experte l’assomma. — Vous l’avez tuée ? questionna le jeune moine. — Non, elle est juste inconsciente. Elle devrait s’en remettre. Deckaert reporta son attention sur l’enfant. Allaient-ils pouvoir l’enlever et quitter le village sans se faire remarquer ? Puis, avec une telle charge, traverser à nouveau tout le Royaume du Ponant jusqu’à Spartem, et même au-delà ? — Bon, fit Alec, décidé. Coupez-lui la langue, Maître Deckaert. — Pardon ? fit ce dernier abasourdi. — Coupez-lui la langue, répéta le jeune homme avec fermeté. — À qui ? À l’enfant ? — Oui. Le moine était-il devenu fou ? Voulait-il vraiment mutiler son propre dieu ? — Enfin ! protesta l’assassin. As-tu perdu la raison, mon garçon ? — Non. Il faut l’empêcher de parler. Nous n’avons que trop tardé. Deckaert considéra son compagnon un moment. — Te rends-tu compte de ce que tu me demandes ? — Enfin, rétorqua son cadet, n’êtes-vous pas un assassin ? N’avez-vous pas torturé et tué de nombreuses personnes ? — Mais jamais un enfant de quatre ans… — Donnez-moi votre dague, commanda Alec d’une voix tremblante, je vais le faire moi-même. — En quoi est-ce nécessaire ? questionna le colosse. Que vous vous cousiez les lèvres, soit. Mais arracher la langue à un gamin ? — Vous n’avez pas encore compris, Maître Deckaert ? — Non, avoua ce dernier. Alec désigna d’un geste grave le jeune être qui somnolait. — C’est le dieu-créateur du monde. — Admettons, laissa tomber l’assassin de mauvaise grâce. — Il a tout créé par la parole. Que le monde soit, s’est-il exclamé. Et le monde fut. Que les hommes soient. Et les hommes furent. S’il exprime sa volonté de vive voix, elle est aussitôt réalisée. — C’est un mythe, fit Deckaert d’une voix mal assurée. — C’est la vérité, insista Alec. Avez-vous déjà oublié les étranges tempêtes et les terribles épreuves par lesquelles nous sommes passés ? Il indiqua du doigt l’enfant : — C’est lui le responsable. Ce sont ses colères, ses crises de larmes, ses mots maladroits qui bouleversent le monde autour de lui. — Je ne vois pas la nécessité de le faire taire, persista l’assassin. Les moines ne sont-ils pas à même de l’éduquer ? Pourquoi faire de lui un dieu muet ? — Le monde est créé. Il est achevé. Si le dieu parlait, l’univers en serait radicalement
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Plume Rouge - Le Silence transformé. Il pourrait le remodeler à sa guise. Les êtres humains disparaîtraient alors dans le néant. — Je… Mais l’assassin n’arrivait plus à trouver ses mots. — Nous, moines du Silence, sommes garants de la stabilité du monde, ajouta encore Alec. Le dieu doit être muet. Deckaert sortit sa dague et s’accroupit auprès de l’enfant. L’Apocalypse était-elle vraiment au bout de sa langue ? — Pourquoi ne pas le tuer plutôt ? grogna-t-il. Cela me paraît moins cruel en définitive. — Il se réincarnerait dans un autre corps, tout serait à recommencer. L’assassin tendit la main et ouvrit délicatement la bouche de sa victime. L’enfant sortit du sommeil et fixa de ses yeux inquiets l’immense forme noire penchée sur lui. Il éclata en sanglots. Aussitôt des roulements de tonnerre se bousculèrent dans le lointain. Une nouvelle tempête. — Entendez-vous, Maître Deckaert ? questionna Alec. Il n’y avait pas un seul nuage à notre arrivée au village. — C’est vrai… Le jeune homme
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Et le verbe était Dieu - Hans Delrue poussa tout à coup un cri de douleur, puis s’écroula au sol. Deckaert releva la tête. Alec venait d’être abattu par une flèche. Un archer se tenait dans l’embrasure de la porte. D’autres hommes en arme s’apprêtaient à pénétrer dans le logis. Les soldats ! Les avaient-ils suivis ? Ou les prêtres-lumière avaient-ils finalement repéré une source de magie étrangère à leur culte ? En raison de l’orage, l’assassin ne les avait pas entendus s’approcher. Le sergent commandant le détachement s’avisa que le bandit tenait l’enfant contre lui, la dague dans sa main droite, semblant prêt à l’égorger. — Rends-toi, malandrin ! s’écria-t-il. Il fallait faire vite, pensa le maître assassin. Couper la langue de l’enfant ? Oui, pour libérer le monde de l’emprise du dieu. Deckaert leva son arme. Une flèche l’atteignit en plein cœur avant qu’il ne puisse terminer son geste cruel. — Par la Lumière ! Beau coup ! s’exclama le sergent, félicitant l’archer de son adresse. Ce dernier avait réussi à éliminer les deux maraudeurs. Le sous-officier s’approcha des cadavres et les retourna de sa botte afin d’examiner leurs visages. Qu’étaient venus faire ces étrangers à Halde ? S’attaquer à de pauvres habitants du village ? — Décidément, marmonna-t-il, toutes sortes de brigands traînent aux frontières du Royaume. Il se pencha vers l’enfant qui s’agitait encore sur sa couche. — Alors, gamin, nous t’avons sauvé la vie, hein ? Le petit garçon le fixa de ses yeux noirs de colère. — Va-t-en ! ordonna-t-il de sa voix fluette. Le soldat n’eut pas le temps de sourire à cet ordre enfantin. Il disparut comme par enchantement. Le dieu avait parlé.
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Le site internet de Ruof : http://ruof.free.fr/
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Interview - Ruof
w e i v r e t In
par Enaelle
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Le Monde
Gabrielle Duncan est un imprudents qui croisent tasy. Son héroïne préfér mikonian : Tara Duncan. les portent toutes deux l
Son grand rêve est de p collège et les cours de d toires fantastiques et ple 22
e sous Silence de Gabrielle Duncan
ne collégienne bibliophage : elle se nourrit de tous les livres son chemin, avec une prédilection pour les romans de fanrée est une “sortcelière” imaginée par Sophie Audouin-MaGabrielle la soupçonne d’être sa jumelle littéraire puisqu’elle même nom !
publier à son tour une saga. Mais pour le moment, quand le danse lui laissent un peu de temps, elle écrit de petites hiseines d’humour. 23
Plume Rouge - Le Silence
Rien ne se perd, rien ne se crée… Tout se transforme
─ Nous n’avons presque plus de carburant ! Et nous sommes à 5000 kilo-tardisses de la planète à atmosphère la plus proche. ─ Augmentez la vitesse de 5 tardisses seconde. ─ Mais, votre So… ─ Pas de “mais” ! Nous avons encore une chance de nous en sortir. Pas question de la laisser passer ! Et contactez le responsable des approvisionnements. Il fera préparer les pompistes. ─ Très bien… ─ Alors allons-y ! Sur ces mots, la flotte des Zailés s’élança parmi les étoiles de la Voie lactée.
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Maud regardait, rêveuse, le ciel constellé d’étoiles. Elle portait un t-shirt rose vif qui n’était pas assorti à sa chevelure rousse, mais qui était le signe qu’elle était de bonne humeur. Lorsque la vieille horloge du salon sonna sept heures, l’adolescente sursauta et fonça vers la salle de bain. ─ Allez, dépêche, Ella ! s’exclama-t-elle en s’adressant à une jeune fille aux longs cheveux bruns qui se tenait là. Nous allons être en retard au concert ! ─ Oui, j’arrive, y a pas le feu à l’Olympia, répondit son amie en lui jetant un coup d’œil dans le miroir, pendant que Maud s’emparait de son téléphone pour envoyer un texto. Je mets du gloss. Mais si toi, tu commences à envoyer des sms, on n’en a pas fini non plus. Tu es encore pire que ton père ! ─ Oh, ça va, arrête de la ramener avec mon père, tonna Maud, dont les doigts couraient littéralement sur le clavier de son combiné. Puis, à la cantonade : ─ Théo, Armand, si je vous trouve dans ma chambre, je vous tue ! ─ Ah, les filles… dit Théo en passant devant la salle de bain. Toujours en train de
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Le Monde sous Silence - Gabrielle Duncan râler ! ─ Ah, les garçons… toujours en train de donner des leçons ! dit Maud sur le même ton. ─ On se calme ! cria Ella. Dites-moi plutôt si je suis assez belle pour ce soir. ─ Tu es parfaite, comme toujours, répondit Maud, sans lever le nez de son portable. ─ Grigou va tomber amoureux de toi, Ella, ajouta Théo avec emphase, la main sur le cœur. ─ Tsss… arrête de te moquer, répliqua Maud par solidarité avec son amie. ─ Me moquer, moi ? Jamais ! Blaguer, ça oui, mais me moquer… tiens, ça me fait penser… vous connaissez l’histoire de Paf le chien ? ─ Non, dit Armand. C’est quoi ? ─ C’est l’histoire d’un chien qui traverse la rue. Une voiture arrive à toute allure… et PAF le chien ! Maud et Ella partirent d’un grand éclat de rire. ─ Tes blagues sur les chiens sont toujours aussi terrifiantes ! dit Armand. C’est à se demander ce qu’ils t’ont fait. ─ Trêve de plaisanterie, lança Ella. Allons-y ! Quelques minutes plus tard, les quatre amis marchaient d’un bon pas vers l’Olympia, sous une pluie battante. Le Premier Consul regarda par la fenêtre et se dit qu’il était bien mieux ici que dehors, sous la pluie. Il relut le discours qu’il allait bientôt prononcer au Palais du Luxembourg, en présence de son illustre invité. Son heure de gloire arrivait : l’un des plus grands pays du monde s’apprêtait à rejoindre l’Union européenne, et c’était grâce à lui. ─ Nick, dépêche-toi ! Il est bientôt huit heures. Nous allons être en retard ! ─ Oui, c’est bon, il n’y a pas le feu au sénat ! Oh, Katia, que tu es belle… je plains les téléspectateurs… ─ Pourquoi donc ? ─ Tu es si belle qu’ils vont tous en être malades de jalousie. ─ Tsss… quel flatteur ! ─ Bellissima, je cherche le parapluie, tu sais où il est ? ─ Pas besoin, la pluie vient de s’arrêter. Dix minutes plus tard, Nick et Katia arrivèrent au Palais du Luxembourg. Comme d’habitude, leur passage déclencha les hurlements des sirènes. Cela faisait belle lurette que l’on ne demandait plus au chef d’Etat d’ôter sa montre-bracelet avant de franchir un portique de sécurité. Mais il n’était pas non plus question de débrancher
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Plume Rouge - Le Silence l’alarme : c’eût été le priver de l’un de ses grands plaisirs ! Le couple se dirigea ensuite vers les locaux de Public Sénat, situés dans les sous-sols du somptueux bâtiment. Nick aurait préféré un endroit plus approprié à l’évènement. Son discours allait être diffusé sur toutes les télévisions de la planète, et ces minuscules studios manquaient de clinquant. Mais le responsable de la sécurité s’était montré inflexible. Il prétendait que cet endroit était plus facile à protéger que les beaux salons du rez-de-chaussée. Or, la présence en un même lieu des deux chefs d’Etat les plus importants au monde exigeait de prendre d’extrêmes précautions. Nick soupçonnait le chef de la sécurité de prendre un malin plaisir à le contrarier. Encore un qu’il faudra virer, se dit-il. Germaine posa le pied, par mégarde, sur les billes de son petit-fils qui traînaient par terre. Si seulement je pouvais le virer aussi facilement que ma femme de ménage ! s’exclama-t-elle. La vieille femme regarda sa montre : il était huit heures passées. Elle baissa le son de sa télévision. Rien, toujours rien. Pas normal, à cette heure, se dit-elle. Elle parcourut tout l’appartement en tendant l’oreille, sa chienne Bigoudi sur les talons, mais ce fut seulement en entrant dans sa chambre qu’elle parvint, au bout d’un long moment, à percevoir les pleurs. Pas de doute, c’était bien le bébé du troisième. Elle en avait ras-la-perruque de ce morveux qui n’arrêtait pas de geindre ou de pleurer dans l’appartement du dessus. Si seulement on pouvait le bâillonner ! La petite chienne jappa rageusement, comme pour approuver sa maîtresse. Ils vont voir de quel bois je me chauffe, ces voisins de malheur ! Bien entendu, il était exclu d’appeler la police. La dernière fois que Germaine l’avait fait, c’était elle que les agents avaient sermonnée et menacée d’un procès-verbal pour les avoir appelés pour de « simples babillements à peine audibles ». Un balai à la main et un air féroce sur le visage, elle monta sur l’escabeau qui
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Le Monde sous Silence - Gabrielle Duncan ne quittait jamais son salon. Bigoudi sautillait joyeusement autour d’elle en remuant la queue. Germaine se mit à taper au plafond, mais, à son grand étonnement, n’entendit pas le moindre son. Déconcertée, la vieille femme redoubla d’efforts. Toujours rien. Alors qu’elle examinait son balai, elle perdit l’équilibre, fit de grands moulinets avec les bras et tomba par terre. Ce fut la chute la plus silencieuse de son existence. Dans un brouhaha infernal, Maud, Ella, Théo et Armand attendaient avec impatience le début du concert. Il était déjà plus de huit heures, et la plupart des spectateurs scandaient en chœur le nom de leur idole, comme les adeptes d’une secte celui de leur gourou. La bonne humeur du public tranchait avec l’aspect de la salle. Les murs étaient noirs, le plafond aussi. Seules les petites ampoules bleues et rouges, qui parcouraient le plafond en file indienne, apportaient des touches de couleur à ce lieu qui semblait porter le deuil de tous les artistes disparus. Maud espérait que Grigou allait chanter les premières chansons de sa carrière car, de son point de vue, c’étaient les meilleures. ─ Ah, enfin ! s’écria Ella en voyant le chanteur et ses musiciens entrer sur scène dans un tonnerre d’applaudissements. Les projecteurs parèrent la salle de couleurs vives. Vous, plus nous, plus tous ceux qui le souhaitent, Plus eux, plus elles, plus tous ceux qui sont chouettes Venez goûter au beurre de cacahuètes, Venez manger parce que c’est jour de fête, Rien d’impossible, passez donc à table On peut en rire… Maud se demanda si elle n’était pas tout à coup devenue sourde, car elle n’entendait plus rien. Lorsqu’elle vit les musiciens cesser de jouer et regarder avec anxiété leurs instruments, puis Grigou regarder désespérément son micro, elle se tourna
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Plume Rouge - Le Silence vers ses amis pour leur demander s’ils comprenaient ce qu’il se passait. Mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle eut beau forcer sur sa voix, rien, pas un bruit. Il y aurait dû y avoir des murmures, peut-être même un brouhaha de contestation. A voir l’inquiétude qui se lisait sur le visage d’autres spectateurs, elle ne devait pas être la seule à ne plus rien entendre. Les quatre amis se regardèrent, aussi désorientés les uns que les autres. Au bout de quelques minutes, elle comprit que cette surdité soudaine avait touché l’ensemble des personnes présentes à l’Olympia. Maud aperçut une coccinelle voletant près de sa main, l’air affolé. Pauvre petite bête, se dit-elle, ce n’est pas un endroit pour toi. Encore que… tu dois être la seule à apprécier la fin du concert ! La jeune fille attrapa l’insecte et l’enferma dans son sac à main. Elle le relâcherait plus tard, dans le jardin de ses grands-parents. En attendant, elle suivit le mouvement des spectateurs qui se précipitaient vers la sortie, dans l’espoir de retrouver leur capacité auditive. Le Premier Consul chassa d’un geste agacé le petit insecte qui tournait autour de lui. Il se racla la gorge et regarda fièrement l’assemblée. A côté de lui, se tenait son invité d’honneur, le président des Etats-Unis d’Amérique. ─ Tout d’abord, je voudrais remercier ma femme, qui est si belle et qui… Katia n’avait jamais vu son mari ému au point d’en perdre la parole. D’habitude, sa beauté le rendait plutôt bavard ! Mais là, il semblait incapable de prononcer un mot de plus. Assez rapidement, elle se rendit compte que quelque chose clochait. Nick avait l’air paniqué et se mettait à tapoter fébrilement son micro. Le président américain voulut venir en aide à son homologue français, en faisant l’une de ces merveilleuses plaisanteries dont il avait le secret, mais il ne put prononcer un mot. Une semaine après sa terrible soirée à l’Olympia, Maud, vêtue d’un t-shirt noir assorti à son humeur, conversait sur MSN avec Ella, Théo et Armand. Théo dit : Vous connaissez l’histoire de “…” le chien ? Armand dit : Non, c’est quoi ? Encore une de tes plaisanteries ? [smiley clignant de l’œil] Théo dit : C’est un chien qui traverse la rue, une voiture arrive à toute allure, et “…” le chien !
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Le Monde sous Silence - Gabrielle Duncan Armand dit : Hein ? Théo dit : Ben oui, le chien était sourd, et il s’est fait renverser par un chauffard sourd ! Maud dit : Pff… Théo dit : Le côté positif de la situation… Ella dit : [smiley point d’interrogation] Théo dit : … c’est qu’au moins, maintenant, Maud pourra envoyer autant de sms qu’elle en a envie. Personne ne la critiquera ! [mdr] Maud dit : Très drôle. [smiley pas content] Le soir même du concert, le site Internet du Monde avait annoncé un attentat terroriste en direction des chefs d’Etat français et américain. Mais quand les journalistes avaient appris que dans toute l’Europe, les populations étaient peu à peu atteintes de surdité, ils avaient cherché une autre explication. Le phénomène semblait avoir commencé à Paris, puis avait gagné le reste du continent en quelques jours. Armand dit : Vous avez vu, on ne parle plus de “grippe française”, mais de “grippe S”. Théo dit : “S” comme “Sarcophage” ? Maud dit : [smiley qui lève les yeux au ciel] Armand dit : “S” comme silence… ou comme sourd, si tu préfères. Maud dit : En tout cas, dans les sous-marins, les gens ne sont pas sourds. Ella dit : Forcément, ils ne risquent pas d’être touchés, s’ils étaient en plongée quand l’épidémie a commencé à se répandre… Maud dit : Mais ils ne l’étaient pas ! L’équipage du Consulat Triomphant est devenu sourd, comme tout le monde ici, et son commandant a demandé le report de sa mission. Le ministre de la Sécurité a dû insister pour obtenir son maintien. Dès que le sous-marin s’est retrouvé à quelques mètres de profondeur, tous ceux qui étaient à son bord ont retrouvé leur audition ! Ella dit : Ça voudrait dire que le virus est inactif sous l’eau ? Les carpes ont de la chance, elles peuvent donc papoter tranquilles ! Maud dit : A moins que notre surdité ne soit pas du tout causée par un virus, mais qu’elle soit liée à… à autre chose ? Peut-être à la pression atmosphérique… Armand dit : Génial. Il ne nous reste plus qu’à vivre dans des sous-marins… [smiley qui fait des bulles] Superman dit : dans un sous-marin, si jamais il y a un “sourd-marin”, il n’entend rien quand même… Ella dit : Superman ? C’est toi, Théo ? Superman dit : C’est moi, bien sûr ! Ella dit : Ce que tu es drôle (pfff). Maud, dis-nous plutôt comment tu es au courant,
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Plume Rouge - Le Silence pour les sous-marins ? Maud dit : J’ai reçu un message qui ne m’était pas adressé… [clin d’œil] Superman dit : Maud est une espionne qui s’ignore ! [lol] Maud dit : Si j’en apprends plus, je vous préviens par texto et on se retrouve sur MSN. Superman dit : OK. Ella dit : Salut, Maud, salut Armand ! Et salut, le super héros en collants bleus ! Germaine enfila avec difficulté ses collants de contention. Elle se sentait déprimée. Elle savait qu’elle avait eu de la chance de ne pas se rompre le cou en tombant de son escabeau, trois semaines plus tôt. Sans sa chienne pour amortir le choc, elle ne serait pas chez elle aujourd’hui, installée devant son poste de télévision. Elle pouvait aussi s’estimer heureuse que les épisodes des Flammes de la Passion aient désormais des sous-titres. Elle ne lisait pas assez vite pour ne rien manquer, mais ça lui suffisait. De toute façon, ce qui l’intéressait vraiment dans sa série préférée, c’était les vêtements des comédiens : un vrai défilé de mode ! Elle ne regrettait que deux choses : de ne plus cancaner avec sa voisine de palier – car elle n’écrivait pas assez vite pour échanger plus de quelques mots avec elle – et, surtout, de ne plus pouvoir se plaindre du bruit que faisaient ses voisins du troisième. Comme c’était frustrant d’être sourd ! A la fin de l’épisode des Flammes de la Passion, Germaine ouvrit en grand les fenêtres du salon et alla chercher son balai serpillière. Avant d’entamer le décrassage quotidien de son appartement, elle rangea ses bijoux dans un coffret qu’elle cacha sous l’une des lames du parquet. Avec tous les cambrioleurs qui sévissaient dans le quartier, mieux valait se montrer prudent. Elle ramassa ensuite sa chienne qui avait été naturalisée, et la posa sur le rebord de la fenêtre. Elle la rangerait plus tard. Son petit-fils Théo l’avait encore fait tomber en jouant au foot dans le salon. Quel sale gosse ! pensa-t-elle. Il n’a jamais aimé Bigoudi. Tout ça parce qu’elle l’a mordu deux ou trois fois. En retournant chercher son seau et son balai, Germaine faillit glisser sur les billes de Théo. Décidément ! Je croyais pourtant les avoir rangées. La vieille femme se mit à la fenêtre pour pouvoir observer la manifestation qui
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Le Monde sous Silence - Gabrielle Duncan n’allait pas tarder à passer dans sa rue. Au moins, cette fois, les manifestants ne pourront pas crier leurs slogans à la noix ! « GRANDE MANIFESTATION A PARIS AUJOURD’HUI : les maisons de disques et les radios exigent l’aide du gouvernement ! » « LA GRIPPE “S” TOUCHE L’Asie et L’AMERIQUE » « LES CIGALES MENACEES D’EXTINCTION PAR LA GRIPPE “S” ? » Le Premier Consul était surexcité. Les principaux quotidiens du pays étaient étalés devant lui. Et bien sûr, ils consacraient tous leur une à la crise. Même Sciences & Vie emboîtait le pas en titrant : « LA DISPARITION DES DINOSAURES… et si c’était déjà la grippe S ? » Enfin un défi intéressant à relever, se dit le chef de l’Etat. A condition de s’y prendre habilement, il pouvait espérer tirer profit des événements actuels. Il lut ensuite un article consacré à la vague de cambriolages qui inquiétait tant son ministre de la Sécurité. On y expliquait que la grippe S rendait les alarmes sonores obsolètes, et que les forces de l’ordre étaient débordées. Les syndicats de police réclamaient des augmentations d’effectifs et de salaires. Parfait ! se dit le Premier Consul. C’est le moment de leur sortir la réforme qui attend dans mes tiroirs depuis des mois… Il démarra son ordinateur, puis envoya au ministre de la Sécurité l’énorme fichier nommé “Pour une police moderne”. Il inséra ensuite le DVD de Star Wars. Quand les rayons de toutes les couleurs se mirent à fuser sur l’écran, et les vaisseaux à exploser dans le silence le plus complet, il se dit que c’était bien la première fois que, dans ce film, une scène de combat dans l’espace était réaliste ! Katia entra alors dans le bureau et colla un post-it sur le front de son mari, avec un sourire enjôleur. Nick l’enleva et lut : « Je sors faire un peu de shopping. Je suppose que tu seras encore dans ton sous-marin lorsque je rentrerai ? ». Il embrassa sa femme et pianota sur son ordinateur : « Je ferai au plus vite, chérie ! Comme tu es
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Plume Rouge - Le Silence belle ! » Il se dit qu’il avait bien fait d’épouser une femme pour sa beauté plutôt que pour sa voix… Une heure plus tard, Katia ajustait sa perruque brune de façon à cacher entièrement sa chevelure rousse. Elle avait choisi la paire de lunettes noires la plus large possible. Ainsi, personne ne risquait de la reconnaître. Elle sortit de sa Mini qu’elle venait de garer sur une place réservée aux livraisons. Le cas échéant, son mari pourrait toujours faire sauter la contredanse. Elle était stationnée suffisamment loin de la place de la Nation pour qu’il ne fasse pas le lien avec la manifestation. Peu après, elle marchait aux côtés de ses amis chanteurs, journalistes et animateurs de radio. Devant eux, défilaient les directeurs et les employés des maisons de disques. Katia, Lara et leurs amies québécoises portaient ensemble une banderole sur laquelle on pouvait lire : « SAUVEZ LA CHANSON ». Juste derrière elles, Edienne Tao, Grigou et Malabar fermaient la marche, en brandissant chacun une pancarte représentant un disque baignant dans ce qui ressemblait à une marre de sang, mais qui aurait aussi bien pu être du jus de grenadine… Maud enfila un T-shirt aussi rouge que le grand verre de grenadine qu’elle venait de se servir. Puis elle se connecta à MSN. Catwoman dit : Miaou ! C’est moi, Maud… Superman dit : Oh, chouette, une copine ! Miaou, Catwoman ! [mdr] Ella dit : Salut, Maud ! Salut, le super crâneur en collants bleus ! Superman dit : Je ne suis pas un “super crâneur en collants bleus” ! Ella dit : Tu as mis des collants rouges ? Alors, dis-nous, Maud. Tu as du nouveau ? Les savants ont-ils enfin découvert le virus ? Catwoman dit : Non, mais j’ai une info top de chez top ! Il paraît que nous ne sommes pas sourds… enfin, pas vraiment. Les scientifiques se sont rendus compte que les ondes sonores ne circulaient plus. Plus d’ondes, plus de bruit ! Armand dit : Ben, forcément, si plus personne ne parle, il n’y a plus de bruit… Catwoman dit : Tu te doutes bien que ça n’a rien à voir… [smiley qui lève les yeux au ciel]
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Le Monde sous Silence - Gabrielle Duncan Armand dit : [smiley qui rougit] Catwoman dit : En tout cas, les ondes des téléphones portables et des télévisions circulent toujours. Armand dit : Je sais. Et mon petit frère est très malheureux, car il ne peut plus voir Le retour des Bisounours avec le son. Comme il ne sait pas lire, les sous-titres… bof ! Je suis obligé de tout lui expliquer par gestes. Superman dit : Sacré Nounoursman ! Le sauveur des petits frères en déroute ! Ella dit : J’ai vu sur Internet que certains mettaient en cause les antennes relais des téléphones mobiles. Vous croyez qu’elles peuvent faire disparaître les ondes sonores ? Catwoman dit : Je ne sais pas, mais ça m’étonnerait que le gouvernement ordonne leur suppression. Superman dit : Eh oui, sans antenne relais, pas de sms ! Catwoman dit : [smiley qui tire la langue] Superman dit : Bon, désolé, je dois vous quitter. Il faut que j’aille chez Mémé Germaine. Merci pour ces infos, Catwoman ! Armand dit : Salut, Méméman, le sauveur des grands-mères en déroute ! De sa fenêtre, Germaine vit les manifestants arriver dans sa rue. Elle s’empara de ses jumelles afin de mieux observer leurs tenues vestimentaires. Elle se demanda alors ce qu’était la grosse bulle d’un blanc laiteux qui descendait du ciel dans leur direction. Ça ne pouvait pas être un nuage, tout de même ! Quand la chose se mit à aspirer les chanteurs un à un, la vieille femme ne put s’empêcher de penser à un énorme globule blanc. Et quand la bulle se dirigea ensuite vers la fenêtre ouverte de son appartement, Germaine courut se cacher derrière le canapé de son salon. Terrifiée, elle vit sa petite chienne, qui était restée sur le rebord de la fenêtre, se faire absorber. Peu après, Théo arriva chez sa grand-mère. Elle avait l’air catastrophé. Elle lui tendit un bout de papier sur lequel elle avait griffonné : un globule blanc a kidnappé Bigoudi ! Alors que l’adolescent commençait à fouiller le salon à la recherche de la chienne empaillée, il reçut un texto de Maud qui annonçait la disparition de sa mère… Le Premier Consul était à bord du Consulat Triomphant, le fleuron de ses sous-
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Plume Rouge - Le Silence marins nucléaires. Il venait d’apprendre qu’une série d’enlèvements avaient eu lieu à Paris. Les témoignages étaient confus, mais se rejoignaient tous sur un point : au moment de leur disparition, les victimes manifestaient contre le gouvernement. La plupart d’entre elles étaient québécoises. Après avoir vérifié que les services secrets français n’étaient pour rien dans ces enlèvements, le Premier Consul envoya à son homologue canadien un message annonçant que tous les moyens seraient mis en œuvre pour les retrouver. Il devait maintenant s’entretenir avec les membres du CRS, le Comité de Recherche sur le Silence. Aucun ne s’accordait sur la cause exacte de la pandémie, mais ils croyaient tenir la solution. Pour eux, il fallait généraliser les sonars. Seule la présence de ces instruments, communs aux sous-marins et aux cétacés, pouvait expliquer l’immunité du monde subaquatique. ─ Quand je pense qu’on l’appelait autrefois le “monde du silence”, dit le président du comité, c’est à se tordre de rire ! L’un des experts expliqua ensuite qu’il y avait un moyen rapide et peu onéreux de généraliser les sonars à la surface de la Terre. C’était de procéder à un simple réglage des portiques de sécurité de la dernière génération. Il y en avait s u ff i s a m m e n t dans le pays pour que l’on n’ait pas à envisager les frais d’une fabrication intensive de sonars traditionnels. ─ Si ça fonctionne, précisa l’expert, le brevet devrait même enrichir l’Etat français !
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Le Monde sous Silence - Gabrielle Duncan ─ Merveilleux, répondit le Premier Consul, je vous donne le feu vert. Et si les portiques déjà existants ne suffisent pas, ajoutez-en. Et ne lésinez pas sur les moyens ! Jacques, connu dans le milieu sous le sobriquet de “Jacquot-les-doigts-agiles”, ajusta sa cagoule sur la tête. Certes, les alarmes ne servaient plus à grand-chose, mais il devait compter avec les caméras de surveillance. Il escalada très facilement les deux étages qui le menaient à une fenêtre restée ouverte. Quelle chance, ce sera encore plus facile que d’habitude, se dit-il. Depuis le début de la grippe S, il n’avait pas beaucoup chômé ! Au moment où il franchit la fenêtre, il fit la glissade du siècle sur des billes qui traînaient par terre, et se retrouva à l’autre bout de la pièce avec un seau d’eau sale sur la tête ! Quand il voulut se relever, il vit s’approcher de lui une horrible sorcière munie d’un balai serpillière. Juste avant de s’évanouir, terrassé par une pluie de coups, il se dit qu’il n’avait pas entendu un tel bruit depuis bien longtemps… Les hurlements des sirènes retentissaient dans toute la ville. Depuis que l’on s’était rendu compte qu’après un simple réglage, les portiques de sécurité mettaient fin au silence, il y en avait partout ! Les surplus s’exportaient même dans le monde entier. ─ Ça commence à devenir franchement casse-pieds, tout ce raffut ! dit Maud. Elle portait ce jour-là un T-shirt bleu et blanc, et, exceptionnellement, elle avait mis du rouge sur ses lèvres. C’était le 14 juillet. Comme chaque année depuis que son père était au pouvoir, ses amis et elle étaient conviés à la garden party de l’Elysée. Un verre de grenadine à la main, les jeunes gens interrompirent leur conversation pour écouter le Premier Consul prononcer son discours. Sur la tribune
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Plume Rouge - Le Silence d’honneur, celui-ci se racla la gorge, puis tapota son micro pour s’assurer que tout allait bien. ─ Em, em… Je voudrais d’abord remercier ma femme, qui est si… qui s’est montrée si courageuse alors même que d’odieux terroristes l’avaient enlevée ! Ces traîtres ont tenté de déstabiliser le consulat ! Mais ils ont eu peur des représailles, et l’ont relâchée ! Mes chers concitoyens, il est temps de renforcer le régime pour sauver la France de ses ennemis. La Nation compte sur moi, et je ne me déroberai pas ! Je suis donc prêt à accepter le consulat à vie… Maud leva les yeux au ciel en soupirant. Son père était incorrigible ! ─ Je voudrais aussi féliciter l’une de nos concitoyennes qui, avec courage, a procédé à l’arrestation de l’un des terroristes. La France sait se montrer reconnaissante envers ceux qui la servent avec patriotisme… Théo se pencha vers Armand. ─ Il parle de ma grand-mère, chuchota-t-il en montrant Germaine qui, installée dans un fauteuil, somnolait en dodelinant de la tête. Mémé va être décorée de la Légion d’honneur ! Autre grande nouvelle : sa petite chienne empaillée a été retrouvée. Il paraît qu’elle avait été volée par les terroristes. ─ Ta grand-mère m’épatera toujours ! Mais je n’ai pas compris l’intérêt pour des terroristes de s’emparer d’un animal empaillé. Il faudra aussi qu’on m’explique pourquoi le kidnappeur, ou le “dognappeur”, est retourné chez ta mémé… ─ Bah. On dit que les criminels reviennent toujours sur le lieu de leur crime ! ─ J’ai le grand plaisir, continua le premier Consul, de vous annoncer que Malabar et Edienne Tao viennent aussi d’être libérés. Malheureusement, Lara et ses consoeurs québécoises sont toujours entre les mains de ces traîtres. Mais l’enquête est en bonne voie, grâce au témoignage de ma femme. Maud se tourna vers sa mère et chuchota : ─ C’est vrai, ça ? Je croyais que tu ne te souvenais de rien… ─ Le seul souvenir que j’ai de mon enlèvement, répondit Katia, est celui d’une grosse bulle blanche qui m’a… avalée. Je n’ai pas vu les kidnappeurs. Je me suis retrouvée dans une pièce ronde aux parois métalliques, entourée de drôles d’oiseaux au plumage rouge. Mais garde ça pour toi ! Je n’ai pas envie de passer pour une folle ! ─ Maud ? les interrompit Ella, à voix basse. Je peux te demander un truc hyper important et méga urgent ? La jeune fille avait les joues cramoisies. Le chanteur Grigou se tenait à seulement quelques mètres d’elle, dans le public, et elle avait oublié de se mettre du gloss ! Comble de malchance, elle avait oublié son maquillage à la maison. ─ File-moi ton rouge, je t’en supplie ! reprit-elle. Maud éclata de rire et ouvrit son sac. Oh ! murmura-t-elle en voyant s’échapper une coccinelle, je t’avais complètement oubliée depuis le concert de Grigou ! Pauvre petite bête… Au moins, maintenant, tu es libre, et dans l’un des plus beaux jardins du monde !
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Le Monde sous Silence - Gabrielle Duncan Quant au Premier Consul, il en arrivait au moment délicat de son discours. ─ Je sais que les réformes récentes touchant la Sécurité Nationale n’ont pas été bien comprises. Notamment la réduction des effectifs de la police. Je vais donc m’efforcer de faire plus de pédagogie ! La coccinelle, échappée du sac de Maud, voleta autour de cette dernière avant de se diriger vers la tribune d’honneur. ─ Nos fonctionnaires de Police sont parmi les plus privilégiés du monde, poursuivit le chef d’Etat. Mais pour l’efficacité, ils repasseront… (Grand sourire). La France n’acceptera pas une nouvelle gr… Au moment où le Premier consul ouvrait la bouche pour prononcer le mot “grève”, la coccinelle s’y engouffra. Il eut un violent hoquet, puis, d’une voix mélodieuse, reprit, devant un public ébahi : ─ … alors faisons la trêve On peut dîner tous ensemble sur la grève ! Oh vous plus nous, plus tous ceux qui le souhaitent, Plus eux, plus elles, plus tous ceux qui sont chouettes Venez goûter au beurre de cacahuètes ! Venez manger parce que c’est jour de fête !
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Le général en chef des Zailés était optimiste. Après une courte halte sur Terre, les vaisseaux qu’il dirigeait avaient enfin assez de carburant pour poursuivre leur route vers la galaxie du Grand klaxon. Il y avait bien eu quelques couacs : certains pompistes, ou “absorbeurs d’énergie sonore”, étaient entrés par mégarde dans les véhicules aquatiques des Terriens et s’étaient automatiquement déconnectés. C’est ce qu’ils faisaient toujours quand ils ne parvenaient pas à garder le contact avec la flotte des Zailés. Et l’eau était le pire des obstacles ! Mais dans l’ensemble, tout s’était bien passé. Le général en chef avait même rarement rencontré de planète aussi bruyante ! Les ondes sonores y étaient d’une grande qualité et faisaient un carburant des plus efficaces pour les vaisseaux de la flotte. Juste avant de quitter la Terre, le responsable des approvisionnements avait eu une idée de génie en s’emparant de plusieurs “sources” d’énergie. Il suffirait de puiser en elles le carburant nécessaire pour refaire une partie des stocks. Ce n’était pas la panacée, mais cela permettrait de voyager plus longtemps sans avoir à trouver une nouvelle planète à atmosphère.
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Le Monde sous Silence - Gabrielle Duncan Le général se dit qu’il pourrait sûrement s’attribuer le mérite de cette brillante initiative. Peut-être les Zailés, reconnaissants, réclameraient-ils qu’il devienne leur Empereur ? Il fut interrompu dans ses pensées par l’arrivée d’un de ses conseillers. ─ Votre Sonorité, la Bulle Splatch a emporté par erreur des sources d’énergie à faible pouvoir phonique. Nous avons dû les relâcher. ─ Il faut absolument les remplacer ! ─ Ce ne sera pas nécessaire. Nous avons rapporté sur la Terre les spécimens défectueux, pour ne pas nous encombrer inutilement. Mais il nous en reste encore assez. Et au vu des premiers tests, nous n’allons pas manquer de bruit ! ─ Parfait. ─ Il y a cependant un autre problème : nous allons devoir procéder à des réglages sur les pompistes de catégorie C. Il semble que les Terriens aient pu les voir. Certains les auraient même avalés ! Regardez celui-ci : il a régurgité une grande partie des ondes sonores qu’il avait absorbées et il est vraiment mal en point. Nous l’avons récupéré in extremis. Le général observa avec compassion ce qui, pour les humains, ressemblait fort à une coccinelle… FIN
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de Bé
Du haut de ses vingt ans, Bénédicte Coudiere a toujours l’écriture ou la peinture. Elle a commencé à écrire il y a lon contrées lointaines. Papivore, elle se nourrit essentiellem Bordage à Philip K. Dick. Cela a renforcé sa volonté d’éc d’histoire et d’histoire de l’art, qui lui donnent une inspira 40
énédicte Coudiere
s été passionnée par tout ce qui touche à l’art, que ce soit ngtemps, juste pour le plaisir de s’évader ou d’explorer des ment de fantasy et de science-fiction, en passant de Pierre crire, ainsi que son imagination. Tout comme ses études, ation supplémentaire. 41
Plume Rouge - Le Silence Brouhaha de la foule. Ville effervescente. Grande. Trop grande. Je me retrouve là, pauvre fourmi dans ce monde de géant que je ne connais pas. Que je ne connais plus. Cela fait trop longtemps que j’ai quitté cette petite planète bleue. Enfin, pour eux. Pour moi ça ne fait que quelques années, rien de bien important, mais suffisamment ici pour que tout ait changé. Je ne reconnais plus rien. Mon monde a cédé la place à autre chose qu’il va falloir que j’appréhende, que je comprenne. Je vais avoir tout le temps, maintenant. – Monsieur, vos compétences sont obsolètes. Les évolutions technologiques font que nous pouvons nous passer de vos services. Mais pour le voyage que vous avez effectué et votre engagement auprès de notre planète, nous vous garantissons le versement d’une pension. Ces mots résonnent dans ma tête encore aujourd’hui. Deux semaines que je les avais entendus. Mais ça n’avait pas suffi. Je ne peux les oublier, et pourtant il le faut. On m’a retrouvé un appartement. Une pièce assez spacieuse, toute équipée de choses que je ne sais utiliser. La cuisine se trouve derrière un pan de mur rétractable, la salle de bain est la seule pièce à part, pourvue d’une douche et des toilettes. J’ai à ma disposition la technologie la plus complète, la plus efficace qui soit. Mais je ne sais pas m’en servir, et n’en ai même pas l’envie. Revenir de l’espace infini est une expérience troublante. Les quelques années que j’y ai passé m’ont peu changé. Quelques rides ici et là, quelques cheveux blancs, parce qu’il faut bien vieillir. Mais la planète, elle… C’est comme si elle avait rajeuni. J’ai quitté une planète mère ou grand-mère de notre espèce et je reviens sur une planète en pleine crise d’adolescence, s’offrant des gadgets inutiles avec des lumières partout, une permanente ambiance de fête nocturne pas forcément bien fréquentée, et une très forte odeur de rébellion. Partout où se posaient mes yeux brillait une LED, braillait un écriteau publicitaire ou passait un engin lévitant. Encore un truc auquel je ne m’habituerai jamais. On a vaguement essayé de m’expliquer comment ça fonctionnait, mais je n’ai retenu qu’une seule chose : ils ne peuvent aller à plus d’un mètre cinquante du sol pour le moment, alors il fallait faire attention aux accidents. En plus de devoir supporter le bruit de la foule, il allait falloir que je fasse attention à ne pas me faire décapiter par une voiture. Bienvenue sur Terre ! Et cette foule toujours plus importante qui ne peut s’empêcher de me bousculer. Comme si je n’avais pas le droit de me tenir là, sur la chaussée, pour réfléchir. Comme si le fait de ne pas bouger était interdit. Il fallait avancer, à tout prix, ne pas rester là. Voilà ce qu’on essayait de me faire comprendre en me poussant à droite, à gauche. Parce que je gênais. Finalement, je me suis forcé à avancer. A bouger. J’ai continué ma route vers nulle part, sans trop savoir encore où je devais aller. La seule chose qui était sûre, c’est qu’il le fallait. Je devais apprendre à me fondre dans la masse pour ne pas me faire remarquer. Je ne savais pas encore s’ils me traiteraient en héros ou en cinglé. Mieux valait ne pas tenter l’expérience. Sans trop savoir comment, je me suis retrouvé en
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Obsolète - Bénédicte Coudiere bas de l’immeuble qui est désormais mon chez moi. Comment j’ai fait ? Je n’en sais rien mais j’y suis arrivé. Et une fois à l’intérieur… Le calme. Le silence. Je ne demande que cela. Être tranquille, dans une atmosphère que je choisis. Ici, c’est le calme qui prime. Pas d’appareils complexes, rien que le strict minimum pour survivre. Je n’ai même pas cet écran multimédia à la dernière mode, basé sur le principe de lévitation des véhicules citadins. Niveau information, je ne sais pas ce qui se passe dans le monde. Mais qu’est-ce que j’aurais pu faire de pareilles informations ? Je ne savais que le minimum : la population mondiale a doublé par rapport à mon départ, seize milliards d’âmes sur la petite planète bleue. Cela expliquait bien la densité monstre de la ville, avec au moins sa centaine d’habitants au mètre carré, et la cacophonie qui en résultait. Au niveau politique, je n’ai assimilé qu’une chose : c’est la paix, nous sommes tous unis. Chose que je crois peu, mais je n’ai entendu nulle part parler de conflits. En même temps, guerre ou pas, je ne vois pas en quoi tout ceci me concerne. Le jour décline. Du moins, c’est ce que j’en déduis à voir le rideau automatique se mettre en position « nuit ». Il faut dire que les immeubles qui n’en finissent pas, et les lumières artificielles trop violentes ont tendance à cacher la couleur du ciel. Impossible d’en voir l’éclat ni de savoir le temps qu’il fait. L’atmosphère saturée de la ville empêche toute affirmation météorologique. – La météo ? Mais d’où tu sors, vieux ? m’avait sorti un jeune à qui j’ai eu le malheur de poser la question quelques jours plus tôt. Ça n’existe plus, voyons ! Aujourd’hui, c’est la régulation atmosphérique ! Pauvre planète… Tout y était contrôlé, réglé, administré. Et j’allais devoir vivre ça ? Je ne sais pas s’il y a un nom pour ce que je ressens. La nostalgie, peut-être. Mais c’est encore plus fort que cela. Au fond de moi, je sens comme un vide, un manque grandissant. Une part de moi s’est envolée quand je suis revenu ici. Cette part de moi qui vivait des grands espaces sombres et infinis, de silences pesants et pourtant reposants. Cette part de moi façonnée par l’espace, par mon voyage et la solitude. J’en venais à me demander, depuis mon retour, laquelle était vraiment moi. Avais-je perdu mon identité en revenant ? M’étais-je perdu ? Tout ce que je sais avec certitude, c’est que cela me manque. On m’avait parlé du mal de l’espace comme d’un mal violent, auquel il faudrait s’acclimater pendant le voyage, mais on avait oublié de me parler du mal de la Terre, celui qui vous prenait aux tripes quand vous reveniez sur le plancher des vaches autrefois tant aimé. Dans mon appartement qui ressemble plus à une cellule qu’à autre chose, je passe les journées à ne rien faire. J’ai passé ces dernières années à observer, alors je continue aujourd’hui. J’observe la rue, l’agitation permanente, les lumières trop vives, les cris trop aigus. Tout est vraiment mouvementé. Un monde de silence et d’obscurité contre un autre de bruit et de lumière. Mon choix n’est pas difficile, mais je ne peux y retourner. Je le voudrais pourtant. Je ne vois aucune solution. Enfin, aucune que je n’ai déjà testée. C’était il y a un peu plus d’une semaine. Trois jours après mon retour, pour être précis. Las déjà de cette société qui ne me convenait pas, je voulais retrouver le calme et le silence de l’espace. J’avais décidé de me rendre dans une agence de
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Plume Rouge - Le Silence voyage, un aller simple pour n’importe quelle destination sauvage. C’était l’idée de départ. – Vous voulez aller où, Monsieur ? m’avait demandé une hôtesse sur-maquillée et maniérée au possible. – Loin de la ville, un endroit désert. – Alors, nous vous proposons un safari dans les steppes au sud du continent africain. Nous avons plusieurs thématiques : les animaux sauvages d’antan ou animaux exotiques d’aujourd’hui. Grâce à notre holomorpheur, vous pourrez même choisir l’animal que vous souhaitez voir pour de plus beaux souvenirs encore ! – Vous m’avez mal compris, avais-je répondu, soudain fatigué. Je voudrais un voyage tout simple, rien de touristique. Juste pour aller m’installer ailleurs. – Oh ! Désolée, Monsieur. Comme vous m’aviez dit « sauvage »... – Oui, oui, un endroit sauvage, désert, sans présence humaine, quoi. L’hôtesse me jeta un regard interloqué. Elle ne semblait pas comprendre ce que je demandais. – Mais Monsieur, je ne comprends pas. Nous n’organisons pas de voyage sur la Lune. Et encore, ce n’est pas désert, les Lunarites s’y développent bien… – Vous voulez dire qu’il n’y a plus un seul endroit sur Terre où il n’y ait d’installations humaines ? m’écriai-je alors, voyant d’un coup mes espoirs réduits à néant. – Exactement. Je suis désolée. D’où venez-vous ? Je n’avais même pas pris la peine de lui répondre et étais rentré chez moi dépité, las, blasé aussi de cette planète surpeuplée. J’aurais tellement aimé retrouver les étendues vierges d’Afrique, les falaises du Grand Canyon ou les terres gelées de Sibérie. J’aurais même pu finir mon voyage au Tibet, près de ces moines muets, reclus au fond de leur montagne. Mais non. On m’avait enlevé ma planète, maintenant on m’enlevait ma retraite. Les jours s’écoulent. Les nuits défilent. Je reste seul à regarder passer le temps. Je ne sais plus où j’en suis. Même la bulle que j’avais eu tant de peine à me construire a éclaté dans un océan de bruits et de lumières. Le havre de paix qu’avait été mon appartement était devenu quelque chose d’inqualifiable. Maelström de sensations vivaces, d’impressions visuelles et d’explosions sonores, tout s’était déroulé si vite que je n’avais pas eu le temps d’anticiper. L’étage en dessous de chez moi avait été racheté par un riche entrepreneur. Jusquelà, je ne me faisais aucun souci. Un étage de bureau, que demander de mieux pour avoir le calme ? Sauf que c’étaient des bureaux d’un autre genre. Le type était en réalité propriétaire de la plus grande chaîne de boîtes de nuit de toute la ville. Et il avait décidé d’inaugurer un nouveau concept, l’immeuble boîte de nuit. A chaque appartement son ambiance. Du jour au lendemain, mon quotidien s’est teinté de vacarme, de lumières et de dérangements. – C’est ici le Night Bay ? demandaient les clients de plus en plus nombreux à se tromper d’un étage et à atterrir devant ma porte. Je ne daignais même plus répondre. Ne voulant même plus entendre les voix nasillardes ou lancinantes de ceux qui arrivaient déjà complètement défoncés. Dès
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Obsolète - Bénédicte Coudiere le lendemain, je m’étais rué dans une officine libre service dans l’espoir de trouver des bouchons auditifs. Rien. A croire que cela non plus, ça n’existait plus. Je me retrouvais coincé, seul, dans le bruit, les flashs et la sensation d’être de plus en plus une gêne pour ce monde. Mais moi, c’est lui qui me gêne. Le monde. Non pas au sens de « la planète ». Non, juste le monde. Celui qui grouille dans les rues, celui qui hurle à qui veut l’entendre sa publicité mensongère et ses inepties. Celui qui m’empêche de dormir, de manger, de vivre. Cette populace sans fond, trop plate, trop bruyante. C’est impressionnant de constater le seuil de tolérance de l’homme dans certaines situations. Comment, après avoir vécu dix longues années dans le silence le plus complet, on en vient à ne plus supporter le moindre petit son, à devenir austère, solitaire, asocial. Je n’en peux plus. Je suis fatigué de lutter contre ce dragon invisible pour retrouver une princesse qui n’existe désormais plus que dans mes rêves les plus fous. Quatre mois. Quatre mois que je suis revenu. J’ai réussi à tenir tant de temps. Je m’en étonne moi-même. L’expérience a été digne du chemin des damnés, digne de toute mise à l’épreuve. Mais quand donc cela va-t-il cesser ? Me crever les tympans. Œdipe moderne, je ne veux plus entendre ce monde. Mais ce serait encore trop doux. Il suffirait que cela se passe mal pour que l’on décide de m’opérer et de tout reconstruire. J’ai essayé de me renseigner malgré la répulsion que j’éprouve désormais au contact humain. Les sourds sont traités à la naissance ou dès les premiers signes. La surdité n’existe plus. Encore une chose de disparue. Je suis en quête d’une solution. Une qui me permette de retrouver ce que j’ai perdu. C’est devenu mon obsession, ma seule raison de vivre, alors qu’une des solutions est le suicide. Mais je n’y suis pas résolu. Les philosophes disent que la mort est l’absence de toute sensation. Ce n’est pas ce que je veux. Je veux pouvoir ressentir le calme. Je veux pouvoir me perdre dans les méandres de pensées apaisées ou inexistantes. Je veux simplement m’immerger dans le bain profond du silence, seul, comme je l’avais été. Cette sensation d’abandon, d’oubli qui m’avait tant aidé, je n’attends qu’elle et sa délivrance. Pouvoir se dire que tout ceci n’existe pas. Les idées vont et filent, trop rapides pour que je puisse capter quelque chose de tangible. L’une d’elles se fait plus importante à mesure que le temps passe. Si je ne pouvais trouver ce dont j’avais besoin ici, pourquoi ne pas retourner là-bas ? Retourner dans l’espace pour une mission à vie. Ne jamais plus fouler le sol de cette planète jadis aimée. C’est la solution la plus intéressante parmi toutes celles qui m’ont traversé l’esprit. Je me prépare rapidement. Impossible de cacher les cernes béants qui accompagnent mes yeux. Impossible aussi de me donner une allure respectable. Après tout, pourquoi faire ? Il me faut vingt longues minutes pour me rendre à la base aérospatiale. Vingt atroces minutes pendant lesquelles je me mêle à la foule, grouillante, puante, qui arpente les rues sans que l’on sache vraiment pourquoi. De loin, tout ceci me fait penser à un tas de vers grouillant, mû par aucune volonté propre. La Terre, grande termitière
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Plume Rouge - Le Silence de l’Univers. Je suis devant l’une des secrétaires de l’homme qui m’avait reçu après mon retour. Apparemment, il ne s’agit pas du chef à proprement parler, mais d’une sorte de substitut, de second. Tant qu’il peut m’aider, je me moque de son grade. La secrétaire, une blonde insignifiante, me demande de patienter. L’homme sera là dans quelques instants. Elle me regarde du coin de l’œil. Sans doute n’aime-t-elle pas ma dégaine mal rasée, mal lavée, pas en place dans cette société d’apparence. Méprise-moi autant que tu veux. Ton mépris n’atteindra jamais le dégoût que j’éprouve à ton égard et à celui de tous les autres. – Entrez, Monsieur, j’ai eu vent de votre visite, me fit l’officier en m’invitant dans la pièce. Je ne l’avais pas vu arriver. Je le suis, essayant de ne rien montrer de mes émotions. – Je voudrais reprendre du service, expliqué-je une fois assis. – Monsieur, comment déjà ? Stylman ? Excusez-moi. Monsieur Stylman, vous n’êtes plus tout jeune. Vous êtes même plus vieux qu’aucun de nous ici-bas, selon notre temps propre. Vous n’avez plus votre place chez nous, me répond mon interlocuteur, condescendant. – Je ne demande pas à être utile pour vous. Je vous demande de me renvoyer là-bas, à vie. Je ne veux pas continuer à vivre ici. Si j’avais été dans un état disons, normal, je lui aurais sorti tout un refrain sur le patriotisme, le besoin viscéral de servir ma nation en donnant ma vie… Mais je suis trop fatigué par tout ça pour mentir de la sorte. Rien que d’y penser, et les mots « besoin viscéral » me donnent une furieuse envie de vomir. – Nous ne pouvons vous renvoyer dans l’espace parce que vous le souhaitez, tempère l’homme, étonné par ma demande. Ce n’est pas une agence de voyage, ici. – Pourtant, c’est bien d’ici qu’on m’a envoyé en balade pour dix ans. Pour rien. Vous appelez ça comment ? – Dois-je vous rappeler à qui vous vous adressez, Monsieur Stylman ? gronde-t-il, outré. Calmezvous. Rendez-vous compte de l’absurdité de votre demande. – Vous ne savez rien, répliqué-je avec morgue. Vous n’êtes qu’un jeunot ignorant. Au fond, vous n’êtes qu’un bureaucrate qui a trop peur pour ses fesses pour oser quitter son fauteuil moelleux. L’homme en face de moi ouvre de grands yeux ébahis. Il ne devait pas s’attendre à ce genre de discours. S’il s’imagine que je vais le supplier de me renvoyer dans l’espace, c’est raté. Marre de ces simagrées, de ces non-dits et de cette parodie de vie. Il
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Obsolète - Bénédicte Coudiere voulait que je me rende compte ? Mais je sais. Je sais que ce monde décrit comme un paradis n’est qu’un enfer pour nos sens. Je sais qu’ils ont trop peur de découvrir autre chose, tous. Je sais ce qu’il leur faut. Je sais. Lui aussi il sait ce qu’il a à faire. Suivant à la perfection le guide du citoyen modèle, il prend le téléphone qui trône sur le bureau et appelle la sécurité. Il me dit gentiment de me calmer, qu’il va me trouver un médecin parce que je dois être malade. Comprendre : je vais vous faire interner, vous êtes complètement timbré. Finalement, j’ai la réponse à ma question : si je me fais remarquer, me traitera-t-on en héros ou en cinglé ? Seulement ce n’est pas ce que je veux. Qui, d’ailleurs, voudrait se faire enfermer parce qu’il a dit ce qu’il pensait ? Pas grand-monde à ma connaissance, même si les personnes que je connaissais avant sont désormais à un peu plus de six pieds sous terre. Et là-bas ? Avait-on la paix ? Sans attendre, je me lève et me dirige vers la sortie. Hors de
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Plume Rouge - Le Silence question de rester là. Il faut que je me dépêche. L’homme crie que c’est moi qu’il faut attraper, qu’il faut m’arrêter. Trop tard. Je suis déjà dehors. Mon appartement n’est plus un endroit sûr. Ils me connaissent, ont mon nom et mon adresse, puisque ce sont eux qui payent le loyer. La première chose que j’ai faite en sortant fut de retirer tout l’argent liquide que je pouvais. Ceci m’a permis de constater que les distributeurs sont chose rare, très rare, dans cette ville où toute transaction se fait virtuellement. Mais je sais que cet argent me servira. Déjà, pour trouver un endroit où crécher. Je ne m’attendais pas à trouver ça ailleurs que dans une partie mal famée de la ville. Une cave, où je vis désormais. Mais plus pour longtemps. Ma fuite m’a permis d’avoir une idée lumineuse. Une idée qui a percé les ténèbres de désolation dans lesquels je m’étais perdu. Au milieu de tous ces marginaux et autres assassins, je n’ai que l’embarras du choix pour obtenir tout ce qu’il me faut. Enfin presque. Il me faut l’aide de quelqu’un. Or je ne sais pas si je le supporterai. Terré dans mon nid de cloportes et de vermines, je ne connais qu’une personne. Fredo, qu’il se fait appeler. Un pseudo gros bras qui ne jure que par ses muscles et qui ne supporte plus ce qu’il appelle le « monde du dessus ». D’après ce que j’avais compris, c’était un ancien vigile, ou un ancien militaire. Enfin un truc comme ça. – Des ordures qui nous qualifient de vermines, rigole-t-il souvent, c’est le comble de l’ironie. Malgré tout, il n’a pas tort. Et c’est parce que c’est lui qui m’a aidé que j’irai le voir, le moment venu. Pour l’instant, il faut que je me repose. Que je passe l’éponge de l’oubli sur ce qui vient de se produire. Même si je ne suis pas sûr d’y arriver. Sommeil agité. Fuite. Menace. Je crois que je rêve. Ou plutôt non. Que je cauchemarde. Je suis là, sortant de la base, haletant. Fuir. Fuir encore. Ça résonne dans ma tête. Alors je cours. Je ne sais pas où je vais. Je ne sais plus vraiment pourquoi. Le vent dans mes cheveux, sur ma peau. La sueur qui goutte dans mon dos. Ma vision qui tressaute au rythme de mes foulées. Souffle court. Bousculade. Tout n’est qu’impression, sensation exacerbée. C’est alors que je le vois. Grand, baraqué, qui me regarde de travers. M’attrape par le bras. Me plaque contre un mur. Nos regards se jaugent. « Qu’est-ce que t’as à courir ? » Menace dans la voix. Regard méprisant. Je lui rends son regard. Envie de le démolir sur place. De détruire quelque chose. Je réponds que tout ça me dégoûte. Qu’il me casse la gueule s’il en a envie. Je m’en fous. « Drôlement désespéré, mec… » Soupir. Regard à droite, à gauche. Il me pousse dans une ruelle sombre. Me dit de le suivre. Qu’il peut m’aider. Pourquoi ? Pourquoi fait-il ça ? Il m’emmène là où je dors. Il me montre mon corps allongé à même le béton,
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Obsolète - Bénédicte Coudiere en position fœtale. C’est moi. Les traits tirés, le visage parcheminé. On dirait un cadavre. Flash. La scène se brouille. Même endroit, même décor. J’ai disparu. A ma place un engin étrange. Un sifflement aigu s’en échappe. Me vrille les tympans. Insupportable. Je plaque mes mains contre mes oreilles. Elles sont poisseuses et rouges. Le sifflement continue. Douleur. Rire, l’homme rit. « Tu comprends maintenant… » Rire encore. Puis uniquement le sifflement… Tout devient noir. Je me réveille en sueur, incapable de déterminer si c’était un délire, des souvenirs ou la réalité. Mon inconscient a dû mélanger les trois. Je me lève difficilement tant mes muscles sont engourdis par le froid. Devant l’entrée se tient Fredo. L’homme est appuyé contre le cadre de la porte et me regarde fixement. – Alors ? Ça te plaît ici ? – C’est ce qu’il me faut, oui, lui réponds-je, avant d’ajouter difficilement : Merci. – Pas besoin de ça, mec. Ce que je veux c’est juste du fric pour la piaule. Malgré tout, son ton reste chaleureux. Mal à l’aise, je lui tends quelques billets, en espérant que cela suffise. Je ne dois pas avoir suffisamment pour ce que j’envisage de faire, je ne veux pas non plus tout claquer dans un endroit humide et froid pour dormir. Apparemment, c’est même trop. Il me rend quelques billets en me demandant de m’asseoir avec lui quelques instants. J’obtempère. – Tu sais, l’argent c’est bien, mais ma curiosité n’est pas à vendre. Raconte-moi pourquoi tu es là. Les nouveaux et les distractions sont rares par ici. Pourquoi fait-il ça ? Je l’ignore, mais je veux bien le croire. Comment survivre sans autre distraction que regarder la rue vivre ou plutôt tenter de le faire ? Cela faisait quatre mois que je m’occupais ainsi et je saturais déjà. Dieu sait depuis combien de temps ce type est ici. Et puis, qu’est-ce qu’il me coûte de lui raconter ? Je doute qu’il comprenne, cela dit, mais je pourrai sans doute me libérer d’un poids. Alors je raconte. Je lui explique la mission, hautement scientifique, que celle de tester un nouveau moyen de propulsion pour les engins spatiaux. Quelque chose de suffisamment complexe pour qu’on ait besoin d’une sorte de cobaye, ou plutôt d’un cow-boy solitaire prêt à partir pour l’aventure seul, pendant plusieurs années sans doute. J’étais cet homme. Ce pauvre fou. Je lui explique, sans entrer dans les détails, la préparation aux voyages spatiaux. Les adieux à la famille, peu déchirants dans mon cas. Et puis l’inconnu. Il a l’air fasciné par ma description de la solitude, du silence et de la plénitude. De mes dix années passées à savourer chaque instant de silence, une fois passée l’angoisse du vide. Au début, solitude, silence et infini sont vos ennemis presque mortels. Mais au bout d’un moment, ce sont vos meilleurs amis, vos âmes-sœurs. Et puis la désillusion. La grosse claque du retour. Les quatre mois d’enfer. Les tentatives pour retrouver la paix. Les échecs. Je vois la peine se peindre sur son
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Plume Rouge - Le Silence visage à mesure que je lui conte cette partie de mon histoire. Il semble vraiment affecté par mes paroles. Je termine mon récit par mon arrivée ici. Puis je m’arrête. Une parodie de silence se fait, ponctuée par le bruit des pas et des conversations au-dessus de nous, sur la chaussée. Fredo ne semble plus savoir comment me regarder, ni quoi faire. Sur son visage, je lis la compréhension de ma propre déchéance. Je dois lui rappeler ses propres souvenirs, sa propre chute. Je le vois sous un jour nouveau. Sa carrure, son franc-parler, ses manières, tout me rappelle le militaire d’entrainement. Et cette douleur dans son regard à l’écoute de mon histoire… Mû par une impulsion venue de nulle part, je lui explique mon tout dernier espoir. La toute dernière chance pour moi de sauver ce qui restera à jamais gravé dans mes souvenirs et de le faire découvrir à ceux qui l’ignorent. Non, je ne suis pas quelqu’un d’altruiste. Bien au contraire. Mais cela ne change rien. M’aidera-t-il ? – Peut-être. Je vais voir si je peux faire quelque chose, me répond-t-il, incertain. Ai-je fait une erreur en lui en parlant ? Trois jours que je tourne en rond pour ne pas devenir fou. La rumeur constante audessus de ma tête me tient éveillé. Je n’ai pas encore eu de nouvelles de Fredo. Rien du tout. Je commence à croire qu’il a peur de moi, qu’il ne veut pas m’aider. L’important c’est qu’il ne m’ait pas vendu. Oui, pour l’instant c’est tout ce qui compte. Je ne sais pas vraiment ce qui se passe actuellement. Depuis ma première nuit ici, je me sens survolté. Totalement électrisé. – Stylman ? La voix, empreinte de timidité, me fait sursauter. Je me tourne vers l’entrée juste à temps pour voir arriver Fredo et une femme. Elle semble terrorisée. L’autre a une mine patibulaire qui me fait instinctivement reculer. L’espace d’un instant, j’ai un mauvais pressentiment. Que se passe-t-il ? – Pourquoi ? est la seule réponse que je leur donne. – Je lui ai vaguement expliqué ce que tu cherchais, mec, grogne Fredo. Elle va t’aider. Je les regarde l’un et l’autre tour à tour avant de comprendre. C’est elle qu’il menace, pas moi. Laissant échapper un soupir de soulagement, je m’approche. – Ce que tu cherches est dans son labo, à la base. Elle va t’indiquer où. Elle a intérêt à le faire. Elle hoche la tête en déglutissant difficilement. Je m’approche d’elle, avide de savoir. Mon tout dernier espoir enfin à ma portée. Je comprends presque mieux mon agitation de ces derniers jours. L’idée avait fait son bout de chemin, s’imprégnant en moi comme le souffle de vie que j’avais perdu. Je suis habité par une excitation d’adolescent avant son premier baiser. Mais en apparence, je conserve mon calme. Ne rien montrer, ne rien laisser paraître. Juste la regarder s’avancer, craintive, pour m’expliquer tout ce qu’elle a à me dire. Je ne sais pas comment il a réussi ce tour de force. Sans doute ne le saurai-je jamais mais qu’importe ? Je m’en moque au fond. Tout ce qui compte, c’est ce qu’elle va dire. Son monologue est long. Trop long et trop rapide pour que je retienne tout. Je
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Obsolète - Bénédicte Coudiere reste sélectif sur les informations que j’enregistre. La topographie des lieux, le système d’allumage, ce genre de détails essentiels qui garantiraient le succès de mon entreprise. Elle s’emballe. A-t-elle encore peur ? A première vue, non. Mais j’en doute. Elle s’enflamme dans son discours, gesticule pour me faire bien comprendre les choses. Ce qui lui tient à cœur, ce n’est pas le sujet, c’est sa propre vie. L’endroit est glauque pour quelqu’un du dessus. Aucune technologie, un bruit de fond incessant, sans doute quelques rats qui se promènent de-ci de-là… et nous. Deux mecs sales et débraillés, la mine sombre dans la pénombre. Aucun doute là-dessus, rien que nous ; nous la terrorisons. Et c’est sans compter ce que Fredo a pu lui raconter, si elle ne m’aidait pas. Alors elle coopère. Elle n’a pas le choix. Elle n’est pas la seule. Moi non plus, je n’ai plus le choix. Le labo, avait-elle dit. Il ne m’a pas fallu bien longtemps avant de me rendre compte qu’il s’agissait du laboratoire de recherche de la base d’où je m’étais enfui quelques jours plus tôt. Comment y entrer sans se faire repérer ? Demander un rendez-vous pour présenter mes excuses à l’officier ? Hors de question. Je me ferais enfermer à peine aurais-je ouvert la bouche. Il me fallait une solution, et quitte à avoir terrifié une laborantine, autant en profiter jusqu’au bout. A force de chantage et de menaces, surtout de menaces, Fredo et moi avons finalement réussi à nous faire introduire dans le bâtiment. Tout ceci m’avait permis d’apprendre l’identité de notre « captive ». Scientifique de renom, elle n’était autre que la conceptrice, l’esprit de génie qui avait élaboré mon salut. Seulement voilà, son projet lui avait valu de nombreuses inimitiés. Tant et si bien qu’elle avait demandé à ce que son projet soit gardé par l’armée, mais de façon à ce qu’elle puisse conserver un accès au laboratoire pour affiner ses expériences. Les vigiles s’adressaient à elle avec une certaine déférence, preuve de son statut. Comment Fredo avait-il pu la dénicher ? Je n’en savais rien, mais plus ça allait plus l’idée germait dans mon esprit qu’elle avait peut-être un lien avec son passé de militaire. C’était maintenant devenu une quasi certitude. Pour entrer, il avait fallu faire de sérieux efforts auxquels je m’étais plié avec réticence, si ce n’est dégoût par instants. Douche, toilette, tout cela pour avoir l’air d’être quelqu’un de bien, quelqu’un de suffisamment distingué pour avoir l’honneur de connaître celle qui était plus ou moins notre otage. J’avais l’impression d’être un animal de foire qu’on exhibe à volonté et devant lequel la foule en transe s’écrie un « qu’il est beau ! » niaiseux. Nauséeux, en ce qui me concerne. Le bâtiment est plus grand que ce que je ne pensais. La femme est tendue, stressée. C’est visible à des kilomètres à la ronde. Je lui glisse un « calmez-vous ! » ferme, mais cela ne semble pas changer grand-chose. Elle fait un signe de tête au vigile pour lui indiquer que tout va bien, que nous sommes avec elle. Il n’est pas convaincu, ça se voit. J’essaie de prendre une attitude décontractée, comme si j’avais l’habitude, que je sais ce que je fais. Est-ce réellement le cas ? L’incertitude est la pire des choses. Fléau des temps modernes, et sûrement des temps jadis, elle me prend aux tripes au pire moment qui soit. Les couloirs défilent
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Plume Rouge - Le Silence devant moi alors que je me torture les méninges pour savoir quoi faire. La porte d’un ascenseur se présente, nous emmenant dans les profondeurs du complexe, à mesure que je plonge dans l’abîme d’une réflexion hasardeuse. Cela faisait plus de quatre mois que je ne rêvais que de ça. De retrouver cette part de moi qui était sereine, tranquille et calme. Ce sentiment de plénitude qui déferlait sur moi, m’envahissant et me noyant avec bonheur. Cet Eden perdu que je tentais à tout prix de reconquérir. Que dois-je faire ? Couloirs et portes rythment notre avancée. Au fond de moi, j’espère que le chemin est encore long, que je peux encore avoir le temps de réfléchir. De peser le pour et le contre. Je ne l’ai encore pas fait. Trop sûr de ma décision, trop sûr de ce que je veux. Et si… ? Elle s’arrête. Ouvre une porte. La pièce est vide, seul trônent au centre des engins complexes, dans un sas de protection. Un bras mécanique semble en assurer la fermeture hermétique. Tout fonctionne sans présence humaine pour éviter toute erreur, fatale. La femme referme la porte derrière nous et s’arrête. Elle me regarde étrangement. Ses yeux brillent sous la lumière crue des néons. Que se passe-t-il ? Elle hésite, tremble, avant de finalement faire un pas vers moi. La compréhension éclaire l’ultime regard qu’elle me lance. Elle sait ce que je veux faire. Elle l’a compris. Elle le refuse. S’accrochant à ma veste, elle explose en larmes, en sanglots auxquels se mêlent des mots, inintelligibles. Elle s’agrippe fort, tente de me frapper. – Ne faites pas ça ! crie-t-elle enfin. Je suis calme. Je n’ai jamais été aussi calme de toute mon existence. Je n’entends plus ses sanglots, ses mots indistincts, ses suppliques. Ça ne m’atteint plus. La scène se déroule devant mes yeux avec détachement. J’ai pitié de cette fille. Elle s’accroche, hurle, tente d’arrêter mes gestes devenus mécaniques. Cela ne me concerne pas. Cela ne me concerne plus. Depuis que je suis ici, je ne suis qu’une gêne, qu’un parasite venu d’un autre temps. Je ne dois rien à ce monde qui me rejette et qui me dégoûte. Ce n’est qu’une poussière insignifiante, qui se croit importante, trop gonflée d’orgueil. Nuisance, voilà la seule chose que l’on peut dire. Elle geint, crie, pleure maintenant au sol. D’un geste, je l’ai repoussée. Elle rampe presque, cloporte qu’elle est, à me regarder toucher aux commandes du bras d’acier. Les deux pinces, rembourrées pour éviter les chocs, attrapent un tube de verre renforcé dont les deux extrémités s’ornent d’un dispositif de sécurité, évitant à la substance contenue d’entrer en contact avec les parois. La machine bien huilée n’a aucun accroc lorsqu’il s’agit de déposer le tube sur la tablette de communication avec l’extérieur. Je lâche les commandes et m’y dirige. Derrière moi, la femme me supplie de ne pas faire ça, qu’il doit bien y avoir une autre solution. Son attitude me révulse. La recherche a montré que le meilleur moyen de détruire la matière est d’utiliser son antithèse. L’antimatière. Ce que je découvre sous mes yeux est plus beau que tout l’or des civilisations perdues, que toutes les déesses confondues. La quantité d’antimatière contenue dans l’engin est colossale. De quoi faire… tout ce que je veux. La femme me supplie toujours. Une vraie crise de nerfs, son corps secoués de soubresauts de rage. C’est moche. Et ce n’est plus mon problème. Je n’ai plus
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Obsolète - Bénédicte Coudiere aucun sentiment pour elle ou ce qu’elle représente. Si tant est que j’en ai jamais eu. Mes mains sont assurées, je ne me pose plus de questions. Mon esprit est en état de veille. Plus rien ne filtre, plus rien ne m’atteint. Seuls comptent mes gestes parfaitement ajustés. Le système de protection, les champs électrique et magnétique qui maintiennent la matière loin du verre… Tout est en place, parfaitement coordonné. Avec douceur, presque amoureusement, je sors l’engin du sas. La femme n’est qu’une masse secouée à intervalles réguliers de sanglots. Répugnant. Un certain sentiment de toute puissance me parcourt. Entre mes mains se trouvent approximativement dix grammes d’antimatière. Elle nous avait expliqué que cela servait désormais de carburant pour les missions pour lesquelles je n’étais plus qualifié. Ce moyen de propulsion que j’avais moi-même testé. C’est une sorte de revanche, ce que je suis en train de faire. Leur montrer le pouvoir de ce qu’ils ont créé. Le moindre contact avec de la matière annihilera tout, libérant de l’énergie pure, dévastatrice. Avec dix pauvres grammes, je peux tout détruire. C’est même plus que ce qu’il ne me faut. – Non ! C’est… c’est tout ce qu’on a ! Elle sanglote toujours mais s’est relevée. Sans doute un sursaut de volonté qui la pousse à me faire face. Qu’importe, cela n’a plus d’importance. Avec un sourire bienveillant, je lève le tube au-dessus de ma tête. Je ne sais pas comment désactiver le mécanisme de sécurité. Alors, j’abats le tube encore et encore contre la paroi du sas, objet qui me semble le plus résistant de la pièce. La femme hurle, elle panique, tempête, ne sait plus coordonner ses mouvements. Elle n’est plus qu’une marionnette aux prises avec sa terreur. En cet instant, elle doit me voir comme la Mort abattant sa faux sur l’Humanité. Le tube semble incassable. Mais le mécanisme de sécurité ne l’est pas. Un morceau saute sous mes yeux au bout d’une dizaine de coups. J’arrête mon manège, observe ce que je viens de découvrir. Quelques fils s’en échappent. Je les déconnecte tous… Un sifflement aigu. Un flash. Le son ne se propage pas dans le vide. L’explosion n’est qu’un flash dans la galaxie, une étincelle dans l’Univers. Un monde qui s’effondre, dont la majeure partie est détruite par la déflagration. Le reste le sera à cause des cataclysmes qui vont en résulter. Raz-de-marée, tremblements de terre, cyclones, l’onde de choc s’étend déjà à la moitié du globe pour la deuxième fois. Bientôt, la planète semi-morte retrouvera son calme. Une quiétude qu’elle n’a plus eue depuis sa création. Une partie d’elle retrouve même l’état essentiel du cosmos. Dans le vide, le son ne se propage pas. Seul ici règne le silence. Ce silence autrefois perdu, à moitié retrouvé.
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de Natacha Quentin Natacha Quentin a 25 ans et est ingénieur agronome de formation. Elle écrit des nouvelles depuis quelques années, avec une prédilection pour la science-fiction et le fantastique. Elle participe à des concours et appels à textes avec parfois quelques « succès » : lauréate 2009 du Prix « Alain Decaux » de la francophonie (remis par la Fondation de Lille) et primée par la Société des Auteurs de Poitou-Charentes à l’occasion du Salon du Livre Régional.
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Plume Rouge - Le Silence « Quand ai-je commencé à converser avec moi-même ? - Il y a bien de cela huit années-T. Soit environ douze années locales. Cette fichue planète tourne sur elle-même bien plus vite que la Terre. - Ils ne devraient plus tarder, maintenant…. » Si elle avait existé, une créature intelligente se serait interrogée à la vue de cet homme barbu, à l’air un peu hagard, parlant dans le vide, faisant les questions et les réponses. Mais il n’y avait sur cette petite planète, la huitième de son système, aucune vie possédant le jugement nécessaire pour s’inquiéter de l’étrange comportement. Ce monde était-il trop jeune, le développement de la vie s’était-il déroulé plus lentement, toujours est-il que les espèces qui le peuplaient étaient encore très primitives. Elles avaient quitté le milieu liquide, mais n’avaient pas développé la moindre forme d’intelligence, possédant tout juste assez de centres nerveux pour avoir le réflexe de fuir devant un danger. Peut-être que s’il avait pu créer des liens avec un animal un tant soit peu évolué, consacrer son temps à domestiquer une quelconque créature de cette planète bleue sale, il n’aurait pas commencé à se parler à lui-même ? Autour de lui, sur le sol vert-de-grisé, ne grouillaient que des bêtes étranges, annelées, chitineuses, aux yeux multiples, aux appendices divers. Dans les premiers temps, il avait observé des jours entiers les ballets tantôt gracieux, tantôt patauds de ces bestioles. Il avait entrepris, pour occuper ses journées, de distinguer des espèces, de les regrouper en famille, d’en comprendre les mœurs, si tant est que les règles s’appliquant aux espèces terrestres valaient quelque chose ici. Compter le nombre de pattes, d’antennes, de pinces, repérer les métamères, les anneaux, les têtes ou pseudo-têtes, noter qui mangeait qui, quoi, comment. Etait-ce la richesse incroyable du sol en métaux (la raison de sa présence sur ce caillou désolé) qui donnait à ces bestioles une telle diversité de couleurs ? Rouge bismuth ou cuivre, gris chrome, gris tungstène, gris argent, une variété de blancs indescriptibles – comment tant de blancs pouvaientils être si différents : brillant, mat, aux reflets plus ou moins marqués – peut-être dus à la présence de rhodium, d’osmium, de platine, de cobalt que l’on avait décelé dans le sous-sol, certains même jaune or, reflétaient les rayons du soleil, tandis que d’autres se rendaient invisibles sur le sol avec leur carapace vert-de-gris. Puis, dans un accès de rage, il avait piétiné ces petits morceaux de métal ambulants. Le métal. Les métaux. La consommation grandissante de métaux des industries spatiales, biomécaniques, nanotechnologiques et la pauvreté du sol terrestre, épuisé par des siècles d’extraction forcenée, avaient conduit les entreprises à financer des expéditions de recherche sur des planètes susceptibles de répondre à ces besoins. La sienne avait mal tourné. Les instruments de bord étaient tombés en panne à l’approche de la planète – avec du recul, le magnétisme et la haute teneur en métaux radioactifs, thorium, radium, uranium, n’y étaient pas étrangers ; quelle
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Expectative - Natacha Quentin importance, maintenant ? Le guidage par catoptrique ne fonctionnait plus, et se poser à vue était un exercice délicat. L’angle de pénétration dans l’atmosphère était trop aigu, pas suffisamment pour rebondir et se perdre dans l’immensité glacée de l’espace – cela n’aurait-il pas été préférable ? - mais la navette avait dévié de sa trajectoire et amorcé son atterrissage de biais. Elle s’était écrasée, dans un fracas assourdissant et des gerbes d’étincelles. Pourquoi n’y avait-il eu qu’un seul survivant ? Pourquoi lui ? Titubant, il avait quitté l’épave et avait constaté que les prévisions analytiques étaient justes : l’atmosphère de la planète était respirable, bien que la pauvreté en oxygène le fatiguât exagérément les premiers temps. En réaction à l’accident, il tomba dans une apathie presque comateuse durant laquelle il resta muet et immobile face au désastre de la situation. Il mit de nombreux jours, qui lui parurent une éternité, à réaliser ce qui se passait. Son entraînement, certes, lui avait enseigné à réagir face à de telles circonstances. Mais la théorie ne l’avait pas préparé à la vision de ses camarades déchiquetés se décomposant lentement, à l’attente désespérée, au silence lourd qui l’étouffait. Le silence. Il amplifiait le moindre bruit, le crissement du sable sous ses bottes faisait un vacarme qui lui donnait la migraine, les cliquetis et frottements des bestioles grouillantes semblaient produits par de monstrueuses créatures et, lorsque lui-même émettait le moindre son, il déchirait le silence comme une déflagration. Au contraire, quand la nuit les bruissements se taisaient et qu’il s’immobilisait dans la cabine à la paroi défoncée, l’absence de bruit l’assaillait. Jamais il n’aurait pu imaginer une telle oppression, l’atmosphère semblait se densifier à force de n’être plus agitée par les ondes sonores et finissait par se figer en l’emprisonnant. Il attendait avec impatience de sombrer d’épuisement dans ce qui ressemblait à du sommeil puis retrouvait avec angoisse les chuintements, grincements et bourdonnements de la journée. Au début, il ne se rendit pas compte qu’il parlait tout seul. Petit à petit, pour dompter le silence, il s’était mis à le meubler, à lui apprendre à accueillir des sons plus complexes, plus artificiels, délicatement, à voix basse, comme on apprivoise un animal. Rien que des choses très naturelles : s’exhorter à se lever, réfléchir à voix haute, parfois parler à des objets ou aux petites bêtes qu’il commençait à observer. Au fur et à mesure qu’il prenait ses marques sur cette planète, qu’il s’installait un abri de fortune de plus en plus douillet, qu’il se construisait un quotidien, il se mit à être de plus en plus bavard. Il parlait pour tout et n’importe quoi, s’interrogeait sans cesse, commença même à dialoguer. « Allez cocotte, fonctionne, s’il te plaît. » « Bon. Si je mets ça là, et ça… mouais, donc, hey, pas mal ! » « Et allez, un peu de motivation, garçon ! » « Qu’est-ce qui te fait détaler comme ça ? C’est moi qui te fais peur ? » « Forcément, quand je répare un truc, c’en est un autre qui flanche ! - Bah oui, garçon, c’est la loi de l’emmerdement maximum ! » « Et dire que je pourrais être chez moi, avec ma femme, tranquille…
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Plume Rouge - Le Silence - N’y pense pas, tu te fais du mal. Concentre-toi sur cette radio. - Ouaip… » C’était tout d’abord très anecdotique. De simples questions-réponses très banales. Il avait, dans les premiers mois, de quoi s’occuper l’esprit. Il fallait explorer le périmètre, rechercher des ressources en eau durables, mettre en culture les plants transgéniques hyperprotéinés, s’installer dans la carcasse de la navette, et surtout, remettre en état la radio de bord. Il fallait à tout prix qu’il contacte la Terre pour signaler sa présence. On ne lancerait pas d’autre mission sans bonne raison de le faire et sans garantie d’en tirer des intérêts. S’il pouvait envoyer un message et confirmer que le sol regorgeait de métaux, la CIE (Compagnie Intergalactique d’Extraction) enverrait des navettes minières, et il serait sauvé. Et finalement, il y parvint. Il bricola un fil, bidouilla avec des objets récupérés un composant abîmé, trafiqua le reste, et un beau jour, la radio fut en état de marche. A se retrouver ainsi devant l’accomplissement de plusieurs mois d’efforts, il resta hébété. Ça ne payait vraiment pas de mine. Un boîtier éventré, des fils tentaculaires, des raccords, et tout ça relié à l’ordinateur de bord. Mais cela fonctionnait. Il ne restait plus qu’à soigneusement choisir ses mots, rentrer un message dans l’ordinateur et attendre. Enfin une nuit, il serait tiré de son sommeil par le vacarme assourdissant d’une navette qui atterrit, surpris d’être délivré de sa prison. Et il reverrait des visages humains, entendrait des voix qui ne seraient pas la sienne… il toucherait, sentirait ! Il redeviendrait un membre de l’humanité.
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Expectative - Natacha Quentin « Je vais… rentrer… chez moi. - … enfin, t’emballe pas trop vite, garçon. - Oui, c’est vrai, il faut raison garder. » Le message lui vint très vite, il était court, convaincant, maîtrisé. Il s’agissait maintenant de programmer la radio pour le diffuser en boucle. Les ondes mettraient quelque temps à traverser l’immensité spatiale, mais même si l’on avait conservé le nom de radio, l’appareil envoyait des flux à célérité augmentée. Cela laissait l’espoir de voir arriver des vaisseaux dans quelques années, cinq peut-être. Le message devait toujours être perceptible pour guider l’opération de sauvetage. Une fois ceci fait, il ressentit comme un vide. La réparation du système radio avait occupé son temps et son esprit, si bien qu’il s’interrogea sur ce qui pourrait combler ces années d’attente. Il pourrait s’installer un peu plus confortablement et pourquoi pas explorer les environs, étudier les bestioles qui grouillaient sur le sol de la planète. Alors, il reporta son attention sur d’autres travaux. Il savait que la radio diffusait son message, tandis qu’il aménageait une cabane à base de résidus du vaisseau. Une partie était encore intacte, et il y appuya toute la structure. En démantibulant des pans entiers de la navette, il réussit à construire trois murs supplémentaires et un toit rustique mais étanche. L’ensemble ne faisait pas plus de trente mètres carrés, et il fallait se baisser pour y rentrer, mais la satisfaction d’avoir construit sa propre maison le rendit joyeux. Il lui avait tout de même fallu de nombreuses journées de labeur éreintant. Il s’était heureusement encouragé à travers ses dialogues intérieurs à voix haute qui devenaient un réflexe. Dès qu’il cessait de meubler le silence par des coups de son marteau rudimentaire ou le crissement insupportable du métal que l’on découpe, il ressentait le besoin de parler, pour dire n’importe quoi, commenter ses actions, réfléchir, mais parler, toujours. Après avoir déplacé sa couche et ses quelques ustensiles dans sa nouvelle demeure, il entreprit ensuite de construire quelque chose s’apparentant plus à des toilettes que l’actuel trou creusé à bonne distance. Les sanitaires de l’avion avaient été sérieusement endommagés, mais il réussit à récupérer suffisamment d’éléments et il installa un système simple mais fonctionnel à une vingtaine de mètres de sa cabane. Il estima alors qu’il disposait d’un confort suffisant pour attendre sereinement l’arrivée de la navette qui le ramènerait chez lui. Vint alors la période des grandes réflexions. N’ayant plus de considérations vitales, il essayait d’occuper son temps libre par l’observation de la flore revêche et de la faune fabuleuse de cette planète. Mais dès qu’il se lassait du grouillement et des agressions prédatrices, il s’asseyait et s’interrogeait. Il fut bien obligé, dès lors, de construire un peu plus ses dialogues. Ses méditations ne pouvaient plus se contenter de réponses toutes faites
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Plume Rouge - Le Silence ou d’exhortations à continuer. « Tu penses qu’elle m’attendra ? - Ça dépend. Si la compagnie la prévient, elle saura que tu es en vie. - Mais tout de même, je devais partir pour une mission de huit ans maximum. Elle aurait raison de ne pas vouloir perdre sa jeunesse à patienter. - Et bien d’un côté, elle savait que tu serais absent longtemps quand elle t’a épousé. Et puis tu l’as laissé enceinte, un enfant, ça crée du lien. D’un autre côté, tu ferais quoi à sa place ? - Je l’aime, c’est sûr. Mais une absence si longue… - Tu vois, je crois qu’elle n’a pas refait sa vie avec quelqu’un d’autre. En revanche, elle t’a certainement trompé. - Mais ça, c’est pas grave ! Elle n’est pas de marbre, c’est normal, je m’en fous tant qu’elle sera là à mon retour. » Parfois même, il s’emportait, se levait, ajoutait à ses propos une théâtralité extravagante lorsqu’il abordait des sujets qui lui tenaient à cœur. Il voulait défendre des théories, convaincre son vis-à-vis et utilisait ces grandes discussions pour se remémorer des souvenirs, des histoires, des œuvres. « Mais ce que dit Harrinson dans sa théorie, et c’est là qu’il prouve que c’est un grand parmi les grands, c’est que l’homme exprime dans ses actes son génome : nous ne sommes qu’un phénotype ! - Mais non ! Sépare deux jumeaux, fais-les grandir dans des univers complètement différents, ils n’auront pas le même parcours. Pis si on pousse au bout ta théorie, ça signifierait que deux jumeaux effectuent les mêmes actes à la même seconde ! - Tu chipotes ! Déjà, les jumeaux ont des différences génétiques infimes mais suffisantes. Et puis, je te parle d’actes, d’expressions de notre nature, pas de clignements d’yeux ou de façon de couper sa viande. - Mais c’est affreusement réducteur, tu ne laisses aucune place au libre arbitre. Liberey l’explique dans son dernier livre, si l’homme est allé si loin dans l’évolution, c’est grâce à l’emprise qu’il a su avoir sur les choses ! - Emprise qui était inscrite dans nos gènes ! - Parce qu’il était inscrit dans tes gènes de t’écraser ici, de voir mourir tes amis, de te languir de ta femme, d’attendre encore et encore ?!! -… - Excuse-moi. Ce n’est pas ce que je voulais dire. » Le message tournait depuis quelques années, et les conversations constituaient désormais l’essentiel de ses journées. Après son accès de colère envers les
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Expectative - Natacha Quentin bestioles métallisées, il avait perdu tout intérêt pour l’observation silencieuse tant cette planète et son biotope l’écœuraient. Pratiquant peu d’activités physiques, il se couchait sans fatigue et passait de courtes nuits très agitées. Pas une fois durant ces années il ne se souvint de ses rêves, mais il se réveillait toujours épuisé et récupérait peu à peu dans la journée, lors de dialogues modérés. Il sentait instinctivement qu’il cauchemardait, qu’il luttait dans son sommeil (contre quoi ? contre qui ?), qu’il se laissait aller à des pulsions inavouées. Il refusait d’admettre que vivaient dans son subconscient des idées étranges, des personnages qui meublaient sa vie solitaire sur ce caillou perdu et silencieux. Cependant, la nuit, lorsque son corps n’empêchait plus son cerveau de s’exprimer, lorsqu’il pouvait en toute impunité agir comme sa volonté irraisonnée le souhaitait, tout était différent. Il n’était plus un homme seul attendant depuis trop longtemps des secours qui tardaient. Dans son besoin de société, il se dédoublait réellement pour coexister enfin, être deux, être plusieurs, être différents. Peut-être est-ce ainsi qu’au fil des années, il devint de moins en moins d’accord avec lui-même, il se contredit plus souvent lors de ses discussions. Sans aucun doute, ce qui avait lieu dans l’inconscience du sommeil influençait son comportement dans la journée. Etait-ce lui, ou bien l’autre, son alter ego, qui se leva cette nuit-là ? Lequel des deux, réunis dans un même corps, quitta la cabane de métal ? Sans doute n’était-ce pas lui, qui se souvenait encore du visage de sa femme, qui se languissait de la voix humaine, qui s’aventura dans la carcasse du vaisseau. Certainement était-ce l’autre qui, pour garder à tout jamais son intégrité, déconnecta l’émetteur de la radio et la réduisit au silence.
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Merci à tous les photographes qui ont contribué à ce webzine. Thanks to all photographers whose productions were used in this webzine. Crédits : Ruof .................................................................................................. Couverture http://ruof.free.fr/ Nara Vieira da Silva Osga ................................................................. Page 7 http://www.sxc.hu/profile/naraosga Stephen Bush ................................................................................... Pages 10-11 http://www.sxc.hu/profile/st3v3 J.Miller (enfant) ................................................................................. Page 18 http://www.sxc.hu/profile/hyperorbit Flavio Takemoto (main qui tient le couteau) ....................................... Page 18 http://www.sxc.hu/profile/flaivoloka Simona Dumitru ................................................................................ Pages 22-23 http://www.sxc.hu/profile/createsima Ula Kapala ........................................................................................ Pages 26-27 http://www.sxc.hu/profile/ukapala Sanja Gjenero ................................................................................... Pages 30-31 http://www.sxc.hu/profile/lusi Cristina Dasco (dessins).................................................................... Pages 34-35 Gérard79 (fusée) ............................................................................... Page 38 http://www.sxc.hu/profile/gerard79 Martine Lemmens (grosse coccinelle) ................................................ Page 38 http://www.sxc.hu/profile/tinneketin Aashif Buhary (petites coccinelles) .................................................... Page 38 http://www.sxc.hu/profile/aashif Samantha Villagran (building)............................................................ Pages 40-41 http://www.sxc.hu/profile/Sammylee Simon Brander (foule)........................................................................ Pages 40-41 http://www.sxc.hu/profile/saimen Daniel T. Yara . .................................................................................. Pages 46-47 http://morguefile.com/creative/dantada Maciej Podgórski .............................................................................. Pages 54-55 http://www.sxc.hu/profile/smoku1976 Der Hansa ......................................................................................... Pages 58-59 http://www.sxc.hu/profile/Hansa