AMOUR & PSYCHE

Page 1

--v--

Amour

&

Psyché

--v--

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 1

11/02/2016 14:02


APULÉE --v--

Amour

&

Psyché

Tiré de L’Â n e d ’o r o u L e s M é t a m o r p h o s e s Tr a d u c t i o n d u l a t i n d e PAU L VA L L E T T E

--v-Le corbeau noi r da n s la nuit P r é f a c e d e PA S C A L Q U I G N A R D L e s v i t r a u x d e l a g a l e r i e d e P s yc h é à C h a n t i l l y I nt roduction de N ICOL E G A R N I ER

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 2-3

11/02/2016 14:02


Cet ouvrage, réalisé spécialement pour la journée de la librairie indépendante « Un livre, une rose », rassemble le conte d’Amour & Psyché, Livres IV, 28 – VI, 24 de L’Âne d’or ou Les Métamorphoses d’Apulée, et les quarante-quatre vitraux de la galerie de Psyché du musée Condé, à Chantilly. Nous avons choisi de publier le texte latin d’Apulée dans la traduction de Paul Vallette publiée en 1947 par Les Belles Lettres. Nous tenons à remercier vivement les Belles Lettres de nous avoir donné l’autorisation gracieuse de publier cette traduction vivante et poétique. Nos remerciements vont également à l’agence photographique de la Réunion des musées nationaux qui nous a facilité la reproduction des quarante-quatre vitraux de la galerie de Psyché.

SOMMAIRE --v-7 L E S B E AU X L I V R E S F O N T L E S G R A N D S L I B R A I R E S

La photogravure de cet ouvrage a été réalisée par Fotimprim, qui nous accompagne depuis toujours et que nous remercions chaleureusement.

par M a r ie-Rose G ua r niér i

Nous exprimons enfin notre reconnaissance à Arctic Paper, notre partenaire fidèle, qui nous a proposé son tout nouveau papier, le Munken Kristall (extra blanc), pour réaliser la couverture de cet ouvrage.

13

Direction éditoriale Joséphine Barbereau et Diane de Selliers avec la collaboration de Marion Balalud de Saint-Jean, Virginie Lérot, Marie-Charlotte Quin et Hélène Boutin et la participation d’Agnès de Gorter Conception graphique Aurore Jannin et Laurent Pinon, Prototype. Illustrations de la couverture Psyché découvre Amour et Zéphir enlève Psyché. Note sur les vitraux Les quarante-quatre vitraux du musée Condé de Chantilly (quarante-deux vitraux placés dans la galerie de Psyché et deux dans le passage de la Tribune) datent de 1542-1544. Ils sont peints en grisaille, rehaussés de jaune d’argent et plomb de casse et mesurent tous 108 × 57 cm. Chaque vitrail est composé d’une scène illustrant le conte d’Amour & Psyché et d’un bref commentaire orné de motifs ornementaux, présentés dans un bandeau inférieur. Nous avons choisi de ne pas reproduire les bandeaux afin de donner aux scènes une plus grande présence. Un vitrail complet est toutefois présenté page 26. Les vitraux entiers sont entourés d’un cadre noir, les détails sont reproduits en pleine page. © Diane de Selliers, éditeur, 2016 19, rue Bonaparte 75006 Paris | www.editionsdianedeselliers.com © Traduction de Paul Vallette : Les Belles Lettres La citation de la page 13 a été traduite par Pierre Grimal Crédit photographique : RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly)/ Franck Raux/René-Gabriel Ojéda Dépôt légal : avril 2016

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 4-5

AVA N T- P RO P O S D E L’ É DI T E U R

15 L E C O R B E AU N O I R DA N S L A N U I T P réface de Pa sc a l Q u igna r d

27 L E S V I T R AU X D E L A G A L E R I E D E P S YC H É À C H A N T I L LY Introduction de Nicole Ga r nier-P elle

37 A M O U R & P S YC H É d ’A pu lée

1 47 D E S E N C H A N T E M E N T S DU L I V R E par Di a ne de Sellier s

--v--

11/02/2016 14:02


L E S B E AU X L I V R E S FON T L E S G R A N D S L I B R A I R E S par Marie-Rose Guarniéri Association Verbes – Librairie Les Abbesses

A T T E N T ION, chers lecteurs, le livre que vous avez

entre les mains est un lac en apparence silencieux. Plongez cet objet au fond de votre sac, et prenons un rendez-vous secret avec lui, à minuit, quand les bruits du monde vous auront délaissés… À travers ce geste prosaïque d’offrir un livre, nous vous invitons à un nouveau voyage, non répertorié dans les atlas géographiques. Nous souhaiterions, cette année, que cet ouvrage soit le détonateur d’une troublante aventure en allumant, dans vos maquis confus, des torches. Des encres noires comme les cratères des volcans, des ivoires de papier bouffant, des couleurs gourmandes, des grammages buissonnants, des cahiers cousus main, des typographies fertiles… Hissez dans vos studios la cathédrale de Reims, dépliez le plafond de la chapelle Sixtine, abandonnez-vous aux empoignades des doigts assassins d’un Caravage, faites-vous surprendre par le rouge carnassier d’un Soutine ou le jaune d’or délicat d’un Vermeer !

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 6-7

11/02/2016 14:02


8

Oui, c’est cela la fièvre d’emporter, à n’importe quel prix, un beau livre. C’est retrouver l’esprit pilleur d’un Malraux s’emparant des trésors du temple d’Angkor pour les contempler éternellement… Ces possédés de l’art achètent ces livres pour les cacher sous leur lit. Ivres d’art et de littérature, ils sont insatiables et les collectionnent. L’amour de l’art est « un enfant de poème »… Ces ouvrages permettent de juxtaposer près de soi des œuvres dispersées à des milliers de kilomètres. Et si ce terme générique de beau livre permet de vous orienter dans une librairie, il renvoie cependant à tout autre chose, voyez-vous. Le papier a aussi connu sa révolution ; louons ces éditeurs d’art, qui, dans les années quatre-vingts, ont mené cette conquête inouïe, presque parfaite, de la couleur. Nous tenons à rendre tout particulièrement hommage à ces livres à l’occasion de cette journée de la librairie indépendante car leur présence est si impérieuse que seule la main peut en éprouver l’ampleur océane… Jamais un écran d’ordinateur ne s’adressera à vos sens en les régalant d’une telle texture, d’une telle variété… Éblouis par cette combustion d’une image à l’autre, ces surprenantes bifurcations du sens, nous sommes débordés par la joie de les embarquer avec soi ou d’offrir leur beauté. Pour aller plus loin, je dirais que ce sont les grands livres qui font les grands libraires et fondent notre vocation. Aujourd’hui, grâce à Diane de Selliers, cette magnifique éditrice, nous allons tenter de vous y initier. Comment ? Ce qui m’a toujours alertée, c’est qu’elle ne publie qu’un livre par an, mais toujours un livre essentiel et exigeant.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 8-9

9

À l’ère de la reproductibilité des œuvres d’art, Diane de Selliers redonne à chacun de ses actes éditoriaux un caractère d’exception. Et aux œuvres picturales et littéraires qu’elle défriche, toute leur aura, leur halo, leur unicité. Son talent et son immense succès consistent à éditer un livre qui contient tous les livres. Année après année, elle exalte tous les savoirs éditoriaux, dans l’obsession raffinée de chaque détail. Envoûtants, ses livres sont remarquables d’équilibre, une valse réussie entre les images et les textes. Comme personne, elle sait transmettre les grandes œuvres du patrimoine de l’humanité parmi lesquelles : Éloge de la folie d’Érasme illustré par les peintres de la Renaissance du Nord, La Divine comédie de Dante illustrée par Botticelli, Don Quichotte de Cervantès illustré par Gérard Garouste, Voyages en Italie de Stendhal illustrés par les peintres du romantisme… Chaque fois, elle nous ouvre les portes de la culture transversale et universelle. Elle révèle ces trésors éditoriaux, en réenchantant sans cesse notre désir de lecture et en revenant à nos sources. Qu’est-ce qu’un livre ? Chaque année, à sa façon, Diane repense cette question et réinvestit cet objet. Avec elle, nous retrouvons cette sensibilité à l’égard du beau livre à laquelle les libraires ne veulent pas renoncer. De cet amour-là, aujourd’hui, nous voulons vous entretenir. En cette ère numérique, j’ai d’ailleurs observé, comme par contrecoup, que de nombreux lecteurs expriment de nouveau un vif attachement à l’excel­ lence de la conception éditoriale. Je suis donc très

11/02/2016 14:02


10

reconnaissante à Diane et à son équipe d’avoir répondu à notre invitation. Dans ses tiroirs toujours remplis de merveilles, elle avait un livre pour nous, qu’elle rêvait d’éditer Le conte d’Amour et Psyché extrait de L’Âne d’or ou Les Métamorphoses d’Apulée : un récit initiatique consacré aux tribulations d’un homme métamorphosé en âne, témoin des travers humains. Pour rester fidèle à l’esprit de sa maison, les images dialoguent puissamment avec le texte. Par chance, les vitraux de la galerie de Chantilly racontent de façon détaillée l’histoire de Psyché et Amour (Cupidon). Nicole Garnier-Pelle, conservateur général du Patrimoine chargée du musée Condé, s’est enthousiasmée pour le projet et l’agence photographique de la RMN nous a offert toutes les facilités pour reproduire ces vitraux délicats et les dévoiler à un large public. Merci à toute leur équipe ! Comme dans toutes les aventures, en avançant pas à pas, une magnifique surprise a surgi : L’âne d’or ou Les Métamorphoses d’Apulée est le texte préféré de Pascal Quignard. De grandes ailes, pas celles d’Icare, rassurez-vous, me sont poussées, jusqu’à me donner l’audace de lui demander d’écrire sur Amour & Psyché, ce qu’il a accepté par passion pour ce texte et pour notre joie, à vous lecteurs et à nous libraires. Son oui est pour nous une consécration et le couronnement de ce projet. Je vous laisse apprécier cet immense poète de la prose. Il trace le secret de ce texte énigmatique, nous baigne dans sa fraîcheur et sa modernité. De son écriture

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 10-11

11

ardente, érudite, splendidement elliptique, à travers les figures de Cupidon et de Psyché, il effleure les zones d’ombre du désir. Avec une subtilité vertigineuse, il met en scène ses tragédies obscures, tissées de liens déchirants entre un Éros archaïque et nos sexualités contemporaines tourmentées. En lisant Pascal Quignard, vous serez, j’en suis sûre, comme nous, atteints en profondeur ! Laissezvous ensorceler par son style, festin de nuances foudroyantes, inclassable dans le paysage littéraire français… Cette journée de ralliement de plus de 450 librairies indépendantes en France, Belgique francophone et Suisse, est une incitation à s’enthousiasmer, à comprendre, à mieux déchiffrer notre offre rigoureuse, ciselée livre à livre. Chacun tente de conjuguer au mieux les forces parfois contradictoires d’un marché « main stream » assourdissant, et de la plus fine, de la plus hirsute création de papier. S’engager à fréquenter ces lieux, c’est continuer de chérir, au sein de nos démocraties malades, ce qu’il y a d’inattendu dans la liberté d’expression. Nous nous efforçons, tous ensemble, de vous éveiller à ces métiers riches d’une culture innovante et d’une histoire emplie de combats. Les libraires, ce sont aussi des gens de silence qui se cachent derrière leurs livres pour vous parler de leur bien le plus précieux : leurs découvertes. En nous rassemblant pour cette journée de la librairie indépendante, nous aimerions vous faire percevoir notre « trop bruyante solitude ». En recevant ce livre de nos mains, vous referez un voyage vers votre enfance et retrouverez cet éblouissement frais : accueillir un livre merveilleux qui n’a pas de prix.

11/02/2016 14:02


AVA N T- PROP O S par Diane de Selliers

« Tu devrais savoir que ce sont les opinions toutes faites et les préjugés qui veulent que l’on considère comme des mensonges tout ce que l’on entend dire de nouveau, tout ce que l’on voit pour la première fois, et, en général, tout ce qui dépasse la portée de notre entendement. » L ivre I, 3

C’EST SOUS LE SIGNE de la rose que se déroule le

récit de L’Âne d’or ou Les Métamorphoses d’Apulée, écrit au iie siècle, dans lequel est enchâssé le conte d’Amour et Psyché que nous présentons dans cet ouvrage. Métamorphosé en âne par une magicienne, Lucius, jeune homme insouciant et curieux, se retrouve confronté aux turpitudes des hommes, découvre leurs opinions toutes faites et leurs mensonges. Battu et humilié, il vit douloureusement sa condition animale. Il reprendra forme humaine en mangeant une rose, symbole de la renaissance spirituelle et de l’amour divin. Au cours de La vieille raconte l’histoire de Psyché à une jeune fille ; Lucius, métamorphosé en âne, écoute ce récit. À noter le travail du verrier qui crée des oppositions et des lignes de force par les plombs reliant les fragments de vitraux. La séparation entre l’âne et le monde des humains est signifiée par un trait vertical vif coupant la scène en deux. Le chien aussi est isolé, mais avec plus de douceur, proche compagnon de la femme. L’artisan a souligné ses formes, comme il a souligné celles de la vieille femme, pour mieux la lover dans l’histoire qu’elle va raconter.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 12-13

11/02/2016 14:02


14

ses pérégrinations, il entend l’histoire de Psyché dont la beauté parfaite suscite une telle jalousie chez Vénus que celle-ci veut se venger en lui envoyant son fils Cupidon, Éros, l’Amour, afin que celui-ci lui trouve le dernier et le plus abject des époux. Mais Cupidon tombe amoureux fou de la jeune fille… Depuis la Renaissance, ce conte inspire écrivains, poètes, musiciens et artistes. Parmi les œuvres les plus émouvantes et les plus délicates, une série de quarante-quatre vitraux conservés au musée Condé de Chantilly narrent l’aventure amoureuse, les affres de la passion, la vengeance de Vénus et la consécration des amants dans l’Olympe. Ces vitraux sont intégralement reproduits dans ce livre, donnant à ce récit un éclairage de toute beauté. Ces chefs-d’œuvre sont présentés par Nicole GarnierPelle, conservateur général du Patrimoine chargée du musée Condé, qui met en évidence leur valeur inestimable dans l’histoire de l’art et du vitrail. Pascal Quignard, dans sa remarquable préface « Le corbeau noir dans la nuit » nous relie au cœur du mythe, entre le désir et l’âme, le regard et le silence, le mystère infini des liens amoureux. Grâce à Marie-Rose Guarniéri que nous remercions chaleureusement et à la journée de la librairie indépendante « Un livre, une rose », rose qui est aussi symbole de la connaissance, nous avons l’immense plaisir de vous faire découvrir ce conte, voyage initiatique au cœur de la psyché, c’est-à-dire de l’âme.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 14-15

L E COR BE AU NOI R DA N S L A N U I T par Pascal Quignard

« Ne me touche pas ! » dit Jésus à Madeleine. « Ne me regarde pas ! » dit Amour à Psyché.

JADIS, UN JOUR, le dieu Amour vieillit.

Ovide montre Cupidon vieillissant, les ailes dépenaillées, le regard si triste, le visage hirsute. Il est comme un sexe d’homme à la suite d’un rêve. Si merveilleux, si fier, si ardent qu’il ait été, une fois qu’il a connu le bonheur, tout retombe, ses épaules s’affaissent, sa barbe est sale, son œil s’embue. Le visage que l’amour offrait, que le désir tendait, que la lumière lissait, que l’espoir élançait, se couvre de petites rides. Son corps se rétracte. Il s’amincit au point de ressembler à une pauvre branche nue d’hiver. Ses couleurs, l’une après l’autre, sont disparues. Il se recroqueville plus encore et devient minuscule comme une crevette de mer transparente. L’enfant-dieu pend entre deux grosses ailes qui sont deux cuisses pâles. L’âme, la peau, les lèvres, l’os dur n’existent plus. Étrange ivoire des hommes qui retombe. Malheureuse licorne.

11/02/2016 14:02


16

Jadis, un jour, l’âme songeait au désir. L’âme – qui s’appelait alors Psyché – était même obsédée par cet être invisible, sans doute monstrueux, qui se tenait allongé contre elle comme peut l’être un serpent, comme peut l’être un dragon, auquel elle donnait tour à tour le nom grec et désirant d’Éros ou bien le nom latin et plus pressant et envieux de Cupidon. Mais ce qui anime la concupiscence ne souhaite pas que l’âme sache quelle elle est. La Bête ne veut pas que la Belle la voie jamais. Le désir attend la nuit noire avant de se glisser en elle. Il jouissait. Elle jouissait. Telle est la scène qui se déroule chaque soir dans le noir. Pourquoi le désir est-il si agressivement intéressé à demeurer inaccessible à l’âme ? Et pourquoi l’âme souhaite-t-elle à ce point dévoiler le visage de ce qu’elle chérit le plus passionnément ? Pourquoi la Belle est-elle si impatiente de découvrir quelle est la Bête qui l’emplit de bonheur ? Pourquoi vouloir plus que le bonheur ? Un jour pourtant la psyché demande au corps invisible : – Puis-je te voir ? Alors la Bête, avec sa voix étrange et grave, lui répond : – Oui, tu peux me voir, Psyché. Mais réfléchis avant de me voir. Car dès l’instant où tu m’auras vu, tu ne me verras plus. Voilà le cœur du mythe. Maintenant je vais reprendre de très près la ruse que l’âme emploie dans le récit que fait en latin Apulée. D’abord Psyché garnit d’huile une petite lampe portative, elle glisse son doigt dans l’attache d’argile, elle

Suivi de tout un peuple, le convoi funèbre se met en marche et Psyché, en larmes, est déposée près du rocher.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 16-17

11/02/2016 14:02


18

allume la mèche, elle dissimule le tout sous une marmite qu’elle retourne afin que, une fois que la nuit sera là, nul ne puisse apercevoir cette lumière. Ensuite elle prend un rasoir en demi-cercle (novacula). Elle en aiguise le tranchant. Elle glisse à son tour ce rasoir recourbé, près de la lampe allumée, sous la grosse amphore. Elle attend que la nuit tombe. La Bête n’arrive qu’une fois que la nuit est devenue complètement opaque ; elle monte sur le lit ; elle soulève la couverture, monte sur elle, la pénètre. La Belle se retient, coule, s’écoule, est heureuse enfin. La Bête expulse ses semences et s’endort profondément près d’elle. Alors l’âme nue soulève la couverture à son tour ; elle la fait glisser du lit sur le pavement ; elle-même se laisse doucement glisser du lit sur lequel son amour dort à poings fermés. Sur la pointe des pieds elle va retourner doucement la marmite : elle libère la lampe de sa prison de ténèbres aveugles (caecae tenebrae custodia). Elle tient la lampe avec la main gauche. Elle tient le rasoir en demi-cercle dans sa main droite. Elle revient vers le lit où le monstre sommeille. Elle lève le bras gauche (sinister). Dès que la lueur de la lampe se porte sur le lit, la Belle distingue la plus douce des bêtes (dulcissimam bestiam) qui se dresse sur son ventre. Éros est un très jeune homme qui dort. Même, on distingue clairement, à l’état de son corps, que le jeune garçon est en train de rêver. Alors sa main droite frémit, Psyché lâche le rasoir en demi-cercle. Sa main gauche elle aussi se met à trembler tandis qu’elle

19

s’avance encore, tandis qu’elle cherche à contempler de plus près ce corps fascinant que la lampe à huile illumine. Elle se penche. En se penchant une goutte d’huile bouillante tombe sur l’épaule droite du dieu (super umerum dei dexterum). Elle le brûle juste à l’endroit où commence l’aile blanche : l’aile devient toute noire. Cupidon sous la brûlure se réveille en sursaut, il hurle, il bondit, il s’envole. L’oiseau sans mot dire (tacitus), sans un cri, sans un chant, d’abord se pose sur le rebord de la fenêtre. L’âme s’approche de la fenêtre. Alors l’oiseau franchit la fenêtre. C’est maintenant, non plus un dragon monstrueux, non plus un jeune homme ravissant, mais un grand corbeau noir qui se pose sur la branche du cyprès qui s’élève en face de la fenêtre du palais. C’est le plus beau palais du monde. C’est un palais féerique. C’est le château sublime du connétable, dans la vallée de la Nonette, dans la haute futaie de Chantilly. C’est le lieu même où se déroule le plus beau roman d’amour qui ait été écrit en français, avec Tristan et Iseut, avec La Châtelaine de Vergy, et qui est intitulé Mademoiselle de Clermont. Tel est le lieu sans pareil où le Désir et l’Âme se sont aimés. Tel est le site ancien et enchanteur où ils se séparent. Cupido dit : – O simplicissima Psyche ! Ô l’Oublieuse ! O Immemor ! Il ne fallait pas me voir. Ferme les yeux si tu veux ressentir… Puis il ne dit plus rien. Soudain l’oiseau noir quitte brusquement la branche de l’arbre, s’enfonce dans la nuit.

La mouette au plumage blanc rapporte à Vénus la liaison de son fils Cupidon.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 18-19

11/02/2016 14:02


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 20-21

11/02/2016 14:02


22

Je reviens à la version française qu’a écrite, au début du xviii e siècle, Madame de Villeneuve : – Que puis-je faire ? demande la Belle au Songe qui la visite après que la Bête a disparu. – Ne consulte pas tes yeux. Ne m’abandonne jamais ! lui rétorque le Songe. Il n’est pas seulement illégitime de chercher à comprendre ce qu’on ne sera jamais capable d’éprouver : il est impossible pour un sexe de parler pour un autre. Jamais un homme ne saura ce que ressent une femme dans l’écoulement de sa jouissance et l’expression irrésistible, parfois, de son sanglot. Jamais il n’aura idée de l’abandon où l’amour la soumet. Jamais une femme n’éprouvera ce que vit un homme dans le jaillissement de ses semences et le souffle étouffé, désarticulé et inégal de son râle. Jamais elle n’aura le soupçon de l’incroyable désert où cette perte le jette. Il est possible qu’aucune volupté n’ôte un homme au désespoir secret de sa jouissance : précaire, chétive, si peu proportionnée à la virulence et à l’obstination de sa sommation. Pour les femmes je ne sais pas s’il en va de même de leur joie, ni pour leur carence quand elles l’abordent, ni pour la détresse que le plaisir cause soudain. Je ne le saurai jamais. Incognoscibilité totale pour les deux sexes – sinon un silence qui n’est même pas un même silence. Ovide II, 57 : Qui aime-t-on ? Quelle est l’identité de celui qu’on aime ? La connaît-on jamais, quand bien

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 22-23

23

même cela serait au bout d’une vie qu’on lui a consacrée ? Qui a vu le vrai et informe et insaisissable et personnel démon qui gît sous le visage que contrôle chacun autant qu’il peut dans le jour ? N’est-il pas préférable de le laisser au secret de sa nuit ? N’est-on pas plus proche de son monde en ne le harcelant pas de questions qui sont autant d’énigmes ? Aime-t-on vraiment quelqu’un si on passe son temps à lui tenir de grands et intarissables discours ? Car il a existé, jadis, un très ancien silence, où on vivait heureux, sans voix, sans cesse rassasié, plongé dans la pénombre, sous la protection d’un corps immense. C’est ainsi qu’à côté du bonheur, à côté de la volupté, comme allongé contre son flanc, surgit ou bien se creuse un tout autre et terrible et immanquable et régulier et obscur et vieux silence. L’amour qui est né de la frustration et de l’imagination passionnée délaisse soudain l’objet de la passion qu’il a mis en pleine lumière et au fond duquel il a dégorgé avec violence. Quand le désir a été assouvi, quel étrange espace silencieux s’ouvre soudain entre les deux corps et même s’agrandit ? Ou plutôt quel étrange silence s’arrête tout à coup dans la chambre ? Se cache sous le grand rideau de lit ? Se dérobe derrière le buisson ? Se recèle au fond de l’obscurité ? C’est à chaque fois comme un ange noir qui passe. Dans la jouissance qui les prend par surprise les amants perdent soudain quelque chose de leur amour pour accéder à quoi ? Ce qu’ils viennent d’oublier inexplicablement, ils l’ont oublié pour quelle mémoire ? Pourquoi le rêve retient-il

11/02/2016 14:02


24

mieux le dieu dans la nuit de la psyché que le regard tout à coup qu’ils portent l’un vers l’autre dans la lumière d’une lampe et leur désir défait ? Quels affreux jugements naissent aussitôt de l’inspection qui commence ? Quelle pauvre chose que ce tissu de paroles faibles, gênées, sociales, narcissiques, malheureuses, qui reviennent alors sur leurs lèvres et qu’il vaudrait mieux retenir ? Il faut préciser que le mot français dragon vient du mot grec drakôn, qui veut dire « celui qui regarde ». Au bout de la sexualité ce n’est pas l’amour qui se tient. Quelque chose a brûlé dans ce qui a brûlé de la passion elle-même. Le plaisir obtenu a fait naître un étrange corbeau tout noir entre les flancs blancs, merveilleux, dénudés, des amants. Reste dans leurs bords – dans les plombs qui cernent l’apparence – ce lit étrange de braises éteintes et de suie. Qu’est-ce qui a été abandonné au cours de l’abandon et qui a calciné l’envol ? Il y a ici quelque chose d’orphelin plutôt que quelque chose d’endeuillé. On aperçoit maintenant dans cette scène un enfant abandonné plutôt qu’un ange qui passe. Dans le corps de l’homme qui a jailli, dans le corps de la femme qui s’est ouverte et qui s’est écoulée : l’extase se transforme en un instant en un vide immense. Dans le récit de Madame de Villeneuve, quand la Belle accepte enfin de se donner à l’ombre longue et

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 24-25

25

obscure dont elle n’a jamais vu encore l’apparence, juste après qu’elle a dit simplement, enfin, à la Bête : « Oui, la Bête, je veux bien coucher avec vous », à ces mots la Bête se transforme en un jeune prince magnifique mais qui tombe en léthargie immédiate, pour le plus grand étonnement de la Belle : « Quelle ne fut pas sa surprise quand elle vit ce beau jeune homme qu’elle venait de faire naître qui ronflait contre son flanc. » Soudain c’est comme si nous échappions à notre corps. Et ce quelque chose qui en nous s’en va vient creuser à notre côté un espace qui jusque-là ne s’y trouvait pas. C’est beaucoup plus profond et plus sombre qu’une ombre. C’est comme une vieille poche obscure. Tout à coup se descellent l’un de l’autre le couvercle et le coffre. Tout à coup l’on voit apparaître près de notre corps nu ce trésor étrange : un espace entièrement noir et complètement vide. Il y a d’étranges manques.

11/02/2016 14:02


27

L E S V I T R AU X DE L A G A L E R I E DE P S YC H É À C H A N T I L LY par Nicole Garnier-Pelle Conser vateur général du Patrimoine chargée du musée Condé

L E MUSÉE CONDÉ à Chantilly conserve un ensemble

unique de quarante-quatre vitraux civils racontant l’histoire d’Amour et Psyché et exposés dans la galerie de Psyché. Ils proviennent du château d’Écouen et ont été commandés par le connétable Anne de Montmorency (1493-1567), compagnon d’armes, puis ministre de François Ier et d’Henri II. Le connétable avait découvert l’architecture de la Renaissance italienne lors des guerres d’Italie. Grand mécène, il fit construire aux environs de Paris par l’architecte Jean Bullant deux châteaux typiques de la Renaissance française : le château de Chantilly (aujourd’hui musée Condé) et le château d’Écouen (aujourd’hui musée national de la Renaissance). Amateur d’art, le connétable était propriétaire de deux sculptures de Michel-Ange, les Esclaves (aujourd’hui au musée du

Psyché découvre les traits d’Amour et reste béate devant tant de beauté et de délicatesse.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 26-27

11/02/2016 14:02


28

Louvre), que devait abriter un portique de la façade de son château d’Écouen. Il le fit en outre orner d’un abondant décor de vitraux, aujourd’hui transférés à Chantilly. Ces quarante-quatre panneaux vitrés peints en grisaille et rehaussés de jaune d’argent ont été exécutés entre 1542 et 1544 (cinq panneaux sont datés de 1542, deux de 1544). Ils ornaient la petite galerie au premier étage de l’aile occidentale du château d’Écouen, appelée alors galerie de Psyché. Avec deux scènes superposées dans chaque battant, les quarante-quatre panneaux occupaient parfaitement les dix croisées et les deux demi-croisées de la galerie. Les dimensions des vitraux s’accordaient à ses fenêtres, avec deux panneaux par battant, séparés par une traverse horizontale attestée par les relevés réalisés sur place par l’architecte Percier entre 1792 et 1798. Les plombs séparant les fragments des vitraux sont dans l’ensemble signifiants, ils sont destinés le plus souvent à traduire des oppositions ou au contraire des harmonies, parfois à séparer des mondes différents. Ainsi, dans le vitrail de la p. 17 où Psyché est transportée en cortège funèbre jusqu’au rocher où elle doit être abandonnée, la jeune fille est enveloppée dans un halo de plomb qui la sépare et l’isole des simples mortels ; dans le vitrail de la p. 50, Psyché, transportée dans les airs par Zéphyr de façon surnaturelle, est cernée d’un halo qui la distingue de la scène inférieure où elle s’endort au pied d’un arbre. Dans le vitrail de la p. 54-55, où les servantes invisibles accueillent Psyché dans le palais d’Amour, le plomb sépare le monde visible de l’invisible ; seules les mains

29

des femmes s’entrecroisent, car la communication se fait entre elles grâce au toucher et à l’ouïe, mais non au regard. Même chose dans les vitraux des pages 58 et 59 où Psyché, parfumée et soignée par ses servantes invisibles, est séparée d’elles par le plomb. Dans les scènes qui montrent Psyché et Amour enlacés sur le lit, le plomb réunit les deux amants, alors que dans les scènes avec ses méchantes sœurs, Psyché est systématiquement séparée d’elles par le plomb. Il ne faut pas confondre ces plombs d’origine, voulus par l’artiste, qui donnent du sens à l’histoire, avec les plombs de casse, créés par des accidents, qui dénaturent les compositions par un réseau en toile d’araignée. Il était fréquent à cette époque que des fables ou des proverbes illustrent les vitraux. Ainsi, au château d’Anet, toutes les vitres étaient peintes sur verre en grisaille et représentaient des sujets pris dans une fable. Par rapport à la pratique courante dans l’art du vitrail civil sous la Renaissance, l’ampleur et l’homogénéité de la suite des vitraux de Psyché sont tout à fait exceptionnelles. L’histoire de Psyché est un des thèmes de prédilection de la Renaissance. La légende a connu une grande faveur dans l’Antiquité en raison de sa portée symbolique : Psyché (en grec, « âme » ou « papillon ») est représentée avec des ailes, par analogie avec la croyance populaire qui voit l’âme humaine comme un papillon s’échappant du corps après la mort ; on trouve cette représentation sur de nombreux sarcophages antiques. Au début de notre ère, la tradition chrétienne s’empare du mythe, comme en témoigne le décor des sarcophages et des catacombes : l’errance

Amour, le marié, tient Psyché dans ses bras sur le lit d’honneur.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 28-29

11/02/2016 14:02


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 30-31

11/02/2016 14:02


32

de Psyché est celle de l’âme qui cherche Dieu. À la différence des Métamorphoses d’Ovide, le texte d’Apulée n’a pas été divulgué au Moyen Âge, sa traduction n’ayant paru en Italie qu’en 1469. Mais dès 1517, le banquier siennois Agostino Chigi fit orner par Raphaël la loggia de sa villa Farnésine de la fable de Psyché. La voûte montre Psyché dans l’Olympe et Le festin de noces d’Amour et de Psyché encadrés par dix lunettes. C’est peut-être de ce décor que dériveraient les dessins dus à l’artiste d’origine flamande Michel Coxie (1499-1592), gravés par le graveur anonyme dit le Maître au Dé. La publication à Paris en 1546 par Jean de Maugin d’un livre intitulé L’Amour de Cupido et Psiché, mère de Volupté, témoigne de l’attrait exercé en France par la série italienne, dont il conserve la mise en page générale tout en la teintant d’un caractère bellifontain prononcé. Ce thème a connu une grande postérité dans le domaine des arts décoratifs. François Ier le retint pour faire tisser à Bruxelles une suite de tapisseries, aujourd’hui détruite. En Italie, Perino del Vaga le traita au château Saint-Ange, dans l’appartement du pape Paul III, et Jules Romain s’inspira également de ce cycle à Mantoue, au palais du Té. Ce thème amoureux fut donc souvent traité à la Renaissance. En fait, les vitraux d’Écouen s’inspirent largement de la suite de planches gravées par le Maître au Dé, qui connut un grand succès. Les compositions furent modifiées pour s’adapter au format vertical des baies vitrées et accompagnées de quatrains en français. Seuls quatre vitraux diffèrent sensiblement des gravures, et deux d’entre eux sont des inventions françaises.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 32-33

33

Les quatrains commentant les scènes ont été adaptés de l’italien au français par Claude Chappuys, Antoine Héroët de La Maison-Neuve et Melin de Saint-Gelais. Un manuscrit conservé à Chantilly donne le texte de « trente huitains pour la tapisserie faite de la fable de Cupido et de Psyché », avec les noms de ces auteurs. Le style de ces vitraux se rapproche de l’art de Fontainebleau. Le décor des bandeaux comprenant les cartouches explicatifs et entourés de cuirs, de fruits et de feuillages, de satyres, de putti et de masques, appartient au répertoire décoratif de la galerie François Ier. Certaines scènes, comme le bain et la toilette de Psyché, traitent des thèmes favoris de l’école de Fontainebleau. Comment les vitraux d’Écouen sont-ils parvenus à Chantilly ? Confisqués en 1792, ils furent exposés à Paris par Alexandre Lenoir dans son musée des Monuments français et rendus en 1816 au prince de Condé, propriétaire de Chantilly et d’Écouen ; celui-ci les légua avec tous ses biens à son petit-neveu et filleul Henri d’Orléans, duc d’Aumale (1822-1897), fils du futur roi Louis-Philippe, alors âgé de huit ans. Les vitraux de Psyché furent transportés vers 1843 à Chantilly où le duc d’Aumale fit construire par son architecte Duban une galerie de bois pour les installer. En 1875, lors de la reconstruction du château de Chantilly par l’architecte Honoré Daumet, le duc fit élever pour les vitraux d’Écouen une galerie, appelée galerie de Psyché, où Daumet regroupa alors les vitraux en sept verrières de six panneaux.

11/02/2016 14:02


34

Le duc d’Aumale les fit restaurer deux fois ; une première fois en 1847, à la manufacture de Sèvres, sous l’autorité de son directeur Alexandre Brongniart, après une tempête qui les avait endommagés. Brongniart les attribuait alors « à Bernard Palissy d’après des cartons de Raphaël ». En 1879, au moment de leur mise en place, le duc d’Aumale les fit à nouveau restaurer par les peintres-verriers Lefèvre et G. Bardon. Aujourd’hui ces vitraux, toujours exposés au musée Condé à Chantilly, constituent peut-être le plus bel ensemble de vitraux civils de la Renaissance française conservé en France. Ils témoignent de l’importance du mythe de Psyché au sein de l’école de Fontainebleau et de la haute qualité des artistes travaillant pour l’un des plus grands mécènes de son temps, le connétable Anne de Montmorency. Puisse leur publication intégrale par les éditions Diane de Selliers dans le cadre de la manifestation « Un livre, une rose » – qui honore la librairie indépendante lors de la journée mondiale du livre et du droit d’auteur – les rendre encore plus célèbres. Je me réjouis de participer, par le biais de cet ouvrage, à la défense et à la promotion de la librairie indépendante et à la diffusion de ces chefs-d’œuvre.

La vieille raconte l’histoire de Psyché à une jeune fille ; Lucius, métamorphosé en âne, écoute ce récit.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 34-35

11/02/2016 14:02


--v--

Amour & Psyché --v--

La douce haleine d’un zéphyr soulève la jeune fille d’un mouvement insensible (détail).

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 36-37

11/02/2016 14:02


39

I

l était, dans une certaine ville, un roi et une reine. Ce roi et cette reine avaient trois filles d’une beauté remarquable. Les aînées, toutefois, si agréables qu’elles fussent à voir, n’avaient rien, semble-t-il, qu’une louange humaine ne pût célébrer dignement. De la plus jeune, au contraire, si rare, si éclatante était la perfection que, pour en donner une idée, pour en faire même un suffisant éloge, le langage humain était trop pauvre. À telles enseignes que, gens du pays ou étrangers, tous ceux que la renommée d’un spectacle aussi unique assemblait en foule, empressés et curieux, restaient stupides d’admiration pour cette beauté sans égale, et, portant leur main droite à leurs lèvres, l’index posé sur le pouce levé, ils lui prodiguaient dévotement les mêmes marques d’adoration qu’à la déesse Vénus en personne. Déjà dans les villes voisines et les contrées environnantes le bruit s’était répandu que la déesse née du sein azuré des mers et formée de la rosée des vagues écumeuses daignait, à tout venant, rendre accessible sa puissance et se mêler parmi la société des hommes, à moins qu’une création nouvelle des gouttelettes célestes n’eût fait germer non plus des flots, mais de la terre, une autre Vénus, parée de sa fleur virginale. C’est ainsi qu’à perte de vue la croyance, de jour en jour, gagne du terrain ; d’une île voisine à l’autre, puis, sur le continent, de province en province, la renommée s’étend et se propage. Et nombreux sont les mortels qu’au prix de grands voyages et de lointaines traversées voit

Gens du pays ou étrangers, empressés et curieux, restaient stupides d’admiration pour cette beauté sans égale.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 38-39

11/02/2016 14:02


40

A mou r & Psyché

affluer vers elle la glorieuse merveille du siècle. À Paphos, à Cnide, à Cythère même, aucun navigateur n’aborde pour contempler la déesse Vénus. Ses sacrifices sont délaissés, ses temples vont se dégradant, ses coussins sont foulés aux pieds, ses cérémonies sont négligées, ses images restent sans couronnes, et des cendres refroidies souillent ses autels désolés. C’est à la jeune fille qu’on adresse des prières, c’est sous les traits d’une mortelle qu’on implore la grâce de l’auguste divinité. Quand, au matin, apparaît la vierge, c’est de Vénus absente qu’on invoque le nom secourable en offrant victimes et festins, et quand elle traverse les places, le peuple se presse pour l’adorer avec des guirlandes et des fleurs. Cet extravagant transfert des honneurs célestes au culte d’une mortelle enflamme d’une violente colère la véritable Vénus. Elle ne peut contenir son indignation ; elle secoue la tête en frémissant jusqu’au fond de son être et se tient à elle-même ce langage : « Ainsi, moi, mère antique de la nature, origine première des éléments, nourricière de l’univers, Vénus, on me réduit à cette condition de partager avec une mortelle les honneurs dus à ma majesté, et mon nom, consacré dans le ciel, est profané par le contact des souillures terrestres. Apparemment, il me faudra, dans l’équivoque communauté des hommages rendus à mon nom, voir l’adoration me confondre avec une remplaçante, et celle qui, partout, présentera mon image, c’est une fille promise à la mort. Ah ! c’est en vain que ce berger, dont l’impartiale justice fut approuvée du grand Jupiter, m’a préférée, pour mes attraits sans pareils,

Vénus appelle sur-le-champ son fils, l’enfant ailé.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 40-41

11/02/2016 14:02


A mou r & Psyché

43

aux plus éminentes déesses. Mais elle ne se réjouira pas longtemps, quelle qu’elle soit, d’avoir usurpé mes honneurs ; je saurai, de cette beauté même à laquelle elle n’a point droit, faire en sorte qu’elle se repente. » Et elle appelle sur-le-champ son fils, l’enfant ailé, ce mauvais garnement qui, bravant par son inconduite la morale publique, armé de torches et de flèches, court çà et là la nuit dans les maisons des autres, brouille tous les ménages, commet impunément les pires scandales, bref ne fait jamais chose qui vaille. Et bien qu’effronté déjà par naturelle friponnerie, elle l’excite encore par ses discours, le conduit dans la ville dont nous avons parlé, présente à ses yeux Psyché – tel était le nom de la pucelle –, lui fait tout le récit de cette rivalité de beauté ; enfin, gémissante et frémissante d’indignation : « Je t’en conjure, dit-elle, par les liens de l’amour maternel, par les douces blessures de tes flèches, par les délicieuses brûlures de la torche que tu portes, venge celle qui t’a donné le jour, mais venge-la pleinement, et châtie sans pitié cette beauté rebelle. Consens seulement – et cela seul me tiendra lieu de tout – à faire en sorte que cette vierge s’éprenne d’un ardent amour pour le dernier des hommes, un homme que, dans son rang, son patrimoine et sa personne même, la fortune ait maudit, si abject en un mot que, dans le monde entier, il ne trouve pas son pareil en misère. » Elle dit et, les lèvres entrouvertes, elle embrasse son fils longuement, avidement ; puis, gagnant l’endroit le plus proche du rivage où meurt le flot, elle presse de ses pieds de rose la crête écumeuse des vagues qui miroitent, Depuis longtemps les deux aînées, dont la beauté moyenne n’a nulle part été proclamée par la rumeur publique, ont fait de brillants mariages.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 42-43

11/02/2016 14:02


44

A mou r & Psyché

et bientôt la voilà qui se laisse porter sur la claire surface de la mer profonde. À peine a-t-elle eu le temps de vouloir, et, comme sur un ordre donné d’avance, les dieux marins s’empressent à la servir. Voici les filles de Nérée, chantant un chœur, et Portunus, tout hérissé d’une barbe bleuâtre, et Salacia, les plis de sa robe lourds de poissons, et Palémon, le petit aurige, conduisant un dauphin ; voici, bondissant çà et là sur la mer, les troupes des Tritons : l’un souffle doucement dans sa conque sonore, l’autre oppose un tissu de soie à la flamme d’un soleil importun ; celui-ci tient un miroir sous les yeux de la reine ; ceux-là nagent par couples attelés à son char. Telle est l’escorte qui accompagne Vénus dans sa course vers l’Océan. Cependant, Psyché, avec tout l’éclat de la beauté qui est la sienne, ne tire nul avantage de ses charmes. Chacun la contemple, chacun fait son éloge, mais personne, ni roi, ni prince, ni même, à défaut, homme du peuple, ne désire sa main ni ne se présente pour l’obtenir. On admire cette face de déesse, mais c’est comme une statue d’un art sans défaut que tout le monde l’admire. Depuis longtemps ses deux aînées, dont la beauté moyenne n’a nulle part été proclamée par la rumeur publique, accordées à des prétendants royaux, ont fait de brillants mariages ; Psyché, vierge délaissée, reste dans sa maison à pleurer son abandon et sa solitude. Le corps dolent, le cœur meurtri, elle déteste en elle cette beauté dont s’enchantent des nations entières. Tant qu’enfin le triste père de l’infor­ tunée jeune fille, soupçonnant quelque malédiction

Le triste père de l’infortunée jeune fille interroge l’antique oracle du dieu de Milet, Apollon.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 44-45

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

47

céleste et craignant d’avoir encouru la colère d’en haut, interroge l’antique oracle du dieu de Milet, offre à cette puissante divinité des prières et des victimes, demande pour la vierge dédaignée un hymen et un mari. Apollon, bien que grec et ionien, par égard pour l’auteur de notre Milésienne, rendit cet oracle en latin : « Sur un roc escarpé, roi, expose ta fille, pour un hymen de mort pompeusement parée. Et n’attends pas un gendre issu d’un sang mortel, mais un monstre cruel, féroce et vipérin, qui vole par les airs et, n’épargnant personne, porte partout la flamme et blesse avec le fer, fait trembler Jupiter, effroi de tous les dieux, et, redoutable même aux fleuves infernaux, inspire la terreur aux ténèbres du Styx. » Le roi jadis heureux, après qu’il a reçu la divine prophétie, s’en retourne chez lui à regret, l’âme en peine. Il explique à sa femme ce que prescrit l’oracle de malheur. On se désole, on pleure, on se lamente pendant plusieurs jours. Mais déjà du fatal arrêt presse la sinistre exécution. Déjà l’on prépare pour la vierge infortunée l’appareil de la funèbre noce. La flamme des torches se noircit de fumée et se meurt sous la cendre ; les sons de la flûte nuptiale font place aux accents plaintifs du mode lydien, le joyeux chant d’hyménée finit en hurlement lugubre et l’épousée de demain essuie ses larmes avec son propre voile. Le triste sort qui pèse sur cette maison provoque des pleurs de sympathie dans la cité entière, et la douleur unanime se traduit sans retard par la proclamation d’un deuil public.

Le roi, après qu’il a reçu la divine prophétie, explique à sa femme ce que prescrit l’oracle de malheur.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 46-47

11/02/2016 14:03


48

A mou r & Psyché

Mais la nécessité d’obéir aux avertissements célestes exige que Psyché, la pauvrette, subisse la peine qui l’attend. On achève donc, dans une profonde tristesse, les apprêts solennels de cet hymen de mort. Suivi de tout un peuple, le convoi se met en marche de ce cadavre vivant, et Psyché, en larmes, accompagne non sa noce, mais ses obsèques. Cependant, ses parents, navrés et accablés par leur malheur, ne peuvent se résoudre à consommer le monstrueux forfait ; c’est leur fille elle-même qui les exhorte en ces termes : « Pourquoi infliger à votre vieillesse malheureuse le tourment de pleurs continuels ? Pourquoi, ce souffle qui est le mien plus encore que le vôtre, pourquoi le secouer sans trêve par d’épuisants cris de douleur ? Pourquoi souiller de larmes inutiles un visage pour moi vénérable ? Pourquoi, dans vos yeux ravagés, obscurcir la clarté des miens ? Pourquoi dévaster votre chevelure blanche ? Pourquoi meurtrir une poitrine, un sein qui me sont sacrés ? Voilà pour vous la glorieuse récompense de mon incomparable beauté. C’est une jalousie inhumaine qui vous frappe d’un coup mortel : trop tard vous vous en apercevez. Quand les nations et les peuples nous rendaient des honneurs divins, quand, d’une voix unanime, ils m’appelaient une nouvelle Vénus, c’est alors qu’il fallait gémir, c’est alors qu’il fallait pleurer, c’est alors qu’il fallait prendre le deuil, comme si déjà je vous étais ravie. Je le comprends, je le vois aujourd’hui : seul le nom de Vénus est ce qui m’a perdue. Emmenez-moi, placez-moi sur le rocher auquel le sort m’a assignée.

Au milieu d’un bois est une demeure royale, bâtie non de main d’homme, mais par un art divin.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 48-49

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

51

J’ai hâte d’affronter cette heureuse union, j’ai hâte de voir le noble époux qui sera le mien. Pourquoi différer, pourquoi me dérober à la rencontre de celui qui est né pour la ruine de l’univers ? » Ainsi parla la vierge ; puis elle se tut et, d’un pas affermi, se mêla à la foule qui formait son cortège. On arrive au roc désigné, sur une montagne escarpée ; on place la jeune fille au plus haut sommet ; puis tous l’abandonnent et, jetant là les torches nuptiales qui ont éclairé leur marche et qu’ils ont en cet endroit même éteintes avec leurs larmes, ils reprennent, la tête basse, le chemin de leurs demeures. Les malheureux parents, abattus par la calamité, ont fui la lumière au fond de leur palais clos et se sont enfermés dans une nuit éternelle. Psyché, pendant ce temps, apeurée et tremblante, n’arrête pas de pleurer au haut de son rocher, quand la douce haleine d’un zéphyr plein de caresses agite d’un frémissement le bord de sa robe et en gonfle les plis, soulève la jeune fille d’un mouvement insensible et, d’un souffle tranquille, la porte sans secousse le long de la paroi rocheuse, au pied de laquelle, dans le creux d’un vallon, il la dépose et gentiment la couche au sein d’une pelouse fleurie. Psyché, dans ces prés d’herbe tendre, mollement étendue sur son lit de gazon humide de rosée, s’est remise de son grand émoi et, doucement, s’est endormie. Après un sommeil suffisant pour réparer ses forces, elle se relève, l’âme apaisée. Elle voit un bois planté d’arbres élancés et touffus, elle voit une source dont l’onde a la transparence du cristal. Au milieu même du bois, près de l’endroit La douce haleine d’un zéphyr plein de caresses soulève la jeune fille d’un mouvement insensible et la porte le long de la paroi rocheuse, dans le creux d’un vallon.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 50-51

11/02/2016 14:03


52

A mou r & Psyché

où tombe la source, est une demeure royale, bâtie non de main d’homme, mais par un art divin. Dès l’entrée, vous n’en sauriez douter : c’est de quelque dieu que vous avez devant vous la luxueuse et plaisante résidence. Les plafonds, aux lambris de thuya et d’ivoire curieusement sculptés, sont soutenus par des colonnes en or ; les parois revêtues toutes d’argent ciselé, offrent aux regards, dès qu’on entre, des bêtes sauvages et d’autres animaux. En vérité, c’est un homme merveilleux, que dis-je ? un demi-dieu, un dieu, celui dont l’art subtil a de la vie de cette faune animé tout cet argent. Quant aux pavements, des pierres précieuses taillées menu y opposent leurs couleurs en formant des dessins variés. Heureux, certes, deux et trois fois heureux ceux dont les pieds se posent sur des gemmes et sur des perles. Les autres parties de la maison, si loin qu’elles s’étendent en largeur comme en profondeur, sont d’un prix inestimable, et tous les murs, faits de blocs d’or massif, resplendissent de leur propre éclat, au point qu’ils se feraient eux-mêmes leur lumière si le soleil leur refusait la sienne : tant les chambres, tant les galeries, tant les battants même des portes lancent d’éclairs. Les richesses qui remplissent la maison répondent pareillement à sa magnificence : on dirait non sans raison que, pour séjourner parmi les hommes, le grand Jupiter s’est construit là un céleste palais. Attirée par l’agrément de ces lieux, Psyché s’est approchée ; elle s’enhardit à franchir le seuil et, séduite bientôt par l’intérêt d’un si beau spectacle, elle examine tout

A mou r & Psyché

53

en détail. De l’autre côté du palais, elle aperçoit des magasins d’une architecture grandiose, où s’entassent des trésors royaux. Rien n’existe qui ne se trouve pas là. Mais plus que ces immenses richesses, si étonnantes soient-elles, ce qui surtout tient du prodige, c’est que ni chaîne, ni fermeture, ni gardien ne défend ce trésor venu du monde entier. Psyché regarde tout, au comble du plaisir, quand vient à elle une voix dépouillée de son corps : « Pourquoi, ma dame, lui dit-elle, pourquoi cette stupeur à la vue de tant d’opulence ? Tout ceci t’appartient. Entre donc dans la chambre, repose sur le lit tes membres fatigués et, quand il te plaira, commande un bain. Nous, dont tu entends la voix, nous sommes tes servantes, qui nous empresserons d’exécuter tes ordres, et le soin de ta personne achevé, un festin royal t’est destiné, qui ne se fera pas attendre. » Psyché a reconnu dans cette félicité l’effet d’une providence divine. Docile aux avis de la voix incorporelle, elle dissipe sa fatigue par un somme suivi d’un bain ; puis soudain elle aperçoit près d’elle un lit surélevé en forme de demi-cercle ; les apprêts d’un repas lui donnent à penser qu’il est mis là pour elle, afin qu’elle se restaure, et, de bon cœur elle prend place. Aussitôt des vins semblables à du nectar et des plateaux chargés d’une abondance de mets variés sont placés devant elle, sans personne pour faire le service, et poussés seulement par un souffle. Elle ne distinguait cependant aucun être, elle ne faisait qu’entendre des paroles tombant de quelque part et n’avait que les voix pour servantes. Après un copieux festin, il entra « Pourquoi, ma dame, lui dit une voix dépouillée de son corps, pourquoi cette stupeur à la vue de tant d’opulence ? Tout ceci t’appartient. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 52-53

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 54-55

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

57

quelqu’un qui chanta, sans se laisser voir ; un autre joua d’une cithare qui, de même que lui, resta invisible. Puis un morceau d’ensemble, exécuté par un grand nombre de voix, parvint à ses oreilles, en révélant, bien qu’aucun humain ne parût, la présence d’un chœur. Ces plaisirs terminés, Psyché vit que le soir était venu et s’alla coucher. La nuit était déjà avancée, quand un léger bruit vint frapper son oreille. Tremblante alors, si seule, pour sa virginité, elle a peur, elle frissonne, et plus qu’aucun malheur, elle redoute ce qu’elle ignore. Et voilà déjà près d’elle le mari inconnu : il est monté dans le lit, a fait de Psyché sa femme et, avant le lever du jour, est reparti en hâte. Aussitôt les voix, aux aguets près de la chambre, donnent leurs soins à la nouvelle épouse dont vient d’être immolée la virginité. Les choses allèrent ainsi pendant un certain temps. Comme l’a voulu la nature, à la nouveauté du plaisir l’habitude ajoutait pour Psyché une douceur de plus, et le son de la voix mystérieuse consolait son abandon. Cependant ses parents vieillissaient, consumés sans relâche par le deuil et l’affliction. Et le bruit de l’aventure s’étant répandu au loin, les sœurs aînées avaient tout appris. Sur-le-champ, dans la tristesse et la désolation, elles avaient abandonné leur foyer et, rivalisant d’empressement, s’étaient rendues auprès de leurs parents pour les voir, leur porter des paroles d’affection.

« Entre donc, repose sur le lit tes membres fatigués. Nous, dont tu entends la voix, sommes tes servantes. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 56-57

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 58-59

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 60-61

11/02/2016 14:03


62

A mou r & Psyché

Cette nuit-là, le mari, s’adressant à sa Psyché (car, à défaut des yeux, les mains pouvaient le toucher et les oreilles l’entendre le plus distinctement du monde) : « Psyché, lui dit-il, tendre et chère épouse, la Fortune, dans sa rigueur accrue, te menace d’un danger mortel ; veille et tiens-toi soigneusement sur tes gardes, voilà mon avis. Tes sœurs, qui te croient morte, dans leur émoi cherchent ta trace et parviendront bientôt au rocher que tu sais. Si, par hasard, tu perçois, venant d’elles, quelques lamentations, ne réponds rien, ne regarde même pas dans leur direction, sous peine de causer à moi une grande douleur, à toi la pire des catastrophes. » Psyché consent. Elle s’engage à faire la volonté de son mari. Mais quand, avec la nuit, celui-ci a disparu, tout le jour, la pauvrette le passe dans les larmes et dans les pleurs, répétant que c’est bien à cette heure que sa vie est finie, si, dans l’opulente prison qui la tient enfermée, elle est privée de tout commerce, de tout entretien avec les êtres humains ; si, quand ses propres sœurs s’affligent à son sujet, elle ne peut ni leur venir en aide, ni les réconforter, ni même d’aucune manière les voir. Et, sans prendre pour se refaire ni bain, ni nourriture, ni rien de ce qui rend des forces, c’est en pleurant abondamment qu’elle se retire pour dormir. L’instant d’après, un peu plus tôt que d’habitude, son mari se couche à ses côtés, la prend entre ses bras encore baignée de larmes, et la gronde en lui disant : « Est-ce là ce que tu me promettais, ma Psyché ? Qu’attendre désormais de toi, moi ton mari, ou qu’espérer ? Durant le jour,

A mou r & Psyché

63

durant la nuit, et jusque dans les bras de ton époux, tu ne cesses pas de te torturer. Va donc, fais ce que tu voudras, et contente pour ton malheur les exigences de ton cœur. Qu’il te souvienne toutefois de mes sérieux avertissements, lorsque, trop tard, viendra le repentir. » Alors, à force de prières et en menaçant de mourir, elle arrache à son mari la permission tant désirée de voir ses sœurs, d’apaiser leur deuil, de s’entretenir avec elles. Et non content de céder de la sorte aux instances de sa nouvelle épouse, il lui accorde, en outre, tout l’or, tous les colliers dont elle voudra leur faire cadeau. Mais il lui recommande avec insistance, et de manière à l’effrayer, de ne chercher jamais, si ses sœurs lui en donnent le pernicieux conseil, à connaître la figure de son mari : curiosité sacrilège qui, du faîte du bonheur, la jetterait dans la perdition et la priverait pour toujours de ses embrassements. Psyché rend grâces à son mari, et déjà plus joyeuse : « Ah ! dit-elle, plutôt cent fois mourir que de ne plus goûter la douceur de notre union. Car je t’aime à la folie et je te chéris, qui que tu sois, à l’égal de ma vie ; non, Cupidon lui-même ne t’est pas comparable. Toutefois, à mes prières, je t’en supplie, accorde encore ceci : ordonne à Zéphyr, ton serviteur, de transporter mes sœurs par la même voie que moi et de me les amener ici. » Et tout en le couvrant de baisers séducteurs, en l’enivrant de tendres paroles, en l’enlaçant irrésistiblement, elle ajoute à ses caresses des noms comme « mon chéri, mon mari, douce âme de ta Psyché ». La force et le pouvoir des mots d’amour murmurés à voix basse

Amour est monté dans le lit, a fait de Psyché sa femme et, avant le lever du jour, est reparti en hâte.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 62-63

11/02/2016 14:03


64

A mou r & Psyché

triomphèrent du mari, qui, cédant à regret, promit tout ce qu’on voulut. Du reste, le jour approchait, et il s’évanouit d’entre les bras de sa femme. Cependant, les deux sœurs, ayant su quel était le rocher et l’endroit où Psyché avait été abandonnée, s’y rendirent en hâte. Et là, elles noyaient leurs yeux de larmes, se frappaient la poitrine, faisaient tant que de leurs hurlements répétés les pierres et les rochers renvoyaient l’écho. Et comme elles appelaient maintenant par son nom leur malheureuse sœur, au bruit perçant de ces plaintes stridentes qui descendaient la montagne, Psyché, éperdue et tremblante, s’élance enfin hors de la maison : « Pourquoi, dit-elle, vous exterminer sans raison par de déchirantes lamentations ? Celle qui cause votre deuil, la voici devant vous. Mettez un terme à vos gémissements funèbres, séchez enfin ces joues longtemps arrosées de larmes, puisque celle que vous pleuriez, vous la pouvez maintenant embrasser. » Elle appelle alors Zéphyr et lui rappelle l’ordre de son mari. Aussitôt, docile au commandement, il les enlève d’un souffle plein de douceur et, sans encombre, les porte à destination. Les voilà toutes maintenant qui s’embrassent, échangent d’impatients baisers, goûtent la douceur d’être ensemble ; et les larmes apaisées reviennent à l’appel de la joie. « Mais voici, dit Psyché, mon toit et mon foyer : plus de chagrin, entrez, et que vos cœurs se remettent de leur affliction en compagnie de votre Psyché. »

Zéphyr enlève les deux sœurs d’un souffle plein de douceur et, sans encombre, les porte à destination.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 64-65

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

67

Leur parlant de la sorte, elle leur montre les immenses richesses de la maison d’or, leur fait entendre le peuple de voix qui la sert, leur offre pour se restaurer, après un bain luxueux, les copieux raffinements d’une table faite pour les immortels. Si bien qu’une fois rassasiées de cette profusion de richesses vraiment célestes, elles commencèrent au fond de leur âme à nourrir des pensées d’envie. Et l’une d’elles en vint à poser, avec une insistance indiscrète, les questions les plus précises : ces célestes merveilles, quel en était le maître ? et elle, qui était ou qu’était son mari ? Mais Psyché n’enfreint d’aucune manière les prescriptions conjugales ni ne les bannit du secret de son cœur. Elle invente sur l’heure que c’est un beau jeune homme, dont un duvet de barbe ombrage depuis peu les joues, et le plus souvent occupé à chasser dans les champs et dans les montagnes. Puis, craignant, si la conversation se prolonge, de laisser échapper par inadvertance ce qu’elle a résolu de taire, elle les charge d’or ouvragé et de colliers de pierres précieuses ; après quoi, sans plus attendre, elle appelle Zéphyr et les lui confie à remporter. Ce qui fut fait à l’instant. Nos charmantes sœurs, en rentrant au logis, de plus en plus dévorées par le fiel brûlant de l’envie, causaient entre elles avec une bruyante animation. L’une, enfin, s’exprime en ces termes : « Voilà bien, ô Fortune, ton aveuglement, ta cruauté et ton injustice. Ainsi, tu as trouvé bon que, filles d’un même père et d’une même

Les deux sœurs commencèrent au fond de leur âme à nourrir des pensées d’envie.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 66-67

11/02/2016 14:03


68

A mou r & Psyché

mère, nous eussions en partage un sort si différent ? Nous qui sommes les aînées, livrées en mariage à des étrangers pour être leurs servantes, bannies du foyer domestique et de notre patrie même, nous menons loin de nos parents une vie d’exilées ; elle, la dernière venue, fruit tardif d’une fécondité qu’elle a tarie, possède d’immenses richesses avec un dieu pour époux, et elle ne sait même pas user comme il faut de cette abondance de biens. Tu l’as vu, ma sœur : que de colliers, et de quel prix, traînant dans la maison ! Et ces étoffes éclatantes, ces étincelantes pierreries, sans parler de cet or sur lequel on marche partout. Si le mari qu’elle possède est aussi beau qu’elle le prétend, il n’est pas aujourd’hui dans le monde entier de mortelle plus heureuse. Et qui sait même si, avec les progrès de l’intimité et la force croissante de l’amour, le dieu son époux n’ira pas jusqu’à en faire une déesse ? Oui, c’est ainsi, son air, son attitude le disaient. Dès maintenant, elle vise plus haut, et tout respire la déesse dans la femme qui a des voix pour servantes et qui commande même aux vents. Tandis que moi, pour mon malheur, le sort m’a donné un mari plus âgé d’abord que mon père, plus chauve ensuite qu’une citrouille, un nain plus chétif qu’un enfant, et qui tient toute sa maison sous garde, derrière des verrous et des chaînes. » L’autre reprend : « Et moi donc ! Perclus, tordu de rhumatismes, et ne rendant pour cette raison que de rares hommages à mes charmes, voilà le mari que j’endure. Ses doigts déformés et durcis comme pierre,

« Tout respire la déesse dans la femme qui a des voix pour servantes et qui commande même aux vents. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 68-69

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

71

continuellement je les frictionne ; des compresses puantes, des linges sordides, de fétides cataplasmes brûlent ces mains délicates ; ce n’est pas d’une épouse dévouée que j’ai l’air, c’est d’une garde-malade que je tiens le pénible emploi. Pour toi, ma sœur, on voit avec quelle patience, ou plutôt, pour m’exprimer avec franchise, quelle servilité tu supportes tout cela. Mais moi je ne saurais souffrir davantage la vue d’une telle félicité échue à une indigne. Souviens-t’en, en effet : quelle morgue, quelle arrogance dans sa conduite à notre égard ! Dans l’insolent étalage de son faste, comme elle a laissé paraître l’orgueil qui gonfle son cœur ! Et de toutes ces richesses, elle nous a jeté quelques miettes, à regret ; puis aussitôt, importunée de notre présence, elle nous a fait mettre à la porte, balayer par le souffle du vent, chasser sous ses sifflements. Je veux n’être pas femme et ne respirer point, si je ne la précipite du haut d’une telle fortune. Si toi aussi, comme il est légitime, tu ressens la blessure de notre affront, cherchons à nous deux un plan de conduite énergique. Et d’abord, ce que nous rapportons, ne montrons rien à nos parents ni à qui que ce soit ; ignorons même si seulement elle est en vie. C’est assez d’avoir vu nous-mêmes ce que nous voudrions n’avoir point vu, sans aller encore auprès des auteurs de nos jours et par le monde entier en trompeter l’heureuse nouvelle. Car ils ne sont pas heureux, ceux dont personne ne connaît les richesses. Elle apprendra qu’elle a en nous non des servantes, mais des sœurs aînées. Pour le moment, retournons auprès de nos maris,

« Dans l’insolent étalage de son faste, comme elle a laissé paraître l’orgueil qui gonfle son cœur ! »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 70-71

11/02/2016 14:03


72

A mou r & Psyché

allons revoir nos pauvres lares, où règne du moins la frugalité ; prenons notre temps, réfléchissons, et mettons-nous en mesure de revenir plus fortes pour châtier l’orgueil. » Les deux perfides s’accordent à trouver bon ce perfide dessein. Elles cachent tous leurs précieux cadeaux et, s’arrachant les cheveux, se déchirant les joues – traitement bien mérité –, elles recommencent hypocritement à verser des pleurs. Elles ravivent ainsi du même coup la douleur de leurs parents, qu’elles laissent sans espoir, et regagnent en hâte leurs demeures, gonflées de folle rage, pour machiner une ruse infernale, que dis-je ? un attentat impie contre une sœur innocente. Cependant Psyché reçoit de son mari inconnu, durant leurs entretiens nocturnes, de nouveaux avertissements. « Vois-tu bien, lui dit-il, quel péril te menace ? La Fortune te fait à distance une guerre d’escarmouches : si tu ne te tiens fortement sur tes gardes, elle engagera bientôt le combat corps à corps. De perfides femelles font tous leurs efforts pour te tendre un piège abominable et te persuader – car c’est tout ce qu’elles veulent – de chercher à connaître mon visage ; or, ce visage, je t’en ai souvent prévenue, si tu le vois, tu ne le verras plus. Si donc à l’avenir ces détestables lamies viennent ici, comme je sais qu’elles viendront, armées de coupables desseins, refuse-toi à toute conversation ; ou, si c’est plus que n’en peuvent supporter ta candeur naturelle et ta tendresse de cœur, sur ton mari du moins n’écoute rien, ne réponds rien. Car notre famille va s’accroître, et ce sein, hier encore celui d’une

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 72-73

A mou r & Psyché

73

enfant, nous réserve un enfant à son tour, divin si tu sais te taire et garder nos secrets, mortel si tu les profanes. » À cette nouvelle, Psyché, épanouie de bonheur, bat des mains à la consolante pensée d’une progéniture divine, se grise du glorieux espoir de ce gage promis, se réjouit de la dignité que lui confère le titre de mère. Elle compte anxieusement les jours qui s’accumulent et les mois qui s’enfuient, et, porteuse novice d’un fardeau inconnu, elle s’émerveille que, d’une légère piqûre, son ventre ait pris un si riche embonpoint. Mais déjà ces pestes, ces horribles furies, exhalant leur venin de vipère et animées d’une hâte impie, traversaient la mer. Alors, une fois de plus, l’intermittent mari avertit sa Psyché : « Le dernier jour, dit-il, et le terme fatal sont là : un adversaire qui est de ton sexe, un ennemi qui est de ton sang, a déjà pris les armes, levé le camp, aligné ses troupes, sonné le signal du combat ; déjà tes criminelles sœurs ont tiré le glaive et s’apprêtent à le plonger dans ta gorge. Ah ! quels désastres fondent sur nous, ma douce Psyché. Aie pitié de toi et de nous ; par une scrupuleuse discipline, délivre notre maison, délivre ton mari et toi-même et ce petit être qui nous appartient de la catastrophe qui nous menace. Et ces scélérates, qu’une haine homicide, que les liens du sang foulés aux pieds ne te permettent plus d’appeler tes sœurs, évite de les voir, de les entendre, quand, telles des Sirènes, penchées au sommet du rocher, elles feront retentir les pierres de leurs funestes appels. »

11/02/2016 14:03


74

A mou r & Psyché

Psyché répondit d’une voix entrecoupée de sanglots et de larmes : « Depuis longtemps, ce me semble, tu as pu te rendre compte de ma conscience et de ma discrétion ; tu n’apprécieras pas moins à présent ma fermeté de caractère. Ordonne seulement une fois de plus à notre serviteur Zéphyr de s’acquitter de son office, et, à défaut du visage sacré dont la contemplation m’est refusée, rends-moi du moins la vue de mes sœurs. Par cette chevelure parfumée répandue tout autour de ton front, par ces tendres joues arrondies qui ressemblent aux miennes, par cette poitrine où brûle une flamme secrète, par le désir que j’ai de connaître ta face au moins dans cette petite créature, je t’en conjure, accorde aux prières pieuses d’une suppliante dans l’angoisse la douceur d’un embrassement fraternel, et rends la vie avec joie à ta Psyché qui n’existe que pour toi. De ton visage, désormais, je ne demande plus à rien savoir ; les ténèbres même de la nuit n’ont plus d’ombre pour moi ; je te tiens, toi, ma lumière. » Ensorcelé par ces paroles et les tendres étreintes, tout en essuyant les larmes de Psyché avec ses cheveux, il promet de faire ce qu’on lui demande ; puis il se hâte de devancer la lumière du jour naissant. Les deux sœurs, couple fraternel conjuré et ligué, sans même rendre visite à leurs parents, vont droit du navire au rocher en précipitant leur course et, sans attendre la présence de leur porteur, le vent, avec une folle témérité, elles se lancent dans le vide. Zéphyr, fidèle au commandement de son seigneur, les reçut, bien qu’à contrecœur, au sein

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 74-75

A mou r & Psyché

75

des brises aériennes et les déposa sur le sol. Elles, sans perdre un moment, d’un pas pressé, entrent dans la maison, embrassent leur proie, dont par mensonge elles se disent les sœurs, et, couvrant d’un visage avenant le trésor de perfidie qui se cache au fond de leur cœur, elles lui tiennent des propos flatteurs : « Eh bien ! Psyché, tu n’es plus la petite fille de naguère, et te voilà mère à ton tour. Dis, que nous portes-tu de beau dans cette petite besace ? De quelle joie tu vas égayer toute notre maison ! Quel bonheur pour nous, quelle allégresse, de servir de nourrices à cet enfant merveilleux. Si sa beauté, comme on doit s’y attendre, répond à celle de ses parents, c’est un vrai Cupidon que nous allons voir naître. » Ainsi, par de faux semblants d’affection, elles s’emparent insensiblement de l’esprit de leur sœur. Vite, elle leur offre des sièges pour se remettre de la fatigue du voyage, les tièdes fontaines d’un bain pour se détendre et, les mettant à table, le merveilleux régal de ses mets délicieux et de ses viandes de choix. Elle donne un ordre, et la cithare retentit ; un autre, et les flûtes résonnent ; un autre encore, et des chants s’élèvent en chœur. Et toutes ces suaves mélodies, sans que personne se montrât, charmaient l’esprit de qui les entendait. Mais même à ces accents doux comme le miel ne s’adoucit ni ne s’apaise la méchanceté de nos deux scélérates. Pensant toujours au piège conçu par leur malice, elles engagent la conversation dans ce sens, interrogent leur sœur sans faire semblant de rien, lui demandent ce qu’est son mari, dans quelle famille il est né, de quel milieu il est sorti. Psyché, dans son extrême simplicité,

11/02/2016 14:03


76

A mou r & Psyché

oublie ce qu’elle a dit auparavant et forge un nouveau conte : son mari, dit-elle, est d’une province voisine ; il a de grandes affaires financières ; il est dans la maturité de l’âge et sa tête est semée de quelques cheveux blancs. Puis, coupant court à cet entretien, elle les charge à nouveau de somptueux présents et les remet aux soins du convoyeur aérien. Ramenées donc à travers les airs par le souffle tranquille de Zéphyr, elles retournaient dans leurs demeures et se parlaient ainsi l’une à l’autre : « Que dire, ma sœur, du monstrueux mensonge de cette impertinente ? Hier, c’était un adolescent dont le menton se revêtait de la fleur d’un duvet récent ; aujourd’hui, c’est un homme d’âge moyen dont la chevelure s’éclaire de reflets argentés. Quel est-il, celui qu’un court espace de temps a soudain métamorphosé en vieillard ? La seule explication, ma sœur, c’est ou que le misérable invente des mensonges, ou qu’elle ignore comment est fait son mari. De l’un ou de l’autre, quel que soit le vrai, il la faut déloger au plus tôt de cette prospérité qui est la sienne. Si elle ne connaît pas la figure de son mari, c’est sûrement un dieu qu’elle a épousé, un dieu que nous promet sa grossesse. Ah ! si, ce qu’au ciel ne plaise, elle passe pour la mère d’un enfant divin, du coup je me pends à un nœud de corde. En attendant, retournons auprès de nos parents et, comme suite à cet entretien, ourdissons quelque ruse qui y soit assortie. » Enflammées de la sorte, elles saluent leurs parents du bout des lèvres ; puis, après une nuit troublée par

A mou r & Psyché

77

l’insomnie, dès le matin, ne se possédant plus, elles volent au rocher, de là volent promptement jusqu’en bas, grâce à l’aide accoutumée du vent, et se pressant les paupières pour faire sortir quelques larmes, elles tiennent à la jeune femme ce langage plein d’astuce : « Tu es heureuse, toi, tu te reposes, insoucieuse du danger qui te menace, dans la félicité que t’assure l’ignorance même de ton malheur. Nous, cependant, qui montons une garde vigilante autour de tes intérêts, nous sommes cruellement tourmentées de tes infortunes. Car, nous l’avons appris de source sûre et nous ne pouvons te le cacher, associées comme nous le sommes à ta peine et à ton épreuve : un horrible serpent, un reptile aux replis tortueux, au cou gonflé du venin redoutable d’une bave sanglante, à la gueule profonde et béante : voilà celui qui furtivement la nuit repose à tes côtés. Or, rappelle-toi l’oracle du dieu de Delphes, et le monstre farouche que sa voix prophétique t’assignait pour époux. Nombreux sont les cultivateurs, les chasseurs des environs, les habitants du voisinage, qui l’ont vu revenir le soir de la pâture et nageant dans les eaux du fleuve le plus proche. Et ce n’est plus pour longtemps, à ce qu’affirme chacun, qu’empressé à te servir, il te nourrit grassement des mets les plus flatteurs ; mais, sitôt que, le fruit qui mûrit en ton sein ayant atteint son terme, tu seras devenue chère plus profitable, il te dévorera. À toi maintenant de juger si tu veux écouter des sœurs qui tremblent pour ta précieuse existence, échapper à la mort et vivre avec nous sans crainte du danger, ou avoir pour tombeau les

« À toi maintenant de juger si tu veux écouter des sœurs qui tremblent pour ta précieuse existence. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 76-77

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 78-79

11/02/2016 14:03


80

A mou r & Psyché

entrailles d’une bête cruelle. Si la solitude d’une campagne habitée par des voix, si un amour clandestin, la répugnante intimité de nuits pleines de périls et les embrassements d’un serpent venimeux ont pour toi des attraits, nous du moins, en sœurs pieuses, nous aurons fait notre devoir. » À ces sinistres paroles, la malheureuse enfant, dans la simplicité de sa tendre âme naïve, est saisie d’épouvante. Égarée, hors d’elle-même, elle a perdu la mémoire des avertissements de son mari, de ses propres promesses, et s’est précipitée dans un abîme de calamités. Tremblante, exsangue, livide, elle articule à peine, et d’une voix éteinte, des mots entrecoupés, disant : « Vous ne faites, mes sœurs chéries, que rester fidèles, comme il convenait, aux devoirs de la piété fraternelle ; et quant à ceux qui vous affirment ces choses, ils ne me paraissent pas inventer de mensonge. Car jamais je n’ai vu le visage de mon mari et je ne sais même pas d’où il vient. La nuit seulement, et saisissant à peine le son de sa voix, je subis l’approche d’un époux dont la condition m’échappe et qui fuit la lumière. Oui, vous dites vrai, c’est quelque bête, et j’ai tout lieu de penser comme vous. Il ne cesse de me faire grand peur de sa vue, et me menace des pires châtiments si j’ai la curiosité de connaître ses traits. Si maintenant vous pouvez apporter une aide salutaire à votre sœur en danger, c’est le moment de venir à son secours ; agir autrement serait détruire par votre indifférence présente le bienfait de votre prévoyance première. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 80-81

A mou r & Psyché

81

Trouvant dès lors les portes grandes ouvertes et l’âme de leur sœur livrée à découvert, les scélérates, sans plus dissimuler ni recourir aux engins camouflés, tirent le glaive de la fourberie et s’emparent des timides pensées de la candide enfant. L’une, enfin, lui tient ce langage : « Les liens du sang écartent de nos yeux, quand il s’agit de ta sécurité, jusqu’à l’image du danger ; nous t’indi­querons donc, après de longues, très longues réflexions, quelle est la voie qui seule conduit au salut. Prends un rasoir bien aiguisé, repasse-le pour le polir et en aviver le tranchant sur la paume de ta main et, sans être vue, cache-le dans le lit à la place où tu couches d’ordinaire. Prends une lampe maniable, bien garnie d’huile, qui jette un vif éclat ; mets-la sous le couvert de quelque marmite ; entoure tous ces préparatifs d’un secret impénétrable. Quand, traînant jusqu’ici sa marche onduleuse de reptile, il sera monté dans le lit suivant son habitude ; quand il s’y sera étendu et que, terrassé par le premier sommeil, tu connaîtras à sa respiration qu’il dort profondément, alors laisse-toi glisser du lit ; déchaussée, sur la pointe des pieds, doucement et à petits pas, va délivrer la lampe de sa ténébreuse prison ; prends conseil de sa lumière pour saisir l’instant favorable à ton glorieux exploit et, sans plus hésiter, lève d’abord le bras droit, puis, de toutes tes forces et d’un coup vigoureux de l’arme à deux tranchants, coupe le nœud qui relie à la nuque la tête du serpent malfaisant. Notre assistance, d’ailleurs, ne te fera pas défaut ; nous nous tiendrons anxieuses aux aguets, et sitôt que par sa mort tu auras assuré ton salut, nous accourrons, nous

11/02/2016 14:03


82

A mou r & Psyché

nous hâterons d’emporter, en t’emmenant toi-même, tout ce que tu as ici, et nous t’unirons, par un hymen digne de tes vœux, créature humaine, à un être humain. » Ces paroles allument l’incendie dans les entrailles déjà brûlantes de leur sœur, qu’elles s’empressent d’abandonner, redoutant par-dessus tout de se trouver même à proximité de la tragique aventure. Déposées comme d’habitude par les ailes du vent au sommet du rocher, elles se dérobent par une fuite rapide, montent sur leurs navires et disparaissent. Cependant, Psyché, laissée seule – que dis-je, seule ? elle ne l’est pas, les Furies la harcèlent –, est agitée par le chagrin comme une mer aux flots bouillonnants. Si arrêté que soit son dessein et affermie sa résolution, au moment d’exécuter son crime, elle hésite encore et chancelle et se sent partagée entre les émotions contraires que provoque en elle la détresse : l’impatience, l’indécision, l’audace, l’inquié­tude, la défiance, la colère, et pour tout dire enfin, dans le même être elle hait le monstre, elle aime le mari. Mais quand le soir ramène les ténèbres, elle précipite les apprêts de l’odieux forfait. Voilà la nuit venue ; l’époux est arrivé, et après les premières passes d’armes de l’amour, il est tombé dans un profond sommeil. Alors Psyché, débile par nature et de corps et d’âme, mais soutenue par la cruelle volonté du destin, raffermit ses forces, va chercher la lampe, saisit le rasoir : la faiblesse de son sexe se mue en audace. Mais sitôt que la lumière eût éclairé le secret du lit, elle vit de toutes les bêtes sauvages le monstre le plus

A mou r & Psyché

83

aimable et le plus doux, Cupidon en personne, le dieu gracieux, qui gracieusement reposait. À cette vue, la flamme même de la lampe s’aviva joyeusement et le rasoir maudit son tranchant sacrilège. Quant à Psyché, un tel spectacle l’avait anéantie et ravie à elle-même. Les traits livides, décomposés, défaillante et tremblante, elle se laisse choir sur ses jarrets et cherche à cacher le fer, mais dans son propre sein ; et elle l’eût fait à n’en pas douter, si l’arme, par crainte d’un tel attentat, n’avait glissé de ses mains téméraires et ne lui avait échappé. Mais bientôt, tout épuisée, tout expirante qu’elle est, à force de contempler la beauté du divin visage, elle reprend ses esprits. Elle voit une tête dorée, une noble chevelure inondée d’ambroisie ; sur un cou de neige et des joues purpurines errent des boucles harmonieusement entremêlées, qui retombent les unes en avant, les autres en arrière, et si vif était l’éclat dont elles rayonnaient qu’il faisait vaciller la lumière même de la lampe. Aux épaules du dieu ailé, les plumes étincelaient de blancheur, telles des fleurs humides de rosée, et sur les bords de ses ailes, bien qu’elles fussent au repos, un tendre et délicat duvet se jouait, agité sans trêve d’un frémissement capricieux. Le reste de son corps était brillant et lisse et tel que Vénus n’avait pas à regretter de l’avoir mis au monde. Aux pieds du lit reposaient l’arc, le carquois et les flèches, traits propices du puissant dieu. Psyché ne peut pas se rassasier, dans sa curiosité, d’examiner, de manier. Elle admire les armes de son mari, tire une flèche du carquois, en essaie la pointe sur son pouce, Mais sitôt que la lumière eût éclairé le secret du lit, Psyché vit le monstre le plus aimable et le plus doux, Cupidon en personne, le dieu gracieux, qui gracieusement reposait.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 82-83

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 84-85

11/02/2016 14:03


86

A mou r & Psyché

d’un doigt qui tremble encore appuie un peu plus fort, se pique assez avant pour qu’à la surface de la peau perlent quelques gouttelettes d’un sang rosé. C’est ainsi que, sans le savoir, Psyché se prend elle-même à l’amour de l’Amour. Le désir brûle en elle, de plus en plus ardent, de l’Auteur des désirs : elle se penche sur lui, haletante d’envie, le dévore avidement de larges baisers passionnés, tout en craignant d’abréger son sommeil. Mais, tandis que, le cœur défaillant, elle s’abandonne, irrésolue, à cet émoi plein de délice, la lampe, soit basse perfidie et malice jalouse, soit impatience, elle aussi, de toucher et comme de baiser ce beau corps, laissa tomber de sa mèche lumineuse une goutte d’huile bouillante sur l’épaule droite du dieu. Ah ! lampe audacieuse et téméraire, servante infidèle de l’amour ! Brûler le maître même du feu, quand c’est un amant, souviens-t’en, qui, pour posséder plus longtemps et jusque dans la nuit l’objet de ses désirs, t’a inventée le premier. Le dieu, sous la brûlure, bondit, et quand il vit sa foi trahie et souillée, il s’arracha aux baisers et aux embrassements de sa malheureuse épouse et s’envola sans mot dire. Mais Psyché, dans l’instant même où il se relevait, avait des deux mains saisi sa jambe droite ; compagne lamentable de son ascension aérienne, suspendue à son vol vers les régions des nuages, elle s’obstine à le suivre ; puis, enfin, épuisée, elle se laisse glisser à terre. Son amant divin ne l’abandonna pas gisante sur le sol ; il alla se poser sur un cyprès voisin et, de la haute cime de l’arbre, profondément ému, il lui adressa ces mots : « Quant à toi, trop crédule Psyché, ma fuite sera ta seule punition. » En achevant ces mots, il s’envola dans les airs et disparut.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 86-87

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

89

« Oui, je l’avoue, trop crédule Psyché, j’ai oublié les ordres de ma mère Vénus, qui te voulait captive d’une impérieuse passion pour le dernier des misérables et condamnée à une abjecte union, et c’est moi qui ai volé vers toi pour être ton amant. C’était, je ne l’ignore pas, agir à la légère. L’illustre sagittaire s’est percé de ses propres flèches. J’ai fait de toi ma femme, afin, apparemment, que tu me prisses pour une bête monstrueuse et que ta main tranchât avec le fer une tête où tu vois des yeux qui t’adorent. Contre ce qui est arrivé, t’ai-je assez souvent mise en garde ? T’ai-je assez fait entendre de bienveillants avis ? Mais tes vertueuses conseillères ne tarderont pas à recevoir de moi le prix de leurs pernicieuses leçons. Quant à toi, ma fuite sera ta seule punition. » En achevant ces mots, il s’envola dans les airs et disparut. Cependant, Psyché, prosternée à terre, suivait des yeux, aussi loin que portait sa vue, le vol de son mari, en meurtrissant son âme de lamentations désespérées. Mais après qu’emporté par l’aviron des ailes, son mari fut perdu pour elle dans les hauteurs de l’espace, elle s’alla jeter la tête la première du bord du fleuve le plus proche. Mais le fleuve indulgent, par respect sans doute pour le dieu qui enflamme jusqu’aux ondes, et craignant pour lui-même, la prit aussitôt dans un remous sans lui faire aucun mal et la déposa sur sa rive de gazon fleuri. À ce moment, par hasard, Pan, le dieu rustique, était assis sur le haut de la berge ; il tenait embrassée Écho,

Emporté par l’aviron des ailes, son mari fut perdu pour elle dans les hauteurs de l’espace.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 88-89

11/02/2016 14:03


90

A mou r & Psyché

déesse des montagnes, et lui enseignait à répéter les airs les plus variés. Non loin de l’eau, ses chèvres, çà et là, paissaient en folâtrant et broutaient le feuillage au long de la rivière. Le dieu aux pieds de bouc, apercevant Psyché pitoyable et défaite, et d’ailleurs n’ignorant pas son aventure, l’appelle à lui avec bonté et l’apaise par de douces paroles : « Ma belle enfant, je ne suis qu’un campagnard et un gardeur de bêtes, mais l’âge et la vieillesse m’ont fait riche d’expérience. Si mes conjectures sont justes – et des gens assurément bien informés appellent cela divination –, cette démarche incertaine et trébuchante, cette pâleur extrême, ces soupirs continuels, et surtout ces yeux noyés de larmes, indiquent qu’un grand amour est ce qui cause ta peine. Écoute-moi donc : renonce à te précipiter ou à te faire périr d’aucune autre manière. Cesse de t’attrister et quitte ton chagrin, vénère plutôt par tes prières Cupidon, le plus grand des dieux, et mérite par de tendres hommages la faveur de l’adolescent qu’il est, voluptueux et ami du plaisir. » Ainsi parla le dieu pasteur. Psyché, pour toute réponse, adora sa puissance salutaire et poursuivit sa route. Elle avait erré quelque temps, avançant avec peine, quand, vers la chute du jour, elle parvint sans le savoir, par un certain chemin, à une ville où régnait le mari de l’une de ses sœurs. L’ayant appris, Psyché demande qu’on annonce à celle-ci sa présence ; on l’introduit, et une fois terminées les salutations réciproques et les effusions mutuelles, sa sœur lui demande la cause de sa venue. Psyché commence ainsi : « Tu te rappelles le conseil que

Le dieu aux pieds de bouc, apercevant Psyché pitoyable et défaite, l’apaise par de douces paroles.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 90-91

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

93

vous m’aviez donné : ce monstre, qui, sous le nom trompeur de mari, passait la nuit avec moi, vous m’aviez engagée à le faire périr avec une arme à double tranchant, avant qu’il engloutît la pauvre enfant que j’étais dans sa gueule vorace. J’adoptai cet avis. Mais quand la lampe complice me montra son visage, voici que s’offre à mes regards un spectacle merveilleux et vraiment divin : le fils de la déesse Vénus en personne, oui, Cupidon luimême, qui reposait plongé dans un sommeil paisible. Ravie d’une telle contemplation, j’étais envahie d’un trouble si délicieux que mes sens avaient peine à suffire à cet excès de volupté, quand, par un accident funeste, la lampe éclaboussa son épaule d’une goutte d’huile bouillante. La douleur le tira brusquement du sommeil, et, me voyant armée de la flamme et du fer : “Pour prix, dit-il, de ce forfait abominable, quitte à l’instant mon lit, prends ce qui t’appartient : ce sera ta sœur – et il prononçait ton nom – que j’épouserai dans toutes les formes.” Puis aussitôt il ordonne à Zéphyr de m’emporter d’un souffle hors des limites de sa maison. » Psyché n’avait pas encore fini de parler que l’autre, sous l’aiguillon d’une passion frénétique et d’une maligne jalousie, invente un conte pour donner le change à son mari, et, sous prétexte qu’elle a appris la mort de ses parents, elle s’embarque aussitôt, va droit jusqu’au rocher, et, bien que souffle un autre vent, aveuglée d’un avide espoir : « Reçois, dit-elle, ô Cupidon, une épouse digne de toi ; et toi, Zéphyr, viens prendre et soutiens

« Pour prix, dit Amour, de ce forfait abominable, ce sera ta sœur que j’épouserai dans toutes les formes. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 92-93

11/02/2016 14:03


94

A mou r & Psyché

ta souveraine. » Ce disant, elle s’élance et se jette dans le vide. Mais elle ne put, même une fois morte, atteindre l’endroit souhaité. Laissant, de chute en chute, aux saillies du rocher ses membres dispersés, elle eut la fin qu’elle méritait, et ses chairs en lambeaux restèrent offertes en pâture aux oiseaux de proie et aux fauves. Pour la seconde non plus, le châtiment vengeur ne se fit pas attendre. Car, reprenant sa course vagabonde, Psyché parvint en une autre cité, où demeurait cette fois son autre sœur. Celle-ci de même se laissa prendre à la ruse fraternelle : impatiente de supplanter sa sœur par un mariage criminel, elle courut au rocher et fut précipitée dans un semblable trépas. Cependant, tandis que Psyché parcourait la terre, toute à la recherche de Cupidon, lui, souffrant de la blessure de la lampe, était couché et gémissait dans la chambre même de sa mère. Alors, l’oiseau au blanc plumage, qui rase, porté par ses ailes, la surface des flots marins, la mouette plonge, rapide, dans le sein profond de l’Océan. Justement, Vénus était là, qui se baignait et qui nageait. L’oiseau se pose auprès d’elle ; il lui rapporte que son fils s’est brûlé ; que sa blessure, qui est grave, le fait beaucoup souffrir ; qu’il est au lit dans un état alarmant ; que, par le monde entier, il court, sur toute la famille de Vénus, des rumeurs et des médisances compromettantes pour sa réputation : « Car on se plaint, lui dit-elle, que vous ayez disparu, lui pour suivre une créature dans les montagnes, toi pour t’ébattre dans la mer. Et dès lors, adieu « Reçois, ô Cupidon, une épouse digne de toi ; et toi, Zéphyr, viens prendre et soutiens ta souveraine. » Ce disant, sa sœur s’élance et se jette dans le vide.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 94-95

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

97

la volupté, la grâce, l’enjouement ; partout la négligence, la grossièreté inculte ; plus d’unions conjugales, plus de liens d’amitié, plus d’affections filiales, mais un dérèglement abject et sans mesure, un sordide dégoût de tous rapports sociaux. » C’est ainsi que l’oiseau bavard et indiscret caquetait à l’oreille de Vénus et lui déchirait l’honneur de son fils. Mais Vénus, transportée de colère : « Ainsi, s’écria-t-elle soudain, mon digne fils a déjà une liaison ? Apprends-moi donc, toi qui seule me sers par affection, le nom de celle qui a débauché ce garçon naïf et encore innocent. Est-elle ou du peuple des Nymphes, ou du nombre des Heures ? Est-elle du chœur des Muses, ou de la troupe des Grâces, mes servantes ? » L’oiseau jaseur ne resta pas muet : « Je ne sais, dit-il, ma dame ; c’est d’une jeune fille, je crois – si j’ai bonne mémoire, on la nomme Psyché – qu’il est éperdument amoureux. » Vénus, outrée, s’exclama de plus belle : « Psyché ! Ma rivale en beauté, l’usurpatrice de mon nom ? En vérité, il l’aime ? Le gamin m’aura prise pour une maquerelle, et s’est imaginé que je lui montrais cette fille pour qu’il la connût. » En tempêtant de la sorte, elle se hâte de remonter à la surface, va droit à sa riche chambre en or et, trouvant son fils malade, comme on le lui avait annoncé, encore sur le pas de la porte, elle crie à tue-tête : « Voilà une honnête conduite, digne de notre race et de ta vertu ! Tu foules aux pieds, pour commencer, les ordres de ta mère, de ta

C’est ainsi que l’oiseau bavard et indiscret caquetait à l’oreille de Vénus et lui déchirait l’honneur de son fils.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 96-97

11/02/2016 14:03


98

A mou r & Psyché

souveraine, qui plus est ! Et, loin d’infliger à mon ennemie les tourments d’un amour ignoble, c’est toi-même, petit garçon, qui, sans rien respecter, t’unis à elle par des liens trop précoces, apparemment pour m’imposer comme bru mon ennemie. Sans doute te figures-tu, polisson, séducteur, personnage haïssable, que toi seul peux faire souche, et que je ne suis plus en âge de concevoir ? Eh bien ! sache-le, je mettrai au monde un autre fils, meilleur que toi ; bien mieux, pour te rendre l’affront plus sensible, j’adopterai l’un de mes petits esclaves domestiques et je lui donnerai ces ailes et cette torche et l’arc avec les flèches, tout cet attirail qui m’appartient et que je ne t’avais pas confié pour cet usage ; car ce n’est pas sur tes biens paternels qu’il t’a rien été octroyé pour cet équipement. Mais tu fus mal appris dès ta première enfance ; tu as les ongles pointus ; que de fois tu as malmené tes aînés sans le moindre respect ! Ta mère elle-même, oui, moi, dis-je, ta mère, tu me déshabilles chaque jour, parricide ; tu m’as souvent battue, tu me méprises, dirait-on, comme une femme délaissée, sans crainte de ton beau-père, ce grand et vaillant guerrier. Et pourquoi non, en effet ? N’as-tu pas l’habitude, pour tourmenter mon cœur d’amante, d’être le pourvoyeur de ses galanteries ? Mais je te ferai repentir de ces jeux et éprouver de ce mariage une cuisante amertume. – Oui, mais bafouée comme je le suis, que faire ? De quel côté me tourner ? Comment mettre à la raison cette petite vipère ? Demander secours à mon amie la Sobriété, que j’ai si souvent blessée par le dévergondage même de

Ainsi Vénus parla à son fils : « Je te ferai repentir de ces jeux et éprouver de ce mariage une cuisante amertume. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 98-99

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

101

ce garçon ? En vérité, cela me fait horreur de parler à cette femme grossière et malpropre. Mais la consolation que donne la vengeance n’est pas à dédaigner, d’où qu’elle vienne. Allons, c’est à elle et nulle autre qu’il faut avoir recours pour châtier vertement ce vaurien, pour vider son carquois, désarmer ses flèches, dénouer son arc, éteindre la flamme de sa torche, bien plus : pour le mater lui-même par des remèdes énergiques. Je ne croirai mon injure expiée que quand elle aura rasé cette chevelure que souvent de mes propres mains j’ai caressée et fait briller comme l’or, rogner ces ailes que sur mon sein j’inondai de nectar. » Sur ces mots, elle s’élance au dehors, la bile échauffée de colère – une colère de Vénus. Dans le même moment, Cérès et Junon la rejoignent, qui, la voyant le visage tout congestionné, lui demandent pourquoi ce farouche froncement de sourcils qui voile l’éclat de ses beaux yeux. « Vous voilà juste à point, dit-elle, pour donner à mon cœur brûlant la satisfaction qu’il réclame. N’épargnez rien, je vous en prie, pour découvrir et me ramener cette Psyché fugitive, envolée je ne sais où. Car vous n’ignorez pas sans doute le scandale de ma maison, ni les prouesses de celui qui ne doit plus être appelé mon fils. » Elles, qui savaient ce qui s’était passé, essayèrent de calmer le violent courroux de Vénus : « Quel crime, lui dirent-elles, madame, a donc commis ton fils, pour que d’un vouloir inflexible tu contraries ses plaisirs et poursuives même avec passion la perte de celle qu’il

Sur ces mots, Vénus s’élance au dehors, dans le même moment, Cérès et Junon la rejoignent.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 100-101

11/02/2016 14:03


102

A mou r & Psyché

aime ? De grâce, est-ce être si coupable que d’aimer faire risette à une jolie fille ? Ignores-tu que c’est un homme et qu’il est jeune ? Ou as-tu oublié son âge ? Est-ce parce qu’il porte gentiment ses années qu’il te paraît toujours un enfant ? Tu es mère et de plus femme sensée : vas-tu toujours espionner ses ébats, l’accuser d’inconduite, lui reprocher ses amours et condamner chez un si joli fils tes talents à toi et tes voluptés ? À quel dieu, quel mortel faire admettre que tu répandes le désir parmi toutes les créatures, quand, dans ta propre maison, tu imposes aux Amours une amère contrainte et fermes l’école, ouverte à tout venant, du péché de galanterie ? » C’est ainsi que, recherchant les bonnes grâces de Cupidon par crainte de ses flèches, les deux déesses plaidaient sa cause et le flattaient absent. Mais Vénus, indignée de voir prendre en plaisanterie les affronts qu’elle a reçus, leur tourne le dos et part de son côté, en reprenant d’un pas rapide le chemin de la mer. Pendant ce temps, Psyché, errant à l’aventure, poursuivait sa quête nuit et jour, et, l’âme inquiète, elle se sentait d’autant plus désireuse, sinon de calmer la colère de son mari par les caresses d’une épouse, au moins de la désarmer par les prières d’une esclave. Apercevant au loin un temple sur le sommet d’un mont escarpé : « Qui sait, ditelle, si ce n’est pas là qu’habite mon seigneur ? » Et elle s’y porte d’un pas rapide, ranimée dans sa marche, elle qui défaillait de fatigues ininterrompues, par son espérance et ses vœux. La haute crête vaillamment gravie, elle

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 102-103

A mou r & Psyché

103

s’intro­duit auprès du siège de la divinité. Elle voit des épis de blé, disposés en tas ou tressés en couronnes, ainsi que des épis d’orge. Il y avait aussi des faux et tout un attirail de moissonneurs, mais tous ces outils gisaient là pêle-mêle, négligemment jetés, et tels que les laissent abandonnés, comme il arrive aux heures chaudes de l’été, les mains des travailleurs. Psyché les sépare avec soin, met chaque chose à sa place et la range avec ordre, estimant sans doute que loin de négliger les sanctuaires ou le culte d’aucun dieu, c’est de tous qu’elle doit implorer la miséricorde bienveillante. Comme elle s’acquittait de cette tâche avec un zèle attentif, Cérès nourricière la surprit, et s’exclamant longuement : « Eh quoi ! s’écria-t-elle, pitoyable Psyché ? Dans le monde entier, Vénus, en fureur, cherche anxieusement ta trace, te réclame pour le dernier supplice et poursuit sa vengeance de toute sa puissance divine : toi, cependant, tu veilles sur mes intérêts et penses à autre chose qu’à ton salut ? » Alors Psyché se jette à ses genoux, arrose d’un torrent de larmes les pieds de la déesse, en balayant le sol avec ses cheveux, et implore sa grâce par d’abondantes prières. « Je t’en conjure, par cette main qui dispense les fruits de la terre, par les rites fécondants des moissons, par le secret inviolable des cistes, par le chariot ailé des dragons qui te servent, par les sillons des campagnes siciliennes et le char ravisseur et la terre, gardienne avare, par la descente de Proserpine vers un ténébreux hymen, par le retour de ta fille, retrouvée à la lumière de tes torches, par

11/02/2016 14:03


104

A mou r & Psyché

tout ce que couvre d’un voile de silence le sanctuaire de l’attique Éleusis, viens en aide à l’âme pitoyable de Psyché ta suppliante. Souffre que je me cache parmi ces tas d’épis, ne fût-ce que quelques jours, juste assez pour laisser au courroux démonté de la puissante déesse le temps de s’adoucir, ou du moins à mes forces épuisées par un long labeur le répit nécessaire à un repos apaisant. » Cérès reprit : « Tes larmes, tes prières m’émeuvent, et je voudrais te secourir. Mais Vénus est ma parente, et je cultive avec elle de vieilles relations d’amitié ; c’est de plus une femme excellente ; je ne puis affronter son ressentiment. Sors donc bien vite de cette demeure et estime-toi heureuse que je ne te retienne pas prisonnière. » Rebutée contre son espoir, et sous le coup d’une double peine, Psyché revenait sur ses pas, quand, à travers le demi-jour d’un bois sacré, dans un vallon, elle aperçoit au-dessous d’elle un temple construit avec un art savant. Ne voulant négliger aucune chance, même incertaine, de plus heureuse réussite, mais solliciter la faveur de n’importe quelle divinité, elle s’approche de la sainte entrée. Elle voit des offrandes précieuses et, suspendues aux branches des arbres et aux montants des portes, des étoffes sur lesquelles était inscrit, en lettres d’or, avec la reconnaissance d’un bienfait, le nom de la déesse objet de ces présents. Psyché, ployant d’abord le genou, entoure de ses mains l’autel encore tiède et, après avoir essuyé ses larmes, elle fait cette prière : « Épouse et sœur du grand Jupiter – que tu habites le temple antique de Samos, qui seule se glorifie de t’avoir

Cérès reprit : « Tes larmes, tes prières m’émeuvent, et je voudrais te secourir. Mais Vénus est ma parente. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 104-105

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

107

donné le jour, d’avoir entendu tes vagissements, d’avoir nourri ton enfance ; que tu fréquentes les demeures heureuses de la haute Carthage, qui t’honore sous l’aspect d’une vierge parcourant le ciel, portée par un lion ; ou encore que, près des rives de l’Inachus, qui reconnaît en toi l’épouse du maître du tonnerre et la reine des dieux, tu protèges les remparts illustres d’Argos –, toi que tout l’Orient vénère sous le nom de Zygie et tout l’Occident sous celui de Lucine, dans mon infortune extrême, sois pour moi Junon Secourable. Tu me vois épuisée par toutes les fatigues que j’ai subies ; délivre-moi de la crainte d’un péril menaçant. N’est-ce pas toi qui de toimême viens en aide dans leurs alarmes à celles qui vont enfanter ? » Dans le même temps qu’elle priait ainsi, Junon en personne lui apparut dans toute la majesté de son auguste puissance. « Que je voudrais, dit-elle, crois-en ma parole, accueillir favorablement tes supplications. Mais l’honneur ne me permet pas d’aller contre la volonté de Vénus ma bru, que j’ai toujours chérie à l’égal d’une fille. Du reste, je suis tenue par la loi, qui interdit de recueillir contre le gré de son maître un esclave fugitif. » Accablée par ce nouveau naufrage où sombre sa fortune, ne pouvant plus désormais atteindre son époux ailé et renonçant à toute espérance de salut, Psyché tient ainsi conseil avec elle-même : « Que tenter maintenant dans ma détresse ? À quelle autre aide avoir recours, quand les déesses même, malgré leur bonne volonté, n’ont pu Dans le même temps qu’elle priait ainsi, Junon en personne apparut à Psyché dans toute la majesté de son auguste puissance.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 106-107

11/02/2016 14:03


108

A mou r & Psyché

m’être d’aucun appui ? De tous côtés prise au filet, où porter encore mes pas ? Dans quel abri, quelles ténèbres même me cacher pour échapper à l’œil inévitable de la grande Vénus ? Qu’attends-tu donc ? Arme-toi d’une mâle énergie, renonce courageusement à tes pauvres espoirs ruinés, rends-toi volontairement à ta souveraine et cherche à désarmer par ta soumission, si tardive soit-elle, l’emportement de sa fureur. Sais-tu même si celui que tu cherches depuis longtemps, tu ne le trouveras pas là-bas dans la maison de sa mère ? » Ayant ainsi pris son parti d’une obéissance risquée, pour ne pas dire d’une perte certaine, elle méditait en elle-même par où elle commencerait ses supplications. Cependant, Vénus, renonçant à poursuivre ses recher­ ches par des moyens terrestres, se dispose à monter au ciel. Elle fait équiper le char que Vulcain, subtil orfèvre, avait mis tout son art à façonner pour elle et qu’il lui avait offert en cadeau de noces avant les prémices de l’hymen : ouvrage embelli de tout ce dont l’avait diminué, en l’affi­ nant, le travail de la lime, et auquel la perte même de l’or avait ajouté du prix. Des nombreuses colombes qui nichent aux abords de l’appartement de leur maîtresse, quatre s’avancent, toutes blanches, qui, d’une démarche joyeuse et tournant leurs cous nuancés, se placent sous le joug orné de pierreries, reçoivent leur maîtresse et prennent gaiement leur vol. Des moineaux accompagnent le char de la déesse de leurs ébats et de leurs pépiements bruyants, tandis que les autres oiseaux au chant harmonieux font retentir doucement leurs suaves mélodies et

A mou r & Psyché

109

annoncent l’arrivée de la déesse. Les nuages s’écartent, le ciel s’ouvre pour sa fille, l’éther, tout là-haut, accueille avec joie l’immortelle ; ni la rencontre des aigles ni les éperviers rapaces ne viennent causer d’effroi à la suite chantante de la grande Vénus. Celle-ci se rend droit à la forteresse royale, demeure de Jupiter. Hautaine, elle présente sa requête et demande qu’on lui prête les services de Mercure, le dieu à la voix sonore, pour une affaire urgente. Jupiter, de son noir sourcil, signifie son acquiescement. Aussitôt Vénus, triomphante, descend du ciel, accompagnée de Mercure, et l’entreprend d’un air affairé : « Tu sais, n’est-il pas vrai, Arcadien, mon frère, que ta sœur Vénus n’a jamais rien fait qu’avec l’assistance de Mercure. Et tu n’es pas sans avoir appris depuis combien de temps je cherche vainement une servante à moi qui se cache. Aussi ne me reste-t-il qu’à publier par ton ministère l’annonce d’une récompense à qui l’aura découverte. Hâte-toi donc de t’acquitter de la mission que je te confie ; donne un signalement auquel on la reconnaisse sans faute, afin que si quelqu’un, contre la loi, se rend coupable de recel, il ne puisse pas invoquer l’excuse de l’ignorance. » En même temps, elle lui tend un papier portant le nom de Psyché et les autres indications ; après quoi elle rentre droit chez elle. Mercure ne manque pas d’obéir. Il parcourt la terre en tous sens, visite toutes les nations et s’acquitte en ces termes de la proclamation dont il est chargé : « Une esclave, fille de roi, servante de Vénus, et du nom de

Vénus se rend droit à la forteresse royale, demeure de Jupiter. Hautaine, elle présente sa requête.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 108-109

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 110-111

11/02/2016 14:03


112

A mou r & Psyché

Psyché, est en fuite. Si quelqu’un peut arrêter la fugitive ou révéler en quel lieu elle se cache, qu’il aille trouver derrière les bornes Murciennes Mercure, crieur public ; il recevra pour prix de sa dénonciation, de Vénus ellemême, sept doux baisers, plus un du fin bout de la langue, un pur miel, celui-là. » L’annonce de Mercure et le désir d’une telle récompense suscitèrent bientôt parmi tous les mortels une émulation de zèle. Cette circonstance, plus qu’aucune autre cause, mit fin à toutes les hésitations de Psyché. Et déjà elle approchait des portes de sa souveraine, quand elle vit venir à sa rencontre l’une des suivantes de Vénus, qui se nommait Habitude. Celle-ci aussitôt s’écria de toutes ses forces : « Tu as donc fini par comprendre, vaurienne de servante, que tu avais une maîtresse ? Ou feindras-tu aussi, avec ton effronterie ordinaire, d’ignorer combien de fatigues nous avons supportées à courir à ta recherche ? Par bonheur, te voilà tombée précisément entre mes mains ; c’est Orcus même qui te tient dans ses griffes, et tu n’attendras pas longtemps le châtiment de ta rébellion. » Et, l’empoignant brutalement par les cheveux, elle la traînait après elle, sans que Psyché fît la moindre résistance. Sitôt qu’elle se la vit amenée et livrée, Vénus poussa un large éclat de rire, comme font les gens furieusement en colère. Puis, secouant la tête et se grattant l’oreille droite : « Enfin, dit-elle, tu as daigné venir saluer ta bellemère ? Ou voulais-tu plutôt rendre visite à ton mari, à qui tu as fait une blessure qui met ses jours en danger ? Mais Mercure, crieur public, annonce : « il recevra pour prix de sa dénonciation, de Vénus elle-même, sept doux baisers, plus un du fin bout de la langue, un pur miel, celui-là. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 112-113

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

115

sois tranquille, je vais te recevoir comme il se doit à l’égard d’une bonne bru. – Ou sont, continua-t-elle, Inquiétude et Tristesse, mes servantes ? » Et sitôt introduites, elle leur remit Psyché pour la torturer. Les deux servantes obéirent aux ordres de leur maîtresse ; après avoir cruellement fouetté la pauvre enfant et lui avoir infligé tous les tourments imaginables, elles la présentèrent derechef aux yeux de leur souveraine. Alors Vénus, avec un nouvel éclat de rire : « Voyez, dit-elle, pour m’apitoyer, elle compte sur la séduction de ce ventre bien arrondi, dont le fruit glorieux doit faire de moi apparemment une heureuse grand-mère. Heureuse, en vérité ! Dans la fleur de mon âge on me traitera d’aïeule, et le fils d’une vile esclave passera pour le petit-fils de Vénus ! Mais je suis sotte : un fils ? non : les conjoints sont de condition inégale ; de plus, un mariage contracté à la campagne, sans témoins, sans le consentement du père, ne saurait passer pour légitime. Il naîtra donc bâtard, à supposer d’ailleurs que nous te laissions porter ce rejeton jusqu’à terme. » Elle dit et fond sur elle, met ses vêtements en pièces, lui arrache les cheveux, lui heurte et lui meurtrit cruellement la tête. Après quoi, elle se fait apporter des grains de blé, d’orge, de millet, de pavot, de pois chiche, de lentille et de fève, les mêle à pleines poignées et les confond en un seul tas ; puis, s’adressant à Psyché : « Laide comme tu l’es, dit-elle, j’imagine qu’une esclave n’a d’autre moyen, pour gagner les bonnes grâces de ses amants, que son Mercure ne manque pas d’obéir. Il parcourt la terre en tous sens, visite toutes les nations. Après avoir cruellement fouetté la pauvre enfant, Inquiétude et Tristesse la présentèrent derechef aux yeux de Vénus, leur souveraine.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 114-115

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 116-117

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

119

dévouement à leur service. Eh bien ! je veux, moi aussi, éprouver à quoi tu es bonne. Démêle-moi l’amas confus des semences que voici ; sépare les grains un à un et les trie avec ordre : il faut qu’avant ce soir tu aies expédié cet ouvrage et le soumettes à mon approbation. » Après lui avoir assigné de la sorte ce monceau de graines de toute espèce, Vénus s’en fut à un repas de noces. Quant à Psyché, elle n’étendit même pas la main vers cette masse informe et inextricable : atterrée par ce ordre inhumain, elle demeurait figée dans une stupeur muette. Alors la fourmi, l’humble bestiole habitante des campagnes, mesurant la difficulté d’une pareille tâche, prit en pitié la compagne du grand dieu et maudit la cruauté de sa bellemère. Active, elle court de-ci, de-là, convoque et rassemble toute l’armée des fourmis ses voisines : « Pitié, filles agiles de la terre mère de toutes choses, pitié pour une aimable enfant, l’épouse de l’Amour ; elle se trouve en péril : vite, accourez à son aide. » Vague sur vague, c’est une ruée de la gent à six pattes ; et chacune rivalisant d’ardeur, elles démêlent tout le tas grain à grain, séparent, répartissent et groupent par espèces, puis se hâtent de disparaître. Au commencement de la nuit, Vénus revint de son repas de noces, humectée de vin, exhalant l’odeur des parfums et toute chargée de guirlandes de roses aux brillantes couleurs. Quand elle voit la diligence apportée à ce prodigieux travail : « Ce n’est pas toi, vaurienne, dit-elle, ce ne sont pas tes mains qui ont fait cet ouvrage, c’est celui à qui tu as plu pour ton malheur, pour ton malheur et pour le sien. » Et, lui jetant un morceau de pain grossier, elle va se coucher.

« Sépare les grains un à un et les trie avec ordre : il faut qu’avant ce soir tu aies expédié cet ouvrage. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 118-119

11/02/2016 14:03


120

A mou r & Psyché

Cependant, Cupidon, seul au fond de la maison et gardé prisonnier dans une chambre isolée, était cloîtré sévèrement, tant pour éviter que sa pétulante ardeur n’aggravât sa blessure que pour l’empêcher de rejoindre l’objet de ses désirs. C’est ainsi qu’éloignés l’un de l’autre et séparés sous un même toit, les deux amants passèrent une bien triste nuit. Mais sitôt que l’Aurore fut remontée sur son char, Vénus appela Psyché et lui dit : « Vois-tu ce bois qui, près du fleuve où baignent ses pieds, s’étend tout au long de la rive, et dont les derniers arbustes dominent la source proche ? Des brebis, dont la toison brille de l’éclat naturel de l’or, y paissent sans gardien, errant à l’aventure. De cette toison précieuse procure-toi sur l’heure et n’importe comment un flocon de laine que tu m’apporteras : voilà ma volonté. » Psyché se mit en route, non pas, à vrai dire, dans l’intention d’exécuter l’ordre reçu, mais pour trouver le repos de ses maux en se précipitant d’un rocher de la rive. Mais du sein même du fleuve un vert roseau, source de sons mélodieux, par une inspiration divine, fit entendre, en un doux murmure de la brise légère, cet avis prophétique : « Assaillie par tant d’épreuves, Psyché, ne souille pas par une mort misérable la sainteté de mes ondes, mais ne tente pas davantage d’approcher à cette heure les redoutables brebis. Car lorsque le soleil brûlant leur communique sa chaleur, une rage farouche les emporte ; alors, de leurs cornes acérées, de leur front de pierre et parfois de leurs morsures empoisonnées, elles s’attaquent « De cette toison précieuse procure-toi sur l’heure et n’importe comment un flocon de laine que tu m’apporteras : voilà ma volonté. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 120-121

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

123

aux humains pour les faire périr. Mais une fois amortie l’ardeur du soleil de midi, le troupeau se repose dans la sérénité des haleines du fleuve. D’ici là, sous ce haut platane qui s’abreuve au même cours d’eau que moi, tu pourras te dissimuler. Dès que les brebis, leur fureur apaisée, auront assoupi leurs esprits, bats les ramures du bois voisin : tu trouveras de cette laine d’or, qui reste accrochée çà et là dans l’enchevêtrement des branches. » C’est ainsi que le roseau, dans sa candeur et son humanité, enseignait à Psyché souffrante comment assurer son salut. Psyché ne commit pas la faute de prêter à ces instructions une oreille distraite ; elle eut soin au contraire de les suivre point par point, et déroba facilement, de la molle toison d’or fauve, de quoi en rapporter son giron rempli à Vénus. Mais le succès de cette seconde épreuve ne fut pas mieux reconnu de sa maîtresse. En fronçant le sourcil et avec un sourire amer : « Je ne m’y trompe pas, dit Vénus, et discerne l’auteur de cette nouvelle supercherie. Mais cette fois je saurai m’assurer si vraiment ton âme est vaillante et ta prudence sans égale. Vois-tu, dominant un très haut rocher, la cime de cette montagne escarpée ? Là se trouve une source sombre : c’est celle du noir cours d’eau qui, recueilli dans un bassin au creux de la vallée voisine, se déverse dans les marais du Styx et alimente les flots retentissants du Cocyte. Je veux qu’au sommet même où la source jaillit des entrailles de la terre, tu puises de son onde glacée, et sans retard m’en rapportes la petite urne que voici. » Ce disant, elle lui remit un flacon de cristal taillé, avec en plus, de terribles menaces.

C’est ainsi que le roseau, dans sa candeur et son humanité, enseignait à Psyché souffrante comment assurer son salut.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 122-123

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

125

Psyché s’empresse et, hâtant le pas, se dirige vers le sommet de la montagne, pour y trouver au moins le terme d’une vie lamentable. Mais à peine parvenue aux lieux avoisinant la crête désignée, elle voit l’immensité de l’entreprise et ses difficultés mortelles. Car c’était un rocher démesurément haut, rugueux, glissant, inaccessible. Des entrailles même de la pierre, il vomissait des eaux repoussantes qui, à peine échappées des cavités aux ouvertures inclinées, dévalaient le long de la pente, se frayaient un chemin par un étroit canal où elles se perdaient, et tombaient inaperçues dans la vallée voisine. À droite et à gauche, voici que du creux des rochers émergent en rampant et allongeant le cou des dragons sanguinaires, dont les yeux, astreints à veiller, ne se ferment jamais, dont les prunelles font le guet, perpétuellement ouvertes à la lumière. D’ailleurs, les eaux, douées de voix, se défendaient elles-mêmes. « Éloigne-toi. – Que fais-tu ? Ouvre l’œil. – À quoi penses-tu ? Gare ! Fuis ! – Tu vas te tuer », lui criaient-elles sans cesse. Alors, de voir ainsi la tâche impossible, Psyché fut muée en pierre ; son corps était présent, mais ses sens étaient ailleurs ; littéralement écrasée par le poids d’un péril sans issue, il ne lui restait même pas la suprême consolation des larmes. Mais les peines d’une âme innocente n’échappèrent pas à l’œil attentif d’une providence charitable. Car soudain voici paraître, les ailes éployées, l’oiseau royal de Jupiter souverain, l’aigle ravisseur. Se souvenant que jadis, ministre complaisant, il avait, sous la conduite de Cupidon, enlevé pour Jupiter l’échanson phrygien, il voulait, par une aide opportune, honorer la puissance du dieu dans les travaux

Écrasée par le poids d’un péril sans issue, il ne restait à Psyché même pas la suprême consolation des larmes.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 124-125

11/02/2016 14:03


126

A mou r & Psyché

de son épouse. Il abandonne donc les radieux chemins de la voûte céleste, et s’en venant voler sous les yeux de la jeune femme, il lui adresse la parole : « Quoi ? simple comme tu l’es, et sans expérience de ces choses, tu espères, de cette source non moins terrible que sacrée, pouvoir dérober fût-ce une goutte, ou seulement l’atteindre ? Les dieux mêmes, sans en excepter Jupiter – ne l’as-tu pas au moins entendu raconter ? – redoutent les ondes stygiennes, et les serments que vous faites par la puissance des dieux, les dieux ont coutume de les faire par la majesté du Styx. Mais donne-moi cette urne. » Il la saisit, l’entoure de ses serres et, faisant diligence, il balance la masse oscillante de ses ailes, étend ses rémiges à droite et à gauche, passe entre les dragons, leurs mâchoires aux dents cruelles, leurs langues où vibre un triple dard. Les eaux se refusent et l’avertissent avec menaces de se retirer sans dommage : il répond qu’il vient là par ordre de Vénus, qu’il est à son service, et cette invention lui ménage un accès un peu plus facile. Ainsi Psyché reçut avec joie la petite urne pleine et se hâta de la rapporter à Vénus. Mais même alors elle ne put trouver grâce auprès de l’implacable déesse. Celle-ci, tout en la menaçant de châtiments plus cruels et plus humiliants, l’apostrophe en ces termes avec un sourire infernal : « Tu m’as l’air d’être une grande magicienne, et profondément experte en maléfices, pour avoir si promptement obéi à des ordres tels que les miens. Mais voici encore, ma mignonne, un service à me rendre. Prends cette cassette, fit-elle en la lui donnant, et rends-toi de ce pas jusque dans les enfers et les sombre pénates d’Orcus.

« Prends cette cassette, fit Vénus en la donnant à Psyché, et rends-toi de ce pas jusque dans les enfers. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 126-127

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

129

Là tu présenteras la cassette à Proserpine et tu lui diras : “Vénus te prie de lui envoyer un peu de ta beauté, ne serait-ce que la ration d’une seule petite journée. Car ce qu’elle en avait, elle l’a dépensé et complètement usé à soigner son fils malade.” Mais ne rentre pas trop tard : il faut que je m’en frotte avant d’aller pour une séance au théâtre des dieux. » Plus que jamais Psyché sentit que sa fortune touchait à son terme et comprit avec évidence qu’on la jetait ouvertement, et sans plus rien voiler, dans une mort toute prête. Car quoi ? ne la forçait-on pas à se rendre elle-même et sur ses propres pieds dans le Tartare et chez les Mânes ? Et sans plus hésiter, elle se dirige vers une haute tour, pour de là se précipiter : ce serait, pensait-elle, pour descendre aux enfers, la route la plus directe et la plus aisée. Mais la tour se mit soudain à parler : « Pourquoi, dit-elle, malheureuse enfant, chercher à te détruire en te jetant dans le vide ? Pourquoi, dans cette dernière épreuve et ce dernier travail, t’abandonner sans raison ? Quand une fois ton esprit sera séparé de ton corps, tu iras bien sans doute au fond du Tartare, mais tu n’en pourras revenir en aucune façon. Écoute-moi : Lacédémone, cité illustre d’Achaïe, est située non loin d’ici. Sur ses confins, Ténare se dérobe en des lieux écartés. Découvre cet endroit. Là s’ouvre un soupirail de la demeure de Dis. Par la porte béante se laisse apercevoir un chemin malaisé. Sitôt que, franchissant le seuil, tu t’y seras engagée, tu n’auras qu’à suivre ce couloir

« Pourquoi, dit la tour, malheureuse enfant, chercher à te détruire en te jetant dans le vide ? »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 128-129

11/02/2016 14:03


130

A mou r & Psyché

pour parvenir tout droit au palais même d’Orcus. Mais ne va pas au moins t’avancer ainsi les mains vides à travers ces ténèbres ; tiens dans chacune d’elles un gâteau de farine d’orge pétri avec du vin additionné de miel, et dans ta bouche porte deux pièces de monnaie. Quand tu auras derrière toi une bonne partie de la route qui conduit chez les morts, tu rencontreras un âne boiteux porteur de fagots, avec un ânier semblable à lui. Celui-ci te demandera de lui tendre quelques brins tombés de sa charge : mais toi, ne profère aucun son et passe sans mot dire. Bientôt tu parviendras au fleuve de la mort, auquel est préposé Charon. Celui-ci exige d’abord qu’on acquitte le droit de passage ; c’est à cette condition que, dans sa barque de cuir cousu, il transporte les voyageurs sur la rive opposée. Ainsi, même chez les morts vit l’Avarice, et un dieu comme Charon, le percepteur de Dis, ne fait rien pour rien : le pauvre, quand il meurt, doit se munir du prix de son voyage, et s’il lui advient de n’avoir pas de monnaie sous la main, nul ne lui permettra de rendre le dernier soupir. À ce hideux vieillard tu donneras à titre de péage l’une des pièces que tu porteras, mais de manière qu’il la prenne de sa propre main dans ta bouche. Ce n’est pas tout. Pendant que tu traverseras le cours d’eau paresseux, un vieillard mort, nageant à la surface, lèvera vers toi ses mains putréfiées et te priera de le tirer à toi dans la barque : mais toi, ne te laisse pas attendrir par une pitié qui t’est interdite.

« Bientôt tu parviendras au fleuve de la mort, auquel est préposé Charon. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 130-131

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 132-133

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

135

Quand tu auras franchi le fleuve et progressé un peu, de vieilles femmes, tissant la toile, te demanderont de leur donner un coup de main : ne touche pas à cet ouvrage, tu n’en as pas le droit. Car ce seront là, parmi beaucoup d’autres, des pièges suscités par Vénus, pour te faire lâcher au moins l’un des gâteaux. Et ne dis pas : “Une méchante galette d’orge ? le dommage est léger.” Si tu en perds une, c’en est fait pour toi de la lumière du jour. Car un chien gigantesque aux trois têtes énormes, monstrueux et formidable animal, lançant du fond de sa gueule, comme un tonnerre, contre les morts auxquels il ne peut plus faire aucun mal, des aboiements qui les remplissent d’une vaine terreur, se tient en permanence sur le seuil même du sombre atrium de Proserpine et garde en sentinelle vigilante la demeure déserte de Dis. Jette-lui comme proie l’un des gâteaux : il sera maîtrisé, et, passant outre sans difficulté, tu pénétreras tout droit chez Proserpine elle-même. Elle te recevra gracieusement et avec bonté, t’invitera à t’asseoir sur un siège moelleux et à prendre un copieux repas. Mais toi, assieds-toi à terre, demande un pain grossier ; quand tu l’auras mangé, fais connaître ce qui t’amène et prends ce qui te sera présenté. Au retour, tu te rachèteras de la fureur du chien au moyen du gâteau qui te restera ; tu donneras ensuite à l’avare nocher la pièce de monnaie que tu auras réservée et, son fleuve une fois traversé, tu fouleras à nouveau la trace de tes premiers pas et reverras enfin notre ciel avec le chœur des astres. Mais de toutes mes recommandations, la plus importante, la voici : n’essaie ni d’ouvrir la boîte que tu porteras, ni d’en

« N’essaie ni d’ouvrir la boîte que tu porteras, ni d’en examiner l’intérieur. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 134-135

11/02/2016 14:03


136

A mou r & Psyché

examiner l’intérieur ; garde-toi, en un mot, de tout mouvement de curiosité à l’égard du trésor de divine beauté qu’elle recèlera. » C’est ainsi que la tour qui voit loin s’acquitta de sa prophétie. Sans tarder, Psyché se rend à Ténare. Dûment munie des pièces de monnaie ainsi que des gâteaux, elle descend rapidement le couloir infernal. Elle dépasse sans mot dire l’ânier infirme, donne au passeur une pièce en péage, reste insensible à la requête du mort flottant à la surface, dédaigne les prières insidieuses des tisserandes, endort, en lui jetant un gâteau à manger, la rage effroyable du chien, et pénètre enfin dans la demeure de Proserpine. Sans accepter ni le siège moelleux ni les mets raffinés que lui offre son hôtesse, elle s’assied à ses pieds sur le sol et, satisfaite d’un pain grossier, elle expose la mission dont l’a chargée Vénus. On remplit en secret, on ferme la cassette et Psyché la reçoit. À l’aide du second gâteau, elle donne le change au chien et muselle la bête aboyante, remet en paiement au passeur la pièce de monnaie qui lui reste et, d’un pas bien plus alerte, elle ressort des enfers. Mais, après qu’elle eut, en la retrouvant, adoré la blanche lumière de ce monde, et malgré la hâte qu’elle avait d’arri­ ver au bout de sa tâche, une curiosité téméraire s’empare de son esprit. « Eh quoi ! dit-elle, suis-je assez sotte de porter la beauté divine sans en prélever même une parcelle pour moi et plaire ainsi, qui sait ? à mon bel amant. » Et, tout en parlant, elle ouvre la boîte. Mais dans la boîte, rien du tout ; de beauté, pas la moindre trace ; rien qu’un sommeil infernal, un vrai sommeil de Styx, qui l’envahit

A mou r & Psyché

137

sitôt libéré du couvercle, répand sur tous ses membres une épaisse vapeur léthargique, et l’étend captive sur le chemin, à la place même où elle posait le pied. La voilà gisante, immobile : bref, un cadavre endormi. Mais Cupidon, qui, sa blessure cicatrisée, revenait à la santé, et qui ne pouvait endurer la longue absence de sa Psyché, s’était échappé par la fenêtre haute de la chambre où il était enfermé. Ses ailes s’étaient reformées durant ce temps de repos : d’un vol plus rapide que jamais, il rejoint sa Psyché, écarte avec soin le sommeil, l’enferme de nouveau dans la boîte à la place qu’il y occupait ; puis, réveillant Psyché par l’inoffensive piqûre d’une de ses flèches : « Tu étais victime une fois de plus, lui dit-il, malheureuse enfant, de la curiosité qui t’a déjà perdue. Cependant, va, achève de t’acquitter de la mission dont t’a chargée ma mère. Le reste me regarde, moi. » À ces mots, l’amant ailé prend son vol, et Psyché s’empresse de rapporter à Vénus le présent de Proserpine. Cependant, Cupidon, dévoré d’un excès d’amour et la mine dolente, redoutant au surplus la soudaine austérité de sa mère, revient à ses prouesses d’antan. D’un vol rapide il pénètre jusqu’au haut du ciel, présente sa supplique au grand Jupiter et plaide sa cause auprès de lui. Jupiter, alors, le prenant par la joue et, de la main, l’attirant jusqu’à ses lèvres pour lui donner un baiser, lui dit : « Jamais, monsieur mon fils, tu ne m’as rendu l’honneur auquel j’ai droit du consentement des dieux, et ce cœur où s’ordonnent les lois des éléments et les mouvements des astres, tu le

« Tu étais la victime une fois de plus, Psyché, malheureuse enfant, de la curiosité qui t’a déjà perdue. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 136-137

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 138-139

11/02/2016 14:03


A mou r & Psyché

141

blesses continuellement de tes coups, tu lui infliges sans répit la honte de faiblesses et d’aventures terrestres ; au mépris des lois, de la loi Julia elle-même et de la morale publique, tu compromets dans de bas adultères mon honneur et ma réputation, en donnant à mes traits augustes la forme avilissante d’un serpent, d’un feu, d’une bête sauvage, d’un oiseau, de quelque bétail. N’importe : je me souviendrai que je suis débonnaire et que tu as grandi entre mes mains : je ferai tout ce que tu demandes. À condition, toutefois, que, connaissant ton devoir, tu aies l’œil ouvert sur ceux qui voudraient t’imiter, et que, s’il existe actuellement sur la terre une beauté sans pareille, tu me l’offres en récompense de mon bienfait présent. » Il dit et ordonne à Mercure de vite convoquer tous les dieux en assemblée, en proclamant que qui manquera au rendez-vous céleste encourra une amende de dix mille sesterces. Cette menace eut vite fait de remplir le théâtre du ciel ; et Jupiter, dominant les autres du haut de son trône élevé, s’exprima en ces termes : « Dieux conscrits dont les noms sont portés sur le registre des Muses, voici un garçon que j’ai élevé de mes mains, comme sans doute vous le savez tous. J’ai jugé qu’il fallait mettre un frein aux ardeurs impétueuses de sa première jeunesse. C’est assez qu’il ait fait parler de lui par le scandale quotidien de ses adultères et fredaines de tout genre. Ôtons-lui toute occasion, et maîtrisons ce dévergondage d’adolescent en l’enchaînant dans les liens du mariage. Il a fait choix d’une jeune fille ; il l’a privée de sa virginité : qu’il la garde, qu’il l’ait pour sienne et qu’uni

« J’ai jugé qu’il fallait mettre un frein aux ardeurs impétueuses de sa première jeunesse. »

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 140-141

11/02/2016 14:03


CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 142-143

11/02/2016 14:03


14 4

A mou r & Psyché

à Psyché, il jouisse à jamais de l’objet de son amour. » Puis, tournant son visage vers Vénus : « Et toi, ma fille, ne t’attriste pas, et que cette alliance avec une mortelle ne t’inspire aucune crainte pour la condition de ton illustre maison. Je vais faire que cette union ne soit plus une mésalliance, mais un mariage légitime et conforme au droit civil. » Aussitôt il ordonne que Mercure aille enlever Psyché et la conduise au ciel. Et, lui tendant une coupe d’ambroisie : « Prends, Psyché, lui dit-il, et sois immortelle. Jamais Cupidon ne se dégagera des liens qui l’attachent à toi ; c’est pour toujours que vous êtes unis par le mariage. » À l’instant est servi un abondant repas de noces. Sur le lit d’honneur était couché le marié, qui tenait Psyché dans ses bras ; puis Jupiter avec sa Junon, et tous les dieux, chacun à son rang. La coupe de nectar, qui est le vin des dieux, était présentée à Jupiter par le jeune pâtre son échanson ; Liber servait les autres, Vulcain faisait la cuisine, les Heures empourpraient tout de roses et d’autres fleurs, les Grâces répandaient des parfums, les Muses faisaient entendre leurs voix harmonieuses. Puis Apollon chanta en s’accompagnant sur la cithare, et Vénus, ajustant ses pas à une douce musique, dansa gracieusement, après s’être composé un orchestre où les Muses exécutaient un chœur, tandis qu’un satyre jouait de la flûte et qu’un panisque enflait son chalumeau. C’est ainsi que Psyché passa selon les rites sous la puissance de Cupidon. Et quand le terme fut arrivé, il leur naquit une fille, que nous nommons la Volupté.

C’est ainsi que Psyché passa selon les rites sous la puissance de Cupidon.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 144-145

11/02/2016 14:03


DES ENCHANTEMENTS

DU LIVRE Les gr ands textes de la littér ature illustrés par les plus gr ands peintres par Diane de selliers, éditeur

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 146-147

11/02/2016 14:03


DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

On me demande souvent ce qui guide mes choix éditoriaux. J’ai envie de répondre par ces fragments d’un poème de Constantin Cavafy traduit par Marguerite Yourcenar : « Je reste à rêver… Mon rapport à l’art est fait de sensations et de désirs… Quelques visages ou lignes entrevus, vagues mémoires d’amours inachevées… L’art sait façonner une certaine forme de beauté, complétant la vie de manière presque imperceptible, combinant les impressions, combinant les jours… » Mes enchantements du livre débutent par le désir de nouveaux horizons de connaissance, de culture, de poésie, de beauté, de désir de partager. C’est à ce moment précis que naît le livre, dans ses prémices, dans cet élan de découverte, dans une conception nourrie de rêves et d’espoirs. Nous publions de la littérature illustrée, de la littérature en mouvement, en dialogue avec des œuvres picturales qui l’éclairent et entrent en résonance avec le texte, ouvrant le lecteur à une perception plus vaste, à une réflexion nouvelle. J’aime l’idée d’une lecture qui soit une aventure de l’être, de la découverte de soi à travers la littérature et l’art. Et la confrontation de la peinture avec la littérature interpelle, invite à ce voyage. Une fois le texte choisi, comment l’illustrer ? Avec les œuvres d’un artiste qui s’y est déjà confronté, comme Sandro Botticelli pour La Divine Comédie de Dante ? Avec un artiste contemporain, comme Gérard Garouste pour le Don Quichotte de Cervantès ? Ou à travers une période artistique qui va l’éclairer, lui répondre et lui correspondre ? Le travail commence…

I

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 148-1

11/02/2016 14:03


DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

Les Métamorphoses d’Ovide illustrées par la peinture

Quels sont ces instruments ? Comment les notes de musique s’accordent-elles ? Comment passe-t-on de l’idée au livre ?

baroque. Nous avons recherché, depuis le Moyen Âge

jusqu’au xxe siècle, les peintures qui seraient les plus appro-

priées pour accompagner ces histoires. L’époque baroque s’est révélée la plus prolifique, la plus juste dans ses débordements et son exubérance humaine, la plus sensible

quant aux sentiments exprimés. Nous avons alors concentré la recherche uniquement sur la peinture baroque,

explorant les musées, les bibliothèques, les cabinets d’experts, les collections privées, interrogeant les spécialistes, jusqu’à rassembler un vaste choix d’œuvres, souvent inédites, ne gardant que les images les plus belles et les

plus pertinentes, reflets enthousiasmants d’une époque.

Nous rassemblons toutes les peintures susceptibles d’être retenues pour l’édition (photo, photocopie, fichier informatique) afin de pouvoir les sélectionner et les placer dans l’ouvrage. Pour deux cents images retenues, nous en identifierons environ de huit cents à mille. Quand la mise en pages est réalisée et que le choix des illustrations est arrêté, nous commandons les documents en haute définition auprès des agences de photos, des musées, de ceux qui détiennent l’œuvre originale, ce qui nécessite souvent de nouvelles prises de vue. Pour obtenir une qualité de reproduction irréprochable, il faut en effet que les illustrations possèdent une résolution de 300 dpi minimum. Mon métier d’éditeur est celui de chef d’orchestre : créer une symphonie harmonieuse où tous les instruments s’accor­ dent dans une unité de ton, de style et de sens.

II

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 2-3

Chaque livre vit sa propre aventure, chaque livre est unique. Il s’agit ici de tenter d’esquisser les grandes étapes de son élaboration, de la création à la fabrication, de la publication aux relations avec la presse, avec les libraires, pour toucher enfin le lecteur. Il faut garder à l’esprit que la signature de tous nos ouvrages est l’excellence, tant au niveau du contenu que de la forme. Notre rôle est donc d’effectuer une sélection exigeante de peintures qui nous conduit souvent à reproduire des tableaux inédits afin d’offrir à nos lecteurs l’œuvre la plus aboutie possible, tant sur le plan intellectuel qu’esthétique. C’est la raison pour laquelle trois ans, voire douze – mais rarement ! – sont nécessaires à la réalisation de chaque ouvrage. Il faut tout d’abord choisir la traduction qui rendra hommage à l’auteur et qui sera la plus agréable à lire pour nos lecteurs. Nous les étudions toutes, les comparons et n’excluons pas d’en faire réaliser une nouvelle. La Légende dorée de Jacques de Voragine illustrée par les peintres de la Renaissance italienne. Deux traductions françaises du latin, l’une très latinisante, un peu ampoulée et aride, l’autre pleine d’humanité et de souffle, rythmée, chaleureuse et révélant un talent de conteur. C’est

celle que nous avons choisie pour le plus grand bonheur de nos lecteurs.

III

11/02/2016 14:03


DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

Le Cantique des oiseaux d’Attâr illustré par la peinture en

Le Ràmàyana de Valmiki illustré par les miniatures

san existantes étaient celle de Garcin de Tassy, en prose,

l’Inde a été abondamment illustrée dans les cours impé-

Islam d’Orient. Les seules traductions françaises du perdatant du xixe siècle, souvent inexacte et incomplète, et celle

d’Henri Gougaud, une adaptation libre, en prose également. Aucune des deux, connues sous le titre de « La Conférence des

oiseaux », ne nous satisfaisait. Leili Anvar nous a alors proposé

une nouvelle traduction, en vers comme le poème original du xiie siècle, d’une qualité poétique, musicale et spirituelle inégalable. La date de parution de l’ouvrage a alors été repoussée de plusieurs années, laissant à l’auteur le temps de mûrir

sa traduction, de lui donner toute sa beauté et sa puissance.

Nous sollicitons également des spécialistes pour rédiger nos préfaces, introductions, postfaces et commentaires d’œuvres. Pour parfaire l’étude d’un texte sont ajoutés des chronologies, cartes géographiques, repères historiques, etc.

indiennes du XVIe au XIXe siècle. Cette épopée sacrée de

riales à partir du xvie siècle, et la tradition de la miniature

a perduré en Inde jusqu’au milieu du xixe siècle. De très

nombreux manuscrits ont été enluminés. Aujourd’hui ces

manuscrits sont pour la plupart démembrés, les images dispersées dans des salles de vente, chez des collectionneurs privés, dans des bibliothèques ou des musées, sou-

vent en pages isolées. Nous les avons recherchées à travers le monde, et avons rassemblé les plus belles dans l’ouvrage.

Il manquait le plus ancien, le plus exceptionnel et le plus emblématique de ces manuscrits, celui réalisé pour

l’empe­reur Akbar, propriété du maharaja de Jaipur dans le Rajasthan, inaccessible depuis plus cinquante de ans. Malgré tous nos efforts, nous n’avions pu y avoir accès.

Notre livre (en sept volumes) était sur le point d’être

C’est maintenant au tour du graphiste-maquettiste d’inter­ venir. Son travail commence une fois que tous les textes ont été soigneusement relus et vérifiés par une correctrice professionnelle, et que les images ont été sélectionnées par nos soins : comment alors organiser une mise en pages belle, dynamique, rythmée, faisant correspondre chaque illustration au passage narratif adéquat, tout en gardant l’équilibre de la page et en créant une atmosphère ? Sans oublier de tenir compte des exigences de l’éditeur. Il peut arriver que des images exceptionnelles soient découvertes tardivement et qu’il faille décaler toute la mise en pages en ayant soin de maintenir l’image appropriée face au texte concerné. ll faut alors remaquetter plusieurs dizaines de pages pour se retrouver dans un rapport image/texte exact…

Il faut au maquettiste un talent artistique et une rigueur sans faille dès la conception de sa mise en pages : il doit, avant tout, proposer un principe de maquette et déterminer le placement de chaque élément de la page : l’essentiel étant de définir le rapport image/texte avec talent et de choisir une typographie pour le texte principal, le titre courant, les titres, les intertitres, les retraits, les légendes, etc. Il crée alors un « chemin de fer », c’est-à-dire un déroulé en petit format de tout le livre. Sa priorité est donc d’imaginer le rythme du livre.

IV

V

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 4-5

imprimé lorsque nous avons enfin obtenu l’autorisation de reproduire ces pages que nous n’espérions plus. Il a fallu un immense travail d’adaptation de la mise en page pour les accueillir et les placer de façon appropriée.

11/02/2016 14:03


DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

Quand toutes les peintures ont été mises en pages, le maquettiste remet au photograveur les ektachromes ou les fichiers numérisés en haute définition ou encore les originaux de l’artiste contemporain. Le photograveur va les scanner afin de restituer les quatre couleurs primaires : noir, jaune, rouge (magenta) et bleu (cyan) ainsi que toutes les nuances de couleurs. Le photograveur sortira alors des épreuves imprimées que nous corrigerons jusqu’à obtenir la reproduction la plus exacte possible.

J’insisterai ici sur l’importance de la couverture. Premier contact entre le livre et le lecteur, elle se doit d’être non seulement significative mais la plus attractive possible. Elle doit provoquer un coup de cœur immédiat chez celui qui la regarde. Le succès de l’ouvrage dépendra en grande partie de sa réussite !

L’Iliade et l’Odyssée d’Homère illustrées par Mimmo Paladino, artiste contemporain italien. Celui-ci a inter-

prété ces deux épopées à l’aide d’une grande palette de techniques et de supports : gouache, aquarelle, crayon gris, crayons de couleur, feutres fluorescents, encres brûlées, grattage sur carton, application de feuilles d’or… Le

scannériste a travaillé avec les originaux, les manipulant avec soin et les scannant directement en machine, cette

technique garantissant un résultat parfait. La couverture de l’ouvrage est une tête de guerrier, tout à la feuille

d’or martelée, d’une puissance et d’une luminosité sans

pareilles. Nous avons tout essayé pour reproduire l’œuvre directement en utilisant l’original : quels que soient le travail et les corrections effectués, l’image ressortait pâle,

terne, sombre… Nous avons alors décidé de prendre une photo de l’œuvre éclairée de biais, traitée ensuite à la pho-

togravure. Grâce à cette photo, la lumière reflétée par la feuille d’or martelée donnait toutes ses nuances à l’image,

et le masque du guerrier resplendissait sur la couverture, avec son fond bleu méditerranéen. Il nous a fallu « tricher », contourner l’original, pour mieux le retrouver.

VI

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 6-7

Le papier a aussi une importance capitale dans l’objet livre. Son toucher, soyeux ou lisse ; son blanc, chaud, nuancé, moderne ou froid ; sa « main », épaisse ou fine ; sa surface, glacée ou poreuse ; son apparence, brillant, semi-mat ou mat ; autant de nuances qui font toute la différence. Si on imprime un livre aux couleurs multiples, il faut prendre un papier qui ne les boit pas, qui empêche la pénétration de l’encre, soit un papier dit « couché ». Chaque nuance sera ainsi préservée. Il faut tenir compte de tous ces éléments lors du choix du papier afin d’obtenir le meilleur rendu possible et le maximum de plaisir au toucher. Faust de Goethe illustré par Eugène Delacroix. Les litho-

graphies de Delacroix ainsi que ses croquis, dessins, esquisses étant plus nombreux que les peintures, nous

avons choisi un papier donnant le rendu d’un carnet de

dessins : assez poreux, doux au toucher, avec une matière

très sensuelle. Les peintures reproduites en ont un peu souffert alors que les lithographies et dessins ressortaient merveilleusement sur la page.

Le livre est prêt à être imprimé… Le dialogue entre le maquettiste, présent sur machine, et l’équipe qui assure l’impression est essentiel pour optimiser le tirage, obtenir des nuances de couleurs plus subtiles, une luminosité plus

VII

11/02/2016 14:03


DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

DES ENCHANTEMENTS DU LIVRE

grande… D’autant plus que plusieurs pages sont imprimées sur une même feuille et qu’il faut parfois faire des arbitrages de couleurs pour privilégier l’une ou l’autre image.

la fabrication du livre est de plus en plus informatisée et mécanisée. Le rôle de l’éditeur, qui agit sur la conception, le contenu et l’aspect du livre, et aussi sur sa diffusion et la communication extérieure, est essentiel.

Le résultat de l’intervention du maquettiste est toujours positif. Le livre part ensuite chez le relieur qui vérifiera les feuilles imprimées, pliera les pages, assemblera les cahiers, mettra couverture et coffret et finalisera ainsi l’objet livre. L’habillage du livre est aussi essentiel. Il est constitué de plusieurs éléments : reliure avec les blocs de feuilles cousus ou simplement collés, couverture en carton dur habillé d’une toile et un titre au fer à dorer ou impression en couleurs sur une carte souple avec le titre imprimé, tranchefile choisie avec soin pour cacher les coutures, coffret en carton dur revêtu d’un papier imprimé. Nous soignons tous les détails afin que l’objet soit aussi précieux et raffiné que son contenu : c’est ainsi que notre travail est souvent comparé à celui de la haute couture. Voilà esquissé dans les grandes lignes le travail de l’édition d’art (à ne pas confondre avec la bibliophilie, qui nécessite beaucoup plus d’interventions manuelles et dont les tirages n’excèdent pas une centaine d’exemplaires). Ce qu’il faut en retenir, dans le cas de notre maison d’édition et de bien d’autres, c’est le soin infini apporté à chaque détail. Tout est question de réflexion, de remise en question permanente, de minutie, de vérification et de réajustement… Travail de haute couture ou travail d’orfèvre, le côté artisanal est toujours présent, même si, heureusement,

VIII

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 8-9

Essentiel également, le rôle de l’attaché de presse : il faut parler des livres, les faire connaître par tous les supports de connaissance possibles : presse écrite et audiovisuelle. Sans oublier un travail parallèle effectué bien souvent en interne : réseaux sociaux, blogs, référencements sur Internet. Il faut parler des livres absolument ! Et les vendre… Bravo aux libraires qui font un métier exigeant et de plus en plus difficile, qui défendent les ouvrages qu’ils aiment avec passion, qui en parlent à leurs lecteurs avec enthousiasme, qui créent des vitrines attirantes, qui accueillent les auteurs pour des conférences, qui vivent pour leur métier et se battent pour la culture, la connaissance et la beauté. Le rôle du diffuseur et des représentants en librairie, qui sillonnent les routes pour présenter les ouvrages et les défendre auprès des libraires, est déterminant. Ils sont un relais important dans la chaîne du livre. Sans oublier le distributeur, qui assure l’acheminement des livres. Merci à cette journée de la Librairie Indépendante de nous permettre de faire connaître notre métier, d’encourager la lecture. J’espère qu’ainsi nous convaincrons de nouveaux lecteurs de découvrir le livre d’art, cet univers riche de sens et de beauté.

IX

11/02/2016 14:03


Ni le livre, ni cette Fête de la Librairie par les libraires indépendants n’auraient vu le jour sans la chaîne chaleureuse de toutes ces personnes, sans leur engagement, leur passion, leur amicale collaboration… L’association Verbes remercie Diane de Selliers plus fougueuse que nous encore… Merci à elle d’avoir offert sans hésiter et sans compter son temps, sa virtuosité, ses moyens afin de porter haut avec nous les causes de la librairie indépendante et l’excellence éditoriale de ce livre. Joséphine Barbereau qui perpétue avec bienveillance et diligence l’esprit des Éditions Diane de Selliers. C’est la femme de toutes les passerelles… Agnès de Gorter notre cerise sur le gâteau, oh la belle surprise… Merci à cette très grande éditrice d’art, véritable orfèvre, riche de savoir-faire, d’expérience, d’intelligence humaine. Jeanne Cottet responsable communication et marketing. À chaque projet, elle donne des ailes. Longue, longue vie à cette équipe passionnante de « l’atelier » Diane de Selliers ! Merci aussi, bien sûr, à toutes celles qui y travaillent. N’oublions surtout pas ceux qui ont rendu possible la fabrication de cet ouvrage. Aurore Jannin et Laurent Pinon de Prototype, graphistes, pour le soin qu’ils ont apporté à la réalisation de cet ouvrage. Haïgo Kherbekian de Fotimprim qui nous a offert la photogravure. Daniel Wormeringer d’Arctic Paper, notre partenaire depuis l’origine de notre journée, qui a fourni le papier de la couverture, le Munken Kristall (extra blanc) 300 g, nouvelle teinte de la gamme Munken Design. L’intérieur du livre a été imprimé sur le papier Arctic Volume White 130 g.

Diane Fonsegrive, Sarah Bourguignon, Pascale Gélys, Géraldine Lay, des Éditions Actes Sud. Un grand salut à vous, les filles, nos solides comparses professionnelles ! Vous avez œuvré contre vents et marées afin que l’ouvrage soit diffusé en temps voulu, à vous tous, libraires. Thierry Magnier notre ange-gardien des premiers jours. Un éditeur aussi talentueux que combatif. Il construit un immense catalogue sans concession pour les nouvelles générations. Merci pour sa jeunesse éternelle et aventureuse. Amandine Lefèbvre et Caroline Sallaberry ses acolytes enthousiastes, qui nous prodiguent d’immenses services. Florence Robert (éditrice, secrétaire de l’association Verbes), toujours notre meilleure amie pour toujours. Damien Laval (relations presse et coordination libraires), fidèle, endurant et fin collaborateur. Olivia Goudard et Pauline Pierre les libraires des Abbesses : mes complices de tous les jours, passionnées, constantes et dans tous les secrets de cette aventure. Xavier Person, Isabelle Reverdy, Laurence Vintejoux (Conseil Régional d’Ile de France). Fabrice Piault, Clarisse Normand, Marion Muller, Anne-Sophie Havard et Thomas Vincy (Livres Hebdo). Vincent Monadé, Luc Derai, Thierry Auger, Élisabeth Redolfi, Marc Guillard (Centre National du livre). Le syndicat des libraires francophones de Belgique ainsi que les libraires suisses, qui donnent de l’ampleur à notre combat et dont la présence nous touche et nous honore.

Pascal Quignard qui nous a permis d’exaucer un rêve : éditer un texte inédit de lui. Nous n’avons pas assez de mots pour exprimer ce que sa musique déclenche en nous d’émotions, d’élucidations et d’émerveillements… Nicole Garnier-Pelle Conservateur général du Patrimoine chargée du musée Condé, qui nous a offert un texte qui éclaire parfaitement l’histoire et la technique des vitraux de Chantilly. Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani des Éditions Actes Sud. Ils sont non seulement de géniaux et infatigables entrepreneurs mais aussi des personnes de parole et d’engagement. Au nom de tous les libraires, nous rendons hommage à leur incroyable audace, pugnacité et exigence éditoriale. C’est grâce aux moyens humains qu’ils mettent à notre disposition que cette journée de la librairie indépendante sans cesse se déploie. À travers eux, nous remercions également UD Distribution, qui fait parvenir à chacun de vous ce livre.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 158-159

11/02/2016 14:03


Achevé d’imprimer en février 2016 par le GPS Group, imprimeur en Slovénie, sur papier Arctic Volume 130 g pour l’intérieur et le Munken Kristall 300 g pour la couverture fabriqué par Arctic Paper.

CORR_BAT_DDS_EROS&PSYCHE_BLOC.indd 160

11/02/2016 14:03


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.