La Bourse, une dramaturgie de l’espace
Thématique des usages interstitiels de l’espace urbain/Option Architecture et Sciences Humaines/Faculté d’Architecture ULB Léone Drew Drapeaud, Sophie Laborde, Manon Meskens, Cyndelle Renneson
Un lieu où attendre, où se retrouver ; un lieu pour squatter, boire une bière, faire des rencontres improbables. Un lieu où déclamer, revendiquer ; un lieu à s’approprier, un lieu à rêver. Des recoins pour uriner, des passants à observer. Taxée tantôt de « pas belle», « sale » et « chaotique », tantôt « chouette » et « qui bouge bien », la Place de la Bourse semble générer des représentations très différenciées parmi ses usagers. Dans le cadre de la thématique des pratiques interstitielles, nous avons opté pour l’analyse d’un espace public qui révèlerait en son sein une cohabitation de divers usages. Nous avons choisi de nous pencher sur la Place de la Bourse pour trois raisons principales. Premièrement, elle regroupe en son seul lieu une grande multiplicité d’usages dont des pratiques interstitielles. Deuxièmement, la complexité de la morphologie du lieu de la Bourse se révèle comme un objet très particulier et intéressant à mettre en parallèle avec ses pratiques. Troisièmement, la Bourse, ancien lieu de pouvoir économique, nous permet de mettre en rapport un lieu chargé symboliquement et des usages interstitiels. Considérée comme l’une des places centrales de Bruxelles, la Place de la Bourse est située sur le Boulevard Anspach dans le centre du pentagone bruxellois. Le bâtiment de la Bourse, de style éclectique mêlant néo-renaissance et Second Empire, conçu par Léon-Pierre Suys, a été érigé entre 1869 et 1874, suite au plan d’assainissement et de voûtement de la Senne. A partir de 1858, en raison de l’essor industriel de la Belgique et du succès de la Bourse des valeurs belges, les locaux de l’Hôtel des Monnaies deviennent trop exigus. Les milieux boursiers exercent une pression sur la commune pour bâtir une nouvelle Bourse. Suite à une période d’alternance de sécheresse et de crues et plusieurs épidémies de choléra, la commune de Bruxelles lance un appel à projets pour assainir la ville. Le projet retenu est celui de Léon-Pierre Suys, soutenu par le bourgmestre Jules Anspach, en 1865. L’ambition de ce plan est de transformer cette partie de la ville, insalubre et délabrée, en un centre d’affaires attirant les classes les plus fortunées et d’éviter leur fuite vers les faubourgs. Les îlots sont reformés et assainis grâce à la loi d’expropriation par zone et la Senne voûtée est déviée sous un vaste boulevard reliant les deux gares bruxelloises en pleine expansion. Le plan comprend également divers équipements visant à dynamiser et valoriser ce quartier, dont une Bourse des valeurs. Aujourd’hui libérée de son pouvoir économique, la Place de la Bourse se trouve à la rencontre de plusieurs quartiers aux fonctions, morphologies et usagers très différenciés. Depuis les points très touristiques et commerciaux à l’arrière de la Bourse aux Halles Saint-Géry qui attirent une clientèle de cafés et boutiques jeune et dynamique, en passant par les quartiers plus défavorisés au sud et aux quartiers en cours de gentrification à l’ouest, la Place de la Bourse se qualifie comme une charnière dans l’espace urbain. Elle a la particularité de n’être ni un nœud d’inter-modalité à l’image de la Place de Brouckère au nord, ni un pôle commercial comme la Rue Neuve et Place de la Monnaie, ni une étape touristique incontournable de l’acabit de la Grand Place. Paradoxalement, malgré toutes ces indéfinitions, la Place de la Bourse reste dans les usages un centre névralgique, un point de rencontre dans Bruxelles. La qualification de la Bourse sous le terme de « place » nous a intrigué. Contrairement à la morphologie de la place communément identifiée comme un espace vide encadré par du bâti et permettant le rassemblement, le centre de la Place de Bourse est occupé par du bâti (la Bourse) et est coupé par une voie rapide. 2
D’un coté le lieu ne répond pas morphologiquement aux caractéristiques de la place et d’un autre coté cette morphologie entraîne des usages extrêmement variés. Nous constatons une dichotomie entre la définition physique du lieu qui n’a pas l’air d’une place publique et le constat des pratiques du lieu qui répond parfaitement au paradigme de la place publique où la publicité du privé, de l’intime, de l’expression individuelle arrivent à cohabiter avec l’expression de la collectivité. La morphologie de la Bourse met en place une possible intimité, rend le lieu propice aux usages interstitiels et permet une stratification de pratiques très diverses qui se révèlent étonnamment compatibles. À partir de ces caractéristiques du lieu nous tenterons d’abord à travers cet article de définir en quoi ce lieu favorise une diversité d’usages. Puis, à partir d’une description fine des différents usages et de leur lien avec la morphologie de la Bourse, nous interrogerons les différentes dimensions de la notion d’espace public. La littérature développe trois dimensions de la notion d’espace public. La première dimension permettant de décrire l’espace public est matérielle, elle est liée à sa morphologie ; la deuxième dimension est sociale et met en exergue certains caractères de l’espace public comme par exemple l’inattention polie et la neutralisation des particularismes. La troisième dimension est politique, elle met en évidence l’expression collective dans l’espace public. Il nous semble intéressant de réinterpréter ces dimensions à travers les différents usages observés sur le lieu. Il s’agira donc en premier lieu de définir ce qu’est l’espace public ainsi que la place publique et d’interroger l’appellation de place pour la Place de la Bourse. Ensuite, après un relevé le plus exhaustif possible des différents usages de l’espace public de la Bourse nous les confronterons aux trois registres initialement établis. Nous émettons l’hypothèse que les différentes pratiques de l’espace public de la Bourse mériteraient une réinterprétation. Les définitions classiques de l’espace public ne rendraient pas compte intégralement de ce qu’est la Bourse. Certains usages interstitiels relevés à la Bourse ne seraient a priori pas pensables pour des espaces publics dans le sens des trois registres énoncés. Sans pour autant entrer dans un postulat spatialiste, la morphologie de la Bourse est génératrice de pratiques interstitielles. L’analyse de ces pratiques permettra d’éclaircir le champ de registres d’interprétation de l’espace public. Ces dimensions n’étant pas dissociables, il serait réducteur de les interroger selon une logique catégorisante. C’est pour cette raison que nous les aborderons à la manière d’un instantané sur base de différentes citations ou observations. Cette construction nous permettra d’envisager les différentes dimensions simultanément selon un cadre précis et ainsi rendre compte au mieux de la globalité de ce tissage de registres de lecture de l’espace public. 1. ESPACE PUBLIC : MATERIALITE, PERIMETRE, LIMITES Avant de nous pencher sur les qualités des usages de la Place de la Bourse, de leurs interactions et leurs relations à l’espace, il nous semble important de mettre en place une définition de l’espace public et ensuite de qualifier l’espace de la Bourse dans sa matérialité, ses limites et son périmètre. L’espace public est un sujet fréquemment abordé dans la littérature, sa définition en est d’autant plus complexe et multiple. D’abord, le mot « espace », 3
qui se caractérise dans son sens matériel par une échelle, une dimension, ce qu’il contient, sa substance. L’espace est relationnel, les descriptions des positions des objets le composant dépendent les unes des autres. L’espace est aussi non étudiable en soi, c’est-à-dire qu’il est difficile d’envisager une étude de l’espace sans prendre en compte sa dimension sociale, politique, temporelle etc. La complexité d’une mise en place d’une définition stricte de l’espace tient dans une capture de cette multiplicité de dimensions. Leibniz est un des premiers instigateurs de cette idée de relativité de l’espace, de coexistences, de compossibles : “Pour moi, j’ai marqué plus d’une fois que je tenais l’espace pour quelque chose de purement relatif, comme le temps ; pour un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre de successions. Car l’espace marque en terme de possibilité un ordre des choses qui existent en même temps, en tant qu’elles existent ensemble, sans entrer dans leur manière d’exister. Et lorsqu’on voit plusieurs choses ensemble, on s’aperçoit de cet ordre des choses entre elles”.1 L’espace est d’abord de la matérialité mais il existe à partir du moment où il contient et où il se socialise à travers des usages. Lorsque l’adjectif « public » est ajouté à « espace », le lieu est qualifié d’accessible à l’usage de tous et n’appartenant à personne. Les espaces publics sont repérables par des formes spatiales a priori ouvertes et accessibles, en opposition avec les formes du privé, telles que la rue, la place, le carrefour, le trottoir, le parc etc. Bien que la Bourse ait les caractéristiques d’une place dans les pratiques qu’elle admet morphologiquement, la dite « Place de la Bourse » ne possède pas les caractéristiques d’une place. On peut distinguer deux éléments formels qui mettent en doute la terminologie de « place » pour cet endroit. Premièrement, contrairement à l’image archétypale de la place qui est celle d’un espace vide entouré de bâtiments sur lequel s’achève des rues, la Place de la Bourse est occupée par un bâtiment et le vide se situe en périphérie. Deuxièmement, l’espace de la Bourse est traversé par une route à quatre voies qui contraint les piétons et divise nettement la place en deux, tant dans la morphologie que dans les usages. Ainsi, nous remarquons une contradiction entre la formalisation et la représentation de ce lieu. D’une part l’odonyme « Place de la Bourse » ne correspond pas à la morphologie du lieu et d’autre part nous constatons que ce qui est nommé « place » est en fait l’espace de l’autre coté de la voirie, alors que nous l’avions a priori éjecté́ du périmètre de notre objet d’étude, remarquant que la diversité́ d’usages de l’espace public se concentraient principalement autour du bâtiment de la Bourse. Ces constats juxtaposes révèlent à quel point il existe une disjonction entre la représentation du lieu et sa réalité́ formelle. “C’est difficile de définir la Place de la Bourse, elle est tellement de choses à la fois, elle est moche et belle, elle est chaotique et organisée.” Une passante, 15 novembre 2013 Le caractère évolutif de l’espace public européen a souvent été l’objet d’écrits. Dans son livre Espacements, l’évolution de l’espace urbain en France (1969), F. Choay met en exergue les changements d’ « échelle urbaine » à travers les époques. Elle distingue quatre morphologies de l’espace public qui caractérisent des époques : le premier est l’espace de contact représentant l’espace urbain
1 Leibniz, Correspondance avec Clarke, troisième Ecrit, in Oeuvre, p.416 4
moyenâgeux, le second est l’espace de spectacle lié à l’époque classique, le troisième est l’espace de circulation se référant à l’époque des tracés des boulevards haussmanniens et le dernier est l’espace contemporain de connexion. En croisant les catégories d’espaces publics établies par F. Choay et les observations que nous avons faites à la Bourse, nous avons été interpellées par la complexité de l’espace public étudié. En effet, nous avons relevé des similitudes entre chaque catégorie et l’espace public de la Bourse. Elle possède des qualités d’un espace public de contact ; la complexité et la pluralité du bâti de la Bourse, ses appendices offrent des recoins, des espaces interstitiels qui laissent place à des pratiques de l’ordre de l’intime. La diversité formelle de la Bourse rappelle les « microcosmes de différences » dont parle F. Choay en décrivant la ville moyenâgeuse. Aussi, de la même manière que la maison n’est pas séparable du trottoir dans l’espace public médiéval, les marches de la Bourse appartiennent et se confondent à l’espace public. Mais la Bourse recèle aussi les qualités d’un espace de spectacle dans le sens où le tracé des rues est pensé à travers une mise en scène de la Bourse, cette scénographie prenant forme sous le dessin de trois rues en patte d’oie dirigées vers la façade principale de la Bourse. Tout en étant un espace de contact et un espace de spectacle, la Bourse est aussi un espace de circulation. La voie principale, qui serait décrite par F. Choay comme non-espace, scindant l’unité de la place de la Bourse, s’apparente à ce que Haussmann nomme le « système circulatoire général » dont le principe est fondé sur une transformation de la ville en un instrument efficace de production et de consommation. Le Boulevard Anspach, anciennement appelé le Boulevard Central, traverse le centre de Bruxelles et le relie à l’autoroute urbaine de Bruxelles, la petite ceinture. Cette artère fait partie d’un réseau connecteur qui entre dans les caractéristiques de l’espace de connexion ou de branchement décrit par F. Choay. Il est intéressant de constater que contrairement à ce que prévoit F. Choay dans les années 1970 à propos d’une impossible coexistence de ces transformations, la Bourse tient en elle-même et dans une même époque cette multiplicité formelle. Et c’est certainement l’une des principales caractéristiques qui font de la Place de la Bourse un espace si propice à une variété d’usages. 1.1 Le périmètre, limites conçues, vécues et perçues « C’est une chouette place publique, c’est un endroit disponible pour tout le monde. Il y a toujours beaucoup de gens en partie parce que c’est vide je pense, mais aussi parce que tu peux tout simplement t’asseoir et qu’il y a de la place. » Bart, 28 ans, interview du 22 octobre 2013 Même si la question de l’odonyme de la Place de la Bourse nous a interpellé, l’utilisation du terme « place » pour décrire le lieu de la Bourse est fréquente et s’impose dans l’imaginaire collectif. Mais lorsqu’il s’agit de poser des limites physiques à cette place, les réponses sont diverses : un passant nous décrit le périmètre de la Bourse comme étant morcelé car la voirie, qu'il qualifie d'autoroute, scinde la place en deux. Un autre met l'accent sur la placette à l'arrière de la Bourse. Un étudiant pointe l’usage souterrain des transports en 5
commun comme faisant partie de l’espace public. Un touriste limite la place de la Bourse à ses escaliers et le trottoir qui les jouxte. Les interprétations du périmètre sont aussi nombreuses que le nombre de personnes que nous avons interrogé. Lorsque nous avons voulu cadrer un périmètre d’étude de la Place de la Bourse nous avons été tentées d’exclure l’espace de l’autre coté du Boulevard Anspach car il nous semblait être une rupture forte dans la pratique du lieu. Ainsi nous délimitions le terrain de notre enquête à l’espace piétonnisé autour de la Bourse. Mais nous nous sommes vite rendu compte que non seulement les usagers n’étaient pas du même avis mais en plus que la voirie faisait partie intrinsèque du caractère et des pratiques de cette Place. La définition du périmètre de la Place est fluctuant. Il semble en effet que les différents types d’usages et d’usagers génèrent des périmètres différents. En journée, la voie rapide du Boulevard Anspach divise en deux parties l’espace devant le bâtiment de la Bourse, ce qui entraine des usages différenciés sur les deux parties. D’un coté les usagers on tendance à ne faire que passer. Le Mc Donald’s et le Exki génèrent du lien social entre les usagers qui échangent dans ce cadre commercial, ou qui attendent adossés aux bacs à fleurs, sur bancs, devant le vendeur d’escargots. De l’autre coté, plus proche de la Bourse, les usages sont plus divers, plus assumés, plus mis en scène. Le coté symbolique et emblématique du bâtiment de la Bourse soutiennent ces usages. D’un coté comme de l’autre, les usages obéissent généralement aux règles de bienséance. Sur la placette devant l’Eglise Saint Nicolas, on a pu remarquer des usages similaires à ceux près de l’escalier de la Bourse. Notre première estimation du périmètre n’était pas une mauvaise intuition dans le sens où les usages autour de la Bourse ont la singularité d’être diversifiés. Quelques entretiens ont révélé l’importance des usages dans la partie souterraine liée au transport en commun. “Quand je viens à la Bourse je viens toujours en tram, je passe toujours par le passage souterrain, pour moi à l’arrêt on est déjà à la Bourse” Une étudiante en graphisme, interview du 22 octobre 2013 En soirée, la place de la Bourse semble prendre toute son ampleur, les usagers ont tendance à transgresser les règles de bienséance et l’utilisation des passages piétons en passant à travers la voirie. Ce changement de comportement peut s’expliquer pour plusieurs raisons, d’abord parce qu’il fait obscur donc la visibilité est amoindrie, il y a moins de circulation et les usagers sont principalement des jeunes en état d’ébriété.
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“Je viens plusieurs fois par semaine à la Bourse et le plus souvent j’ai rendez-vous avec des potes pour sortir en soirée. Je préfère la Bourse le soir, on peut plus facilement bouger, il y a moins de voitures” Karim, 20 ans, interview du 15 novembre 2013 “Je n’aime pas venir le soir près de la Bourse, il y a toujours plein de barakis, ils pissent dans les coins, ça pue. En journée c’est mieux, il y a aussi des gens bizarres mais ils se comportent mieux” Alina, 30 ans, interview du 10 décembre 2013 Lors de manifestations politiques, les marches sont utilisées comme lieu de prédilection car elles mettent les manifestants en avant, à l’image d’une estrade. La Bourse accueille aussi des rassemblements festifs, à l’occasion de matchs sportifs par exemple. Des projections ont lieu dans les bars avoisinants et les supporters se dispersent sur les différents trottoirs à côté des bars, le long des boulevards. Au cours de grandes manifestations, l’espace de la rue est englobé, comme si en nombre ou en groupes les individus osaient plus facilement s’approprier l’espace dédié à la voiture. Ainsi, en fonction de la taille et de la nature des manifestations, le périmètre fluctue.
Périmètre en journée, lors d’une manifestation, et en soirée
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1.2. Limites bâti/non-bâti, limites conçues, vécues et perçues
L’édifice de la Bourse se caractérise par l’éclecticité de ses ornements de style néo-renaissance et Second Empire. Son architecture s’inspire de la période Antique. Les colonnes engagées, à demi prises dans le mur, rythment la façade et complexifient le tracé au sol du bâti. Le dessin en redents de la limite du bâti offre une disposition particulière des abords de la Bourse. Nous verrons que cette configuration permet des usages interstitiels. Les escaliers sont à la fois l’accès à l’intérieur du bâtiment mais matérialisent aussi une distance par rapport à celui-ci. Je ne sais pas vraiment ce qu’il se passe dans la Bourse… C’est toujours la Bourse ? Je sais qu’il y a des expositions et qu’on veut y faire le musée de la bière mais j’ai l’impression qu’il y a des bureaux, non ? André de Smet, interview du 15 novembre 2013 La limite entre le bâti et le non-bâti se matérialise par un mur épais en pierre, un soubassement rend ardue la visibilité vers l’intérieur du bâtiment et coupe tout lien possible entre les utilisateurs de la Bourse et les utilisateurs de l’espace public. Cette architectonique, liée à la monumentalité, donne un sentiment de fermeture par rapport à l’espace public et aux usages qui s’y installent. La grille en haut des marches renforce l’opacité entre les deux espaces, d’autant qu’elle est souvent le support d’affiches pour les expositions. L’impossible visibilité entre l’intérieur et l’extérieur nous semble participer à une configuration propice à des usages interstitiels tels qu’uriner contre les soubassements de la Bourse.
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1.3. Limites privé/public, limites conçues, vécues et perçues « J’assure la sécurité uniquement à partir de ces grilles, les marches de la Bourse appartiennent à l’espace public. Je vois de tout ici, des SDF, des dealers… La police est sensée passer mais on ne les voit pas souvent. Les marches sont nettoyées par la Ville mais ce n’est pas souvent fait. Les gens s’asseyent sur les marches dès qu’il y a un peu de soleil, j’ai remarqué que ce sont toujours les mêmes personnes qui reviennent» Le vigile de la Bourse, interview du 14 octobre 2013 En effet, les marches font partie du domaine public, comme le stipule le vigile, visiblement frustré de la clôture de sa sphère d’influence. Bien qu’appartenant physiquement au bâtiment, elles sont projetées dans le domaine de l’espace public de par les usages qui s’y déploient. La présence-même d’un vigile comme la présence de plusieurs caméras de vidéo-surveillance et des grilles en haut des marches indiquent une nécessité de contrôler les accès à ce bâtiment public, et les façades latérales du bâtiment par ses propriétaires. Nous avons en effet constaté des dégradations sur les façades, ainsi que de nombreux recoins utilisés comme urinoirs. A l’arrière de la Bourse nous avons plusieurs fois observé des touristes s’installer sur les marches d’accès, derrière la grille ouverte, se faire chasser par le vigile. Ainsi, les limites entre la place publique et la bâtiment se marquent clairement par le contrôle qui est exercé sur cette limite par les instances de contrôle.
Dispositif de vidéosurveillance sur la façade de la Bourse
Il est intéressant de mettre l’accent sur le degré de contrôle que semble nécessiter la Bourse, au vu des systèmes en place. Le caractère emblématique du bâtiment, son poids historique et symbolique semblent ne pas tolérer d’irrévérence. Toutefois, l’image du contrôle, de la présence d’une autorité, de la mise en garde semble primer sur l’action policière. La Bourse fait partie d’un système de représentation fort et l’image d’une autorité à travers les caméras de surveillance semble suffire pour nourrir l’image de la monumentalité de l’ancienne institution. Les commerces font partie intrinsèque du lieu, en effet, les interviews des passants ont révélé à quel point la place de la Bourse était définie à travers certains commerces tels que le Cirio ou encore le Falstaff. La représentation du lieu que se font les utilisateurs passe par les enseignes, l’espace public est qualifié par la projection du domaine privé. 9
Carte mentale de François, 23 ans
Carte mentale de Paul, 43 ans
Carte mentale d’Antonin, 21 ans
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“Je pense que si on piétonnisait la place de la Bourse, nous y perdrions car l’accès en voiture par le Boulevard Anspach amène beaucoup de clients.” Employée de Paris XL, interview du 10 décembre 2013 “Nous encourageons la piétonisation du boulevard Anspach, la place serait bien plus agréable si la voiture était éliminée” Gérant de Exki, interview du 15 novembre 2013 La voirie constitue une limite perçue forte sur la place, pourtant, lorsque nous avons interrogé les commerçants à propos de l’idée de piétonisation de la place de la Bourse soutenue par Pic Nic the streets2, à l'exception des commerçants possédant une terrasse, la plupart n’étaient pas favorables, supposant que la suppression de la voiture ne serait pas bonne pour leur commerce. Le soutien de l’Exki, restauration rapide se trouvant sur la place de l'autre coté de la voirie, pour la piétonisation de la Place de la Bourse est révélatrice de la stratégie commerciale d’une chaîne axée sur l’écologie et la citoyenneté́ . L’approbation de certains commerçants est sans doute liée à l’extension qu’ils pourraient faire de leur terrasse. La piétonisation de la Place de la Bourse pose question à propos du possible empiètement de l’espace privé sur l’espace public. Rendre piéton un espace public c’est prendre le risque qu’il devienne la proie de grandes chaînes de magasins et qu’il se transforme en une sorte de grande surface commerciale. 1.4. Cartographie des usages, les limites conçues, vécues et perçues Les pratiques sont liées au lieu, à ce qu’il permet ou non, à ce qu’on admet ou non. Des usages sont parfois acceptés à certains endroits et pas à d’autres. Yannick, porte-parole de Pic Nic the streets, nous a raconté une expérience qu’il a vécue : “Une semaine avant la manifestation, je voulais tâter le terrain et je me suis posé au milieu du passage piéton sur une chaise, je n’ai pas pu rester longtemps… A peine une heure après, la police m’a demandé de bouger”. Il est intéressant de constater que certains sous-espaces de la Bourse sont liés à certains usages. Les pratiques peuvent devenir interstitielles selon les zones où elles sont exécutées. Il existe des limites spatialement conçues parfois explicites, comme la limite entre le trottoir et la voirie qui différencie les pratiques autorisée, mais aussi des limites implicites. La limite entre l’espace devant la Bourse, dont la visibilité confère à l’espace un caractère plus social, favorise la rencontre. En revanche, les côtés de la Bourse, moins exposés à la visibilité, offrent un espace plus sujet à des pratiques de l’ordre de l’intime.
2 Pic Nic the streets est un mouvement bruxellois revendiquant une meilleure Expérience de Yannick sur les usages de la voirie
disponibilité de l’espace public pour les citoyens, et plus particulièrement la piétonisation de la Place de la Bourse. Les manifestants s’approprient l’espace carrossable et y piqueniquent. Il s’agit d’un acte de désobéissance civile douce. 11
Trois types de flux sont remarquables en journée et se situent à des endroits différents autour de la Bourse. Le premier est le flux piétonnier, que nous avons pointé principalement aux passages piétons et sur les trottoirs. Le trottoir aux extrémités est presque trop petit pour contenir la masse de personnes attendant pour traverser. La présence de la voiture sur le boulevard Anspach constitue le deuxième flux. En ce qui concerne le troisième flux, les transports en commun, il a la particularité d’amener un certain nombre de personnes selon les moments de la journée. Autre particularité, les transports en commun conduisant à la Bourse sont principalement souterrains (le tram) ou alors nocturnes (noctis). La plupart des bus de jour s’arrêtent à De Brouckère. La piétonisation récente des deux faces latérales de la Bourse affirme le statut de lieu de passage. Cette piétonisation ne s’étant pas accompagnée d’une modification des revêtements de sol, les passants continuent d’utiliser les trottoirs en raison du revêtement inconfortable (pavés) de la rue. D’ailleurs, la position d’un mendiant dos à la rue et face au trottoir témoigne de la nonutilisation de la rue pourtant piétonnisée. A l’inverse, le trottoir devant la Bourse est très large, mais des aménagements ponctuels mobiles (poubelles, bacs à plantes) génèrent un flux de passage rapide principal et des sous-espaces d’attente opposés aux marchés. On y constate une manière d’attendre debout, en déambulant.
Cartographie des flux piétons 12
Occupation des marches en journée
Occupation des marches en soirée Les interviews des utilisateurs révèlent les escaliers de la Bourse comme étant un « noyau dur » de la place. En effet de nombreuses personnes nous ont mentionné le caractère de confluence, de point de rencontre des escaliers de la Bourse. Un homme attend assis sur les escaliers jusqu’à ce que dix minutes plus tard une dame le rencontre. Une jeune femme, debout à l’extrémité gauche des escaliers, regarde fréquemment son téléphone, elle attend pendant 15 minutes jusqu’à ce qu’une autre jeune femme la rejoigne… A chaque fois que nous nous sommes rendues sur place, en journée comme en soirée, nous avons pu observer cette danse incessante. La plupart des gens ne font que passer mais il n’est pas surprenant de voir des individus s’arrêter pendant leur marche. Son mouvement arrêté, l’individu se voit mis en évidence et est plus facilement abordable. Lors de nos observations nous avons pu remarquer que, dans cette position d’attente que l’on pourrait qualifier de faiblesse, debout, l’individu a tendance à 13
s’intégrer dans un mouvement global et opère des va-et-vient autour d’un même point afin de passer plus inaperçu. La matérialité, les limites, les périmètres sont chacun des éléments complexes de la Place de la Bourse et engendrent une multiplicité de pratiques qui ellesmêmes se positionnent dans l’espace public selon des zones plus ou moins visibles, plus ou moins grandes, plus ou moins rapides… Nous avons observé une sorte de stratification des usages à la Place de la Bourse. 2. ESPACE PUBLIC : STRATIFICATION DES USAGES 2.1. Expression de l’individu au travers de ses usages de l’espace public L’espace public est un lieu ouvert à tous, lieu de la rencontre du pluriel, de la diversité, il est aussi propice aux conflits. La bonne entente s’établit autour de règles de coexistence, de codes implicites. Les usages cohabitent, se frottent, se confrontent et se nient. La Bourse est un lieu où de nombreux usages très divers coexistent et contrairement à l’idée habermasienne de l’espace public de conflits, ses pratiques cohabitent harmonieusement. “ La Bourse, c’est un lieu de rencontre, un point névralgique où les clochards, les toxicos et les touristes se rencontrent. C’est une place nécrogène et mortifère.” Antoine, 26 ans, interview du 12 octobre 2013
Dialogue entre un SDF et un flâneur Les codes de civilité aident le passant à faire de lui un urbain, neutre et anonyme. Ses règles de conduite lui permettent de se fondre dans le décor, de neutraliser sa particularité. Goffman intègre le conflit uniquement à travers la folie, qui provoque la gêne de l’un par le manque de contrôle social de l’autre, or la Bourse, comme lieu symbolique, est aussi un espace de revendication maîtrisée. Le simple fait d’attendre devant la Bourse induit des rapports sociaux non souhaités et plus ou moins maitrisés. Il s’agit de trouver un bon équilibre entre une certaine réserve par rapport à autrui et la considération de sa présence. Goffman parle d’inattention civile à l’égard d’autrui dans l’espace public : 14
“chacun donne à autrui assez d’attention visuelle pour montrer qu’il se rend compte de sa présence (et qu’il admet ouvertement l’avoir vu) tout en limitant l’attention qu’il lui porte afin d’exprimer que ce dernier ne constitue pas un sujet particulier de curiosité” (Goffman 1963). A titre d’exemple, nous avons pu observer un dialogue entre un homme sans domicile fixe et un autre homme qui s’était assis sur les marches. D’abord, on remarque un regard entre les deux hommes, une manière de faire comprendre qu’on tient compte de la présence d’autrui. Puis le SDF essaye une première fois d’entrer en contact avec l’autre personne, celle-ci évite le regard en feignant une inattention, une nouvelle tentative du SDF amène finalement à une conversation entre les deux hommes. Un autre comportement à l’égard d’autrui que nous avons remarqué est celui de la tolérance. L’observation d’un homme assis sur les marches photographiant les passants et les personnes qui attendaient nous a fait constater cette tolérance dans les comportements des citadins. Ne prenant pas la peine de prendre les clichés discrètement, il n’a cependant pas été l’objet de contestation. Aucune opposition de la part des gens vis-à-vis de la capture de leurs images, feignant au contraire de regarder au loin, ou à leurs pieds. Lorsque nous avons interrogé le photographe sur son activité, il nous a expliqué que ses sites de prédilection pour des portraits sur le vif sont les lieux publics vivants, qui grouillent d’activités et où les sujets ne s’offusquent pas d’être pris pour modèles. Pris dans la multiplicité, l’individu se fait discret, se contient et met en place une certaine tolérance vis-à-vis de l’autre, l’inconnu qu’on ne recroisera certainement plus dans la ville.
Bart, photographe Bien que nous ayons constaté dans les comportements des individus une certaine discrétion et un évitement dans les regards, une manière bienveillante d’ignorer les autres, nous avons pu observer une certaine tolérance des usagers dans leur interaction. Il n’est pas surprenant d’être abordé lorsqu’on attend place de la Bourse, d’ailleurs nous n’avons eu aucune difficulté à établir un dialogue avec les passants. Les interactions entre usagers ne sont pas forcément attendues mais pas non plus surprenantes. Dans une rue banale dont le trottoir mesure 1m50 et ne laisse d’autre possibilité que de marcher sans s’arrêter jusqu’à ce que l’on arrive à destination, il est inattendu voire effrayant d’être accosté. Aux abords de la Bourse, plus qu’ailleurs, cela fait partie des pratiques courantes et pour la plupart du temps acceptées. 15
Les usages traditionnels de l’espace public comme le passage, l’attente et la rencontre sont exacerbés Place de la Bourse par, nous l’avons vu, sa morphologie et son caractère de jonction entre différents quartiers de Bruxelles. Nos observations sur le terrain nous ont amenées à constater que la façade principale de la Bourse concentre la majeure partie de ces usages. En effet, les marches, qui appartiennent à l’espace public, sont un lieu d’attente très fréquenté car elles permettent à la fois à l’individu de s’isoler des flux des passants aux pieds des marches, de bénéficier d’une vue plongeante et d’y être physiquement mis en exergue. “Un homme, vêtu d’une cape blanche, se place devant les escaliers et déclame des paroles incompréhensibles d’une manière théâtrale. Ses grands gestes participent à la mise en scène.” Extrait de carnet de terrain du 14 octobre La partie basse des escaliers est ici utilisée comme une scène dont la visibilité de l’acteur est assurée par l’assise en estrade des spectateurs. L’anonyme joue de la disposition spatiale pour mettre en avant son individualité. Nous comprenons par la suite, que l’homme en question était sans domicile fixe, on le recroisera plusieurs fois Place de la Bourse. L’inverse est aussi pratiqué, l’acteur se met en valeur et attire le regard des passants en se positionnant sur les marches.
Mise en scène d’une ballerine sur les marches
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Il arrive aussi de croiser des personnalités comme Original Vagabond, qui dessine à la craie sur les trottoirs afin d’attirer l’attention des passants. “En dessinant sur le sol ce qui me passe par la tête j’essaye d’entrer en contact avec les gens ... Parfois des gens s’arrêtent et je peux leur expliquer mon travail de professeur de la rue”. L’espace public est perçu ici comme un support d’expression et d’interactions. La pratique faite par Original Vagabond de l’espace public n’est pas considérée tout à fait comme interstitielle car elle est légale, le dessin est éphémère et n’abime pas le mobilier public. Cependant, elle reste marginale en se distinguant des utilisations habituelles de l’espace public. Il nous semble important de mettre en évidence le caractère flou de la définition des pratiques interstitielles. Les usages deviennent-ils interstitiels à partir du moment où ils sortent du cadre conçu de l’espace public? Dans ce cas, l’utilisation des escaliers comme assise ferait partie de ce type d’usage. Les pratiques sont-elles dites interstitielles à partir du moment où elles se distinguent des usages habituels de l’espace public ? Alors elles seraient plus ou moins interstitielles selon les lieux ou selon les temporalités car elles sont plus fréquentes à certains endroits qu’à d’autres et plus récurrentes en soirée qu’en journée. Il est moins choquant de croiser un homme uriner contre un mur que de le voir uriner sur la place publique et moins étonnant de le voir en soirée qu’en pleine journée. Nous définirons les pratiques interstitielles comme étant marginales, sortant de l’ordinaire ; elles sortent du cadre des pratiques attendues et acceptées dans l’espace public. Les pratiques telles que la mendicité, les arts de rue, l’expression de l’individualité sur l’espace public ou encore certaines manifestations flirtent avec l’illégalité et pourraient être considérées comme interstitielles. Il semblerait qu’il n’y ait pas de catégories préétablies entre usages habituels, usages marginaux et usages interstitiels.
Original Vagabond
Le deal, la violence, le fait d’uriner sur la voie publique, le vandalisme rentrent quant à elles dans le domaine des pratiques interstitielles. De nombreuses personnes nous ont parlé de deal à la Place de la Bourse, pourtant, nous n’avons pas observé cette pratique. Cependant, le deal est une pratique interstitielle particulièrement cachée, il ne serait pas étonnant qu’on ne l’ait pas remarquée. Il est aussi possible que le deal fasse partie des représentations que se font les gens de la Place de la Bourse et qu’il ne soit pas aussi fréquent qu’on le dise. Le deal Place de la Bourse ferait partie de l’espace vécu plutôt que de l’espace perçu. Il demeure, en effet, un ensemble d’usages que nous avons constatés Place de la Bourse qui sont marginaux, hors-normes et souvent cachés, réprimés ou découragés par les planificateurs. Malgré les dispositifs mis en place par les planificateurs, les usages marginaux Place de la Bourse ne s’effacent pas. Par exemple, l’installation d’une pissotière à l’arrière de la Bourse n’a pas stoppé l’usage des recoins du bâtiment comme urinoirs. Ainsi, les pratiques interstitielles sont parfois le résultat de ruses mises en place pour résister aux injonctions de l’ordre dominant. Ce sont des pratiques de perversion de l’espace qui échappent à la ville planifiée. De Certeau parlerait d’un art du faible qui se réapproprie le terrain des puissants dans la mesure où il n’existe pas de terrain propre où agir. Peut être comme une forme de lutte, les usages interstitiels semblent précisément se dérouler dans les zones surveillées.
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Deux interstices sur la façade de la Bourse
Deux flâneurs Le soubassement de la Bourse ainsi que son bâti en redents, nous l’avons déjà mentionné, permet une certaine forme d’intimité dans l’espace public, une intimité qui convient parfaitement aux usages interstitiels. Sur les cotés latérales de la Bourse, on remarque du vandalisme (tag, urine, déchet) tandis que sur l’espace devant la Bourse les pratiques interstitielles s’identifient sous la forme de bagarres, de violence teintée d’un principe de mise en scène, de mise en spectacle.
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Le marché de Noël : bouleversement des pratiques Chaque année au mois de décembre, la Place de la Bourse connaît un chamboulement de ses pratiques. Le marché de Noël ne peut pas être considéré comme un événement ponctuel à l’inverse des évènements de célébration (sportifs, musicaux…) et a fortiori des manifestations politiques. En effet, en plus d’être de beaucoup plus courte durée (au maximum un week-end), elles sont aussi plus circonscrites dans l’espace puisqu’elle ne concernent que l’avant de la Bourse. Pendant le marché de Noël, qui dure environ un mois, une trentaine de chalets sont installés sur les voies piétonnes latérales de la Bourse, sur la placette arrière en connexion avec la Grand Place, et sur le trottoir aux pieds des marches à l’avant de la Bourse. Des illuminations sur les façades et des haut-parleurs diffusant des chants de Noël véhiculent une impression de continuité entre les différents sous-espaces qui habituellement se distinguent par leurs usages. Ainsi, l’analyse des pratiques qui émergent Place de la Bourse pendant la durée du marché de Noël méritent d’être approchées de manière indépendante aux pratiques usuelles. Les flux habituels sont chamboulés. La configuration des chalets du marché de Noël crée deux flux qui ne se connectent que ponctuellement: un flux de flâneurs qui passent entre les chalets sur la voie piétonne latérale, et un flux de passants qui longe les façades et vitrines, à l’arrière des chalets. Certains commerçants se sont montrés très satisfaits de la présence du marché de Noël, qui leur apporte de la clientèle. C’est le cas par exemple des cafés, dont l’aménagement met en valeur les terrasses puisque les chalets ont été placés de manière à ne pas leur tourner le dos. En revanche, le propriétaire de la boutique d’objets touristiques regrettait la configuration du marché qui ne permettait aucune connexion visuelle depuis le flux des touristes vers sa vitrine. A l’avant, le flux piéton a tendance à se diviser de nouveau et se reporter sur le trottoir en face. Toutefois, l’espace entre les marches et les chalets de restauration avait tendance à se diviser en un flux rapide plutôt central, sinuant entre les groupes d’individus statiques. Nous avons relevé des altercations ponctuelles entre passants : des individus plus pressés, qui traversaient l’espace pour se rendre ailleurs et les personnes fréquentant le marché. Les marches sont toujours utilisées comme lieu d’attente, mais l’attente s’effectue uniquement sur les marches et non à leurs pieds. Les personnes qui attendent utilisent davantage le haut des marches, seul lieu à partir duquel on retrouve un semblant de vue vers le reste de la place. La mise en scène du corps disparaît complètement, à cause de la proximité et l’intensité des flux de passants. Une sorte de mise à distance s’effectue en réaction avec la plus grande proximité physique induite par l’étroitesse du trottoir. Les usages sur tout le pourtour de la Bourse sont beaucoup moins diversifiés. Les chalets s’adossent en effet à la façade latérale et ne permettent plus l’accès aux recoins du bâti habituellement utilisés pour uriner (habituellement utilisé comme alcôve pour des pratiques telle qu’uriner). En journée les mendiants disparaissent mais le soir certains SDF reviennent et s’adossent aux chalets. Aucune manifestation - ni politique ni ludique - n’a lieu si elle n’est en lien avec le marché de Noël, ainsi, pendant un mois, c’est la fonction communautaire de l’espace public qui prime sur l’utilisation revendicatrice. On peut donc parler de bouleversement des pratiques lorsque le marché de Noël prend place sur les pourtours de la Bourse. Tous les usages sont perturbés puisque les manières de circuler habituelles sont déviées ou empiétées ; les manières d’attendre sont repoussées sur les marches elles-mêmes sans utiliser le trottoir et la mise en scène du corps par les marches perd son ampleur car la vue est limitée. Mais ce sont les pratiques interstitielles qui pâtissent le plus de cette transformation des usages et des lieux puisque les aspérités du bâti sont lissées, les recoins exposés et la fréquentation augmentée. 19
2.2. Expression de la collectivité au travers de ses usages de l’espace public Kant est le premier à évoquer la notion d’espace public3. Il le fera à travers un questionnement à propos des Lumières qu’il définit comme “la sortie hors de l’état de tutelle”, un appel à l’autonomie de l’Homme. La notion de publicité est alors utilisée par Kant dans le sens où il est nécessaire d’exprimer ses opinions dans le domaine public. L’espace public contemporain kantien est un espace démocratique, la scène publique comme lieu d’échanges de points de vue. Habermas reprendra cette notion en mettant en évidence son caractère évolutif lié à une « transformation des structures sociales de la sphère publique », il parle de dégénérescence de l’espace public4. En effet, à cette époque on peut voir un élargissement du type de population présent dans l’espace public, la bourgeoisie se confronte alors à un nouveau public dont les intérêts s’opposent. D’autre part, l’espace public est selon Habermas un instrument politique de la bourgeoisie montante s’opposant à la domination de l’Etat. La sphère de la publicité (Öffentlichkeit) est caractérisée par un usage libre et public de la raison, cette sphère se veut autonome par rapport à la sphère du pouvoir. Nous avons pu remarquer que l’espace public de la Bourse était particulièrement sujet à cette notion de publicité. D’une part, sa morphologie favorise l’expression de l’individu et d’autre part sa charge symbolique et son emplacement géographique (le centre de Bruxelles) engendrent la réunion de nombreuses manifestations. La possibilité d’utiliser les marches comme espace pour se mettre en avant est particulièrement adaptée aux manifestations sur l’espace public. De la même manière, la monumentalité du bâtiment et sa forte valeur symbolique comme lieu de manifestation du pouvoir sont autant d’opportunités saisies pour valoriser un message. Ainsi, les marches de la Bourse sont le lieu de manifestations politiques récurrentes, les marches mettent en exergue les manifestants, telle une scène, elles revêtent un caractère d’agora, lieu de rassemblement et de réflexion des citoyens. Nous nous sommes principalement intéressées aux manifestations de Pic Nic the streets car les corps des manifestants et leurs usages qu’ils font de l’espace public bousculent d’une manière douce mais significative les habitudes du lieu. L’association de citoyens, réclamant une piétonisation de la Place de la Bourse, s’est organisée suite à une proposition de Philippe van Parijs, dans une carte blanche publiée dans le Soir5 de piqueniquer sur le Boulevard Anspach devant la Bourse. Cette première manifestation a eu lieu le 10 juin 2012 et a déplacé plus 2000 personnes. Le mouvement véhicule - c’est le cas de le dire - une image conviviale et familiale. Il y a des participants récurrents aux évènements mais ce n’est pas officiellement une association. Les participants imposent pendant plusieurs heures une piétonisation du Boulevard Anspach en piqueniquant sur la route et bloquant ainsi la circulation. Cette action collective, présentée par ses porte-paroles comme de la désobéissance civile douce, use de moyens pacifiques pour appeler le débat public par une appropriation inhabituelle de l’espace public. Elle ne comporte pas une infraction ; les
3 dans un texte de philosophie politique, plus précisément dans sa réponse envoyée au journal le Berlinische Monatsschrift, intitulée Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? 4 Le cinquième chapitre de L'Espace public a pour titre « Transformation des structures sociales de la sphère publique », pp. 149-188 5 Le Soir 21 juin 2012, p.17 20
pouvoirs publics sont prévenus et, même si aucune demande officielle d’autorisation n’est introduite de la part de Pic Nic the streets, les manifestations sont acceptées et encadrées par des forces de police. Dans la mesure où cette utilisation de l’espace public est autorisée, elle ne ferait pas partie des usages interstitiels. Ces protestations ont été organisées à d’autres endroits à Bruxelles (Place Fernand Cocq et Porte de Hal) mais le nombre de participants s’est vu baissé et l’information beaucoup moins médiatisée. On peut en déduire que cette manifestation est liée au lieu de la Bourse. La Place de la Bourse est particulièrement représentative des constats négatifs que font Pic Nic the streets à l’égard du trafic automobile en ville. Prolongeant l’espace de la place sur la rue et revendiquant le Boulevard comme faisant partie intégrante de l’espace piétonnier, le mouvement défend une primauté piétonnière sur l’espace de circulation et la fin de l’hégémonie de la voiture en ville. Il revendique une continuité de la place de la Bourse qui permettrait selon ses membres une utilisation plus familiale et conviviale du lieu. Lorsque nous avons interrogé un représentant du mouvement Pic Nic the streets, il nous a expliqué que leurs revendications s'accompagnaient d'une volonté́ de réunifier la place qui aujourd'hui subit une rupture forte due à la circulation routière. Le terme de réunification de la place est pertinent car il évoque la période du début du siècle où la voirie était simplement dédiée au tram. Le dessin qu'il nous a fait du périmètre de la Bourse est intéressant dans le sens où il ne comprend que les voiries et évacue complètement les deux morceaux de place existants ainsi que les accès piétons sur les côtés de la Bourse. Tous les éléments qui possèdent actuellement les caractéristiques souhaitées pour « un espace public adapté aux citoyens » sont donc exclus du périmètre selon la carte mentale qu'il nous en a fait.
Carte mentale de Yannick
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“La place de la Bourse marche bien pour plusieurs raisons. Grâce aux quartiers qu’il y a autour, grâce au fait qu’il y a beaucoup de gens qui passent par là. Mais surtout il y a les marches de la Bourse et ça il y a ça nulle part ailleurs. En plus, c’est pas trop grand comme espace, tout n’est pas vu d’un seul coup d’oeil. A la Grand Place, on voit directement tout d’un coté à l’autre, c’est trop grand, on peut pas avoir ce genre d’interaction entre les gens” Yannick, représentant de Pic Nic the streets, entretien du 25 novembre 2013 Pendant l’interview nous avons pointé le fait que la rupture faite par le Boulevard Anspach sur la place participait peut-être à toutes les richesses d’occupation de l’espace qu’il décrivait. Il a avoué n’y avoir jamais réellement pensé, nous avons reçu une réponse évasive qui s’est terminée par le constat qu’il est difficile de prévoir. Yannick a souligné que certains membres du groupe voudraient pouvoir exprimer d’une manière plus forte, plus spontanée leurs réclamations. Mais flirter avec l’illégalité ne fait pas partie de l’image familiale du mouvement. “C’est le défaut de Pic Nic, on est trop gentil, les idées les plus extrêmes ne passent pas.” Ils ont tenté des actions plus fortes sous un autre nom en groupe restreint, sans mentionner le groupe Pic Nic the streets, comme stopper la circulation avec un simple ruban rouge, mais avec peu d’influence.
L’occupation de la rue par les manifestants de Pic Nic the streets
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Bien qu’en dehors des usages traditionnels de l’espace public au sens de l’espace conçu de Lefebvre, l’usage politique de l’espace public n’en est pas moins un usage légal nécessaire et citoyen. Pourtant, il arrive que ces manifestations sortent du périmètre autorisé, sortent des règles convenues. En effet, à la lecture de revues de presse, nous avons relevé un dérapage, lors d’une manifestation réunissant 80 Congolais, venus manifester en raison des élections présidentielles du Congo6. Ces manifestants n’étaient pas autorisés à manifester en cette date et en ce lieu. Les forces de l’ordre ont dès lors dû, intervenir afin de calmer les protestations. L’article relate des bagarres entre policiers et manifestants. C’est au total pas moins de trente personnes ont été arrêtés pour excès de violence, coups et blessures et ce en présence des forces de l’ordre sur l’espace public. Ce genre de manifestations déviantes et violentes attestent la présence de pratiques marginales et illégales, donc interstitielles de certains mouvements protestataires. “Il y a de ça, allez on va dire, deux ans peut être, j’ai vu des jeunes arabes se faire frapper par des policiers. C’était extrêmement violent, je suis d’ailleurs rentré chez moi bien en sécurité” Didier, 66 ans, interview du 14 octobre 2013
Conclusion La question des dimensions de l’espace publics à travers la Place de la Bourse nous a permis d’aborder en un premier lieu sa matérialité, ses limites, son périmètre, puis les usages individuels de l’espace public liés au registre social et ensuite les usages collectifs liés au registre politique. Les parties s’enchevêtrent les unes dans les autres, ainsi, sous le prisme d’un registre de lecture de l’espace public, nous avons pu approcher les deux autres registres. Pour décrire un système comme l’espace public, il était nécessaire d’aborder les différentes dimensions dans leur globalité et leurs relations. Le sujet des pratiques interstitielles d’un lieu intervient toujours dans la description des autres dimensions de l’espace public, à ce titre, il nous semble intéressant de l’introduire comme un prisme singulier, bien qu’interdépendant, de lecture de l’espace public. L’analyse des usages de l’espace public de la Bourse a révélé des usages particuliers et n’entrant pas dans les trois dimensions habituellement utilisées pour décrire l’espace public (matérielle, sociale et politique). Les pratiques interstitielles d’un lieu font partie de ses caractéristiques légitimes et pourraient comporter en elles-mêmes une dimension de l’espace public ; une dimension omise ou désapprouvée. Au cours de notre recherche itératique nous avons soulevé la grande complexité de la Place de la Bourse mais aussi la grande variété de pratiques qu’elle assume. Non seulement la Place contient de nombreux usages mais surtout elle a la particularité d’intégrer ces usages dans un système cohérent de strates. En effet, l’espace de la Bourse n’est pas un espace conflictuel, il accueille des
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usages très hétérogènes et permet, par son organisation spatiale, leur coexistence et leur cohabitation. Cette stratification des usages est possible grâce à la plasticité du lieu de la Bourse. D’une part, à l’échelle de la place, la morphologie se révèle fragmentée, les qualités de l’espace se voient multipliées et complémentaires (visibilité/invisibilité, flux/arrêt, grand/petit…) ce qui permet des occupations variées. D’autre part, le bâti de la Bourse offre des recoins qui favorisent des usages interstitiels. Sur ce point, il est intéressant de constater que l’architectonique du monument est ici particulièrement adaptée aux pratiques interstitielles.
Proposition de Luc Schuiten pour Pic Nic the streets Pour terminer, on peut mettre en évidence qu’à l’heure où les urbanistes et les architectes proposent des aménagements d’espaces neutres, vastes, vides et se voulant polyvalents, on remarque qu’à la Place de la Bourse, l’hétérogénéité est source de la richesse de ses pratiques. D’ailleurs, nos a priori à propos de la Bourse étaient nourris de cette conception unitaire de l’espace public. Nous avions tendance à penser que la rupture de la voirie au travers de la place entravait le vivre ensemble et l’unité de la place. Après enquête, nous avons réalisé que cette conception était non fondée et qu’au contraire la rupture et la fragmentation faisaient partie intrinsèque de la définition de cet espace et de ses qualités. Lorsque Pic Nic the streets propose une piétonisation de la Place de la Bourse c’est sans en envisager les conséquences. En effet, l’image de la ville piétonne est charmante mais retirer le Boulevard Anspach à la Place de la Bourse pose la question de l’usage qu’on en ferait et des usages qu’elle attirerait. Après piétonisation, la Bourse pourrait devenir une place publique insipide et aseptisée, voire un pôle commercial plutôt que la « place familiale et conviviale » revendiquée.
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Bibliographie DESSOUROUX C., Espaces partagés, espaces disputés Bruxelles, une capitale et ses habitants, ed. la Direction Études et Planification (Administration de l'Aménagement du Territoire et du Logement) dans le cadre d'une exposition organisée à l'initiative du Ministre-Président du gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale GOFFMAN E., La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2 Les Relations en public, Paris, Éditions de Minuit, 1973 HABERMAS J., L'espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, réed. 1988 ISAAC J., Prises, réserves, épreuves In: Communications, 65, 1997. pp. 131142. LEFEBVRE H., Le Droit à la ville, II, Paris, Anthropos, 1972 LEFEBVRE H., La Production de l'espace, Paris) Anthropos, 1974 PAQUOT T., L’Espace public, Paris, La Découverte, 2009
SCHAUT C., Anthropologie de l'espace, support de cours BA3 2012-2013
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