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No 972 Du 27 novembre au 3 décembre 2015
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guerre contre daech le débat minc-polony ne pas Où sont nos alliés ? rougir de la france
3 français sur 4 la plébiscitent, les politiques la refusent
l’union nationale chiche ! Les analyses de Ghaleb Bencheikh, Jacques Julliard, Jean-François Kahn, Catherine Kintzler, Dominique Schnapper, Benjamin Stora, Hubert Védrine...
• Notre sondage : le gouvernement idéal • Pourquoi la concorde ne doit pas interdire le débat • Réponses à ces élites qui n’en veulent pas
cop21 Les 10 questiOns qui fâchent
notre opinion
Par Joseph Macé-Scaron
GUerre Contre DAeCH, où Sont noS ALLiéS ?
en couverture : christian bellavia / divergence - frédéric dugit / maxppp - patrick allard - lydie lecarpentier / sipa
L
e privilège des grands, c’est de voir les catastrophes d’une terrasse. » C’est ainsi qu’Ulysse s’adresse à Hector dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, de Giraudoux. Et la phrase résume parfaitement la diplomatie telle qu’on l’a conçue, notamment en France, jusqu’à l’aube du XXIe siècle : non pas un équilibre entre les intérêts divergents, forcément divergents, des nations, mais une relation d’égal à égal entre les Grands de ce monde s’accordant au-dessus de la tête de « leurs » peuples. Comme si on rejouait en permanence la diplomatie du XIXe siècle et le congrès de Vienne. Comme si la « grande coalition » rêvée par François Hollande était la poursuite de la Sainte-Alliance. Il n’y a rien que goûtaient plus François Mitterrand, Jacques Chirac ou même Nicolas Sarkozy que cette apparente complicité entre souverains, tous s’accordant à accréditer la fable qu’au fond rien n’était plus fort qu’une relation privilégiée entre mêmes membres du club des dirigeants planétaires. Les médias ont d’ailleurs parfaitement mis en musique ces ballets, en pesant au trébuchet les sourires, les gestes afectueux ou les signes d’énervement. Le mot « sommet » devenu synonyme de ces rencontres binationales ou internationales parlait, d’ailleurs, de lui-même. Et puis le tragique s’est à nouveau installé à notre table. Nous avons quitté leurs histoires pour rentrer à nouveau dans l’Histoire et, là, les choses se sont singulièrement gâtées puisqu’il faut désormais parler de cette vieille lune que l’on croyait remisée au magasin des curiosités idéologiques : l’idée qu’une nation puisse défendre en grande partie les intérêts de sa géographie. Une situation fort bien expliquée, au passage, par le géographe Robert Kaplan dans son essai la Revanche de la géographie.
En diplomatie, il faut oublier le souhaitable et courtiser le possible. Trouver un terrain d’entente entre Paris, Washington, Moscou, Riyad, Ankara, Téhéran, Londres est, reconnaissons-le, plus épineux que de faire une motion de synthèse des différents courants du Parti socialiste. Et c’est pourtant à cette tâche titanesque que s’est attelé le président François Hollande. Reconnaissons que gravir l’Himalaya en tongs est déjà sufsamment difcile, mais cela devient franchement dangereux quand vos compagnons de cordée tirent dans la direction opposée. Le premier exemple a été donné par la destruction d’un chasseur russe par l’aviation turque. Il est vrai qu’il n’y a pas une semaine où ce pays membre de l’Otan ne fasse preuve d’une duplicité portée au rang d’orfèvrerie politique par l’enturbanné président Erdogan, l’homme qui bombarde les Kurdes, la seule force militaire qui 4 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
rencontre de véritables succès face aux fanatiques de Daech. L’homme aussi qui laisse passer – et qui vraisemblablement achète – le pétrole produit par l’Etat islamique. L’homme qui fait des 2 millions de réfugiés présents sur son territoire une monnaie d’échange et un moyen de pression sur l’Union européenne. L’homme qui laisse les migrants envahir les côtes des îles grecques pour pouvoir par la suite proposer que celles-ci soient sous la tutelle de la marine turque…
Partir à la guerre avec l’Arabie saoudite ? S’appuyer sur la matrice de l’islamisme qui a donné naissance à Al-Qaida, qui a enfanté Daech et qui demain engendrera un autre monstre dopé au Captagon idéologico-politique ? Très peu pour nous. Une seule chose importe à Riyad et sa famille royale prisonnière de son ordre de succession absurde et du wahhabisme qui lui colle à la peau comme une tunique de Nessus : sa lutte obsessionnelle contre l’Iran, le rival chiite, et sa campagne sanglante au Yémen menées par ses séides soudanais sans que cela n’émeuve outre mesure la communauté internationale, qui ne renoncerait pour rien au monde à ses contrats léonins avec l’Arabie saoudite. Dernièrement dans la Pravda, des experts russes, évoquant la guerre contre Daech mais aussi l’attentat récent dans le Sinaï, n’ont pas craint de souligner que, si l’on remontait la flière terroriste, on parvenait aisément et rapidement à Riyad et au Qatar. Ces remarques attestent de l’absence d’un diagnostic partagé sur l’ennemi principal dans ce confit. Et Obama ? Ce président qui devait réveiller l’esprit américain et ressusciter sa ferveur démocratique semble en être ces derniers temps le fossoyeur. Voilà une personne qu’à ses débuts nos chers éditorialistes nous présentaient comme l’héritier de Roosevelt et qui fnit comme l’enfant de Jimmy Carter. Inutile de sonder les reins et les cœurs de l’hyperpuissance américaine pour savoir ce qui a en défnitive le plus pesé de la lassitude d’un pays fatigué, repu d’ingérence, de la certitude rassurante de l’indépendance énergétique (qui refait du Moyen-Orient une scène accessoire pour Washington), inutile de sonder aussi la part de désinvolture d’un dandy présidentiel, trop plein de lui-même pour avoir le souci du monde. Reste l’évidence : l’Amérique, aujourd’hui, est autiste. Reste alors l’Europe qui, si elle a l’audace de se ressaisir et d’arracher son destin aux nains de Bruxelles et de ne pas limiter son projet aux vaticinations de sa Banque centrale, pourrait enfin rejouer son rôle historique. Le premier. Le seul. n
sommaire
N0 972 Du 27 novembre au 3 décembre 2015
16 évéNemeNt
l’uNioN sacrée doit-elle Nous iNterdire de poser la questioN : la faute à qui ? la faute à quoi ? Par Jean-François Kahn christian beallavia / divergence
Notre sondage exclusif le révèle : trois Français sur quatre la plébiscitent, les politiques la refusent. Avec les analyses de Ghaleb Bencheikh, Jacques Julliard, Catherine Kintzler, Dominique Schnapper, Benjamin Stora, Hubert Védrine… 4 Notre opiNioN Guerre contre Daech, où sont nos alliés ? Par Joseph Macé-Scaron 8 L’éditoriaL de Jacques Julliard La parole libérée.
le débat alaiN miNc-Natacha poloNy “Ne pas rougir de la fraNce”
Alain Minc et Natacha Polony ont croisé le fer pour “Marianne”.
Propos recueillis par Alexis Lacroix
74 culture
12 L’aNaLyse d’Eric Conan Mais où est passé “Ça-n’a-rien-à-voir-avec-l’islam ?”
le vif du sujet les graNds requiNs de l’évasioN fiscale Par Hervé Nathan 32 mieux vaut eN rire ! ça m’éNerve ! Par Jack Dion 14
78
cop21, les 10 questioNs qui fâcheNt Les 143 chefs d’Etat et de gouvernement invités à la conférence sur le climat devront préparer le monde de demain. Ça va être compliqué. Par Aline Richard Zivohlava
48
vie et mort d’uN petit voyou deveNu tueur de masse Abdelhamid Abaaoud, “superviseur” des attentats de Paris, avait réussi à échapper à toutes les polices.
Par Frédéric Ploquin
52 moNde sergueï lavrov, le metterNich de poutiNe
Le ministre russe des Affaires étrangères joue un rôle de premier plan dans une géopolitique bouleversée par l’Etat islamique.
e dernier rapport de la Sacem L révéle que l’activité culturelle pèse dans notre pays plus lourd que la production automobile.
Par Thomas Rabino
36 fraNce
q ue serioNs-Nous saNs la culture ?
et fleur pelleriN, peNdaNt ce temps ? Le projet de loi de la ministre de la Culture est la réponse un peu tardive aux assassinats de janvier dernier.
Par Myriam Perfetti
84 quelle époque !
Le signifant aristo continue de faire rêver, et surtout vendre.
58 le jourNal des lecteurs Vivre ensemble dans l’espace public.
62 magaziNe
du rififi chez lucy et cie
Après la découverte d’Homo naledi, la communauté des paléoanthropologues s’écharpe… Cette nouvelle espèce du genre humain ne serait-elle qu’un australopithèque de plus ?
Par Perrine Cherchève
68 idées
N0 972 - Du 27 novembre au 3 décembre 2015
Par Julie Rambal 90 saveurs d’eN fraNce Le beaujolais nouveau est libéré.
Par Périco Légasse 94 oN passe à table Paris la vie, Paris la France. Douceurs de la vie parisienne. Par Périco Légasse 96
oN joue Par Benjamin Hannuna
À dire Vrai
Par Anne Dastakian
marketiNg de la particule
Le complexe d’Archimède. Par Laurent Nunez
98 Ça Va MieUX eN Le disaNt L’élection sacrifée.
Par Guy Konopnicki
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6 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
L’ÉdItORIAL dE jAcquEs juLLIARd
LA PAROLE LIBÉRÉE
C
omme le temps va vite dès qu’il se passe quelque chose ! Rappelez-vous : il y a moins de trois semaines, ce n’est pas les djihadistes que l’on traquait à Paris, mais les intellectuels déviants. Houellebecq, Zemmour, Finkielkraut, Onfray – avant eux, Taguief et même Gauchet – étaient accusés d’être réacs, islamophobes, et, bien entendu, de faire le lit du Front national. Dans la presse « bien-pensante », le Monde, Libé, l’Obs, la chasse à l’homme avait pris une telle ampleur que, lors d’un meeting qui fit couler beaucoup d’encre, Marianne avait posé la question : « Peut-on encore débattre en France ? » Et, comme pour se rassurer, les mêmes publiaient des listes, falotes et ridicules, de « vrais » intellectuels de gauche.
Il y avait alors des mots interdits, comme « islamisme, islamisation, identité, civilisation » ; d’autres suspects, tels que « laïcité, peuple, France » ; des adjectifs incontournables, tels que « nauséabond » pour dire fasciste ; des slogans obligés, comme « Pas d’amalgame » ! Tous les jours, la gendarmerie de l’esprit étendait ses listes de proscription, qui touchaient tant les écrivains que leur vocabulaire. Où l’on vérifa que de petits esprits pouvaient en un tournemain devenir de grands inquisiteurs. Pour ma part, je ne conserverai pas de cette période le souvenir d’un grand moment de la pensée française. Le seul vrai pouvoir de la bien-pensance était un pouvoir d’inhibition : elle s’était acquis le droit de dire le halal et le haram, c’est-à-dire le licite et l’illicite, autrement dit le bien et le mal. Du coup, un couvercle sacré pesait sur toutes les questions litigieuses, même celle dont l’évidence s’imposait. L’événement a fait exploser cette orthodoxie de la pensée et du langage, a libéré la parole et a posé au grand jour des questions qu’il était déjà jugé « courageux » de murmurer en douce.
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La première question, la plus importante, concerne les rapports de l’islam et de l’islamisme. Et même, plus précisément, des musulmans avec les islamistes. Jusqu’ici, contre tout bon sens, la vulgate ofcielle prétendait que les deux choses n’avaient « rien à voir ». Qu’une telle ineptie, sortie tout droit du ministère de la Vérité dans un roman d’Orwell, ait pu régner tranquillement dans une démocratie libérale en dit long sur la puissance de la persuasion, qui spécule sur l’espèce de pétrifcation sociale provoquée par l’énormité de la proposition pour la faire accepter sans murmure. Il coule de source en efet que, si tous les musulmans ne sont pas islamistes, tous les islamistes sont bel et bien musulmans. Et encore, que si tous les fondamentalistes musulmans ne sont pas terroristes, tous les terroristes musulmans sont
8 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
fondamentalistes. Qu’en conclure ? Non pas qu’il faille jeter la suspicion sur le grand nombre qui est sain, sous prétexte qu’il renferme en lui le petit nombre qui est gangrené, mais, au contraire, tout faire pour dissocier le grand nombre du petit. La guerre dans laquelle nous entrons est à bien des égards, comme ce fut le cas pour le confit algérien, une guerre civile, avec pour enjeu une population au contact des deux belligérants. La règle d’or d’une telle guerre peut s’énoncer ainsi : il faut combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de musulmans en France ; il faut vivre avec les musulmans comme s’il n’y avait pas de terrorisme.
Cette réintroduction de la masse musulmane dans l’ensemble national s’était révélée impossible, aussi longtemps que le terrorisme islamiste, comme en janvier, ciblait ses victimes : les juifs, les journalistes critiques. Les tueries aveugles du 13 novembre ont opéré cette mutation : les musulmans sont des cibles comme les autres ; nous les voyons chaque jour en tirer les conséquences et proclamer leur horreur de ces abominables coreligionnaires. Il y a bel et bien, comme en temps de guerre, un impératif d’union sacrée, qui ne doit laisser de côté aucune fraction de la population.
Combattons le terrorisme Comme s’il n’y avait pas de musulmans en FranCe et vivons aveC les musulmans Comme s’il n’y avait pas de terrorisme.
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Si cette lutte est bien une guerre, comme le proclame désormais à l’envi la quasitotalité de la classe politique et de la classe médiatique, il faut, pour la gagner, en tirer les conséquences. Et d’abord empêcher l’ennemi de développer tranquillement sa propagande sur le territoire national. Les imams intégristes qui prêchent la haine et en fligrane le djihad doivent être empêchés de nuire et, chaque fois que la chose est possible, expulsés. Si nous sommes bel et bien en guerre, il n’est pas possible de laisser des ressortissants français aller tranquillement s’entraîner au djihad en Syrie et en Irak, et de les accueillir à leur retour pour leur permettre d’appliquer ici à notre encontre le savoir terroriste qu’ils ont acquis là-bas. En temps de guerre, cela s’appelle intelligence avec l’ennemi. Des traîtres à la nation doivent être traités comme des traîtres et non comme une poignée de loups solitaires, de paumés et de désaxés relevant de la psychiatrie, ainsi qu’on a essayé de nous le faire accroire après Charlie. ›
L’éditoriaL de jacques juLLiard
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La question qui surgit alors est celle de la légitimité de cette guerre. Si elle a été menée jusqu’ici avec autant de maladresse et si peu d’énergie à l’échelle européenne, c’est que les Européens et les Français doutaient de leur bon droit. La culpabilisation envers soi-même et la culture de l’excuse envers l’ennemi reposent sur une série d’arguments indéfniment ressassés.
• Si les terroristes étaient effectivement des paumés, la responsabilité en incomberait alors au milieu qui n’a pas su les accueillir et donner du sens à leur existence. C’est en somme l’argument banlieue, dont la conclusion est que l’exclusion, la ghettoïsation et le racisme sont la cause véritable du phénomène, la radicalisation religieuse n’étant qu’un épiphénomène. Cet argumentaire économiste, sous-produit appauvri du marxisme de jadis, ne tient plus dès lors que les djihadistes ne sont pas des paumés, mais les soldats volontaires et convaincus jusqu’au sacrifce de leur vie d’une idéologie à base religieuse, visant ni plus ni moins qu’à la domination du monde. • Le terrorisme en Europe ne serait que le contrecoup différé du colonialisme de jadis. Cette culpabilisation rétrocoloniale ignore gravement le discours de l’Etat islamique lui-même. En dehors de la référence rituelle aux « croisés » (les touristes russes de l’avion abattu dans le Sinaï : des « croisés » !), l’essentiel de la haine des fondamentalistes ne porte pas sur le passé colonial, mais sur le présent hédoniste de l’Occident. Ce n’est pas aux symboles de la colonisation, mais à ceux de la prétendue dépravation occidentale qu’on s’attaque : le sport, la musique, l’alcool, le féminisme, la joie de vivre. Ce ne sont pas les mânes de Jules Ferry ou de Robert Lacoste qui sont visés, c’est nous-mêmes, dans notre façon de vivre et de penser. • Le dernier argument est celui de l’égalité des civilisations. Dans un stupéfant entretien repris par l’Etat islamique lui-même (le Point, du 19 novembre 2015), Michel Onfray invoque contre l’Occident le « mode de vie islamique » et le droit pour ces pays « à se déterminer comme ils le souhaitent et selon leurs raisons ». Et de proposer une « trêve […] entre l’Etat islamique et la France pour que son armée dormante sur notre territoire pose les armes ». Ô Lévi-Strauss ! Que de sottises on a déjà débitées en ton nom ! Poser ou supposer une égalité axiologique entre l’Occident et le monde islamique explicitement représenté par Daech, c’est jouer de la confusion entre les civilisations au pluriel, dont aucune ne saurait, selon le grand ethnologue, se prévaloir d’une supériorité morale sur les autres, et la civilisation au singulier, c’est-à-dire le mode de vie et de pensée qui s’opposent à la barbarie. Pour le moment, je n’ai encore jamais entendu dire que les Alliés auraient eu tort de combattre Hitler sous prétexte qu’il aurait été le représentant d’une hypothétique « civilisation hitlérienne » ! Non, l’Etat islamique n’est pas l’islam, il ne peut être tenu comme représentatif de la civilisation musulmane. Pour ma part, et quels que soient les fautes et les crimes de l’Occident, d’hier à aujourd’hui, la lutte 10 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
contre l’Etat islamique est bel et bien une lutte pour la civilisation contre la barbarie.
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Il n’y a donc plus de honte à être nous-mêmes, et à nous défendre contre qui prétend nous imposer sa loi. Ce qui est tombé, avec les 130 victimes des ides de novembre, c’est cet étrange « respect humain » qui nous imposait une distance permanente à l’égard de nousmêmes, fondé sur un obscur sentiment de culpabilité. On ne gagne pas un combat si l’on est persuadé que c’est l’ennemi qui a raison. Voyez les Français depuis dimanche, toutes opinions confondues : s’ils brandissent à nouveau les symboles de leur être-ensemble, drapeau, hymne national, c’est que la haine dont ils sont l’objet et les victimes qu’ils pleurent leur ont redonné l’envie d’être eux-mêmes sans mauvaise conscience. Il ne s’agit nullement, comme commencent déjà à le suggérer les éternels bourreaux d’euxmêmes, les « malaisés » comme on dit dans mon village, d’une afrmation morbide et agressive de leur identité, mais tout simplement d’un sentiment de ferté retrouvée. Et puisque le monde entier, à l’exception des Corses de Bastia, chante aujourd’hui la Marseillaise, ils pensent qu’ils ont bien le droit de se défendre contre « ces féroces soldats, qui viennent jusque dans [leurs] bras, égorger [leurs] fls, [leurs] compagnes ».
NoN, l’état islamique Ne peut être teNu comme représeNtatif de la civilisatioN musulmaNe.
C’est pourquoi, à Marianne, nous défendrons plus que jamais ces deux piliers de l’identité nationale et de la paix civique que sont la laïcité et l’école républicaine. Comment, après ce qu’il vient de se passer, faire la moindre concession au communautarisme, symbole d’un « Pearl Harbor à la française » (Pascal Bruckner) et d’un véritable Munich de l’esprit ? Peut-être comprend-on mieux aujourd’hui pourquoi nous faisons de l’école républicaine, celle que l’on a escamotée depuis un demi-siècle, le boulevard principal de la résistance à la guerre civile qui nous guette. Bien entendu, la défense des valeurs de la République doit se faire dans le respect de ces valeurs. Ce n’est pas parce que certains s’apprêtent à faire d’une crispation pointilleuse sur les libertés individuelles la ligne de repli de leur défaite intellectuelle qu’il en faudra démordre. Nous défendons la liberté avec les armes de la liberté. Certes, toutes les guerres révolutionnaires ou nationales, de 1792 à 1914, se sont accompagnées d’une restriction provisoire de celles des libertés qui nuisaient à la sécurité et au combat. Mais les libertés françaises sont dans de bonnes mains, celles d’un peuple dont on ne peut aujourd’hui qu’admirer le sang-froid. Comme vient de le souligner Robert Badinter, nous vivons dans un pays libre et qui entend bien le rester. n
! é t r e b i l e r t o n z e n e t u o S Comme vous le savez, “Marianne” n’est rattaché à aucun groupe industriel, à aucun lobby particulier, qu’il soit financier ou politique.
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l’analyse d’Eric Conan
I
ls ne savent plus très bien comment en parler. Même si certains se cachent encore derrière leurs épais petits doigts en répétant « Daech ! », « Daech ! », « Daech ! ». Ce motvalise arabe dans lequel est camoufé celui d’« Etat islamique ». Surtout ne pas traduire. Ne pas entendre « islamique ». Ils l’ont tellement répété : « Ça n’a rien à voir avec l’islam. » Cela crée des habitudes. Mais ils n’y croient plus. Ils se mettent à faire la chasse aux imams salafstes ! Ces représentants d’un islam qualifé de « rigoriste » ou « traditionaliste », invités encore hier dans leurs mairies ou leurs journaux. Les voilà aujourd’hui amalgamés avec les tueurs de l’Etat islamique. Et François Hollande n’invoque plus telle une catastrophe naturelle la « menace terroriste » : même si « prononcer le mot islam écorche la bouche du président », comme l’a dit Marcel Gauchet, il a nommé pour la première fois le « djihadisme ». Lequel « relève d’une pathologie propre à l’islam », explique de son côté le Monde qu’un « devoir de vérité » a contraint à révéler à ses lecteurs que la France est impliquée dans « une guerre entre musulmans ».
Il aura donc fallu beaucoup de sang et de larmes pour admettre ce que disaient les bons connaisseurs. Il n’y a pas un islam. Il y en a beaucoup. Ils se font depuis longtemps la guerre. La nouveauté, c’est qu’elle se mondialise. Après deux siècles de domination coloniale, sans leadership depuis la fn du califat en 1924, le monde islamique se déchire à nouveau entre partisans de la modernité (version turque ou tunisienne), d’un conservatisme avachi (Arabie saoudite) ou d’un retour aux premiers siècles de l’expansion fulgurante de l’islam par le glaive et les conversions forcées. L’Etat islamique appartient bien à cette branche réactionnaire et l’Arabie saoudite ne doutait pas que ses « combattants et martyrs » fussent de bons musulmans quand elle soutenait leur lutte contre l’hérésie chiite. 12 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
Pourtant, le vocabulaire était déjà là. La police surveille « l’islam radical ». L’islam des racines. Et tout le monde préfère « l’islam modéré ». Il faut donc le modérer ? Oui, le « moderniser », dit Julien Dray, qui appelle aujourd’hui les musulmans de France à un « débat théologique ». Cela fait longtemps que des voix musulmanes le proposent. Dans le sillage du regretté Abdelwahab Meddeb - qui expliquait que « l’islamisme est la maladie de l’islam, mais les germes sont dans le texte » –, Ghaleb Bencheikh, Abdennour
Bidar ou Kamel Daoud ont soulevé le problème des contenus problématiques du Coran servant de justifcations aux djihadistes. Avant les attentats de janvier dernier, Bidar écrivait dans sa Lettre ouverte au peuple musulman, publiée par Marianne, que l’Etat islamique était un « monstre » né d’un islam « écartelé entre passé et présent » qu’il suppliait de se guérir par « l’autocritique ». Ces voix courageuses identifaient les « racines du mal » : « le refus du droit à la liberté visà-vis de la religion », « l’afrmation de la supériorité de l’islam », « l’antisémitisme ». Et réclamaient l’abandon des versets du Coran violemment hostiles aux gens du Livre (juifs et chrétiens), « incompatibles avec les droits de l’homme », pour créer un « islam complètement refondé selon les valeurs de notre terre d’Europe : la liberté de conscience, l’égalité des sexes, la tolérance ».
Ces appels à la réforme ont suscité plus de gêne que d’encouragement. Tant chez les représentants de l’Etat qui n’ont jamais osé imposer la liberté de conscience au Conseil français du culte musulman que chez les imams les plus sympathiques et les mieux intentionnés qui connaissent la difculté. Comme celui de Bordeaux, Tareq Oubrou, qui, avec sa franchise, ne répond plus de rien. Ni des institutions musulmanes : « Elle sont dépassées, elles n’ont aucune infuence sur les jeunes. » Ni du Coran : « C’est un texte anarchique », « il a besoin d’une doctrine herméneutique a priori pour être approché. Manipuler la religion, c’est comme manipuler un explosif ». Oubrou, qui sait qu’il y en a d’autres, dit « représenter les musulmans qui veulent vivre tranquillement ». Tous ceux qui ont fait ce « travail en profondeur quant à leur théologie de l’altérité » qu’il réclame et préfèrent vivre en paix avec les autres. Tous ceux qui veulent oublier les racines guerrières. Qui sont fatigués de ce complexe de supériorité désespéré. Qui sont plus intéressés que dégoûtés par ce que leur ofre l’Europe. Mais on ne les entend pas. Parce qu’eux aussi ont peur. De l’amalgame avec les terroristes de l’Etat islamique qui les prennent en otage. Mais aussi de l’Etat islamique qui les amalgame avec les « mécréants ». Le contrôle de l’islam européen menacé de réforme, en particulier dans la France laïque, est un enjeu islamiste. Pour sortir de ce malheur musulman, pour chasser les amalgames mortifères, il faut les aider à devenir acteurs d’un amalgame positif entre partisans d’un islam réformé et défenseurs des droits de l’homme. Et d’abord en fnir avec cette cage néocoloniale appelée « la communauté musulmane » en favorisant la discussion et la division entre musulmans. La démocratie permet de s’opposer sans se tuer. Que chacun puisse choisir, parfois dans la douleur, mais librement et sans inquiétude. Les aider, cela veut dire cesser de fatter et de courtiser les islamistes qui les intimident et appliquer fermement les lois qui les en protègent. n
franck crusiaux / réa
Mais où est passé “Ça-n’arien-à-voir-avec-l’islam” ?
DeBonneville-Orlandini
u o j tou ans io algie t s n
Les plus grandes chansons
hon Al a in Souc
© Jean-Marie Périer
j a’ i s
le vif dU sUjet ÜCrime suprême
U
n poète condamné à mort, c’est la routine en Arabie saoudite. Le dernier s’appelle Ashraf Fayadh, 35 ans. Palestinien, il est né dans une famille exilée en Arabie il y a un demi-siècle. Le tribunal islamique l’a condamné à la peine capitale pour « insultes à l’islam et propagation de l’athéisme ». La première condamnation, en mai 2014, le vouait à 800 coups
de fouet et quatre ans de prison. Mais cela ne suft pas dans cet aimable royaume, par ailleurs notre allié et client éminent. C’est un recueil de poèmes publié en 2008 par Ashraf qui constitue ofciellement le délit. Il y a aussi un fatras de « fautes » dénoncées par la sinistre milice de « propagation de la vertu et de prévention du vice ». Ces sbires se vengent d’Ashraf, qui aurait posté une vidéo montrant une fagellation en public. Le jeune homme, détenu depuis deux ans à la prison d’Abha, une ville du sud-ouest de l’Arabie où vivent de nombreux artistes, écrit, peint. Il a même participé à la biennale de Djedda avec l’appui de certains ofciels, comme le relève le quotidien britannique Te Guardian. Une pétition pour que sa vie soit sauve a été signée par une centaine d’écrivains et de militants des droits civiques du monde arabe. Parmi eux, la Koweïtienne Mona Kareem, estime que c’est aussi son origine palestinienne qui désigne comme cible le jeune poète. On espère qu’en France les amis de la Palestine se mobiliseront pour Ashraf Fayadh, menacé de décapitation par le pouvoir wahhabite, avec autant d’énergie qu’en d’autres circonstances. n MARTINE GOZLAN AshrAf fAyAdh, 35 ans, détenu depuis deux ans, est menacé de décapitation pour un recueil de poèmes publié en 2008.
elle a osé le faire
La SNCF s’acharne sur les chibanis
l
a SNCF a osé. Elle a osé faire appel de sa condamnation pour discrimination aux prud’hommes envers les chibanis (« cheveux blancs » en arabe), ces centaines de Marocains embauchés comme salariés au rabais dans les années 70. Après des années de procédure, ces derniers
14 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
avaient été reconnus victimes d’un traitement spécial qui les avait lésés dans leur carrière, leurs droits et leur retraite. En efet, au nom d’une loi interdisant d’accorder le statut de cheminot à des ressortissants de pays non-membres de l’Union européenne, les chibanis avaient été engagés avec
un CDI de droit privé, moins avantageux. Ils avaient perdu sur tous les plans, y compris celui de la dignité, recouvrée grâce aux prud’hommes, qui ont condamné la SNCF à leur verser 170 millions d’euros. Par sa décision, le service public rajoute le déshonneur à l’injustice. n JACK DION
dmitri rybolovlev, président de l’AS Monaco.
éCologiquement vôtre
L’encombrant oligarque du prince de Monaco
L
e prince Albert II de Monaco est un fervent défenseur de l’environnement. Pour preuve : l’amateur de bobsleigh et de sports en tout genre en a fait la mission principale de la fondation qui porte son nom. Son Altesse sera donc présente à Paris pour la COP21, le sommet mondial sur le climat. Mais là où le bât blesse, c’est que sa principauté accueille depuis 2011 l’oligarque russe Dmitri Rybolovlev, dont la fortune est estimée à 8,5 milliards de dollars, et qui fut l’un des plus gros pollueurs de Russie, quand il était propriétaire d’Uralkali, groupe géant spécialisé dans l’extraction de potassium, un ingrédient clé pour les engrais chimiques. Une des catastrophes environnementales les plus graves de l’histoire russe a eu lieu en 2006 dans les mines de Berezniki, siège d’Uralkali, ville située dans l’Oural. Une inondation a provoqué des émanations toxiques, et la formation d’un immense trou dans le sol. L’histoire ne dit pas si le prince Albert a évoqué le sujet dans les tribunes du stade de football de l’AS Monaco, dont le propriétaire n’est autre que… Rybolovlev. n MARC ENDEWELD
bruno bébert
ArAbie sAoUdite : lA mort poUr Un poète Athée
Eurêka ! Ü
mark lennihan / ap photo
I Inégalités à tous lles étages
l’amérIcaIn PfIzer en fusionnant avec l’irlandais allergan va donner naissance à un mastodonte de 150 milliards d’euros. et déménager à Dublin. pour payer moins d’impôts.
cE quE “MariannE” En pEnsE
Les grands requIns de L’évasIon fIscaLe Par Hervé NatHaN
I
l y a les petits délinquants fscaux, qui ont droit aux foudres de leur inspecteur des impôts. Et il y a les grands requins de l’évasion fiscale (notez la nuance, elle est importante !), qui reçoivent les félicitations des marchés boursiers. Dans la seconde catégorie se trouve assurément Ian Read, PDG de Pfzer, un groupe américain géant de la pharmacie. Ce héros de la « création de valeur pour l’actionnaire » va fusionner sa frme avec l’irlandais Allergan, formant un mastodonte de 150 milliards d’euros. Pour quoi faire ? Pas pour davantage de recherche, davantage d’emplois, davantage de gains pour la société. Non : pour payer moins d’impôts ! Car Pfizer, en épousant Allergan, va lui emprunter sa nationalité et déménager son siège du côté de Dublin. Grâce à ce stratagème, Pfzer-Allergan ne sera plus imposé au taux efectif de 28 %, mais à 18 %, au titre de l’impôt sur les sociétés… Soit une économie d’impôt de près de 1 milliard, qui fera le bonheur des dirigeants et des actionnaires. On comprend la fureur des responsables américains, Barack Obama et Hillary Clinton en tête, à l’idée de voir s’évaporer des bénéfces qui doivent beaucoup aux systèmes de protection sociale des Américains. Mais on s’étonne aussi du silence des autorités européennes. On croyait pourtant
la Commission européenne, présidée par Jean-Claude Juncker, ancien fraudeur en chef du Luxembourg aujourd’hui converti à la vertu fiscale, en plein bataille contre « l’optimisation », qui permet aux firmes multinationales de jouer au Monopoly entre les diférentes législations des Etats de l’UE. Plutôt que de demeurer spectatrice, la Commission devrait s’opposer au « deal du siècle », ne serait-ce que pour des raisons de concurrence, sinon il n’y aura ensuite aucune raison d’empêcher la réalisation d’un scénario similaire de ce côté de l’Atlantique. Imaginons que le français Sanof lance une opération sur un concurrent irlandais… Ou, mais cela est déjà évoqué sérieusement, qu’une fusion Renault-Nissan aboutisse à créer un groupe mondial… néerlandais ! Enfn, la Commission européenne négocie en ce moment même un nouveau traité de libre-échange transatlantique (Tafta), avec l’ambition de boucler le dossier d’ici à la fn de l’année prochaine. Il est plus que temps d’inscrire à l’agenda des pourparlers l’insertion dans ce texte déjà contesté, pour de multiples raisons, d’un article antidumping fscal et social. Sauf à faire la démonstration que le Tafta n’a comme unique but que de « créer de la valeur pour les actionnaires », des deux côtés de l’Océan. n
le géant pfizer-allergan ne sera plus imposé qu’à 18 %.
L
e Conseil constitutionnel a censuré la hausse des prélèvements sociaux sur les p re retraites chapeau, invoquant le les effets de seuil. Les sages font un pas de plus dans un fo d domaine qui relève du choix politique, et toujours dans p le sens de la préservation d des hauts revenus. De leur côté, les sénateurs tentent c d de sauver le parachute doré. Le scandale du pactole L (1 (14 millions d’euros) encaissé p par Michel Combes, ex-PDG d’Alcatel Lucent, avait d c conduit le gouvernement à renforcer la fscalité pesant re ssur ces aimables gâteries. L Le projet abaissait le seuil d’assujettissement aux d c cotisations sociales à 193 000 €, contre 380 000 € 19 a actuellement pour les in indemnités de rupture. La majorité de droite au Palais m d du Luxembourg a fait sauter cette avancée, qui visait c ssurtout les cadres moyens. L La loi Macron, elle, l’a choyée question actions gratuites : q e elle a tout divisé par deux les prélèvements. Parachutes le dorés sur tranche, golden d h hello, actions gratuites, sans compter les frais de bouche, c le conseiller fscaliste et le logement : autant d’éléments lo d de rémunération dont le d développement a contribué à l’incroyable montée d des inégalités salariales. Les 0,01 % les mieux payés ont 0 m multiplié par trois leur part d du gâteau des revenus, tandis que les classes ta m moyennes sombraient dans la stagnation. Dommage que le Conseil constitutionnel d dédaigne ces effets de seuil, et qu’il aille jusqu’à censurer e la fscalité quand elle fait mine de les compenser. n m EM EMMANUEL LÉVY
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 15
pol politique
événement
l’union nationale, chiche ! Oui, elle est nécessaire. Mais elle ne doit pas interdire le débat. Réponse à ces élites qui n’en veulent pas. Il faut réformer, régénérer, libérer le pays au-delà des vieux clivages.
“jamais drapeau tricolore brandi n’a été moins chauvin, plus universaliste.” Ici, sur la place du Capitole, à Toulouse.
l’union sacrée doit-elle nous interdire de poser la question :
la Faute à qui ? la Faute à quoi ? PAR JEAN-FRANÇOIS KAHN
christian bellavia / divergence
F
aire bloc. Serrer les rangs. L’auteur de ces lignes se souvient trop de l’ironie que suscitèrent, en d’autres temps, ses invitations à s’émanciper d’une bipolarité de plomb, à subvertir ces clivages incontournables quoique obsolètes qui nous conduisent à concevoir le débat démocratique comme une forme de guerre civile froide, pour ne pas se réjouir, aujourd’hui, de cette aspiration à une manière d’« union nationale » face à la terreur (lire le sondage de Marianne, p. 20). A cette interrogation près, cependant : est-ce à dire qu’il convient de renoncer à tout droit d’inventaire ? Jusqu’à s’interdire de poser cette question à ceux qui nous gouvernent, qui nous ont gouvernés, aux décideurs, aux politiques, aux intellectuels, à nous-mêmes ? La faute à qui ? La faute à quoi ? Est-ce à dire qu’il faut faire, puisqu’on nous y encourage en haut lieu, comme si le mal nous tombait du ciel, réalisation d’une cruelle prédestination, conséquence du péché originel ? Est-ce à dire qu’il serait indécent, incorrect, de se remettre en mémoire les erreurs monumentales que commirent, ou laissèrent commettre, précisément ceux qui voudraient, aujourd’hui, faire de l’union sacrée l’éteignoir de toutes les interpellations ? Et dont l’islamisme et le lepénisme sont le produit ?
Est-ce à dire qu’il faille étoufer toute évocation des retombées désastreuses de la politique étrangère la plus néfaste, la plus calamiteuse, la plus moralement détestable, que la France ait conduite depuis le début de la Ve République : alignement sur l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie (jusqu’à cautionner son ofensive antikurde), le sacrifce de tous les principes à la vente de Rafale, ces armes livrées qui se retrouvèrent régulièrement dans le camp djihadiste, l’ostracisation de tous ceux qui avaient vocation à nous seconder dans la lutte contre la terreur, une intervention militaire prévue non pour stopper la menace terroriste, mais pour casser les infrastructures de l’Etat syrien, la lâche acceptation d’un mortifère statu quo dans le confit israélo-palestinien ? Est-ce à dire, au nom de cette union nationale, qu’il ne nous reste plus qu’à accepter que l’angélisme irresponsable que nous rejetions hier se transforme – qui sait ? – en un ordre policier qu’il serait condamnable de rejeter demain ? Que nous
devrons nous taire si on en arrive, sous les pressions que l’on sait, à faire à l’islamo-totalitarisme le cadeau formidable du sacrifce de notre Etat de droit ? Va-t-on s’autobâillonner quand ce à quoi nous assistons, au-delà du drame, est proprement hallucinant ? Depuis trois ans, rectification après rectifcation, nous allions dans une direction : en trois jours nous avons décidé de prendre la direction inverse. Ahurissant cul-par-dessus-tête, dont il faut craindre, hélas, que le Front national ne fasse ses choux gras puisque, par aveuglement ou par idiotie crasse – c’est selon – , on l’a laissé préempter tout ce dont les démocrates républicains auraient dû s’emparer. En trois jours, donc, en matière de politique étrangère, budgétaire, sécuritaire, notre gouvernement vient d’efectuer un virage à 180° : Poutine était l’ennemi, il est devenu l’allié. Bachar al-Assad fgurait le diable absolu, il n’est plus qu’un partenaire possible, fût-ce encore peu présentable. On ostracisait l’Iran, on lui fait la cour. On ne jurait que par l’Arabie saoudite, le foyer originel de tout ce qui nous embrase, on n’ose plus s’en vanter. On collait à Angela Merkel, on lui bat froid. L’objectif de réduction des déficits publics résumait le credo de notre politique économique, on les laissera fler en arguant que le pacte de sécurité passe avant le pacte de stabilité : ce qu’à leur façon afrmaient les « frondeurs » du PS. On se démarquait vertueusement des surenchères répressives préconisées par la droite, on stigmatisait avec horreur la « démagogie ultrasécuritaire » portée par le Front national : or, la plupart des exi- ›
est-ce à dire qu’il Faut Faire comme si le mal nous tombait du ciel, réalisation d’une cruelle prédestination ? 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 17
politique
événement › gences de la droite et même de
l’extrême droite en matière de sécurité viennent d’être satisfaites. Pour faire oublier qu’on n’en avait pas fait assez, on prend le risque d’en faire trop. Le « fascisme » commençait avec le droit d’ouvrir les cofres des voitures suspectes ; désormais, on pourra perquisitionner qui on veut, quand on veut. Pour l’heure, cette conversion pragmatique de la gauche gouvernementale à tout ce que, hier, elle répudiait, et même feignait d’exécrer, joue en sa faveur. Le rejet d’un Nicolas Sarkozy lamentable, sans cesse pris à contre-pied, aidant, on sait gré à François Hollande d’avoir osé efectuer si rapidement ce radical changement de cap. Jusqu’au jour où l’on pourrait bien s’aviser que, si le « vrai » d’hier est devenu faux, c’est peutêtre parce que hier, déjà, il était en grande partie faux. ****
Quand Paris admirable se draPe de tricolore Union sacrée ? On l’a vécue ! Ce qui s’est manifesté, après la tragédie du 13 novembre, c’est une communion nationale spontanée, non pas téléphonée mais surgie du plus profond de soi, presque sacrée, proprement admirable. Scène inoubliable : des milliers de bougies qui clignotent et pleurent dans la nuit. Et, comme les enlaçant, des guirlandes de fleurs, de bouquets, d’offrandes, de larmes, de cris, de mots blessés, de phrases écorchées, de pensées à vif projetées sur les murs tels des sanglots, des prières, des suppliques. Comme si la déchirure des corps, abattus là, aux terrasses du Petit Cambodge et du Carillon qui se font face, rue Alibert, dans le Xe arrondissement de Paris (lieu de l’un des carnages du vendredi 13), avait provoqué une autre déchirure, aussi intime que profonde, celle des cœurs et des âmes. Comme si, en réplique à ceux qui s’étaient explosés avec la dynamite de leur haine, ceux-là, spontanément, silencieusement, 18 / Marianne / 27 décembre au 3 décembre 2015
par grappes ininterrompues, longs cortèges de soufrances intériorisées, venaient faire exploser leur douleur en même temps que leur amour. Pas leur rage, non ! Leur amour. Car voilà bien ce qui stupéfe et émerveille : parmi ces milliers de messages déchirés et, en conséquence, déchirants, poignants à en pleurer, dialogues posthumes d’entrailles à entrailles, aucune expression de rage vengeresse. Aucune. Aucun déferlement de fureur dévastatrice. Mais, simplement, cette profession de foi, oui, de foi, déclinée sur tous les modes : notre rejet, à la fois raisonné et viscéral, de ce que vous incarnez, vous les terroristes, ne nous conduira pas à infuser en nous fût-ce une once de ce que vous êtes. Parce que vous difusez la mort qui est en vous, enracinée, ancrée en vous, nous voulons, nous, en réponse, envers et contre tout, comme une forme de résistance, irradier la vie qui est en nous. Quitte à étoufer votre férocité sous nos rires. Et nos chants. A ensevelir l’horreur dans le seul cercueil qui lui fait honte : celui de notre humour. En le tuant, vous avez cru arracher l’autre de vous. Pour nous, l’autre est toujours une partie de nous. Non pas un anti-nous, mais un autre nous. Aucune pudeur ne doit nous interdire de le constater : la réaction du Paris populaire, de ce Paris qui se voulut longtemps le lieu géométrique de toutes les révoltes libératrices, a été admirable. Jamais drapeau tricolore brandi n’a été moins chauvin, plus universaliste. Jamais la Marseillaise reprise en cœur n’a été moins belliciste, moins clivante, plus identitaire, mais au meilleur sens du terme. Moins ringarde surtout. « Contre nous de la tyrannie/
L’étendard sanglant est levé… » Et c’est bien le cas. « Ces féroces soldats/Qui viennent jusque dans vos bras/Egorger vos fls, vos compagnes… » Et ce fut le cas, en efet. Il arrive qu’à travers sa capitale qui se prend pour le nombril du monde la France exaspère. Cette fois, non plus dispensatrice mais victime d’une terreur, elle s’est montrée exemplaire. Elle a fait de chaque terrasse de café de véritables fort Alamo intérieurs de la fraternité et de l’intelligence. Le rouge que l’on s’envoie contre le rouge que l’on verse. Le café-crème contre le passé crime. On ne s’est jamais tant embrassés. Autant les tribunes philosophiconarcissiques qui proliférèrent dans certains journaux furent souvent consternantes, autant les simples gestes que les Parisiens anonymes, sans apprêt, sans consigne, nouèrent entre eux, surgirent du drame absolu comme l’esquisse d’une lumineuse espérance. Or, l’exemple ainsi donné, ce n’est pas en étoufant toutes contestations sincères et raisonnées que l’on en prendra de la graine (ne vient-il pas d’être tragiquement prouvé qu’elles avaient souvent visé juste ?), mais en s’ouvrant enfn à leur écoute, à leur prise en compte. L’autre mardi, chauffés à blanc la veille par Nicolas Sarkozy, les députés de droite éructèrent contre l’ennemi qui n’était plus Daech mais Christiane Taubira. Le lendemain, ils furent submergés de rappels à l’ordre par leurs propres électeurs. Aspiration à l’union nationale ? Non, mais à la décence. Renvoi des parlementaires à leurs responsabilités croisées, à leurs cécités complémentaires.
l’union nationale autour de valeurs Partagées ou sans PrinciPes ? Pour fuir ses resPonsabilités ou Pour les Prendre ? cela change tout.
charles platiau / reuters
doUble examen de conscience Oui, ceux-là, les sarkozistes, démantelèrent – folie ! – la police de proximité et comprimèrent les forces de sécurité pour réaliser des économies qu’ils n’imposèrent pas aux plus nantis. Mais oui, ceux-là fermèrent complaisamment les yeux sur les enfermements cléricalo-communautaristes, quand ils ne les caressèrent pas dans le sens du poil de la barbe. Oui, deux démagogies concurrentes n’ont cessé de se faire la courte échelle. Un double examen de conscience s’impose, auquel les médias n’échapperont pas. Souvenons-nous : lors de la guerre civile en Algérie, quand sévissait le GIA, l’ancêtre de Daech, certains journaux se complurent à se montrer beaucoup plus hostiles envers ceux, qualifés d’éradicateurs, qui afrontaient les terroristes qu’avec les terroristes eux-mêmes qui avaient droit à toutes les indulgences. Ce n’étaient pas eux qui tuaient ! Rappelons-nous : lorsque les Russes furent, à leur tour, l’objet des massacreurs djihadistes, les mêmes stigmatisèrent plus systématiquement et plus furieusement les Russes que les extrémistes, les victimes que les coupables. Même tueur d’enfants, le djihadiste tchétchène était, à leurs yeux, un héros. Gardons-en la mémoire : en Syrie, il y a encore un an et demi, ces mêmes médias (qui avaient
approuvé la calamiteuse intervention en Libye et accepté que l’Arabie saoudite et la Turquie militarisent l’insurrection populaire pour en exclure les éléments laïcs, libéraux, démocrates et progressistes) se refusaient encore à admettre la prise en main de la rébellion par les djihadistes radicaux de Daech et d’AlQaida – Al-Nosra, c’était l’islamisme modéré ! – et préconisaient une intervention armée qui leur aurait livré l’essentiel du pays.
à qUand l’aUtocritiqUe ? Qui ne commet pas d’erreurs ? En 2002, Marianne, que je dirigeais à l’époque, avait, jusqu’à la dernière minute, jusqu’à la dernière seconde, ce dont je fus largement responsable, refusé d’intégrer l’hypothèse d’un afrontement Chirac-Le Pen, c’est-à-dire l’exclusion de Jospin. Nous ne nous contentâmes pas d’admettre cette mortelle bévue, nous en analysâmes les raisons et les racines. Plus tard, lors de l’afaire DSK, je n’ai pas cherché à m’exonérer de la « profération » d’une expression tout à fait inappropriée. Pourquoi ceux, intellectuels (et pas seulement Bernard-Henri Lévy, Alain Minc, Bernard Kouchner, comme hier André Glucksmann), mais aussi journalistes commentateurs qui cautionnèrent, en toute bonne foi, ces fatals errements à l’origine – Tony Blair vient d’en faire l’aveu – des drames auquel le monde est confronté aujourd’hui – d’Ivan Rioufol, du Figaro, applaudissant à la guerre d’Irak et héroïsant le criminel
à l’assemblée nationale le 19 novembre. Quand le pays a besoin d’une vraie solidarité, que doivent respecter tous les députés…
George Bush à Bernard Guetta, de France Inter, s’enthousiasmant pour l’intervention en Libye, en passant par la façon dont le Monde rendit compte du sanglant maelström syrien ou Libération, du terrifant galop d’essai algérien, et j’en passe –, pourquoi ces publicistes qui furent capables d’être lucides en d’autres occasions ne donneraient-ils pas l’exemple aux politiques de leur capacité à regarder de façon autocritique dans le rétroviseur ? Un front de résistance républicaine : oui, s’il passe par l’admission des fautes et non par l’amnésie et le déni qui valent potentialité de réitération. Union nationale autour de valeurs partagées ou sans principes ? Pour fuir ses responsabilités ou pour les prendre ? Pour transformer ou pour conserver ? Cela change tout. ****
Union nationale oU stratégie sUicidaire ? Ces questions deviendront encore plus prégnantes demain, lorsqu’on découvrira que le Front national arrive en tête, et parfois largement, dans au moins quatre régions de France. Alors, avec Manuel Valls, beaucoup, au PS et dans la presse, appelleront, au deuxième tour, soit à une fusion de la gauche hollandaise et de la droite sarkoziste, soit à une autodissolution de la gauche. Fin des oppositions binaires et des confrontations hémiplégiques ? L’auteur de ces lignes n’a cessé de militer en faveur d’un dépassement – non pas d’un rejet mais d’un dépassement – des oppositions politicoidéologiques rigides et structurantes. Ce furent toujours ces grands moments de convergence qui, dans notre pays, provoquèrent une accélération de l’Histoire : quand, aux états généraux de 1789, les éléments avancés de la noblesse et du clergé retrouvèrent ceux du tiers état pour s’ériger en Assemblée nationale ; quand, en 1830, étape essentielle sur le chemin de notre modernité, orléanistes et › 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 19
benedicte van der maar / bureau233
politique
événement › républicains frent front ensemble
face aux tenants d’une régression radicale ; quand les patriotes de tout bord, des communistes aux libéraux en passant par les démocrateschrétiens, constituèrent, en 1943, le Conseil de la Résistance ; quand, avec Pierre Mendès France puis avec le général de Gaulle, des socialistes, des centristes et des conservateurs unirent leurs eforts pour sortir la France, d’abord du marigot indochinois, ensuite du bourbier algérien. Cependant, aujourd’hui, la stratégie de large union sarko-hollandaise destinée à barrer la route au Front national, plus exactement à l’empêcher de s’emparer d’une région, m’apparaît absolument catastrophique. Pourquoi ? D’abord parce que toutes les alliances que je viens d’évoquer tendaient à un objectif constructif : réformer, régénérer, libérer le pays. En 1848, le centre droit et l’extrême gauche confuèrent, un instant, pour rétablir le sufrage universel. La grande coalition que préconise Manuel Valls est, en revanche, purement négative. Sans objectif. Sans projet. Il ne s’agit pas de converger pour faire, mais pour empêcher. On n’est d’accord sur rien, on ne porte aucun rêve commun, simplement on veut barrer la route à l’intrus : le Front national. Donc défendre son pré carré. Non seulement l’efet serait désastreux (impression de magouilles et de confusions), mais n’empêcherait pas nécessairement Marine Le Pen de l’emporter dans le Nord - Pas-deCalais - Picardie, l’aile gauche de la gauche s’abstenant plutôt que de mêler ses sufrages à ceux des sarko-
zistes et une fraction importante des électeurs de droite, très radicalisée par Sarkozy lui-même, refusant de joindre leurs bulletins à ceux de gauche. Double peine donc. Désastreux, pourquoi ? Parce que, à supposer que le front anti-FN l’emporte et gouverne la région tant bien que mal, la gauche s’étant quasiment dissoute, il n’y aurait plus qu’une seule opposition, une seule force en situation d’exprimer et d’exploiter tous les mécontentements, toutes les frustrations : le Front national. Paradoxe : si le FN conquiert une région, triste perspective, il sera confronté à toutes les difficultés économiques et sociales qu’il sera incapable de résoudre. Ce qui le démystiferait. Dans le cas contraire, il deviendrait la seule alternative. Quel plus beau cadeau pourrait-on faire à Marine Le Pen que de l’instituer en opposante unique, seule contre tous, face au système, confrontée aux représentants de « l’establishment » ? La gauche socialiste n’y survivrait pas. La stratégie préconisée par Manuel Valls est celle qui conduisit, dans les années 30, la social-démocratie allemande à s’effacer pour soutenir, contre Hitler, le maréchal Hindenburg. Et qui donna le pouvoir à Hitler ? Le maréchal Hindenburg. Oui à une convergence de toutes les énergies transformatrices, de quelque horizon qu’elles proviennent. Non à un empilement des réactions conservatrices. Oui à une large confuence, à une radicale transgression des frontières politico-idéologiques, mais pour s’en sortir, non pour s’enfermer. n j.-f.K.
le gouver Les Français sont à 74 % favorables à un sondage gouvernement elabe pour dépassant les “marianne“ clivages politiques. Et pas seulement pour combattre le terrorisme. PAr éric decouTy
s
la nuit des attentats, à paris, près du Bataclan. le chef de l’etat avec Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, et Manuel Valls, premier ministre.
’ils ne la balaient pas d’un revers de main dédaigneux, les politiqu es de tout bord trouveront matière à réfexion dans l’enquête d’opinion que Marianne publie cette semaine. Car à l’opposé de l’afigeant spectacle donné à l’Assemblée, le 17 novembre, par des députés de l’ancienne UMP, vociférant contre Manuel Valls et Christiane Taubira, c’est un gouvernement d’union nationale que plébiscitent les Français. Une union apte à combattre les terroristes, mais aussi, et c’est peut-être là le plus surprenant, pour relancer l’économie et lutter contre le chômage. Dans le détail, selon notre sondage Elabe, ils sont 74 % à considérer qu’un tel rassemblement serait justifié. Un plébiscite qui transcende les clivages politiques, la droite et le centre y étant favorables à 76 % et la gauche, à 71 %. « Il y a une véritable aspiration à un gouvernement d’union nationale, commente Yves-Marie Cann, directeur des études politiques d’Elabe. Pour une très large majorité de Français, c’est un gage d’efcacité. » Dans ce concert quasi unanimiste, les électeurs du Front de gauche sont les seuls à faire entendre une note un peu dissonante, avec seulement 63 % d’adhésion à une telle union. A l’inverse, les sympathisants du Front national sont 72 % à la souhaiter, ce qui, souligne Yves-Marie
rnement attendU des français Cann, s’explique avant tout par le désir de voir accéder Marine Le Pen aux afaires, fût-ce en partageant les responsabilités… Mais, au-delà du plébiscite pour l’union, l’enquête que publie Marianne révèle les véritables espoirs placés par les Français dans un tel gouvernement. En efet si, sans surprise, ils sont 55 % à considérer qu’il serait d’abord efcace pour lutter contre la menace terroriste, le désir de rassemblement au-delà des clivages partisans n’est pas lié simplement aux tragiques attentats du 13 novembre : 54 % des sondés estiment en efet que cette union serait efficace pour « relancer l’économie et créer des emplois », 51 % pour « assurer l’avenir de notre modèle social » et 50 % pour « refonder notre système éducatif ». Ils ne sont en revanche que 44 % à considérer qu’il serait apte à mener la guerre en Syrie et en Irak contre l’Etat islamique.
Aujourd’hui, en France, estimez-vous qu’il serait justifé ou pas justifé de metre en place un gouvernement d’union nationale réunissant des personnalités venant de diférentes sensibilités politiques et de la société civile ? Ensemble des Français (en %)
Sous-total « justifé » 74 %
49
20
25
Sous-total « pas justifé » 26 %
Tout à fait justifé Plutôt justifé Pas vraiment justifé
6
Pas du tout justifé
Parmi la liste suivante, quelles sont les 4 personnalités que vous souhaiteriez voir entrer dans un gouvernement d’union nationale ? Ensemble des Français (en %) Alain Juppé
47
Marine Le Pen
32
François Bayrou
32
Nicolas Hulot
27
Nicolas Sarkozy
27
François Fillon
24
Le juge Marc Trévidic
21
Jean-Luc Mélenchon
21
Martine Aubry
20
Jacques Attali
15
Louis Gallois
11 3
mal langsdon / reuters
Total des réponses supérieur à 100 %, les répondants ayant pu donner jusqu’à 4 réponses. Les personnalités ex æquo ont été départagées selon la décimale.
sébastien ortola / réa
28
Jean-Louis Borloo
Ne se prononcent pas
Une idée poUr l’école
Marc Trévidic.
Alain Juppé.
L’union souhaitée par les Français ne semble donc pas seulement liée aux événements actuels mais apparaît comme une aspiration politique à plus long terme. Il convient également de souligner que les électeurs de la droite et du centre sont les plus largement favorables à un gouvernement d’union pour lutter contre le chômage (63 %), assurer l’avenir du modèle social (55 %) et refonder notre système éducatif (57 %). Les électeurs de gauche, et notamment ceux du Parti socialiste, sont plus réservés. Seulement 43 % estiment, par exemple, › 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 21
politique
événement › que ce gouvernement serait à même de garantir notre modèle social, et 37 % à croire qu’il permettrait de refonder l’école publique. « C’est un constat qui apparaît dans de nombreux sondages, analyse Cann. Beaucoup de Français considèrent que les oppositions partisanes sont vaines sur de nombreux sujets et qu’il convient désormais de prendre les bonnes idées à droite et à gauche. Cela montre une fois de plus que nos institutions maintiennent sous perfusion un système de partis qui ne correspond plus à la réalité. » Quant aux contours que pourrait prendre ce gouvernement d’union, il apparaît sans trop de surprise que le Parti socialiste et l’ex-UMP semblent aux yeux des Français « les plus aptes » à mener le rassemblement. Même le Front national est à 23 % compatible avec cette union, même si ce sont à 84 % ses électeurs qui défendent cette hypothèse… On remarque toutefois que 5 % des électeurs de gauche ne seraient pas hostiles à l’intégration du parti d’extrême droite dans ce rassemblement.
SARkozy hoRS jeu Restent les personnalités susceptibles d’incarner l’union nationale dans un gouvernement. Le résultat est sans appel, Alain Juppé arrive en tête loin devant tous les autres, recueillant les faveurs de 47 % des sondés. Si ce sont d’abord les électeurs de droite et du centre qui le plébiscitent (65 %), ceux de gauche le soutiennent à 49 % et il va même jusqu’à recevoir les soutiens de 22 % des sympathisants du Front national. Son rival pour la primaire à droite, Nicolas Sarkozy, apparaît très loin derrière : seulement 27 % des Français souhaitent le voir entrer dans un gouvernement d’union nationale, à égalité avec Jean-Louis Borloo, derrière Nicolas Hulot, mais devant François Fillon… Enfn, au milieu des politiques, une personnalité nouvelle de la société civile apparaît en bonne place. Les Français sont en effet 22 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
Selon vous, un gouvernement d’union nationale serait-il plus efcace ou moins efcace qu’un gouvernement classique pour... ? ensemble des Français (en %) Lutter contre la menace terroriste sur le territoire français.
55
Relancer l’économie et créer des emplois.
54
Assurer l’avenir de notre modèle social.
51
Refonder notre système éducatif.
50
mener la guerre en Syrie et en Irak contre l’état islamique.
9
1
11
1
35
13
1
37
12
1
11
1
35 34
44
44
plus effcace
Ni plus, ni moins effcace
Moins effcace
Ne se prononcent pas
Parmi la liste suivante, quelles sont les forces politiques qui vous semblent les plus aptes à défendre le principe d’union nationale ? ensemble des Français (en %) Le Parti socialiste
33
Les Républicains
32
Le Front national
23
Le MoDem
21
L’UDI
20
Europe Ecologie-Les Verts
14
Le Front de gauche
10
Debout la France
7
Aucune de celles-ci Ne se prononcent pas
21 % à souhaiter voir le juge Marc Trévidic fgurer dans leur rassemblement « idéal ». La conséquence, évidemment, des attentats de Paris et des multiples entretiens très instructifs donnés ces derniers jours par le magistrat. S’il n’est pour l’heure pas question qu’il entre au gouvernement, peut-être que notre sondage convaincra la garde des Sceaux de réintégrer au pôle antiterroriste Marc Trévidic, réglant aujourd’hui les afaires familiales au tribunal de Lille… n é.D.
23 1
Total des réponses supérieur à 100 %, les répondants ayant pu donner jusqu’à 3 réponses.
FIche technIque echantillon de 1 005 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. la représentativité de l’échantillon a été assurée selon la méthode des quotas appliquée aux variables suivantes : sexe, âge et profession du répondant après stratifcation par région et catégorie d’agglomération. interrogation par internet du 20 au 23 novembre 2015.
François HollanDe au renDez-vous De 21 H 20 ? Le chef de l’Etat bénéfcie d’une nouvelle popularité qu’il entend bien exploiter dans l’optique de la prochaine échéance présidentielle. Par Soazig Quéméner
D
e la génération Mitterrand à la génération Bataclan. La rime est presque parfaite. Elle tinte agréablement aux oreilles des hollandais. A dix-sept mois de l’élection présidentielle de 2017, le recueillement, la douleur, la compassion, n’excluent pas le réalisme politique. Le président qui avait fait de la jeunesse la priorité de son quinquennat se trouve désormais confronté au deuil d’une classe d’âge. Les nécrologies des 130 victimes des attentats de Paris montrent que les terroristes ont fauché en majorité des trentenaires créatifs, souvent provinciaux, enfants lucides de la mondialisation. Le carnage du 13 novembre 2015 place l’actuel chef de l’Etat en responsabilité face à une génération brisée, mais il installe aussi celui qui est déjà le candidat Hollande devant une nouvelle opportunité. En exégète de l’épopée mitterrandienne, il se souvient du génial Jacques Pilhan, élaborant dans les éprouvettes de son agence, Temps public, la symbolique main jaune de SOS Racisme, ainsi que le slogan « Génération Mitterrand ». Deux piliers de la campagne qui avaient permis la réélection de l’ancien président socialiste en 1988.
“sos terrorisme” La semaine dernière, François Hollande s’est donc déployé en trois temps sur le plan intérieur. D’abord, ce discours au Congrès, large virage diplomatique et sécuritaire, hold-
up d’une droite redevenue la plus bête du monde, prise à son propre piège. De l’autre côté du Channel, le Guardian, pris d’un subit accès de francophilie, a même qualifé François Hollande de « John Wayne des Champs-Elysées » ! Le même jour, le chef de l’Etat observait une minute de silence, mais pas n’importe où, campé dans la cour de la Sorbonne, avec des étudiants flmés faisant la queue pour le rejoindre. Vous voulez du symbole ? Mais restait à formaliser cette intuition. Ces der-
niers jours l’ont prouvé, l’esprit du 11 janvier ne soufe décidément pas sur la classe politique, et même si François Hollande a pris la décision d’accueillir personnellement chacun des 143 chefs d’Etat ou de gouvernement présents lundi 30 novembre au Bourget pour l’ouverture de la COP21, il a déjà utilisé en janvier dernier la carte du rassemblement international. Puis, comme tombée de nulle part, paraissait le vendredi 20 novembre sur le site du Huffngton Post une tribune baptisée « #21h20 », l’heure à laquelle les terroristes ont commencé à attaquer la capitale ce funeste soir d’automne. « Une semaine après, allumons les lumières et bougies en occupant nos cafés, nos rues, nos places, nos villes, faisons entendre les musiques qu’ils haïssent », écrivent alors ceux qui se présentent comme « des artistes, des citoyens anonymes, des individus libres ». La mobilisation fonctionne. La télévision difuse ces images émouvantes de Français se tenant par la main et chacun reprend innocemment sur les réseaux sociaux le hashtag « 21 h 20 ». Mais, à y regarder de plus près, l’événement a été organisé de main de maître par, tiens, tiens, le socialiste Julien Dray, l’un des fondateurs de SOS Racisme, et la tribune, signée par des grands artistes mais aussi par le mécène Pierre Bergé et le patron de Libération, Laurent Jofrin. L’initiative regroupe aussi quelques fugaces sarkozistes aujourd’hui repentis : Fadela Amara, Georges-Marc Benamou ; ainsi que le chiraquien Hugues Renson… Comme un avant-goût, plus de vingt-cinq ans après SOS Racisme, d’un « SOS Terrorisme ». n 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 23
politique
événement
DeS iDéeS pour Se réunir DanS L Ecole, intégration, autorité… Les personnalités que nous avons sollicitées donnent corps à l’idée d’union nationale et dépassent l’unique problématique sécuritaire, si prégnante et si piégeante depuis les attentats du 13 novembre.
24 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
épuisé ses effets. C’est ainsi que la politique économique ne peut se réduire désormais au simple « ni-ni » – ni pacte de stabilité, ni politique de relance » – décrété à Versailles par le président de la République, mais devrait, à notre sens, être réorientée vers la mobilisation des forces économiques et sociales pour l’intérêt général. La « guerre » est le moment des grands choix économiques et, faut-il le rappeler, c’est pour faire la guerre que fut instauré l’impôt sur le revenu en 1914. De même, la crise de l’intégration devrait conduire à dénouer enfin les nœuds gordiens qui enserrent le système éducatif. S’il faut que l’école remplisse son rôle éminent d’intégration, plutôt que de revoir des programmes même pas appliqués, peut-on sérieusement augmenter, oui, augmenter !, le nombre de jours d’enseignement dans ce pays qui infige à ses enfants des rythmes diaboliques ? Quant à l’Europe, apparue impotente dans les deux épreuves que sont la vague de réfugiés et la crise sécuritaire, il serait bien temps que la France soit le moteur de sa redéfnition, plutôt que de laisser ce rôle à l’Allemagne d’Angela Merkel ou au Royaume-Uni de David Cameron. De même est-il urgent de redéfnir une politique extérieure cohérente hors des afliations à l’Otan et des compromissions avec les régimes théocratiques proche-orientaux. Marianne entame donc dans ces pages le débat avec des acteurs engagés sur ces nouvelles urgences que le pays tout entier doit afronter… n H.N. et S.Q., avec t.P.
Sur Le terrain Si, dans les appareils, l’union tarde, elle a été évidente lors des hommages aux victimes du 13 novembre rendus en province, comme ici, à toulouse. le 17 novembre, place du Capitole, le maire (lR), Jeanluc Moudenc (2e, g.), était avec le président (pS) de la région, Martin Malvy (au centre).
Benjamin Stora
“Pas d’irénisme” hannah assouline
L
’union ? Et puis quoi encore ? Anesthésiés par la montée du Front national, les hommes et les femmes politiques ne veulent surtout pas en entendre parler. A les écouter, l’union n’est plus ce bien précieux à chérir, cette destinée commune censée nous élever collectivement, mais au contraire la promesse d’être aussitôt renvoyés à une « UMPS » ou encore une « RPS », selon le détestable jeu de mots de Florian Philippot. « Vous voulez quoi, qu’il n’y ait qu’un seul bloc contre le Front national, c’est ça ? » lance l’un des plus éminents membres des Républicains. Quand un député du même bord, pourtant connu pour sa hauteur de vue, soupire : « Je ne vois pas où est la nécessité aujourd’hui de suspendre la démocratie pour faire travailler des gens ensemble. » De son côté, François Hollande n’a même pas fait semblant d’y croire, pillant les idées de la droite sans pour autant lui tendre la main, n’ayant même pas l’élémentaire courtoisie de prévenir le président du Sénat, Gérard Larcher, de la révision constitutionnelle qu’il allait annoncer au Congrès. En cette fn d’annus horribilis, l’union nationale ne peut pas se réduire au plus petit dénominateur commun entre les programmes des diférentes formations politiques « à vocation gouvernementale ». Elle ne se comprend que comme efort pour répondre au surgissement de nouvelles exigences, qui ne manqueront pas de s’imposer dès lors que l’état d’urgence aura
n
e cédons pas à l’irénisme ! Il serait, dans l’absolu, très malaisé de faire s’accorder la droite et la gauche sur le sujet de l’immigration. Cet enjeulà dessine à l’évidence une ligne de partage très clivante dans la société française. Je vois mal également gauche et droite se mettre d’accord Historien, président sur le droit de vote des étrangers, de la Cité de qui est une vieille revendication de l’immigration. la gauche classique, ou encore sur la Dernier ouvrage question de la délivrance des visas. paru : les Clés En revanche, gauche et droite pourretrouvées (Stock). raient s’accorder sur des modalités d’intégration par l’école. Elles peuvent notamment s’accorder sur la façon de permettre à l’institution scolaire de mieux faire connaître l’histoire de l’immigration et d’inculquer de manière plus efficace les valeurs républicaines. Remplir cette double mission est devenu fondamental. n ProPoS recueilliS Par alexiS lacroix
La répubLique
“Priorité à l’instruction”
vincent nguyen / riva press
L
a finalité de l’école n’est pas de former des individus adaptés à un état de la société, ni de répondre à des demandes sociopolitiques qui la renvoient à son extérieur, mais de donner à chacun les moyens de son autonomie et de la culture de ses talents. On abandonnera les critères comportementaux ou adaptatifs (« compétences » et « projets »). Dans l’hypothèse d’un gouvernement d’union nationale, priorité sera donnée à l’instruction par des programmes nationaux disciplinaires. On s’interrogera à cet efet sur ce qui est libérateur à long terme et sur la progressivité de l’acquisition. Les enseignants seront
“Clarifcation indispensable”
hannah assouline
Président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, islamologue et philosophe.
ProPos recueillis Par a.l.
hannah assouline
“L’autorité, pas l’autoritarisme”
a
ProPos recueillis Par a.l.
Dominique Schnapper
GhaLeb bencheikh
titre personnel, je préfère parler de l’unité nationale plutôt que d’un gouvernement d’union nationale. L’efort pour renforcer la sécurité doit se poursuivre. Mais, sur le long terme, ce qui est important, c’est d’investir dans l’éducation. Là est la clé. On ne reconnaît le génie d’un peuple que lorsqu’il y a un éveil massif des consciences. C’est ce moment que nous traversons, et il est très important, en matière éducative, de revenir à l’autorité de la République et des maîtres – sans céder, bien sûr, à l’autoritarisme. L’union nationale devrait servir à cela. La restauration de l’autorité suppose aussi que les hiérarques musulmans ne tolèrent plus des prêches qui, comme ceux de l’imam de Brest, démonisent la musique. Dans une nation sensible à la beauté de la musique, de telles pseudo-positions sont insupportables. n
libres de leurs Philosophe, auteur méthodes, dans de Condorcet, le respect des l’instruction publique droits d’autrui. et la naissance On les recrutera du citoyen (Minerve). su r c o n c o u r s nationaux appréciant le degré de maîtrise des savoirs qu’ils enseignent. Leur formation pratique sera principalement assurée dans des classes auprès de professeurs chevronnés. On rétablira dans chaque établissement le calme et la sécurité nécessaires à l’étude. On proposera en plus des cours un soutien des études encadré par un personnel qualifé, en insistant sur les zones où feurissent actuellement des « ghettos scolaires ». n
i
ndépendamment des mesures concrètes qu’il pourrait prendre, un gouvernement d’union nationale aurait l’immense avantage d’apporter une clarification, devenue indispensable. La véritable ligne de fracture, désormais, ne passe plus entre la droite et la gauche, mais entre la Sociologue, membre gauche de la gauche et la droite honoraire du Conseil de la droite face à la gauche et à la constitutionnel, droite. Le véritable débat, le vrai auteur de l’Esprit clivage, s’établit désormais entre démocratique des lois Alain Juppé et Marine Le Pen, et (Gallimard). entre François Hollande et Jean-Luc Mélenchon. Entre un pôle réformiste et un pôle « antisystème ». n ProPos recueillis Par a.l.
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 25
hannah assouline
catherine kintzLer
politique
événement
“Une coalition pour la réforme”
hannah assouline
Hubert véDrine
Ancien ministre des Affaires étrangères.
D
ans mon essai paru l’an d e r n i e r, l a F r a n c e a u déf *, je ne proposais pas exactement une union nationale, mais une coalition pour la réforme. L’union nationale suppose que, face à des événements gravissimes, la droite et la gauche trouvent un accord global ; je ne pense pas que cela puisse être le cas. Les Allemands le font quand un vote les y oblige, en négociant pendant trois mois dans le moindre détail. Ni notre Constitution ni notre calendrier électoral ne rendent possible une telle négociation. Comme l’impuissance n’est pas non plus une option, j’ai proposé
qu’à froid les grands partis de gouvernement se mettent d’accord sur quelques réformes clés, comme l’« écologisation » dans la longue durée ou une gestion plus adéquate des flux migratoires, dossiers sur lesquels les oppositions entre les uns et les autres me paraissent surjouées. La priorité, c’est de trouver en commun les moyens de reprendre, en quelques années, le contrôle des fnances publiques, ce qu’ont fait la plupart des pays développés. Nous avons actuellement le niveau le plus élevé de dépense publique par rapport au PIB, ainsi qu’un niveau très élevé de pression fscale. La préservation
de l’Etat-providence est évidemment fondamentale, mais il n’est plus possible de laisser filer la dette publique. Je ne pense pas à une mesure particulière, mais davantage à une démarche d’ordre général ; il faudrait que la France revienne progressivement, par exemple sur cinq ans, au niveau moyen de la dépense publique en vigueur dans la zone euro (comme nous nous y sommes d’ailleurs engagés par les traités que nous avons signés). Seul ce cheminement nous permettra de conserver ce qu’on a gagné de souveraineté. n ProPos recueillis Par alexis lacroix
* Fayard
“Doubler le nombre d’apprentis” dr
StépHane ricHarD
pDG d’orange.
Marianne : Quelle serait, selon vous, la ou les premières mesures qu’un gouvernement d’union nationale devrait prendre ? Stéphane Richard : Cela va peut-être vous paraître symbolique – mais qui dit symbolique ne dit pas forcément anecdotique : il faudrait obliger tous les ministres en exercice et tous les footballeurs à connaître et à chanter la Marseillaise. J’en ai marre de voir certains joueurs regarder leurs chaussures pendant l’hymne national, sans parler de ceux qui crachent dessus, comme Karim Benzema… Dans les moments que nous traversons, où nous devons faire face en peuple uni à l’adversité et à l’efroi, cela dépasse franchement les limites du supportable.
Dans le domaine économique, quelle serait selon vous la mesure la plus urgente ? S.R. : Doubler le nombre d’apprentis. C’est une mesure simple, transcourants et indispensable si l’on veut donner aux dizaines de milliers de jeunes qui 26 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
ne parviennent pas à se faire une place sur le marché du travail une chance d’accéder à l’emploi. Le développement de l’apprentissage n’a aucune coloration politique : c’est un projet qui pourrait et qui devrait être porté urgemment par la gauche comme par la droite. Qu’avez-vous pensé de l’appel lancé par l’entrepreneur Marc Simoncini, enjoignant les patrons exilés à revenir payer leurs impôts en France pour participer à l’efort collectif ? S.R. : J’ai trouvé que c’était une très bonne initiative.
Autant je suis allergique à un certain discours opportuniste et légèrement démago consistant à expliquer que la France est en fait un « paradis fscal » (où l’impôt est ultraléger et l’entreprenariat, bichonné), autant il me semble que, compte tenu de l’horreur actuelle, cet appel à la mobilisation des intelligences, des énergies et des bonnes volontés était une réaction de salubrité publique. Je signe, s’il veut ! n ProPos recueillis Par anne rosencher
Marie-Françoise Bechtel
baltel / sipa
“Un service national, universel et obligatoire”
Députée de l’Aisne, ancienne directrice de l’ENA.
ette chevènementiste a lancé au Parlement une pétition demandant le rétablissement du service national. Simultanément, le site du mouvement de Jean-Pierre Chevènement, republiquemoderne.fr, accueille une pétition citoyenne identique.
c
la situation actuelle de la défcience épouvantable de notre tissu social. Obligatoire, parce qu’ainsi chacun saura qu’il doit quelque chose à la communauté. Cela doit être inscrit dans las conscience de chacun. Et cela ne concerne pas que les gens des « quartiers », je tiens à le préciser.
Marianne : Quelle forme devrait avoir, selon vous, ce service national ?
Vous tenez à ce que l’Education nationale participe à ce service, de quelle manière ?
Marie-Françoise Bechtel : Ce serait un service court,
M.-F.B. : Oui, il est important qu’elle prenne sa part.
entre trois et six mois. Et qui pourrait être prolongé pour ceux qui le désirent. Il serait universel et obligatoire, avec une partie militaire, mais portant également sur l’ensemble des problématiques de la défense : pompiers, sécurité civile. Comme on l’a vu, le travail de ces formations a été capital dès les premières heures de l’attentat que notre pays vient de subir. Mais la forme et les modalités peuvent évidemment se discuter. Je demande en tout cas à ce qu’il y ait un débat.
Aujourd’hui, il n’y a que la Journée défense et citoyenneté (JDC), ancienne Journée d’appel de préparation à la défense (JAPD), c’est beaucoup trop peu. L’idée serait d’élargir le contenu de cette journée sur trois mois, et de permettre aux enseignants de participer encore plus activement à cet apprentissage concret de la citoyenneté.
Pourquoi « universel et obligatoire » ? M.-F.B. : Universel, car il concerne aussi bien les flles
que les garçons, afn de répondre aussi à ce que révèle
Comment est perçue votre proposition ? M.-F.B. : J’ai des remontées très positives sur le terrain,
dans l’Aisne où je suis élue. C’est une idée qui passe bien et qui rencontre un écho favorable. De plus, cela me paraît une contre-proposition très saine face à la montée du FN. n ProPos recueillis Par VlaDimir De Gmeline
“Il faut écouter les parlementaires”
christophe morin / maxppp
PhiliPPe louis
Président de la CFTC.
l
es Français expriment un fort désir d’unité, parce qu’ils souhaitent que les décisions dramatiques qui déterminent leur avenir soient partagées et suivies par tous dans la durée. L’unité était d’ailleurs là lorsque le chef de l’Etat, François Hollande, s’est adressé aux députés et sénateurs réunis à Versailles, initiative que le pays a plébiscitée. Faut-il aller plus loin et promouvoir un gouvernement d’union nationale ? Nos institutions fonctionnent en s’appuyant sur des majorités parlementaires successives. Selon moi,
c’est donc prioritairement à ce niveau qu’il faut promouvoir une unité plus large. Comment ? Président et ministres en place doivent prendre le temps d’écouter les avis des parlementaires de tous bords qui doivent de leur côté s’exprimer constructivement. Puis tenir compte de leurs propositions dans leurs décisions. Il n’est plus temps de faire ronfler les polémiques politiciennes ! A mon sens, cette unité accrue au niveau du Sénat comme de l’Assemblée nationale serait plus fructueuse qu’un remaniement
gouvernemental visant à inclure des personnalités de divers partis. En effet, idéalement, un exécutif c’est une équipe qui doit bien s’entendre, maîtriser efcacement ses dossiers. En la matière, les partis politiques pourraient même s’inspirer du fonctionnement plus souple des syndicats. Car les partenaires sociaux ont beau être multiples, lorsque nous négocions sur des sujets aussi décisifs pour les salariés que leurs conditions de travail ou leur formation, nous savons trouver des majorités solides et durables. n ProPos recueillis Par laurence Dequay
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 27
politique
événement
De LA COnCORDe À LA RéPUBLIQUe
“Cette UnIté, Le mIRACLe De LA FRAnCe”
Cette phrase de De Gaulle trouve un écho particulier, aujourd’hui. Dans la joie, la douleur ou le sang, l’esprit de concorde relève d’un mouvement populaire. Aujourd’hui comme hier. Retour sur ces moments forts de notre mémoire collective qui soudent toutes les composantes de la République. Par Pierre Baron
LeS BIvOUACS FeStIFS De LA FéDéRAtIOn La Révolution française commence sous les meilleurs auspices du « vivre-ensemble », comme on dirait aujourd’hui, avec la communion solennelle de tout un peuple. Autour d’une nouvelle trinité, célébrée par l’ensemble du pays : une foi, un roi, une loi. Un an après la prise de la Bastille, le 14 juillet 1790, la Fête de la fédération se tient au Champ-de-Mars. La pluie battante ne parvient pas à doucher l’enthousiasme d’une foule considérable. Toute la province, toutes les provinces sont représentées, via les députés, mais aussi et surtout par les membres de la garde nationale, sorte de milice populaire, venus des quatre coins du royaume prêter serment à la nation et à son souverain. Un serment civique de masse. Sous le regard avide et fervent du peuple de Paris : 160 000 personnes assises sur les tertres du Champde-Mars, 150 000 debout. De peur de manquer le spectacle, beaucoup sont arrivés la veille et ont bivouaqué toute la nuit sous les trombes d’eau. Pour se réchauffer autant que pour patienter, on danse dès le petit matin. Les farandoles se 28 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
succèdent, malgré la boue. Devant ce public considérable, 100 000 fédérés vont défler avec tambours et drapeaux, dont 45 000 gardes nationaux venus des 83 départements nouvellement créés. En ce jour, de la manière la plus solennelle qui soit, la nation devient sacrée. Pour que la solennité s’incarne, on a fait construire un autel de la patrie au centre du Champ-deMars. Depuis déjà deux semaines, les travaux de terrassement mobilisent 1 200 ouvriers – des hommes aussi mal nourris que mal payés. Et, pour être prêt à temps, on a mis à contribution les bonnes volontés parisiennes. Cela a réussi au-delà de toute espérance : les menuisiers du faubourg Saint-Antoine, près de la Bastille, manient la pioche aux côtés des petits marquis, les curés mêlent leur huile de coude à celle des commerçants. Même le roi est venu de Saint-Cloud apporter sa modeste participation à ce grand chantier patriotique. Face à l’Ecole militaire, un pavillon a été spécialement aménagé pour que chacun puisse voir la famille royale. Marie-Antoinette arbore un chapeau à plumes tricolores, le Dauphin est vêtu d’une tenue de garde national. On soigne les symboles, sous la houlette du
grand organisateur de l’événement, le marquis de La Fayette, le chef de la garde nationale. Ce héros du Nouveau Monde, auréolé de la gloire d’avoir soutenu les insurgés américains contre les colons anglais, passe, à 33 ans, de la bannière étoilée à la cocarde bleublanc-rouge. Depuis qu’il est rentré en France, en 1782, il s’enfamme pour les idées réformatrices sans pour autant renoncer à sa loyauté envers la monarchie. Surplombant ce serviteur du roi, plus de 200 prêtres célèbrent la messe à l’autel de la patrie. En ce milieu d’après-midi, comme un signe céleste, le soleil a percé. De quoi faire resplendir encore davantage leurs aubes blanches et leurs ceintures tricolores. En chasuble épiscopale, Talleyrand, évêque
“nOUS jUROnS De ReSteR FIDèLeS À LA nAtIOn […] et De ReSteR UnIS À tOUS LeS FRAnçAIS PAR LeS LIenS […] De LA FRAteRnIté.” LA FAyette, 1790
Muette. Le monarque en est resté à l’Ancien Régime. Et préfère passer ses journées estivales à SaintCloud, entre parties de chasse et représentations théâtrales. La France ne le sait pas encore, mais elle vient de vivre une journée essentielle de son histoire. En afrmant à la face du monde la primauté de la nation sur le roi comme incarnation de la souveraineté. En afrmant que servir la liberté est un acte fondateur du citoyen. En afrmant que la fraternité est au cœur du sentiment national. Ce moment de grâce va être, par défnition, éphémère. Près d’un an plus tard, la fuite et l’arrestation du roi et de sa famille à Varennes marqueront un tournant dans la Révolution, en brisant net tout espoir de monarchie constitutionnelle et en rendant inévitable la marche vers la République.
de agostini / leemage
LES FOULES ENDEUILLÉES DE VICTOR HUGO
d’Autun, ofcie au cœur de cette armée d’ecclésiastiques. Il est l’un des rares, pour ne pas dire le seul, à ne pas prendre l’afaire au sérieux. On ne se refait pas. Arrivé sur un cheval blanc, La Fayette, en grand uniforme, monte sur l’estrade et prête serment au nom des gardes nationales fédérées : « Nous jurons de rester à jamais fdèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi et de protéger conformément aux lois la sûreté des personnes et des propriétés, la circulation des grains et des subsistances dans l’intérieur du royaume, la prescription des contributions publiques sous quelque forme qu’elle existe, et de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles
La pRImaUTÉ DE La NaTION a été célébrée, le 14 juillet 1790, sur le Champ-deMars, à la faveur de la Fête de la fédération, peinte ci-dessus par Charles Thévenin. Ce serment civique de masse a réuni plus de 300 000 spectateurs venus assister au déflé de 100 000 fédérés. La Fayette, montant sur l’estrade, prête serment au nom des gardes nationaux. Tout comme Louis XVI et Marie-Antoinette.
de la fraternité. » Charles-François de Bonnay, président de l’Assemblée constituante lui succède, au nom des députés et des électeurs. Puis c’est au tour de Louis XVI de prononcer son serment : « Moi, roi des Français, je jure d’employer le pouvoir qui m’est délégué par la loi constitutionnelle de l’Etat à maintenir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par moi et à faire exécuter les lois. » Marie-Antoinette montre le Dauphin au peuple et déclare : « Voilà mon fls, il s’unit, ainsi que moi, aux mêmes sentiments. » C’est ce qu’on appelle le service minimum. La foule se met à entonner un Te Deum et l’on fnit par se séparer sous les embrassades et les vivats. La famille royale ne participera pas à l’immense banquet (22 000 couverts !) donné dans les jardins de La
La plus grande place de Paris en témoigne : la Concorde doit son nom actuel au Directoire, qui voulait ainsi marquer la réconciliation des Français après les afres de la Terreur, deux ans après la décapitation de Louis XVI sur cette même place. En réalité à des années-lumière de cette Fête de la fédération. La nation peut aussi se rassembler autour de l’un des siens. Si elle l’a montré lors de l’enterrement de Léon Gambetta, le 6 janvier 1883 – après la chute du second Empire et le désastre de Sedan, la IIIe République rend ainsi hommage à celui qui a joué un rôle majeur dans la survie du régime –, c’est à un écrivain, le plus grand poète français (hélas, aurait dit André Gide), que le pays va ordonner les funérailles nationales les plus grandioses de ce XIX e siècle. Le testament de Victor Hugo tient en trois lignes inoubliables : « Je donne 50 000 F* aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse › 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 29
› l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. » Ses dernières volontés vont être respectées. La veille de son entrée au Panthéon, le 1er juin 1885, le cercueil est présenté aux Parisiens, à l’Arc de triomphe. Lequel a rarement porté aussi bien son nom : pendant toute la journée du 31 mai et toute la nuit du dimanche au lundi, une marée humaine converge vers le catafalque. Toutes les avenues qui mènent à l’Etoile sont noires de monde. Et quasiment toutes les boutiques de la capitale afchent « Fermé pour deuil national ». Au moins 1 million de personnes sont venues saluer le père de Gavroche, de Cosette ou des Ténardier. La France mais aussi ses voisins (l’Italie se déclare également en deuil) célèbrent l’écrivain engagé, la grande fgure de l’intellectuel en politique. « La légende des siècles » l’accompagne dans sa dernière demeure : aux grands hommes, la patrie reconnaissante.
“DAnS LA GUeRRe qUI S’enGAGe, LA FRAnCe SeRA DéFenDUe pAR tOUS SeS FILS, DOnt RIen ne bRISeRA L’UnIOn SACRée.” RAymOnD pOInCARé, Le 4 AOût 1914
LA mORt De vICtOR HUGO aura rassemblé la République, qui lui offrit des funérailles nationales. Avant d’entrer au panthéon, à paris, le 1er juin 1885, le père de Gavroche, de Cosette et des thénardier aura été salué par 1 million de personnes.
“L’UnIOn SACRée” et LA GRAnDe GUeRRe Moins de trente ans plus tard, la République va de nouveau se retrouver sur la même ligne. Une ligne de front, cette fois. L e 4 août 1914, Raymond Poincaré, dans un message aux assemblées, appelle les Français à l’« union sacrée ». Le chef de l’Etat écrit : « Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples, non plus que les individus, ne sauraient impunément méconnaître l’ éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement défendue par tous ses fls, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique. » Nous sommes au lendemain de la déclaration de guerre allemande contre Paris. Le terme va entrer dans l’histoire. Cette foi patrio30 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
collection sirot-angel / leemage
politique
événement
tique va tenir jusqu’aux grèves et aux mutineries de 1917 ; elle va souder toutes les couches sociales de la population. La dame patronnesse devient infrmière sur le front ou marraine de poilus, le châtelain abrite les hôpitaux de l’arrière, l’ouvrier partage la vermine des tranchées avec le fls de famille. Le mythe des « planqués de l’arrière » fait long feu. Sur le plan religieux, la guerre va reléguer au second plan les tensions avec les catholiques, nées en 1905 lors de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, que Clemenceau, pourtant viscéralement anticlérical, avait commencé dès 1906 à désamorcer lors des drames survenus dans l’ouest et le centre de la France lors des inventaires des biens de l’Eglise. Rarement dans son histoire, la République n’a à ce point soudé le pays autour d’elle
que pendant la Grande Guerre. Audelà des tendances politiques ou des convictions religieuses, un pays entier, à commencer par ses soldats, va consentir les plus terribles eforts, pratiquement jusqu’à la victoire. Un siècle après, les historiens n’ont toujours pas la clé, les raisons de cette résistance forcenée, de ce sacrifce général. C’est en tout cas, et de loin, dans la douleur et dans le sang, l’union nationale la plus longue et la plus forte recensée à ce jour dans notre mémoire collective.
LA COALItIOn FAÇOn GAStOn DOUmeRGUe L’entre-deux-guerres a connu aussi un cabinet d’union nationale. Une union en trompe l’œil. Le 6 février 1934, des groupes de droite, mais aussi des associations d’anciens combattants et des ligues d’extrême droite comme l’Action française ou les Camelots du roi organisent une manifestation devant la Chambre des députés pour protester contre le limogeage du préfet de police à la suite du scandale de l’afaire Stavisky. Sur la place de la Concorde, en l’occurrence si mal nommée, le rassemblement tourne à l’émeute antiparlementaire. Le bilan est de 15 morts et plus de 2 000 blessés. Le lendemain, puis le 9 et le 12 février, de nouveaux heurts très violents vont augmenter le nombre des morts. Exit le cabinet de Daladier. A la demande de Gaston Doumergue, un cabinet d’union nationale voit le jour. La droite et la gauche y sont représentées. Au ministère de la Guerre, un novice au gouvernement : un certain Philippe Pétain. Il y côtoie, un dénommé Pierre Laval comme ministre des Colonies. Ce gouvernement va durer neuf mois. Le temps d’une gestation. Puis, quelques années plus tard, d’une atroce fausse couche : celle de la France qui se donne au prétendu sauveur, au « Maréchal, nous voilà ». Voici venu le temps de la repentance inventée par le régime de Vichy pour faire expier à la France, entre autres, le
keystone-gamma
LA cAPITULATION DE L’ALLEmAgNE, signe le 8 mai 1945 la fn de le Seconde Guerre mondiale – ci-contre, des Parisiens portant les drapeaux des vainqueurs descendent les Champs-Elysées. Le 23 novembre 1945, le général de Gaulle, en présentant son gouvernement d’unité nationale, dira : “C’est une victoire de la solidarité française.” Front populaire et le « cosmopolitisme ». On connaît la suite.
PARIS LIBÉRÉ : “UNE HOULE VIVANTE DANS LE SOLEIL” Pour retrouver la Concorde, il faudra attendre la Libération et la descente des Champs-Elysées par le général de Gaulle. En ce samedi 26 août 1944, de Gaulle arrive à 15 heures à l’Arc de triomphe où l’attendent les membres du Conseil national de la Résistance et son président, George Bidault. Côté militaire, les généraux (entre autres Juin, Koenig et Leclerc). Le voilà qui entraîne le cortège. Acclamé par plus de 2 millions de personnes. Parmi elles, évidemment, celles et ceux qui avaient acclamé précédemment le maréchal Pétain. C’est vrai. Mais qui n’avaient pas pu alors saluer le drapeau français ni entonner la Marseillaise. L’homme de l’appel du 18 Juin évoque une image qui restera dans les mémoires : « C’est la mer ! Si loin que porte ma vue, ce n’est qu’une houle vivante dans le soleil, sous le tricolore. » La France est de nouveau en marche. Elle vient à peine de commencer à se relever. E t p o u r y p a r v e n i r, p o u r renaître des décombres d’une
guerre qui l’aura amputée de la moitié de sa richesse, et ce moins de trente ans après la saignée humaine et le désastre économique de la Grande Guerre, elle a besoin de toutes ses forces. En présentant son gouvernement d’unité nationale, le 23 novembre 1945, de Gaulle ne dit pas autre chose : « Le gouvernement d’unité nationale, que j’ai l’ honneur de présenter à l’Assemblée nationale constituante, marque, quant à sa composition et quant à ses intentions, une victoire de la solidarité française. Cette victoire a été remportée malgré les mille obstacles que dressent devant la nation, et jusqu’au-dedans d’ellemême, les conséquences morales et matérielles des événements sans précédent qu’elle a traversés, les conditions intérieures très difciles où elle se trouve, enfn la situation internationale d’où n’ont encore émergé ni le règlement, ni l’organisation de la paix. Le gouvernement est donc le résultat et l’on pourrait dire le symbole de cette conciliation entre les tendances majeures de l’opinion, conciliation qui, maintes fois, assura, après de grandes épreuves, l’unité de la France et sans laquelle aujourd’hui risquerait de sombrer sa puissance à peine renaissante. […] Cette
unité, renouée en combattant, fut, une fois de plus, le miracle de la France. Aujourd’ hui, nous nous assemblons encore pour travailler solidairement à refaire la substance du pays. Car, autant que jamais, il lui faut, pour renaître, le concours de tous ses enfants. » De tous ? Pas vraiment, puisque après quelques mois passés à la tête du pays, de Gaulle démissionne, le 20 janvier 1946, en désaccord avec l’orientation parlementaire de la future constitution. Et pourtant, malgré cela, l’unité restera longtemps au cœur du discours gaullien. Le 5 octobre 1947, il prononce ces mots : « Depuis l’aurore de notre histoire, nos malheurs furent toujours en proportion de nos divisions. Mais jamais la fortune n’a trahi une France rassemblée. » ll faut toujours savoir savourer les moments d’unité. Sans eux, il n’y a pas de grandeur. En histoire, comme ailleurs. C’est ce que viennent de nous montrer, jour après jour, les hommages rendus par les anonymes aux victimes du 13 novembre. Faute d’union politique, pourtant plébiscitée par l’opinion, la dignité est dans la rue. Et la place de la République prend aujourd’hui le pas sur la place de la Concorde. n P.B. * Traduisons : plus de 200 000 €, aujourd’hui. 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 31
mieux vaut en rire ! la boulette de la semaine
DeS FrançaiS innocentS
PaS D’amaLGame
Soulagement de Libération : « Pour les musulmans, la gêne post-Charlie n’est plus de mise ». Sous ce titre, le quotidien recueille des impressions d’habitants de Noisy-le-Sec qui opposent les victimes du 7 janvier, – « des journalistes tués après avoir insulté notre Prophète » –, à celles du 13 novembre – « des gens dans la rue au hasard ». Il n’est pas certain que Daech accepte de revenir à un terrorisme raisonnable, en épargnant les Français innocents chers à feu Raymond Barre. n
H
ani Ramadan, professeur de théologie musulmane à Genève, frère de Tariq Ramadan, a trouvé les coupables des attentats de Paris… Les services israéliens ! Preuve ? Aucune, évidemment. Les attentats ont été revendiqués par l’Etat islamique et les itinéraires des djihadistes identifés sont dépourvus de la moindre ambiguïté. Mais le principe théologique des frères Ramadan est simple : lancer des rumeurs et brouiller les pistes. Les tâches sont ainsi réparties : un commando pour tuer, un autre pour enfumer. n
Nouvel adage
L
ongtemps, la ligne défendue par la Fr a n c e e n Sy r i e était celle du ministre des Af faires étrangères, Laurent Fabius, qui pouvait se résumer à : ni Assad, ni Daech. Depuis le virage à 180° de la diplomatie française, elle est devenue : ni Daech, ni Fabius. n
Flux linguistique La Conférence des parties sur le climat de l’ONU (COP21) se déroulera à la fois en anglais et en français pour permettre aux pays francophones en développement de participer pleinement aux négociations. En revanche, la négociation se fera uniquement en anglais, vu que le climat témoigne d’un fux d’air linguistique tropical en provenance de l’Atlantique. n 32 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
PaS De moyenS La cellule de déradicalisation de Seine-SaintDenis, créée en octobre 2014 sous le contrôle de la Préfecture de police, a fermé ses portes faute de moyens promis. En déduire que le djihadisme a été éradiqué du 93 serait exagéré. n
une Découverte
Libération consacre une double page au drapeau tricolore qui a « de tout temps inspiré les créateurs » et qui « en résonance avec l’actualité est aussi un symbole d’unité ». Rien à redire, sinon qu’avant les attentats le même propos paru dans Marianne eût déclenché les sarcasmes de Libération ! n
Terrorisme fnancier
L
es banques françaises se sont engagées à se mobiliser pour combattre le fnancement du terrorisme. On espère qu’elles seront plus efficaces dans cette lutte que dans celle contre la délinquance fnancière. n
un bon conSeiL Le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, a lancé à ses homologues européens, à propos des migrants : « Si vous avez des problèmes de croissance, prenez tout simplement plus de réfugiés. » Et d’ajouter : « C’est une bonne recette pour faire avancer les problèmes. » C’est surtout très pratique pour avoir de la main-d’œuvre bon marché. n
terreur sans ticket Valérie Pécresse, candidate de la droite en Ile-deFrance, signale un danger sousestimé : « Un des terroristes a été flmé dans le métro en train de frauder. Cela commence par là. » Quand elle sera présidente de la région, les agents de sécurité de la RATP pourront tirer à vue sur tout usager dont le titre de transport n’est pas en règle. n
Sans se presser
L
e Syn di cat d e l a magistrature proteste contre l’état d’urgence, sous lequel « d es p erqui sition s peuvent être ordonnées par l’autorité préfectorale, sans établir de lien avec une infraction pénale et sans contrôle de l’autorité judiciaire, qui en sera seulement informée ». Certes. Mais au vu des perquisitions ordonnées par les préfets, qui ont permis la saisie d’impressionnants stocks d’armes, on comprend que dans « état d’urgence » il y a « urgence », terme que manifestement les magistrats syndiqués ne comprennent pas très bien. n
Compatibilité Thomas Thévenoud, secrétaire d’Etat démissionné pour avoir oublié de payer ses impôts par « phobie administrative », a annoncé qu’il entendait bien se représenter aux législatives de 2017. Interrogé sur cette décision, le ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, a rétorqué : « Ce qu’a fait Thévenoud n’est pas incompatible avec un mandat de député. » Et avec un mandat moral ? n
Vieux réfexes
S Penseur girouette Le philosophe Michel Onfray avait provoqué un beau tollé en prônant un rassemblement d’union nationale ouvert au Front national. Un mois plus tard, le même Michel Onfray s’oppose à l’union nationale et se rallie au « pas d’amalgame » blanchisseur de l’islamisme. La girouette politique tourne avec le vent. La girouette médiaticointellectuelle peut-elle tourner contre le vent, en cherchant le créneau non occupé pour assurer la promotion de sa dernière idée et de son prochain livre ? n
un sport propre On en est à 151 exécutions capitales en Arabie saoudite depuis le début de l’année, soit bien plus que le bilan enregistré en 2014 (87). Sans avoir recours au moindre dopage, notre ami le roi est en passe de pulvériser le dernier record, qui date de 1995, année où le royaume avait procédé à 192 exécutions. C’est une performance encourageante pour tous les amateurs d’égorgement, sport qui a vu apparaître de nouveaux concurrents à l’appétit aiguisé. n
elon les sondages, les attentats renforcent le vote FN et ce particulièrement en Paca et Nord - Pasde-Calais - Picardie. Or, ce parti s’oppose aux engagements militaires de la France contre le djihadisme terroriste. Il est vrai que Pétain passait aux yeux d’une grande majorité de Français pour le meilleur rempart contre les Allemands ! n
Bestiaire francorusse Après la mort de Diesel, une des chiennes du Raid, pendant l’assaut à Saint-Denis, la Russie a offert à la France un chiot. Les relations franco-russes ont toujours eu un petit côté bestial ; jusqu’à présent, c’était plutôt l’amour vache. n
Surréaliste Dans une interview à l’Humanité, la politologue belge Corinne Torrekens, experte auprès du ministre-président de la fédération Wallonie-Bruxelles, affrme, à propos de Molenbeek, ville belge où se recrutent nombre de djihadistes : « La focalisation dont cette ville est l’objet est injuste. Les terroristes auraient pu partir de n’importe quelle autre ville ayant les mêmes caractéristiques. » Mais comme ils sont partis de Molenbeek, il ne faut pas en parler ? Corinne Torrekens est dans la lignée de l’école surréaliste belge qui a légué quelques grands noms à l’histoire de l’art. n 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 33
mIEux VAut En RIRE ! La fronde
bonnet d’âne
VIVE LA CHARIA !
P
ouria Amirshahi, député PS, explique son refus de voter les mesures d’exception : « Un état d’urgence, soit. Mais trois mois, c’est trop. » A vouloir être systématiquement frondeur, on traite la sécurité au lance-pierre ! n
S
elon Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), « la fnance islamique peut en principe devenir un facteur de stabilité fnancière ». Dès lors qu’elle paie rubis sur l’ongle, la charia a droit de cité. n
La famille Bush Dans un livre publié aux Etats-Unis, l’ancien président américain George Bush dénonce le rôle « néfaste » du vice-président Dick Cheney (le « dur ») et du secrétaire d’Etat à la Défense Donald Rumsfeld (le « prétentieux ») pour trouver des circonstances atténuantes à la décision d’envahir l’Irak en 2003, dont il dit : « Historiquement, cela ne s’avère pas bénéfque à qui que ce soit. » Pas même à son fls qui a été au mieux incompétent, au pis complice. n
Grand écart
S
ur la liste du PS conduite par Carole Delga en Midi-Pyrénées-Languedoc-Roussillon, à la septième place figure Marie-Térèse Mercier, qui a pour singularité d’être la présidente du Medef MontpellierSète-Centre-Hérault. Visiblement, elle se sent aussi à l’aise dans cette équipe que Manuel Valls à l’université d’été du Medef. n
L’ExIL L’Allemagne a lancé une campagne d’affchage en Afghanistan pour dissuader les candidats à l’immigration. On peut y lire : « Quitter l’Afghanistan ? Etes-vous sûrs ? » Entre les talibans, les bombes, les attentats à répétition, c’est sûr qu’il y a matière à réféchir. n
34 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
ViVe le mariage
Selon une étude américaine, après une intervention chirurgicale, les personnes seules ou divorcées sont plus exposées aux accidents cardio-vasculaires que les personnes mariées. avec le mariage pour tous, la France a donc fait reculer la mortalité tout en rééquilibrant les comptes de la Sécu ! n
VAutouRS L’Institut national de la propriété intellectuelle a refusé d’enregistrer la marque Je suis Paris. Il ne manque manifestement pas de candidats pour la marque Je suis un vautour. n
En boutEILLE Claude Bartolone, chef de fle PS aux régionales en Ile-de-France, propose de changer le nom de la région en « Paris - Ilede-France » pour la raison suivante : « C’est un atout pour la compétitivité. Paris est la deuxième marque la plus connue au monde après Coca-Cola. » En revanche, Paris est plus diffcile à mettre en bouteille. n
Le Poutine turc Actuellement, de 60 à 70 % des médias de Turquie sont entre les mains du président Erdogan ou de ses proches. C’est une situation comparable à celle en vigueur en Russie, sauf que, dans un cas, Poutine est accusé d’être un tsar alors que, dans l’autre, certains cherchent des excuses au président d’un pays membre de l’Otan qui frappe à la porte de l’Union européenne. n
çA m’éNErvE !
Par Jack Dion
Seillière, le retour Le parquet national fnancier a réclamé le renvoi en correctionnelle de 15 personnes dans le cadre d’une affaire de fraude fscale concernant d’anciens dirigeants et cadres de la société Wendel. Parmi eux fgure Ernest-Antoine Seillière, prédécesseur de Pierre Gattaz à la tête du Medef, autrement dit un homme au-dessus de tout soupçon qui ne s’abaisserait jamais à mettre la main dans de telles magouilles. n
La torpille
D
eux chaîn es publiques de télévision russes, NTV et Perviy Kanal, ont diffusé des images où un responsable militaire russe regarde un document avec des dessins et le descriptif d’un nouveau système de torpille à charge nucléaire, appelé Status-6, considéré comme top secret. Ces images se sont aussitôt retrouvées sur des blogs et des médias en ligne, déclenchant la colère de Poutine, qui a torpillé les chaînes de télé incriminées. Dans ce cas, le numéro un russe ne se trompe pas de cible. n
SIgNE D’AmOUr
Le magnat de l’immobilier hongkongais Joseph Lau, condamné en 2014 pour corruption à Macao, a déboursé la somme record de 48,46 millions de dollars pour offrir à sa flle Joséphine, 7 ans, le Blue Moon, spectaculaire diamant bleu de 12,03 carats mis sous le marteau par Sotheby’s à Genève. Une fois l’achat réalisé, le milliardaire a rebaptisé le diamant The Blue Moon Of Josephine (« la Lune bleue de Joséphine »). Comme quoi certains savent donner des signes d’amour. n
Non-droit Le contre-amiral Peter Clarke a pris le commandement de la prison de Guantanamo, le camp de détention situé sur l’île de Cuba que l’administration Obama avait promis de fermer. Il reste 112 détenus dans ce lieu de non-droit à ciel ouvert qui fait tant rêver Laurent Wauquiez. n
LES CAILLOUX DE LA HAINE
L
es djihadistes ne se contentent pas de recruter des tueurs. Ils ont aussi leurs alliés de circonstance. Dans cette catégorie, il y a bien sûr les traditionnels idiots utiles, ceuxlà mêmes qui accusent d’islamophobie quiconque critique l’islamisme. C’est un peu comme si, à l’époque de la Contre-Réforme, on avait suspecté de catholicophobie toute personne vilipendant les massacres des hérétiques. Ces grands esprits, qui ont connu leur heure de gloire lors de la tuerie de Charlie, continuent à assimiler toute critique de l’islam à du racisme. Ils servent ainsi la cause des tenants de l’obscurantisme qui veulent diviser les Français, ouvrir une guerre de religion permanente, empêcher tout débat respectueux des diférences de sensibilité, d’histoire et de culture entre les diverses composantes du tissu national. Pour mener à bien cette sinistre besogne, les islamistes peuvent également compter sur une autre catégorie d’alliés : les boufeurs d’islam décomplexés. Ces gens-là, désormais, donnent de la voix urbi et orbi. Ils jettent dans le même sac d’opprobre ceux qui croient en Mahomet et ceux qui l’instrumentalisent à des fns inavouables ; ceux qui sont des croyants respectables et ceux qui se rêvent avec une ceinture d’explosifs à la taille ; ceux qui jugent l’islam compatible avec la République et ceux qui rêvent d’une charia à la française.
Que l’extrême droite alimente ce jeu trouble avec ses fantasmes sur le « grand remplacement », ce n’est pas nouveau, même si c’est parfaitement détestable. Que des voix de la droite républicaine la rejoignent dans la course à la surenchère en assimilant tous les musulmans à des fondamentalistes archaïques, voilà qui est plus inquiétant. Alors que nombre de voix musulmanes s’élèvent enfn pour demander à l’islam de balayer devant la porte de ses mosquées, il est pour le moins périlleux de jeter le doute sur tous les citoyens qui croient en Mahomet. Il est encore plus grave de les sommer de s’expliquer publiquement et de prouver séance tenante qu’ils ne sont ni des islamistes potentiels, ni des terroristes en puissance. Sauf à vouloir semer les cailloux de la haine et faire le jeu des islamistes, autant éviter de tomber dans des procès d’intention dignes du maccarthysme. n 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 35
environnement
france
conférence sur le climaT
les 10 quesTions qui fâchenT La COP21 s’ouvre le 30 novembre à Paris. Cent vingt chefs d’Etat et de gouvernement vont tenter de trouver un accord censé préparer le monde de demain en matière agricole, industrielle, énergétique… ça va être compliqué… PAR ALINE RICHARD zIvoHLAvA 36 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
T
radition des conférences sur le climat, les gros ballons bleu planète ne s’élèveront pas dans le ciel de Paris pour saluer le début des négociations. Certes, les attentats n’ont pas eu la peau de la COP21. Mais la Conférence des parties des Nations unies sur le climat qui s’ouvre le lundi 30 novembre, au Bourget, sera réduite à la négociation et à quelques initiatives citoyennes pour ne pas donner l’impression d’exclure la société civile. Jusqu’au 11 décembre, 120 chefs d’Etat et de gouvernement et leurs délégations se retrouveront dans une « zone internationale » sécurisée au maximum. L’ambition telle qu’elle a été défnie par les dirigeants des principaux pays industrialisés (le G20) à la veille de la conférence :
vraiment ce qu’en décrivent experts et décideurs ? Tour d’horizon des questions qui fâchent.
1. pourquoi parlet-on de réchauffement climatique ? Météo n’est pas climat. S’il est prévu de pleuvoir en fin de semaine sur Paris, cela ne dit strictement rien du régime des précipitations à long terme sur le Bassin parisien. De même pour les températures. Météo ou climat se défnissent par leur échelle temporelle diférente. Météo à quelques jours, semaines et mois. Mais, quand on parle climat, on évoque des moyennes sur trente années au minimum, des décennies, des siècles, voire des milliers d’années avec ce que l’on peut aujourd’hui connaître du passé
le cercle arctique est affecté, dans son écosystème, par les changements climatiques. Le point clé des négociations de la COP21 : “l’objectif de moins de 2 °C” de réchauffement du climat.
grâce aux archives climatiques que sont les carottes de glace prélevées aux pôles par les scientifques. La confusion entre météorologie et climatologie autorise toutes les erreurs et les approximations. En janvier 2014, le « vortex polaire » qui a glacé les Etats-Unis a été mis en avant par les sceptiques du changement climatique. Dans l’autre sens, un épisode de canicule ou une forte tempête n’est pas forcément le résultat du réchaufement de la planète. Prudence… Ce qui est avéré, toutefois, car documenté par les climatologues, c’est une probable multiplication à l’avenir des phénomènes dits extrêmes – vagues de chaleur, ouragans et tempêtes, inondations. Ce qui est également vrai, c’est que la planète accumule les records de chaleur. 2014 a été l’année la plus chaude jamais › 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 37
nasa / kathryn hansen / rex features
conclure un accord « ayant force juridique » et s’appliquant à tous sur la limitation des gaz à efet de serre responsables des changements climatiques. Point clé des négociations et objet d’âpres discussions, « l’objectif de moins de 2 °C » de réchaufement a été réafrmé par ces responsables politiques. Vous avez dit « réchaufement » ? « Gaz à efet de serre » ? « Taxe carbone » ? « Transition énergétique » ? Malgré l’intense publicité donnée à ce colloque climatique mondial, 21e du genre depuis la conférence de Stockholm en 1972, on s’y perd un peu dans les termes, les notions et les controverses. Tout le monde (ou presque) s’accorde pour dire que le changement climatique est une question majeure qui impactera durablement nos vies et celles de nos descendants. Mais est-il
environnement
france › enregistrée depuis cent trentecinq ans. Pour 2015, selon l’Agence américaine océanique et atmosphérique, les sept premiers mois de l’année en cours auront été les plus bouillants de l’Histoire (depuis le début des enregistrements).
2. L’homme est-iL vraiment responsabLe des changements du cLimat ? C’est, par excellence, la question qui fâche : celle qui oppose les climatosceptiques à une majorité de scientifques et d’experts. Le constat, tout d’abord. Les mesures réalisées depuis le dernier quart du XIXe siècle ont mis clairement en lumière un réchauffement moyen de la température globale de près de 1 °C au XXe siècle, avec une accélération dans les dernières décennies. Attention, le phénomène est loin d’être uniforme sur toute la surface du globe. Il est fort aux hautes latitudes (songez par exemple à la fonte de la banquise arctique), plus marqué sur la terre ferme qu’en mer (il est donc plus important dans l’hémisphère Nord) et il est évidemment modulé par la variabilité naturelle du climat. Par exemple, cette année 2015 verra émerger un puissant El Nino, phénomène qui accroît la chaleur dans le Pacifque tropical et, partant, les températures mondiales. D’autres facteurs naturels font monter le thermomètre mondial : les éruptions volcaniques et, bien sûr, le soleil, qui est le moteur de la machine climatique. Cycles solaires, rayons cosmiques, vent solaire, chimie de l’ozone…, tout cela existe bel et bien et produit un efet, mais les résultats scientifques sont clairs : sur la période récente, les variations d’activité de l’astre du jour ne modulent que modestement la température. Il faut donc trouver d’autres coupables. Et se poser la question de l’infuence des activités humaines sur le climat puisque, globalement, la tendance au réchauffement est perceptible depuis l’époque de la première révolution industrielle en Occident. Pour nous nourrir, nous chauffer, produire des biens ou délivrer des 38 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
un champ de maïs, à oisy-le-verger (Pas-de-Calais), souffrant de la sécheresse. Les rendements des grandes céréales nourricières (riz, blé, maïs) sont menacés (perte de 2 % par décennie en moyenne, selon l’onU).
services, nous avons brûlé depuis cent cinquante ans une bonne partie du carbone stocké dans le sous-sol sous forme de charbon, de pétrole ou de gaz. Leur combustion produit ce que l’on appelle les gaz à efet de serre, les GES, réchaufeurs d’atmosphère. Pour les climatologues, qui analysent les statistiques et s’aident de modèles mathématiques, il est clair que l’augmentation de la teneur en GES est à l’origine de l’essentiel de l’augmentation des températures. Et notamment le plus fameux d’entre eux, le dioxyde de carbone ou CO2. Ses émissions d’origine humaine prédominent dans le changement climatique en cours. A son propos, 2015 restera dans l’Histoire pour le franchissement du seuil de la concentration de CO2 dans l’atmosphère à 400 parties par million (ppm). Un niveau qui n’avait pas été atteint depuis 2,6 millions d’années…
3. iL fait pLus chaud : tant mieux pour L’agricuLture et Le tourisme ? Des bateaux de croisière à travers l’Arctique, empruntant le mythique passage du Nord-Ouest entre Atlantique et Pacifque : c’est désormais (presque) à portée avec la fonte des glaces. Est-ce à dire que le tourisme peut bénéfcier des changements climatiques ? Pas vraiment. Les efets de la hausse des températures sont
très divers selon les régions. Si certaines régions nordiques pourraient devenir plus populaires, d’autres, et pas seulement au sud, vont soufrir. Les îles et les littoraux, par exemple, menacés par l’érosion et la montée des eaux (des Maldives aux PaysBas). Les villes, à l’air irrespirable (Chine, entre autres). Les hauts lieux du tourisme qui voient déjà leur climat évoluer (par exemple l’Espagne, où l’aridité progresse). Sans compter que le changement climatique produit ses efets sur la santé humaine. Les vagues de chaleur tuent, on l’a constaté en France lors de la canicule de 2003. Et, en raison des dérèglements climatiques, les insectes porteurs de maladies sont de sortie, dans des endroits nouveaux : le moustique tigre est aux portes de la région parisienne et la tique (vecteur de la maladie de Lyme) progresse d’est en ouest sur le continent européen. L’agriculture, elle, est en première ligne. Elle est à la fois un responsable du changement climatique (via les émissions de gaz à efet de serre du secteur agricole et les évolutions dans l’utilisation des sols) et l’une de ses victimes. Car, malgré des perspectives de récolte de blé en augmentation en Sibérie ou au Canada, le bilan est globalement négatif. Les rendements des grandes céréales nourricières, en particulier (riz, blé, maïs), sont
pascal rossignol / reuters
menacés (une perte de 2 % par décennie en moyenne, selon les experts de l’ONU). Les causes sont multiples (notamment les pressions sur la ressource en eau), mais les prévisions ne sont pas optimistes pour la sécurité alimentaire sur une planète où la population augmente (l’Afrique et l’Asie semblent particulièrement en danger de pénuries alimentaires et de malnutrition).
une piste de ski qui manque de neige en Haute-Savoie. Si l’on se fonde sur une prévision basse d’augmentation de 1,8 % de la température d’ici à la fn du siècle, il y aura une quarantaine de journées d’enneigement en moins à 1 500 m d’altitude.
4. La France est un pays tempéré, en quoi sommesnous concernés ? Toutes les zones climatiques sont touchées par les changements climatiques et la France ne fait évidemment pas exception. Leur impact futur sur l’économie du pays, s’il reste difficile à chiffrer, semble important. Notamment pour le tourisme balnéaire (érosion de la côte aquitaine) et surtout hivernal pour les stations de ski. Le Jura, les Vosges et le Massif central sont concernés par le manque de neige, mais aussi les montagnes plus hautes. Selon Météo France, si l’on se fonde sur une prévision basse d’augmentation de 1,8 °C de la température d’ici à la fn du siècle, il y aura une quarantaine de journées d’enneigement en moins à 1 500 m d’altitude : une trentaine pour les stations alpines tandis que, dans certains villages pyrénéens, le défcit pourrait avoisiner les cinquante jours. De quoi pousser les communes de moyenne montagne à revoir leur modèle économique.
Les gestionnaires de la forêt landaise (1 million d’hectares) feront sans doute de même, la sylviculture étant très sensible aux sécheresses (induisant des incendies notamment) et aux épisodes de tempête. Mais c’est surtout la vigne qui va trinquer. L’ensemble de son cycle de culture serait avancé de vingt à quarante jours dans les prochaines années. Déjà, dans le vignoble de Châteauneuf-du-Pape, les vendanges ont trois semaines d’avance par rapport aux années 50. Dans le Bordelais, si la situation climatique actuelle profte au raisin, il faudra sans doute adapter le terroir aux conditions à venir (nouveaux cépages, replantages…). Le réchaufement, ce n’est pas que du malheur. L’exemple de la flière viticole montre que, si une industrie sait s’adapter, elle peut sans doute rebondir en produisant différemment, voire en développant de nouveaux produits. C’est aussi l’ambition de certains entrepreneurs dans les domaines du bâtiment, de l’énergie ou encore des transports : en ces temps de dérèglement climatique, la sobriété peut être payante si l’on est capable d’investir dans la rénovation thermique, les renouvelables, les motorisations économes, etc.
5. Les experts sont-iLs FiabLes ? seraient-iLs catastrophistes ? vendus ? Rarement un prix Nobel de la paix n’aura suscité autant de hargne.
Décrié par une partie de l’opinion publique, en particulier aux EtatsUnis, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) n’en a pas moins été le lauréat en 2007, avec Al Gore. Un Nobel pour avoir difusé les connaissances sur les changements climatiques et posé les fondements d’une action. Et un véritable chifon rouge pour tous ceux qui mettent en cause l’honnêteté de ses membres. Créé en 1988 sous l’égide de l’ONU, cet organisme intergouvernemental, grand ordonnateur de la conférence de Paris, a reçu pour mandat d’« évaluer, sans parti pris, l’ information scientifique, technique et socio-économique relative aux changements du climat ». Il produit des rapports, pavés impressionnants d’environ 1 500 pages, et des « résumés pour décideurs » d’une vingtaine de pages approuvés phrase par phrase par les délégations de chaque pays. C’est dire si l’exercice est périlleux. A force de réécriture, les textes peuvent devenir illisibles. Ajoutez à cela la complexité des sujets climatiques, les discussions très techniques et les incertitudes inhérentes à tout travail scientifque. Difcile, parfois, de s’y retrouver… Et facile de pointer les erreurs. De là à accuser ces experts de manipuler les données, et notamment les courbes de températures, pour justifer leur existence… C’est une accusation récurrente qui vise, plus largement, la communauté des climatologues. Ils crieraient au loup pour obtenir plus de fnancements. Mais les attaques des climatosceptiques sur le travail du Giec ont fait l’objet d’enquêtes et se sont révélées infondées.
le progrès / photopqr
6. Les conFérences internationaLes se suivent et ne servent à rien… Décembre 1997, Kyoto, Japon. Un accord historique est signé par 182 pays visant à la réduction des émissions de GES. Alors vice-président des Etats-Unis, Al Gore vient en personne arracher l’approbation › 27 novembre au 3 décembre / Marianne / 39
› notamment de la Chine et de l’Inde, réticentes à tout engagement quantifié alors que le Sud n’a pas connu de révolution industrielle. Le protocole de Kyoto a du plomb dans l’aile. Les Conférences des parties se sont succédé sans réelles avancées. Celle de Copenhague, en 2009, censée fxer un objectif chifré pour la réduction des GES, a échoué, à la consternation générale. Depuis, la communauté internationale s’est un peu ressaisie et plusieurs éléments laissent espérer une issue positive à la conférence de Paris. Tout d’abord, la prise de conscience globale à l’égard d’un climat qui devient plus chaud et plus instable, notamment de la part des grands pays émergents, Chine, Brésil ou Indonésie. Puis la volonté d’aboutir de Barack Obama, président d’un pays éminent question pollution. La mobilisation du gouvernement français, qui voit dans la conférence sur le climat une opportunité politique à saisir, pèsera également dans la balance. Reste à savoir quel accord sera forgé. Pour les Français, il ne saurait être autre que juridiquement contraignant pour les objectifs de réduction des émissions. C’est le seul moyen de relancer la machinerie des négociations climatiques. Le prix à payer, enfn. Il est évalué à près de 190 millions d’euros pour la France, une somme similaire à d’autres conférences internationales de cet acabit. Mais ce chifre, qui comprend l’aménagement du Bourget, l’équipement des lieux et leur sécurisation, les transports, la communication, les frais de voyage et d’hébergement des délégations de certains pays pauvres, ne tient pas compte des frais de sécurité supplémentaires à la suite des attentats du 13 novembre.
7. ce sont les chinois qui polluent le plus la planète. quoique… A voir et à renifer les brumes gris sale qui asphyxient régulièrement Pékin ou Shanghai et les centrales à charbon qui fonctionnent à plein régime, on pourrait penser que le 42 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
tang dehong / chinafotopress / maxppp
environnement
france
des panneaux solaires à Jingjiang, en Chine. L’empire du milieu s’est engagé à faire baisser ses émissions de Co2 de 60 % d’ici à 2030. il est devenu l’un des premiers marchés pour l’installation de panneaux solaires.
dragon chinois crache, à loisir, sa pollution sur le monde entier. Ce n’est pas si simple. La Chine est, certes, le premier émetteur de GES de la planète : 25 % du total. Soit 7,4 milliards de tonnes sur une année, deux fois plus que l’Europe des 27 (Croatie exclue) ! Mais il n’est pas besoin d’être économiste pour saisir les limites d’une telle statistique. Si l’on choisit de prendre en compte le nombre d’habitants, et donc de regarder les émissions per capita, les pays du Golfe producteurs de pétrole trustent le haut du classement. Si l’on se décide pour une vision historique – l’ensemble des émissions depuis le début de l’ère industrielle, à la fn du XIXe siècle –, ce sont les EtatsUnis qui remportent la palme du pollueur. Enfn, il serait légitime de classer les pays selon les émissions « incluses » dans chaque produit consommé : là encore, les EtatsUnis, gros importateurs de produits made in China, seraient en tête. Chaque choix refète une vision du monde, et les pays n’ont pas fni de s’étriper sur leurs responsabilités polluantes lors des sommets sur le climat. Intéressons-nous aux eforts des uns et des autres pour limiter leurs émissions. Là encore, la Chine n’est pas forcément le vilain petit canard que l’on dénonce. Si le changement climatique est mondial, la pollution, elle, est locale, et elle est devenue, pour le gouvernement chinois, un sujet ultrasensible. C’est notamment
pour cela que Pékin a annoncé un plan ambitieux de baisse de ses émissions de CO2 de 60 % en 2030 par rapport à leur niveau de 2005. Au-delà des efets de chifres, il y a une vraie prise de conscience des Chinois qui se traduit aussi par de lourds investissements dans les industries économes et les énergies renouvelables. Ainsi, la Chine est devenue le premier producteur mondial de cellules photovoltaïques, mais aussi l’un des premiers marchés pour l’installation de panneaux solaires, chez eux et ailleurs.
8. le nucléaire ne produit pas de gaz à effet de serre. mais que de déchets ! Un point qui fâche fort, surtout en France, grande puissance du nucléaire civil. La « stratégie bas carbone » adoptée par le gouvernement Hollande à la veille de la COP21 implique une réduction de 40 % de nos émissions de GES d’ici à 2030 (par rapport au niveau de 1990), puis une division par quatre à l’horizon 2050. Comment faire ? En économisant l’énergie, bien sûr, dans les transports et le bâtiment, en améliorant les technologies, en faisant monter en puissance les énergies renouvelables (elles devront assurer 40 % de la production d’électricité en 2030, selon la loi de transition énergétique de Ségolène Royal)… Mais est-ce sufsant ? Et réaliste ? Et si, pour commencer, afin de produire ›
› de l’électricité, on poussait en
avant le nucléaire pour remplacer pétrole, gaz et charbon ? En France, les acteurs du nucléaire font valoir que cette énergie est parmi les plus « vertes ». S’il est exact qu’une centrale ne dégage pas de CO2, ce n’est pourtant pas le cas, en amont, pour l’extraction et le transport du combustible (l’uranium), la construction des bâtiments et du réacteur et le retraitement du combustible. Certes, mais que dire, alors, des centrales thermiques qui ont un bilan global encore plus noir ? Le nucléaire, énergie « bas carbone », c’est aussi ce que dit le Giec dans son 5e rapport. Mais les experts du climat restent plutôt prudents et évoquent le coût de l’électricité ainsi produite (chère si l’on amortit tout le cycle de production et si elle n’est pas subventionnée, directement ou indirectement) et ses risques. Fukushima est encore dans tous les esprits. Mais il est surtout un point qui discrédite sinon le nucléaire, du moins le label vert que l’on veut lui accoler : ses déchets. Pour la seule France, le volume atteint 1,3 million de tonnes – dont seulement 0,2 % très fortement radioactifs, à vie longue (plusieurs millions d’années) –, mais devrait avoisiner les 2,5 millions fn 2030. Le problème, c’est que l’on ne sait pas vraiment quoi en faire : en stocker certains en surface, en enfouir d’autres dans les profondeurs de la Terre alors que la population y est plus que réticente…
de viOlentes tempêtes de neige ont touché la Californie fn décembre 2014. “Homo sapiens” saura-t-il s’adapter aux nouvelles conditions climatiques qui s’annoncent ?
soleil ; ensemencer les océans de particules de sulfate de fer pour doper le plancton qui, ainsi, absorbera plus de carbone ; déployer des miroirs dans l’espace (ou un très grand parasol) pour diminuer l’ensoleillement de la Terre… Loin d’être farfelue, la géoingénierie fait l’objet de programmes de recherche et de prospectives, notamment au Royaume-Uni, mais aussi en France. Ce qui ne signife pas pour autant que les solutions mises en avant soient crédibles contre les changements climatiques. Tout d’abord, en raison des incertitudes sur les efets à long terme d’un tel bricolage du climat, système des plus complexes. Mais aussi parce que cela pose des problèmes juridiques inextricables (Qui décidera ? Qui assumera les conséquences en cas d’échec ?). Enfn, l’idée de dédouaner, en quelque sorte, les émetteurs de GES en leur faisant miroiter une solution facile ne plaît pas, on s’en doute, aux climatologues.
10. est-ce la fin du mOnde ? qu’est-ce qui nOus attend vraiment ? La fn du monde, peut-être pas. Celle de ce monde-ci, certainement. En cas de réchaufement entre 2 et 4 °C de la température moyenne à la fn
du XXIe siècle, la Terre présentera un visage fort différent de celui d’aujourd’hui. Le sud de l’Europe devenu un Sahara, les Rocheuses sans neige, le niveau de la mer plus haut de 2 m, les espèces animales qui disparaissent et les réfugiés climatiques qui errent… Il ne manque pas, dans la littérature scientifque, d’éléments pour bâtir un scénario catastrophe. Dans la même veine, l’économiste spécialiste du climat Nicholas Stern insiste sur le fait que Homo sapiens, apparu sur Terre il y a 250 000 ans, n’a jamais vécu de telles variations de température : au cours des 8 000 dernières années, en particulier, la température moyenne de la planète a oscillé au plus de 1,5 °C. Pour autant, rien ne dit que notre espèce ne sera pas capable de s’adapter à de nouvelles conditions climatiques si son existence est en jeu. Au-delà de la réussite ou de l’échec de la COP21, c’est donc bien un changement de modèle qui doit émerger en réponse à la crise climatique. Le déf est tout autant économique (agricole, industriel, énergétique) que politique et sociétal puisqu’il s’agit de se mettre d’accord pour éviter le pire. Décideurs comme simples citoyens, chacun peut y contribuer. n A.R.Z.
9. On pOurrait peut-être se servir de la technOlOgie pOur changer le climat ? Dans la série « on n’arrête pas le progrès », voici les climato-ingénieurs. Dans le sillage du prix Nobel de chimie Paul Crutzen, ils font confance à la technologie pour contrebalancer les efets des émissions de gaz à effet de serre sur le climat. On appelle cela la « géo-ingénierie ». Ses propositions : peindre en blanc toits et routes, et même déserts, pour réféchir la lumière du 44 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
lee celano / reuters
environnement
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– Illustration : RUDE.
Rostock, Allemagne. Veolia recycle 1 milliard de bouteilles plastique par an, ce qui évite l’émission de 113 000 tonnes de CO2 par an. Découvrez comment sur veolia.com/cop21.
L’énergie est notre avenir, économisons-la !
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Paris mérite-t-il un label Transports, logements, déchets…, la ville hôte de la COP21 se pousse du col pour affrmer sa “verditude”. C’est tout à fait relatif quand on la compare à d’autres métropoles. par aline richard zivohlava
46 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
m. astar / sipa
P
our trinquer à la COP21, ce sera du « château-hidalgo », de l’eau du robinet dans une gourde en plastique formulé sans substances toxiques, distribuée à tous les participants. En ces temps de sommet climatique, Paris multiplie les symboles écolo. Si la marche pour le climat a été annulée en raison des attentats, des expositions, conférences, fresques, plantations et même prières pour le climat sont prévues un peu partout dans la capitale, au Grand-Palais, au bassin de La Villette et, bien sûr, sur le parvis de l’Hôtel de Ville. Alors, Paris serait-il une ville verte malgré les embouteillages, les bus diesels, les bureaux vides et les lumières gourmandes en énergie ? « Nous nous sommes préoccupés très tôt de lutte contre le changement climatique et de la réduction des émissions de gaz à efet de serre, avec un premier plan climat en 2007, dont les objectifs ont été réactualisés en 2012 », fait remarquer un édile municipal. Que dit donc ce « plan climat énergie de Paris » qui couvre toute une variété de domaines : transports, habitat, qualité de l’air, gestion des déchets, bureaux, approvisionnement alimentaire ? Il fxe, c’est vrai, des objectifs ambitieux. Ainsi, les gaz à efet de serre (GES) émis sur le territoire parisien devront être réduits de 75 % en 2050 par rapport
à 2004. Il s’agit d’abord de faire chuter ces GES de 25 % d’ici à 2020, efort qui s’accompagnera d’une réduction de même ordre de la consommation d’énergie et d’une hausse, également de 25 %, de la part des renouvelables.
chauffage aux eaux usées L’administration de Paris se doit, évidemment, de donner l’exemple. Elle va, dit-elle, réduire de 30 % ses propres GES sur la même période. Par exemple, dès le 1er janvier prochain, elle s’est engagée à ce que les bâtiments municipaux et l’éclairage public soient alimentés à 100 % par de l’électricité d’origine renouvelable. Et cet hiver une partie de l’Hôtel de Ville sera chaufée par un système de récupération de chaleur à partir des eaux usées. Mais comment faire pour atteindre la totalité des
les gaz à effet de serre émis sur le territoire parisien devront être réduits de 75 % en 2050 par par rapport à 2004.
objectifs de ce plan climat, compte tenu du statut singulier de Paris, à la fois site touristique et cœur économique de la première région de France ? Les émissions de GES liées aux transports, par exemple, doivent baisser. Fort bien, lorsque l’on sait les dégâts provoqués par les particules, le dioxyde de soufre et les oxydes d’azote sur la santé des Parisiens… et des Franciliens. Au bénéfce exclusif des premiers, la municipalité met en avant l’interdiction intra-muros des véhicules les plus polluants (autocars et poids lourds), l’abaissement de la vitesse de circulation à 70 km/h sur le périphérique, l’extension des zones à 30 km/h, le tramway, les pistes cyclables ou encore les berges piétonnes le week-end. Tout cela n’est pas rien, mais ne tient pas compte d’un gros contributeur à la pollution de l’air :
benoît tessier / reuters
vert ?
les écoquartiers parisiens (ici, les panneaux photovoltaïques de celui de ClichyBatignolles) sont encore très peu nombreux.
imPact de la Pollution sur la santé : Paris n’est que 84e sur 100 au classement des grandes villes euroPéennes. le transport aérien. Paris capitale attire touristes, diplomates, businessmen… Et, de ce fait, le nombre d’avions dans les aéroports de Roissy et d’Orly a progressé de 3 à 5 % par an ces dernières années. Or, selon les estimations de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), l’aérien représente près de 40 % des émissions de GES du secteur du transport. Mêmes enjeux pour l’habitat. Son poids est énorme en termes d’émissions puisqu’il représente 35 % de la consommation énergétique de la ville, avec 1,3 million de logements. Le moins que l’on puisse dire est qu’il y a des marges d’amélioration pour l’isolation thermique et la maîtrise de la facture énergétique : 85 % des immeubles parisiens ont en effet été construits avant 1975 (le premier choc pétrolier date de
1973). Il n’y a pas que les taudis qui sont des paniers percés énergétiques, l’habitat haussmannien est lui aussi empli de courants d’air. Face à ce gros ensemble, les écoquartiers récemment sortis de terre dans les XIIIe (gare de Rungis), XVIIe (ClichyBatignolles) ou XVIIIe arrondissements (Pajol) pèsent peu. Quant au logement social, 28 000 appartements ont été rénovés aux normes énergétiques récentes, insiste la municipalité. Un début… Sur les 200 000 logements parisiens gérés par les bailleurs sociaux, un grand nombre sont classés en catégorie E, F et G, les plus énergivores. Toutefois, pour l’habitat parisien pris globalement, la tendance à la baisse des émissions est réelle : – 6 % pour la consommation énergétique des logements sur la période 20042009 (derniers chifres connus) alors
même que le parc a crû de 3 % sur la même période. Mais on peut faire remarquer, là encore, que cette statistique est strictement intra-muros. Or, que signife vraiment un progrès à destination de 2,24 millions de personnes alors que la population de la grande couronne, où habitent, se chaufent et consomment beaucoup de « Parisiens » qui n’ont pas les moyens de vivre dans la capitale, dépasse les 5 millions d’individus ? Paris, on l’a compris, aime bien nous chanter la vie en vert. Mais comment se situe-t-il par rapport aux autres métropoles en matière de bien-vivre environnemental ? Si l’on exclut les comparaisons avec les grandes mégalopoles du Sud (Pékin, Mexico, Sao Paulo…), le bilan apparaît pour le moins mitigé. Par exemple, sur la question cruciale de la qualité de l’air. L’étude Aphekom a tenté une évaluation européenne, ville par ville, de l’impact de la pollution sur la santé des habitants. Ce travail n’est pas exempt de tout reproche puisqu’il se fonde sur le respect des réglementations (et non pas sur la concentration des polluants) et sur les mesures des stations existantes (s’il n’y en a pas, la ville apparaît plus propre). Cela dit, Paris y est particulièrement mal placé, 84e sur 100, derrière Manchester, Dublin, Rotterdam, Francfort… Si on élargit un peu le champ, et que l’on se réfère au classement dit des C40 Cities Climate Leadership Group, qui regroupe les grandes villes désireuses de lutter contre les risques climatiques, Paris est singulièrement absent alors même qu’il est membre du réseau. En 2014, Melbourne, Londres, Taipei, Amsterdam, New York ou Barcelone ont été récompensés par un prix climat pour leurs implications dans des projets innovants permettant de réduire leur empreinte carbone. En 2015, le palmarès C40 sera rendu public… au Bourget, en marge de la COP21. Paris y est fnaliste pour avoir créé un grand nombre de jardins publics (60 ha ouverts depuis quinze ans). Il afrontera des compétiteurs comme Séoul, Vancouver, Melbourne, Portland… Allez, Paname ! n 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 47
TerrorIsme
VIe eT morT d’un peTIT Voyou deVenu Tueur de masse Abdelhamid Abaaoud, “superviseur” des attentats de Paris, avait réussi à échapper à toutes les polices, traversant les frontières sans aucune diffculté. Par Frédéric Ploquin
I
l a laissé un doigt à l’Institut médico-légal, abandonné dans les gravats de son dernier refuge – un appartement squatté à Saint-Denis –, laissé son sourire fanfaron sur le Net et un goût amer chez les militaires français qui l’ont raté de peu dans un immeuble de Raqqa, en Syrie, le 8 octobre dernier. Abdelhamid Abaaoud, né il y a vingt-huit ans à Molenbeek-Saint-Jean, banlieue de Bruxelles, dans une famille d’immigrés marocains, est mort comme il a vécu : sous l’œil des caméras devant lesquelles il prenait plaisir à traîner les cadavres de ses victimes, à torturer, à jouir de ses méfaits avec la volonté d’en faire profter un large public sur les réseaux sociaux. Peut-être même se croyait-il hors d’atteinte, lui qui avait échappé à toutes les traques, à toutes les bombes et traversait les frontières de l’Europe tel le nuage nucléaire de Tchernobyl, en se moquant du monde. Comme si cet « instinct de mort » que pointe chez lui le criminologue Alain Bauer valait passeport universel, un sauf-conduit lui permettant d’aller et venir à sa guise entre Belgique et Syrie, au nez et à la barbe des douaniers.
48 / Marianne / 27 décembre au 3 décembre 2015
Celui que les services de police considèrent comme le « superviseur » des attentats du 13 novembre n’a pas observé l’événement depuis sa chambre d’hôtel. Arrivé dans la capitale quarante-huit heures avant le déclenchement de l’horreur, dans un convoi de trois véhicules chargés de kilos de balles, il était sur le terrain pour arroser les terrasses de café parisiennes et coordonner les opérations. Mais il était aussi aux premières loges pour assister au massacre, « savourer », un trait de sa personnalité que lui connaissent les services de renseignements. Il avait même prévu de se faire exploser à la Défense, le mercredi 18 ou le jeudi 19 novembre. Jusqu’à la semaine dernière, Abaaoud avait donc échappé à tout. Et notamment à une opération de la
laurent vu / sipa
attentats
france
police belge neuf jours après l’attaque contre Charlie, visant à démanteler une cellule terroriste dans la commune de Verviers, déjà composée d’une dizaine de membres. Car c’est lui que l’on soupçonne d’avoir poussé Mohamed Nemmouche à tirer devant le Musée juif de Bruxelles, avant de guider vers une église de Villejuif un étudiant algérien, opération qui a tourné court après la mort d’une automobiliste et surtout une erreur de tir qui avait conduit l’apprenti terroriste à se blesser luimême. Autre symbole des ratages policiers. Un djihadiste français, Reda Hame, interpellé à son retour de Syrie le 11 août dernier, expliqua au cours de sa garde à vue qu’il devait frapper « une salle de concerts en France » pour « faire un maximum de victimes », à l’instigation d’Abaaoud.
Il éTaIT aux premIères loges pour assIsTer au massacre, pour “saVourer”, un TraIT de caracTère qu’on luI connaîT eT quI l’a perdu.
Paris traumatisé. Les limiers de nos services considèrent alors qu’il est forcément dans les parages. C’est là que la police à l’ancienne, celle qui pratique flatures et surveillances, se met en mouvement, avec le concours des Marocains, en première ligne dans un pays qui fournit un lourd contingent à Daech…
ap / sipa
un “suiveur”
Or il semble aujourd’hui que ces déclarations ne furent guère prises au sérieux, le procès-verbal demeurant sous le coude des enquêteurs… Un échec terrible ! D’autant que dix jours plus tard un homme équipé d’un fusil d’assaut et d’un pistolet automatique faillit provoquer une tragédie dans un Talys, avant d’être maîtrisé par des passagers… Là encore, Abaaoud serait à l’origine de cet attentat avorté A Paris, le 13 novembre, celui qui se faisait appeler « Abou Omar Soussi », du nom de cette région du Sud-Ouest marocain dont sa famille est originaire, ou « Abou Omar alBaljiki » (le Belge) avait vu les choses en grand. Huit « frères » impliqués, quatre objectifs. Sauf qu’un grain de sable a rendu caduc le communiqué de revendication de la « maison mère », Daech, car ce sont fnalement sept terroristes qui sont passés à l’acte, le huitième, Salah Abdeslam, ayant choisi, problème technique ou panique, de renoncer à se faire sauter comme prévu dans le XVIIIe arrondissement. Ce huitième homme étant pourtant, dans l’équipe, le plus proche d’Abaaoud depuis qu’ils avaient été incarcérés ensemble en Belgique, en 2010, pour une afaire de braquage…
l’appartement de saint-denis où Abdelhamid Abaaoud s’était réfugié après les attentats et où il a trouvé la mort le 18 novembre.
« Le Belge » craignait-il qu’on lui reproche ce raté ? Toujours est-il qu’au lendemain de l’efroyable nuit parisienne il sait pouvoir compter sur une « sœur » susceptible de rattraper le coup. Elle s’appelle Hasna Aït Boulahcen, serait sa cousine et aurait en août dernier rendu visite à son père dans le secteur d’Aït Ourir, à une quarantaine de kilomètres de Marrakech. Elle y était restée plus d’un mois et demi, le temps de célébrer en famille l’Aïd-el-Kébir ( fête religieuse), un séjour qui n’avait visiblement pas échappé aux services de renseignements marocains, eux qui sont venus en aide à leurs homologues français deux jours après ce funeste 13 novembre… Fiché depuis août 2015 par une police française qui ne l’avait pas jusque-là dans ses radars, lui qui n’a jamais séjourné sur le territoire national, connu de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), mais aussi de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) comme de la DRM (Direction du renseignement militaire), qui l’avait « logé » à Raqqa en octobre dernier, Abaaoud n’a plus que cette parente pour espérer organiser une réplique dans un
On connaît la suite : coincé en pleine nuit par les hommes du Raid dans cet appartement de Saint-Denis loué à un marchand de sommeil au passé judiciaire chargé, l’ancien petit voyou est mort par le feu sans avoir livré ses secrets. Deux ans à peine après avoir pris pour la première fois le chemin de Damas, sans que l’on sache s’il était motivé par un sentiment religieux ou juste par une soif de reconnaissance, d’une célébrité qu’il n’aurait jamais atteinte en braquant des épiceries, pas plus qu’en trafquant des barrettes de shit avec son ami Salah, l’homme originaire de Bruxelles qui a loué les voitures de la mort et réservé les chambres d’hôtel utilisées avant les attentats. Ou avec son frère Yassine, libéré d’une prison belge en janvier 2015, avant d’être intercepté par les Turcs en octobre dernier et expulsé vers le Maroc, où les services n’ont pas manqué, ces derniers jours, de le questionner. Non, le jeune Abaaoud ne serait jamais devenu l’ennemi public no 1 s’il était resté un « suiveur », dixit son avocat qui évoque une bande de « Pieds Nickelés » lorsque, avec trois complices, il s’était glissé dans un garage en passant par le toit, d’où il avait chuté, avant de se retrouver dans une rivière en état d’hypothermie, un vol qui lui avait valu un an de prison avec sursis. La peine la plus importante qui lui avait été infigée l’avait été par défaut, alors qu’il était en Syrie : quarante mois de prison pour coups et blessures, outrage et rébellion, pour des faits commis dans le métro bruxellois en 2009. Sept ans plus tard, on l’a de nouveau aperçu dans le métro, cette fois à Paris, fuyant une mare de sang portant sa signature. n 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 49
franCe expliquer Comprendre réagir Délinquance
L’indiférence d’un maire
P
ublié dans Marianne, l’article de Fewzi Benhabib, universitaire algérien réfugié en France, qui décrivait la ville de Saint-Denis cédant à l’islamisme a frappé les esprits. Traduit en allemand, cité sur les radios et dans plusieurs quotidiens nationaux, lu plus de 100 000 fois sur notre site, ce témoignage en forme de signal d’alarme n’a pourtant guère intéressé le maire de la ville, Didier Paillard. « On ne va pas répondre chaque fois qu’un habitant s’exprime », a répliqué son attaché de presse à notre demande d’interview. Le débat demeure sur le rôle de la municipalité communiste dans la structuration des musulmans d’une ville, au cœur de la Seine-Saint-Denis, qui a abrité des terroristes. Avec, du côté du maire, une valorisation de l’expression communautaire, à travers quelques associations qui confondent culturel et cultuel, ainsi que la défense de la cause palestinienne. Une autre vision, laïque, s’exprimera le 3 décembre dans la salle du conseil municipal, lors d’une conférence organisée par l’Observatoire de la laïcité. Fewzi Benhabib y prendra la parole. Un des adjoints au maire devrait être là. n D.B.
La guerre des Chiffres Deux organismes, l’un créé par Sarkozy, l’autre par Valls, publient chacun de son côté leurs propres statistiques. Et la vérité, dans tout ça ?
vaLLs ou sarkozy ? Chacun défend ses statistiques…
C
e n’est pas la guerre, mais le bras de fer est de moins en moins feutré. Les statistiques de la délinquance ne sont plus désormais publiées par l’ONDRP (Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales), un outil créé par Nicolas Sarkozy en 2004. Le rapport du député Jean-Yves Le Bouillonnec (PS) sur la mesure statistique de la délinquance est passé par là, appuyé par le lobbying de l’Insee. Le député avait recommandé à Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, de renforcer l’indépendance de cet observatoire, critiquant ses liens trop étroits avec la Place Beauvau sous le quinquennat précédent. Il avait aussi déploré l’utilisation « dévoyée » des chiffres sous le
jb autissier / panoramic / starface
Saint-DeniS
quinquennat précédent. Le gouvernement a fni par accepter l’implantation Place Beauvau d’un service statistique ministériel (SSM), sur le modèle de celui qui existe notamment Place Vendôme, pas franchement connu pour sa transparence. Fort d’une douzaine de personnes, ce nouveau service cherche à absorber les prérogatives de l’observatoire, autrement dit l’analyse de la délinquance. Avec un premier couac à la clé : Bernard Cazeneuve répondant avec les chifres du SSM (redressés par les statisticiens) à Nicolas Sarkozy qui brandissait ceux de l’observatoire en oubliant de dire qu’ils n’étaient pas exploitables pour cause de rupture dans la collecte des données… La transparence des chifres attendra. n FréDéric Ploquin
MéDiaS
R
az de marée sur la Toile. Incités par Twitter (6 millions d’inscrits estimés) à s’abonner aux sources les plus fables, les Français se sont rués sur les comptes offciels de la police, de l’Elysée et des grands médias français qui ont gagné, une semaine après les attentats, 1,5 million de nouveaux « suiveurs ». Du jamais-vu : 200 000 pour la seule Préfecture de police de Paris, 97 000 pour l’AFP… Un affux qui témoigne du basculement massif de 50 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
lecteurs/auditeurs vers l’info en ligne. Twitter et Facebook (30 millions de comptes actifs dans l’Hexagone) aident les internautes à tisser leurs solidarités et canaliser leurs peurs. Retwitté plus de 1 million de fois, le sésame #portesouvertes lancé par Sylvain Lapoix, ancien journaliste du site de Marianne, a d’abord invité les Parisiens à abriter les personnes menacées, et puis le bouton « Je suis en sécurité » de Facebook (activé 5,2 millions de fois) a rassuré leurs
amis. Lesquels ont ensuite recouvert par milliers leur photo d’un fltre bleu, blanc, rouge. Avant de décompresser, pour 213 000 d’entre eux en s’intéressant à la « Pyjama party chez Jawad », prénom du proprio de la cache des terroristes à Saint-Denis. De leur côté, les Belges sur faCebook, des milliers de photos postaient des LOLcats de profl ont été passées au fltre tricolore. pour tromper l’angoisse et contenir le pic de propos du lock-out de Bruxelles. racistes et antimusulmans Twitter et Facebook doivent aussi relever un déf autrement que les modérateurs repèrent déjà sur plus corsé : débusquer les les sites d’info… n l.D. relais djihadistes sur la Toile
dr
Twiter et Facebook dopent l’info et la solidarité
Postattentats
Le secourisme pour tous
Après le carnage du 13 novembre, les associations agréées enregistrent un affux de volontaires, venus apprendre le geste qui sauve.
A
la Croix-Rouge comme dans les associations agréées de protection civile, les demandes de formation aux gestes de premiers secours se multiplient depuis les attaques terroristes du 13 novembre. Michael Cuny est aide-soignant et bénévole à la protection civile de Paris. Il est intervenu au Bataclan, en deuxième rideau derrière les pompiers et le Samu. Dix jours plus tard, il anime dans le XIXe arrondissement une session « Prévention et secours civiques de niveau 1 », le module de base (60 €) pour apprendre les rudiments du sauveteur. La moitié des participants sont de jeunes chaufeurs – futurs ou ex-Uber – tenus de posséder ce brevet. Les autres sont venus pour des raisons personnelles. Comme Dorothée, qui travaille dans le secteur de
la petite enfance. Ou Flora, biologiste. Pendant sept heures, les conduites à tenir en cas de malaise, traumatisme, étoufement ou saignement déflent à l’écran, entrecoupées de mises en situation. « Pour un pansement compressif, utilisez ce que vous avez sous la main : mouchoir, écharpe… Jamais de ceinture, c’est trop rigide », détaille le formateur. « Et si je prends une balle d’AK47, je peux stopper l’hémorragie moi-même ? » lâche dans un faux éclat de rire le trublion du groupe. Les « événements » sont dans toutes les têtes. A la pause, on parle de ce copain qui a vu son amie mourir sous ses yeux dans l’un des bars du Xe. Des contrôles aux frontières voués à l’échec : « Tu bouches un trou, il s’en ouvre un autre. » Trente compressions thoraciques, deux
insufations, 30 compressions… Les exercices de massage cardiaque s’enchaînent sur des mannequins plus vrais que nature. On s’essaye au défbrillateur, à ses électrodes qu’il ne faut pas confondre – adulte et enfant. « Vous avez trouvé ça long ? lance Michael Cuny à l’issue de sa démonstration. J’ai massé seulement trois minutes. A Paris, le délai d’intervention des pompiers, dans des conditions idéales – pas de bouchons, adresse bien renseignée –, est de huit minutes… » n ArnAud Bouillin
et si une amitie
etait plus forte que toutes les haines ? Avant, Raphaël et Mounir se voyaient comme des frères. Peuvent-ils renouer avec l’amitié dont ils étaient si fiers... ou bien est-il déjà trop tard ?
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 51
géopolitique
monde
Sergueï lavrov
le metternich de Poutine
Les frasques de l’Etat islamique ont changé la donne des relations internationales. Le ministre russe des Affaires étrangères joue un rôle de premier plan. Par anne Dastakian
Q
ui est le plus dangereux ? Daech ou les EtatsUnis ? » A cette question un brin provocante, qui lui était posée en avril dernier lors d’un entretien à la radio Echo de Moscou, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a répondu sans hésiter : « Aujourd’hui, Daech est notre principal ennemi. » Avant d’enchaîner : « Concernant les Etats-Unis, toutes les questions gouvernementales ou d’ordre international devraient être résolues à la table des négociations. » On respire. Sept mois, et deux efroyables attentats plus tard – l’Airbus russe abattu au-dessus du Sinaï, le 31 octobre, et les attaques de Paris, le 13 novembre –, le ton a changé. S’adressant à ses compatriotes, Vladimir Poutine promet de « trouver et punir » les coupables de l’attentat, « où qu’ils se trouvent dans le monde », et pour cela. « Nous devons compter sur tous nos amis. » Filmé dans son
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centre de commandement, le chef du Kremlin ordonne dans la foulée à ses amiraux de s’entendre avec la fotte française. Lavrov prend le relais. « Nous sommes prêts à une coopération pratique avec les pays de la coalition et à travailler avec eux pour en défnir les modalités, qui, bien sûr, respecteraient la souveraineté de la Syrie et les prérogatives de son gouvernement », déclare-t-il. « Assad représente les intérêts d’une partie importante de la société syrienne, c’est pourquoi l’on n’arrivera pas à un règlement pacifique sans sa participation », ajoute-t-il. Sergueï Lavrov, 65 ans, ministre des Afaires étrangères depuis 2004, incarne la diplomatie russe, ses veto intraitables au Conseil de sécurité, aux côtés de la Chine, y compris lorsque Assad envoie du gaz sarin contre des civils. L’exacte antithèse, en apparence, du chef du Kremlin – bon vivant, il fume, boit, écrit des vers et joue de la guitare, tandis que Poutine est sportif et prône l’absti-
nence –, mais les deux hommes se retrouvent sur un projet commun : celui de restaurer la grandeur de la Russie. Un message que Vladimir Poutine avait martelé à la tribune de la conférence de Munich sur la sécurité, en février 2007, en dénonçant l’« aventurisme » des Etats-Unis, dans un monde désormais unipolaire hérité de la guerre froide. Une pensée développée par Lavrov, qui revendiquait pour « la nouvelle Russie » un héritage européen, chrétien et social, opposé au « modèle rigide anglo-saxon de développement économique et social, en train de trembler comme dans les années 20 ». Avant de proposer « un agenda positif qui nous fait tant défaut actuellement ». L’appel, on l’a vu, est resté lettre morte. Faut-il s’en étonner ? « On prête à la Russie des sentiments blessés, des agendas cachés, ou des aspirations néo-impériales, alors qu’elle est guidée dans les afaires internationales par des intérêts logiques et pragmatiques, débarrassés de tout
Hillary Clinton : à propos du Kosovo, puis de l’intervention anglo-américaine en Irak, après le 11 septembre 2001. Nommé ministre en mars 2004, juste après la « révolution des roses » en Géorgie, Lavrov est confronté à la « révolution orange » à Kiev. Un double bouleversement dans « l’étranger proche » de la Russie, qui s’achèvera par la courte guerre russogéorgienne en août 2008, à la suite de l’intervention militaire lancée par Tbilissi en Ossétie du Sud. L’épisode rouvre brutalement la fracture avec l’Occident. Les tentatives de réinitialisation lancées en 2008 par les nouveaux présidents, Barack Obama et Dmitri Medvedev, dureront jusqu’à l’intervention en Libye de 2011, rendue possible par une abstention de Moscou au Conseil de sécurité. Un traumatisme pour Moscou. A en croire l’ex-conseiller de Gorbatchev Andreï Gratchev*, la fn brutale de Kadhaf aurait convaincu Poutine, alors Premier ministre, de revenir au Kremlin. « Il est persuadé que la Rus-
restaurer la grandeur de la russie Sergueï Lavrov, le vétéran qui a siégé à l’ONU de 1981 à 1988 – ici, avec John Kerry, à Rome, en 2014 –, est, selon l’ancien conseiller de Gorbatchev Andreï Gratchev, ”une main de fer dans un gant de velours”.
sie ne peut se faire respecter qu’en montrant les dents. » Lavrov fonctionne dans un tandem parfaitement rodé avec Poutine. Dans les moments dramatiques, telle l’annonce de l’annexion de la Crimée, ou celle des frappes en Syrie, il s’eface devant le chef de l’Etat. En coulisse, le vétéran onusien s’active.
répartition des rôles « Pour les uns, il a la souplesse intellectuelle de Molotov plus la chaleur humaine de Gromyko, avec la rapidité d’un scorpion », s’amuse l’historien spécialiste de la guerre froide Georges-Henri Soutou, faisant allusion à deux dinosaures de la diplomatie soviétique. « Pour les autres, c’est un nouveau Metternich », ajoute-t-il, en référence au diplomate autrichien qui s’est employé, avec le Congrès de Vienne, en 1815, à sauver les restes de l’empire multinational austrohongrois face aux bouleversements de la Révolution française. « Il y ›
evan vucci / the new york times-redux-réa
motif idéologique », se défend Lavrov. Mais n’est-il pas lui-même un pur produit du système soviétique ? Né en 1950, à Moscou, d’un père arménien de Tbilissi et d’une mère russe, dont il a adopté le patronyme, il sort, vingt-deux ans plus tard, diplômé du prestigieux Mgimo (Institut d’Etat des relations internationales de Moscou). Après quatre ans au Sri Lanka, il revient à Moscou se former au département des organisations internationales, avant d’aller, de 1981 à 1988, à la représentation d’URSS au siège des Nations unies à New York. De retour à Moscou, en pleine perestroïka, il vit les derniers jours de l’URSS, avant d’être nommé viceministre des Afaires étrangères d’Eltsine, poste qu’il occupera pendant deux ans. Promu en 1992 représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’ONU, il passera les dix années suivantes à croiser le fer avec son homologue Madeleine Albright, qui le précédera à la tête de la diplomatie de son pays, puis avec
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 53
› a répartition des rôles. Poutine décide de la politique étrangère, avec ses conseillers – l’équivalent du comité central de jadis. Le MID (ministère des Afaires étrangères) est chargé de présenter les choses de façon compatible avec le droit international », poursuit Soutou. « Lavrov réussit parfois, grâce à son habileté formelle, à camoufer les faiblesses, les vides et le caractère archaïque de la diplomatie russe », renchérit Gratchev. Quoi que l’on puisse penser de Bachar al-Assad, force est de constater que la Russie a pris soin de lancer ses frappes en Syrie à l’invitation des autorités locales, conformément aux principes juridiques sur lesquels elle campe obstinément. C’est d’ailleurs à la faveur du même Assad que la Russie est rentrée sur la scène internationale, voilà deux ans, en obtenant le désarmement chimique de l’autocrate de Damas. Médiateur providentiel en Syrie ou dans l’accord historique sur le nucléaire iranien, scellé en juillet dernier, Lavrov, bon professionnel et exécutant zélé, « doit surtout beaucoup aux faiblesses des Occidentaux », note encore Gratchev, qui fustige les bévues commises par les Européens en Ukraine. On se souvient des violentes accusations de « fascisme » adressées par Poutine à la « junte de Kiev ». Lavrov, lui, est plus policé. « Une main de fer dans un gant de velours », selon Gratchev. On chuchote que, viscéralement réfractaire aux ingérences étrangères, Lavrov aurait mal vécu l’aventure ukrainienne. Mais pas au point de contredire son mentor. Maniant à la perfection la langue de bois, il peut donc sans ciller soutenir que l’annexion de la Crimée est « en accord avec le droit international ». Le 12 avril 2014, il tweetait : « L’ordre mondial est en train d’être restruc-
ria novosti / reuters
géopolitique
monde
retour en force Recontre entre Vladimir poutine et Bachar al-Assad, à Moscou, le 20 octobre 2015.
turé. C’est un processus douloureux. Mais l’Ouest doit le respecter. » En 2012, Lavrov avait ouvertement critiqué les députés de la Douma qui voulaient interdire l’adoption d’enfants russes par les Américains. Mais, quand Poutine les adoube, il fait aussitôt marche arrière…
Sortir de l’iSolationniSme Réputé sanguin, ce redoutable négociateur sort parfois de ses gonds. On l’a ainsi entendu, en août dernier, aux côtés de son homologue saoudien, fulminer devant son micro ouvert contre les « débiles », en l’occurrence des journalistes. Il avait choqué le Foreign Office, en 2008, en employant au téléphone une rafale de « fuck » lors d’un échange avec son homologue britannique, David Miliband. « Qui êtes-vous pour me donner des “putains” de leçons ? », lui avait-il lancé. Les relations anglorusses étaient alors au plus bas, après l’assassinat au polonium, en 2006, à Londres, de l’ancien espion Litvinenko, et Miliband avait eu l’impudence de demander des comptes. Alors que se dessine un front commun contre Daech en Syrie, peut-on s’attendre à une entente durable dans l’avenir ? Nombreux
“l’ordre mondial eSt en train d’être reStructuré. c’eSt un ProceSSuS douloureux. maiS l’oueSt doit le reSPecter.” Sergueï lavrov 54 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
sont ceux, en Russie, à accuser Poutine d’avoir lancé l’ofensive pour sortir de son demi-échec dans le Donbass. « Poutine a dit que l’opération en Syrie avait pour but de stabiliser le régime d’Assad. Mais le second aspect de cette histoire était de sortir la Russie de son isolation internationale, née de nos “brillants” succès en Ukraine », note le journaliste Alexandre Goltz, spécialiste des afaires militaires, qui émet de sérieux doutes sur l’issue de l’opération. Idem pour l’historien et géopoliticien Pierre Conesa, qui voit les risques d’une nouvelle croisade. « Pour Daech, l’arrivée des Russes est du pain bénit », prévient l’analyste, qui recommande une courte campagne, en guise de rétorsion, suivie par un rapide passage de relais aux pays du Golfe. Même constat de la part d’Andreï Gratchev, pour qui Poutine « a payé son billet d’ invitation à la table des Occidentaux par les 224 morts du Sinaï. Il a mis un doigt dans l’engrenage, et sousestimé le fait que, face à Daech, il se place dans le clan des ennemis ». Reste à Lavrov à mettre en musique cette nouvelle partition. Andreï Gratchev demeure optimiste : « Lavrov saura sans aucun doute présenter sous son meilleur visage la politique de Poutine, qui ressemble de plus en plus à un “village Potemkine”, avec ses prétentions et ses recherches de grandeur perdue ». Avant de rappeler, dans un sourire, que « c’est le prince Potemkine qui a ofert en cadeau la Crimée à sa Grande Maîtresse impériale – Catherine II ». n A.D. * Le passé de la Russie est imprévisible, Alma Editeur, octobre 2014, 518 p., 25 €.
Monde
à la loUPe
dU Mali aU caMeroUn
la concUrrence terroriste
Les pays de la bande sahélienne se livrent à une guerre pour la suprématie djihadiste. A coups d’attentats. PAR AlAin léAuthieR
Une réPonse à daech ? A Bamako aussi, le sang versé dans l’hôtel le plus luxueux de la capitale malienne porte une signature : celle d’Al-Mourabitoune, le groupe de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, dit « le Borgne », donné pour mort à plusieurs reprises, notamment en juin dernier dans le Sud-Est libyen. C’est à partir de ce sanctuaire qu’il aurait organisé une prise d’otages meurtrière (37 morts) sur le site gazier d’In Amenas, en Algérie. A son actif aussi, selon toute probabilité, l’attentat en mars (5 morts dont un Français) contre le club restaurant La Terrasse, fréquenté par les noctambules, locaux et « expats » mélangés, de Bamako. Le début des désillusions pour ceux qui croyaient le pays tiré d’afaire, la menace djihadiste contenue et la réconciliation nationale sur la bonne voie. Le Mali n’a été en réalité qu’artificiellement pacifié et reste politiquement très divisé. Pour nombre de spécialistes que Marianne a régulièrement interrogés, les négociations de paix avec les diverses factions rebelles n’auraient
été qu’un leurre. « On ne fait pas la paix avec des gens qui, pour diverses raisons, notamment les trafcs, n’y ont pas intérêt », afrmait encore récemment André Bourgeot, directeur de recherche au CNRS. Lequel n’a eu de cesse de mettre en garde contre les dégâts collatéraux de la présence militaire française, désormais perçue dans certains milieux comme une armée d’occupation. Pis : une armée ayant collaboré avec l’ennemi, en l’occurrence les Touaregs du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), un temps chouchoutés par Paris mais détestés à Bamako. C’est dans ce contexte délétère que Mokhtar Belmokhtar lance ses attaques d’ampleur limitée mais aux efets psychologiques dévastateurs. Pour les deux dernières, il semble avoir bénéfcié de l’assistance de djihadistes résidant à Bamako, voire d’étrangers. Un témoin du carnage du Radisson Blu affirme avoir entendu un des assaillants parler anglais… Reste à savoir pour le compte de qui ? Daech ?
Un temps on a cru le Borgne rallié au « califat » d’Al-Baghdadi mais, en fait, tout en afrmant son autonomie, il reste attaché à al-Qaida et à son chef suprême, Ayman al-Zawahiri. Dans la concurrence sans pitié à laquelle se livrent les deux grands « network » du terrorisme islamiste, le carnage du Radisson constitue peut-être d’ailleurs une réponse de ce dernier au « coup d’éclat » de Daech à Paris. A moins que des enjeux spécifques à leur autorité respective dans le Sahel n’en soient à l’origine. Il démontre en tout cas que les pays de la bande sahélienne, ou limitrophes, n’en ont pas fni, loin de là, avec les fous d’Allah. Les Camerounais l’ont encore vérifé à leurs dépens le 21 novembre avec un attentatsuicide dans le nord-est du pays (cinq civils tués). Afaiblie, peut-être, mais à coup sûr toujours aussi mal combattue par les forces armées nigérianes. Inféodés ou pas à Daech, les uns ou les autres frapperont à nouveau dans les semaines ou mois à venir. Dakar ? Abidjan ? Lagos ? n
à baMako, le sang versé le 20 novembre porte une signature : celle d’Al-Mourabitoune, inféodé à Al-Qaida.
xinhua / sipa
P
aris-Bamako. Front intérieur, front extérieur, mais une seule et même guerre contre l’ennemi islamiste ? Le raccourci est tentant. Mais bien trop imprécis. Une semaine à peine sépare la tuerie de Paris (130 morts), le 13 novembre dernier, de la sanglante prise d’otages du Radisson Blu de Bamako (18 clients et un gendarme malien tués), le vendredi suivant. Dans le premier cas, il y a une revendication explicite, celle de Daech, que nombre de policiers ou magistrats spécialisés tiennent pour parfaitement crédible.
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 55
MONDE expliquer comprendre réagir IllIco Ü
Le dopage de Daech
epa / nabil mounzer / maxppp
L
es combattants de Daech utilisent massivement des pilules de Captagon, une amphétamine très populaire, pour se donner du courage. Ces pilules, qui ont été retrouvées notamment à Alfortville, où se cachait Salah Abdeslam, un des auteurs des attentats de Paris, ont de nombreuses qualités. Elles sont simples à fabriquer et bon marché, avec un prix à l’unité variant de 5 à 20 dollars. Elles réduisent les besoins en sommeil, la sensation de faim, tout en stimulant les capacités sexuelles et surtout guerrières. Très répandue au Moyen-Orient, cette drogue, qui provoque une rapide dépendance, a été produite massivement LE captagON est une amphétamine par le Hezbollah facile à fabriquer et bon marché. libanais dans un premier temps pour doper les combattants de sa branche militaire, puis pour alimenter un juteux trafc, qui lui a rapporté plusieurs milliards de dollars. Des combattants de Daech faits prisonniers ont raconté avoir reçu de leurs chefs ces pilules « miracles » juste avant de se lancer dans une attaque. Ce genre de pratique n’a rien de nouveau. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazie a fait un usage massif de la pervitine, une amphétamine de la même famille que le Captagon. Lors de l’invasion de la France en 1940, 35 millions de ces pilules ont été distribuées aux soldats du Reich. n J.l.
No coMMENT Ü
SyriE : LES gaiNS ruSSES LiMitéS
Malgré le pilonnage massif de l’aviation russe contre Daech et d’autres groupes d’opposants, ces dernières semaines, les troupes de Bachar al-Assad ne sont parvenues à augmenter que de 0,4 % la superfcie des territoires dont elles ont repris le contrôle, estiment des services de renseignements occidentaux. Les djihadistes ont notamment perdu du terrain au sud d’Alep. Mais ils en ont gagné ailleurs et menacent désormais l’autoroute stratégique reliant Damas à la ville de Homs. Les résultats décevants des frappes aériennes pourraient contraindre la coalition anti-Daech à envisager des opérations terrestres, même limitées. n J.l. 56 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
Grande-BretaGne terrorIste ou pas ? Elle a 18 ans, elle est londonienne, son nom : Silhan Ozcelik. Elle vient d’être condamnée à vingt et un mois de prison ferme pour… avoir voulu aller combattre avec les Kurdes du PKK contre Daech. Or, en Grande-Bretagne, le PKK est considéré comme une organisation terroriste. Le juge Bevan a eu ces mots très durs : « Vous êtes une jeune flle stupide, incompétente et profondément malhonnête, vous avez menti à votre famille et au tribunal. » Israël profIl Bas Ephraim Halevy, ancien patron du Mossad, a réagi vertement à propos du tombereau de critiques des médias israéliens sur les « défaillances des services de renseignements français », jugeant que le pays n’a pas à donner de leçons : « Nous parvenons à faire échec à de nombreuses tentatives d’attentats, mais le terrorisme n’est toujours pas vaincu. Il ne faut pas surestimer les pouvoirs des services de renseignements. » palestIne l’olp s’héBraïse L’Organisation de libération de la Palestine a lancé pour la première fois une page Facebook en hébreu nommée « Palestine en hébreu » en vue d’expliquer les positions de la principale organisation palestinienne aux Israéliens. L’OLP, dirigée par Mahmoud Abbas, est l’organisme qui a signé offciellement avec Israël les accords d’autonomie en 1993. Iran la Guerre des hackers Un groupe de hackers iraniens a espionné les systèmes informatiques de physiciens et de spécialistes nucléaires israéliens ainsi que des responsables du ministère de la Défense et des chefs d’entreprise. Ces pirates informatiques ont également sévi en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux Pays-Bas. Ils ont été repérés par une société israélienne, Check Point, spécialisée dans la sécurité informatique. n
Israël-état IslamIque
Une trêve armée ?
L
es djihadistes connaissent leurs limites. Malgré leur rhétorique enflammée, Daech et le front Al-Nosra, une fliale d’Al-Qaida, se gardent bien de défer Israël. Sur le terrain, une trêve ofcieuse est respectée sur le plateau du Golan, conquis par Israël sur la Syrie en 1967 alors que les combattants des deux organisations circulent dans certains secteurs de cette région à portée de vue des jumelles des militaires israéliens. L’Etat hébreu laisse faire et réserve ses coups les plus durs sous forme de raids aériens aux combattants du Hezbollah et à leurs alliés, les Gardiens de la révolution d’Iran, considérés comme l’ennemi numéro un. Bref, les djihadistes et Israël ont pratiquement les mêmes ennemis sur le front syrien. La seule diférence porte sur Bachar al-Assad. Daech et le front Al-Nosra veulent à tout prix renverser le régime du président syrien, alors qu’Israël s’en tient à une prudente neutralité et se contente de compter les points. Ces règles du jeu sont toutefois considérées comme provisoires. « Il est évident que, tôt ou tard, les djihadistes nous attaqueront, c’est dans leur ADN. Mais, pour le moment, ils ont d’autres priorités et surtout trop d’ennemis », explique un ofcier israélien. En attendant une confrontation, l’Etat hébreu a renforcé ses moyens de surveillance, à l’aide de drones, de satellites et de systèmes d’espionnage électronique, pour être prêt le jour où les règles du jeu changeront. Autant de moyens qui sont déjà utilisés massivement le long de la frontière avec l’Egypte contre Ansar Beit al-Maqdess. Ces djihadistes, qui ont fait allégeance à Daech et sévissent dans le Sinaï contre les soldats égyptiens, pourraient eux aussi être tentés d’infltrer le jour venu des commandos dans le sud d’Israël. n Julien lacorie, à Jérusalem
GranDE-BrETaGnE
Le boulet travailliste
il a osé le dire
allEmaGnE
uNE NatiON EN prOiE à l’aNgOissE sécuritairE Les attentats de Paris ont ravivé chez nos voisins le débat sur le terrorisme et sur l’utilisation des forces armées.
F
aut-il autoriser l’armée à intervenir en armes sur le territoire national, renforcer les écoutes, contrôler les frontières ou accepter de bombarder l’Etat islamique ? L’Allemagne, elle aussi, est en proie à un débat sécuritaire intense. Il est vrai que la sacro-sainte Mannschaft a failli se retrouver impliquée dans les attentats du 13 novembre au Stade de France et que des millions de téléspectateurs allemands ont découvert l’horreur parisienne en direct à la télévision. Quelques jours plus tard, une alerte conduisait à l’annulation de la rencontre de foot avec les PaysBas à Hanovre. Depuis, d’incessantes alertes à la bombe mobilisent les forces de l’ordre. Bien que le patron de la police fédérale judiciaire (BKA), Holger Münch, assure qu’il n’existe pas de preuve d’attaque en préparation, son collègue des RG Hans-Georg Maassen ne doute pas que « si l’EI peut frapper [en Allemagne], il le fera ». Sept cents jeunes Allemands sont partis en Syrie et 400 islamistes « dangereux » vivent outre-Rhin. Par
“Je pense que la simulation de noyade, c’est de la gnognote.”
ailleurs, si l’aviation allemande ne bombarde personne, l’Allemagne arme et forme les combattants peshmergas du Kurdistan irakien. Alors que les marchés de Noël s’apprêtent à ouvrir, la foire aux propositions sécuritaires est ouverte. Le ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, veut pouvoir faire appel à l’armée sur le territoire national. Depuis 1949, la Constitution y interdit en efet toute intervention armée de la Bundeswehr. Aujourd’hui, beaucoup pensent que cette interdiction dépassée. Pour leur part, les syndicats de policiers demandent des hommes, un armement adapté et une extension des capacités d’écoute. Enfn, les conservateurs bavarois accentuent leur pression sur Angela Merkel pour qu’elle limite un fux de réfugiés qui pourrait protéger des terroristes. Après à l’appel à l’aide français, le débat sécuritaire s’étend hors des frontières. Faudrat-il envoyer des avions contre l’Etat islamique, ou participer à une hypothétique intervention terrestre ? Le débat ne fait que commencer. n Thomas schnee, à Berlin
Les attentats du 13 novembre ont permis aux candidats républicains de laisser libre cours à leur hystérie. DonalD Trump s’est encore distingué en soulignant, dimanche 22 novembre, l’urgence du recours au waterboarding, méthode d’interrogatoire interdite et considérée comme de la torture, pour faire parler les suspects. « Cela n’est rien par rapport à ce qu’ils nous font subir », a-t-il ajouté.
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 57
andy katz / demotix / corbis
trait pour trait
fabrizio bensch / reuters
P
our prendre part aux frappes aériennes contre Daech en Syrie, David Cameron a besoin d’un vote au Parlement. Mais le Premier ministre britannique a devant lui un obstacle de taille : le leader des travaillistes, Jeremy Corbyn, un pacifste radical qui a déjà déclaré qu’il n’appuierait jamais sur le bouton nucléaire, sous aucune condition. Il a aussi dit regretter que l’on tue des djihadistes britanniques en Syrie et en Irak, et qu’il préférerait que la justice anglaise aille leur demander gentiment de se rendre pour les juger en Grande-Bretagne. David Cameron est prudent, et échaudé. En 2013, alors qu’Obama et Hollande étaient prêts à en découdre, les travaillistes anglais avaient déjà empêché le pays, par un vote négatif à la Chambre des communes, de s’engager dans des actions contre Assad, qui venait d’utiliser des armes chimiques contre son peuple. Un vote qui avait fait vaciller la détermination du président américain. David Cameron va devoir convaincre les Ecossais nationalistes s’il veut emporter le vote. n agnès-caTherine Poirier
le journal des lecteurs
Vivre ensemble dans l’espace public Les attaques terroristes de Paris vont encore compliquer l’accueil de réfugiés musulmans auxquels, plus que jamais, on réclamera des gages de tolérance religieuse et sociale.
A
près les attentats de Paris, je viens de relire l’excellent éditorial de M. Julliard intitulé « Le malheur arabe » paru dans le n° 968. Quelle clairvoyance ! Catastrophe chez nous, mais rien de changé dans la situation des Arabes victimes des guerres, de la folie meurtrière de Daech, et des régimes dictatoriaux. Si ce n’est que la réticence des Européens à accueillir des réfugiés syriens, irakiens, érythréens, va se trouver plus vive à la suite des attaques à Paris. En plus, ils sont presque tous musulmans. Ça complique le problème. Et, pourtant, nos portes si difciles à ouvrir doivent-elles se refermer un peu plus ? C’est alors que je repense aux injonctions de ma grand-mère lorsque j’avais 5 ans et que nous lui rendions visite le dimanche à Lyon. Elle nous attendait, et au premier coup de sonnette elle venait nous ouvrir en criant : « Prenez les patins. » Nous nous exécutions immédiatement, car son appartement au plancher brillant n’aurait pas supporté les traces des galoches que nous portions en temps de guerre. C’était l’habitude, si elle n’avait pas crié son ordre, nous ne
serions pas, malgré tout, rentrés chez elle sans prendre les patins. Les réfugiés arabes ou africains qui arrivent et voudraient vivre chez nous, ceux qui s’y sont installés depuis longtemps, ont-ils conscience que dans un pays d’accueil on ne peut pas être reçu sans beaucoup de réticence si on ne fait pas l’efort de « prendre les patins » ? Nous ne demandons pas aux musulmans de renoncer à leurs croyances, à leurs prières, à leurs pèlerinages à La Mecque, à leur refus de manger du porc, bref, à leurs spécifcités religieuses,
dans la mesure où elles sont compatibles avec nos croyances et/ou nos règles de vie. De la même façon, ils n’ont pas à nous demander de renoncer à pratiquer dans une France laïque le catholicisme, le protestantisme, le judaïsme ou l’athéisme, mais il faut qu’ils sachent qu’ils entrent dans un pays où des valeurs très fortes ne peuvent être contestées : la liberté de penser et/ou de croire, l’égalité entre hommes et femmes, le consensus et la règle qui disent que, dans l’espace public, on ne doit pas afcher ostensiblement sa religion, etc. n Yves huneAu, crAn-gevrier
Les politiques osent tout, c’est à ça qu’on les reconnaît
S
i l’on en croit leurs chiffres, très probablement aussi sincères qu e ceux du chômage, on recense en cette fin d’année 2015 environ
200 000 adhérents au parti Les Républicains, 131 000 au PS et 52 000 au FN ; ceux que tous les médias présentent comme les trois partis leaders de France. Côté syndical, la CGT
58 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
ann on c e qu el qu e s 700 000 adhérents, la CFDT en annonce 860 000. Bref, même avec une grande marge d’erreur, il n’y a pas photo : les syndicats sont bien plus
représentatifs qu e notre classe politique. Il est donc croquignolesque d’entendre le gouvernement et certains ministres moquer le manque de représentativité syndicale. Il
paraît qu’on reconnaît certaines personnes au fait qu’elles osent tout. On doit donc avoir la classe politiqu e la plus stupide (restons poli) du monde… n Aurélien létAng, lAuzAch
Assez des photos de terroristes !
Q
ue vous passiez en boucle les photos de terroristes recherchés par la police, d’accord, c’est indispensable pour les neutraliser, mais que vous passiez en boucle depuis quelques jours, des mois, voire des années, des photos et vidéos des Aït Boulahcen, Merah, Coulibaly et Kouachi, c’est honteux et insupportable. Ils sont éliminés, tant mieux, oublions-les, nous ne les connaissons que trop ! Citez-les sans image, avec les vrais mots qui conviennent : ce ne sont pas des combattants de je ne sais quelle organisation, mais de vrais tueurs et de vrais assassins. Alors, de grâce, supprimez ces photos ou vidéos les montrant « triomphants », ne participez pas à une campagne médiatique dont vous connaissez l’impact auprès d’une certaine fraction de la jeunesse et n’en faites surtout pas des héros ou des vedettes d’un star system mortifère. Ne soyez pas complices sans le vouloir ou prosélytes sans le savoir ; de grâce, pensez sans relâche aux victimes et à leurs familles. Merci. n
François Monnais, nancy
Ces mots dangereux
Novembre
L
Après janvier, novembre, et la plume ne sait S’il faut écrire encore ou se taire à jamais. Jeunes il vous faudra vivre avec un brin d’angoisse Demain n’est plus hier, mais vivez à plus soif ! De cette vie du jour proftez maintenant Ce paradis des fous si lamentablement Obscurité, violence, et pure invention Défgurant la foi et toute religion. Donc, où que vous soyez, vivez jeunes amis L’unique certitude est la vie aujourd’hui. Aux morts et aux vivants. n chantal crabère
es mots « stigmatisation » et « amalgame » expriment certes une réalité condamnable, mais, suremployés, ils parasitent le langage. C’est ainsi que l’esprit critique et l’argumentation construite n’ont pas la possibilité de se développer. n Michel aracil
La laïcité trahie
L
a trahison de la République laïque ne date pas d’aujourd’hui. La loi Debré qui spolie l’Education nationale au proft des écoles religieuses, qui par la lâcheté des politiques n’a jamais été remise en cause. Si la justice existait, l’élu qui ne respecte pas l’esprit de la République laïque devrait être exclu de tout mandat représentatif. n
à quand le prochain ?
Les Leçons d’un drame nationaL
Marcel Grancisen, aviGnon
Pas normal
T
N
ous sommes des millions de Français traumatisés par les ignobles attentats qui ont secoué Paris. Actuellement, les Parisiens vivent dans la peur panique, s’attendent avec terreur à de nouveaux attentats. Où ? Quand ? Comment ? Afn de leur redonner espoir et sérénité, il faut arrêter les raids aériens sur la Syrie et l’Irak. D’ailleurs, comme l’a déclaré un général français, les frappes aériennes ne servent à rien. Arrêtons les frappes aériennes et arrêtons de massacrer des civils innocents. Qu’auraient fait Gandhi, Nelson Mandela, Jaurès ? Ils auraient envoyé un message d’amour et de paix. Non, comme l’a fait Nicolas Sarkozy, des menaces de guerre et de haine, ou comme Manuel Valls, qui affrme poursuivre les raids aériens, ce qui est de l’inconscience et du mépris pour les Parisiens et pour les Franciliens également traumatisés. C’est leur infiger une torture morale, pour eux qui vivent dans la peur. Ces attentats vont attiser des haines de certains de nos compatriotes à l’encontre de Français musulmans, de
hannah assouline
médias
ne Laissons Pas les attentats attiser la haine. Maghrébins laïcs ou athées. Ces terroristes kamikazes, personne ne peut les arrêter, j’en veux pour exemple entre 1940 et 1945, la Résistance traquée par la Gestapo, la SS, la Milice de Pétain, rien ne l’a arrêtée et ce n’était pas des kamikazes. J’écris cette lettre pour être en paix avec ma conscience car, si les attentats reprennent alors que je n’aurais rien fait, j’aurais honte et je me dirais : « Pourquoi n’as-tu rien fait ? » Alors, je fais. n GeorGes le roy, chanGis-sur-Marne
rouvez-vous normal qu’un professeur des écoles, bac + 5, catégorie A, qui travaille entre 40 et 70 heures par semaine (outre la présence devant les élèves, il faut compter la préparation des cours et les corrections de copies) soit moins bien payé que des fonctionnaires de catégorie C (territoriaux entre autres) qui font 35 heures et qui ont à peine le niveau bac pour certains ? n
évelyne Guyennot
Guerre ou tuerie
Q
uand j’entends aujourd’hui parler de guerre à propos d’une tuerie impliquant huit tueurs, je suis estomaqué. N’est-ce pas un abus de langage ? n
Jean-Pierre adaM, Moselle
le journal des lecteurs
M
erci pour votre article « Les fonctionnaires répliquent à Macron » (Marianne n° 965). Qu’ils soient d’Etat ou de la territoriale, je les ai côtoyés pendant trente-sept ans et n’ai eu qu’à me louer d’eux. Amabilité, disponibilité, sens du service public, conscience professionnelle, compétence, alors que la plupart sont payés avec des queues de cerise. La période que nous vivons s’avère plus que jamais destructrice sur le plan des droits des agents publics : disparition des services publics de proximité, casse de la protection sociale et de l’hôpital public, dégradation du secteur social… Petit à petit, le bien public au service de tous est livré en pâture à la privatisation pour le profit de quelques grands groupes capitalistes industriels et financiers. Plus que jamais, il est temps de réaffirmer notre attachement à des droits sociaux collectifs et solidaires, aux services publics accessibles à l’ensemble de la population, à un service public de proximité égal pour toutes et tous. Plus que jamais, nous devons nous réapproprier une protection sociale de la naissance à la mort, seule garantie d’une égalité des chances. n claude Jacquard, Garches
rendons à jouzel ce qui est à jouzel
Un Niçois qui mal y pense
V
u à la télé deux jours après les massacres du 13 novembre à Paris, un responsable politique – soucieux par ailleurs de sécuritaire : « Après ce moment d’unité dans la compassion, le débat démocratique doit reprendre ; ne pas l’accepter, ce serait donner raison
aux terroristes qui ne veulent que détruire la démocratie. » Mieux que « détruire la démocratie », n’est-ce pas plutôt la tentative plus simplement de l’instrumentaliser afin de creuser des fractures déjà présentes dans nos sociétés et de diviser à terme pour mieux
régner (voire plus) dans le monde ? Aussi, réféchissons avant de parler et agissons avant tout. Ne pas tomber dans le piège, alors que le « mal » verbal de la « guerre » civile peut s’amplifier encore à quelques encablures d’élections régionales – et nationales. n
N
Vincent capieze
pour répondre à l’horreur Voir des expos, lire des livres, aller au théâtre pour apprendre à penser juste.
étienne de malglaive / réa
La garantie de l’égalité des chances
une seule arme, la culture
U
n seul mot, « l’horreur ». Journaliste depuis trente ans, je n’ai pas envie d’en savoir plus sur cette nuit sanglante. Plus envie. Qui ? Quoi ? Pourquoi ? Saturé d’information. Alors qu’au premier coup de feu on savait tous. Une image clé s’impose aujourd’hui, celle du Bataclan, une salle de concerts ! Des jeunes réunis autour d’un groupe de rock. Chanter, danser, faire la fête. Partager. Mais ils avaient rendez-vous avec la mort. La mort au nom de Dieu. Absurde. La tentation, c’est de se barricader et de tenir des discours radicaux, de hurler avec les loups. Ne pas céder à la tentation. Contre les
bombes, on ne gagne pas avec des bombes. Prendre le temps, voir plus loin, plus haut. Réféchir et se remettre en cause. Ne pas avoir peur. Tendre la main à ceux qui se sentent exclus et qui s’inventent de justes causes. Les convaincre de prendre un autre chemin, élargir leur horizon. Et leur donner l’exemple. Seule la culture peut faire reculer l’intolérance, la violence, la bêtise. Lire des livres, aller au théâtre, voir des expos… Sortir de chez soi pour sortir de soi-même. Une culture exigeante, ouverte. C’est cette guerre-là qu’il faut déclarer. n philippe Brunet-lecomte (mytoc.fr)
ous recevons de M. Jean Jouzel les précisions suivantes : « Le choix du nom de la résidence “Jean Jouzel” à Poitiers a été fait en novembre 2011 par les étudiants de La Rochelle à la suite d’un vote portant sur plusieurs propositions : Atlantide, Emmy Noether, Alfred Wegener et Jean Jouzel. Le choix des étudiants s’étant ainsi porté sur le nom de ce dernier, ce n’est qu’en juin 2012 que le groupe Eiffage a été retenu pour la construction de la résidence. Par ailleurs, Jean Jouzel a été viceprésident du groupe scientifque du Giec – et non vice- président du Giec – de 2002 à 2015. » n
Vive la laïcité !
B
ravo pour votre long dossier sur la laïcité du n° 968 du 6 novembre. Enseignant retraité, j’ai pu constater en lycée les dégâts des faiblesses de notre administration. Nous devons absolument convaincre nos amis et concitoyens de l’absolue nécessité d’une position ferme sur ce sujet. Les religions ne devraient plus intervenir dans l’espace public ni dans la vie politique. n
Jean-pierre Barinet, la marche
Le désistement républicain, un leurre
Sécession
L
a Catalogne s’apprête à faire sécession. Il s’agit d’un acte important pour une région dont le PIB représente environ 20 % de celui de l’Espagne. La Catalogne a une forte identité. Elle était partiellement intégrée à l’empire de Charlemagne au IXe siècle. Théophile Gautier comparait Barcelone à Marseille et estimait qu’on aurait pu s’y croire dans une ville française. Quant au fait de vouloir se démarquer, il me rappelle une citation de Lamennais : « La centralisation, c’est l’apoplexie au centre, la paralysie aux extrémités. » n
Faute d’avoir fait le travail pour lequel ils ont été élus, les politiques utilisent la peur du FN pour tenter de se faire réélire.
S
e désister en faveur du concurrent ou favoriser le FN ? Le fameux « front républicain ». Va-t-on être un bon républicain, ou va-t-on faire élire un candidat FN de manière ignominieuse ? Voilà ce qui semble être le dilemme démocratique de ces dernières années. C’est devenu, d’ailleurs, le principal enjeu de chaque élection. Voter n’est plus un choix assumé, mais une gestion du désistement. Les raisons de la lente progression du FN ? Les politiques sont des professionnels qui ne pensent qu’à leur survie électorale, et ce à n’importe quel prix, au mépris des intérêts du peuple. Le cadencement de la démocratie est immuablement établit : le politique fait campagne pour être élu, il serre des mains, sourit, est optimiste, écoute les doléances des gens en faisant semblant de les entendre, bois des coups au bar du coin pour le plus téméraire. C’est d’ailleurs le seul et unique moment ou électeur et politique se rencontrent, sans toutefois se comprendre. Une fois élu : il régale ses plus fervents soutiens, profte et abuse du pouvoir, prépare sa réélection, fait campagne, et ainsi de suite. Et pendant ce temps, le FN creuse son sillon. Certains aiment le honnir mais, par ailleurs, le FN est très utile. Son ancrage dans la population est le symptôme d’une société qui va
mal. Malheureusement, il se révèle aussi utile pour les politiques. Ces derniers le vomissent tout en l’utilisant comme un allié fdèle lors de certaines élections, avec justement la pratique du « front républicain ». Le FN peut faire gagner des élections aux partis dits de pouvoir. Le PS et l’ex-UMP espèrent une confrontation avec Marine Le Pen au second tour de la future présidentielle pour être sûrs de l’emporter au fnal. Tel est l’état de la démocratie française. n éric Perez, Paris
La cohésion bien fragile des politiques
L
es sombres journées de l’année 2015 nous ont amenés à vivre plus intensément notre fraternité, à réaffirmer notre esprit citoyen, notre patriotisme en re prenant l ’ hymn e national. Je ressens chaque fois une intense émotion. J’avais 5 ans lorsque mon grand-
père m’a appris la Marseillaise. Il avait à cœur d’ancrer en nous cette fierté d’être français, cet esprit de résistance à défendre les valeurs auxquelles il croyait. Cette cohésion fraternelle exaltée lorsque « la République nous appelle » pour un e noble cause m’apparaît
aujourd’hui fragile et éphémère. Une fois dissipée l’intense émotion des carnages dont nous avons été les témoins, nombre de politiques ont rompu leur serment d’unité en vilipendant leurs adversaires avec autant de hargne que si rien ne s’était passé. Il est vrai que des élections
approchent. Lorsque le spectacle de l’Assemblée nationale où s’expriment avec virulence les rancœurs partisanes et personnelles est aussi désolant, il ne faut pas s’étonner de constater l’abstention croissante. En ces instants, je n’ai plus envie de chanter. n christian reboul, antibes
Réagissez à l’ensemble de ces prises de position en écrivant à : Marianne, « Journal des lecteurs », 28, rue Broca, 75005 Paris, ou sur lecteurs@journal-marianne.com
Yves bargain, loos-lez-lille
Mobilisation générale
Q
uelles sont les priorités ? Se satisfaire d’avoir fait face aux carnages provoqués par des abrutis barbares, dire que l’on n’a pas peur pour faire la fête malgré l’état d’urgence décrété ou lancer la mobilisation générale pour mettre défnitivement hors d’état de nuire ces barbares ? On ne combat pas un cancer sociétal avancé par des belles paroles mais par de la chirurgie lourde impliquant toute la société par une mobilisation générale. n J.-c. baert
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 61
préHistoire
enquête
après la découverte d’Homo naledi, la communauté des
du rififi
“homo naledi” – ici, modélisé par par le paléoartiste John Gurche –, haut de 1,50 m, pesant environ 45 kg mais avec un cerveau de la taille d’une orange. Bouleversera-t-il la théorie de l’évolution ?
paléoanthropologues s’écharpe…
chez lucy et cie La révélation de la nouvelle espèce du genre humain exhumée dans une grotte d’Afrique du Sud sème le trouble dans les baronnies fossilisées de la science. Ne serait-elle qu’un australopithèque de plus ?
mark thiessen / ap / sipa
E
t l’homme préhistorique ft le buzz… Le 10 septembre 2015, le site eLife a volé la vedette et grillé la politesse aux prestigieuses revues Science et Nature. Le petit canard scientifque en ligne a en efet révélé en un clic à la planète entière la découverte d’Homo naledi (1)… Soit rien de moins qu’une nouvelle espèce du genre humain exhumée d’une grotte d’Afrique du Sud ! Mille cinq cents os, appartenant à une quinzaine de nourrissons, de jeunes adultes ou d’individus plus âgés… « C’est exceptionnel, s’enthousiasme Antoine Balzeau, paléoanthropologue au CNRS et spécialiste des crânes, dont il a exposé quelques répliques sur les étagères de son petit bureau au musée de l’Homme, place du Trocadéro. Vous imaginez, 1 500 os, dans une zone où, potentiellement, il y en a beaucoup d’autres ! On n’a jamais trouvé autant de squelettes aussi vieux et aussi bien conservés. » Pour ne rien gâcher, la démarche du découvreur d’Homo naledi, l’iconoclaste Lee Berger, paléoanthropologue à l’université de Witwatersrand (Johannesburg), recèle un autre trésor : sa transparence. Contrairement aux pontes de la discipline qui planquent jalousement leurs fossiles au fond d’un cofre-fort au prétexte qu’ils n’ont jamais fni de les étudier, Berger, lui, a décidé de révéler dans son article chaque détail de ses trouvailles. Quand eLife a lâché sa petite bombe, Antoine Balzeau était en congrès à Londres. « Une demi-heure après avoir lu l’article, je pouvais télécharger sur mon ordinateur les crânes en 3D et regarder ce que c’était. Ça ne s’était jamais fait et
PAR PERRINE CHERCHÈVE
c’est incroyable, le potentiel que cela donne aux autres chercheurs, explique le scientifque, qui milite pour que sa discipline cesse ces rivalités entre baronnies qui la fossilisent. C’est en cela que l’approche de Berger est révolutionnaire ! » « Chasseur de fossiles » sponsorisé par National Geographic – qui finance ses fouilles –, Lee Berger, Homo sapiens de 49 ans, a une devise : « Entertainment frst, science second » (« Le divertissement d’abord, la science ensuite). En 2006, il avait fait un premier coup, croyant avoir déniché les restes d’une espèce inconnue de Pygmées dans une grotte de Palau – une des îles de l’archipel de Micronésie. Sauf que l’« homme de Palau » n’était pas le nain que Berger imaginait : les milliers d’os déterrés étaient vraisemblablement ceux de jeunes insulaires, d’où leur petite taille… Dix ans et deux autres découvertes plus tard – en 2008, il avait aussi exhumé les restes d’australopithecus sediba, l’un des ancêtres supposé d’Homo erectus, dans la grotte sud-africaine de Malapa –, Berger n’a rien perdu de son amour du scoop. Voyez la promo d’Homo naledi. Un documentaire télé est déjà en boîte. Une sculpture de notre supposé lointain cousin est achevée. Et à l’article-feuve d’eLife s’est ajouté, bien sûr, le récit exaltant de National Geographic… Vingt-cinq pages illustrées de portraits d’Homo naledi reconstitués d’après les squelettes révèlent les dessous de cette « découverte fantastique » qui, lit-on, « bouleverse les théories de notre évolution ». L’épopée « fantastique » d’Homo naledi commence le 13 septembre 2013, par un heureux hasard. Deux spéléologues, Steven Tucker et Rick Hunter – recrutés dans le cadre d’une expédition géologique sur le site archéologique du « berceau de l’humanité –, › 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 63
préhistoire
enquête › se fauflent dans les cavités de Rising Star. Tucker et Hunter, minces et musclés, parviennent à se glisser jusqu’à une salle étroite de 9 m de long sur 1 m de large. Et là, stupeur. Le sol est jonché d’ossements… « Les spéléologues ont d’abord pensé que ceux-là devaient être récents. Ils n’étaient pas lourds comme des pierres, à l’instar de l’ensemble des fossiles, précise Jamie Shreeve, rédacteur en chef du National Geographic. Ils reposaient simplement par terre, comme si quelqu’un les avait abandonnés là. Les deux hommes ont remarqué un fragment de mâchoire inférieure aux dents intactes. Qui semblaient humaines. » Aussitôt alerté, Lee Berger, qui, en examinant les photos de Tucker et Hunter, com-
prend vite que ces restes sont exceptionnels, décide de les extraire au plus vite. Problème : le chercheur et ses collègues sont trop gros pour se couler dans la fente. Pour trouver le bon gabarit, Berger poste cette annonce sur Facebook : « Recherche personnes de fne constitution, avec références scientifques et expérience de la spéléologie ; doivent être disposées à travailler en milieu confné. » Il sélectionne six jeunes femmes, qu’il baptise ses « astronautes souterraines », qui, par groupe de trois, vont se relayer pour flmer la scène, dégager les vestiges et les remonter à la surface. Où une équipe de scientifques dirigée par Berger contrôle les opérations. Deux ans et deux campagnes de fouilles plus tard, le
© olivier-marc nadel
de “sapiens” à “HabiLis”, petit arbre généaLogique
Homo sapiens Entre 200 000 ans et aujourd’hui taille : de 1,50 à 1,75 m environ Volume cérébral : 1 350 cm3 L’homo sapiens est l’espèce à laquelle appartient aujourd’hui toute l’humanité et la seule survivante des autres homo. L’homme moderne que nous sommes vient d’Afrique et la plupart de ses représentants a eu la peau foncée. La peau claire en europe est apparu il y a au moins 10 000 ans, et venait d’Asie.
L’Homme de neandertaL Entre 400 000 ans et 28 000 ans poids : de 50 à 70 kg taille : environ 1,50 à 1,70 m Volume cérébral : 1 500 cm3 (voire plus) L’homo neanderthalensis ressemble à l’homme actuel en plus massif et plus trapu, avec des bras et des jambes assez courts. Certains avaient la peau claire et les cheveux roux. implanté en europe depuis 120 000 ans, l’homme de Neandertal disparaîtra pour des raisons qui nous sont encore inconnues.
64 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
L’Homme de FLores Entre 95 000 et 12 000 ans poids : de 16 à 28 kg taille : environ 1 m Volume cérébral : 400 cm3 L’homo foresiensis pourrait descendre directement d’homo habilis. son cerveau, bien que de gros comme un pamplemousse, était évolué. homo foresiensis concevait des outils, chassait et maîtrisait le feu. sa très petite taille lui a valu le surnom de « hobbit », en référence aux romans de tolkien Bilbo le hobbit et le seigneur des anneaux.
Homo ergaster Entre 1,9 et 1,5 million d’années poids : de 50 à 65 kg taille : de 1,55 à 1,80 m Volume cérébral : de 800 à 950 cm3 Le plus célèbre homo ergaster est le garçon de tukana, un squelette d’adolescent découvert en 1984 au Kenya. De grande taille, c’est le premier homo à véritablement quitter les branches des arbres. C’était un excellent marcheur, capable même de courir de longues distances. sa silhouette proche de celle de l’homme moderne lui aurait permis d’effectuer les premières sorties d’Afrique.
Homo erectus Entre 1,8 million d’années et 100 000 ans poids : de 45 à 60 kg taille : de 1,50 à 1,65 m Volume cérébral : de 900 à 1 100 cm3 L’homo erectus n’est pas le premier homme à sortir d’Afrique, mais sans doute il est celui qui parcourt pour la première fois de très grandes distances. Ces chasseurscueilleurs, qui maîtrisaient la taille de la pierre, ont installé leurs campements en Asie et en europe et ont créé une véritable société qui se réunissait autour du feu.
portrait d’Homo naledi s’esquisse, aujourd’hui. Mais il est aussi troublant qu’incomplet. Adulte, il mesurait 1,50 m et pesait 45 kg environ. Ses mains laissent à penser qu’il utilisait des outils, ses jambes, longues et minces, lui permettaient de marcher longtemps et ses pieds sont presque identiques aux nôtres. Mais sa boîte crânienne est deux fois plus petite que celle d’un homme moderne et son cerveau n’est pas plus gros qu’une orange. En revanche, on ignore comment il a atterri au fond de cette cavité presque inaccessible. Lee Berger suppose que les corps y ont été placés volontairement par leurs proches, pour y être inhumés. A quelle époque ? A ce jour, on ignore encore quand Homo naledi a vécu.
des données incomplètes « C’est vrai que le travail scientifque n’est pas abouti, regrette Antoine Balzeau. On nous propose une nouvelle espèce, mais elle n’est pas justifée. » Les comparaisons sont imprécises, les données, incomplètes. Par impatience, selon les uns, par volonté de partager au plus
Homo Habilis Entre 2,4 et 1,4 million d’années Taille : de 1,30 à 1,50 m Poids : de 30 à 40 kg Volume cérébral : de 500 à 800 cm3 Le premier spécimen d’Homo habilis a été exhumé en 1959 en Tanzanie. L’espèce possède des traits à mi-chemin entre les australopithèques et les représentants du genre Homo qui lui succéderont. Sa main ressemble notamment beaucoup à la nôtre, mais le pouce, plus court, et les phalanges des autres doigts recourbées lui permettant de s’accrocher aux branches montre qu’il ne s’est pas encore affranchi du monde des arbres.
lucy, australopitHecus afarensis Entre 4,1 et 2,9 millions d’années Taille : de 1,05 et 1,35 m Poids : de 30 à 45 kg Volume cérébral : environ 550 cm3 Lucy, découverte en 1974 en Ethiopie, est la plus célèbre des australopithèques. Elle doit son nom à la chanson des Beatles qui était écoutée sur le chantier. Les australopithèques qui grimpaient aux arbres étaient capables de se construire des abris la nuit et savaient se déplacer en position debout pour traverser la savane et cueillir des fruits avec leurs mains libres. Aujourd’hui, aucun australopithèque n’est considéré comme un Homo. Il serait plutôt un grand-oncle.
vite ses découvertes, selon les autres, Lee Berger a, en tout cas, pris le risque de s’exposer aux critiques. Qui n’ont pas tardé : quelques grands pontes, irrités par sa communication, ne l’ont pas loupé. Homo naledi ? Une « curiosité », moque William Jungers, professeur à l’université de Stony Brook, à New York. « Une forme primitive d’Homo erectus, une espèce identifée dans les années 1800… » ricane Tim White, son collège de l’université de Californie, à Riverside. Quant à Yves Coppens, célèbre codécouvreur de Lucy, il assure qu’Homo naledi ne peut précisément pas être un Homo, compte tenu de la petitesse de sa tête. Mais un australopithèque de plus, de même qu’il y a de nombreuses espèces de cochons, d’éléphants, d’antilopes, en fonction des variations du climat et des niches écologiques. Mais n’enterrons pas Homo naledi trop vite. Car la controverse entourant sa découverte n’est pas exceptionnelle. Depuis l’exhumation du premier homme préhistorique, la quête de nos origines est une succession d’afrmations et d’objections, de critiques, d’élucubrations et de guerres d’ego. Commençons par ›
parantHropus Entre 2,6 millions et 1,2 million d’années Taille : de 1,30 à 1,50 m Volume cérébral : de 420 à 600 cm3 Les paranthropes sont aussi appelés australopithèques robustes. Le premier fossile qui lui est attribué a été découvert en Afrique du Sud en 1938. Paranthropus a un crâne robuste, de grosses mâchoires et de grosses dents. Les mâles ont une crête sur le crâne. Il utilisait des outils et chassait.
toumaï Entre 7 et 4,4 millions d’années Taille : de 1 à 1,20 m Poids : de 23 à 35 kg Volume cérébral : environ 360 cm3 Le crâne de Toumaï, le plus ancien homininé connu, a été découvert en 2002 dans le désert aride du Tchad. Toumaï (qui signife « Espoir de vie »), baptisé Sahelanthropus tchadensis, possède des traits primitifs. Mais la base de son crâne laisse penser qu’il était capable de se déplacer sur ses deux jambes. La localisation géographique de Toumaï (à 2 500 km à l’ouest de la vallée du Rift qui coupe en deux la Corne de l’Afrique) tord le cou à la théorie de l’East Side Story d’Yves Coppens, selon laquelle le berceau de l’humanité se situerait à l’est du Rift africain. 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 65
› la première, celle de l’homme de Neandertal, dont on sait aujourd’hui qu’il est l’un de nos plus proches cousins. Lorsque des ouvriers allemands travaillant dans la cavité d’une carrière en déterrent des ossements et des fragments de crâne en 1856, la théorie de l’évolution est encore balbutiante – Darwin ne publiera Sur l’origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle qu’en 1859. A l’époque, il ne peut y avoir qu’une espèce d’homme : la nôtre, par la grâce de Dieu. Pour certains biologistes, ce crâne volumineux est donc celui d’un débile. Pour d’autres, l’un des fémurs, courbé, est vraisemblablement celui d’un Cosaque qui, précise-t-on même, a déserté l’armée russe en 1814 pendant la première campagne napoléonienne. Un cavalier, dont la jambe s’est peu à peu déformée à force de monter à cheval. « Premier fossile trouvé. Pas accepté ! » s’amuse Antoine Balzeau.
R
ebelote avec le premier Homo erectus découvert en 1890 sur l’île de Java (Indonésie) par Eugène Dubois, anatomiste néerlandais. Les scientifques viennent tout juste d’admettre que Neandertal est une nouvelle espèce ; alors, qu’il ait pu en exister un autre, qui plus est en Asie, si loin de l’Afrique et de l’Europe… C’est inimaginable ! D’autant qu’on sera bientôt sous le charme scientifique de l’ancêtre idéal, découvert quelques années plus tard par Charles Dawson. En 1912, en efet, cet Anglais, avocat de métier et archéologue du dimanche, a exhumé à Piltdown, petit village du Sussex, un crâne conforme à celui qu’on imaginait appartenir à notre ancêtre. L’« homme de Piltdown » s’intègre en efet parfaitement dans le tableau de l’évolution dessiné par Darwin. Avec son gros cerveau d’humain et ses dents de grand singe, on pense alors tenir le « chaînon manquant ». La preuve que le primate et l’homme partagent un ancêtre commun. « Il convenait à tout le monde », poursuit Antoine Balzeau. Pendant un demi-siècle, on y a cru, jusqu’à ce que la supercherie soit révélée en 1949, après la datation des restes au fuor. L’« homme de Piltdown » était un canular ! L’œuvre d’un escroc, dont on ignore encore l’identité, qui a associé une mandibule d’orang-outan à un crâne d’homme moderne volontairement abîmé, et berné tout le monde pendant près de cinquante ans. En donnant du crédit à ce faux fossile, les scientifques sont longtemps passés à côté du véritable homme-singe : l’australopithèque. Le premier crâne a été repéré en 1925 en Afrique du Sud, mais, avec ses dents un peu plus gosses que les nôtres et son cerveau minuscule, il est tout l’inverse de l’« homme de Piltdown ». Donc il a été disqualifé et rétrogradé gorille. Et on pourrait aussi vous parler de Toumaï (2) qui, après sa découverte, en 2001, dans le désert tchadien par le Français Michel Brunet et son équipe, fut lui aussi soupçonné de n’être qu’un singe. Aujourd’hui, presque personne n’irait contester que Toumaï fut l’un des premiers bipèdes de notre lignée, avec ses 7 millions d’années au compteur. En revanche, le petit homme de Florès, apparu 100 000 ans environ après 66 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
brett eloff / wits university / epa / maxppp
préhistoire
enquête
lee burger l’iconoclaste paléoanthropologue – ici, à Johannesburg, le 10 septembre – n’a toujours pas progressé sur la datation de son homo naledi : “Nous obtiendrons une date un jour. Ne vous inquiétez pas.”
Homo sapiens et trouvé en 2003 dans une grotte sur l’île éponyme, en Indonésie, est toujours sur la liste des suspects. Motif : le cadet des Homo, avec son cerveau de la taille de celui d’un chimpanzé, n’aurait pas été assez futé pour atteindre l’île en naviguant, chasser, tailler des outils ou allumer du feu, même si tout atteste le contraire. Peu importe : chaque année, des chercheurs vétérans et bornés réinventent des théories loufoques – pourtant régulièrement publiées dans Proceedings Of Te National Academy Of Sciences (Pnas), la troisième revue scientifique au monde –, pour lui retirer son statut d’homme préhistorique. Homo foresiensis ne serait qu’un Sapiens pathologique, un individu atteint de microcéphalie, une anomalie de la croissance, d’où sa petite tête. A moins qu’il n’ait été trisomique… « Et
bonne nouvelle ! la communauté scientifique est unanime sur un point : l’homme ne descend pas du singe, il est un singe comme les autres. ça passe quand même, déplore Antoine Balzeau. C’est d’ailleurs l’un des problèmes de notre discipline : certains articles ne tiennent pas sur grand-chose, mais, comme l’auteur est reconnu, il aura plus de facilité à publier. » Bonne nouvelle ! La communauté scientifque est enfn unanime sur un point fondamental : l’homme ne descend pas du singe, comme on l’a longtemps cru, mais il est un singe comme les autres. La grande famille Homo qui a pris racine en Afrique est aujourd’hui comparée à un « buisson », composé de diverses espèces qui parfois ont les mêmes ancêtres. Elles ont cohabité, se sont divisées, se sont éloignées du berceau de l’humanité. Sapiens a ainsi vécu en même temps que trois autres espèces, dont l’homme de Neandertal, avec qui il a eu pendant 15 000 ans de vie commune plus que des relations de voisinage. De récents prélèvements d’ADN révèlent en efet que de 2 à 3 % des gènes des Homo sapiens d’Europe et d’Asie proviennent des néandertaliens. Mais cette proximité ne fait pas de nous des frères, car l’arbre généalogique est complexe. Il risque même de le devenir
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Ce qui s’est passé durant l’évolution de l’homme
CaraCtères partagés par tous les homininés (ou hommes) 5 Trou occipital au milieu sous le crâne. 6 Coccyx : vestige de la queue. 7 Oreilles : disparition du “tubercule de Darwin”. 8 Réduction des muscles permettant de bouger les oreilles dans toutes les directions. 9 Réduction du gros orteil et des muscles associés, perte de la capacité de saisir avec les pieds.
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1 Crâne en forme de maison et menton osseux. 2 Diminution de la taille du cerveau depuis 30 000 ans (de 1 500 à 1 350 cm3 en moyenne aujourd’hui. 3 Disparition des dents de sagesse. 4 Augmentation forte de la corpulence, surtout dans les pays riches (30 % de la population est obèse dans ces pays). davantage si Homo naledi est une nouvelle pousse. Tout dépendra de sa place dans la chronologie. S’il est apparu avant l’ancienne Lucy, ou après le jeune homme de Florès, la découverte de Lee Berger sera exceptionnelle. Et elle aura sans doute moins d’impact s’il a vécu entre 2,5 millions et 500 000 années, car il va s’intégrer parmi les espèces déjà connues… Le suspense ne fait que commencer. Invité cet été au Kenya pour participer à un symposium avec des spécialistes de l’évolution, Berger n’a d’ailleurs pas échappé à la question : avez-vous progressé sur la datation d’Homo naledi ? « Pas encore, a-t-il répondu. Nous obtiendrons une date un jour. Ne vous inquiétez pas. » Peu à peu, la science résout les énigmes de nos origines. Reste toujours la principale, et il est fascinant que nous n’ayons toujours pas trouvé la réponse : pourquoi l’homme de Neandertal et les autres avant et après lui se sont-ils tous éteints… et pas nous ? n P.Ch. (1) « Etoile » en sesotho, une langue parlée en Afrique australe. (2) « Espoir de vie » en goran, une langue parlée dans le nord du Tchad.
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CaraCtères qui se modifient au Cours de l’évolution humaine 10 Augmentation globale de la taille du cerveau depuis des millions d’années, de 600 à 1 500 cm3. 18 11 Aplatissement de la face. 12 Diminution de la taille des mâchoires. 13 Bassin : modifcation de sa forme et verticalisation. Augmentation de la taille des jambes et diminution de la taille des bras avec l’apparition du genre Homo. Aplatissement de la cage thoracique. Augmentation de la taille corporelle (depuis 1 m pour les premiers homininés, 1,60 m pour Homo erectus, un peu plus aujourd’hui). Poils : leur nombre reste globalement le même, mais ils deviennent plus petits, probablement avec l’apparition du genre Homo. Main : augmentation de la taille du pouce et réduction de celle des autres doigts. Ce qui permet une manipulation plus fne.
9 Nos remerciements à d’Antoine Balzeau qui nous a été d’une aide précieuse. Les légendes sont tirées des Pouvoirs du corps humain. Dans la peau des premiers hommes, de Michel Cymes et Adriana Karembeu, conseiller scientifque Antoine Balzeau, Chêne, 256 p., 19,90 €. 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 67
© olivier-marc nadel
CaraCtères propres à homo sapiens
Par Laurent Nunez
Le compLexe d’Archimède
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es prix littéraires ? Mais ça intéresse encore des gens, après ce qui s’est passé en plein Paris ? » C’est la phrase pleine d’indignation, que j’ai entendue ce matin, à la machine à café, lorsque j’ai dit que j’allais faire ma prochaine chronique de France Culture sur le Goncourt, le Renaudot, le Médicis. Aïe ! Et j’ai bien senti que certains me considéraient dès lors comme un indéfectible bobo. Le genre intello dans la lune, qui refuserait de regarder le monde en face. Un peu comme Archimède, dont la légende raconte qu’il fut tué par un soldat parce qu’il était plongé dans ses calculs, et qu’il n’avait pas entendu que l’ennemi avait pris possession de la ville. Eh bien, je vais vous dire : les attentats qui viennent de se produire à Paris m’obligent à parler des prix littéraires. Je n’ai plus le choix. Pour quatre raisons. La première, c’est qu’il faut faire l’éloge des livres, aujourd’hui plus que jamais, puisqu’ils sont au fondement de la culture occidentale, depuis l’invention du codex. Les intellectuels romains l’ont créé pour démocratiser leur culture, il y a deux mille deux cents ans. Et qu’il faille plus de culture, pour tous, par tous, c’est une idée à laquelle je crois de plus en plus, allez savoir pourquoi. La deuxième raison, c’est que je vais dans ma chronique parler de fction. Vous vous rendez compte : la fction ! Ces histoires qu’on sait très fausses, mais qu’on lit quand même parce qu’elles sont bien écrites ! Ça, c’est le grand scandale de la littérature, qui procure aussi le plus grand plaisir. La troisième raison, c’est que je compte évidemment dire du mal de certains livres primés : et, tant qu’on aura le droit de se disputer entre amis, à la terrasse d’un café ou à la radio, au sujet d’un roman – fût-ce de Christine Angot ou de Delphine de Vigan ! –, croyez bien que je serai de la partie. La dernière raison me vient directement des djihadistes qui commettent des attentats au Nigeria et au Cameroun, et qui appartiennent à Boko Haram. Non mais vous savez ce que ça veut dire, Boko Haram ? Ça veut dire textuellement : « La lecture est un péché ». Mais vous croyez donc qu’on va vous obéir ? Voilà la vérité : si Paris semble « la capitale des abominations et de la perversion », comme un communiqué de Daech l’annonçait récemment, c’est parce que cette ville compte 75 bibliothèques et 750 librairies, parce qu’il y a des beaux quartiers d’intellos comme Saint-Germain-desPrés, et parce que, pour la plus grande joie des « pervers » que nous sommes, les éditeurs français ont publié en septembre pas moins de 600 fctions. C’est beaucoup ? C’est trop ? Moi, je vous répondrai désormais : ça n’est pas assez, et je vous répéterai la belle phrase de Hannah Arendt, au début des Origines du totalitarisme : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. » Voilà. Maintenant, laissezmoi écrire ma chronique sur les prix littéraires. n
iL faut faire L’éLoge des Livres, aujourd’hui pLus que jamais.
68 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
société
à dire vrAi
samuel bouaroua
idées
Le débat Alain Mi n
“Ne pas
de la
nc - Natacha Polony
rougir
L’une publie “Nous sommes la France”, l’autre, “Un Français de tant de souches”. Natacha Polony et Alain Minc ont croisé le fer pour “Marianne”. ProPos recueillis PAr Alexis lAcroix
a France”
hannah assouline
Natacha PoloNy et alaiN miNc la semaine dernière à Marianne.
Marianne : Nous sommes
en guerre, car la France et son modèle de civilisation sont, aujourd’hui, l’objet d’une ataque directe et sanglante de l’Etat islamique. Comment gagner cete guerre ? Alain Minc : Cette attaque nous fait prendre conscience de la réalité. Notre vie sera scandée par des actes de terrorisme de plus en plus durs : aujourd’hui des kalachnikovs ; demain des attentats chimiques ou bactériologiques. Même si notre ennemi principal, Daech, est vaincu, le terrorisme ne disparaîtra pas. Aussi sommes-nous destinés à devenir des « sociétés à l’israélienne », à la fois hautement sécuritaires et exemplairement démocratiques. C’est un équilibre diffcile : j’espère que nous y parviendrons, sans basculer d’un côté – trop de répression – ou de l’autre – trop d’angélisme. Natacha Polony : J’ai écrit Nous sommes la France pour alerter sur le formidable déni qui nous a empêchés de penser les attentats de janvier. Tout a été fait pour recommencer comme avant, dans le même schéma de pensée. Sur le plan de la sécurité, bien sûr, mais aussi sur le plan idéologique. Certains refusent toujours de nommer le mal : l’islamisme. D’autres veulent faire croire que c’est uniquement une question de discrimination : nous sommes une fois de plus coupables. Mais quand de jeunes Français massacrent d’autres Français, il faut › 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 69
SOCiété
idées › affronter la seule question qui vaille : qu’avons-nous à partager, et pourquoi ne l’avons-nous pas transmis ? Nous payons le racisme compassionnel des contempteurs obsessionnels du « néocolonialisme », la destruction de l’école républicaine par la droite et la gauche, la réduction de l’Occident à sa dimension la plus pauvre, le consumérisme globalisé, et plus largement le refus de penser la nation selon Renan, comme une volonté de vivre-ensemble adossée à un legs de souvenir. Un héritage que nous aurions dû transmettre à tous les futurs citoyens, d’où qu’ils viennent.
a anticipé sur ce que la France allait devenir. Toute la question est de savoir comment cela fonctionne, non pour le « fux » d’immigrés, qui est faible, mais pour le « stock » très important des personnes issues de l’immigration. Sur la laïcité, je vous rejoins évidemment largement, mais je m’interroge : l’Allemagne a connu elle aussi d’intenses guerres de Religion ; elle y a trouvé une issue bien différente de la nôtre. Aujourd’hui, il n’est pas possible de confondre l’islam avec ses variantes extrémistes, qui en constituent la caricature. Il n’empêche néanmoins qu’on est en présence d’une religion qui a beaucoup plus de mal que d’autres à entrer dans le cercle démocratique classique. Comme l’a dit Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne, entre Dieu et l’individu, il n’y a rien en islam, il manque la société. Il faut donc établir avec l’islam un type de rapport qui correspond au souhait de l’immense majorité des musulmans en France : ce doit être un lien quasi concordataire.
“c’est par l’histoire et la littérature, des guerres de Religion à aujourd’hui, qu’on transmet notre vision spécifque de la laïcité”, selon Alain Minc.
hannah assouline
Natacha Polony, Alain Minc cite une phrase du père d’Emmanuel Lévinas : « Un pays capable de se diviser pour le sort d’un petit capitaine juif est un pays où il faut se rendre sans tarder. » C’est cela, l’ADN de la France ? N.P : Oui, bien sûr, c’est le cœur de notre identité. Mais j’adjoindrai à la phrase du père de Lévinas une certaine manière de défnir les valeurs
qui sont les nôtres. La spécifcité de la France, par contraste, évidemment, avec l’Angleterre ou les Etats-Unis, ce n’est pas de se fonder sur des règles de droit, c’est d’avoir proclamé, avec le triptyque républicain, des valeurs éminemment philosophiques : liberté, égalité, fraternité. Et la défnition de ces mots nous est donnée par la littérature et la philosophie, de Montaigne à Montesquieu, puis de Hugo à Zola. La France est, au sens de Paul Ricœur, « une identité narrative », une identité qui se nourrit de textes. Pour que des jeunes comprennent notre vision spécifque de la laïcité, des cours façon catéchisme ou une charte ne servent à rien. C’est par l’histoire et la littérature, des guerres de Religion à aujourd’hui, qu’on la transmet. A.M. : La France n’est devenue une terre d’intégration et d’assimilation qu’à partir de la fn du XIXe siècle. En ce sens, avec son concept central de « plébiscite de tous les jours », Renan a décrit, non la France d’avant, mais la France d’après : il
“La France est de fait multiethnique, elle n’est pas multiculturelle, comme certains le prétendent.” Natacha Polony 70 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
D’où votre proposition d’une suspension provisoire de la loi de 1905… A.M. : Oui, afn de permettre à la République française de prendre l’initiative de la construction de mosquées, qui sinon seront bâties par l’Arabie saoudite ou une autre monarchie du Golfe, et d’exercer un contrôle sur la formation des imams. Il me paraît désormais urgent de mettre la religion musulmane à égalité des autres religions institutionnelles. Les conditions actuelles d’exercice de leur culte entretiennent le désenchantement de nombreux musulmans à l’égard de la France et favorisent le développement d’un discours extrémiste de la part d’imams sur la formation desquels les institutions républicaines n’exercent aucun contrôle. N.P. : Suspendre provisoirement la loi de 1905 pour régler ces deux problèmes ne me choque pas. Mais attention ! Cela suppose d’être, dans le même temps, extrêmement ferme sur la question du multiculturalisme ; la France est de fait multi-
michel le moine / divergence
ethnique, elle n’est pas multiculturelle, comme certains le prétendent. Mais en politique, tout est question d’équilibre. Le refus de nombreux Français d’accueillir aujourd’hui les réfugiés est la conséquence de ce qui leur est fait depuis trente ans. On leur a expliqué qu’ils devaient renoncer à leur identité pour accepter la coexistence des cultures. On a créé chez eux cette peur de perdre ce qu’ils sont, de devenir minoritaires. Et ce ne sont pas les enclaves salafstes à Saint-Denis ou ailleurs qui vont les rassurer. A.M. : J’entends cela, mais laissezmoi revenir avec vous sur une question de sémantique. Je ne dirais pas que la France est multiethnique (même si j’ai bien compris ce que vous voulez dire !). Je la définirais plus volontiers comme multioriginelle. N.P. : Le terme de « multioriginel » me semble pour le coup assez compliqué. La France est une terre d’immigration, depuis la fn du XIXe siècle, mais le fait est que depuis la fn des invasions germaniques sa population a été d’une remarquable stabilité. A . M . : Oui, mais vous oubliez que le processus d’adhésion à la
culture majoritaire a été très lent. Comme elle le raconte dans Composition française, Mona Ozouf, lorsqu’elle était enfant, était entourée d’un milieu totalement bretonisant, encore imperméable à l’homogénéisation linguistique des hussards noirs. Faut-il également remetre d’urgence à l’honneur un sentiment qui a longtemps paru désuet, celui de l’amour de la France ? N.P. : La galanterie, par exemple, est consubstantielle de l’identité française. Elle appartient aux caractéristiques non négociables de notre façon d’être au monde. Toute identité est mouvante, mais il est des spécifcités qui font de la France une société plutôt vivable. La question telle qu’elle se pose est non seulement celle de savoir comment aimer la France, mais aussi pourquoi. Nul chauvinisme dans ce souci. Nous sommes seulement en train de découvrir les limites d’une définition libérale de l’homme, comme individu rationnel, détaché de tous liens et de toute appartenance, bref, de l’homme comme
une cérémonie de naturalisation à Bobigny (SeineSaint-Denis), au cours de laquelle est projeté un flm sur la France.
une entité autonome. Nous nous apercevons, aujourd’hui, que cette défnition-là procède d’une erreur anthropologique. L’être humain a besoin de liens et d’attaches. S’il nous faut aimer la France, c’est parce que l’appartenance à la communauté nationale est une des identités nécessaires à la construction d’un individu, dans une période où la globalisation détruit les diversités. Mais, surtout, la nation est pour l’heure le seul cadre véritable d’exercice de la démocratie. Ensuite, parmi toutes les communautés humaines, la France a ceci de particulier qu’elle est rattachée à un territoire. Qu’elle est avant tout une géographie. Non pas au sens où, comme vous le suggérez dans votre livre, les frontières de la France répondraient à une nécessité. Mais plutôt parce que la France concentre une extrême diversité de terroirs aux climats très contrastés, qui en font un vrai pays de Cocagne. C’est dans ce territoire qu’ont germé une littérature et une pensée porteuses d’une certaine conception exigeante de l’être humain et de sa dignité. Je prétends que nous devons préserver et transmettre cet héritage. › 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 71
société
idées › A.M. : La question de l’amour de la France est un peu bizarre. Vous pourriez aussi me demander comment il faut aimer sa famille ou ses enfants ! Quand on n’aime plus son pays, c’est que tout va mal, que tout se défait, se délite. Vous avez raison de souligner que nous vivons dans un pays de Cocagne. Et puis nous héritons d’un merveilleux instrument que vous n’avez pas évoqué, notre langue française, moins rationnelle que l’allemand, moins romantique que le russe, mais beaucoup plus subtile que la plupart des autres. La France, c’est aussi une histoire dont, globalement, nous n’avons pas à rougir, faite de ruptures dramatiques, mais également d’avancées remarquables. Bien sûr, vous n’avez pas tort de souligner que, plus les vents de la globalisation souffent fort, plus est intense le besoin de préserver nos racines. Contrairement à la Catalogne, la France est à la bonne taille pour combiner les racines et l’ouverture au monde. Pour ma part, contrairement à vous, je me sens parfaitement à l’aise dans une double identité de Français et d’Européen.
thomas padilla / maxppp
Un responsable politique comme Nicolas Dupont-Aignan a récemment déclaré qu’en
72 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
lassana bathily Le jeune Malien qui a sauvé des otages retenus dans l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes lors de l’attentat du 9 janvier reçoit des mains du ministre de l’Intérieur son décret de naturalisation.
l’absence d’une valorisation de la nation le triomphe électoral du Front national est inexorable… Comment (ré)articuler l’identité française et l’identité européenne ? A .M. : Nicolas Dupont-Aignan devrait nous expliquer s’il fait sien la phrase du général de Gaulle selon laquelle l’Europe est le levier d’Archimède de la France. J’ai bien conscience qu’aujourd’hui cette prolongation telle que l’a voulue de Gaulle n’est plus valable. Celui-ci s’est abstenu, au dernier moment, d’accomplir le geste atlantiste symbolique qui lui aurait permis de construire l’Europe. Mais il a été le meilleur allié des Américains au moment de la crise de Cuba. Aujourd’hui, n’en déplaise à Dupont-Aignan, la France peut jouer un rôle majeur dans une Europe qui est seule à même de préserver, pour l’essentiel, notre quant-à-soi. Quand vous visitez les universités américaines lors des summer sessions, vous êtes frappé par la propension des Européens à s’agréger les uns aux autres. Il y a bien, entre eux, une authentique communauté de destin. N.P. : Le problème, c’est que le mouvement de construction actuelle de l’Europe se déploie dans une double négation : négation de l’identité
française, et négation de l’identité européenne. Il y a un exemple à la fois simple et lourd de sens : le fameux traité constitutionnel, qui ne comportait pas la moindre allusion à une éventuelle culture commune de l’Europe et se bornait à édicter des règles procédurales, totalement neutres d’un point de vue civilisationnel, et encadrant le fonctionnement d’un marché libéral. Nous sommes d’ailleurs engagés dans la négociation d’un traité de libre-échange qui se déroule dans l’opacité la plus complète, sous l’égide d’instances européennes non élues. Ce traité doit déterminer nos normes, c’est-à-dire notre mode de vie dans les décennies à venir : il relève donc d’un enjeu majeur. Il faut défendre une culture européenne, qui se manifeste dans des courants comme l’humanisme. L’adoption d’un tel traité porterait le coup de grâce à cet héritage. A.M. : Ce point est fondamental. Après avoir cru, conformément aux prophéties d’un Robert Kagan, que les Etats-Unis redevenaient un « hard power », nous découvrons qu’ils sont en fait un « soft power » et que « Vénus » l’emporte sur « Mars » à Washington. La seule réponse et la seule ligne de défense face à cette situation n’est envisageable qu’à l’échelle de l’Europe, comme le montre notre résistance dans l’affaire Google. N.P. : Contre-exemple : à l’encontre d’un avis de l’organisation mondiale de la santé, la Commission vient par exemple de décider que le Round up n’est pas dans les produits à classer comme cancérogènes, alors que la viande rouge ou la charcuterie, elle, y fgurent. L’Union européenne défend les lobbys, pas une civilisation européenne. A.M. : Vous pouvez, bien sûr, prétendre le contraire. Mais le fait est que, sur la quasi-totalité des sujets majeurs, seule compte l’Europe. Et évitez de condamner un texte pour quelque chose qui ne relève pas de lui ! Certes, vous avez voté non au traité constitutionnel, mais reconnaissez que, par vocation, une Constitution est un mécanisme
hannah assouline
institutionnel mais qui ne défnit pas des contenus civilisationnels. C’est le cas de la Constitution américaine ; il était logique que ce fût aussi celui de la Constitution européenne. La civilisation européenne existe, elle, non par le décret d’une Constitution, mais par l’épaisseur d’une histoire. N.P. : Sans doute, mais vous ne pouvez pas nier que la Constitution européenne, en revanche, est marquée par l’absence complète de toute structure démocratique. A.M. : Affrmer cela, c’est dénier toute valeur à la démocratie représentative. N.P. : Cette Constitution est pourtant le produit d’une distorsion de la démocratie représentative… L’Europe est gouvernée par des personnalités non élues, qui vivent hors sol. A.M. : Ne caricaturez pas ! Si vous acceptez le système démocratique délégataire, vous êtes bien forcée de reconnaître que l’homme le plus puissant d’Europe, le président de la BCE (Banque centrale européenne), est désigné par les représentants, élus, de chaque Etat membre de la zone euro. Où est la distorsion de la démocratie représentative ? N.P. : J’accepte les principes de la démocratie délégataire s’ils sont validés par le suffrage des peuples. Vous voyez bien que, là, ce n’est pas le cas ! Plus globalement, ce n’est pas le cas, et depuis longtemps, pour la construction européenne dans son ensemble. Quand les peuples osent manifester leur mécontentement soit on les force à revoter, soit on s’assied sur leur vote… A.M. : Non, vous niez le pouvoir du Parlement ! N.P. : Excusez-moi, mais quand un parlement vote à 90 % un texte que le peuple français a rejeté à 55 %, il y a tout lieu de penser que la démocratie représentative est malade. A.M. : Nous n’avons manifestement pas la même conception de la démocratie représentative. Il n’y a pas de confscation de la souveraineté. Si le peuple n’est pas satisfait, au bout de cinq ans, il peut chasser ses représentants !
“La France peut jouer un rôle majeur dans une Europe qui est la seule à même de préserver notre quant-à-soi.” Alain Minc On s’éloigne du débat sur l’identité française… N.P. : Oui, si l’on veut rester sur le cœur de notre sujet, une chose me frappe dans votre livre : vous faites un éloge de la France pour des raisons qui me sont absolument étrangères ! Pour résumer : ce sont les « performances » de la France que vous saluez. Honnêtement, vous m’êtes apparu passablement chauvin et nationaliste… Vous n’arrêtez pas de louer la langue française pour ses performances et ses bons chiffres de diffusion. Ma position est plutôt que toutes les langues méritent identiquement d’être défendues, car elles participent de la diversité humaine. Si je souhaite préserver le français, c’est par attachement à la vision du monde dont il est le vecteur. De même, je ne souhaite pas défendre la France pour ses résultats économiques ou son degré d’adaptation à la mondialisation, mais parce qu’elle représente un moment essentiel de la conscience humaine. Justement. Il y a un fl rouge dans le livre d’Alain Minc, c’est l’opposition entre une France de l’ouverture et une France de la fermeture. Vous semble-t-elle opératoire ? N.P. : Pas du tout ! Je ne pense pas que l’alternative se formule en ces termes. Je ne plaide pas pour un
“si je souhaite préserver le français, c’est par attachement à la vision du monde dont il est le vecteur”, souligne Natacha Polony.
Un Français de tant de souches, Alain Minc, 204 p., 17€. Nous sommes la France, Natacha Polony, 216 p., 14,90€.
réenracinement ou un retour en arrière ; je m’appuie sur les conceptions universalistes qui sont celles de la France. Ce n’est pas à l’ouverture que je m’oppose, mais à la globalisation et à l’uniformisation. Dans le monde contemporain, la diversité des peuples et des climats s’efface derrière le culte stérile de la performance. Je tiens beaucoup, pour ma part, à une notion et à un vocable que la Révolution française a fait émerger, ceux de « souveraineté ». Il n’est de démocratie que dans le cadre de cette souveraineté dont je parle. A.M. : Vous prêtez au marché des surpouvoirs qu’il n’a pas. Et vous considérez que la pression du capitalisme est d’une violence telle qu’elle dilue toutes les identités auxquelles vous êtes attachée. En fait, il faut penser la coexistence de plusieurs ordres de valeur. La globalisation est certes un univers de performances, mais rien n’empêche de préserver, hors des sphères marchandes, d’autres formes d’identifcation, linguistiques ou culturelles. Pour résumer : on peut être économiquement ouvert, tout en considérant que certains éléments ne relèvent pas de la vie économique. Les Ecossais sont engagés dans un processus d’indépendance, et ils en attendent une meilleure affrmation de leurs atouts dans la compétition économique mondiale. n propos recueillis par a.l. 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 73
économie
culture
Que serions-nous
sans la culture Le dernier rapport de la Sacem démonte les idées reçues, révélant que l’activité culturelle pèse dans notre pays plus lourd que la production automobile. Une vraie exception française. PAR THOMAS RABINO
I
l y a dans la culture une d ime nsio n éco no mique , expliquait benoîtement François Hollande à Fleur Pellerin, dans le documentaire A l’Elysée, un temps de président, récemment diffusé sur France 3. « C’est un secteur créateur d’emplois ! » ajoutait même le chef de l’Etat. C’est vrai, mais il faudrait développer. Un rapport demandé par la Sacem, consulté en exclusivité par Marianne et remis le 27 novembre au Premier ministre développe justement ce point de vue : fruit de la mobilisation de différents acteurs culturels rassemblés au sein de France Créative*, le 2e « Panorama sur l’économie de la culture et de la création en France » dresse à partir de 300 sources statistiques l’état des lieux d’un secteur souvent considéré comme une variable d’ajustement budgétaire. Le ministère de la Culture lui-même n’a-t-il pas subi, pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, deux années consécutives de baisse, en 2012 et 2013 ? « La culture est même perçue comme un secteur déclinant et sursubventionné au cœur
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de polémiques stériles », regrette Jean-Noël Tronc, directeur de la Sacem. Avec 83 milliards d’euros de revenus en 2013, les « industries culturelles et créatives » pèsent pourtant davantage que la production automobile. C’est dire combien ce document exclusif dynamite quantité d’idées reçues sur une économie qui constitue un des atouts de notre pays. Eclairage.
On n’embauche pas dans la culture ?
Rien de plus faux. Avec 1,3 million d’emplois et une croissance continue depuis vingt ans (dont une hausse de 1,5 % ces deux dernières années), la culture est un secteur qui recrute, à commencer par les jeunes : 60 % des postes sont en effet occupés par des moins de 40 ans. Même si le présent rapport intègre les flières de la communication et leurs 127 607 emplois « qui irriguent par ailleurs de nombreux secteurs tels que l’audiovisuel ou la presse », les données recueillies démontrent à quel point le spectacle vivant, la musique, le cinéma, les arts visuels, la radio, la télévision, le livre et les jeux vidéo constituent,
malgré leurs diffcultés, d’irremplaçables viviers d’activité. Bien sûr, la précarisation de certains métiers par le recours excessif au statut des intermittents, aux CDD perpétuels et aux autoentrepreneurs devrait nuancer ce tableau très positif, qui n’évacue pas « les fortes préoccupations relatives […] à la continuité de la protection sociale ». « Le statut des intermittents doit être défendu, explique Jean-Noël Tronc. On le présente souvent à tort comme un gouffre, alors qu’il est indispensable. Remarquons simplement que toutes sortes d’abus existent du côté d’employeurs qui, dans l’audiovisuel, préfèrent y recourir plutôt que de proposer des CDI en bonne et due forme. »
les Français lisent de moins en moins ?
Personne ne contestera la mauvaise situation de nombreuses librairies. Toutefois, un indicateur redonnera de l’optimisme aux défenseurs de la lecture : les bibliothèques ont créé 18 % de postes supplémentaires, attestant donc que l’acte d’achat diminue, mais pas l’appétit de livres papier. « On constate une nette hausse
port. Certes, 45 % des Français sont adeptes de la presse numérique, lue de plus en plus sur des tablettes dont les ventes ont bondi de 200 % ces dernières années, et les investissements consentis pour le développement des sites Internet des journaux traditionnels sont importants. Le moyen de capitaliser sur cet intérêt rimant souvent avec gratuité doit néanmoins être inventé, et ce dans tous les secteurs, à commencer par la musique, premier pôle culturel à subir de plein fouet un effondrement spectaculaire de ses bénéfces. Dernière évolution en date, le streaming « ne permet pas de compenser la chute des revenus issus de la vente physique de musique enregistrée et de retrouver le niveau de revenus générés dans les années 2000 ». Les musiciens et chanteurs sont donc toujours en quête d’une solution pérenne.
?
Personne n’écoute les radios publiques ?
des ‘‘séjourneurs’’, ces usagers qui viennent en bibliothèque sans pour autant emprunter », précise Patrizio Di Mino, membre de l’équipe de direction de la médiathèque de Miramas (Bouches-du-Rhône). La bibliothèque n’est plus vue comme un lieu austère. « L’enjeu, c’est donc la qualifcation de notre personnel, qui reste en sous-effectif face à un bon niveau de fréquentation. » Le rapport explique aussi que les revenus issus des prêts en bibliothèque ne permettent évidemment pas d’enrayer la crise qui frappe l’édition, où l’on déplore une baisse de 7 % des effectifs. Mais, après des années de chute, les ventes de livres reprennent lentement des couleurs…
Le numérique, quelle panacée ! L’essor du numérique dans la culture relève-t-il de la fameuse destruction créatrice ? Pas vraiment : une synthèse des chiffres des différentes industries culturelles, notamment la presse, montre que l’équilibre reste une chimère. « L’augmentation du chiffre d’affaires de la presse en ligne depuis 2011 (192 millions d’euros, soit une augmentation de 36 %) ne résout pas l’équation économique et ne permet pas de compenser la baisse des recettes publicitaires et les ventes de la presse écrite (– 897 millions d’euros sur la période) », souligne le rap-
Après le plus long confit social de son histoire, Radio France a souvent été considérée comme une machine à produire des défcits. Ce serait oublier l’audience cumulée de ses antennes, fortes de 22,7 % de parts de marché au premier trimestre 2013, qui placent la radio publique en position de leader. « C’est véritablement notre force, témoigne un collaborateur de Radio France. Malgré les tensions qui peuvent diviser nos différents corps de métier, tout le monde est bien conscient de la nécessité de capitaliser sur ces résultats : c’est là que se situe la possibilité de maintenir nos fnancements, et ainsi de créer de nouveaux postes, par exemple de reporters, au bénéfce de la qualité et de la diversité des émissions. On sait aussi que des économies doivent être réalisées, mais l’enjeu réside dans notre capacité à conserver notre exigence de service public en nous adaptant. La recherche de ce juste équilibre entraîne une certaine peur de l’avenir… » Mathieu Gallet, le PDG de Radio France, en sait quelque chose. › 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 75
économie
culture la presse vit son propre enterrement ? L’affaire paraît entendue : malgré un accroissement de 29 % entre 2011 et 2013 des aides à la presse destinées à assurer le pluralisme des médias, les journaux ne sont pas au mieux. La presse spécialisée et ses 507 entreprises, ciblant des lecteurs passionnés ou professionnels, parvient-elle à tirer son épingle du jeu ? Si les chiffres des magazines de cinéma, de théâtre ou de musique essuient des baisses notables de leurs effectifs et de leurs résultats, on assiste à l’émergence de nouveaux titres très pointus qui réussissent non seulement à survivre, mais aussi à se développer. C’est le cas de The Game, bimestriel spécialisé dans le jeu vidéo, dont les fondateurs œuvrent par ailleurs au sein de la rédaction de Jeux vidéo Magazine. « Nous visons un public de trentenaires, attachés à une certaine idée de cette culture, déclare Brice N’Guessan, rédacteur en chef des deux rédactions. Nous proposons par exemple des enquêtes sur la conception de jeux emblématiques, avec le souci permanent d’aller beaucoup plus loin que les informations disponibles sur Internet. » Ce So Foot du jeu vidéo – un autre exemple de réussite – participe ainsi au renouveau d’une presse dont la quasi-totalité des titres avait brièvement disparu en 2012. Un éternel recommencement ?
les artistes francophones ne font plus recette ?
Depuis 1994, les radios sont tenues d’intégrer à leur programmation 40 % de titres chantés en français. Doit-on y voir l’une des raisons des excellents résultats enregistrés par un nombre important d’artistes « d’expression française » ? Ceux-là réalisent en effet 60 % des ventes globales. Mieux : ils cumulent 17 des 20 meilleures ventes entre 2011 et 2013, et, pour la première fois depuis 2004, les plus grosses ventes d’albums, réalisées par Zaz et Stromae, dépassent le million. Reste 76 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
denis allard / réa
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la grève de radio france au printemps dernier a aussi mis en évidence la forte audience de la radio publique.
qu’une poignée de tubes, diffusés en haute rotation, permettent de respecter les fameux quotas, qui laissent alors peu de place aux jeunes talents, d’où une possible réforme accueillie ces jours-ci par des cris d’orfraie du côté des radios. Il n’empêche, une vague d’artistes émerge bel et bien, portée par de nouveaux canaux : le chanteur Grégoire doit ainsi son succès initial au fnancement participatif développé via Internet par My Major Company.
Plus de chaînes, c’est plus de création ?
Avec l’introduction de la TNT en 2005, le nombre de productions originales devait augmenter, comme le promettaient des engagements pris devant le CSA. Or, on enregistre une diminution de 5 % de la production de flms et de programmes, dans lesquels les nouvelles chaînes sont censées investir de façon pérenne. Logiquement, ces résultats entraînent une diminution sensible des emplois liés à ces créations. Plus grave, la réalité serait encore plus sombre. « Les patrons de chaîne, qui préfèrent acheter des séries américaines pourvoyeuses de bonnes audiences et moins coûteuses, réclament sans relâche une renégociation des accords les obligeant à investir dans la production française, déplore un producteur. Pourtant, ils se débrouillent pour faire classer leurs émissions de reportages
bien racoleuses dans le genre du documentaire et rentrent ainsi dans leurs quotas de production. » Que fait le CSA ?
les festivals ne survivent pas sans l’aide de l’etat ?
U n e co l l e c t i v i t é te r r i to r i a l e contrainte de tailler dans son budget peut être tentée par une réduction des subventions accordées aux festivals de musique, de théâtre ou de littérature. De fait, le soutien public diminue et menace un « équilibre fnancier déjà fragile » : en 2014, 51 de ces événements ont disparu, quand 44 ont été créés. Au total, 1 972 festivals, dont 90 % en province, dynamisent le tourisme culturel avec une force que l’on peine à imaginer : le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence draine 65 millions d’euros de retombées, fruits d’un investissement municipal de 1,2 million d’euros auquel il convient d’ajouter ceux de multiples partenaires et de différents mécènes, soit un total supérieur à 20 millions d’euros mis sur la table. « Il s’agit d’une signature de la ville, assure Sophie Joissains, adjointe à la culture. Nous tenons à compenser les baisses répétées de la dotation de l’Etat en maintenant notre budget. Le festival est d’une importance considérable pour les commerçants et les habitants, qui se l’approprient. Il joue également un rôle décisif dans la saison
touristique. C’est du gagnantgagnant. » Cet exemple n’est pas isolé : la Biennale internationale Design lancée à Saint-Etienne en 1998 attire désormais 140 000 visiteurs et prouve que ce type d’événement agit aussi sur la reconversion des friches industrielles.
Les jeux vidéo étrangers sont les meilleurs ?
robert kluba / réa
La France dispose ici d’un savoir-faire reconnu internationalement : 80 % de la production part ainsi à l’export. Né de capitaux français, Ubisoft, à l’origine de blockbusters comme la franchise « Assassin’s Creed », truste les meilleures ventes. Il convient cependant de rappeler que ses succursales hexagonales représentent désormais une modeste part d’activité. Mais, à côté de ce géant, notre pays compte une multitude de studios : la région Rhône-Alpes apparaît bien comme une véritable Silicon Valley à la française, où se concentre une centaine d’entreprises. Plus révélateur, les étudiants issus des écoles françaises sont appréciés bien au-delà de nos frontières. « On parle de jeunes diplômés, bien formés au game design, portés par leur passion et qui ne comptent pas les heures », explique Antonin Congy,
Près de 2 000 festivals, dont 90 % en province, dynamisent le tourisme culturel et drainent des millions d’euros de retombées. consultant à l’Isart Digital, une école parisienne renommée aujourd’hui implantée au Canada et au Japon. « C’est d’ailleurs la condition pour évoluer dans ce milieu plutôt précaire », ajoute-t-il. Et également l’un des paradoxes de cette flière de pointe, où l’on note une baisse de 14 % des emplois dans la production. « Nos étudiants trouvent aussi du travail au Canada, où des crédits d’impôt ont dynamisé la production de jeux », assure ce spécialiste. Comme souvent, la politique fscale constitue un enjeu de poids.
La culture est une affaire d’élites ?
Au regard de la hausse globale des prix (5,3 % entre 1997 et 2013), l’augmentation de 1,3 % des « tarifs » de la culture paraît bien faible. Surtout, la variété des événements et la richesse de l’offre sont une aubaine pour le grand public. « C’est notre mission, assure Jean Varela, le directeur
Le jeu vidéo “Assassin’s Creed”, qui compte parmi les meilleures ventes dans le monde, est né de capitaux français, et la France compte une multitude de studios de création.
du Printemps des comédiens, qui se tient chaque année à Montpellier. Nous travaillons sur l’ouverture, pour accompagner le plus de monde vers les œuvres tout en conservant une exigence de qualité. Il s’agit d’un rôle social, cher au théâtre public. » Il reste que les nuages s’accumulent à l’horizon : « La fréquentation est bonne, mais la baisse continue de nos subventions pousse à limiter le nombre de représentations, qui permettent justement d’élargir l’audience et d’assurer la viabilité d’un spectacle. » Cinquante-huit pour cent des dépenses des collectivités territoriales ont trait à la culture – dont la majeure partie relève d’investissements liés à l’éducation –, mais des baisses annuelles et répétées menacent encore et toujours une économie fragile, quoique rentable, et ô combien indispensable. n T.R. * France Créative est une plate-forme qui regroupe des acteurs des secteurs culturels et créatifs : l’Association des agences conseils en communication (AACC), la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques (Adagp), la Société civile pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes (Adami), Audiens, l’Association de la presse d’information politique et générale (AIPG), le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), la Chambre syndicale de l’édition musicale (CSDEM), l’Association des éditeurs de services de musique en ligne (ESML), la Fédération des entreprises du spectacle vivant, de la musique, de l’audiovisuel et du cinéma (Fesac), la Fnac, la communauté de l’image en Nord - Pasde-Calais Pictanovo, le pôle numérique et culturel Euralens, le Syndicat national des producteurs, diffuseurs, festivals et salles de spectacle musical et de variété (Prodiss), la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), la Société des auteurs des arts visuels et de l’image fxe (Saif), la Société civile des auteurs multimedia (Scam), le Syndicat national de l’édition (SNE), le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), le Syndicat de la presse culturelle et scientifque (SPCS), le Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN) et la Société des réalisateurs de flms (SRF). 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 77
Et Fleur Pellerin, pendant ce temps ? “Liberté de création, architecture et patrimoine”, le projet de loi de la ministre de la Culture et de la Communication est la réponse un peu tardive aux assassinats de janvier dernier. Un véritable enjeu pour la démocratie. PAR myRiAm PeRfetti
L A lire Les Politiques culturelles d’André Malraux à Jack Lang : ruptures et continuité, histoire d’une modernisation, d’Augustin Girard, Hermès, 1996.
a ministre de la Culture en fnira-t-elle un jour avec ses ratés de communication ? Pas gagné. Une édifante visite du « Petit journal » de Yann Barthès, diffusée sur Canal +, le 9 septembre, est venue accentuer cette interrogation surgie au moment de l’attribution du prix Nobel de littérature 2014 à Patrick Modiano, dont la représentante de la culture française ne parvenait pas à citer un seul titre de roman. Sur Canal +, dans son bureau de la Rue de Valois, qui surplombe les colonnes de Buren, la maîtresse des lieux était en véritable terre inconnue. Une boîte sur une étagère : « Je ne sais pas du tout ce que c’est. » Des dossiers : « Des rapports. Je ne sais pas très bien, des choses qui doivent être très importantes. » Un téléphone sécurisé qui relie les personnalités du gouvernement, encore sous plastique : « Je ne l’utilise pas très souvent. D’ailleurs, je ne sais même pas le décrocher. » Un moment rare de solitude
78 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
stéphane lagoutte / challenges-réa
politique
culture
lA ministre de lA culture, rue de Valois, en novembre 2014. télévisuelle, que, en plateau, Fleur Pellerin conclura par une pirouette : « En fait, c’est un décor, c’était juste pour vos journalistes. »
“cAP” : une loi fourre-tout Inquiétant. Pourtant, i l y a un an, lors de sa nomination, la suivante d’Aurélie Filippetti accueillait au ministère, lors des Journées européennes du patrimoine, un autre journaliste, de BFMTV cette fois, avec ces mots : « Le bureau d’André Malraux, on se sent privilégié de travailler dans un cadre pareil. » On espère que ce cadre légendaire lui aura permis de rassembler ses forces vives pour faire face aux critiques sur son projet de loi Liberté de création, architecture et patrimoine (CAP), qui a été adopté en première lecture dans un Hémicycle vide, le 28 septembre, en moins de trente minutes, et qui, malgré l’intention louable de légiférer en faveur de la création, un des engagements de campagne du candidat François
Hollande, est loin de faire l’unanimité. Ni parmi les professionnels, ni parmi les élus. Les maires de France, par exemple, qui manifestaient, le 19 septembre dernier, contre la baisse des dotations de l’Etat aux collectivités locales, entraînant une chute des financements consacrés à la culture par les villes, les régions et les départements. Des collectivités locales qui seraient chargées, avec cette nouvelle loi, de la sauvegarde des quartiers historiques, en s’instituant, avec la refonte de la protection du patrimoine, maîtres d’œuvre en lieu et place de l’Etat. Les architectes s’inquiètent aussi de savoir vraiment quelle sera la « stratégie nationale » que la ministre veut mettre en œuvre pour leur profession sur la base du rapport d’experts qui lui a été remis début juillet et qui ne semble pas avoir été pris en compte. Ils ont d’ores et déjà posé 155 amendements, lors de la tenue de la commission des Affaires culturelles à l’Assemblée nationale, à la mi-juillet. Et les
artistes dénoncent, eux, le manque de mesures concrètes, entre autres, sur les droits sociaux des créateurs, sur leur régime de sécurité sociale ou sur leur retraite complémentaire. Pour autant, en 23 mesures et 46 articles, le texte entend ratisser large. Trop, peut-être, d’où une forte impression de pénétrer dans une auberge espagnole. Car cette loi hétérogène assemble tout à la fois principes forts et mesures techniques, comme celles, par exemple, concernant la protection du patrimoine, l’accès à la lecture des personnes handicapées, la création d’un médiateur de la musique, à l’image de ce qui existe déjà dans le livre, le statut des fonds régionaux d’art contemporain ou la rémunération des auteurs. Il est vrai que Fleur Pellerin a hérité d’une première version, dite « loi sur le patrimoine », élaborée en 2013 par Aurélie Filippetti, et qu’elle a vite fait d’étendre à l’ensemble du secteur culturel à la suite des attentats de Charlie Hebdo, dès le 11 janvier dernier. Histoire de réaffrmer que, après deux ans de baisse signifcative de budget que Manuel Valls a qualifiée récemment d’« erreur » et de « signe négatif », la chose culturelle, un rien négligée par la gouvernance Hollande, en sera, à mi-mandat, l’un des marqueurs signifiants. Cet effet post-Charlie tient tout entier dans la mesure première du projet de loi : « la création artistique est libre. » Créer devient donc une liberté publique. Ouf ! On croyait benoîtement que l’acte créateur était une déclinaison de la liberté d’expression déjà protégée par l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme rédigée en 1789. « Vous avez raison sur le principe. La liberté de la presse et la liberté de la communication audiovisuelle sont aussi inscrites en creux dans la liberté d’expression, explique-t-on Rue de Valois. Mais, à certaines périodes de notre histoire, on a eu besoin de dire qu’elles étaient garanties. En 1881 et en 1986, le pouvoir politique l’a affrmé. Dans la France de l’aprèsCharlie, nous avons éprouvé le besoin de dire que la liberté de création était fondamentale. » Certes, le sujet est
“Dans la France de l’après-‘Charlie’, nous avons éprouvé le besoin de dire que la liberté de création était fondamentale.” L’entourage de la ministre un « enjeu majeur pour notre démocratie », comme l’écrit, dans sa note préliminaire, la ministre du style vestimentaire tant vanté par les magazines people. Mais comment le garantir ? « Faire des lois qui ne servent à rien ne me paraît pas une bonne démarche. D’un point de vue juridique, on ne comprend pas l’intérêt et l’opportunité de ce premier article, note Olivier Cousi, avocat-associé du cabinet Gide et spécialiste de la propriété intellectuelle. Le texte n’est pas très cohérent. Edicter un principe, c’est très bien, mais ce genre de liberté se heurte forcément à d’autres. Il y a des arbitrages à faire, des garde-fous à mettre en place. Ce qu’on attend du législateur, c’est qu’il fixe des orientations, qu’il change certaines dispositions ou modife,
par exemple, certaines atteintes sanctionnées par le droit pénal. Là, il n’y en a pas trace. »
les moyens de la liberté Même le Conseil économique, social et environnemental (Cese), qui a pourtant salué l’introduction législative du principe de liberté artistique, a pointé « l’absence de programmation des objectifs » et estime que le projet de loi devrait « comporter des dispositions incitatives et contraignantes accompagnées de moyens fnanciers que l’Etat envisage de consacrer aux objectifs défnis ». Au cabinet de la ministre, pourtant, on est affirmatif : « Lors de nos discussions avec le Conseil d’Etat, nous nous sommes mis d’accord sur l’adoption de la ›
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 79
politique
culture › loi dans l’année suivante, il y aura une jurisprudence importante sur la liberté de création. Cela ne veut pas dire qu’on fait tout et n’importe quoi, il y aura toujours le respect de l’ordre public, la protection contre les injures racistes et antisémites, le combat contre l’incitation à la haine. Mais, nous avons mis une petite pierre dans la balance du juge, qui pèse du côté de la liberté, c’est incontestable. » Même quand on use de son droit de ministre pour essayer de faire revenir la commission de classifcation du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) sur une interdiction aux mineurs, comme pour Love, de Gaspard Noé ? Ou qu’on fait une feur à Luc Besson, qui ne peut bénéfcier d’un crédit d’impôt pour Valérian, son prochain flm, tourné en anglais ?
simple effet d’annonce ? Reste, pour l’heure, une affrmation de principe a minima, qui n’empêchera pas les dégradations, comme celles à caractère antisémite qu’a subies le Dirty Corner de l’artiste Anish Kapoor, dans le parc du jardin du château de Versailles, monument historique sous la tutelle du ministère de la Culture. Une affrmation qui n’empêchera pas non plus les procès contre les créateurs, sans l’amendement, par exemple, de l’article 227-24 du code pénal, qui régit le « message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique […]», invariablement brandi contre les œuvres d’art qui dérangent. Qui n’empêchera pas l’autocensure, comme la pratiqua Paul McCarthy, décidant de dégonfer son Tree, sextoy géant, à cause des agressions et des dégradations de l’œuvre éphémère, installée place Vendôme, en octobre 2014. Reste donc un projet de loi que Fleur Pellerin estime « sans équivalent depuis la
loi Malraux ». Rien que ça ! Un André Malraux dont Jack Lang, réagissant à l’instauration des « Cités historiques », le nouveau label unique de sauvegarde du patrimoine prévu par le CAP, s’interroge sur la liquidation de l’héritage. « On décide de supprimer Malraux et Lang d’un seul coup », a déclaré l’ex-ministre de la Culture, à propos de la possible disparition des mesures que les anciens de la Rue de Valois avaient respectivement mises en place – les secteurs sauvegardés et les zones de protection architecturale, urbaine et paysagées. « C’est une loi gadget, affrme Françoise Moiroux, historienne de la ville, commissaire d’expositions et auteur de l’ouvrage le Legs moderniste est-il soluble dans le béton ?, à paraître début 2016. Pis, c’est une loi inculte, elle est faite sans concertation avec les acteurs dans les domaines du patrimoine et de l’architecture, et sans tenir compte
“La loi n’est pas là pour exprimer des opinions, quelles que soient les opinions. Elle doit servir à quelque chose. Sinon, ça n’a pas de sens.” Olivier Cousi, avocat 80 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
des avis de ceux missionnés par le ministère. La question que pose cette loi est : “Quelle est sa philosophie ?” Je ne le sais toujours pas. La notion de “cité historique” n’a pas de sens au niveau sémantique, puisqu’on a à la fois des villages, des quartiers, cela ne recouvre pas toute la réalité des sites à protéger. En l’état, cette loi fait craindre un affaiblissement des dispositifs existants plutôt qu’elle ne les améliore ou les modernise. » Alors, seulement un effet d’annonce, le CAP ? « Plus qu’un effet d’annonce, c’est un affichage politique », poursuit Françoise Moiroux. « La loi n’est pas là pour exprimer des opinions, quelles que soient les opinions, renchérit Olivier Cousi. Elle doit servir à quelque chose. Sinon, ça n’a pas de sens. » Pourtant, rue de Valois, on a choisi, après avoir passé des années à envisager la politique culturelle uniquement sous l’angle économique, de renouer avec elle sous l’angle de la cohésion sociale : « On est injuste avec ce projet de loi. Il permet un grand moment de débat politique. A quoi sert la culture ? Comment participe-t-elle d’un projet politique ? Comment contribue-t-elle au mieux-vivre ensemble ? On se dit comment la culture sert aussi à rapprocher les gens autour de certaines valeurs et de certains principes communs. Et la loi contribue fortement à ce projet politique. » Un projet qui vient de se voir confrmer avec un appel à projet national doté de 1 million d’euros pour soutenir des initiatives culturelles qui favorisent la maîtrise de la langue française, une « démarche d’intérêt général, qui contribue à faire vivre l’article 2 de notre Constitution : “La langue de la République est le français.” » Fleur Pellerin, qui affrmait ne pas avoir le temps de lire, l’a peut-être pris pour parcourir ses classiques, le Polyeucte d’un certain Pierre Corneille, par exemple, qui proclamait la valeur de l’exemple : « L’exemple touche plus que ne le fait la menace. » Peut-être même André Malraux, qui affrmait que « la culture est l’héritage de la noblesse du monde ». Ou alors seraitelle devenue seulement une ministre de la Communication ? n M.P.
A
Deux télépathes sont dans un bateau…
la première lecture d’Ils savent tout de vous, peut-être trop rapide ou trop distraite, on a d’abord cru à une aimable plaisanterie, un exercice de style léger sur le vieux thème de la télépathie cher à la science-fction et au fantastique. Dans ce domaine, Ubik de Philip K. Dick, avec ses multiples niveaux d’interprétation, avait marqué une génération. Il y eut aussi, au cinéma, l’inoubliable Scanners, de David Cronenberg, dans lequel, fdèle à ses marottes, le réalisateur canadien traitait du corps comme objet propice à toutes les transformations et manipulations. Là, il s’agit d’Iain Levison et, sous l’apparente pochade (deux télépathes sont dans le même bateau, qui tombe à l’eau ?), on aurait dû se douter que l’histoire risquait de chavirer vers des territoires moins balisés qu’un banal polar à suspense. Auteur américain d’origine écossaise, Levison nous a déjà gratifés d’une poignée de bouquins malicieux, bien construits et bien racontés mais ne racontant pas tout à fait n’importe quoi : Arrête-moi là, le dernier publié en France, plongeait le lecteur dans les mâchoires d’un système judiciaire américain capable, au nom de sa seule logique, de faire d’un innocent un parfait coupable. Cette fois, les dons hors normes que Levison prête à ses deux principaux protagonistes, un fic faussement benêt et un tueur de fics moins salaud que prévu, supposés devoir s’affronter, servent surtout à révéler le degré de contrôle auquel sont confrontées les sociétés postmodernes. Invoquer Orwell et 1984 place évidemment la barre très haut, beaucoup trop, probablement, mais osons la fliation : avec le premier, Big Brother nous regardait ; dans le cas du second, il nous écoute et veut tout entendre. Comme Iain Levison est avant tout écrivain, et pas le plus mauvais dans le « genre », il nous évite tout pensum didactique et, plutôt qu’une lourde métaphorequi-dit-tout, prend un malin plaisir à nous piéger derrière des mots, des dialogues et des situations à la simplicité trompeuse. Derrière : pour de vrai, le cauchemar qui nous guette… n AlAin léAuthier Ils savent tout de vous, d’Iain Levinson, Liana Levi, 18 €.
polar
U
ne plaie ouverte » pourrait être une bonne défnition de l’histoire. Surtout quand elle s’écrit en marge des manuels offciels, de leurs événements en majuscules et sans faux plis, de leurs grands hommes canonisés à coups de clairon, de remises de médailles et de beaucoup de mensonges. En somme celle, trop occultée, des sans-grade, des dérangeurs d’ordre, des pauvres hères ou des aventuriers aux semelles de vent que Patrick Pécherot s’évertue à mettre en première ligne depuis une dizaine de livres, situés notamment dans le Paris de la Première Guerre mondiale ou d’entre les deux guerres. Cette fois, il remonte plus loin dans le temps et l’espace et embarque ses personnages du Paris de la guerre franco-prussienne de 1870 vers les plaines du Dakota et le tout début de l’autre siècle, en 1905. N’appartenant pas stricto sensu à la confrérie des historiens, Patrick Pécherot livre bien ici une œuvre de romancier et plus précisément de romancier noir, du genre à douter des apparences et à fouiller dans cette autre « plaie ouverte » que demeure tout individu en âge de faire potentiellement du mal, de renier ses idéaux et éventuellement ses frères d’armes. Serait-ce le portrait vrai de Dana, ce fantôme que poursuit jusqu’outre-Atlantique
hélie / gallimard
philippe matsas / opale / ed. liana levi
polar
iain levison prend un malin plaisir à nous piéger derrière les mots.
Plaie d’argent devient mortelle
Marceau, ancien communard, obsédé par celui qui n’est peut-être qu’une « image, rien de plus », écrit Pécherot, citant Nerval ? La quête de Marceau est bien celle propre à un polar, au point qu’elle fait même intervenir les limiers de la célèbre agence de détectives Pinkerton pour laquelle travailla le grand Dashiell Hammett avant de prendre son envol. Mais, dans les flets, Pécherot rapporte surtout une époque, ses héros ordinaires fauchés par la boucherie guerrière, ses généraux défenseurs du peuple, ses insurgés et ses planqués. Ou encore, saisis dans le cours de leurs vies, Courbet, Louise Michel, Maxime Vuillaume, Jules Vallès, les silhouettes de Verlaine et Rimbaud. Et l’ombre portée de l’affaire Dreyfus. Au récit ample et tellurique que supportait le sujet, il a préféré de courtes expositions, rarement plus de deux pages, mais toutes ciselées à la quasi-perfection. En clair : depuis Hervé Le Corre, rien n’avait été aussi superbement écrit dans la fction de genre hexagonale. On sait ce qu’il advint de la Commune, « des cerises d’amour tombées en gouttes de sang ». Ne serait-ce que pour connaître, peut-être, l’issue de la recherche du Dana perdu, voilà une lecture obligatoire. n A.l. Une plaie ouverte, de Patrick Pécherot, Série noire, 16,90 €.
patrick pécherot, romancier noir de l’histoire. 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 81
musique
culture
Sa Majesté Adele
Décorée et intronisée comme la sauveuse de l’industrie musicale anglaise, Adele revient avec “25”. L’opus, sans surprises, n’est pas à la mesure de la voix et du talent de la Londonienne. pAR myRiAm peRfetti
dr
A
dele Laurie Blue Adkins l’assure : 25 sera son dernier album baptisé d’un chiffre, celui de son âge où, dit-elle, « tout a basculé ». A 24 ans, la diva soul anglaise aux 40 millions d’albums vendus est devenue mère, un « tournant », où elle s’est transformée en « adulte, avec tout ce que cela engendre de responsabilités », et qui a grandement infuencé l’écriture de ce troisième album, faisant suite au carton de 21, écoulé à plus de 25 millions d’exemplaires. Une performance en ces temps de mort annoncée de l’industrie du disque. En 2009, au plus fort de la crise économique, alors qu’elle rafait aux Brit Awards les titres de meilleure artiste féminine, meilleur single et meilleur nouveau spectacle pour 19, son premier album, le Premier ministre Gordon Brown avait salué la Londo-
nienne, comme « une lumière au bout du tunnel ». Un tunnel qui, pour Adele, intronisée en 2013 membre de l’ordre de l’Empire britannique pour « services rendus à la musique », est tout d’or massif. Car sa voix de contralto, chaude,
l’album trop lisse de la soul lady squatte le sommet des charts mais peine à convaincre les amateurs.
pleine et magique, a su séduire tous les orphelins de la diva trash Amy Winehouse. Pour preuve, après quatre ans de silence discographique, uniquement troublé par le phénomène Skyfall, le 23e opus de la saga 007, et sa jazzy chanson d’ouverture oscarisée la sacrant Shirley Bassey du XXI e siècle, le clip de Hello, premier single tiré de 25, une ballade mélancolique et grave de cinq minutes sur une tentative de réconciliation après une rupture amoureuse, flmée en sépia vintage par le wonder boy du 7e art, le Canadien Xavier Dolan, a été vu plus de 130 millions de fois sur YouTube. Et 25, sobre et élégant, mais pourtant sans grandes surprises soniques, est déjà en tête des charts dans de nombreux pays. E n 1 1 m o rc e a u x – p a r f o i s sombres : I Miss You, All I Ask, When We Were Young – comptant les collaborations de Bruno Mars, de Greg Kurstin (The Bird And The Bee) et de Gnarls Barkley et du DJ Danger Mouse, 25 déploie le timbre unique, profond, éraillé, puissant, mais tout en retenue de Sa Majesté de la blue eyed soul, la seule à avoir survécu à ce qui sert d’ordinaire d’étouffoir à toute voix hors normes, la surmédiatisation. Et ce n’est déjà pas si mal. n 25, d’Adele, XL Recordings/Beggars.
Perez, électro magnétique
Saltos, de Perez, Accelera Son / Universal Music.
O
n a souvent dit que la langue française s’accordait mal aux synthétiseurs et aux boîtes à rythmes, aux instruments qui font « tchak » plutôt que « boum ». On a souvent dit que la France ne savait pas faire de chanson électro. On s’est visiblement trompé. Peut-être est-ce les mots qu’il choisit, peut-être est-ce la façon de les prononcer, la grâce tranquille avec laquelle il les enchaîne, mais il faut convenir que Perez y parvient sans encombre. Perez est de cette lignée d’artistes français qui allient une certaine grâce british à la poésie de la langue de Molière. Avant lui, il y a eu Daho. La fliation est évidente.
82 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
Comme sur les premiers disques d’Etienne Daho, on veut danser dans la pénombre en écoutant Perez, on veut chanter avec lui, transpirer jusqu’au matin. On veut partager cette mélancolie froide qui traverse Saltos, disque coproduit par l’artiste lui-même et par Jean-Louis Piérot, qui a aussi réalisé… le dernier album d’Etienne Daho. Mais Perez va peut-être plus loin que son illustre prédécesseur ; il explore en tout cas des territoires moins balisés. Sur Blockbuster et Rock’n’Roll, Funny People, le chanteur à la frange noir corbeau emprunte à la trap music américaine, donnant des accents hip-hop à ses chansons. Sur le Rôdeur, on croit deviner que
Perez a aussi écouté Joy Division. L’artiste fait dans l’électro plus classique, plus « club », sur les trois tubes potentiels que sont Les vacances continuent, Apocalypse ou Gamine. Avec lui, les chansons sont accrocheuses, les pieds bougent et les torses se tordent, mais on ne sent pas chez lui une volonté de faire des tubes à tout prix, de vouloir donner aux bandes FM forcément ce qu’elles attendent. Perez a taillé son disque pour les dancefoors, mais il n’y a pas laissé en chemin son exigence formelle. Il ne fait pas de la musique pour faire des tubes, mais force est de reconnaître que son disque en est bourré. n THIBAUT PÉZERAT
e cinéma a toujours respiré l’air du temps. Quand le fond de l’air devient rouge comme le sang, noir comme le deuil, les images ne peuvent plus viser qu’à émouvoir ou à divertir, on est en droit d’exiger qu’elles deviennent responsables. Le trouble qui a entouré l’imminence de la sortie de trois flms français, avec des effets divers, va dans ce sens, le bon sens. Taj Mahal, de Nicolas Saada, à travers la nuit d’épouvante réellement vécue par une jeune Française de 18 ans, revient sur les attentats de Bombay en 2008, qui frent 195 morts et plus de 300 blessés. Dans un huis clos asphyxiant – une suite de palace cernée par les explosions et par les fammes –, on ne quitte pas une victime, une rescapée. Et on pense aux victimes, aux rescapés du 13 novembre. Maintenant la date initiale de sortie du 2 décembre, le communiqué publié par les distributeurs est à la hauteur : « Nous nous sommes demandé si, dans cette période éprouvante que nous traversons tous, il y avait de la place pour ce flm, si distancé soit-il, quitte à en repousser la sortie. Mais nous pensons que face à l’obscurantisme, à la terreur, à l’indicible, le cinéma est là pour ouvrir au dialogue. Il nous permet dans ces moments diffciles de regarder le monde tel qu’il est. » Il en va autrement de Made in France, de Nicolas Boukhrief avec Malek Zidi, programmé sur les écrans le 18 novembre. Oui, cinq jours après… Tourné avant le 11 janvier dernier, c’est l’histoire d’un journaliste qui infltre un réseau djihadiste. On y entend : « Une vague d’attentats va secouer la France. » Et aussi : « On est en guerre, et dans toute guerre, il y a des victimes civiles. » C’est ce qu’on peut appeler une collision frontale. L’affche de Made in France montrait un immense kalachnikov collé au fanc de la tour Eiffel. La RATP l’a aussitôt éradiquée des couloirs du métro. Aucune autre date de sortie n’a été annoncée. Enfn, on ne peut que souscrire au maintien de la sortie le 16 décembre de l’Humour à mort, de Daniel et Emmanuel Leconte. En 2008, au moment de l’affaire des caricatures de Mahomet, ils avaient suivi le procès intenté à Philippe Val, alors directeur de Charlie Hebdo. Titre bien trouvé de leur documentaire : C’est dur d’être aimés par des cons. Ils ont retrouvé des séquences inédites, remonté un autre flm, remonté le temps. Charb, Cabu, Tignous, les autres… N’est-ce pas le moment, en effet, de redonner vie aux « Charlie » ? De les revoir. Vivants. n
D.H.
Taj Mahal, de Nicolas Saada. Sortie le 2 décembre. Made in France, de Nicolas Boukhrief. Sortie reportée. l’Humour à mort, de Daniel et Emmanuel Leconte. Sortie le 16 décembre.
sacher flm / le pacte
films
L
La réalité de la fction
Mia Madre Margherita Buy et John Turturro, dans un récit sur le deuil, entre larmes et rires.
Portrait de la mamma
D
ans Mia madre, dont le titre déjà intime l’intime, il y a tout Moretti, tout ce qui nous fait l’aimer et le suivre depuis bientôt quarante ans. Son narcissisme inspiré, ses autoportraits comme autant d’autocritiques, ses portraits de famille comme autant de portraits de l’Italie. Mais jamais peutêtre n’a-t-il revisité avec une telle lucidité ironique et poignante son propre parcours d’homme, de citoyen, de cinéaste. Un grand maelström affectif tourne autour du lit d’hôpital où elle va mourir, la mamma. Femme remarquable, ancien professeur de latin et de grec (comme le fut la maman de Moretti), actrice remarquable, venue du théâtre, Giulia Lazzarini. A son chevet, ses deux enfants. Le fls, Giovanni, un Moretti en retrait, à contre-emploi, tout doux, discret, serein. La fille, Margherita, boule d’énergie et d’angoisse, engluée dans des cauchemars trop réels et la réalité qui la dépasse, en train de tourner, dans un désordre survolté, un flm « social » sur une fermeture d’usine. Une fille devenue, par un coup de force scénaristique de haut vol, l’alter ego féminin de Moretti sur
un plateau, l’incarnation sans fard de ses doutes, de ses accès d’autorité, de son rugueux caractère. Margherita, que défend à chaque instant Margherita Buy avec une vaillance sans faille. Et de la vaillance, il lui en faut, quand débarque en vedette de son flm déjà poussif une supposée star américaine, cabotine et mythomane, à l’italien incertain, censée racheter l’usine… Un John Turturro, à l’évidence ravi d’être là, dans un irrésistible numéro vacillant. On rit beaucoup, on pleure aussi, et les deux en même temps parfois, c’est délicieux. Mia madre est un flm sur le deuil que l’on peine à accepter, sur le cinéma qui peine à avancer, un flm sur la vie de Nanni Moretti et, par les thèmes universels qui y sont traités sur un mode si profondément personnel, sur la nôtre aussi. Dramatique et comique à la fois, rare gageure. La vieille dame est immobile. « A quoi penses-tu, mamma ? » La réponse est la plus belle que l’on puisse donner au moment de partir : « A quoi je pense ? A demain. » n Danièle Heymann Mi madre, de Nani Moretti. En salles le 2 décembre.
27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 83
conso Quelle époQue Quelle époQue ! ! 100 000 personnes seraient de noblesse authentique en France, au XXi siècle – e
marketing de la partiCule
dr
roYal toutou sa Majesté Lupin de la Grande Motte de san colombano.
84 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
– 2 230 Familles, membres de l’association d’entraide de la noblesse Française.
Notre République vermoulue n’en fnit pas d’expier son passé régicide et de trahir son inconscient féodal. Du camembert à la petite griffe branchée, du grand luxe à la pâtée pour chien, le signifant aristo continue de faire rêver, et surtout vendre. Autopsie d’une mythologie plus vigoureuse que jamais.
I
VERSAILLES
CHÂTEAU BLING-BLING De Jeff Koons à Kim Kardashian, le joyau du Roi-Soleil est devenu l’obsession des très riches parvenus de la planète.
V
patrick aventurier / sipa
ls ne représentent que 0,2 % de la population française, 150 000 individus et 3 000 familles, mais les aristos fascinent toujours autant, entretenant le mythe de l’entre-soi et d’un monde résolument clos. Les plus huppés continuent de se rencontrer dans des rallyes, d’entretenir leur réseau autour de repas de chasse dans leur château familial, de se faire appeler par leur titre dans des clubs où l’on ne pénètre que parrainé (au Jockey Club de Paris, par exemple) et de grimper au sommet dans le monde des affaires : le boss d’Axa se nomme Henri de La Croix de Castries ; celui d’Aéroports de Paris, Augustin de Romanet de Beaune ; celui de Saint-Gobain, Pierre-André de Chalendar ; sans oublier Nicolas Bellet de Tavernost, grand manitou de la chaîne M6. L’auréole d’ancienneté et le nom qui en jette déroulent vite le tapis rouge dans les milieux de prestige : banque, immobilier rupin, ou encore luxe, où les demoiselles nées avec blason pullulent. Car la France a beau avoir tranché dans le vif de sa monarchie, il y a plus de deux siècles, elle reste fère de ses 80 000 châteaux et nourrit même une afection de gamine gavée de contes de fées pour ces familles dont les ancêtres ont accompagné l’histoire du pays. Pour s’approprier un peu de ce beau prestige, le pékin peut toujours consommer « racé ». A l’ère du tout made in China bon pour la poubelle après seulement deux mois d’usage, les produits à patronyme aristocratique s’érigent en valeur rassurante. S’ofrir un pâté, un vin ou un parfum avec un titre de noblesse, c’est faire un bond dans une époque où l’on plébiscitait les choses rafnées, promises à des siècles d’usage sans obsolescence. « Acheter un produit avec une particule renvoie à un art de vivre, une sophistication. On l’associe à quelque chose d’authentique et de patrimonial. Cela ›
PAR JULIE RAMBAL
ersailles, fantasme des nazes ? Le château à la fréquentation « siliconée » (7 millions de visiteurs par an) attire tout ce que la planète compte de créas avida dollars. Les mégalos de l’art contemporain tiennent à y déposer leur crotte kitsch ou monumentale (le homard de Jeff Koons, le « vagin de la reine » d’Anish Kapoor), Sofa Coppola y a flmé une MarieAntoine folle de fêtes et de shopping, et le couple le plus vulgaire du show-biz, Kim Kardashian et Kanye West, s’y sont offert des noces, avec tour en calèche, visite commentée par des guides déguisés en laquais et concert de Lana Del Rey. Même Canal + a fairé le potentiel : depuis le 16 novembre, la chaîne diffuse « Versailles », la série la plus chère de la télévision française, avec un budget de 30 millions d’euros, qui raconte la vie du Roi-Soleil… mais en anglais ! Car Canal espère vendre son feuilleton aux Américains, ces malheureux qui se sont affranchis de la couronne… L’établissement public du château a également lancé, début août, un appel d’offres “marilyn” pour construire un hôtel installation monumentale de luxe en ses murs. Bientôt, de Joana Vasconcelos, exposée les milliardaires viendront le 18 juin 2012, à Versailles. enfn ronfer à Versailles ! n 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 85
Quelle époQue ! conso shopping
› donne aussitôt une histoire, une valeur gastro-
nomique », note Serge Carreira, maître de conférences à Sciences-Po Paris et chargé d’un enseignement intitulé « Mode et luxe ». Même la toile de Jouy est devenue un must de la déco : Valérie Damidot n’a pas lésiné, elle en a tartiné les murs des maisons prolos pour son émission, assurant à leurs habitants un surclassement symbolique.
“Bad girls” et académiciens Vrais ou presque, les rejetons de cette caste fascinante sont de vraies têtes de gondole, charriant des univers de consommation variés. Victoire de Castellane, responsable du département joaillerie chez Dior, apporte à la maison de couture son aura de jet-setteuse déjantée. Sa délicieuse simplicité se retrouve chez la mannequin-journaliste-femme d’afaires Inès de la Fressange (indéboulonnable égérie du magazine Elle, et compagne du patron) ou la très chifonnée Caroline de Maigret, muse multi-marques et coauteur d’un guide de bonnes manières bobo How To Be Parisian. Le mélange grain de folie et solide sens du business caractérisent les rejetons d’un ordre jadis dévoué à l’épée. Citons en vrac : la bad girl Stéphanie de Monaco qui, après avoir poussé la chansonnette en cuir et commercialisé un parfum aux relents de princesse rebelle, s’est rangée dans les bonnes œuvres (Fight Aids Monaco) ; Nadine de Rothschild, actrice anoblie par alliance, muée en Zézette des arts de la table ; Charlotte Amélie de Turckheim, flle de baron, jouant les fofolles désargentées dans les talk-shows et tenancière d’une maison d’hôte dans les Alpilles ; le comte Jean Bruno Wladimir François de Paule Lefèvre d’Ormesson, alias Jean d’Ormesson, descendant des marquis de Boisgelin par sa mère, écrivain prolixe pléiadisé, qui s’autodéfnit comme « homme de droite avec des idées de gauche ». Ces afranchis du protocole ont toujours accueilli dans leurs rangs des stars du demi-monde, comme la courtisane Liane de Pougy ou la danseuse Cléo de Mérode, traitée de cocotte par Simone de Beauvoir, et dont l’indépendance ft beaucoup pour la vente de corsets et de bigoudis. Ou encore des boucaniers comme le sulfureux auteur de SAS (200 titres), Gérard de Villiers, rubricard à Rivarol et a-t-on appris récemment, collaborateur du Sdece. A une époque où tout fout le camp, le produit à particule conjugue pour la joie les charmes de la stabilité et ceux du romanesque, du bon genre et de la canaille aventurière. n J.R. 86 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
promo aristos
Pas besoin de faire famber la carte bleue pour consommer racé. Au château de mon cœur, il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses.
princesse girlY
Genre : panoplie pour petite flle. Histoire : les générations
passent, l’injonction à l’émancipation des préjugés sexuels s’intensife, les vœux des petites flles demeurent : ressembler à une meringue de conte de fées. Devant tant d’osbtination régressive, les parents cèdent. Leurs fllettes continuent à se déguiser en héroïnes de Disney avec du rose qui pique les yeux, du strass et des dentelles. Champ symbolique : féminité gnangnan jouissive, œdipe rayonnant (à cet âge, le prince, c’est papa), amour sacrifciel pervers polymorphe (embrasser un crapaud), ovaires effcaces (ils vécurent heureux… et eurent beaucoup d’enfants). Panoplie princesse Flora, Joué Club, 29,99 €. joueclub.fr
pÂté racé
Genre : épicerie fne. Histoire : en 1908, les Dubarry,
prolos du Sud-Ouest (il fabrique des casseroles, elle est charcutière), lancent du foie gras en conserve et s’inspirent de la dernière favorite de Louis XV pour créer leur marque : Comtesse du Barry. Celle-ci fait désormais 25 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel et s’est rajeunie pour cibler les « urbains premium ». Elle a même ajouté un fond de toile de Jouy pour mieux incarner le « nouveau luxe de bouche à la française ». Champ symbolique : authenticité goûtue, terroir prospère, dîners raffnés éclairés aux bougies, ripailles dans une pénombre excitante, courtisanerie, garçons de ferme bien bâtis, femmes de chambre audacieuses ou vendeuses de boutique de mode – comme la vraie du Barry – qui se hissent dans le lit de Louis XV… Terrine de campagne Comtesse du Barry, 2,80 € les 70 g. comtessedubarry.com
CAMEMBERT PREUX
Genre : fromage grande distribution. Histoire : sans doute pour se positionner en digne concurrent du camembert Cœur de lion
– qui renvoie à Richard Ier d’Angleterre, monarque ayant passé son règne en croisade –, le camembert Les Croisés, marque distributeur Leclerc, s’accroche vaillamment dans les rayons, dernier d’une vieille lignée de fromages à patronyme noble (Le Châtelain et autres), qui s’éteignent au proft de calendos plus près du peuple (Le Rustique, Président…). Champ symbolique : chevaliers de la table ronde, cottes de maille, solides tables de ferme en bois, pain de campagne. Camembert Les Croisés, 21 % de matières grasses, 1,22 €. e-leclerc.com
MUG COURONNÉ
Genre : gadget affectif humoristique. Histoire : à 89 ans, Elisabeth II détient
Genre : accessoire sur mesure. Histoire : La famille d’Edwina de
Charette de la Contrie descend directement de Charles X (1757-1836). Mais en demoiselle rodée aux usages des vraies familles anciennes, elle n’a pas utilisé sa particule pour lancer sa griffe de sacs et accessoires. La Contrie vise le luxe discret, avec des cuirs de qualité, et le sur mesure. On choisit tout : taille du sac, couleur des zips et de la parure extérieure ou intérieure, etc.
Champ symbolique :
distinction, élégance sans ostentation, Grace Kelly, berlines silencieuses, paroles feutrées, chignon banane, solidité et maintien, honneur de la parole donnée… Sacs à partir de 480 €, laContrie (11, rue de la Sourdière, Paris Ier). lacontrie.com
MOTO SOUVERAINE
Genre : deux-roues rétro chic. Histoire : conçue en Angleterre dans les
années 30, puis reprise en 1994 par Eicher Motors Limited, groupe industriel indien, la moto Royal Enfeld, avec ses lignes joliment rétro, fait un carton chez les amateurs de cylindrées. L’année dernière, ses ventes ont même dépassé celles de Harley-Davidson : 302 500 bolides. Il faut dire qu’au début du XXe la couronne britannique avait ellemême autorisé la marque à porter ce nom majestueux. Champ symbolique : sang bleu et rébellion, avidité des grands espaces mais avec conduite de gentleman (arrêt aux stops), beaux garçons rétrosexuels, à la douce brutalité. Royal Enfeld, modèle Classic (existe en noir, santal ou bleu lagon), 5 785 €. royal-enfeld-france.fr
photos : dr
SAC DE DUCHESSE
le record de longévité sur un trône (soixante-trois ans) et ses sujets britanniques continuent de l’aduler. Ce myhe vivant pour midinettes de tous âges et de tous sexes (le prince William a épousé la roturière Kate Middleton) se décline sous forme de porte-clés, tee-shirts, sets de table… accessibles dans toutes les boutiques de souvenirs. Champ symbolique : immense, absorbe toute la mythologie nationale. Rigidité héroïque, petites bonnes femmes courageuses pendant la guerre, éducation guindée, chapeaux excentriques, grosses chevilles émouvantes, avant-gardisme délire, châtiments corporels, Mary Quant, les Beatles, le punk, etc. Tasse SM la reine Elisabeth II, 21,80 €. zazzle.fr
Quelle époQue ! conso VIN pARVeNu
Genre : vin de table grande distribution. Histoire : Baron de Lestac n’a rien d’aristo. C’est
l’anagramme du groupe Castel, fondé par Pierre Castel, fls d’ouvrier agricole et désormais géant mondial de la boisson. Lancé dès 1995, son baron-de-lestac, autoproclamé « l’âme du bordeaux » – alors que c’est un vin d’assemblage – s’écoule désormais à 10 millions de bouteilles par an. Et si même les grilles du logo sont fctives, c’est le premier bordeaux vendu en France. Certains consommateurs écrivent même au baron fctif. Champ symbolique : savoir-faire familial, terroir noble, domaines bordelais, châtelain cultivé et hautain, œnologie de haut niveau, grands restaurants compassés, mais aussi joyeuses tablées du Sud-Ouest, nez rouges, gros ventres, d’Artagnan… Bordeaux Baron de Lestac, 4,50 €. barondelestac.com
CoNTeS De CouR
VICoMTe BoBo
Genre : petite griffe snob. Histoire : le vicomte Arthur
de Soultrait fait le baisemain comme personne, mais il a surtout lancé Vicomte A, marque BCBG décalée, en 2005. Après avoir écoulé des polos bigarrés dans les lycées huppés, il vend désormais des sweats à capuche (mais à pochette), et possède 400 points de vente (Deauville, Palm Beach, SaintTropez…), pour un chiffre d’affaires de 17,5 millions d’euros par an.
Champ symbolique :
art de vivre confortable et raffné, virilité décontractée osant le motif foral, bisexualité vestimentaire assumée, libertinage discret. Doudoune matelassée en cuir, Vicomte A, 675 €. vicomte-a.com
Genre : documentaire historique romancé. Histoire : avec des thèmes
comme « L’irrésistible ascension de Mme de Maintenon », « Vacances royales », « Anne de Bretagne, deux fois reine », « Elisabeth Ire, la reine vierge », l’émission « Secrets d’Histoire » (France 2) ravit 3 millions de spectateurs depuis une décennie. Complots, maîtresses, bobos gastriques…, les anecdotes contées par Stéphane Bern font des monarques des petits hommes enfn accessibles.
Champ symbolique :
pupitres en bois de l’école, histoires racontées par maman avant d’aller au lit, éternel recommencement des guerres et des tragédies, roman national exaltant, cousinage européen valorisant. Coffret « Secrets d’Histoire » saison VI, 39 €. secretsdhistoire.com
Genre : parfum de luxe. Histoire : en son château de Frileuse,
près de Blois, Nicolas de Barry dirige, depuis 2003, un atelier de haute parfumerie, dans lesquels il reconstitue les fragrances des personnalités du passé : George Sand, Marguerite de Valois (reine Margot), Louis XV, l’impératrice Sissi… Ses jus sont élaborés après un long travail d’archives, même si Louis XV et la Pompadour étaient, de son aveu, très versatiles en matière de parfums.
Champ symbolique :
JARDINIÈRe pRINCIÈRe
Genre : accessoire maraîcher huppé. Histoire : en 1995, dans son château de la Bourdaisière,
photos : dr
eAu HISToRIQue
en Touraine, le banquier Louis-Albert de Broglie, fan d’horticulture, se désole de la laideur des accessoires de jardinage et décide de créer Le Prince jardinier, « la marque de l’élégance dans l’art du jardin ». Tabliers monogrammés, arrosoirs, sécateurs ou meubles de jardin promettent d’obtenir un jardin sans mauvaises herbes ni chienlit. Champ symbolique : luxe, calme et volupté des jardins à la Le Nôtre, herbiers jaunis, légumes anciens, respect du patrimoine, grand-papa gâteux avec chapeau de paille et flet à papillons… Jardinière rectangulaire Inox, Le Prince jardinier, 129 €. princejardinier.fr 88 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
histoire sombre de la monarchie, noces vermeilles, massacre de la SaintBarthélemy, Catherine de Médicis, Isabelle Adjani, Patrice Chéreau, chemises blanches déchirées et ensanglantées, couches défaites, Fragonard amoureux… Parfum Reine Margot, 149 € les 100 ml. nicolasdebarry.com
interview DU BANQUIER BRANCHÉ AUx MONDAINEs DU PAF…
les particules alimentaires Il y a plus de trente ans, dans un essai iconoclaste, bientôt réédité, “La France noble”, le sociologue François de Negroni dévoilait l’omniprésence du signifant aristocratique dans l’univers républicain. Une grille de lecture qui n’a pas pris une ride.
Marianne : A l’ère du numérique et des PDG en baskets, peut-on encore parler de « rentabilité sociale » de la particule ?
nels traditionnels (armée, diplomatie, banque…), où le blaze à rallonge de souche possédait une fonction sélective. Par-delà ces flières mondaines d’excellence, qui procèdent toujours de la reproduction de positions de prestige dans Gotha City, le charme et le rendement de la particule opèrent désormais un peu partout, et notamment au sein des espaces les plus exposés et les plus branchés. Par exemple ?
F. de N. : Il suft de raisonner statisti-
François de Negroni : Plus que jamais.
quement en termes de surreprésentation ethnique. Prenons le cas de BFMTV, « la première chaîne d’information conti-
lionel guericolas / visual press agency
On s’en rend compte au travers des produits de consommation en général, gotha tv qu’ils soient ordinaires ou élitistes. La Apolline grife anoblie continue de conférer de Malherbe. un « proft de distinction », pour parler comme Bourdieu. Donc une valeur symbolique ajoutée. Le signe surdétermine la marque et la promotionne. Ce capitalisme de la séduction aristocratique s’étend à quantité d’autres commerces : patronymes canins, pseudonymes d’artistes, noms de guerre de models, d’escorts, etc. Il existe, bien sûr, une relation d’engendrement mutuel entre la transcendance de l’échange marchand et la fascination de la petite bourgeoisie nue ». Environ 15 % des journalistes de pour la condition de châtelain, les titres, la station sont d’origine aristocratique – les rituels tribaux supposés du milieu. Le directement ou par alliance (d’Apolline de mythe s’appuie sur une invraisemblable Malherbe à Pascale de la Tour du Pin, en sociologie spontanée de la « haute ». A quoi passant par Karine de Ménonville, etc.). s’ajoute sans cesse le recours régressif à des Très majoritairement des jeunes femmes. présupposés essentialistes d’une extraor- Fichées au Bottin mondain. Filles ou dinaire naïveté. Ainsi la « classe », en dépit épouses de comtes et de barons. Une de ses usages publicitaires de masse, relè- discrimination positive conséquente verait-elle de la nature, voire du génome. et a priori surprenante. C’est, de loin, Un privilège biologique réservé à ceux qui la minorité « visible » la plus attestée. se sont donné le mal de bien naître. De tels La BFM story n’a pourtant rien d’excepprésupposés trouvent leur apothéose dans tionnel : elle témoigne d’une tendance le culte langoureux des Bern et consorts en constante progression dès qu’il y a pour les familles royales. recherche d’un efet de démonstration, d’un processus subtil de dissimilation. La particule constitue-t-elle Ci-devant, j’optimise ! Les petits suspitoujours un avantage sur le marché cieux qui se montrent si prompts à voir du travail, dans les critères en toutes circonstances la main crochue de recrutement des DRH ? des lobbies seraient fort avisés d’ajouter F. de N. : Pendant longtemps, il a surtout les nobles à leur fantasmatique habituelle fallu perpétuer des ancrages profession- (les juifs, les homos…).
Y aurait-il un lobby aristo dans les sphères médiatiques ?
F. de N. : Non, d’aucune façon. Difcile d’imaginer une logique de réseau animée par un groupe statutaire qui ne détient plus de pouvoir social en tant que tel. N’en déplaise aux comiques Pinçon & Charlot et à leur vision enchantée et manichéenne des rapports de classe, ce phénomène ne renvoie nullement à une stratégie conquérante de la grande bourgeoisie qui placerait ses quotas d’héritières au cœur des dispositifs audiovisuels. Les mécanismes de domination le cèdent ici à l’impensé. On est dans le champ des causalités structurelles. D’une rencontre opportune entre l’imaginaire national, bouf de référents nobiliaires, et une demande issue des problématiques collectives contemporaines, de l’échec du sempiternel « vivre-ensemble ». Cette rencontre fonctionne comme un accélérateur de particules fnes.
A quels besoins répond-elle ?
F. de N. : Elle répond inconsciemment aux besoins de transmission, de profondeur civilisationnelle, de repossession culturelle, de continuité généalogique, de civilité hors d’âge, de substance. Voici la vieille France convoquée au chevet du pacte républicain. Les aristos dans la lanterne, c’est le temps retrouvé de l’identité heureuse, la nostalgie glamoureuse d’une race blanche labellisée pur-sang. Et sans l’ombre d’un dérapage. Point de substrat idéologique de mauvais goût, ni de valeur d’appel douteuse. Juste un message subliminal, lequel invite à la projection, à l’identifcation, à l’ordre des convenances. « L’Histoire est un cimetière d’aristocraties », écrivait Pareto. Notre nuit des morts-vivants est peuplée de frais minois d’époque recyclés, qui commentent poliment le présent. Un cauchemar postmoderne plein de suavité. Robespierre, réveille-nous, ils sont devenus fous ! n 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 89
quelle époque !
saveurs d’en france Par Périco Légasse
“BEUVEZ TOUSJOURS, NE MEUREZ JAMAIS”, RABELAIS
le BeauJolaIs nouveau esT lIBéré
guy christian / hemis.fr
Il faut du temps pour casser une idée reçue, mais ceux qui savent la valeur culturelle de l’ancien rituel continuent à se régaler avec des vins magnifques, joyeux et gouleyants.
dr
M Domaine Fellot, 69640 Rivolet. Beaujolais nouveau 2015 : 7,50 € ; beaujolais-villages : 7,80 €. Domaine Perroud, Les Balloquets, 69460 Odenas. Beaujolais nouveau 2015 : 7,80 €. Commandes à Terroirs originels, 69430 Quinciéen-Beaujolais. Tél. : 04 74 63 53 82. www. terroirs-originels.com
alheur aux détracteurs du beaujolais nouveau. Depuis dix-huit ans que cette rubrique défend tout ce qui contribue à perpétuer les valeurs du patrimoine alimentaire et viticole de la France (et à dénoncer ce qui l’abîme), nous n’avons jamais manqué ce rendez-vous. Elément fondamental de la tradition vigneronne, le principe du vin nouveau, ou primeur, est un instant essentiel du calendrier bachique. Que des amalgames aient pu contribuer à jeter l’anathème sur un vignoble tout entier, au prétexte qu’il aurait, lui seul, basculé dans le mercantilisme, révèle l’état d’ignorance du consommateur formaté et la capacité de nuisance de consignes à la mode entretenues par certains médias. Des beaujolais de merde, il y en a toujours eu, et il y en aura encore, à ce détail près qu’il y en aura toujours moins que des bordeaux de merde et des bourgognes de merde. Et encore bien moins que ces infâmes côtes-du-rhône qui inondent le marché et contre lesquels pas un justicier du vin n’ose élever la voix.
90 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
Il y a de très mauvais vins et d’excellents vins partout, mais il est vrai que, par les temps qui courent, c’est la réalité qui s’incline et le mensonge offciel, binaire ou bien-pensant, qui passe pour parole d’Evangile. Deux exemples assez représentatifs de cette bienpensance généralement exprimée par les mêmes discours : l’euro a sauvé notre économie et le beaujolais nouveau, c’est dégueulasse. Fermez le ban. Voici venu le millésime 2015, exceptionnel, phénoménal, voire atypique, tant la chaleur estivale a généré des maturités extrêmes (il sufft de se remémorer l’ensoleillement des mois d’août et septembre). Contre toute attente, même si la puissance des vins (certaines parcelles ont donné des jus frôlant les 16° en puissance) témoigne d’un ensoleillement majeur, l’équilibre entre la maturité phénolique, celle des tanins du raisin, et la maturité physiologique, donnant la richesse en sucre, a permis dans certains secteurs d’obtenir des beaujolais nouveaux sensationnels. Parmi les plus belles réussites de
l’année, nous avons eu un coup de cœur pour le beaujolais d’Emmanuel Fellot, à Rivolet, et celui de Robert Perroud, à Odenas. Deux bijoux de volupté dans lesquels on croque à même la pulpe du fruit. Une prouesse de la part de ces deux virtuoses du terroir qui ont su maîtriser la vigueur de la vendange en faisant ressortir le fruit et la fraîcheur pour leurs cuvées en primeur. Du grand gamay, que l’on dégustera encore avec ferté dans quinze ans. Plus soyeux, celui de Fellot se distingue par la fnesse et l’intensité de ses arômes, tirant sur la mûre et la cerise griotte. Plus charnu, celui de Perroud s’ouvre sur une bouche ronde et gracieuse évoluant sur des notes de cassis et de pruneau cuit. Deux primeurs, non fltrés, à la fois généreux et subtils, que nous orienterions, le premier, sur une tourte feuilletée au jambon, le second, sur un pied de cochon farci au foie gras. A déguster froid, à 12 °C au maximum, pour arrondir la vivacité des tanins. De la belle gourmandise beaujolaise aux accents gouleyants. n
qUELLE ÉpoqUE !
SAvEURS D’EN fRANCE Par Périco Légasse
RIESLING ET GEWURZTRAMINER HUGEL
AUX RACINES DE L’ALSACE ÉTERNELLE
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92 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
à la dérive fantaisiste, la maison Hugel veille à ce que le contenu de chaque bouteille soit conforme à ce qu’indique son étiquette. Chez Hugel, pas de prouesses tendance, ni de démonstration œnologique comme on en voit parfois dans la région. Ici, chaque cépage conserve son identité, le riesling a goût de riesling, le sylvaner, de sylvaner, il en va ainsi du tokay, du muscat, des pinots et du gewurztraminer. Un souci d’authenticité qui honore la démarche de ces « justes » du vin. Pour le riesling, sur ce socle de valeurs reposent plusieurs gammes, dont la « Jubilee » porte l’ADN. Des vins issus des vignes familiales, plantées sur les meilleurs coteaux de Riquewihr et donnant l’une des expressions les plus pures de ce cépage magistral. A la dégustation, on reconnaît aussitôt que ce que l’on boit ailleurs n’est pas forcément ce qui caractérise la magie du terroir alsacien. Portedrapeau de la famille, Marc, Jean-Philippe et Etienne Hugel n’ont qu’un engagement et qu’un discours. Ils croient, comme leurs aînés, depuis 1639, que le vin est d’abord le fruit d’un endroit, le refet d’un paysage et l’expression d’une éthique. Formule simple en apparence, mais pas si partagée que cela de nos jours. Les amateurs de coquillages s’en remettront au
Hugel et Fils, 68340 Riquewihr. Tél. : 03 89 47 92 15. Riesling « Classic » 2013 : 13 € ; riesling « Jubilee » 2009 : 32,50 € ; gewurztraminer « Vendanges tardives » 2007 : 39 €. Boutique en ligne : www. boutiquehugel.com
dr
A
vec ses 13 cépages, l’Alsace peut assurer à elle seule la totalité du festin, avec variantes et digressions. Au contraire de certains a u t re s v i g n o b l e s o ù domine une seule variété de raisin, le parcours du dégustateur est donc ici multiplié d’autant ; à savoir que, lorsque l’on débarque chez un producteur qui propose cinq ou six millésimes à son répertoire, on peut être amené à déguster près de 70 vins. Si l’on visite quatre maisons par jour, cela fait donc un total de… Bref, sur trois jours, nous atteignons donc un nombre certain de gorgées. Etant entendu que les Alsaciens sont par nature généreux et qu’ils aiment bien conclure la dégustation avec leurs eaux-de-vie maison… Passons. Gardienne émérite de la tradition alsacienne, la famille Hugel se dédie à la cause de l’appellation d’origine avec une abnégation qui fait l’admiration du monde viticole. Georges Hugel fut même le président du Comité (Conseil) interprofessionnel du vin (des vins) d’Alsace, institution dont l’action participe à la notoriété de ce glorieux vignoble. Dans la mosaïque des cépages et des crus qui composent la saga des alsaces, et à l’heure où certaines expériences locales virent
dr
Paradis de la vigne et du savoir-vivre, l’Alsace est trop souvent oubliée à cause d’anciens préjugés encore tenaces. Voici deux princes qu’on sort avec les huîtres et le foie gras.
riesling « Classic » 2013 dont la vivacité et la fraîcheur stimulent l’ardeur de l’huître, surtout si c’est une plate de Prat-ar-Coum. Parmi un forilège de cuvées, nous avons été fascinés par la cuvée riesling « Jubilee » 2009, un joyau d’une rare intensité, à la robe jaune paille cristalline, avec un nez stupéfant de complexité évoquant le litchi et les agrumes confts. Gorgé d’arômes élégants et subtils, long en bouche, ample et pulpeux, il accompagne à merveille la sole et le turbot sauce hollandaise. Quant aux gastronomes avisés, qui gardent le foie gras pour la fn des festivités, ce qui permet d’ouvrir des vins moelleux sans risque d’édulcorer les papilles pour ceux qui vont suivre, ils font honneur au gewurztraminer vendanges tardives 2007, le nectar absolu, à la robe dorée, délivrant aussitôt ses parfums envoûtants de rose et de jasmin. Suit une bouche captivante marquée par le gras d’un fruité noble tirant sur la mangue et les fruits de la Passion, avant que ne s’épanouissent des arômes épicés. Une perle. n
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quelle époque !
on passe à table
Par Périco Légasse
“ON LES EMMERDE, ON A LE CHAMPAGNE !”
paRIs la VIe, paRIs la FRanCe
L
es uns écoutaient de la musique, les autres s’étaient attablés à ces terrasses du Paris bohème, à peine désinvolte, plutôt cigale, que l’été indien ofre encore aux douceurs du temps. Ils étaient en paix, ils se sentaient bien, soucieux et conscients des amertumes de l’époque, mais rassemblés autour d’une assiette et d’un verre dont le contenu les apaisait. Ils buvaient un pot en cassant une croûte. Paris des sens, Paris des ombres, Paris volage, où Eugène Sue, Balzac et Victor Hugo, avant Degas et Doisneau, ont gravé les humeurs d’un peuple de la rue, mais Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, chaque fois que le joug du destin veut lui faire plier l’échine. Paris, enfn, fdèle à sa devise : « Battu par les fots, ne sombre jamais ». Ils seront toujours là tant que nous dirons cela. Du pavé surgit la lumière d’une ville dont l’esprit pétille au café, sur le zinc, au comptoir, au bistrot, à l’apéro, au marché, au resto, au souper. C’est ici, aussi, que la vie continue. Surtout ne lâchez rien ! On a redressé les tables, remis le couvert et posé les carafes. Comme le clamait la une de Charlie Hebdo avec un dessin de Coco représentant un corps criblé de balles d’où jaillit une fontaine de vin mousseux : « Ils ont les armes. On les emmerde, on a le champagne ! » Il n’y a aucune indécence à défer la barbarie avec l’insolence, à la mépriser par un trait d’humour. Ce qu’il ne faut pas, c’est éviter ces lieux où la tragédie a frappé. Aucune malédiction ne s’installera jamais là où notre volonté de continuité aura le dernier mot. La seule réponse qui tienne consiste
94 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
electra / leemage
Après le chagrin et la torpeur engendrés par les attentats du 13 novembre, continuons à vivre avec ferveur et gourmandise dans les lumières de la ville.
à reprendre possession de ces enseignes éprouvées : le Carillon, 18, rue Alibert, Le Petit Cambodge, 20, rue Alibert, dans le Xe, le café Bonne Bière, 32, rue du Faubourgdu-Temple, Casa Nostra, 2, rue de la Fontaine-au-Roi, et La Belle Equipe, 92, rue de Charonne, dans le XIe. Et chez nos amis du Bataclan dont la réouverture rapide est une priorité. C’est maintenant qu’ils ont besoin de soutien et que les citoyens doivent exprimer leur solidarité en ne changeant rien à leurs habitudes. Une solidarité qui s’étend à la profession du spectacle dans son ensemble, et à
le paRIs des sens, célébré par Renoir, en 1876, avec le Bal du moulin de la Galette, a redressé les tables, remis le couvert et s’apprête à partager les bienfaits d’un pays où la liberté, l’égalité et la fraternité sont un art de vivre. Ce que fête en une de Charlie Hebdo la dessinatrice Coco, qui défe la barbarie avec humour.
toute l’hôtellerie-restauration parisienne qui va subir, hélas, durant un certain temps, la désaffection de nombreux étrangers, pour lesquels la France est devenue une destination à risque, et même celle de compatriotes échaudés. Inutile de nier que la morosité est le dégât collatéral recherché par les barbares. Rien n’est pire que la résignation et la torpeur à l’heure où le sursaut s’impose. Sortons, buvons, mangeons, chantons, dansons, maintenons vivace la famme de cette vieille capitale, d’un vieux pays, d’un vieux continent qui en a vu bien d’autres et en verra bien d’autres. C’est aussi dans l’acte sensoriel, dans la convivialité et la ferveur d’un repas accompagné d’un bon vin, pris au restaurant, que se manifeste l’âme française. Une âme universelle à l’heure de partager les bienfaits d’un pays où la liberté, l’égalité et la fraternité sont un art de vivre et de savourer. Nous goûterons pour eux ces instants qu’ils ont tant aimés. Parce que c’était eux et parce que c’est nous. Paris la vie, Paris la France. n
QuELQuES douCEuRS dE LA VIE PARISIENNE
La saLade de LenTILLes du PyRénées-cévennes
Le chou faRcI du QuIncy
notre péché mignon porte sur la salade de lentilles dite « caviar du Puy », au grain à la fois ferme et tendre, à peine relevé de moutarde et d’échalote, qui frétille sous le maxillaire. Curieusement, cette entrée rustique fait les yeux doux au champagne brut de Pierre Lefranc, qui s’en trouve tout émoustillé. La bonne franquette aux couleurs de la France. n Auberge Pyrénées-Cévennes, 106, rue de la folie-Méricourt, Paris XIe. Tél. : 01 43 57 33 78. Menu à 29,50 €. carte : 40/50 €. fermé le samedi midi et le dimanche. accueil jusqu’à 22 heures.
dr
L
C
’est un peu, voire beaucoup, le conservatoire de la cuisine française des années 50 à Paris puisque l’on savoure encore ici des spécialités introuvables ailleurs dans cet état de préservation. Leur jus d’origine serait peu dire. Le duo formé par le patron, Michel Bosshard, dit « Bobosse », et le chef, Laurent Josefak, donne dans le numéro de papilles de haute volée. Outre la terrine maison, la caillette ardéchoise et la queue de bœuf façon Camille, parmi ce tableau hors d’âge, le chou farci fait fgure de paysage. Un chef-d’œuvre classique et bourgeois lentement mijoté sur un coin du fourneau, dans un fait-tout en cuivre, brillant de tous ses refets lorsque Bobosse le pose solennellement sur la table en décrivant chaque étape de la préparation avec ses mots de sybarite. Contre toute attente, le chou farci aime bien se déshabiller au champagne, notamment celui de Jean-Noël Haton, petite maison de Damery, dont la bulle chatouille la farce. Une preuve supplémentaire que la cuisine française est aussi un cours de géographie et Paris, la vitrine d’une civilisation où la passion de vivre se tient bien à table. n Le Quincy, 28, avenue Ledru-Rollin, Paris XIIe. Tél. : 01 46 28 46 76. Pour son chou farci à l’ancienne : 36 €.
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es jambons et saucifards qui pendent au plafond de ce bistrot hors mode semblent sortis tout droit de la Traversée de Paris, de Claude Autant-Lara. Et si Bourvil et Jean Gabin ne sont plus là pour déposer leurs valoches pleines de lard et de boudins, le couple Constantin forme un duo idéal pour transporter le cochon au nez et à la barbe des codes branchés du quartier. Une oasis provinciale au cœur de Paname où la patronne donne le la dans sa verve. On pousse jusqu’ici pour l’aile de raie aux câpres et le foie de veau à la lyonnaise, mais
CHEf-D’œuvRE CLASSiquE
Le banc d’huîTRes de L’écaILLeR de La Rue PauL-beRT
L
a saison bat son plein et la nacre bretonne brille de tous ses éclats chez Gwénaëlle Cadoret et Bertrand Auboyneau. Amphitryons multiples de la rue Paul-Bert, ils prolongent, chacun à son comptoir, les délices de la vie parisienne par un forilège sensoriel de belle intensité.
Ici règnent les huîtres du clan Cadoret, dont Gwen est la perle, avec des creuses et des plates de Belon chargées d’iode, des fnes de claire de Marennes-Oléron très goûteuses, des normandes bien charnues, mais aussi des coquillages et des crustacés de légende, sans parler des soles
et des turbots qui portent encore sur eux les traces de la marée. L’un des plus beaux plateaux de fruits de mer des bords de Seine et la certitude, vu le gosier incliné du patron, de trouver ici les blancs rares, sauvages, frais et fruités qui font face aux saveurs du large sans virer de bord sur l’addition. Pour
les amateurs de champagne, au geste non déplacé sur la coquille et le poisson, la cuvée « Fidèle » de la maison Vouette et Sorbée accompagne l’air de la mer avec une mousse tout océanique. n L’Ecailler du Bistrot, 20, rue Paul-bert, Paris XIe. Tél. : 01 43 72 76 77. Menus à 19 et 38 €. carte : 35/50 €. Jusqu’à 23 heures. 27 novembre au 3 décembre 2015 / Marianne / 95
QueLLe époQue !
poker
on joue
par Benjamin Hannuna
mots croisés I
Trois joueurs s’affrontent dans un coup de Texas Hold’em. 1. Quelle est la main favorite, la deuxième, la troisième ?
II
III
IV
V
VI VII VIII IX
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1 2 3 4
C
A
B
5 6 7 8 9 10
2. Puis viennent les trois cartes du fop. Sur quelle main pariez-vous maintenant ?
Horizontalement 1. Est certes moins agréable à suivre qu’à toucher l 2. Une manière de
rendre l 3. Fait toujours de l’éclat - Réservoir personnel l 4. Terme d’avenir ou passé décomposé - Mis au pas - On n’y voit goutte l 5. Parler de Taïwan à contre sens - Pique au vif l 6. Artistes allemands - Est plaqué au Lesotho - Saint absent du calendrier l 7. A quelque chose sur le bout de la langue - Il faut être patient pour y être reçu l 8. Même en short il peut porter la cravate Un dur au cœur tendre l 9. Qui n’est plus libre de ses actes - Une façon de faire le daim l 10. Quand les choses le sont il y a là des redites.
Verticalement I. Glande lymphatique l II. A raté la belle - Sujet de théâtre
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période de formation
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soluTions du no 971 Mots féchés s’agripent ▼ se
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96 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
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R A S E R E I C L E
E U S S E N E T E S
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L E V I S I O N
1) Avant le fop A : 27 % ; B : 32 % ; C : 41 % 2) Après le fop A : 42 % ; B : 27 % ; C : 31 %
Lieu d’habitation
l III. S’intéresse à tout ce qui est court - Opère à Oxford l IV. Les nappes lui rapportent plus que les tapis - Qui a peut-être dû déménager l V. Fait des passes dans l’après-midi pour gagner sa vie - Est très démonstratif l VI. Est sans retour mais retourné - Mouille la surface du globe l VII. Places - Petit corps de ballet l VIII. Du côté d’Edimbourg - Classé en 18 - Donne des explications l IX. On pourrait dire qu’il asticote les souris l X. Ce ne serait pas gentil d’appeler comme ça des demoiselles d’honneur.
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ça va mieux en Le disant
Par Guy Konopnicki
L’éLection sacrifiée
L
a prolongation de l’état d’urgence n’a pas pour conséquence le report des élections régionales. Leur maintien, les 6 et 13 décembre, nous est donc présenté comme un défi à l’offensive djihadiste, qui ne saurait nous contraindre à diférer l’expression du sufrage universel. Fort bien ! Il n’est pas, pour autant, certain que nous soyons bien en état de voter. Avant les attentats, les élections régionales ne passionnaient guère les électeurs, dont beaucoup découvrent que leur région n’est plus la même. Ils commençaient tout juste à s’habituer au tracé des frontières régionales des lois de décentralisation votées sous le gouvernement de Pierre Mauroy. Ceux des administrés qui avaient eu à s’adresser aux administrations parvenaient à un début de perception des diférences entre la commune, l’intercommunalité, le département et la région. En un peu plus de trente ans d’existence, la décentralisation n’a cessé d’être modifiée, compliquée par la politique de la ville, réduite par l’impossibilité de renoncer au département et de regrouper les communes d’une manière qui serait directement lisible par les citoyens. Les constituants étaient sans doute trop marqués par Descartes, ils avaient établi des structures simples, des communes, des départements et une administration centrale. Les mathématiques ayant évolué depuis les temps cartésiens, les majorités qui se sont succédé depuis 1981 n’ont eu de cesse de construire des ensembles et des sousensembles. Pour compliquer encore l’écheveau, nous désignons l’administration territoriale en trois élections distinctes, de manière que les mandats des trois collectivités ne coïncident pas. Naturellement, pour ces trois élections, nous avons deux modes de scrutin, les conseils départementaux étant élus au scrutin majoritaire binominal paritaire quand les conseils municipaux et régionaux sont désignés au scrutin de liste majoritaire corrigé d’une part de proportionnelle. Naturellement, aux régionales, les listes sont 98 / Marianne / 27 novembre au 3 décembre 2015
départementales… Ce bazar n’est déjà pas de nature à mobiliser les électeurs et voici que les événements marginalisent la campagne électorale.
Les sondages défilent en bandeau, au-dessous des images du terrorisme et de la guerre. On nous annonce une remontée « spectaculaire » de la cote de Manuel Valls et François Hollande, forcément suivie d’une remobilisation de l’électorat de gauche, qui permettrait au PS de limiter la casse. Puis c’est une nouvelle poussée du Front national, qui, sous l’efet de la peur, emporterait au moins deux régions. Les écarts entre les différents instituts sont plus importants que ceux des pronostics et des cotes du PMU. Tous semblent un peu trop pressés de faire voter les morts du 13 novembre. Le parti qui préconise la cessation de toutes les opérations militaires extérieures de la France serait donc le bénéficiaire électoral des attaques subies sur notre sol ? Les Français en seraient donc à croire que l’on se défend en se cadenassant, tout en laissant Daech triompher au Proche-Orient ? Ils semble bien, en efet, selon certains sondages, tentés par cette ligne de défense. Mais, selon d’autres études, nos concitoyens plébisciteraient l’union nationale, non pour transformer le pays en un vaste abri, mais au contraire pour assumer l’état de guerre. Tout cela n’a qu’un rapport lointain avec l’objet des élections régionales. Les régions ne se prononcent pas sur la politique extérieure, elles ne contrôlent pas les frontières, ne dirigent pas les armées et ne disposent d’aucun pouvoir de police. L’exécutif de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur ne contrôlera ni les cols alpins, ni les ports et ni les mouvements des navires de guerre et des avions basés sur son territoire. L’élection en Nord - Pas-de-Calais-Picardie n’aura aucune espèce d’infuence sur le tunnel sous la Manche et la frontière belge. Les enjeux régionaux sont d’une autre nature, mais, une fois de plus, le contexte incite à se tromper d’élection. En attendant que la prochaine majorité change encore les contours et le mode d’élection des régions. n
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